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« Je passe mes journées avec le scalpel et mes nuits avec les livres […] », écrit Büchner à son frère Wilhelm
en 1836. Effectivement, l'activité créatrice de Büchner a toujours été liée à son activité scientifique.
Son théâtre est un théâtre de l'anatomie. Dans Woyzeck, Büchner dissèque l'humanité et sa
condition, il l'examine grâce à ses recherches en médecine et en biologie. Dans sa pièce, Woyzeck
problématise la société et son organisation. Dans son œuvre, l'homme est représenté dans sa plus
grande vulnérabilité grâce à une esthétique anti-idéaliste. En effet Büchner rompt avec le
romantisme allemand et invente une forme : l'écriture fragmentaire. Nouvelle forme qu'évoquent
Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil dans leur introduction à Woyzeck. Büchner restitue « dans ses
tressaillements, ses demi-mots, et tout le jeu subtil et imperceptible de sa mimique » la vie des êtres « les plus
prosaïques qui puissent exister sous le soleil ». Le théâtre de Büchner est un théâtre physique, le
dramaturge écrit un théâtre corporel lorsque le corps subit de brusques secousses dues à une vive
émotion. Le langage est mis en échec en faveur du corps. Il est difficile de parler juste. Il exprime sa
pensée par le geste, par sa mimique. Ainsi il restitue la condition des êtres dépourvus de toute
noblesse, de distinction et d'élégance. Nous pouvons ainsi nous demander : Büchner, à travers des
êtres insignifiants, n'essaye-t-il pas de se rapprocher au plus près de la Beauté ? Et en quoi son
écriture fragmentaire témoigne-t-elle d'un désir pour le dramaturge de toucher à l'homme dans ses
profondeurs ?
Nous nous attarderons tout d'abord sur le côté expérimental de l'oeuvre de Büchner. Ensuite nous
étudierons la dimension prosaïque en faveur du Beau dans Woyzeck. Enfin nous analyserons la
modernité de Büchner à travers son écriture.
Pour Büchner, le Beau réside dans ce qu'il y a de plus simple, sans distinction aucune.
L'auteur veut revenir à l'état originel de l'homme. Cela implique une contradiction dans la littérature
de Büchner car nous pourrions voir cela comme une sorte d'idéal aux yeux de l'auteur, pourtant
celui ci veut se détacher de l'idéalisme. Cependant, le dramaturge reste cohérent avec ses
convictions. En effet, ce dernier cette dimension originelle de l'être ne serait pas à comprendre
comme un idéal esthétique de l’œuvre mais un moyen d'atteindre l'intérieur de l'être, du corps afin
de comprendre l'humanité et y découvrir la beauté. L'idéalisme esthétique se conforme à un idéal
commun, il transforme la réalité. Büchner quant à lui fait en sorte de pénétrer dans la vie des êtres
les plus simple, sans noblesse ni distinction. Ainsi Woyzeck est le meilleur moyen pour l'écrivain
d'atteindre le Beau auquel il aspire. « Au lieu de présenter des êtres motivés et dirigés de l’extérieur, selon des
idées abstraites ou des principes esthétiques, l’artiste doit laisser les personnages sortir d’eux-mêmes, sans introduire
en eux d’éléments copiés de l’extérieur. » Woyzeck est clairement le reflet de tous les êtres appartenant à
la petite classe, la classe la plus humble. Ce qu'il a de plus cher c'est sa famille, sa femme Marie et
leur enfant. En plus de ses heures de service, il se démène pour rapporter quelques sous
supplémentaires à sa famille, il rase le capitaine ou il accepte qu'un médecin fou se prête à des
expériences sur lui. Il devient presque un animal de laboratoire pour apporter ce qu'il peut en plus
aux êtres qui lui sont chers. Cette banalité est également présente dans l'action de la pièce. En effet,
dans cette pièce il ne se passe rien, il n'y a pas d'évolution perceptible dans l'action, l'évolution est
interne. Nous observons un personnage assujetti, ne dépendant pas de lui même mais de tous les
personnages qui l'entourent. Dans sa pièce, Büchner abandonne la structure dynamique.
Le langage lui aussi est simplifié à son extrême par l'auteur. Le dramaturge remet le langage
en question. « Ce pauvre l'est d'abord par le langage, il n'arrive pas à dire, il bredouille, il répète » J.M
Domenach. C'est la tout le problème pour le personnage, il ne sait pas communiquer et exprimer ce
qu'il ressent. L'échec du langage mène à l'échec d'une paix intérieure. Cette langue dénuée de
richesse est pour Büchner un moyen d'atteindre le Beau qu'il recherche pour son œuvre. En effet le
langage laisse ainsi plus de place à l'observation, à la vision, à la dissection du corps. Woyzeck ne se
distingue donc en rien, le langage ne lui donne aucune importance, au contraire, quand il parle on ne
l'écoute pas. Grâce à ce langage prosaïque, Büchner s'éloigne encore de l'idéalisme, il rompt
totalement avec les traditions rhétoriques du théâtre classique et romantique qui considérait qu'une
œuvre était belle grâce à sa forme.
Nous constatons que l'écriture de Büchner est moderne. Nous l'avons vu précédemment,
l'écriture de Büchner est presque chirurgicale. En fait, l'auteur invente un théâtre inédit où le geste
littéraire est médical et permet de comprendre les êtres. Cette tradition médico-littéraire remonte en
fait à la Renaissance où « voir » et « connaître » sont en lien. Néanmoins, c'est avec la découverte
de son œuvre que les auteurs de la fin du XIXème siècle et du début du XXème vont revenir à cette
tradition. Par ailleurs, son écriture est d'une étonnante modernité artistique. Le dramaturge s'appuie
sur des faits réels, sur des documents matériels pour sa pièce. Cette modernité réside dans l'écriture
fragmentaire due à la dissection, à l'autopsie des corps. Le dramaturge «cherche à montrer le nerf
derrière l’action, l’affect derrière la mimique, le réflexe derrière l’acte de violence ». C'est la dissection qui ouvre
la voie à une écriture du fragment. De plus, l'écriture fragmentaire semble être le seul moyen pour
analyser l'être humain qui « ne s'accommode pas de la progression linéaire ». En effet notre être est
composé de fragments, de morceaux. L'être humain est pluriel, il faut donc une narration éclatée
pour toucher à l'homme. Ces fragments construisent finalement quelque chose de plus cohérent qui
nous touche plus intimement qu'un récit traditionnel.
Par ailleurs, l'écriture de la banalité, de l'insignifiant, est également une marque de la
modernité du dramaturge. En effet les auteurs de la seconde moitié du XX ème siècle, lors de la
remise en question de la littérature traditionnelle, ont décidé de faire l'impasse sur le grandiose, sur
le sublime afin de resserrer le propos sur le quotidien, évacuer le récit de ce qui peut détourner le
lecteur de l'important. Ils décident, en suivant Büchner, de s'extraire de l'idéalisme. Notre époque est
celle des anti-héros : des personnages vides, creux, sans qualité comme le décrit Robert Musil dans
L'Homme sans qualité, ces anti-héros sont exemplaires de cette négation de l'homme et détermine le
visage de l'homme moderne.
A ces aspects de l'écriture de Büchner se mêlent différentes formes de réalismes. Nous
l'avons vu, dans sa pièce Büchner cherche à rendre compte objectivement de la réalité et
indépendamment de celui qui l’observe. Le monde tel qu’il est. Dimension revendiquée par les
écrivains dits réalistes du XIXè siècle. Il s'agit d'un réalisme de la troisième personne. Cependant, le
dramaturge pousse l'originalité en mêlant au réalisme objectif, un réalisme subjectif qui prétend
présenter le monde tel qu'il est perçu par un conscience. En effet nous sommes confrontés au monde
tel que le perçoit Woyzeck. Ce dernier se sent traqué, il a l'impression que ce monde ne lui laisse
aucune échappatoire. Ce réalisme subjectif est plus efficacement représenté dans l'adaptation de
Alan Berg dans laquelle les comédiens évoluent dans des espaces clos.