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5 - Crime D'honneur - Elif Shafak - (2014)
5 - Crime D'honneur - Elif Shafak - (2014)
CRIME D’HONNEUR
roman
ISBN : 978-2-7529-0959-6
Quand j’avais sept ans, nous
vivions dans une maison de verre.
Un de nos voisins, un tailleur de
talent, battait souvent sa femme.
Le soir, on écoutait les cris, les
pleurs, les insultes. Le matin, on
vaquait à nos occupations
habituelles. Tout le voisinage
prétendait n’avoir rien entendu,
n’avoir rien vu.
Istanbul, 1969
Istanbul, 1954
Ma sœur,
1. Casser sa pipe.
LA MOUSTACHE
*
Jamila coupa deux oignons en fines lamelles,
qu’elle plaça sous les pieds du blessé après les avoir
enveloppées de foulards en lin. Tandis que les
oignons attiraient la fièvre de la tête vers les parties
inférieures du corps, elle changeait souvent la
serviette humide sur le front et s’adonnait à la seule
activité possible quand il n’y avait rien d’autre à
faire : elle priait. Vers minuit, la température du
contrebandier tomba. Satisfaite, Jamila s’endormit
dans son fauteuil et bascula dans un rêve troublant.
Elle se trouvait dans une ville en feu, en plein
affolement général, seule, en fin de grossesse, sans
aucun lieu où accoucher. Des immeubles
s’écroulaient, les gens couraient en tous sens, les
chiens hurlaient à la mort. Au milieu du chaos,
Jamila vit un lit immense aux épais montants
sculptés et aux coussins en soie. Elle s’y allongea et
donna naissance à une petite fille. Quelqu’un lui
demanda quel serait le nom du bébé et elle
répondit : « Je l’appellerai Pembe, en souvenir de
ma jumelle morte. »
Jamila se réveilla en sursaut. Elle vérifia la
température du contrebandier et constata qu’elle
était presque normale. Il s’en était sorti. Il faisait jour.
Jamila massa ses membres engourdis, avala un
verre d’eau fraîche et tenta d’oublier son cauchemar.
En silence, elle alluma le poêle et entreprit de
préparer à manger. Elle fit chauffer une noix de
beurre et cassa trois œufs, auxquels elle ajouta une
pincée de sel et du romarin. La cuisine n’avait jamais
été son fort. La plupart du temps, elle se contentait
de mets simples. Comme elle n’avait personne à
nourrir, elle n’avait pas éprouvé le besoin de parfaire
ses talents culinaires.
– Ça sent bon. Qu’est-ce que vous préparez ?
Jamila sursauta et se retourna. Le contrebandier
était assis dans le lit, les cheveux en bataille, un
début de barbe dorée et brune au menton.
– Oh, juste des œufs.
Il grogna. Elle ne sut dire si c’était une approbation
ou non.
– Et qui êtes-vous donc ?
– Je suis Jamila, la sage-femme.
– Pourquoi est-ce que je suis là ? maugréa-t-il.
– On vous a tiré dessus. C’est un miracle que
vous ayez survécu. Vous êtes arrivé ici il y a une
semaine. Tenez, buvez cette tisane.
Il en prit une gorgée, qu’il recracha.
– Beurk ! Qu’est-ce que c’est ? On dirait de la
pisse de cheval.
– C’est un médicament. Vous feriez bien de le
boire, et aussi de vous abstenir de cracher dans ma
maison !
– Désolé… Je suppose que je dois vous remercier
de m’avoir sauvé la vie.
– Vous devriez remercier Allah, c’est Lui qui sauve
les vies.
Il fit une grimace et resta un moment silencieux.
– Eh, sage-femme ! Vous avez une cigarette ?
– Vous ne devriez pas fumer.
– S’il vous plaît ! Juste une bouffée !
Luttant contre des émotions contradictoires,
Jamila sortit une poche de tabac et du papier et se
mit à rouler une cigarette. Il observait ses mains,
rugueuses, rouges, gercées, les articulations
douloureuses après une centaine de lessives dans
l’eau froide, les paumes calleuses d’avoir coupé du
bois.
– Vous êtes une femme étrange.
– C’est ce qu’on dit.
– Comment pouvez-vous vivre ici toute seule ? Il
vous faut un homme pour vous protéger.
– Votre femme a-t-elle un homme qui la protège,
en ce moment ? Je suppose qu’elle est aussi seule
que moi. Des femmes sont mariées et seules.
D’autres, comme moi, sont juste seules.
– Je peux vous épouser, proposa le contrebandier
avec un sourire qui répondait à une étincelle dans
ses yeux. Ça ne gênerait pas ma femme. Elle serait
contente d’avoir de la compagnie.
Jamila alluma la cigarette, en tira une bouffée et
souffla la fumée, puis, à contrecœur, elle la lui tendit
et ignora le fait qu’il avait effleuré le bout de ses
doigts.
– C’est très généreux de votre part, mais je suis
heureuse comme ça.
Il la toisa mais ne commenta pas. Puis il reprit la
parole d’une voix traînante alors que des flots de
fumée sortaient de ses narines.
– On était quatre à traverser la frontière. Ils vous
ont dit ce qui est arrivé à l’autre ?
Jamila secoua la tête, incertaine de vouloir en
apprendre davantage.
– Il a marché sur une mine. C’est le pire, croyez-
moi ! Je n’ai peur ni des coups de feu ni d’aller en
prison, mais les mines… Ça ne m’arrivera pas. Je
serai enterré intact, avec tous mes organes et tous
mes membres.
Jamila ne sut comment réagir.
– Vous avez des enfants ?
– Trois garçons et un autre en route. Ce sera un
garçon, inshallah !
– Des filles ?
– Ouais, quatre, dit-il en se penchant pour tousser,
le visage déformé par la douleur. Je dois partir. Ils
ont besoin de moi.
– Ils ont besoin de vous fort et en bonne santé,
pas faible et blessé. Vous devriez d’abord vous
reposer, vous partirez ensuite.
– Je me souviens vaguement de quelque chose…
J’ai entendu les gens parler de vous. Ils disent que
vous avez épousé un djinn qui vous rend visite les
nuits sans lune, et que c’est lui qui vous donne le
secret des remèdes. C’est ça, hein ?
Jamila sortit un plateau rond en cuivre du placard
et plaça dessus du pain plat, du thé et la poêle avec
les œufs frits. Elle l’apporta à petits pas prudents
jusqu’à son patient.
– Un mari djinn… sourit-elle. Je crains de n’être
qu’un être humain ordinaire et ma vie est plus
ennuyeuse que vous ne le croyez.
Sitôt ces mots prononcés, elle les regretta. Il valait
mieux que l’homme croie qu’elle était une créature
extraordinaire, une femme comme nulle autre. Elle
ne devait pas plus lui montrer ses imperfections, sa
vulnérabilité et son humanité qu’elle ne les montrait
aux autres. Quand on sait que vous avez un cœur
de verre, on vous le brise.
UN GAMIN EN CIRE
*
Au bout de deux semaines en compagnie de
Zeeshan, j’ai transgressé une de mes propres
règles.
– T’es tombé pour quoi, un homme comme toi ? lui
ai-je demandé.
– Oh, on dit Zeeshan a commis crime terrible,
répondit-il en pâlissant. Pas de preuve, mais il y a ce
monsieur… Le tribunal a écouté lui parce qu’il vient
d’un nom célèbre. Il dit il a vu moi prendre le sac
d’une vieille dame et lui faire mal. Elle à l’hôpital,
coma.
– Tu as agressé une vieille femme pour lui voler
de l’argent ?
– Zeeshan a rien fait ! Quand dame ouvre les
yeux, elle dira vérité. J’attends. Je prie.
– D’accord… voyons si j’ai tout bien compris : tu
me racontes que tu es ici pour un crime que tu n’as
pas commis ? Tu veux que je croie ce genre de
délire ?
Il pose sur moi un regard étrange, comme s’il
devait m’annoncer une nouvelle.
– Depuis le jour où police venue chez moi, je
pense : Pourquoi c’est arrivé ? Rien arrive sans
raison. Dieu a un but. C’est quoi ? Je demande, mais
pas de réponse. Mais maintenant, je comprends.
– Qu’est-ce que tu baragouines, encore ?
– Écoute : je savais pas pourquoi Dieu m’a jeté en
prison. J’ai dit : Pourquoi, pourquoi ? Puis je t’ai
rencontré. Je suis plus triste.
– Si t’arrêtes pas ces conneries, je vais vraiment
te rendre triste.
Il n’a pas l’air intimidé le moins du monde.
– Maintenant, je comprends pourquoi Zeeshan ici.
Merci à toi. Plus facile si toi étais venu à moi, bien
sûr, soupire-t-il. Tu l’as pas fait. Il fallait que moi je
viens à toi. Zeeshan devenu prisonnier. Tout a un
but.
– Rien de ce que tu dis n’a de sens. Tu me
racontes que tu es innocent de tout crime, mais
qu’une foutue force cosmique t’a envoyé ici pour
moi ?
– Oui, t’as raison.
Il sourit, tel un enfant heureux de tenir un nouveau
ballon.
Ce type est fou à lier, et ça empire de jour en jour,
à moins qu’il ne fasse ça délibérément. Soudain, j’y
pense ! Je le saisis par le col et je le pousse contre
le mur.
– Est-ce que l’officier Andrew t’a mis ici avec moi ?
Est-ce sa façon de me donner une leçon ? Tous les
deux, vous voulez me rendre fou, c’est ça ? C’est ce
que vous complotez ?
Il grimace comme si je l’avais déjà frappé.
– J’ai dit Dieu a envoyé Zeeshan ici. Tu dis
Andrew. Dieu est grand.
Je le lâche et je me frotte les tempes. Un mal de
tête arrive.
– Quel âge tu as ?
– Soixante-sept, dit-il en baissant timidement les
yeux.
– Sans blague !
– C’est vrai.
– Tu les fais pas.
– Merci. Zeeshan s’occupe.
– Tu veux dire que tu prends soin de toi ?
– Oui, bien soin de moi.
Et il reprend son baragouin.
– Je suis venu à toi. Je servais à rien et Dieu a
envoyé Zeeshan ici parce que Dieu aime pas la
paresse. On doit tous travailler dur.
– Quel travail ?
– Mystiques disent…
– C’est quoi, ça ?
– Mystique, c’est quelqu’un qui regarde dans
cœur, croit tous les gens liés. Différences que
extérieures – peau, vêtements, passeport. Mais
cœur humain toujours le même. Partout.
– Et ça recommence ! Encore un tas de foutaises !
Il sourit, soit parce qu’il ne sait pas ce que sont
des foutaises, soit parce qu’il m’ignore.
– Mystiques croient que, quand mort et réveillé,
Dieu pose quatre questions : Comment as-tu occupé
ton temps, hein ? Comment as-tu eu ton argent,
hein ? Comment as-tu passé ta jeunesse, hein ? Et
quatrième question très importante : Qu’as-tu fait de
la connaissance que je t’ai donnée ? Tu
comprends ?
– Non.
– J’ai la connaissance. Je suis professeur.
– Je me souviens que tu m’as dit être un étudiant.
– Professeur toujours étudiant.
– Oh, lâche-moi !
– Je suis professeur, reprend-il avec calme, et moi
venir ici partager connaissance avec toi.
J’ai croisé toutes sortes d’hommes, en prison.
Entre les matons et mes compagnons d’infortune, j’ai
eu des cinglés, des allumés, des toqués, des zinzins,
les plus tristes, les plus faibles et les plus cruels,
souvent tout ça dans la même personne. Mais
jamais on n’a vu ni on ne reverra quiconque comme
Zeeshan, à Shrewsbury. Né a Brunéi, élevé dans le
monde. Je ne sais que faire de lui.
Iskender Toprak
ESMA
1. Mon chéri.
LA GIFLE
*
La réunion fut tendue. On ne laissa pas Tariq
parler au manager, qui avait une affaire importante à
régler. Déçu, Tariq montra à ses adjoints son contrat,
et ils lui soulignèrent une clause qui stipulait que
l’entreprise pouvait demander certaines
modifications et même mettre fin à l’accord sans
préavis. Tariq menaça de recourir à un autre
fournisseur, à quoi ils répondirent :
– Comme vous voudrez !
Vingt minutes plus tard, il sortit de l’immeuble,
accablé mais pas vaincu. Il allait se renseigner,
consulter des collègues à Hackney et trouver un
remplaçant. Son seul problème : il aimait donner des
conseils, pas en recevoir. Il avait une réputation à
défendre. En approchant du cinéma, il ralentit pour
regarder une affiche :
*
Une fois le soleil couché, Yunus et moi, main dans
la main, sommes entrés aux Ciseaux de Cristal par
la porte de service. Jamais je n’oublierai le moment
où nous avons couru dans les bras de maman, en
larmes et riant tout à la fois. Elle avait l’air si
secouée, le visage marqué, des cernes autour des
yeux…
Sa tête sur la poitrine de sa mère, Yunus
gémissait :
– Tout est de ma faute. J’ai laissé Tante Jamila
toute seule. J’ai voulu voir mes amis et je l’ai laissée
rentrer sans moi.
Maman l’a embrassé, puis elle m’a embrassée et
elle a murmuré :
– Tu lui as parlé ?
Je lui ai résumé ma visite à Elias. Elle a écouté,
effondrée, vidée, dans un état second. Mi-rêveuse,
mi-éveillée.
– Ils disent des choses horribles sur toi, est
intervenu Yunus. On ne leur parle plus.
Ainsi, ma mère a appris que tout le voisinage
résonnait de commérages. Des gens l’accusaient
d’avoir couvert la famille de honte et entraîné son fils
dans une voie aussi sombre.
J’ai foudroyé mon frère du regard.
– Il y aura des funérailles demain. Tante Meral
organise tout.
C’est alors que Yunus, soit qu’il eût planifié tout ça
depuis un moment, soit qu’il regrettât de ne pas avoir
tenu sa langue, prit maman par le bras et lui
annonça, avec autorité :
– Ne t’en fais pas ! Je sais où t’emmener. Il y a un
endroit, à Londres, où tu seras tout à fait en sécurité
et où personne ne te donnera à la police.
C’est ainsi que ma mère, Pembe Kader Toprak,
trente-trois ans, décédée selon les registres officiels,
partit vivre dans un squat en ruine, à Hackney, en
compagnie d’une bande de punks.
LE NETTOYAGE
Chère mère,
Elif Shafak
http://www.elifshafak.com
Titre original :
Honour