La Marche Blanche, Un Nouveau Fait de Société

LA MARCHE BLANCHE, UN NOUVEAU FAIT DE SOCIÉTÉ
Christian Godin
Presses Universitaires de France | « Cités »
2014/3 n° 59 | pages 169 à 179

ISSN 1299-5495
ISBN 9782130628750
DOI 10.3917/cite.059.0169
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VIE Politique

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La marche blanche, un nouveau fait de société

Christian Godin
Le 27 octobre 2013, à Bois- hommage à un directeur d’école

d’Arcy (Yvelines), une marche sauvagement assassiné.
blanche a eu lieu en mémoire Il ne s’agit là que de quelques
d’une jeune femme assassinée. Le exemples, presque pris au hasard, de
30 novembre, 700 personnes ont ce qui constitue désormais un véri-
participé à une marche blanche table fait de société. Chaque week-
dans la petite ville de Livron, dans end, plusieurs marches blanches

la Drôme, pour apporter leur sou- ont lieu en France. Depuis l’affaire
tien à la famille de deux enfants Dutroux1, l’expression est utilisée 171
tués par leur père. Quelques jours pour désigner une marche orga-
plus tard, plus de 10 000 per- nisée autour de la mort d’une vic- La marche blanche,
sonnes étaient présentes lors de la time de fait divers, principalement un nouveau
fait de société
marche silencieuse qui se déroula lorsque celle-ci est un enfant, un Christian Godin
à Échirolles (dans la banlieue de adolescent, ou une femme, lors-
Grenoble), en mémoire de Sofiane qu’elle a succombé à une action des
et de Kevin, deux jeunes gens lyn- forces de l’ordre ou encore lorsque
chés par des membres d’une bande les circonstances de sa disparition
voisine. À Millau (Aveyron), le 7 n’ont pas encore été élucidées.
décembre, près de 3000 personnes, Des marches blanches sont éga-
soit le septième de la population lement organisées pour rendre
totale de la ville, ont rendu hom- hommage à des adultes assassinés,
mage à une jeune fille de 14 ans à des victimes d’erreurs médicales,
poignardée par un forcené. Le 13
décembre, 2000 personnes (un 1. Marc Dutroux a été condamné à la réclu-
habitant sur 6) se sont rassemblées sion à perpétuité en 1996, en Belgique, après
dans la petite ville de Woippy avoir été reconnu coupable d’enlèvements, de
séquestrations, de viols et d’assassinats sur la
(Moselle) pour rendre un dernier personne de plusieurs enfants.
cités 59, Paris, puf, 2014
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d’accidents de la route, de règle- dans les mains des ballons blancs4.

ments de comptes, ou de tentatives Le blanc symbolisait à la fois la
de cambriolages. En 2010, une neutralité, l’innocence et la paix.
marche a même eu lieu dans le Les organisateurs veillèrent à ce
département de l’Aisne pour les que toute récupération politique
animaux maltraités. fût empêchée.
C’est à la couleur des vête- Ce sont les médias belges, et non
ments dont s’étaient revêtus les les organisateurs de la manifestation
participants au mouvement de eux-mêmes, qui ont forgé et diffusé
protestation populaire2 Marche l’expression de « marche blanche »
Blanche, né en Belgique à la suite (certains préférèrent parler de
de l’affaire Dutroux et de l’arres- « marche silencieuse »), laquelle
tation de plusieurs pédophiles, est ainsi devenue, après la marche
que les marches blanches doivent monstre de Bruxelles, une expres-
leur nom. Le 20 octobre 1996, à sion générique pour désigner un cer-
Bruxelles, plusieurs centaines de tain type de manifestation publique,
milliers de personnes3, mobilisées et du même coup un véritable fait
par des parents d’enfants disparus, de société.

se sont réunies en mémoire des vic- à côté des ballons et des fleurs
172 times de Marc Dutroux et en signe (traditionnellement associées à la
de protestation contre l’incurie mort), les marches blanches exhi-
Vie
des pouvoirs publics qui pendant bent des symboles d’amour et
politique des années s’étaient montrés inca- d’innocence comme des peluches,
pables d’arrêter les agissements des cœurs (déclinés sous toutes les
des pédophiles. Vêtus de blanc, formes), et des roses blanches.

les « marcheurs », à qui il avait été Le caractère relativement récent
demandé de garder le silence, de de ces démonstrations publiques,
ne proférer aucun slogan, tenaient joint à leur extension et à leur pro-
lifération, doit être interrogé. Il
convient, pour ce faire, de replacer
2. Certains observateurs préfèrent parler de le phénomène dans un contexte
rassemblement citoyen pour minimiser voire historique plus large que les quinze
annuler la dimension protestataire de cette
manifestation. dernières années pour comprendre
3. Les estimations vont de 385 000 à
650 000. Lancée par six familles de victimes, la
marche du 20 octobre 1996 représenta le plus 4. Lâché, le ballon blanc peut être inter-
grand rassemblement de rue en Belgique depuis prété comme symbolisant l’âme de la victime
la Seconde Guerre mondiale (voir Laurence montant au ciel, mais il est probable que pour
Boussaguet, La Marche blanche : des parents faces la plupart des participants, ce sens n’est pas
à l’État belge, Paris, L’Harmattan, 2004). conscient.
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en quoi consiste sa nouveauté et l’image rassérénée d’un consensus

voir ce qu’elle signifie. enfin retrouvé.
L’histoire contemporaine a Les manifestations de rue qui pro-
connu trois types de marche col- testent ou revendiquent sont géné-
lective, qui ont chacun un sens ralement bruyantes, leur clameur est
social et politique spécifique : les leur raison d’être, avec leur visibi-
marches de conquête, les marches lité. Les marches blanches sont des
de revendication et les marches de manifestations silencieuses, comme
protestation. Même si elle com- le sont les moments de prière en
porte, comme nous le verrons, commun dans les églises. à cette
une dimension protestataire et différence près, qui est certes consi-
revendicative, la marche blanche dérable, que cette manifestation
n’entre dans aucune de ces trois se déroule en dehors de tout cadre
catégories, et c’est pourquoi elle institutionnel, partisan, syndical
constitue un phénomène d’un type ou religieux. Même si elle véhicule
nouveau. des traces de religiosité, la marche
Les marches de conquête sont blanche n’est pas de nature reli-
des marches agressives, dérivées gieuse, l’espace social où elle s’inscrit

des campagnes militaires, qu’elles est bien celui de la sécularisation. Le
poursuivent par d’autres moyens. fait que les marches blanches ho- 173
L’histoire du siècle écoulé nous norent des morts ou des disparus ne
en donne plusieurs exemples, la saurait les identifier pour autant à La marche blanche,
marche de Mussolini sur Rome et des processions funéraires. Le corps un nouveau
la Longue Marche5 des commu- des victimes n’y est jamais présent fait de société
nistes chinois étant les plus célèbres. Christian Godin
- sinon symboliquement par des
La marche blanche est aux anti- objets ou des photographies. Les
podes de la marche guerrière, elle marches blanches représentent un
est totalement pacifique. Elle est moment de pause : c’est le cas sur-
aux antipodes aussi de l’attroupe- tout des marches blanches organi-
ment des lyncheurs qui réclament sées pour soutenir un commerçant
des têtes, et c’est souvent à peine
inculpé pour avoir tué un cambrio-
si elle demande justice. Dans une
leur ; alors leurs confrères baissent
société ravagée par la concurrence et
leurs rideaux métalliques.
la défiance réciproque, elle se veut
La couleur blanche de la marche
belge de 1996 traduisait la volonté
5. Certes, la Longue Marche a d’abord été de neutralité politique et le refus
un mouvement de repli, mais sa finalité poli-
tique, dès le départ, a bien été la conquête du
de récupération politique affichés
pouvoir. par ses organisateurs. La marche
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blanche est une marche sans slogans les homosexuels…), les marches
ni pancartes6, elle diffuse des signes blanches mêlent les sexes, les âges
muets, dont la charge affective de et les professions, et on y participe
ce fait n’est que plus forte. L’image volontiers en famille lorsque c’est la
tient lieu de discours car il ne s’agit mémoire d’enfants assassinés qui est
pas de revendiquer, du moins pas honorée.
directement, mais d’exprimer son Les causes du phénomène et de sa
émotion : d’où l’effigie des petites montée en puissance dans l’espace
victimes (lorsqu’il s’agit d’enfants public sont forcément multiples et
assassinés) sur les tee-shirts des d’ordre différent. Les grands moyens
manifestants. Pour les parents qui d’information constituent, sinon la
participent, en tête du cortège, aux cause première, du moins la princi-
marches organisées en mémoire de pale cause occasionnelle. Ce sont en
leurs enfants assassinés, c’est un véri- effet les médias, et plus particuliè-
table chemin de croix, qui intensifie rement les télévisions en continu
l’émotion collective7. qui préparent et cultivent à grande
La mixité sociale est une caracté- échelle le terrain émotionnel d’où
ristique des marches blanches, même vont sortir les marches blanches.

si les participants appartiennent À ce facteur de départ, s’ajoute la
174 majoritairement aux classes popu- cause occasionnelle de ce qu’il est
laires. Alors que les manifestations désormais convenu d’appeler les
Vie
de protestation et de revendication « réseaux sociaux8 », lesquels ont la
politique mettent en scène le plus souvent des capacité d’agréger une multitude
groupes homogènes, donc spéci- d’émotions individuelles en mobili-
fiques (les électeurs de gauche ou de sation collective.

droite, les ouvriers, les enseignants, Mais pour qu’une mobilisation
collective ait lieu, il faut qu’elle
6. À Bellegarde (Gard), en novembre 2011, parvienne à enclencher des méca-
la marche blanche en hommage à Océane (une nismes (inconscients) d’identifica-
fillette de 8 ans, violée et assassinée) était pré-
cédée d’un grand drap blanc rectangulaire tenu tion et de projection sans lesquels
par cinq ou six personnes (en tenue blanche) l’affectivité reste sans objet. Très
et sur lequel étaient écrites les trois lettres RIP souvent, les organisateurs de
(« Resquiescat in pace », « Repose en paix »)
encadrées par un cœur et des ailes d’ange.
7. C’est pourquoi un certain nombre de 8. On voit ce que peut avoir d’abusif la
parents des victimes refusent de participer à ces dénomination de « réseau social » pour désigner
manifestations. Beaucoup parmi eux s’abstien- un moyen de communication de bouche à
nent aussi par crainte des débordements ou de oreille par voie informatique. Un réseau social
la récupération politique. Il faut préciser enfin devrait avoir une certaine consistance politique
que la majorité des enfants assassinés le sont par et culturelle, et une certaine permanence dans le
leurs propres parents. temps, ce que n’ont ni Twitter ni Facebook.
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marche blanche n’ont qu’un rap- ou trois décennies, par la figure de

port très éloigné, symbolique et la victime. C’est cette figure qui
imaginaire, avec les victimes aux- fédère, par-delà leurs différentes
quelles ils rendront hommage en modalités, les marches blanches
compagnie de milliers de leurs faites en hommage d’enfants assas-
concitoyens. Ainsi l’initiatrice de sinés et celles faites en soutien de
la marche blanche qui a eu lieu à commerçants homicides, car dans
Saint-Mandé (Val-de-Marne) le ces affaires, ce sont eux qui sont
15 décembre 2013, ne connaissait perçus comme les premières vic-
pas personnellement la fillette de times, et non les cambrioleurs tués.
15 mois abandonnée par sa mère Et s’il arrive qu’inconsciemment
sur la plage de Berck à la marée certains participants à ces mani-
montante, mais cette mère et cette festations s’identifient davantage à
enfant habitaient Saint-Mandé, et la mère qui a tué son enfant qu’à
elle les avait croisées. Ce sont sans celui-ci, c’est parce que cette femme
doute les mécanismes de l’identifi- peut apparaître, elle aussi, comme
cation et de la projection qui sont une victime : faut-il qu’une femme
les causes psychiques (inconscien- en soit arrivée à un profond degré

tes) de la mobilisation d’une foule de désespoir pour qu’elle aille jus-
d’anonymes pour une marche qu’à cette extrémité ! La condition 175
blanche. La puissance d’une émo- nécessaire pour l’enclenchement
tion ressentie à la nouvelle d’un d’une marche blanche est l’exis- La marche blanche,
fait divers provient en effet moins tence d’une victime manifeste. Si les un nouveau
de son désastre objectif que de sa milliers de naufragés de Lampedusa fait de société
ne suscitent pas de marche blanche Christian Godin
résonance subjective. Si, sur les
quelques centaines d’homicides et n’en susciteront probablement
perpétrés en France chaque année, jamais, ce n’est pas d’abord parce
seuls une dizaine secoueront émo- que personne ne les connaît, mais
tionnellement un large public, c’est surtout parce qu’ils n’apparaissent
parce que la grande majorité de ces pas comme des victimes. Une autre
condition est nécessaire : il faut des
crimes (les règlements de comp-
assassins (qu’ils soient réels, pré-
tes entre trafiquants de drogue,
sumés ou simplement potentiels9)
par exemple) rend pratiquement
pour qu’une marche blanche ait lieu.
impossibles les processus d’identi-
La marche blanche est une manifes-
fication et de projection.
tation publique d’empathie grâce
Les marches blanches témoi-
gnent de l’importance acquise, dans 9. Tels apparaissent les cambrioleurs armés,
l’imaginaire collectif, depuis deux même d’une arme factice.
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à laquelle des gens qui se sentent Mais cet apolitisme n’est que de sur-
victimes d’injustices et d’humilia- face. Car derrière la démonstration
tions dans leur vie privée et profes- de soutien, ou à côté d’elle, les mar-
sionnelle extériorisent sans le savoir ches blanches véhiculent, au moins
leur mal-être en s’identifiant, elles implicitement, cette forme de colère
qui sont des victimes sans assassin, rentrée ou de ressentiment, que l’on
à des victimes assassinées. appelle depuis quelques années du
Paradoxalement, les marches terme vague et galvaudé d’« indi-
blanches signalent une persistance gnation11 ». La pensée magique du
de l’émotion vécue en commun « plus jamais ça ! » circule comme un
au moment même de l’histoire de message récurrent dans les marches
la culture où, la montée de l’indi- blanches, qui sont aussi une espèce
vidualisme et le déclin des grandes de rite de conjuration. Le blanc est
institutions aidant, les occasions une couleur édénique qui signale le
de recueillement collectif se font fantasme d’un monde sans mal ni
de plus en plus rares. Désormais, violence.
en effet, les cérémonies funéraires L’indignation feutrée des marches
escamotent la mort et le deuil. Les blanches est sociale, et elle s’adresse

inhumations ont lieu « dans la plus à deux collectifs différents. Elle s’en
176 stricte intimité » et les crémations, prend d’abord implicitement à une
qui les remplacent peu à peu, ont société d’individus froids, narcis-
Vie
pour effet de subtiliser la mort. siques et repliés sur eux-mêmes :
politique Étonnante société que celle où la notre société. Les marches blanches,
mort d’inconnus bouleverse davan- qui réunissent les habitants d’un
tage que celle des proches ! Mais on quartier ou d’une petite ville (il

peut aussi voir là comme un retour n’y a jamais eu de marche blanche
du refoulé. Sans rituel, en effet, importante à Paris12), véhiculent
la mort redouble d’horreur. Une les valeurs chaudes de l’entre-soi.
émotion longtemps comprimée se
déchargerait ainsi collectivement à d’organisateurs de ces marches ne cachent pas le
l’occasion d’un fait divers. caractère politique de celles-ci.
Apparemment, les marches 11. Des sondages, réalisés en 1997 en
Belgique, quelques mois après la grande marche
blanches sont de purs événements blanche, ont montré qu’une infime minorité de
émotionnels, sans revendications la population belge faisait confiance aux insti-
politiques10. De fait, les banderoles et tutions et aux médias (lesquels, par représailles,
ont dénigré le mouvement, et minoré son
les slogans y sont rares, sinon absents. importance).
12. En février 2013, une marche blanche
10. Ce n’est pas toujours le cas, loin s’en a été organisée à Paris en mémoire de deux
faut. Comme nous allons le voir, nombre policiers tués par un chauffard, mais ce sont des
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Lorsqu’une affaire criminelle locale ces manifestations une expression

est répercutée par les médias natio- du populisme, lequel est caracté-
naux et abondamment entretenue risé par son émotivisme réactif14.
par les médias régionaux, c’est toute Le soupçon de connivence entre les
une ville qui se trouve en état de responsables politiques, la police, la
choc. Seulement, qu’une société justice et les médias est un élément
ne se retrouve plus qu’à l’occasion central du populisme contempo-
d’un assassinat, dans la tristesse et rain15. Les participants aux marches
la douleur, ne manque pas de faire blanches sont supposés savoir car
symptôme. les rumeurs et les apparences ont
Les marches blanches repré- été comprises comme des faits avé-
sentent par ailleurs, et de façon rés16. Alors que l’enquête a à peine
tout à fait consciente cette fois, commencé, pleine d’embûches
l’indignation de la société civile et d’obscurités, comme il arrive
face à des drames révélateurs de presque toujours dans les affaires
l’impuissance supposée des pou- de ce genre, l’émotion s’est déjà
voirs publics. Certes, il arrive que investie sur des victimes certaines
des responsables politiques (maires, et des coupables présumés. Les len-

ministres) participent à des marches teurs et les palinodies de l’enquête
blanches, comme cela a été le cas et de l’instruction, elles aussi inévi- 177
en novembre 2011, au Chambon- tables, alimenteront le complotisme
sur-Lignon (Haute-Loire)13, mais et conforteront rétroactivement la La marche blanche,
c’est par calcul politique, pour paranoïa de la vérité cachée17. Une un nouveau
apaiser les esprits et court-circuiter fait de société
les critiques, justement. Lors des Christian Godin
14. Voir Dominique Reynié, Populismes : la
marches blanches, ce sont les pou- pente fatale, Paris, Plon, 2011.
voirs publics, les grands corps de 15. Sur la pertinence de ce concept de
l’État (le gouvernement, la police, populisme, voir Christian Godin « Qu’est-ce
la justice…) qui sont au banc des que le populisme ? », in Cités numéro 49, Paris,
Puf, 2012, pp. 11-25.
accusés et la population qui défile 16. On a pu voir, à Clermont-Ferrand, en
en victime. L’absence de formu- 2012, la tristesse et la compassion se métamor-
lation politique rationnelle fait de phoser en colère lorsque fut révélée la culpabilité
des parents de la petite Fiona, qui avait disparu,
en 2012, et pour qui une marche blanche réu-
membres du personnel de police qui ont orga- nissant plusieurs milliers de participants avait
nisé cette manifestation, et la plupart des parti- été organisée.
cipants faisaient partie de ce personnel. 17. Pour les jeunes solidaires de banlieue, il
13. Marche blanche organisée à la mémoire est impossible qu’un de leurs copains soit mort
d’Agnès, une jeune fille assassinée par un élève par accident en tentant d’échapper à la police.
de son lycée. Les parents de la victime n’y ont Il a forcément été tué. Les « versions de la
pas participé. police » sont a priori tenues pour fausses.
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émotion, en effet, est irréfutable, Apparemment, les marches

et comme elle exerce un chan- blanches sont consensuelles car
tage à l’inhumain (comment rester elles se présentent comme apo-
neutre ? ne pas compatir ?), elle agit litiques et reposent sur l’affect.
objectivement comme un principe Rien de tel que l’émotion, en effet,
de terreur. pour transcender les clivages poli-
On voit, à l’occasion des faits tiques, éthiques et confessionnels.
divers qui ont eu le plus de réso- Mais là encore il ne s’agit que d’un
nance sociale, et des manifestations élément de surface. Les marches
auxquelles ils donnent lieu, à quel blanches ont presque toujours lieu
point la relation qu’une fraction dans des petites villes, avons-nous
importante de la population entre- dit, et lorsqu’elles se déroulent
tient aujourd’hui avec les médias dans des villes plus grandes, c’est
peut être malsaine car faite d’un un quartier particulier, et lui seul,
mélange de naïveté (les rumeurs et qui est concerné. Mais, significati-
les hypothèses les plus hasardeuses vement, ces marches sont blanches
sont volontiers prises pour des faits aussi du point de vue ethnique.
objectifs), de défiance radicale (les Même lorsque les immigrés et

sondages montrent qu’une bonne descendants d’immigrés de cou-
178 partie des citoyens ne fait absolument leur ne sont pas impliqués dans
pas confiance aux grands moyens ces drames qui suscitent autant
Vie
d’information), et de paranoïa (il y a d’émotion, ils sont presque tota-
politique des « vérités » qui sont cachées). lement absents des manifestations
Tout se passe comme si le silence faites en hommage à des enfants
des marches blanches était une pro- blancs. Dans la foule de 3000 à

testation muette contre une loi du 4000 personnes, qui a marché dans
silence et un laxisme généralisés. En les rues de Marignane, en août
Suisse, une association, née à la suite 2013, pour rendre hommage à un
d’affaires de pédophilie, réclame un homme de 61 ans tué pour avoir
renforcement des dispositifs chargés voulu s’opposer à deux malfrats
de lutter contre la pédocriminalité venus cambrioler un bureau de
et reprend les revendications habi- tabac, il n’y avait que des Blancs,
tuelles aux partis populistes18. alors que la population de la ville
comprend une forte proportion de
personnes d’origine étrangère. Sur
18. Augmentation des moyens financiers et
du nombre d’agents pour lutter contre cette
forme de criminalité, imprescriptibilité des cri- des travailleurs sociaux la délivrance d’un extrait
mes pédophiles, obligation pour les institutions du casier judiciaire, aggravation des peines pour
travaillant dans le milieu de l’enfance d’exiger les auteurs d’actes pédophiles.
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un immense drap blanc, en tête du Il a souvent été dit que le vote

cortège, avaient été écrits en gros- populiste (sans oublier l’absten-
ses lettres ces mots : « Merci pour tion populiste) est le fait de gens
tes valeurs ». En revanche, lors- qui se sentent seuls et abandonnés
qu’une marche blanche a lieu en par les pouvoirs publics, et qui ne
l’honneur d’un délinquant tué par reconnaissent plus leur monde dans
un commerçant ou par les forces leur société. Les marches blanches
de l’ordre, ou encore mort pour sont une manifestation populiste de
avoir voulu échapper à celles-ci, rue, et c’est pourquoi, derrière les
alors les participants sont presque figures mythiques de la victime et
toujours d’origine sahélienne ou de l’assassin, qui semblent ne ren-
maghrébine. Le caractère racialiste voyer qu’à une scène imaginaire,
des marches blanches, observable nous avons bien affaire ici à un fait
depuis le début, est un signe très politique et social, symptomatique
inquiétant des tensions qui tra- des malaises et du mal-être de notre
vaillent notre société. société.

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fait de société
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