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Claude Moatti, L'abbé de La Blèterie (1697-1772) : de l'érudition à la politique, p. 121-143.
Janséniste, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, l'abbé de La Blèterie consacre sa vie à l'histoire romaine.
Outre une biographie de Julien qui fut un vrai succès, et des traductions commentées de Tacite, ses articles sur les pouvoirs de
l'empereur romain parviennent à des conclusions singulièrement novatrices, qui parfois anticipent sur la réflexion de Mommsen.
Mais son œuvre est aussi marquée par les polémiques du XVIIIe siècle : la bulle Unigenitus, la querelle des Parlements, et
surtout le débat sur les origines de la monarchie française. Sans jamais aborder ces questions de front, La Blèterie prend
résolument parti contre le despotisme, pour la liberté religieuse et se fait l'écho des thèses de Boulainvilliers. Il soulève ainsi une
question que l'historiographie ne peut négliger, celle des liens entre histoire, érudition et politique.
Moatti Claude. L'abbé de La Blèterie (1697-1772) : de l'érudition à la politique. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie
et Méditerranée T. 107, N°1. 1995. pp. 121-143.
doi : 10.3406/mefr.1995.4364
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1995_num_107_1_4364
CLAUDE MOATTI
moires de l'Académie, n'en tire presque rien et il doit surtout à ses relations
personnelles avec La Blèterie de les avoir cités. De fait, les deux hommes se
rencontrèrent plusieurs fois, notamment à l'occasion du séjour de Gibbon
en France en 1763 9. C'est sans doute sa biographie de Julien qui valut à La
Blèterie d'être compté dans l'Encyclopédie parmi les érudits célèbres de
l'Oratoire10 et, dans le rapport de Dacier à Napoléon, parmi les historiens
marquants du XVIIIe siècle...11.
Bien que peu lu, La Blèterie fut donc assez célèbre en son temps. Mais
pour compléter rapidement le tableau, citons, outre les biographies déjà ci
tées et les dissertations sur les pouvoirs impériaux, des traductions de Tac
ite12 et trois autres publications d'un autre genre : une introduction à la
nouvelle méthode, inventée par Mascleff, pour apprendre l'hébreu13, une
défense du quiétisme et des mœurs de Mme Guyon14 et encore un texte
d'attribution douteuse, les Lettres d'un célèbre canoniste d'Italie (le Père
Conti) sur la bulle Apostolicum (le 7 janv.1765) , qui dénoncent la décision
9 E. Gibbon, Mémoires, op. cit., p. 180 : outre les noms de D'Alembert, Diderot,
il énumère ceux «bien connus du comte de Caylus, des abbés de La Blèterie, Barthé
lémy,Raynal, Arnauld...»
10 Art. Oratoire, Suppl. IV, 165 : «Que d'hommes savants en sont sortis, qui ont
illustré la République des lettres! MM. Renaudot, Du Marsais, le président Hénaut,
le célèbre J. de la Fontaine, l'abbé Goujet, de la Bletterie, de Foncemagne, l'abbé Du-
guet, Duresnel avaient été de l'Oratoire».
11 B.J. Dacier, Rapport à l'Empereur sur le progrès des sciences, des lettres et des
arts depuis 1789. IV. Histoire et littérature ancienne, art. Histoire, rédigé par Sainte-
Croix, Brial et Lévesques, 1808 [Paris, 1989], p. 154 : après avoir mis l'accent sur les
progrès de l'histoire au XVIIIe siècle, les auteurs énumèrent les grands noms de l'his
toire; à côté de Montesquieu et de Voltaire, il cite le P. Daniel, l'abbé Fleury, le P. de
Halde, Rollin, Dubos, Mably, l'abbé de La Blèterie dont il dit qu'»il a un peu d'affète-
rie dans son style...».
12 La Description de la Germanie, et la Vie d'Agricola, 1755 - l'ensemble est dédié
au marquis d'Argenson, ministre d'État —, et les 6 premiers livres des Annales, 1768.
13 La Blèterie, qui avait appris l'hébreu avec succès grâce à la méthode très
controversée de Mascleff, devint à la mort de l'auteur en 1728, le défenseur de son
œuvre : il se fit l'éditeur de la deuxième édition de la méthode, publiée en 1730-31, à
Paris (2 vol.), sous le titre Grammatica hebraica, a punctis aliisque inventis massore-
thicis libera, et donna dans le second volume une réponse au détracteur de Mascleff,
dom Guarin, bénédictin de Saint-Maur, sous le titre Vindiciae methodi Mascleffianae.
Le siècle connut au moins cinq éditions de la Grammaire, la dernière en 1781.
14 Lettre de M.X. à un ami au sujet de la relation de quiétisme de M.Phelipeaux, Par
is, 1733 : il s'agissait d'une réponse à la Relation de l'origine, du progrès et de /a
condammnation du quiétisme répandu en France, avec plusieurs anecdotes curieuses,
publiée en 1732-33 sous le nom de M. Phelipeaux, qui avait été en quelque sorte le
correspondant à Rome de Bossuet lors de l'affaire du quiétisme et qui était mort en
1708. La Blèterie réhabilitait en quelque sorte Mme Guyon.
124 CLAUDE MOATTI
L'historien et l'érudit
La Blèterie se veut d'abord historien. S'il n'a pas écrit de texte théo
rique sur sa discipline, chacun de ses ouvrages est émaillé de réflexions
méthodologiques et ses grands travaux comprennent également des pré
faces problématiques. Dans La vie de l'empereur Julien, il définit clairement
le but de son travail : mettre à la disposition d'un vaste public d'hommes
cultivés une matière souvent difficile d'accès15. Il ne s'adressera donc pas
aux seuls spécialistes, rejetant même explicitement la démarche de l'érudi
tion pure, tournée sur elle-même, peu soucieuse de transmettre et alourdie
par de nombreuses notes. Une érudition introvertie en quelque sorte et t
irée par le bas16. S'en prenant à Ézéchiel Spanheim, qui avait traduit et com
menté une des œuvres les plus célèbres de Julien, les Césars, il écrit : «c'est
un trésor de littérature ancienne peu digérée et d'érudition numismatique;
ce livre fait l'ornement des bibliothèques mais il effraie le commun des
mortels»17. La Blèterie se contentera, dans les controverses erudites, de
notes souvent brèves. Son style léger et élégant, aussi bien pour ses propres
écrits que pour ses traductions18, s'oppose encore aux érudits comme Span-
heim qui préconisait une fidélité absolue au texte antique, une stricte litté-
ralité19. La question du style en histoire constitue un des aspects des polé
miques de cette époque : on reprocha à notre abbé de traduire dans la
langue d'«un bourgeois du Marais»20. Et le marquis d'Argenson se dévoue
d'une dissertation à l'adresse de tous les «faiseurs de mémoires mal digér
és, les biographes diffus», et autres «compilateurs qui surchargent leur
narration de minuties et de dates indifférentes...»21.
Le souci d'un style adapté à son époque est lié à un autre critère : celui
de l'utilité. Si La Blèterie ne s'intéresse pas particulièrement à la vocation
pédagogique de l'histoire, comme l'avait fait par exemple Rollin22, il lui as
signe en tout cas une valeur morale. Il insistera souvent sur cette idée :
l'histoire ne s'adresse pas à la seule curiosité. En ce sens il s'inscrit dans
une longue tradition de l'historiographie, mais rejoint également au XVIIIe
siècle lord Bolingbroke ou les idéologues, comme l'a montré M. Raskolni-
koff23. Mais cet engagement de l'histoire dans le temps implique aussi une
démarche analogique, qu'on trouve chez de nombreux jansénistes24 : La
18 C'est aussi le style qui le séduit dans l'œuvre de Julien : «malgré la juste hor
reur que m'inspire son apostasie, je le trouvai aussi éloquent, aussi ingénieux et plus
digne d'être lu que plusieurs des anciens écrivains du paganisme.» (avertissement,
éd. 1775); et c'est selon ce critère qu'il fait ses choix de textes, excluant ceux qu'il juge
pesants, monotones, verbeux, pédants...
19 Les Césars de l'empereur Julien, traduits du grec par feu Mr. le baron de Span-
heim. Avec des remarques et des preuves, enrichies de plus de 300 médailles et
autres anciens monuments (Heidelberg, 1659), Amsterdam, 1728, p. XXXVIII : «Je
dirai seulement en peu de mots... que tout bon Traducteur doit avoir pour but de
faire voir son Auteur tel qu'il est et non tel qu'il doit être; de le mettre en son jour,
mais non de le farder et de le travestir, sous prétexte de le vouloir rende plus
agréable, ou plus intelligible. » (cité par M. Raskolnikoff, Histoire romaine et cri
tique historique dans l'Europe des Lumières, Rome, 1992, p. 551).
20 S.H.N. Linguet, Histoire des révolutions de l'Empire romain, ΠΊ6.
21 Réflexions sur les historiens français et sur les qualités nécessaires pour compos
er une histoire, dans MAI, XXVIII, 1761.
22 De la manière d'enseigner et d'étudier les belles-lettres, par rapport à l'esprit et au
cœur, ou Traité des études., Paris, Frères Estienne, 1726-1728, 4 vol.; et Histoire ro
maine depuis la fondation de Rome jusqu'à la bataille d'Actium, Paris, Veuve
Estienne, 1738-1748, 16 vol.
23 Histoire romaine..., p. 154-58; p. 631.
24 M. Fumaroli, Temps de croissance et temps de corruption : les deux Antiquités
dans l'érudition jésuite française du XVIIe siècle, dans XVIIe siècle, janv.-mars 1981,
p. 149-168.
126 CLAUDE MOATTI
Julien30 et refusera tous les débats traditionnels, par exemple sur la sincérit
é de la conversion de Julien, La Blèterie se livre à une confrontation des
sources. Toutefois, il ne s'avance jamais jusqu'à l'hypercritique mais se
contente, comme nombre d'érudits de son temps, d'établir une hiérarchie
des sources : il acceptera ainsi la légende concernant l'impossible re
construction du temple de Jérusalem par Julien parce qu'elle est rapportée
par Ammien, ce qui lui atttire les foudres de Voltaire31 : La Blèterie prend
en effet partie pour Ammien contre Grégoire, comme, dans ses mémoires
sur les pouvoirs impériaux, il se fie à Tacite, ou même à Suétone contre
Dion Cassius qu'il accuse d'avoir «une âme anti-républicaine, anti-ro
maine, et remplie des préjugés d'un grec asiatique»32. Si bien que cette mé
thode critique semble plutôt destinée à résoudre des contradictions entre
les traditions qu'à établir une vérité positive. Telles sont pour lui «les règles
de la Critique»33, qui présentent également d'autres aspects : critique de
l'authenticité des documents34; critique philologique qui pose le problème
de la transmission du texte et conduit l'abbé à proposer des restitutions,
sauf s'il craint de n'avancer «que des conjectures incertaines»35; critique
des traductions de ses prédécesseurs et de leur pyrrhonisme trop radical :
de Tillemont36, Saumaize37, Cazaubon38; ou au contraire référence élo-
gieuse à leurs «découvertes», Juste Lipse par exemple39; confrontation des
30 Cf. M. Ρ avant, Roma antica nella storiografìa illuministica di Voltaire, dans Ant
ichità classica e pensiero moderno, Florence, 1977, p. 19-56.
31 Dictionnaire philosophique, art. Julien.
32 MAI, XLX, p. 369.
33 MAI, XXVII, p. 493.
34 Par exemple étude d'une lettre de Julien à Arsace (dans Jovien, p. 480-81, note
1) ou de celle attribuée à l'empereur Macrin dont il montre contre Tillemont qu'elle
est un faux {MAI, XXVII, p. 506-517).
35 Ibid., p. 503, Lettre XL, dite «aux Byzantins» : réflexion sur le terme Byzant
ins qu'il pense avoir été mis là à la place de quelque mot approchant.
36 Pour sa traduction du Misopogon de Julien (éd.1776, p. 291).
37 MAI, XXVII, p. 449 : «Faute d'avoir connu ce dénouement, le docte Saumaise
s'est étrangement embarrassé dans le passage de Spanien et n'a pu sortir d'embarras
que par un de ces coups de désespoir dont nos philologues et Saumaise plus qu'au
cund'eux me paraissent prodigues. Il décide impérieusement que ces mots ne esset
secunda sententiae sont la glose marginale de quelque demi savant, que l'on a glissée
dans le texte. C'est ainsi qu'il tranche la difficulté...».
38 MAI, XXI, ρ .311 : critique de son interprétation d'un passage d'Appien.
39 MAI, XXIV, p. 269, n. i : à propos de l'inscription de Catulus sur le Capitole :
«II paraît donc que Dion s'est mépris en disant que l'on effaça le nom de Catulus
pour y substituer celui de César le Dictateur; Tacite avait vu l'inscription. Cette mép
rise est judicieusement relevée par Juste Lipse sur cet endroit de Tacite et par
M. Crevier dans une note sur le CXVe livre des Suppl. de Freinshemius, n. 2».
128 CLAUDE MOATTI
MEFRIM 1995, 1
130 CLAUDE MO ATTI
72 MAI, XXIV, p. 315 : «II n'y eut jamais de nation plus jalouse et plus esclave
des formes légales.»; XXV, p. 413 : il faut savoir «combien la nation romaine tenait à
la forme, lors même qu'elle abandonnait le fonds».
73 Thèse soutenue aujourd'hui par Ch. Meyer, Res Publica Amissa, Wiesbaden,
1966 et Formation of the Alternative in Rome, dans K.A. Raaflaub et M. Toher éd.,
Between Republic and Empire, op. cit. , 54-70.
74 Strabon, XVII, 3, 25, p. 840 c.
75 Montesquieu, Considérations, ch. 143; S.H.N. Linguet, Histoire des révolu
tionsde l'Empire romain, 1776, p. 19-20.
76 MAI, XXV, p. 426 sq.
77 Op. cit., p. VIII . On peut se demander aussi dans quelle mesure l'insistance
sur la légalité, comme l'idée de la continuité entre République et Empire, n'est pas le
reflet des sources antiques elles-mêmes : Auguste disait-il autre chose dans les Res
gestae (cf. Grenade, p. VI)? Et, comme R. Syme le rappelait, les juristes impériaux
eux-mêmes ont œuvré en ce sens : l'idée de continuité est centrale par exemple chez
Pomponius.
134 CLAUDE MOATTI
guste reste «un rusé tyran»78, qui mena doucement les Romains à la servi
tude, le principat un gouvernement monarchique : «toutes les actions
d'Auguste, tous les règlements tendaient à l'établissement de la monarc
hie».Ailleurs - à l'article Empereur, de 1755 - on apprend que «le pouvoir
des empereurs était despotique; il fut plus, il fut tyrannique, mais cela dé
pendait du caractère des princes.» En 1776, ce Linguet qui avait moqué la
traduction de Tacite par La Blèterie publie une Histoire des révolutions de
l'Empire, qu'il inscrit dans la filiation de celle de Vertot : Auguste n'est ici
qu'un usurpateur, Trajan et les Antonins de vertueux empereurs. Même
Gibbon, sous couvert de citer La Blèterie, inverse sa proposition et fait de
l'Empire une vraie monarchie sous l'apparence d'une république.
Et pourtant, La Blèterie cherchait à faire œuvre utile. Son texte est
émaillé de réflexions sur la nécessité de comprendre tel ou tel aspect «sur
tout, précise-t-il souvent, pour notre temps». Est-ce à dire que, à la façon
de Montesquieu ou de Herder, il cherche, à travers l'histoire de l'Empire,
une loi historique applicable à l'évolution de l'humanité? La Blèterie pense
sans doute à autre chose quand il parle des fondements juridiques du ré
gime impérial, quand il aborde la question de la succession impériale ou
réfléchit sur la liberté. D'autant plus qu'il se sent contraint de justifier
constamment son intérêt pour l'Empire, répétant qu'il ne faut pas
confondre empire et monarchie, que «leur exemple ne tire plus à consé
quence et ne saurait être contagieux, parce que les principes républicains
ne sont pas applicables aux monarchies»79. Derrière la réhabilitation mor
ale et intellectuelle de l'Empire romain, La Blèterie ne cache-t-il pas un
autre projet, lui qui s'adresse aux lecteurs qui veulent réfléchir80?
L'érudit et la politique
Défense de la liberté
XVIIe siècle : cf. Cl. Faisant, Images de Julien l'Apostat au XVIIe siècle, dans J. Richer
éd., L'empereur Julien, de la légende au mythe, t. 1, Paris, 1981, p. 413-425.
89 Voltaire, Essai sur les mœurs [Introduction, chap. 27], I, p. 96 {Classiques
Gantier) : où il fait l'éloge de Charondas, Platon, Cicéron, les Antonins, Julien «qui
eut le malheur d'abandonner la religion chrétienne mais qui fit tant d'honneurs à la
naturelle; Julien le scandale de notre Église, mais la gloire de l'Empire romain».
90 Le Journal de Trévoux d'avril 1748 critique L'Esprit des lois, sous prétexte que
l'œuvre blesse la religion notamment «en faisant un éloge excessif de Julien l'Apost
at».
91 A. Maury, L'ancienne académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1864,
p. 55.
92 Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, Paris, 1983, 1. 1, p. 612,
n. 5.
93 Dans les notes de sa traduction du Contre les Galiléens, publiée en 1776.
94 Art. Julien dans Dictionnaire philosophique.
95 Cf. Locke, Essai, IV, ch. 19; Shaftesbury, A letter concerning enthusiasm;
Hume, On supersitition and enthusiasm, dans Essays moral political, literary, vol. I,
p. 144 s.; cf. Herder, Une autre philosophie de l'Histoire, Paris, 1964, p. 205, qui
parle de la «puissance de l'exaltation».
96 La Porte, L'esprit des monarques philosophes, Marc-Aurèle, Julien-Stanislas et
Frédéric, Amsterdam, 1764; D'Argens trad., Julien, Défense du paganisme, 1764;
Voltaire, Discours de l'empereur Julien contre les chrétiens, 17'69... Sur eux, voir
J.S. Spink, The Reputation of Julian the «Apostate» in the Enleightment , dans Studies
on Voltaire, 1967, p. 1399-1415; Ch. Mervaud, op. cit., η. 1, p. 738-740 surtout; et
M. H. Cotoni et L. Viglieno, Julien au siècle des Lumières en France, dans J. Richer
éd., L'empereur Julien..., op. cit., t. 2, p. 11-40.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 137
97 Cf. E. Wind, Julian the Apostate at Hampton Court, dans Journal of the War
burg and Courtauld Institutes, III, 1939-1940, p. 121-137.
98 Les Essais, II, eh. 19 : De la liberté de conscience.
99 Cf. Wind, op. cit.
100 Sur cette question qui est au cœur de la querelle janséniste, la bibliographie
est considérable. Voir R. Shakelton, Jansenism in the Enleightment , dans Studies
on Voltaire, 1967, 1397 sq.; et la synthèse de J. Egret, Louis XV et l'opposition parle
mentaire, Paris, 1970, p. 75-76.
ιοί Page 179. Ce portrait d'un empereur fanatique, Gibbon y mettra fin, et des
vertus et des défauts de Julien, il fera non une interprétation psychologique, mais le
reflet des contradictions de son époque. Pour une analyse du Julien de Gibbon, voir
Giarizzo, Edouard Gibbon e la cultura europea del Settecento, Naples, 1954, surtout
p. 280-81; et J. Richer éd., op. cit., t. II, p. 69-78.
138 CLAUDE MO ATTI
(p. 102) Jovien, écrit encore La Blèterie, «ce prince, en qualité de père
commun et chef du corps politique, se croyait obligé de ne pas contraindre
la conscience de ses sujets.» Telle est la conviction qui se dégage de ces tex
tes : le respect de la liberté de conscience passe avant tout par la tolérance
politique. Et l'on remarque avec quelle habileté La Blèterie fait le portrait
du prince idéal à travers deux personnages apparemment opposés - l'un
païen, l'autre chrétien. C'est que la religion n'a rien à voir avec le pouvoir,
qu'il y a séparation entre l'obéissance politique et la conscience des su
jets102. Ou, comme le disait un janséniste du XVIIe siècle, dom Gabriel Ger-
beron : «les commandements et les volontés des souverains, des juges, des
magistrats, ne sont pas absolument un règle de nos mœurs»103. Dans les
rapports entre l'Église et l'État, c'est toujours la liberté de conscience qu'il
faut défendre.
La critique de l'absolutisme
102 On retrouvera cette idée forte par exemple chez Turgot : cf. Œuvres de Turgot
et documents le concernant, éd. G. Schelle, 5 vol., Paris, 1913-1923, t. IV, p. 564.
103 La Règle des mœurs contre les fausses maximes de la morale corrompue, Co
logne, 1688, p. 108-109 (cité par R. Taveneaux, Jansénisme et politique, Paris, 1965,
p. 90-91).
104 Sur le rôle de Tacite dans les débats du XVIIIe siècle, et notamment dans la
question de l'origine de la monarchie française, cf. A.M. Battista, La Germania di
Tacito nella Francia illuministica, dans F. Gori et C. Questa éd., La fortuna di Tacito
dal sec. XV ad oggi (Urbino 9-11 oct. 1978), dans Studi urbinati, 1979, p. 93-130; et
C. Volpilhac-Auger, Tacite et Montesquieu, Oxford, 1985.
io? par exemple Bayle, Dictionnaire critique, s. n. César.
106 MAI, XXVII, 1761, p. 467 sq.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 139
107 Les Lettres parurent en 1753-54; sur Le Paige, cf. les pages de E. Carcas
sonne,Montesquieu, et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris,
1927, p. 270 sq.; J. Egret, op. cit., p. 75-76; D. van Kley, The Jansenists and the Ex
pulsion of the Jesuits of France, 1757-1765, New Haven et Londres, 1975, p. 26-27;
pour un portrait très différent de Lepaige, cf. M. Rogister, Louis-Adrien Lepaige and
the attack on De l'esprit and the Encyclopédie in 1759, dans Engl. Hist. Rev., 1977,
p. 522-539.
108 MAI, XXVII, p. 461 sq.
κ» Vertot répond la même année aux questions de Stanhope par la Réponse au
mémoire envoyé d'Angleterre à Pans, intégrée dans l'Histoire des révolutions de la Ré
publique romaine. Les questions de Stanhope et les réponses de Vertot seront pu
bliées en 1721 sous le titre Memorial sent from London by the Late Earl Stanhope to
the Abbot Vertot at Paris countaining diverse questions relating to the constitution of
the Roman Senate, with the Abbot's answer. Je tiens à remercier M. Bonnefond-
Coudry de m'avoir fait lire ses notes inédites sur la question.
110 Λ Treatise on the Roman Senate, qui soutient que «c'est dans le peuple qu'a
toujours résidé le pouvoir propre et absolu de créer des sénateurs», et fait donc du
sénat un représentant de la nation.
111 An Essay on the Roman Senate, qui reprend les conclusions de Middleton et
sera traduit en France en 1765.
140 CLAUDE MOATTI
étaient élus par le peuple, tandis que N. Hooke, dans ses Observations, pa
rues en 1758112 et traduites ensuite en France, soutient des thèses plus
nuancées, qui n'auront d'ailleurs qu'un écho limité. En reprenant la ques
tionà son tour, Louis de Beaufort n'y fera même pas allusion : il suit en re
vanche Vertot contre Chapman et Middleton et montre que l'élection des
sénateurs revenait traditionnellement au roi, puis, à l'époque républicaine,
aux censeurs, et non au peuple113. La Blèterie n'entre pas directement dans
ce débat, puisqu'il s'intéresse à l'Empire, mais sa position est claire : «Les
magistrats et le Sénat ne tenaient point leurs pouvoirs du Prince; ils les te
naient de la Nation comme lui. »114. Si le peuple est pour lui «l'imbecille Pub
lic»115, le tribunat de la plèbe une magistrature qui représentait le peuple
et non la Nation116, et qui, «instituée pour être le rempart de la liberté»117,
devint tyrannique, si enfin les Gracques sont à ses yeux des tyrans en herbe
qui attentaient à l'État118, le meilleur État n'est ni le «gouvernement popul
aire»119 ni la monarchie absolue, mais une sorte de monarchie aristocra
tique où la souveraineté est partagée entre le prince et le Sénat. Tel est auss
i,dans ces années 1750, le langage des parlementaires qui se veulent re
présentatifs de la Nation, tandis que le roi les rabaisse au rang de simples
conseillers attachés à sa personne120.
112 Observations : I -on The Answer of M. L'A. de Vertot to Earl Stanhope : Inquiry
Concerning the Senate ofAncient Rome; II -a dissertation upon the constitution of the
Roman Senate, by a Gentleman; HI - a treatise on the Roman Senate by Dr. C. Middle-
ton; W - an Essay on the Roman Senate by Dr. T. Chapman.
113 La République romaine, Paris, 1766.
114 MAI, XXVII, p. 450.
115 Ibid., ΧΓΧ, p. 421.
116 Ibid., XXV, p. 397.
117 Ibid., p. 396.
118 Ibid. , p. 296 : on remarque la différence avec L. de Beaufort qui fait un éloge
des Gracques et du tribunat. Sur le tribunat de la plèbe dans la pensée politique : cf.
L. Guerci, Principio aristocratico e principio popolare nella storia della Repubblica r
omana : Louis de Beaufort e la discussione con Montesquieu, dans Modelli nella storia
del pensiero politico, t. 1, 1987, p. 191-217.
119 MA/, XXIV, p. 283.
120 Cf. les propos de D'Argenson concernant le Parlement et les magistrats :
«C'est le seul organe du peuple qui puisse se faire entendre aujourd'hui». (3 juin,
1752). Sur ces questions, cf. J. Egret, op. cit., et P. Alatri, Parlamenti e lotta politica
in Francia, Rome-Bari, 1977; J.M. Carbasse, La constitution coutumière : du modèle
au contre-modèle, dans V.l. Comparato éd., Modelli nella storia del pensiero politico.
II. La rivoluzione francese e i modelli politici, 1989, p. 163-179.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 141
121 Sur l'idée de représentation au XVIIIe siècle, cf. K.M. Baker, Representation,
dans K.M. Baker éd., The French Revolution and the Creation of Modern Political
Culture. I. Political Culture of the Old Regime, Oxford, 1987, p. 469-492; C. Larrère,
Sieyès, le modèle démocratique, dans V.l. Comparato éd., Modelli... op. cit., II, p. 189-
217; F. Furet et M. Ozouf, Deux légitimations historiques de la société française au
XVIIIe siècle : Mably et Boulainvilliers, dans Annales, E.S.C. , 1979, p. 438-450. Sur le
Sénat républicain, voir en dernier lieu, M. Bonnefond, Le Sénat de la République ro
maine, Rome, 1988; pour l'époque impériale : R.J.A. Talbert, The Senate of Imperial
Rome, Oxford, 1984.
122 Cf. les articles de Diderot dans l'Encyclopédie : Autorité politique (1751), Pouv
oir (1765), Représentants (1765), Souverains (1765); et Observations sur le Nakaz, IX,
1774, Discours politiques, p. 357 (Classiques Garnier).
123 H. de Boulainvilliers (1658-1722), Mémoires sur l'histoire du gouvernement
de France, et Lettres sur les anciens Parlements de France, tous deux publiés en 1727,
après sa mort.
124 Cf. Carcassonne, op. cit., p. 271 sq.; Baker, op. cit., p. 471; cf. Egret, op.
cit., p. 135 sq.
125 D'Argenson, 3 nov. 1753 (éd. Rathery, VIII, p. 152-153), cité par J. Egret,
op. cit., p. 61-62. Cf. aussi sur cette vague d'études de droit public, Carcassonne, op.
cit., p. 281 sq.
142 CLAUDE MOATTI
que «l'empire fut électif chez les Julio-Claudiens»126, autrement dit que la
Nation ne s'était pas dessaisie de sa souveraineté : il va même plus loin et
parle d'«acte national» à propos de l'élection de Tibère par exemple127, re
joignant d'une certaine façon les juristes romains Gaius et Ulpien et leur
définition de la légitimité du princeps128. Dans sa traduction de Tacite, il
consacre une longue note à la succession chez les Francs, reprenant pour
l'essentiel la thèse modérée de Vertot129, selon laquelle les premiers rois
francs n'avaient pas sur leur nation une autorité absolue130 et connaissaient
une succession à la fois élective et héréditaire131. C'est ce que soutiennent
aussi — diversement - Fréret et Boulainvilliers contre Foncemagne132 et Du
Bos133 : on se rappellera que les dissertations erudites prononcées à l'Acadé
mie sur les pouvoirs de l'empereur romain étaient explicitement une ré
ponse à Du Bos et visaient clairement à ruiner la crédibilité historique et
juridique de l'historien. Au terme de sa démonstration, l'élection - soit le
principe électif pur, comme c'était le cas chez les Julio-Claudiens, soit le
principe électif mêlé au principe héréditaire, comme c'était le cas chez les
126 MAI, XIX, p. 360. «La puissance souveraine n'est point attachée à la maison
des Césars», ajoute-t-il (p. 411).
127 MAI, XrX, p. 379.
128 Cf. B. Parsi, op. cit., p. 80.
129 MAI, TV, 1717, p. 672 sq. : Dissertation dans laquelle on examine si le royaume
de France depuis l'établissement de la monarchie a été un État héréditaire ou électif; du
même, Dissertation dans laquelle on tâche de démêler la véritable origine des Français,
par un parallèle de leurs mœurs avec celles des Germains, dans MAI, II, p. 611-651.
130 II cite à ce propos l'exemple du vase de Soissons (t. 1, p. 116) - c'est-à-dire le
même exemple qui avait servi à Du Bos pour prouver que l'autorité du roi des Francs
était despotique.
131 Dans la préface (p. LI-LII) à la Germanie, il précise que «tous les peuples fo
rmés du mélange des vainqueurs et des vaincus regarderaient cette relation de la Ger
manie comme l'histoire de leur patrie ancienne, et si j'ose m'exprimer ainsi, comme
les archives de leurs lois, de leur droit public, de leur première constitution». On ne
peut mieux exprimer la volonté politique qui sous-tend cette traduction. La German
ie de Tacite a de fait joué un rôle important dans les débats sur les Lois fonda
mentales de la monarchie française : cf. A.M. Battista, op. cit., p. 114 sq.
132 Le meilleur exposé de ces querelles reste A. Thierry, Considérations sur l'his
toire de l'ancienne France, Paris, 1840; cf. aussi Carcassonne, op. cit., p. 42 sq.;
Β. Barret- Kriegel, op. cit., III, p. 266 sq.; Alatri, op. cit., p. 68-85.
133 Histoire critique de l'établissement de la Monarchie française, Paris, 1734, t. 3,
p. 279 sq. : contre Boulainvilliers, qui soutenait que la succession était élective et le
Père Daniel, qui pensait qu'elle l'était devenue à la seconde race, Dubos affirmait que
«la monarchie française ayant été héréditaire dès son commencement, il doit y avoir
eu une loi de succession dès le règne de Clovis qu'on peut regarder comme son pre
mier fondateur»; il ajoute que selon lui, l'hérédité est inscrite dans la pratique des
Francs avant même qu'ils arrivent en Gaule (p. 305) - ce que conteste La Blèterie.
L'ABBÉ DE LA BLÈTERIE (1697-1772) 143
L'œuvre de La Blèterie est d'un intérêt majeur pour ceux qui s'in
téressent aujourd'hui au principat et cherchent à comprendre la nature de
ce régime apparemment si ambigu. Par ses démonstrations et ses conclus
ions,elle nous semble aussi caractéristique d'une époque où le rapproche
ment des méthodes de l'érudition et de l'histoire font entrer le savoir histo
rique dans le monde moderne. Cela seul suffirait à relever cet érudit de
l'oubli. Mais l'intérêt de l'historien serait bien limité s'il s'adressait à une
œuvre ancienne pour son seul contenu érudit. L'historiographie ne consiste
pas en une succession de monographies, mais doit s'interroger, comme l'a
montré Gadamer, sur «l'efficience de l'histoire dans le temps», prêter at
tention aux formes de la conscience et de la compréhension historique.
Chaque époque «choisit» en effet d'étudier telle ou telle question et oublie
en quelque sorte le reste. La Blèterie témoigne pour un siècle où l'histoire
romaine est devenue un arsenal de comparatisme, presque un acte poli
tique dans le tumultueux débat sur les origines de la monarchie française.
Claude Moatti