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TRES FACIUNT COLLEGIUM

Julien Copin
in Nancy Barwell et al., Le savoir du psychanalyste

ERES | « Poche - Psychanalyse »

2013 | pages 22 à 26
ISBN 9782749239446
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/le-savoir-du-psychanalyste---page-22.htm
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Julien Copin

Tres faciunt collegium


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« Sur le terrain de la pensée moderne, cette
remise en honneur des petits nombres… »
Claude Lévi-Strauss, Les mathématiques
de l’homme 1

Tres faciunt collegium. C’est un adage romain


que Lacan cite dans son article sur le temps logique.
Il faut au moins trois individus pour qu’il y ait collec-
tif. Un groupe de deux ne peut pas être un collectif.
Pourquoi ?
Pour répondre, il faut partir de la différence
entre une logique collective et une logique classifi-
catoire. Une logique classificatoire consiste à ranger
ensemble, dans la même classe, des objets ou des
individus en fonction d’une propriété qu’ils ont en
commun. La classe est définie d’abord en compré-
hension. Et son extension varie en fonction du plus
ou moins grand nombre d’individus qui tombent
sous le concept. La logique collective procède tout
autrement : les rassemblements qu’elle effectue ne
s’appuient pas sur un concept. Prenons l’exemple
développé par Lacan dans « Le nombre treize 2… »

1. C. Lévi-Strauss, « Les mathématiques de l’homme », Bulletin inter-


national des sciences sociales, vol. VI, n° 4, Les mathématiques et les sciences
sociales, 1954, p. 643-652.
2. J. Lacan, « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion »,
Cahiers d’art, 1946, p. 389-393.

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Il faut découvrir, d’abord parmi douze pièces, puis


parmi treize, celle, unique, qui n’a pas le même
poids que les autres, sans qu’on sache si elle est plus
lourde ou plus légère, en un maximum de trois pesées
successives, à l’aide d’une balance à deux plateaux,
et sans utiliser de poids. Lacan résout le problème et
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démontre qu’il est possible, pour un nombre de pièces
toujours plus grand, d’isoler la pièce différente en un
très petit nombre de pesées : par exemple, quatre pour
quarante pièces, ou cinq seulement pour cent vingt et
une pièces. L’homogénéité de la collection des pièces
ainsi rassemblées n’est pas établie par une mesure du
poids de chaque pièce indépendamment des autres,
comme ce serait le cas si on rapportait chacune d’elles
à un étalon ou à des poids précis. C’est en comparant
les pièces les unes aux autres, sans les rapporter à une
norme extérieure, qu’on établit leur uniformité et
qu’on isole la pièce différente. Ainsi ne sait-on pas
quel est le poids commun de chaque pièce. Dans
une logique classificatoire au contraire, on conclu-
rait qu’elles ont le même poids, du fait que toutes
appartiennent à la même classe définie par un poids
spécifique. Le principe fondamental de la logique
collective se formule donc de la façon suivante : c’est
le rapport de chaque individu avec chaque autre qui
fonde son appartenance à la collection.
Le problème des prisonniers, par lequel Lacan
ouvre son article « Le temps logique et l’assertion de
certitude anticipée 3 », relève bien d’une telle logique.
Rappelons-en les données. Un directeur de prison
rassemble trois détenus pour les soumettre à une
épreuve dont le vainqueur sera libéré. Il leur expli-
que qu’il va placer dans le dos de chacun d’eux un

3. J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée »,


dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

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disque, prélevé dans un ensemble qui en comprend


trois blancs et deux noirs. Chaque prisonnier perce-
vra la couleur du disque des deux autres, mais ne
pourra pas voir celle de son propre disque. On pare
les trois prisonniers d’un disque blanc. Le problème,
pour chacun d’eux, consiste à découvrir sa couleur
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par un raisonnement de pure logique et non par
une estimation fondée sur un calcul probabiliste.
Pour comprendre qu’il est blanc, un prisonnier doit
démontrer qu’il est de la même couleur que les deux
autres, en découvrant qu’il appartient avec eux à une
collection homogène. Mais comment ?
Voici la solution de Lacan : chacun des trois
prisonniers, en voyant que les deux autres ont effec-
tué le même ballet que lui, conclut sans aucun doute
possible qu’il est blanc comme eux. Il les a vus,
comme il l’a fait lui-même, s’arrêter et repartir deux
fois. Et il a compris que, s’il était noir, les deux blancs
qu’il voit n’auraient aucune raison de s’arrêter une
deuxième fois. Les deux arrêts successifs jouent ici un
rôle analogue à celui des pesées : ils établissent l’ho-
mogénéité de la collection. Mais il y a une différence
fondamentale, c’est qu’ils l’établissent pour et par les
membres de la collection eux-mêmes. Le procès qui
révèle l’uniformité des individus est immanent à la
collection. Il ne s’applique pas de l’extérieur aux indi-
vidus comme la pesée. Ici, ce sont les prisonniers qui,
par leur mise en mouvement et les scansions qu’ils
marquent, manifestent aux autres et à eux-mêmes
qu’ils sont bien tous de la même couleur. Chaque
prisonnier, en précipitant son départ, doit anticiper la
certitude de sa couleur pour pouvoir ensuite la garan-
tir objectivement. Les deux arrêts fondent rétroacti-
vement la conclusion qui les rend possibles.
L’adage romain peut maintenant être appré-
hendé. Pour qu’un sujet s’identifie en hâte, il doit

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faire partie d’un groupe d’au moins trois individus,


unis par des relations réciproques. En effet, pour
pouvoir anticiper la certitude de sa couleur dans une
assertion subjective, le prisonnier doit considérer la
réciprocité des deux autres. Il comprend alors que
les deux blancs qu’il voit ne savent pas encore ce que
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lui sait déjà sur eux : leur situation réciproque. Mais
il comprend aussi qu’en le prenant lui pour objet de
leur cogitation, eux sont en mesure de se convaincre
réciproquement de leur couleur. S’il est noir par
exemple, chacun des deux blancs doit comprendre
qu’il est blanc en voyant que l’autre ne part pas. Et
c’est précisément pour ne pas qu’ils découvrent leur
couleur avant que lui ne soit parti qu’il se hâte de
conclure. Car s’il se laisse devancer par eux, il ne
pourra plus conclure qu’il est blanc et devra se laisser
convaincre du contraire. C’est dans la mesure où le
prisonnier se considère, en objectivant la réciprocité
des deux autres, comme un tiers, objet de leur cogi-
tation, que l’urgence de se déclarer blanc lui apparaît.
L’identification précipitée implique donc au moins
trois sujets dans la mesure où elle suppose la position
d’un tiers face aux deux autres. Les prisonniers sont
deux plus un.
Cette position, qui motive ici l’assertion de certi-
tude anticipée, peut néanmoins fonctionner différem-
ment au sein d’un collectif. L’identification horizontale
des prisonniers n’est pas la seule voie possible. Dans
une foule freudienne par exemple, au moins deux
sont homogénéisés par un troisième, mis par eux en
position d’idéal du moi. Un seul fait alors tenir tous les
membres du collectif. Et du coup, s’il part, le collectif
se délite, c’est la panique. L’Église et l’armée viennent
donc confirmer l’adage. Tres faciunt ecclesiam.
L’adage se laisse également confirmer par la néga-
tive. Il faut pour cela se référer à la célèbre dialectique

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hégélienne du maître et de l’esclave, telle que Kojève 4 la


restitue. C’est justement parce qu’ils sont deux, parce
qu’ils ne sont que deux et non pas trois, que les sujets
en présence, pour faire reconnaître leur humanité,
doivent nécessairement entrer dans une lutte à mort
de pur prestige, afin de créer une dissymétrie entre
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un maître et un esclave, qui sera la condition d’une
reconnaissance réciproque médiatisée par un tiers
institutionnel, l’Église ou l’État.
Le syllogisme subjectif que Lacan élabore à la fin
du « Temps logique » répond précisément à cette diffi-
culté. Il montre comment un sujet peut s’identifier lui-
même comme homme, sans attendre d’être reconnu
comme tel par ceux dont il vient pourtant à cette fin
de reconnaître l’humanité en objectivant leurs rela-
tions réciproques. D’où la conclusion du syllogisme
subjectif : « Je m’affirme être un homme de peur d’être
convaincu par les hommes de n’être pas un homme. »
Par les hommes, c’est-à-dire au moins deux capables
de se reconnaître réciproquement. L’identification
salutaire suppose de rompre, par une révolte logique,
avec la rivalité spéculaire des protagonistes de Kojève.
C’est bien parce qu’ils en restent à ce rapport infernal
à l’autre que les personnages du Huis clos de Sartre se
mettent eux-mêmes en enfer. Car si pour eux « l’enfer,
c’est les autres », c’est qu’ils ne parviennent pas, bien
qu’ils soient trois, à constituer un véritable collectif.
Le drame déroule successivement les trois couples
possibles où l’un s’épuise en vain à obtenir de l’autre
une reconnaissance. D’abord Inès et Estelle, Estelle et
Garcin ensuite, Garcin et Inès enfin. Ainsi les flammes
du Huis clos de Sartre crépitent-elles sous les pieds des
prisonniers de Lacan.

4. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard,


1947.

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