Vous êtes sur la page 1sur 24

Claude Moatti

L'abbé de La Blèterie (1697-1772) : de l'érudition à la politique


In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 107, N°1. 1995. pp. 121-143.

Résumé
Claude Moatti, L'abbé de La Blèterie (1697-1772) : de l'érudition à la politique, p. 121-143.

Janséniste, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, l'abbé de La Blèterie consacre sa vie à l'histoire romaine.
Outre une biographie de Julien qui fut un vrai succès, et des traductions commentées de Tacite, ses articles sur les pouvoirs de
l'empereur romain parviennent à des conclusions singulièrement novatrices, qui parfois anticipent sur la réflexion de Mommsen.
Mais son œuvre est aussi marquée par les polémiques du XVIIIe siècle : la bulle Unigenitus, la querelle des Parlements, et
surtout le débat sur les origines de la monarchie française. Sans jamais aborder ces questions de front, La Blèterie prend
résolument parti contre le despotisme, pour la liberté religieuse et se fait l'écho des thèses de Boulainvilliers. Il soulève ainsi une
question que l'historiographie ne peut négliger, celle des liens entre histoire, érudition et politique.

Citer ce document / Cite this document :

Moatti Claude. L'abbé de La Blèterie (1697-1772) : de l'érudition à la politique. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie
et Méditerranée T. 107, N°1. 1995. pp. 121-143.

doi : 10.3406/mefr.1995.4364

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1995_num_107_1_4364
CLAUDE MOATTI

L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772)


DE L'ÉRUDITION À LA POLITIQUE

L'abbé de La Blèterie n'eut qu'une vraie malchance - mais qui ne par


donne pas : celle d'avoir été raillé par Voltaire. D'un coup de griffe, le
maître du sarcasme disait de lui qu'il «avait fait traduire Tacite en bêtise»,
et il répétait avec dédain :
«Hier on m'apporta pour combler mon ennui le Tacite de La Blèterie.»

Cela suffit à gâcher une postérité. Le siècle ignora en effet la moitié de


son œuvre et le siècle suivant l'oublia totalement. C'est à notre époque qu'il
revient de lui avoir reconnu quelque intérêt1.
La Blèterie est né à Rennes en 1697 et mort en 17722. À l'âge de quinze
ans, il entra à l'Oratoire de Paris, puis enseigna la rhétorique et l'histoire
ecclésiastique, notamment au fameux séminaire de Saint-Magloire, dans le
Quartier latin, entre 1726 et 1730. Après l'échec de sa candidature à l'Acadé
mie française - le roi l'avait jugé trop janséniste, ainsi d'ailleurs que son ad
versaire Racine, le fils —, il fut nommé professeur d'éloquence au Collège
royal et devint membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres en
1742. À cette époque, il avait déjà publié La vie de l'empereur Julien qui,
après un succès assez important en France, fut traduite en anglais (en
1746) et en allemand (en 1752, à Francfort) et dont Voltaire ne dit pas que

1 Quelques allusions dans l'historiographie récente (notamment A.M. Battista,


La Germania di Tacito nella Francia illuminista, dans Studi urbinati, 1979, p. 93-131),
avant la redécouverte par C. Nicolet, à qui je dois de m'être intéressée au personn
age. Je tiens à le remercier ici pour m'avoir fait passer quelques centaines d'heures
sur le sujet.
2 Pour une biographie succincte, voir l'Éloge de M. l'abbé de La Blèterie, par
L. Dupuy, Histoire de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres, dans Mém
oires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres (abrégé désormais MAI), 1773-
75, t. XL, p. 206-217 (repris dans Histoire et mémoires, 40, 1980, p. 206-216); voir
aussi Hoefer, Biographie générale, 1855, t.5; Michaud, Biographie universelle, t. 4,
1811, p. 580

MEFRIM - 107 - 1995 - 1, p. 121-143


122 CLAUDE MOATTI

du mal : il s'était même empressé de la lire dès sa publication3, en 1735, et


la commente à diverses reprises dans sa correspondance avec le roi Frédér
ic II4, ainsi que dans son Dictionnaire philosophique, aux articles Apostat
et Julien.
Cette biographie et la suivante, L'histoire de l'empereur Jovien (1748)5,
connurent plusieurs rééditions et valurent à leur auteur une certaine r
enommée, jusqu'en Angleterre où Gibbon ne cachait pas qu'elle l'avait in
fluencé : «Je ne saurais, écrit-il dans ses Mémoires, passer sous silence trois
livres qui eurent une lointaine influence sur l'historien de l'Empire romain.
D'abord les Lettres à un provincial de Pascal... Ensuite La vie de l'empereur
Julien de l'abbé de La Blèterie, qui me donna un premier aperçu de
l'homme et de son époque... Enfin... Y Histoire civile de Naples de Gian-
none....»6. Gibbon la cite aussi une vingtaine de fois dans le chapitre de son
Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, consacré à Julien; et le
plus souvent pour confirmer les thèses de notre érudit contre Baronius ou
Le Nain de Tillemont. Il fait également référence à ses articles d'érudition
sur les pouvoirs de l'empereur romain parus entre 1744 et 1761 dans les Mé
moires de l'Académie1. De ces derniers textes, on peut dire pourtant qu'ils
n'eurent qu'un écho limité : leurs thèses hardies et nouvelles ne furent re
prises ni dans YEncyclopédie, ni dans aucun ouvrage sur l'Empire romain8;
Gibbon lui-même, qui avait acheté les vingt premiers volumes des Mé-

3 Cf. Ch. Mervaud, Julien l'Apostat dans la correspondance de Voltaire et de Fré


déric II, dans RHLF, 1976, 2, p. 725.
4 Sur cette relation épistolaire, cf. Ch. Mervaud, op. cit., p. 724-743.
5 D'abord lue à l'Académie le 13 mars 1742 et le 7 mai 1743, cette vie de Jovien
parut en 1748, suivie d'une Dissertation sur le traité de cet empereur avec les Perses
(lue à l'Académie le 27 août 1743) et d'une traduction d'œuvres choisies de Julien.
L'ouvrage fut réédité en 1776, et traduit en anglais en 1784.
6 E. Gibbon, Mémoires, tr. fr. de G. Villeneuve, Paris, 1992, p. 121.
7 «Où l'on examine si la puissance impériale chez les Romains était patrimon
iale, héréditaire ou élective», trois dissertations prononcées les 18 août 1744, 29
janvier 1745 et 20 décembre 1745, dans MAI, XIX, 1753, p. 357-381; 381-400; 401-
446; Puis «Traité de la nature du gouvernement romain sous les empereurs depuis
Auguste jusqu'à Dioclétien», en trois mémoires : Sur le titre d Imperator qu'on don
nait aux empereurs romains, dans MAI, XXI, 1754, p. 299-332; Sur les prérogatives de
la dignité de prince du Sénat dont les empereurs étaient revêtus, dans MAI, XXTV, 1756,
p. 261-288; Sur la puissance consulaire des empereurs, ibid., p. 289-344; puis De la
puissance tribunicienne des empereurs romains, dans MAI, XXV, 1759, p. 392-439; et
Dissertation sur l'empereur romain dans le Sénat, dans MAI, XXVII, 1761, p. 438-482;
et Suite de la dissertation sur l'empereur romain dans le Sénat, réponses à quelques ob
jections, ibid., p. 483-533.
8 Louis de Beaufort y fait simplement allusion dans une note de son Plan de l'an
cien gouvernement de Rome (livre II, chapitre 7), paru en 1766.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 123

moires de l'Académie, n'en tire presque rien et il doit surtout à ses relations
personnelles avec La Blèterie de les avoir cités. De fait, les deux hommes se
rencontrèrent plusieurs fois, notamment à l'occasion du séjour de Gibbon
en France en 1763 9. C'est sans doute sa biographie de Julien qui valut à La
Blèterie d'être compté dans l'Encyclopédie parmi les érudits célèbres de
l'Oratoire10 et, dans le rapport de Dacier à Napoléon, parmi les historiens
marquants du XVIIIe siècle...11.
Bien que peu lu, La Blèterie fut donc assez célèbre en son temps. Mais
pour compléter rapidement le tableau, citons, outre les biographies déjà ci
tées et les dissertations sur les pouvoirs impériaux, des traductions de Tac
ite12 et trois autres publications d'un autre genre : une introduction à la
nouvelle méthode, inventée par Mascleff, pour apprendre l'hébreu13, une
défense du quiétisme et des mœurs de Mme Guyon14 et encore un texte
d'attribution douteuse, les Lettres d'un célèbre canoniste d'Italie (le Père
Conti) sur la bulle Apostolicum (le 7 janv.1765) , qui dénoncent la décision

9 E. Gibbon, Mémoires, op. cit., p. 180 : outre les noms de D'Alembert, Diderot,
il énumère ceux «bien connus du comte de Caylus, des abbés de La Blèterie, Barthé
lémy,Raynal, Arnauld...»
10 Art. Oratoire, Suppl. IV, 165 : «Que d'hommes savants en sont sortis, qui ont
illustré la République des lettres! MM. Renaudot, Du Marsais, le président Hénaut,
le célèbre J. de la Fontaine, l'abbé Goujet, de la Bletterie, de Foncemagne, l'abbé Du-
guet, Duresnel avaient été de l'Oratoire».
11 B.J. Dacier, Rapport à l'Empereur sur le progrès des sciences, des lettres et des
arts depuis 1789. IV. Histoire et littérature ancienne, art. Histoire, rédigé par Sainte-
Croix, Brial et Lévesques, 1808 [Paris, 1989], p. 154 : après avoir mis l'accent sur les
progrès de l'histoire au XVIIIe siècle, les auteurs énumèrent les grands noms de l'his
toire; à côté de Montesquieu et de Voltaire, il cite le P. Daniel, l'abbé Fleury, le P. de
Halde, Rollin, Dubos, Mably, l'abbé de La Blèterie dont il dit qu'»il a un peu d'affète-
rie dans son style...».
12 La Description de la Germanie, et la Vie d'Agricola, 1755 - l'ensemble est dédié
au marquis d'Argenson, ministre d'État —, et les 6 premiers livres des Annales, 1768.
13 La Blèterie, qui avait appris l'hébreu avec succès grâce à la méthode très
controversée de Mascleff, devint à la mort de l'auteur en 1728, le défenseur de son
œuvre : il se fit l'éditeur de la deuxième édition de la méthode, publiée en 1730-31, à
Paris (2 vol.), sous le titre Grammatica hebraica, a punctis aliisque inventis massore-
thicis libera, et donna dans le second volume une réponse au détracteur de Mascleff,
dom Guarin, bénédictin de Saint-Maur, sous le titre Vindiciae methodi Mascleffianae.
Le siècle connut au moins cinq éditions de la Grammaire, la dernière en 1781.
14 Lettre de M.X. à un ami au sujet de la relation de quiétisme de M.Phelipeaux, Par
is, 1733 : il s'agissait d'une réponse à la Relation de l'origine, du progrès et de /a
condammnation du quiétisme répandu en France, avec plusieurs anecdotes curieuses,
publiée en 1732-33 sous le nom de M. Phelipeaux, qui avait été en quelque sorte le
correspondant à Rome de Bossuet lors de l'affaire du quiétisme et qui était mort en
1708. La Blèterie réhabilitait en quelque sorte Mme Guyon.
124 CLAUDE MOATTI

prise par Clément XIII de soutenir la cause de la Compagnie de Jésus, off


iciellement supprimée en France depuis 1764. Le Père Conti serait selon
certains l'abbé lui-même; d'autres pensent qu'il n'est que le traducteur.
C'est un point qui reste à éclaircir...
L'œuvre de l'abbé ne se résume donc pas à des travaux d'érudition.
C'est vers eux toutefois que nous porterons notre attention en montrant
leur engagement dans les débats historiques et politiques de leur temps. La
Blèterie a en effet mené une réflexion sur les méthodes de l'érudition et de
l'histoire - et par sa rigueur, il parvient à des conclusions singulièrement
novatrices. Mais son œuvre est aussi marquée par les polémiques poli
tiques du milieu du XVIIIe siècle. Elle soulève donc une question que l'hi
storiographie ne peut négliger, celle des liens entre histoire, érudition et pol
itique. Pour La Blèterie, l'histoire ne peut être totalement désengagée :
cette position nuit-elle à l'érudition? Il est toujours temps de se le demand
er.

L'historien et l'érudit

La Blèterie se veut d'abord historien. S'il n'a pas écrit de texte théo
rique sur sa discipline, chacun de ses ouvrages est émaillé de réflexions
méthodologiques et ses grands travaux comprennent également des pré
faces problématiques. Dans La vie de l'empereur Julien, il définit clairement
le but de son travail : mettre à la disposition d'un vaste public d'hommes
cultivés une matière souvent difficile d'accès15. Il ne s'adressera donc pas
aux seuls spécialistes, rejetant même explicitement la démarche de l'érudi
tion pure, tournée sur elle-même, peu soucieuse de transmettre et alourdie
par de nombreuses notes. Une érudition introvertie en quelque sorte et t
irée par le bas16. S'en prenant à Ézéchiel Spanheim, qui avait traduit et com
menté une des œuvres les plus célèbres de Julien, les Césars, il écrit : «c'est
un trésor de littérature ancienne peu digérée et d'érudition numismatique;
ce livre fait l'ornement des bibliothèques mais il effraie le commun des
mortels»17. La Blèterie se contentera, dans les controverses erudites, de

15 Avertissement à La vie de l'empereur Julien, éd. 1775, p. 5.


16 «L'histoire n'est point une compilation de faits rassemblés au hasard, un re
cueil brillant de jolies pensées, un tissu de savantes dissertations. Ce n'est pas un pa
négyrique, ni une satyre; ce doit être une narration impartiale et désintéressée,
simple et naturelle, quoique réfléchie, toujours aisée dans sa marche, lors même
qu'elle présente le résultat de beaucoup de recherches et de discussions.», préface à
Histoire de Jovien, éd. 1776, p. III.
17 Avertissement à La vie de l'empereur Julien, p. XIX-XX.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 125

notes souvent brèves. Son style léger et élégant, aussi bien pour ses propres
écrits que pour ses traductions18, s'oppose encore aux érudits comme Span-
heim qui préconisait une fidélité absolue au texte antique, une stricte litté-
ralité19. La question du style en histoire constitue un des aspects des polé
miques de cette époque : on reprocha à notre abbé de traduire dans la
langue d'«un bourgeois du Marais»20. Et le marquis d'Argenson se dévoue
d'une dissertation à l'adresse de tous les «faiseurs de mémoires mal digér
és, les biographes diffus», et autres «compilateurs qui surchargent leur
narration de minuties et de dates indifférentes...»21.
Le souci d'un style adapté à son époque est lié à un autre critère : celui
de l'utilité. Si La Blèterie ne s'intéresse pas particulièrement à la vocation
pédagogique de l'histoire, comme l'avait fait par exemple Rollin22, il lui as
signe en tout cas une valeur morale. Il insistera souvent sur cette idée :
l'histoire ne s'adresse pas à la seule curiosité. En ce sens il s'inscrit dans
une longue tradition de l'historiographie, mais rejoint également au XVIIIe
siècle lord Bolingbroke ou les idéologues, comme l'a montré M. Raskolni-
koff23. Mais cet engagement de l'histoire dans le temps implique aussi une
démarche analogique, qu'on trouve chez de nombreux jansénistes24 : La

18 C'est aussi le style qui le séduit dans l'œuvre de Julien : «malgré la juste hor
reur que m'inspire son apostasie, je le trouvai aussi éloquent, aussi ingénieux et plus
digne d'être lu que plusieurs des anciens écrivains du paganisme.» (avertissement,
éd. 1775); et c'est selon ce critère qu'il fait ses choix de textes, excluant ceux qu'il juge
pesants, monotones, verbeux, pédants...
19 Les Césars de l'empereur Julien, traduits du grec par feu Mr. le baron de Span-
heim. Avec des remarques et des preuves, enrichies de plus de 300 médailles et
autres anciens monuments (Heidelberg, 1659), Amsterdam, 1728, p. XXXVIII : «Je
dirai seulement en peu de mots... que tout bon Traducteur doit avoir pour but de
faire voir son Auteur tel qu'il est et non tel qu'il doit être; de le mettre en son jour,
mais non de le farder et de le travestir, sous prétexte de le vouloir rende plus
agréable, ou plus intelligible. » (cité par M. Raskolnikoff, Histoire romaine et cri
tique historique dans l'Europe des Lumières, Rome, 1992, p. 551).
20 S.H.N. Linguet, Histoire des révolutions de l'Empire romain, ΠΊ6.
21 Réflexions sur les historiens français et sur les qualités nécessaires pour compos
er une histoire, dans MAI, XXVIII, 1761.
22 De la manière d'enseigner et d'étudier les belles-lettres, par rapport à l'esprit et au
cœur, ou Traité des études., Paris, Frères Estienne, 1726-1728, 4 vol.; et Histoire ro
maine depuis la fondation de Rome jusqu'à la bataille d'Actium, Paris, Veuve
Estienne, 1738-1748, 16 vol.
23 Histoire romaine..., p. 154-58; p. 631.
24 M. Fumaroli, Temps de croissance et temps de corruption : les deux Antiquités
dans l'érudition jésuite française du XVIIe siècle, dans XVIIe siècle, janv.-mars 1981,
p. 149-168.
126 CLAUDE MOATTI

Blèterie s'y livre fréquemment, comparant l'empire romain et les empires


asiatiques, les actes d'Auguste et ceux du roi de France... Cependant, s'il
donne à l'histoire une valeur paradigmatique, il ne se comporte pas en phi
losophe mais en homme engagé, qui recherche dans le passé des solutions
pour le présent.
Aussi l'historien, selon lui, doit-il rechercher avant tout la vérité. «Il
faudra que les préjugés les plus opiniâtres cèdent à la force de la vérité.»,
écrit-il25. Et ailleurs : «sans dissimuler ni les fautes ni les défauts, j'ai dé
truit les calomnies... et je l'ai fait uniquement pour l'intérêt de la vérité de
l'histoire»26. Chez lui, ni pyrrhonisme radical, ni crédulité, mais la r
echerche de «faisceaux de preuves»27, comme il le dit encore, qui permett
ront sinon de restaurer la vérité des faits historiques, du moins d'atteindre
un certain degré de probabilité : parfois, il faut savoir aussi se contenter
d'une simple hypothèse, par exemple, lorsque, sur un fait, il n'existe qu'une
seule source28. Sans ces présupposés, qui établissent les degrés de certi
tude, l'histoire n'est pas possible. On se rappellera ici les dissertations de
Fréret ou de Louis de Beaufort sur la vérité, la probabilité ou la falsifiabili-
té en histoire29. La Blèterie n'est pas théoricien, mais en tant qu'érudit il est
confronté aux questions épistémologiques de son temps.
Pour rendre efficients de tels principes - plaire, être utile et chercher la
vérité -, tous les moyens de l'érudition critique seront mis en œuvre, selon
une double démarche, analytique et synthétique.
- La critique des sources. Il faut tout d'abord devant les sources anti
ques poser la question de confiance. Discuter sur la personnalité de Julien
l'Apostat, par exemple, c'est s'interroger sur les témoignages le concernant
et notamment sur la valeur des sources patristiques : Grégoire de Naziance
et Eusèbe ont-ils simplement calomnié Julien? Pour La Blèterie aucun t
émoignage n'est à rejeter, mais il faut appliquer la méthode critique i
nlas ablement et confronter les textes entre eux : à la différence de Voltaire
qui, dans un but polémique, se fondera sur la seule lecture de l'œuvre de

25 MAI, XXVII, p. 449-450.


26 Dans Jovien, éd. 1776, préface, p. XVII.
27 MAI, XXVII, p. 440.
28 MAI, XXrV, p. 288 : à propos de l'attribution du titre de prìnceps aux femmes
d'empereur : »Je n'ai garde d'établir sur un passage unique, sur le passage d'un poète,
que les femmes des empereurs avaient le titre de prìnceps : j'avoue néanmoins que je
ne fus pas éloigné de croire que Livie le portait...».
29 Sur les méthodes critiques de l'époque, cf. Ch. Grell, Histoire ancienne et éru
dition. La Grèce et Rome dans les travaux des érudits en France au XVIIIe siècle, Paris,
1993, ch. III notamment; B. Barret Kriegel, Les historiens de la monarchie, 4 vol.
Paris, 1988-1989; M. Raskolnikoff, op. cit., notamment p. 389 sq.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 127

Julien30 et refusera tous les débats traditionnels, par exemple sur la sincérit
é de la conversion de Julien, La Blèterie se livre à une confrontation des
sources. Toutefois, il ne s'avance jamais jusqu'à l'hypercritique mais se
contente, comme nombre d'érudits de son temps, d'établir une hiérarchie
des sources : il acceptera ainsi la légende concernant l'impossible re
construction du temple de Jérusalem par Julien parce qu'elle est rapportée
par Ammien, ce qui lui atttire les foudres de Voltaire31 : La Blèterie prend
en effet partie pour Ammien contre Grégoire, comme, dans ses mémoires
sur les pouvoirs impériaux, il se fie à Tacite, ou même à Suétone contre
Dion Cassius qu'il accuse d'avoir «une âme anti-républicaine, anti-ro
maine, et remplie des préjugés d'un grec asiatique»32. Si bien que cette mé
thode critique semble plutôt destinée à résoudre des contradictions entre
les traditions qu'à établir une vérité positive. Telles sont pour lui «les règles
de la Critique»33, qui présentent également d'autres aspects : critique de
l'authenticité des documents34; critique philologique qui pose le problème
de la transmission du texte et conduit l'abbé à proposer des restitutions,
sauf s'il craint de n'avancer «que des conjectures incertaines»35; critique
des traductions de ses prédécesseurs et de leur pyrrhonisme trop radical :
de Tillemont36, Saumaize37, Cazaubon38; ou au contraire référence élo-
gieuse à leurs «découvertes», Juste Lipse par exemple39; confrontation des

30 Cf. M. Ρ avant, Roma antica nella storiografìa illuministica di Voltaire, dans Ant
ichità classica e pensiero moderno, Florence, 1977, p. 19-56.
31 Dictionnaire philosophique, art. Julien.
32 MAI, XLX, p. 369.
33 MAI, XXVII, p. 493.
34 Par exemple étude d'une lettre de Julien à Arsace (dans Jovien, p. 480-81, note
1) ou de celle attribuée à l'empereur Macrin dont il montre contre Tillemont qu'elle
est un faux {MAI, XXVII, p. 506-517).
35 Ibid., p. 503, Lettre XL, dite «aux Byzantins» : réflexion sur le terme Byzant
ins qu'il pense avoir été mis là à la place de quelque mot approchant.
36 Pour sa traduction du Misopogon de Julien (éd.1776, p. 291).
37 MAI, XXVII, p. 449 : «Faute d'avoir connu ce dénouement, le docte Saumaise
s'est étrangement embarrassé dans le passage de Spanien et n'a pu sortir d'embarras
que par un de ces coups de désespoir dont nos philologues et Saumaise plus qu'au
cund'eux me paraissent prodigues. Il décide impérieusement que ces mots ne esset
secunda sententiae sont la glose marginale de quelque demi savant, que l'on a glissée
dans le texte. C'est ainsi qu'il tranche la difficulté...».
38 MAI, XXI, ρ .311 : critique de son interprétation d'un passage d'Appien.
39 MAI, XXIV, p. 269, n. i : à propos de l'inscription de Catulus sur le Capitole :
«II paraît donc que Dion s'est mépris en disant que l'on effaça le nom de Catulus
pour y substituer celui de César le Dictateur; Tacite avait vu l'inscription. Cette mép
rise est judicieusement relevée par Juste Lipse sur cet endroit de Tacite et par
M. Crevier dans une note sur le CXVe livre des Suppl. de Freinshemius, n. 2».
128 CLAUDE MOATTI

textes littéraires aux autres sources (monnaies, inscriptions, textes juri


diques...) etc. Toutes ces règles sont appliquées avec précision et rigueur,
ce qui différencie radicalement notre auteur de Rollin, de l'abbé de Vertot,
ou encore de Le Nain de Tillemont40, davantage attachés à rassembler un
corpus de témoignages qu'à l'établir.
— Au-delà de l'érudition. Débattre sur des points de détail, contester
la traduction de tel passage ou l'autorité de telle source ne suffit pas à
faire œuvre d'historien. Ce qui intéresse notre auteur, au-delà de l'ana
lysede chaque fait, c'est la synthèse. Dans le cas de Julien, il s'agit de
restituer la vérité d'un personnage et d'une époque - un projet que r
eprendra Gibbon plus tard. Et cette perspective globalisante se retrouve
aussi dans ses articles sur l'empereur romain. Le projet de La Blèterie
n'est pas seulement d'étudier tel aspect du pouvoir impérial, mais de
comprendre les fondements et donc la nature du principat. On ne se
contentera pas, comme il le dit, «du squelette ou tout au plus du ca
davre de l'histoire, quand on cherche ce qui en est l'âme et la vie, je
veux dire les mobiles, les ressorts, la correspondance et l'enchaînement
des faits»41. Le métier de l'historien, c'est, comme il le dit encore, der
rière l'apparente irrégularité des phénomènes, leur apparent hasard, re
trouver les lois et les causes. D'où la fréquence avec laquelle La Blèterie
recentre sans cesse ses développements ponctuels sur le sens général
qu'il cherche à faire passer. C'est par ces points de vue généraux, par
ces indications que l'histoire devient utile : voilà également un des proj
ets du siècle. L'Esprit des Lois (1748) et l'Essai sur l'étude de la littéra
turede Gibbon (1761) participent de la même démarche.
On trouvera ainsi dans les travaux de La Blèterie à la fois une réflexion
sur la vérité historique et les instruments de la critique erudite, une re
cherche des lois historiques et une volonté de s'adresser à un large public42.
Mais c'est dans la mise en œuvre de cette méthode, dans ses résultats qu'il
nous paraît le plus digne d'intérêt.

40 Sur ce dernier, cf. B. Neveu, Un historien à l'école de Port-Royal : Sébastien Le


Nain de Tillemont, La Haye, 1966.
41 MAI, XXV, p. 415.
42 Trois aspects de l'historiographie du XVIIIe siècle qu'a dégagés en profondeur
le livre de M. Raskolnikoff.
l'abbé de la blèterie (1697-1772) 129

L'historien de l'Empire romain

Constatant que «les préjugés de notre enfance»43 peignent l'Empire


comme une école de despotisme44 et de fanatisme45, il s'attache à démont
rer que non seulement les empereurs ne furent pas des despotes, mais
qu'ils ne furent pas même des monarques, du moins pas avant Dioclétien.
Mis à part les deux ouvrages fondamentaux de Bossuet et de Le Nain
de Tillemont46, l'historiographie romaine jusqu'au XVIIIe siècle s'est sur
tout intéressée à la République ou bien à la période royale47 : La Bletterie
rappelle que dans son traité sur Le Sénat, Paul Manuce s'excuse d'avoir cité
un cas relatif à l'époque de Tibère et il ajoute que, ce faisant, il se comporte
comme tous ces humanistes, qui «idolâtres pour la plupart de l'ancienne
République, auraient cru profaner leur plume, s'ils l'eussent employée à dé
crire la nouvelle constitution»48; pour Montesquieu ou les historiens morali
stes, seule la République est digne d'intérêt et l'on exalte la vertu des Anc
iens; dans YEncyclopédie, à l'article Sénat, Jaucourt prévient qu'il ne parle
ra que de l'époque républicaine, «car ce sont les beaux jours du Sénat qu'il
a voulu retracer» : l'Empire est une période de décadence et les empereurs
romains sont des monstres (mis à part les Antonine)49, ainsi pense le siècle.
Rares sont ceux qui, comme Voltaire, apprécient la beauté de cette
époque50, ou qui, comme Frédéric II dans ses annotations aux Considérat
ions de Montesquieu, émettent quelque doute sur le caractère monstrueux
des Julio-Claudiens...51.
La Blèterie, pour sa part, développe deux propositions. Le Principat
n'est pas un régime despotique à la façon d'un empire asiatique : il repose

43 MAI, XXVII, p. 463.


"Ibid., p. 461.
"Ibid., p. 440.
46 Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, 1681; S. Le Nain de Tillemont,
Histoire des empereurs romains et autres princes qui ont régné pendant les six premiers
siècles, 5 vol., Paris, 1690-1697, et vol. VI en 1738.
47 Voir A. Momigliano, La formazione della moderna storiografia sull'impero ro
mano, dans Contributo alla storia degli studi classici, 1955, p. 118-134.
48 MAI, XXV, p. 395.
49 Par ex. Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Ro
mains et de leur décadence, Paris, 1951, II, ch. XVI, p. 143 sq. {Bibliothèque de la
Pléiade).
50 Essai sur les mœurs, par ex. ch. XII, Paris, 1963, 1, p. 309 (Classiques Garnier).
51 À propos de Domitien et de ses prédécesseurs, que Montesquieu qualifie de
monstres (ch. XV) : «N'y aurait-il pas quelque exagération dans les mauvaises quali
tés qu'on attribue à ces empereurs?» (Montesquieu, Considérations..., avec comm
entaires et notes de Frédéric-Le-Grand, Paris, 1876).

MEFRIM 1995, 1
130 CLAUDE MO ATTI

sur un droit public. Finies les considérations psychologiques ou morales


sur la monstruosité ou la vertu des empereurs; finie l'opposition entre le
despotisme des Julio-Claudiens et l'éclaircie que constitue le règne des An-
tonins - comme le dira encore Condorcet52. En décomposant la puissance
impériale, «en considérant séparément toutes les pièces»53, afin de
comprendre la nature juridique de ce régime si contesté, La Blèterie résoud
les contradictions apparentes auxquelles se heurtaient jusqu'alors les histo
riens, et démontre qu'il ne s'agit pas d'une éclaircie, mais d'un juste exer
cice des pouvoirs du princeps, tels qu'ils ont été définis dès l'époque d'Au
guste.
On tâchera ainsi - c'est le second point - de ne pas confondre «les pré
rogatives d'Auguste et de Trajan avec celles de Constantin et de Justi-
nien»54. Jusqu'ici en effet, les historiens, «supposant tous ou presque tous
comme un principe incontestable que le gouvernement établi par Auguste
était purement militaire et despotique..., n'en ont étudié ni la nature ni la
marche»55. Or l'Empire n'est pas un bloc homogène et statique, mais il a
connu une évolution chronologique marquée par deux grandes transfor
mations : l'une à l'époque de Tibère, qui reçoit les pouvoirs impériaux à vie,
et l'autre à l'époque de Dioclétien, où la destruction de l'ancienne liberté et
de l'ancienne autorité du Sénat met en place un despotisme56. Pour resti
tuer cette évolution, ou plutôt cette dégradation, il faut étudier l'origine de
ce régime - c'est-à-dire son établissement par Auguste - d'autant que les t
émoignages sur cette époque sont assez nombreux : pour les Romains, en
effet, «l'origine de ce gouvernement ne se perdait pas comme tant d'autres
dans les ténèbres d'une antiquité reculée»57. Quelles sont ces autres ori
gines ? S'agit-il de celles de Rome sur lesquelles s'étaient livrées tant de ba
tailles erudites ou de celles de la monarchie française dont l'étude conti
nuait à déchirer les historiens?
Cette double perspective, juridique et historique, qui consiste à étudier
à la fois «les titres constitutifs du gouvernement impérial et l'histoire de
son établissement»58, conduit La Blèterie à des conclusions nouvelles sur le
plan historiographique. Ce n'est pas avec le début du principat mais après

52 Esquisse d'un tableau historique du progrès de l'esprit humain, 1793, 5e époque.


53 MAI, XXIV, p. 261.
54 MAI, XXV, p. 393.
55 MAI, XXV, p. 393.
56 MAI, XXVII, p. 532-533.
57 Ibid., p. 531. Là encore La Blèterie s'oppose au préjugé sur l'Empire : «Dion
remarque très bien que, depuis les empereurs, il fut plus difficile d'écrire l'histoire :
tout devint secret» (Montesquieu, Considérations..., ch. XIII, in fine).
58 MAI, XXV, p. 440.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 131

Dioclétien que commence la décadence romaine. Il existe ainsi une conti


nuité et non, comme le soutenait Montesquieu, une rupture entre la Répub
lique et l'Empire. Le même esprit de liberté subsista jusqu'au IIIe siècle de
notre ère, avec la différence toutefois que, sous la République, la Nation
exerce directement dans les comices sa souveraineté, tandis que sous l'Emp
ire, surtout avec la translation des comices électoraux au Sénat à l'époque
de Tibère, c'est indirectement qu'elle l'exerce : elle est désormais «repré
sentée» par le Sénat59. L'idée de crise des institutions ne suffit donc plus à
expliquer la naissance du principat; l'Empire devient un sujet d'intérêt en
soi60 - et non plus seulement par rapport à la République ou à l'histoire de
l'Église; et un sujet qu'on peut traiter autrement que par le dénigrement.
On pressent ce que ces conclusions apporteront à Gibbon ou à Lebeau qui,
dans son Histoire du Bas-Empire (1757), fait commencer la «vieillesse »de
l'empire romain seulement à partir de la tetrarchie61. Ce que La Blèterie ne
relève pas, cependant, c'est le changement qui intervient avec Vespasien et
sans doute dès Caligula62, qui reçoivent d'un coup l'ensemble des pouvoirs
extraordinaires attribués progressivement à Auguste puis à Tibère.
Cette réserve n'enlève rien à la rigueur de sa démonstration, qui repose
sur deux idées claires : les pouvoirs de l'empereur romain sont légaux - et
leur caractère extraordinaire vient de leur accumulation et de l'extension
qu'ils ont reçue; d'autre part, cette extension a été voulue par le Sénat, or
gane représentatif de la Nation. Ainsi tant que le Sénat a conservé ses pré
rogatives, les pouvoirs du princeps ont été de droit limités : c'est en s'ap-
puyant sur ces principes qu'il montre par exemple que l'empereur ne pouv
ait casser les décisions du Sénat - ce qui, du reste, n'est pas sûr; qu'il
n'avait au Sénat, lorsqu'il n'était pas consul, qu'un ius pritnae relationis,
c'est-à-dire le droit de ne faire qu'une proposition; que ce droit ne fut éten
du,et encore progressivement jusqu'à Marc-Aurèle, que sur initiative du
Sénat63. Un sujet sur lequel on discute encore aujourd'hui64, et auquel les
arguments de l'abbé apportent un éclairage extrêmement convaincant.
La Blèterie a bien le sentiment d'innover, de défricher un terrain
vierge. Et tel est le cas : pour la première fois on envisage l'Empire comme

59 MAI, XXVII, p. 487 sq.


60 C'est déjà ce qu'avait avancé Le Nain de Tillemont.
61 Cf. son Introduction, éd. Desaint et Saillant, Paris, 1757, p. 4-6; Lebeau cite
d'ailleurs La Blèterie à propos de Julien (t. 3, p. 159).
62 B. Parsi, Désignation et investiture de l'empereur romain, 1α-2' siècle ap. J.-C,
Paris, 1963, p. 109.
63 Cf. MAI, XXVII, p. 469 sq.; et p. 483 sq.
64 En dernier lieu C. Nicolet, La Tabula Siarensis, la lex de imperio Vespasiani,
et le ius relationis de l'empereur au Sénat, dans MEFRA, 1988, 100, 2, p. 827-866.
132 CLAUDE ΜΟΑΓΠ

forme politique et comme organisation constitutionnelle. Le principat n'est


plus perçu comme le résultat d'un coup d'État, il devient un régime légi
time. En posant directement la question juridique, comme l'avaient fait
Montesquieu ou encore Louis de Beaufort65 pour l'époque républicaine, La
Blèterie anticipe sur l'historiographie du XIXe siècle contre laquelle réagi
ront ensuite, au XXe siècle, R. Syme et von Premerstein66. Par une obses
sionde la norme proche de celle de Th. Mommsen67, qui nous vaut des dé
velop ements d'une finesse et d'une force considérables, il en vient à cette
conclusion, sans prononcer le terme mommsenien de dyarchie, que «toute
la puissance publique (sous l'Empire) se trouve concentrée dans la per
sonne de l'empereur et dans le Sénat»68, que le principat n'est pas une mon
archie, mais «une aristocratie, dont le chef revêtu des magistratures de
l'ancienne République et du généralat des armées, n'était après tout que le
premier des magistrats, assez puissant par la réunion de ses emplois pour
opprimer et les particuliers et la nation elle-même lorsqu'il osait courir le
risque d'être tyran; mais alors justiciable de la nation lorsqu'elle pouvait
faire valoir ses droits»69. La dignité impériale n'est donc pas «une magistra
ture souveraine distinguée réellement des emplois accumulés sur la tête de
l'empereur..., elle est le résultat de ces emplois réunis»70 et reçus par délé
gation. Quant au titre de princeps, il n'a jamais été conféré par un acte lé
gislatif; il reste sur le plan juridique étranger à la constitution augus-
téenne : une thèse qu'on retrouvera par exemple chez P. Grenade71. Ainsi,
la continuité entre la République et l'Empire ne repose pas sur une fiction
politique. Auguste revu par La Blèterie n'est plus un hypocrite qui cache
ses intentions derrière des proclamations, mais un homme convaincu de

65 Cf. M. Raskolnikoff, op. cit., p. 477.


66 R. Syme, The Roman Revolution, 1939; et A. von Premerstein, Vom Wesen
und Werden des Principats, dans Abhandlungen der Bayerischen Akademie der Wis
senschaften, phil. hist. Abteilung, N.F. 15, 1937. Pour une analyse de ce changement
historiographique, cf. K.A. Raaflaub et M. Toher éd., Between Republic and Empire,
Interpretations of Augustus and His Principate, Oxford, 1990 : les articles de
W. Eder, The Augustan Principate as Binding Link, p. 71-122 et J. Linderski,
Mommsen and Syme : Laws and Power in Prinicpate of Augustus, p. 42-53. Voir aussi
l'article plus ancien de A. Momilgliano, op. cit., p. 118-134.
67 Droit public romain (tr. fr. 1892), Paris, 1984.
68 MAI, XXI, p. 299.
69 MAI, XXVII, p. 438.
70 MA/, XXIV, p. 297.
71 Essai sur les origines du Principat, Paris, 1961, p. 114-115 (BEFAR, 197). En re
vanche, ses développements sur la puissance consulaire perpétuelle des empereurs
ne sont pas repris : selon Mommsen (Droit public, V, p. 148), Dion Cassius, le seul à
parler de cette puissance, se trompe.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 133

l'esprit formaliste des Romains72 et surtout de la force de la tradition : si


Auguste a maintenu la liberté républicaine c'est qu'il en connaissait la va
leur fondamentale et qu'il n'avait pas d'alternative73. La collaboration prin-
ceps-Sénat était inscrite dans la tradition : une idée que soulignaient déjà
les Anciens74. Ce n'est donc plus en terme de psychologie ni de morale mais
en terme de mentalité que La Blèterie explique une donnée fondamentale
de l'histoire impériale - une démarche qui nous paraît très moderne.
La Blèterie aborde ainsi de front la question du despotisme impérial,
mais son point de vue strictement juridique reste limité. À force de vouloir
distinguer le pouvoir et le droit, les attributions légales et les simples titres,
il semble oublier la réalité même de ce pouvoir et la force de l'idéologie.
Rien par exemple sur la lex de maiestate, qui fut pourtant à partir de Tibère
«un des principaux instruments de la tyrannie»75. La Blèterie envisage bien
le caractère extraordinaire attaché aux statues de l'empereur (la protection
dont elles jouissaient ainsi que celle qu'elles assuraient), mais il n'étudie
que l'aspect juridique de la question et se contente de montrer, avec brio
d'ailleurs, que cette particularité dérive de la puissance tribunicienne des
empereurs et donc de leur sacrosainteté76. On pourrait ainsi faire à La Blè
terie l'objection qu'on fait à Mommsen : en écrivant un droit public, il a él
iminé l'histoire. Comme le disait encore P.Grenade : «la situation du prin-
ceps ne se laisse pas tout entière définir en termes d'institutions; l'analyse
des pouvoirs d'Auguste n'épuise pas la nature de son principat»77.
Le siècle de La Blèterie ne tira pas grand profit de ses analyses origi
nales. Dans l'Encyclopédie, à l'article Puissance tribunicienne de 1765, Au-

72 MAI, XXIV, p. 315 : «II n'y eut jamais de nation plus jalouse et plus esclave
des formes légales.»; XXV, p. 413 : il faut savoir «combien la nation romaine tenait à
la forme, lors même qu'elle abandonnait le fonds».
73 Thèse soutenue aujourd'hui par Ch. Meyer, Res Publica Amissa, Wiesbaden,
1966 et Formation of the Alternative in Rome, dans K.A. Raaflaub et M. Toher éd.,
Between Republic and Empire, op. cit. , 54-70.
74 Strabon, XVII, 3, 25, p. 840 c.
75 Montesquieu, Considérations, ch. 143; S.H.N. Linguet, Histoire des révolu
tionsde l'Empire romain, 1776, p. 19-20.
76 MAI, XXV, p. 426 sq.
77 Op. cit., p. VIII . On peut se demander aussi dans quelle mesure l'insistance
sur la légalité, comme l'idée de la continuité entre République et Empire, n'est pas le
reflet des sources antiques elles-mêmes : Auguste disait-il autre chose dans les Res
gestae (cf. Grenade, p. VI)? Et, comme R. Syme le rappelait, les juristes impériaux
eux-mêmes ont œuvré en ce sens : l'idée de continuité est centrale par exemple chez
Pomponius.
134 CLAUDE MOATTI

guste reste «un rusé tyran»78, qui mena doucement les Romains à la servi
tude, le principat un gouvernement monarchique : «toutes les actions
d'Auguste, tous les règlements tendaient à l'établissement de la monarc
hie».Ailleurs - à l'article Empereur, de 1755 - on apprend que «le pouvoir
des empereurs était despotique; il fut plus, il fut tyrannique, mais cela dé
pendait du caractère des princes.» En 1776, ce Linguet qui avait moqué la
traduction de Tacite par La Blèterie publie une Histoire des révolutions de
l'Empire, qu'il inscrit dans la filiation de celle de Vertot : Auguste n'est ici
qu'un usurpateur, Trajan et les Antonins de vertueux empereurs. Même
Gibbon, sous couvert de citer La Blèterie, inverse sa proposition et fait de
l'Empire une vraie monarchie sous l'apparence d'une république.
Et pourtant, La Blèterie cherchait à faire œuvre utile. Son texte est
émaillé de réflexions sur la nécessité de comprendre tel ou tel aspect «sur
tout, précise-t-il souvent, pour notre temps». Est-ce à dire que, à la façon
de Montesquieu ou de Herder, il cherche, à travers l'histoire de l'Empire,
une loi historique applicable à l'évolution de l'humanité? La Blèterie pense
sans doute à autre chose quand il parle des fondements juridiques du ré
gime impérial, quand il aborde la question de la succession impériale ou
réfléchit sur la liberté. D'autant plus qu'il se sent contraint de justifier
constamment son intérêt pour l'Empire, répétant qu'il ne faut pas
confondre empire et monarchie, que «leur exemple ne tire plus à consé
quence et ne saurait être contagieux, parce que les principes républicains
ne sont pas applicables aux monarchies»79. Derrière la réhabilitation mor
ale et intellectuelle de l'Empire romain, La Blèterie ne cache-t-il pas un
autre projet, lui qui s'adresse aux lecteurs qui veulent réfléchir80?

L'érudit et la politique

L'Académie française rejeta la candidature de La Blèterie : on redout


ait son jansénisme. Sans doute sa relation sur le quiétisme y était-elle pour
quelque chose... Mais même ses travaux d'érudition le placent au cœur des
débats de son époque81 : ses dissertations sur les pouvoirs impériaux sont
une réponse à l'un des historiens de la monarchie les plus importants, l'ab-

78 Une expression qu'on trouve déjà chez Montesquieu, Considérations ,


ch. XIII, II, p. 140 {Bibliothèque de la Pléiade).
79 MAI, XXVII, p. 440, 446, 461.
80 Ibid., p. 438.
81 Sur les liens entre érudition et jansénisme, cf. notamment B. Barret-Krie-
gel, op. cit., t. III, Les Académies de l'histoire, p. 118 sq.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 135

bé Du Bos82, qui, dans son Histoire critique de l'établissement de la monarc


hie française, soutenait qu'on ne pouvait savoir «si la couronne de l'empire
romain était patrimoniale, héréditaire ou élective»83. Quant à ses traduct
ions de Tacite - la Vie d'Agricola et la Germanie - elles sont dédiées au marq
uis d'Argenson84, un homme dont on connaît la pensée novatrice et aussi
l'activité politique entre 1723 et 1731 au Club de l'Entresol85. Cela suffirait à
montrer que La Blèterie n'était pas un érudit détaché du monde : les allu
sions politiques qui parsèment son œuvre le confirment.

Défense de la liberté

Et d'abord les vies de Julien et de Jovien. Malgré une critique favo


rable, les contemporains ne tenaient pas ces deux livres pour révolutionn
aires. Bien sûr, Les Mémoires de Trévoux*6 s'empressèrent de contre-atta-
quer ce janséniste qui soutenait que les pères de l'Église avaient calomnié
Julien87 et qui, malgré des prudences réitérées, démontrait que cet emper
eurpaïen était un homme vertueux. Mais d'une certaine façon, il est vrai,
les libertins du siècle précédent, La Mothe Le Vayer surtout88, étaient allés

82 Cf. MAI, XIX, p. 357.


83 5e partie, ch. III; sur lui, A. Lombard, L'abbé Du Bos, un initiateur de la pensée
moderne, (1670-1742) , Paris, 1913; Carcassonne, Montesquieu, et le problème de la
constitution française au XVIIIe siècle, Paris, 1927, p. 42 sq.
84 Traduction de quelques ouvrages de Tacite, dédié au «marquis d'Argenson, mi
nistre d'État» : «L'ouvrage que je vous présente vous appartient à plus d'un titre. Ent
repris par votre conseil, exécuté sous vos yeux, il est un fruit de la solitude char
mante où, dans une société d'amis dont vous faîtes les délices, vous retracez les ver
tus d'Agricole».
85 Cf. Journal et mémoires du marquis d'Argenson, éd. Rathéry, 9 vol., Paris,
1859; et ses Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France compar
é avec celui des autres États, suivi d'un nouveau plan d'administration, 2e éd., 1784.
Sur lui la bibliogaphie est importante : J. Lançon, Les idées politiques du marquis
d'Argenson, Montpellier, 1943; P. Gessler, R.L. d'Argenson, Bâle, 1957; J. Gallanar,
Argenson's Platonic republics, dans Studies on Voltaire, LVI, 1967, p. 557-575; et quel
ques notes dans M. Raskolnikoff, op. cit., p. 110 sq.; Alatri, Parfamenti e lotta poli
tica in Francia, Rome-Bari, 1977, p. 58-60.
86 Journal de Trévoux, janvier 1736.
87 Une idée qu'on trouve déjà chez La Mothe Le Vayer au XVIIe siècle (De la ver
tudes payens) mais aussi chez un autre académicien P.N. Bonamy (1694-1770), Ré
flexions sur le caractère d'esprit et le paganisme de l'empereur Julien, 1727.
88 De la vertu des payens, éd.M. Groell, Dresde, 1757, t. 5, p. 352-400. Mais aussi,
après lui, Bayle, Nouvelles de h République des lettres, mai 1686, art. V, p. 532-552;
Le Nain de Tillemont, Histoire des empereurs, 1709, IV, p. 1022-1025... Moreri, en
revanche, est hostile à l'empereur (voir art. Julien de son Dictionnaire). Sur Julien au
136 CLAUDE MO ATTI

plus loin et Voltaire89, Montesquieu90, d'autres encore seront plus audac


ieux. L'enjeu était trop important et, comme le rappellera un historien de
l'Académie, Alfred Maury91, La Blèterie était un catholique fervent : Gibbon
parle aussi du «pieux abbé de La Blèterie»92, Frédéric II souligne qu'au
fond cette vie de Julien n'est pas si mauvaise pour un dévot, ce que dira
aussi l'autre traducteur de Julien, D'Argens93; et c'est ce point que visent les
principales flèches de Voltaire, accusant La Blèterie d'être resté «en collu
sionavec les contes de vieilles»94. La Blèterie avait en effet pris d'infinies
précautions : la vraie vertu, répétait-il, est chrétienne; Julien était un exalt
é,un enthousiaste, un superstitieux, tous défauts stigmatisés à cette
époque en Angleterre comme en France95. Et sa mort portait la marque de
la Providence.
Pourtant, à l'époque à laquelle le livre fut écrit, en 1735, bien avant les
publications de Voltaire, de D'Argens, ou de l'abbé de La Porte qui vont se
succéder dans les années 60-7096, le choix de Julien l'Apostat n'était ni fa
cile ni innocent. C'était assurément un terrain parfait pour exercer des
dons de critiques, mais l'historiographie de Julien était trop chargée pour

XVIIe siècle : cf. Cl. Faisant, Images de Julien l'Apostat au XVIIe siècle, dans J. Richer
éd., L'empereur Julien, de la légende au mythe, t. 1, Paris, 1981, p. 413-425.
89 Voltaire, Essai sur les mœurs [Introduction, chap. 27], I, p. 96 {Classiques
Gantier) : où il fait l'éloge de Charondas, Platon, Cicéron, les Antonins, Julien «qui
eut le malheur d'abandonner la religion chrétienne mais qui fit tant d'honneurs à la
naturelle; Julien le scandale de notre Église, mais la gloire de l'Empire romain».
90 Le Journal de Trévoux d'avril 1748 critique L'Esprit des lois, sous prétexte que
l'œuvre blesse la religion notamment «en faisant un éloge excessif de Julien l'Apost
at».
91 A. Maury, L'ancienne académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1864,
p. 55.
92 Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, Paris, 1983, 1. 1, p. 612,
n. 5.
93 Dans les notes de sa traduction du Contre les Galiléens, publiée en 1776.
94 Art. Julien dans Dictionnaire philosophique.
95 Cf. Locke, Essai, IV, ch. 19; Shaftesbury, A letter concerning enthusiasm;
Hume, On supersitition and enthusiasm, dans Essays moral political, literary, vol. I,
p. 144 s.; cf. Herder, Une autre philosophie de l'Histoire, Paris, 1964, p. 205, qui
parle de la «puissance de l'exaltation».
96 La Porte, L'esprit des monarques philosophes, Marc-Aurèle, Julien-Stanislas et
Frédéric, Amsterdam, 1764; D'Argens trad., Julien, Défense du paganisme, 1764;
Voltaire, Discours de l'empereur Julien contre les chrétiens, 17'69... Sur eux, voir
J.S. Spink, The Reputation of Julian the «Apostate» in the Enleightment , dans Studies
on Voltaire, 1967, p. 1399-1415; Ch. Mervaud, op. cit., η. 1, p. 738-740 surtout; et
M. H. Cotoni et L. Viglieno, Julien au siècle des Lumières en France, dans J. Richer
éd., L'empereur Julien..., op. cit., t. 2, p. 11-40.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 137

qu'on puisse s'arrêter à cette seule considération. En Angleterre par


exemple l'histoire de cet empereur converti au paganisme et succédant au
trône des empereurs chrétiens avait été utilisée par les pamphlétaires angli
cans aussi bien que catholiques : le retour de Julien au paganisme était
pour certains une allégorie de la soumission du roi James II à la papauté;
pour d'autres il fut l'incarnation du refus de la Rome catholique, de la lutte
contre l'intolérance de l'Église97. En France aussi, depuis Montaigne, Julien
incarne la liberté de conscience98 et préfigure la lutte pour la tolérance rel
igieuse et pour l'indépendance du gouvernement civil par rapport à la tu
telle de l'Église". On voit se profiler derrière Julien la querelle que soule
vèrent la bulle Unigenitus et les billets de confession100. Et ce n'est pas sans
conviction que La Blèterie fait l'éloge de la charité de Julien, de sa volonté
de convaincre les chrétiens plutôt que de les contraindre : l'empereur,
écrit-il, «trouvait qu'on ne gagne rien à forcer les consciences» (p. 191). C'é
tait du même coup, malgré les apparences, non seulement l'absoudre du
reproche d'apostasie, en rappelant que chacun doit suivre les lois de sa
conscience, mais aussi faire le procès du fanatisme chrétien : sur ce point,
La Blèterie ne cache pas ses opinions et relève sans ambiguïté la cruauté
des empereurs Constantin - figure antithétique de Julien -, ou
Constance101. Dans son opuscule sur Jovien, le successeur chrétien de Ju
lien, la liberté religieuse est défendue avec plus de force encore : «employer
au progrès de l'Évangile le fer et le feu, c'est combattre tout à la fois et l'es
prit de l'évangile et les principes de la raison... et Dieu rejette ces hom
mages forcés» (p. 100-101). Ailleurs, il cite avec ferveur le discours dans le
quel le philosophe Themistius félicite Jovien pour sa douceur envers les
païens : «vous avez compris qu'il est des choses auxquelles le Souverain ne
peut contraindre. De ce nombre sont les vertus et surtout la religion.»

97 Cf. E. Wind, Julian the Apostate at Hampton Court, dans Journal of the War
burg and Courtauld Institutes, III, 1939-1940, p. 121-137.
98 Les Essais, II, eh. 19 : De la liberté de conscience.
99 Cf. Wind, op. cit.
100 Sur cette question qui est au cœur de la querelle janséniste, la bibliographie
est considérable. Voir R. Shakelton, Jansenism in the Enleightment , dans Studies
on Voltaire, 1967, 1397 sq.; et la synthèse de J. Egret, Louis XV et l'opposition parle
mentaire, Paris, 1970, p. 75-76.
ιοί Page 179. Ce portrait d'un empereur fanatique, Gibbon y mettra fin, et des
vertus et des défauts de Julien, il fera non une interprétation psychologique, mais le
reflet des contradictions de son époque. Pour une analyse du Julien de Gibbon, voir
Giarizzo, Edouard Gibbon e la cultura europea del Settecento, Naples, 1954, surtout
p. 280-81; et J. Richer éd., op. cit., t. II, p. 69-78.
138 CLAUDE MO ATTI

(p. 102) Jovien, écrit encore La Blèterie, «ce prince, en qualité de père
commun et chef du corps politique, se croyait obligé de ne pas contraindre
la conscience de ses sujets.» Telle est la conviction qui se dégage de ces tex
tes : le respect de la liberté de conscience passe avant tout par la tolérance
politique. Et l'on remarque avec quelle habileté La Blèterie fait le portrait
du prince idéal à travers deux personnages apparemment opposés - l'un
païen, l'autre chrétien. C'est que la religion n'a rien à voir avec le pouvoir,
qu'il y a séparation entre l'obéissance politique et la conscience des su
jets102. Ou, comme le disait un janséniste du XVIIe siècle, dom Gabriel Ger-
beron : «les commandements et les volontés des souverains, des juges, des
magistrats, ne sont pas absolument un règle de nos mœurs»103. Dans les
rapports entre l'Église et l'État, c'est toujours la liberté de conscience qu'il
faut défendre.

La critique de l'absolutisme

Central dans les biographies, le thème de la liberté se profile jusque


dans les dissertations savantes et les traductions de Tacite104. En définis
sant l'Empire comme un État libre, une république partagée entre un
prince, qui est un citoyen et non un monarque, et le Sénat, en l'opposant au
despotisme qui advint avec Dioclétien - exceptés les règnes de Julien et de
Majorien -, en opposant ailleurs la liberté des Germains à la servitude des
Parthes, La Blèterie dresse un portrait de l'État idéal. Sous l'Empire, à l'
époque où l'ancienne liberté prévalait, Γ« auguste Compagnie» qu'était le Sé
nat - on notera l'usage du terme Compagnie pour désigner cette assemblée,
un terme qui désigne au XVIIIe siècle toute sorte de corps constitués, mais
aussi les Parlements105, - cette assemblée représentait les droits de la Nat
ion, et les défendait contre le souverain : elle avait ainsi, selon lui, le droit
de s'opposer à une proposition impériale106. Évidemment, le despotisme
anéantit de tels droits. On ne rappellera pas dans le détail la querelle des

102 On retrouvera cette idée forte par exemple chez Turgot : cf. Œuvres de Turgot
et documents le concernant, éd. G. Schelle, 5 vol., Paris, 1913-1923, t. IV, p. 564.
103 La Règle des mœurs contre les fausses maximes de la morale corrompue, Co
logne, 1688, p. 108-109 (cité par R. Taveneaux, Jansénisme et politique, Paris, 1965,
p. 90-91).
104 Sur le rôle de Tacite dans les débats du XVIIIe siècle, et notamment dans la
question de l'origine de la monarchie française, cf. A.M. Battista, La Germania di
Tacito nella Francia illuministica, dans F. Gori et C. Questa éd., La fortuna di Tacito
dal sec. XV ad oggi (Urbino 9-11 oct. 1978), dans Studi urbinati, 1979, p. 93-130; et
C. Volpilhac-Auger, Tacite et Montesquieu, Oxford, 1985.
io? par exemple Bayle, Dictionnaire critique, s. n. César.
106 MAI, XXVII, 1761, p. 467 sq.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 139

Parlements et notamment ces années 1750 où l'avocat Lepaige publie ses


Lettres historiques sur les fonctions essentielles du Parlement, sur le droit des
Pairs et sur les lois fondamentales du royaume101, mais on peut se demander
quelle différence il y a entre le «Conseil de la nation» que représente le Sé
nat romain de La Blèterie, et «le concours des princes élus par la nation»
auquel appelle Le Paige. La Blèterie savait qu'aborder l'histoire de France
restait une dangereuse entreprise : son histoire de Rome reste une démonst
rationa contrario de l'absolutisme royal en France. Et le tableau qu'il
dresse de l'Empire romain coïncide avec les thèses nobiliaires : élection,
souveraineté nationale, avis du Sénat. Là est l'idéal de notre savant : dans
ce rôle des élites, représentant la Nation et garantes de la liberté. «Rome
vécut sous le règne du Sénat, non des tyrans, c'est-à-dire obéissant à la rai
son et aux lois« 108 (t. XXVII, p. 461). On ne s'étonne plus de rencontrer sous
sa plume les noms de Vertot ou de Du Bos.
Quelques années plus tôt, en 1719, lord Stanhope avait demandé à l'ab
béde Vertot une dissertation sur le recrutement des sénateurs romains à
l'époque républicaine109 : il s'agissait en fait de chercher dans l'histoire de
Rome matière à soutenir le Peerage Bill, qu'il avait soumis au Parlement et
qui visait à amoindrir la liberté reconnue jusque là au roi de nommer des
lords. Malgré l'échec de Stanhope à la Chambre des communes, la polé
mique se poursuit entre érudits jusque dans les années 50 : C. Middleton,
en 1747110, puis Th. Chapman en 1750111 démontrent que les Sénateurs

107 Les Lettres parurent en 1753-54; sur Le Paige, cf. les pages de E. Carcas
sonne,Montesquieu, et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris,
1927, p. 270 sq.; J. Egret, op. cit., p. 75-76; D. van Kley, The Jansenists and the Ex
pulsion of the Jesuits of France, 1757-1765, New Haven et Londres, 1975, p. 26-27;
pour un portrait très différent de Lepaige, cf. M. Rogister, Louis-Adrien Lepaige and
the attack on De l'esprit and the Encyclopédie in 1759, dans Engl. Hist. Rev., 1977,
p. 522-539.
108 MAI, XXVII, p. 461 sq.
κ» Vertot répond la même année aux questions de Stanhope par la Réponse au
mémoire envoyé d'Angleterre à Pans, intégrée dans l'Histoire des révolutions de la Ré
publique romaine. Les questions de Stanhope et les réponses de Vertot seront pu
bliées en 1721 sous le titre Memorial sent from London by the Late Earl Stanhope to
the Abbot Vertot at Paris countaining diverse questions relating to the constitution of
the Roman Senate, with the Abbot's answer. Je tiens à remercier M. Bonnefond-
Coudry de m'avoir fait lire ses notes inédites sur la question.
110 Λ Treatise on the Roman Senate, qui soutient que «c'est dans le peuple qu'a
toujours résidé le pouvoir propre et absolu de créer des sénateurs», et fait donc du
sénat un représentant de la nation.
111 An Essay on the Roman Senate, qui reprend les conclusions de Middleton et
sera traduit en France en 1765.
140 CLAUDE MOATTI

étaient élus par le peuple, tandis que N. Hooke, dans ses Observations, pa
rues en 1758112 et traduites ensuite en France, soutient des thèses plus
nuancées, qui n'auront d'ailleurs qu'un écho limité. En reprenant la ques
tionà son tour, Louis de Beaufort n'y fera même pas allusion : il suit en re
vanche Vertot contre Chapman et Middleton et montre que l'élection des
sénateurs revenait traditionnellement au roi, puis, à l'époque républicaine,
aux censeurs, et non au peuple113. La Blèterie n'entre pas directement dans
ce débat, puisqu'il s'intéresse à l'Empire, mais sa position est claire : «Les
magistrats et le Sénat ne tenaient point leurs pouvoirs du Prince; ils les te
naient de la Nation comme lui. »114. Si le peuple est pour lui «l'imbecille Pub
lic»115, le tribunat de la plèbe une magistrature qui représentait le peuple
et non la Nation116, et qui, «instituée pour être le rempart de la liberté»117,
devint tyrannique, si enfin les Gracques sont à ses yeux des tyrans en herbe
qui attentaient à l'État118, le meilleur État n'est ni le «gouvernement popul
aire»119 ni la monarchie absolue, mais une sorte de monarchie aristocra
tique où la souveraineté est partagée entre le prince et le Sénat. Tel est auss
i,dans ces années 1750, le langage des parlementaires qui se veulent re
présentatifs de la Nation, tandis que le roi les rabaisse au rang de simples
conseillers attachés à sa personne120.

112 Observations : I -on The Answer of M. L'A. de Vertot to Earl Stanhope : Inquiry
Concerning the Senate ofAncient Rome; II -a dissertation upon the constitution of the
Roman Senate, by a Gentleman; HI - a treatise on the Roman Senate by Dr. C. Middle-
ton; W - an Essay on the Roman Senate by Dr. T. Chapman.
113 La République romaine, Paris, 1766.
114 MAI, XXVII, p. 450.
115 Ibid., ΧΓΧ, p. 421.
116 Ibid., XXV, p. 397.
117 Ibid., p. 396.
118 Ibid. , p. 296 : on remarque la différence avec L. de Beaufort qui fait un éloge
des Gracques et du tribunat. Sur le tribunat de la plèbe dans la pensée politique : cf.
L. Guerci, Principio aristocratico e principio popolare nella storia della Repubblica r
omana : Louis de Beaufort e la discussione con Montesquieu, dans Modelli nella storia
del pensiero politico, t. 1, 1987, p. 191-217.
119 MA/, XXIV, p. 283.
120 Cf. les propos de D'Argenson concernant le Parlement et les magistrats :
«C'est le seul organe du peuple qui puisse se faire entendre aujourd'hui». (3 juin,
1752). Sur ces questions, cf. J. Egret, op. cit., et P. Alatri, Parlamenti e lotta politica
in Francia, Rome-Bari, 1977; J.M. Carbasse, La constitution coutumière : du modèle
au contre-modèle, dans V.l. Comparato éd., Modelli nella storia del pensiero politico.
II. La rivoluzione francese e i modelli politici, 1989, p. 163-179.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 141

Le Roi, les Parlements, la Nation

L'insistance sur l'idée de Nation, de représentation à propos de la


Rome antique ne peut manquer de frapper par son anachronisme121. Cette
problématique et cette terminologie apparaissent surtout dans les écrits
des philosophes122 et des historiens de la monarchie, chez Boulainvilliers
par exemple pour qui la Nation se touve représentée dans les assemblées123;
chez Dubos et dans les discours de Louis XV, pour qui le roi seul l'in
carne124. Si La Blèterie n'aborde jamais de front ces querelles, ses études
historiques leur font évidemment écho. Du reste, l'esprit du temps est à ce
recours politique à l'histoire et au droit. On connaît ces mots des Mémoires
du marquis d'Argenson à propos des parlementaires exilés à Chalons-sur-
Marne en 1753 : «Tous se sont mis à étudier le droit public dans ses
sources et ils confèrent entre eux, comme dans les Académies... Ces offi
ciers de parlements, si savants, se trouveront être des Pères conscrits et
propres à remplacer les États généraux bien mieux que les trois ordres. Si
jamais la Nation française trouve un jour à leur marquer sa confiance, voi
làun Sénat national tout prêt à bien gouverner»125.
L'obsession légaliste de La Blèterie prend ainsi tout son sens. Comme
son époque qui s'interroge sur les lois fontamentales du royaume et donc
sur l'ancienneté du principe héréditaire, La Blèterie s'attache à montrer

121 Sur l'idée de représentation au XVIIIe siècle, cf. K.M. Baker, Representation,
dans K.M. Baker éd., The French Revolution and the Creation of Modern Political
Culture. I. Political Culture of the Old Regime, Oxford, 1987, p. 469-492; C. Larrère,
Sieyès, le modèle démocratique, dans V.l. Comparato éd., Modelli... op. cit., II, p. 189-
217; F. Furet et M. Ozouf, Deux légitimations historiques de la société française au
XVIIIe siècle : Mably et Boulainvilliers, dans Annales, E.S.C. , 1979, p. 438-450. Sur le
Sénat républicain, voir en dernier lieu, M. Bonnefond, Le Sénat de la République ro
maine, Rome, 1988; pour l'époque impériale : R.J.A. Talbert, The Senate of Imperial
Rome, Oxford, 1984.
122 Cf. les articles de Diderot dans l'Encyclopédie : Autorité politique (1751), Pouv
oir (1765), Représentants (1765), Souverains (1765); et Observations sur le Nakaz, IX,
1774, Discours politiques, p. 357 (Classiques Garnier).
123 H. de Boulainvilliers (1658-1722), Mémoires sur l'histoire du gouvernement
de France, et Lettres sur les anciens Parlements de France, tous deux publiés en 1727,
après sa mort.
124 Cf. Carcassonne, op. cit., p. 271 sq.; Baker, op. cit., p. 471; cf. Egret, op.
cit., p. 135 sq.
125 D'Argenson, 3 nov. 1753 (éd. Rathery, VIII, p. 152-153), cité par J. Egret,
op. cit., p. 61-62. Cf. aussi sur cette vague d'études de droit public, Carcassonne, op.
cit., p. 281 sq.
142 CLAUDE MOATTI

que «l'empire fut électif chez les Julio-Claudiens»126, autrement dit que la
Nation ne s'était pas dessaisie de sa souveraineté : il va même plus loin et
parle d'«acte national» à propos de l'élection de Tibère par exemple127, re
joignant d'une certaine façon les juristes romains Gaius et Ulpien et leur
définition de la légitimité du princeps128. Dans sa traduction de Tacite, il
consacre une longue note à la succession chez les Francs, reprenant pour
l'essentiel la thèse modérée de Vertot129, selon laquelle les premiers rois
francs n'avaient pas sur leur nation une autorité absolue130 et connaissaient
une succession à la fois élective et héréditaire131. C'est ce que soutiennent
aussi — diversement - Fréret et Boulainvilliers contre Foncemagne132 et Du
Bos133 : on se rappellera que les dissertations erudites prononcées à l'Acadé
mie sur les pouvoirs de l'empereur romain étaient explicitement une ré
ponse à Du Bos et visaient clairement à ruiner la crédibilité historique et
juridique de l'historien. Au terme de sa démonstration, l'élection - soit le
principe électif pur, comme c'était le cas chez les Julio-Claudiens, soit le
principe électif mêlé au principe héréditaire, comme c'était le cas chez les

126 MAI, XIX, p. 360. «La puissance souveraine n'est point attachée à la maison
des Césars», ajoute-t-il (p. 411).
127 MAI, XrX, p. 379.
128 Cf. B. Parsi, op. cit., p. 80.
129 MAI, TV, 1717, p. 672 sq. : Dissertation dans laquelle on examine si le royaume
de France depuis l'établissement de la monarchie a été un État héréditaire ou électif; du
même, Dissertation dans laquelle on tâche de démêler la véritable origine des Français,
par un parallèle de leurs mœurs avec celles des Germains, dans MAI, II, p. 611-651.
130 II cite à ce propos l'exemple du vase de Soissons (t. 1, p. 116) - c'est-à-dire le
même exemple qui avait servi à Du Bos pour prouver que l'autorité du roi des Francs
était despotique.
131 Dans la préface (p. LI-LII) à la Germanie, il précise que «tous les peuples fo
rmés du mélange des vainqueurs et des vaincus regarderaient cette relation de la Ger
manie comme l'histoire de leur patrie ancienne, et si j'ose m'exprimer ainsi, comme
les archives de leurs lois, de leur droit public, de leur première constitution». On ne
peut mieux exprimer la volonté politique qui sous-tend cette traduction. La German
ie de Tacite a de fait joué un rôle important dans les débats sur les Lois fonda
mentales de la monarchie française : cf. A.M. Battista, op. cit., p. 114 sq.
132 Le meilleur exposé de ces querelles reste A. Thierry, Considérations sur l'his
toire de l'ancienne France, Paris, 1840; cf. aussi Carcassonne, op. cit., p. 42 sq.;
Β. Barret- Kriegel, op. cit., III, p. 266 sq.; Alatri, op. cit., p. 68-85.
133 Histoire critique de l'établissement de la Monarchie française, Paris, 1734, t. 3,
p. 279 sq. : contre Boulainvilliers, qui soutenait que la succession était élective et le
Père Daniel, qui pensait qu'elle l'était devenue à la seconde race, Dubos affirmait que
«la monarchie française ayant été héréditaire dès son commencement, il doit y avoir
eu une loi de succession dès le règne de Clovis qu'on peut regarder comme son pre
mier fondateur»; il ajoute que selon lui, l'hérédité est inscrite dans la pratique des
Francs avant même qu'ils arrivent en Gaule (p. 305) - ce que conteste La Blèterie.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 143

Francs -, apparaît comme le mode le plus conforme aux intérêts de la Nat


ion.
Ainsi le despotisme n'est pas inscrit dans les origines de la monarchie :
il est plutôt l'effet d'une décadence. De là à suggérer que la Nation peut dé
poser le roi, il n'y a qu'un pas que franchiront certains jansénistes corne
Maultrot134. La Blèterie ne va pas si loin, et il répète à plusieurs reprises que
ce qui est permis dans une république ne l'est pas dans une monarchie, ou
que «le devoir du citoyen varie selon la nature du gouvernement»135, mais
de tels germes sont bien contenus dans cette œuvre : chez les Romains, le
pnnceps n'était-il pas «justiciable de la nation»136? Et la menace perce sous
ces mots : «Je sais qu'une Nation réduite au désespoir agit quelquefois
contre ses propres principes et commet dans les transports de la rage des
attentats qu'elle condamne elle-même de sang-froid»137...

L'œuvre de La Blèterie est d'un intérêt majeur pour ceux qui s'in
téressent aujourd'hui au principat et cherchent à comprendre la nature de
ce régime apparemment si ambigu. Par ses démonstrations et ses conclus
ions,elle nous semble aussi caractéristique d'une époque où le rapproche
ment des méthodes de l'érudition et de l'histoire font entrer le savoir histo
rique dans le monde moderne. Cela seul suffirait à relever cet érudit de
l'oubli. Mais l'intérêt de l'historien serait bien limité s'il s'adressait à une
œuvre ancienne pour son seul contenu érudit. L'historiographie ne consiste
pas en une succession de monographies, mais doit s'interroger, comme l'a
montré Gadamer, sur «l'efficience de l'histoire dans le temps», prêter at
tention aux formes de la conscience et de la compréhension historique.
Chaque époque «choisit» en effet d'étudier telle ou telle question et oublie
en quelque sorte le reste. La Blèterie témoigne pour un siècle où l'histoire
romaine est devenue un arsenal de comparatisme, presque un acte poli
tique dans le tumultueux débat sur les origines de la monarchie française.

Claude Moatti

134 γ Fauchois, Jansénisme et politique au XVIIIe s. : légitimation de l'État et dé


légitimation de la monarchie chez G.N. Maultrot, dans RHMC, 1987, p. 473-491.
135 Traduction de L· Vie d'Agrìcola, de Tacite, t. II, p. 139.
136 voir note 69.
137 MAI, XXIV, p. 343.

Vous aimerez peut-être aussi