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Catalogage avant publication de Bibliothèque

et Archives Canada

Crescent, René, 1949-


La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs
ISBN 2-89544-066-2
1. Technologie – Aspect social. 2. Industrie – Aspect social.
3. Technologie et civilisation. 4. Culture technologique.
5. Recherche technique. 6. Recherche industrielle. I. Langlois,
Richard, 1958- . II. Titre.
T14.5.C73 2004 306.4’6 C2004-941317-1
Révision linguistique: Solange Deschênes
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© Éditions MultiMondes 2004
ISBN 2-89544-066-2
Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2004
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Peut-être y a-t-il plus d’amour
dans les métiers que dans les cœurs,
plus d’amour et d’amitié dans les métiers
que dans n’importe quoi au monde.

P. Geraldy, L’Homme et l’amour

Ce n’est pas parce que les passions sont fortes


qu’on se détourne des choses ;
c’est quand on se détourne des choses
que toute passion est forte.

Alain, Propos
Table des matières

Introduction ...................................................................................1

L’ÉCHEC FERTILE ................................................................................3

Une usine va fermer .........................................................................3

L’échec ? Connais pas !.......................................................................5

Positifs ? Positivés ? ..........................................................................7

Avant le silence et l’oubli .................................................................8

L’EXIL INTELLECTUEL .........................................................................9

Voie royale ou chemin du Roy ?........................................................9

La table d’orientation .....................................................................15

Les ponts ........................................................................................22

Errances..........................................................................................25

Stratège et « stratégiste » ................................................................26

Cœurs et crânes..............................................................................27

UNE CULTURE DE L’EXIL ? .................................................................29


Le triomphe du génie .....................................................................30

L’œuf et la poule .............................................................................34

Scientifiques et sportifs .................................................................38

Mémorisation et répétition.............................................................40

Regrets… ou agrès ?........................................................................42

Un moment, Excellence ! .................................................................50

Gâteux ou « gratteux » ?...................................................................53

On s’aime « à tout vent » .................................................................54


La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Les raisons de la colère ..................................................................55

Qui mérite irrite ? ...........................................................................57

Une foi de trop ...............................................................................57

Qui ne dit mot… .............................................................................59

PÔLES DE COMPÉTENCES ..................................................................63

Idées reçues sur les chercheurs .....................................................64

Mondialistes ou « mondialisés » ?....................................................72

Le professeur et la péripatéticienne...............................................73

Les consultants...............................................................................77

Université-industrie .......................................................................83

FORCES ET GUIDES ...........................................................................87

« Poussée » ou « tirage » ? .................................................................88

Guider ou laisser faire ?..................................................................90

Bondir ou marcher ?........................................................................95

Investir ou financer ? ......................................................................97

Risquer ou tenter ?........................................................................100

La force motrice ...........................................................................104

Raisonner ou résonner ? ...............................................................115

LES ACTEURS ET LEURS RÔLES .......................................................117


Produire........................................................................................117

Produire… et penser.....................................................................121

Maintenir ......................................................................................122

Vérifier .........................................................................................128

Diriger .........................................................................................133

Idées reçues sur les patrons.........................................................137

x
Table des matières

Exploiter .......................................................................................143

Choses de la vie............................................................................146

LE DÉCOR ......................................................................................159

Une nouvelle religion ...................................................................159

Une nouvelle hiérarchie ...............................................................163

Politiques et pratiques .................................................................165

Épilogue ......................................................................................173

xi
Introduction

L e développement industriel et technologique est aujourd’hui jugé


indispensable par la plupart de nos sociétés. Il est devenu le fer
de lance du progrès social, la pierre angulaire de l’amélioration de
la qualité de vie, la clé de voûte de l’élévation du niveau de vie.

Les conditions de ce développement peuvent être encadrées par


des visions, des politiques nationales, des ententes internationales,
mais, au quotidien, elles ne sont forgées, assurées, garanties que par
l’atteinte d’un niveau d’excellence technologique et industrielle,
c’est-à-dire par la production de biens et de services d’un excellent
rapport qualité/prix.

Pour atteindre ce degré d’excellence, de multiples conditions


doivent être réunies, mais la plus importante est sans nul doute la
suivante : il faut que toutes les personnes engagées dans le cycle de
conception, de production et de vente soient compétentes. Cela s’ap-
plique aussi bien aux dirigeants qu’aux ouvriers, aussi bien aux
professionnels qu’aux journaliers, aussi bien aux chercheurs qu’aux
laborantins.

Une telle force ne se développe pas par hasard. Cela est certain.
Mais devons-nous en favoriser le développement? D’aucuns pensent
que non. Ils affirment que cette force émerge toujours dans le sillage
des besoins, et qu’il suffit que des gens, quelque part, désirent et de-
mandent, pour qu’ailleurs d’autres personnes fassent et satisfassent.
Réalité incontestable, mais qui ne saurait nous contenter. Modèle
statistiquement correct (parmi dix produits qui sont «bons», il en est
toujours un « meilleur »), mais socialement difficile à accepter, car
c’est ici, chez nous, et non «quelque part dans le monde», que nous
voulons voir se développer et triompher l’excellence.

Pour atteindre cet objectif, nous devons veiller à ce que la tech-


nologie soit non seulement respectée et appréciée, mais aimée et,
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

pourquoi pas?, adulée. Nous devons faire en sorte que la technologie


ne soit plus considérée comme une suivante de la science, et l’indus-
trie comme une servante de la technologie. Nous devons faire en
sorte que tous ceux et celles qui travaillent dans nos usines, nos
bureaux d’études, nos centres de recherches, soient considérés
comme des élites de notre société.

Quant à tous ceux qui sont, comme nous, des professionnels de la


technologie, ils doivent collaborer à ce mouvement. Ils doivent accom-
plir, pour l’univers des technologies et de l’industrie, ce que des
générations de savants et de professeurs ont accompli pour l’univers
des sciences. Ils doivent, avec force, conviction et enthousiasme, faire
connaître cet univers. Ils doivent en dévoiler la culture, en montrer les
habitants, en exposer les zones d’ombres et de clartés.

Il convient toutefois qu’ils évitent de trop généraliser, de trop


« mondialiser », pourrait-on dire, leur discours, car il perdrait alors,
en force d’action sociale, ce qu’il gagnerait en étendue et en pouvoir
de diffusion. La technologie est en effet «vécue» de façon différente
par chaque société, et chaque société ne peut se définir un modèle
original de développement technologique que si elle prend cons-
cience de ses différences et de ses spécificités. À partir de là, elle
pourra choisir ensuite de les traiter, soit comme des forces, soit
comme des faiblesses, comme des atouts qu’il faut renforcer, ou
comme des défauts dont il importe de se débarrasser. Que le
professionnel demeure un guide dans ce dernier processus, cela est
possible et peut-être même souhaitable. Ce n’est toutefois pas le rôle
principal que nous lui avons assigné.

Deux missions donc pour les professionnels de la technologie.


Dire ce qu’est la technologie et dire comment elle est « vécue »,
développée, transmise par la société dans laquelle ils vivent.

C’est ce que nous avons cherché à accomplir.

2
L’échec fertile

C ommençons par la fin, par l’échec de la mise en application d’une


technologie. Commençons par la fermeture d’une usine.

À première vue, nos médias et nos sociétés semblent considérer


la fermeture d’une usine comme une véritable catastrophe. Mais
qu’en est-il vraiment ? Que font-ils, que faisons-nous lorsque les
belles paroles sont oubliées, les promesses envolées ? lorsque
l’indignation est refroidie, et la pitié émoussée ? Ne devrions-nous
pas, dans l’ombre et le recueillement, examiner, analyser cette
catastrophe pour faire en sorte que jamais elle ne se reproduise ?
C’est sur cette question que nous voulons maintenant réfléchir1.

Une usine va fermer…


Une usine va fermer…

La trame de cette tragédie est toujours la même: public surpris,


politiciens indignés, dirigeants résignés, syndicats révoltés, employés
abattus… Les médias en parlent quelques jours, puis c’est le silence
et, sur toute une communauté d’hommes et de femmes, la chape de
l’oubli…

« Notre usine va fermer !… »

Vies chamboulées, chambardées, déchirées, écartelées… Nuits


blanches, inquiètes et tourmentées… Jours glauques, figés dans la
douleur, suspendus dans l’attente.
« UNE USINE VA FERMER »

Combien de fois avons-nous lu cette manchette ? Combien de


fois avons-nous vu le phénomène se répéter ? N’avons-nous donc

1. L’Échec fertile est le titre d’un très beau livre de Georges Haldas, Éditions Paroles
d’Aube,1996.
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

rien appris des fermetures passées? Avons-nous donc si peu retenu,


si peu analysé, si peu trouvé, que cela se reproduit encore et encore?

Dans toute la rhétorique sociale que génère une telle situation,


on entend très peu parler de technologie. Pourtant, on peut facile-
ment soutenir l’hypothèse selon laquelle la cause profonde de cette
fermeture est d’un ordre, non pas économique, mais technologique.
En effet, si cette usine avait découvert quelque nouvelle méthode de
fabrication, quelque nouveau procédé qui lui aurait permis de
diminuer les coûts de production et de mettre son produit sur le
marché à un prix inférieur à tous ceux de ses compétiteurs, n’est-il
pas certain qu’elle ne serait pas engagée dans un processus de
fermeture? N’est-il pas certain qu’elle aurait même devant elle le plus
radieux des avenirs ?

C’est en ayant toujours présente à l’esprit cette question essen-


tielle qu’il importe de faire l’analyse de l’échec. Car nous voulons ici
rappeler que l’analyse de l’échec est toujours fructueuse. Nous
voulons ici suggérer que, pour éviter de nouvelles fermetures, il
importe de bien comprendre les causes profondes de celle qui se
produit.

Précisons qu’il ne s’agit pas de rechercher, en de vieux documents,


une évidente faute de calcul, une criante déficience du raisonnement.
Cela serait trop facile et, somme toute, bien inutile. En règle générale,
les mécanismes de vérification utilisés par les professionnels ont
permis d’éviter ce genre d’erreur. Ce qu’il faut trouver, ce qu’il importe
de découvrir, c’est, en nous-mêmes, le défaut de pensée, l’insidieuse
croyance, la trop belle image, la fausse analogie, tous ces petits riens
qui nous ont fait glisser de la logique vers la rhétorique, du calcul
vers le rêve.

Un jour, après bien des analyses, nous pourrons enfin établir une
véritable carte routière du succès technologique. Nous pourrons
définir de nouvelles méthodes de pensée et de travail. Nous pour-
rons les rendre accessibles au grand public, les diffuser dans les
milieux professionnels, les intégrer à la formation des étudiants.
Ajoutons que c’est en 1938 que Gaston Bachelard a publié ce livre
merveilleux intitulé La Formation de l’esprit scientifique: contribution

4
L’échec fertile

à une psychanalyse de la connaissance objective. Qui nous donnera,


un jour, une « formation de l’esprit technologique » ?

La mise en œuvre de ce processus exigera, ou plutôt exigerait


une participation des entreprises qui sont propriétaires de ces
usines. Est-ce possible? Les livres sont si vite fermés, les documents
si vite archivés, les échecs si vite oubliés, les « responsables » si vite
transférés vers d’autres défis… Qui osera regarder en arrière ? Alors
même qu’on annonce déjà : « Une nouvelle usine ouvrira bientôt ses
portes ! »

Épilogue :

Un homme savant a compris un certain nombre de vérités. Un homme


cultivé a compris un certain nombre d’erreurs.
Alain, Propos

L’échec ? Connais pas !


Un médecin nous a un jour prêté un livre, publié par une grande
entreprise pharmaceutique, dans lequel étaient décrits et illustrés
les problèmes dermatologiques dont avaient été affligés les grands
écrivains des siècles passés. La vue de certaines illustrations était
si difficile à supporter qu’on peut se demander si, de nos jours, ces
écrivains auraient la moindre chance de devenir célèbres.

Nos sociétés sont en effet devenues amoureuses de la perfection.


On fait défiler, dans une atmosphère de béatitude, les plus beaux de
nos citoyens, et les plus belles de nos citoyennes ; on fait des ana-
lyses poussées sur le degré de perfection atteint par nos athlètes
(nous parlons ici d’analyses statistiques, pas chimiques!); on expose,
on explique, on exalte les trouvailles et les découvertes de nos
grands penseurs et de nos savants.

Belles, trop belles images ! Beaux, trop beaux modèles ! On ne


regarde, on ne veut voir que la beauté, on veut ignorer le maquillage,
l’effort constant, les privations, les sacrifices, et parfois même la
pathologie. Même chose pour les athlètes, on n’admire que la vic-
toire, que le record, et l’on oublie bien vite tous ceux qui n’ont pas
décroché une médaille, qui ne sont pas montés sur le podium. Quant

5
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

aux scientifiques, nous ne connaissons pratiquement que ceux qui


ont décroché un prix Nobel (et encore!), et ceux qui, pour une raison
ou une autre, ont été « médiatisés ».

Cette longue introduction était nécessaire pour être en mesure


d’extrapoler les conséquences de ce mouvement, de cette culture,
aux domaines de la science et de la technologie.

Commençons par la recherche. Les chercheurs ne seront récom-


pensés que s’ils acquièrent une « visibilité », une réputation inter-
nationale. Cette attitude suscite parfois des comportements qui
nuisent à la pertinence et à l’efficacité du travail. On choisit des
sujets «porteurs», en évitant les problèmes difficiles, complexes, qui
exigeraient un engagement à long terme; on consacre du temps, de
l’énergie, à présenter, à publier des résultats préliminaires; on multi-
plie les «retombées» d’un travail en le publiant plusieurs fois, dans
des magazines différents; on privilégie les arrimages industriels avec
de « grosses » entreprises, riches et « visibles » ; on passe du temps,
beaucoup de temps, à cultiver un réseau de contacts (souvent tout
aussi sociaux que scientifiques), on voyage, on sollicite, on se dis-
perse… et l’on se fie entièrement à quelques étudiants diplômés pour
effectuer l’essentiel du travail.

Passons maintenant à la technologie. Le premier effet de notre


culture du beau, de l’efficace et du succès est de conduire les indus-
tries à occulter les problèmes les plus sérieux, ceux qui peuvent
nuire à la survie à long terme de l’entreprise, pour focaliser les
efforts sur des problèmes peu importants, dont la solution est
presque assurée (si l’on y met, bien entendu, les ressources néces-
saires). Le second, et le pire des effets, est de vouloir oublier à tout
prix les échecs. Cette attitude est d’ailleurs à ce point forte qu’en
bien des entreprises nul n’oserait prononcer le mot « échec » lors
d’une réunion officielle. On ne dit plus que l’on a « échoué », on dit
que l’on a « appris ». On ne fait pas porter le discours, ou l’analyse
(si elle est faite !) sur le manque, sur le défaut, sur le vice, mais sur
le bénéfice, sur l’acquisition. On choisit de voir toujours le verre « à
moitié plein » et non « à moitié vide ». Il y a plus ! Non seulement ne
fait-on que très rarement une analyse de l’échec, mais, lorsqu’on
l’effectue, on la tient secrète, on ne la partage qu’avec les plus hauts

6
L’échec fertile

échelons du management. On ne voudrait pas, bien sûr la partager


avec des compétiteurs. Dommage qu’il faille pour cela ne pas la
partager du tout, même avec ceux qui auraient le plus à gagner dans
ce processus, les employés de l’entreprise et les étudiants des
universités. Demandons-nous maintenant pourquoi nous apprenons
si peu de nos erreurs !

Nous avons trouvé un jour, dans une librairie de livres d’occa-


sion, un ouvrage qui ne serait probablement pas publié de nos jours,
puisqu’il parle des «usages de l’inaptitude». Reproduisons ici un des
conseils que donne l’auteur :

Nous devons nous résigner à échouer en bien des choses pour réussir en
quelques-unes. Mais ces échecs ne doivent pas nous déprimer; […] ils sont
la matière première de la gaieté et de la diversité, de l’humour et de
l’aventure.

We must resign ourselves to failing in so many things in order to succeed in


so few. But these failures need not depress us; […] they are the raw material
of gaiety and diversity, humor and adventure.
Nicholas Samstag, The Uses of Ineptitude

Positifs ? Positivés ?
On considère qu’un honnête homme doit posséder une vision équili-
brée des êtres et des choses, qu’il doit percevoir, à la fois, l’avers et
l’envers, le bien et le mal, le positif et le négatif. Pourquoi alors
demande-t-on si souvent au professionnel de « positiver » ?

Quel vilain verbe, d’ailleurs, que ce positiver ! Et comme on peut


regretter qu’il soit entré dans les dictionnaires car, positiver, ce n’est
pas seulement être positif, c’est refuser de voir le côté sombre des
êtres et des choses, c’est être positif en tout temps, en toutes cir-
constances, et en tous lieux, c’est ne voir, dans le problème, que le
défi, dans l’échec, que l’expérience, et dans l’erreur, qu’une insigni-
fiante étape d’apprentissage. Positiver ce n’est pas seulement exalter
la vie, c’est oublier la mort !

L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes,


soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont
optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur.
G. Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune

7
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Le verbe « négativer » n’est pas dans les dictionnaires. Holà


l’Académie !

Avant le silence et l’oubli…


Quelque part en Europe, au début de 2003. Une entreprise vient de
fermer ses portes…

Avec, comme toile de fond, les grilles de l’usine fermées par une
lourde chaîne, ornée d’un gros cadenas, la télévision nous présente
des personnes qui ont perdu leur emploi. La mise en scène est bien
conçue. Chaque personne se présente devant la caméra qui montre
son visage en gros plan, puis, pendant deux secondes, pendant deux
longues secondes, la personne se tait, nous regarde. Ensuite, elle
décline son nom, et la fonction qu’elle occupait. L’un après l’autre,
des dizaines de visages et de regards se suivent, certains révoltés,
d’autres résignés, d’autres abattus. Aucun ne laisse indifférent. Mais,
plus que les visages, ce sont les voix qui émeuvent. Rocailleuses,
contenues, hésitantes, tremblantes ou éraillées, elles composent, par
leur succession, d’étranges nénies pour la dignité perdue.

Une émission parmi tant d’autres ? Et pourquoi pas une mission


de la télévision ?

8
L’exil intellectuel

A insi, des usines ferment alors que d’autres ouvrent leurs


portes…

Les médias ne manquent jamais de souligner les conséquences


sociales de ces événements, mais ils ne mentionnent jamais leurs
conséquences technologiques. Or, il y a des conséquences techno-
logiques ! Dans un pays si petit que le nombre d’entreprises d’un
domaine donné est, sauf exceptions, fort restreint, toute fermeture
d’usine, toute cessation d’activités, pose un terrible défi à tous ces
spécialistes et ouvriers spécialisés qui avaient choisi de développer
leurs compétences et de poursuivre leur carrière dans les secteurs
technologiques concernés. Ajoutons, en aparté, que, si notre société
et nos médias vantent tant la polyvalence, c’est peut-être moins par
choix que par nécessité.

Pour pallier cette situation, ou pour l’éviter, deux grands remèdes.


Le premier est l’exil classique, et pourrait-on dire «corporel». Il est,
un jour ou l’autre, toujours considéré par ceux et celles qui aspirent
à devenir de grands professionnels de la technologie. Le second est
l’exil « intellectuel ». Il consiste à s’éloigner de ses compétences
techniques, à les renier ou à les transcender (c’est selon) pour en
acquérir d’autres qui se situent, en règle générale, dans la mouvance
de la gestion et de l’administration.

Dans les trois chapitres qui suivent, nous allons rencontrer des
personnes qui partageront avec nous à la fois leurs visions de ce
problème et les stratégies qu’elles ont développées pour y apporter
une solution.

Voie royale ou chemin du Roy ?


Il était tard. Les moteurs ronronnaient doucement. Fidèles et dis-
crètes, les lumières tamisées veillaient sur la cohorte des voyageurs
assoupis. Sans le moindre cahot, comme s’il glissait sur une mer
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

d’huile, notre avion franchissait un océan de terres noires et s’enfon-


çait toujours plus avant dans la nuit.

Dès le début du vol, nous avions lié connaissance avec Igor, jeune
homme de 26 ans, ingénieur de procédé dans une grande usine de
l’industrie papetière.

Nous lui avions posé quelques questions. Il y avait répondu de


bonne grâce. Nous avions appris quelque chose ; nous voulions en
savoir un peu plus. Il avait, comme on dit, « la cravate dans le tor-
deur ». De fil en aiguille, nos questions devenaient plus pointues,
plus précises, plus difficiles aussi. Cela semblait lui plaire. Il
s’emballait et son enthousiasme était contagieux. Il parlait de «son»
usine, non seulement avec compétence, mais aussi avec amour. Il la
connaissait « sur le bout de ses doigts ». Il avait rassemblé cet
ensemble si disparate d’hommes, de procédures et de machines, par
un filet d’intelligence et de connaissance aux mailles si serrées, aux
fils si tendus, que rien ne pouvait plus lui échapper. Il était comme
une araignée au centre d’une toile patiemment tissée. Vers lui
convergeaient les plus légères déviations aux procédures, les plus
infimes ralentissements du rythme de production, les plus impal-
pables amorces de résistances ou de conflits. Il était « en contrôle »
et, visiblement, il aimait cela.

En l’écoutant, nous pensions à sa jeunesse, à toutes ces années


qu’il avait devant lui pour polir, affiner, approfondir, élargir ses
compétences. Il deviendrait, un jour, un très grand ingénieur. De
cela, nous n’avions aucun doute. Nous voulûmes tout juste obtenir
une idée de la route qu’il allait suivre. C’est pourquoi nous lui
demandâmes :

– « Et maintenant, Igor, qu’aimerais-tu apprendre ? »

«Qu’aimerais-tu apprendre?»… En disant cela, nous avions fermé


les yeux et laissé reposer quelques instants notre tête sur le sommet
du siège. Il nous suffit aujourd’hui de refaire ces deux mêmes gestes
pour retrouver Igor près de nous…

Penché en avant, il triture nerveusement le petit verre de


plastique transparent que viendra bientôt ramasser l’hôtesse, et au

10
L’exil intellectuel

fond duquel il a enfoncé l’emballage métallisé de cette poignée de


cacahuètes qui nous a tenu lieu de souper.

Lui naguère si éloquent, le voilà qui semble gêné, embêté,


comme s’il devait confesser quelque faute. Lorsqu’il se décide enfin
à parler, les mots sortent difficilement : hachés, ébauchés, entre-
coupés de longs silences.

– « Eh bien… voilà ! J’aimerais… apprendre… l’économie… la


finance… Et puis… je veux, je vais… m’inscrire… à un
programme de… MBA.»

MBA ? Ah non ! pas encore ce sigle ! Combien en avons-nous vu,


combien en voyons-nous encore de ces jeunes ingénieurs, dyna-
miques, intelligents, motivés, qui veulent eux aussi s’inscrire à ce
programme de maîtrise en administration des affaires (Master
Business Administration) ou, comme on dit, en bon français, à ce
programme de « Mastère de management » ?

En s’engageant dans cette voie, ils ne savent pas tous ce qu’ils


cherchent, ces jeunes ingénieurs ; mais ils savent à peu près tous ce
qu’ils refusent. Pour certains, c’est une vie si étroitement arrimée à
la matière et aux choses qu’elle finit par être réglée, dictée, dominée
par elles. Car, on l’a souvent dit, mais il faut le répéter : dans une
usine, sur un chantier, et même dans un bureau d’études, les êtres se
mettent au service des choses. Et, ces choses n’étant point sensibles,
bel esprit, beau langage et belles manières trouvent rarement leur
place. Lorsqu’une machine est en panne, il s’agit de réparer, et de
réparer au plus vite. L’ouvrier et l’artisan sont alors les vrais maîtres.
On peut voir, en de telles situations, une belle leçon d’humilité…ou
une preuve d’inutilité ! C’est selon.

Ce que d’autres refusent, c’est une position (ou, en tout cas, une
« première » position) trop éloignée des sphères lumineuses du
pouvoir. C’est une ligne de promotions (toujours « potentielles »
d’ailleurs !) si longue qu’elle devient proprement inconcevable. C’est
une tâche qui ne s’exerce que dans la mouvance des grandes
décisions financières ou managériales. C’est une profession dont
l’exercice est incompatible avec tous ces mouvements, ces revi-
rements, cette fluidité dans l’action, cette souplesse dans la

11
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

discussion, et cette ruse dans la négociation, qu’exigent la poursuite


tendue d’une carrière et la réalisation d’un rêve de progression
sociale. Au fond, l’ingénieur n’est qu’un «tâcheron» (nous reprenons
ici le mot qu’utilisait souvent l’un de nos professeurs) au service de
la société. On ne saurait en vouloir à ceux qui veulent mieux, et qui
visent plus haut !

Et puis, ce que beaucoup refusent, c’est un style de vie. Quand


on fait des études pour ne pas devenir ouvrier, quand on a travaillé
très fort, pendant plusieurs années, pour « s’en sortir », quand on a
accepté d’être l’héritier d’un rêve familial, quand on a cultivé en soi
le «désir de ne pas appartenir à la classe souffrante et vexée» (H. De
Balzac, Traité de la vie élégante), il peut être insoutenable de se
retrouver dans une usine ! On s’imagine mieux dans un édifice d’un
«centre-ville», en costume, cravate et souliers de cuir vernis, entouré
d’une bande de jeunes loups, à l’œil vif et au poil luisant.

Les optimistes à tous crins affirmeront que tout cela est


merveilleux, et que tous ces jeunes qui « vont chercher » un second
diplôme constituent une richesse pour nos sociétés. Peut-être ont-
ils raison, mais qu’il nous soit permis d’en douter. La véritable
richesse serait dans l’échange, et nous n’en verrons les prémices que
le jour où quelques jeunes diplômés du domaine des affaires se
tourneront vers des études d’ingénieur.

Mais ce phénomène n’est véritablement intéressant que s’il est


considéré comme un symptôme, comme révélateur d’un courant très
profond, caché, insidieux. C’est pourquoi nous allons examiner, dans
les paragraphes suivants, quelques-unes de ses causes profondes,
qui sont reliées à :

1. La culture sociale ;
2. La culture d’entreprise ;
3. La psychologie du développement ;
4. Le choix d’une orientation .

12
L’exil intellectuel

La culture sociale

Parmi les personnes auxquelles notre société accorde la célébrité,


on trouve plus volontiers des écrivains, des athlètes, des politiciens,
des savants, des vedettes et des mannequins que des ingénieurs ou
des inventeurs.

Dans cette dernière catégorie, les seuls noms qui échappent à


l’oubli sont ceux des fondateurs de grandes entreprises. D’ailleurs,
parlant d’entreprises, on remarque que celles-ci associent rarement,
dans leurs communiqués de presse, une invention ou un produit
nouveau à une seule personne. On parle du dernier pneu de
Michelin, de la dernière voiture de Ferrari, du dernier modèle de
télévision de Matsushita, du dernier avion de Bombardier, etc. On
nous dira bien sûr que ce sont là des réalisations d’équipe, et qu’il
serait difficile d’identifier une personne clé. Nous devons recon-
naître que cet argument n’est pas sans valeur. Pourtant, dans bien
d’autres domaines – politique, sport, science même –, nous (et
surtout les médias) cherchons continuellement à identifier des
héros ; nous créons sans cesse de véritables vedettes. Pourquoi
n’appliquerions-nous pas la même politique au domaine de la
technologie ? Bien des ouvriers, bien des ingénieurs constitueraient
d’excellents modèles pour nos sociétés ; bien meilleurs en tout cas
que beaucoup de ceux que l’on prend actuellement.

La culture d’entreprise

Les « grands patrons » des grandes entreprises nous sont désormais


presque aussi familiers que les politiciens. Nous connaissons leurs
salaires, admirons leurs succès, commentons leur «feuille de route»,
apprenons leurs méthodes de travail.

Avez-vous déjà entendu dire que l’un ou l’autre de ces héros a


obtenu sa position « grâce à ses talents d’ingénieur » ? Probablement
jamais ! Et cela n’est que naturel, voyons ! Comme le veut une belle
expression américaine: «The right man in the right place!» (la bonne
personne à la bonne place). Écoutons (une fois de plus) l’argument :
« Si un ingénieur passe son temps dans une usine, devant un écran
d’ordinateur ou une table à dessin, c’est parce qu’il aime cela,

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

voyons ! Il faut donc le laisser faire ! Pourquoi le promouvoir à un


échelon supérieur, là où il risquerait de se révéler incompétent ? Il
vaut bien mieux le laisser là où il est!» Ainsi parle le démagogue, qui
s’excuse d’ailleurs en vantant bien haut la diversité humaine, et en
s’extasiant de ce que certains hommes ne semblent – à ses yeux –
trouver leur bonheur que lorsqu’ils ont les deux mains dans le
cambouis, et les deux pieds dans la poussière (pour ne pas nommer
un autre état de la matière !). « Il n’y a point de sot métier » dit le
proverbe. « Mais il y a ceux qu’on laisse aux autres ! », ajoute le
cynique !

La psychologie du développement

Le processus de maturation psychologique amène presque inévita-


blement les chercheurs et les scientifiques à réduire le temps qu’ils
consacrent à la recherche et à s’intégrer plus largement dans nos
sociétés. C’est ainsi que l’on voit des scientifiques de renom visitant
des écoles, vulgarisant leurs connaissances, publiant des livres
d’intérêt général, participant à des émissions de télévision, etc.

Nous considérons, quant à nous, qu’il s’agit là d’un processus


« normal », et nous ne sommes pas loin de considérer comme une
curiosité un scientifique qui maintient, jusqu’à un âge avancé, un
intérêt prononcé pour cette tension, cette ascèse mentale qu’exige
la recherche. L’imagerie populaire associe souvent les scientifiques
à de « grands enfants » et, en ceci, elle a raison. Les biologistes
insistent souvent sur le caractère néoténique de l’homme. Il y aurait
beaucoup à dire sur le caractère néoténique des scientifiques et des
chercheurs.

Vous nous croyez loin de notre propos, mais voyez bien comme
nous y sommes. Vous nous accorderez que les jeunes évoluent plus
rapidement de nos jours que nous le faisions jadis. Ils acquièrent
plus rapidement certains goûts, se débarrassent plus vite de certains
autres. Ils « passent outre » (suivant en cela le conseil de Gide) avec
une déconcertante facilité. N’est-il donc pas normal que plusieurs
ingénieurs s’orientent (ou se réorientent) vers des études de MBA,
qui leur permettent de mieux comprendre le fonctionnement de nos
sociétés et d’y participer de façon plus « visible » ?

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L’exil intellectuel

L’analyse ci-dessus ne prétend pas être complète. Il est sans


doute d’autres facteurs, dont certains relèvent d’ailleurs du domaine
du non-dit…

De toutes les passions humaines, la plus fière dans ses pensées et la plus
emportée dans ses désirs, mais la plus souple dans sa conduite et la plus
cachée dans ses desseins, c’est l’ambition.
J.-B. Bossuet, Panégyrique de saint François de Sales

Le choix d’une orientation

Il est difficile, pour un jeune étudiant, de choisir une orientation. Il


existe tant de domaines du savoir, tant de spécialités ! Et comment
bien choisir lorsque l’on est si jeune, lorsque l’on se connaît si peu ?

Souvent donc, le choix initial est remis en question, soit pendant


les études, soit plus tard, pendant la vie professionnelle. Parfois, il
est tout simplement renié. Une autre orientation est choisie, une
autre voie tracée, un autre rêve élu. Mais la réorientation n’est jamais
facile. Elle demande argent, effort, motivation, ténacité. Elle est
toujours vécue comme un stress, parfois même comme un drame.
Le coût social de cette problématique est énorme et c’est pour
essayer de le réduire que nous y avons consacré le chapitre suivant.

La table d’orientation
Au fil des années, nous avons rencontré bien des étudiants qui
s’interrogeaient sur leur avenir, et sur l’orientation qu’ils devaient
donner à leurs études.

Dans certains cas, le choix que ces étudiants s’apprêtaient, s’obli-


geaient à faire nous paraissait déchirant, car il existe, par exemple,
d’énormes différences entre la profession de médecin et celle
d’ingénieur, ou entre des études de philosophie et des études en
techniques chimiques. Mais, dans d’autres cas, le problème nous
paraissait anodin et, pour tout dire, quasiment «insignifiant». C’était
le cas lorsqu’un étudiant nous faisait part de son hésitation entre
l’électricité et la mécanique, ou entre la chimie et la physique. Nous
ne pouvions alors réprimer un léger mouvement d’impatience, qui
était souvent perçu et que nous cherchions alors à excuser en
fournissant l’explication suivante :

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

« Rassurez-vous ! Le choix que vous envisagez de faire, le choix


qui vous reste à faire, n’a pas l’importance cruciale que vous lui
attribuez. Il est par contre un choix que vous n’envisagez pas ou que
vous n’envisagez plus, soit parce que vous l’avez déjà fait il y a
longtemps, soit tout simplement parce que vous ne l’avez jamais
considéré. Il a peut-être été occulté par votre culture familiale, vos
orientations antérieures, l’opinion de vos amis, etc. Ce choix est
pourtant à la racine de tout. Ce choix, le seul qui soit d’importance,
est celui que vous devez faire entre le monde des hommes et le
monde des choses. Que voulons-nous dire par là ? Eh bien ! tout
simplement ceci: tous les métiers, toutes les professions qui existent
se rangent en deux catégories.

Soit que l’on travaille avec des hommes, soit que l’on travaille
avec des choses.

Vous nous direz que, quoi que l’on fasse, on travaille toujours
avec des hommes, et vous aurez raison. Ne vous arrêtez pourtant
pas à cette trop simple objection et suivez-nous en notre pensée.
Quand nous disons «travailler avec des hommes», nous voulons dire
par là travailler sur ces étranges matériaux que sont les sentiments,
les émotions, les motivations, les peurs et les désirs, les joies et les
craintes. Pour travailler avec les hommes, il faut tout d’abord les
aimer, il faut chercher à les comprendre, il faut vouloir les aider.
Pour travailler avec les hommes, il faut devenir psychologue, éduca-
teur, infirmier, médecin, avocat, manager ou représentant syndical.
Il faut croire que le style est plus important que la connaissance, et
que la façon de faire une chose est souvent plus importante que la
chose elle-même.

De l’autre côté de notre dyade, nous retrouvons celui ou celle


qui travaille avec les choses. Ces choses, ce sont des appareils, des
équipements, mais ce peut être aussi des programmes d’ordinateur,
des listes de chiffres, des ensembles de données objectives. Et ce ne
sont pas obligatoirement des choses inanimées, ce peut être aussi
des cellules ou des êtres vivants. Pour travailler en étroite commu-
nion avec les choses, il faut devenir opérateur, technicien, ingénieur,
laborantin, scientifique. Il faut s’intéresser aux sciences dites
« exactes » ou « pures », aux mathématiques, à la physique, à la

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L’exil intellectuel

chimie, à la biologie, etc. Il faut croire, ou aimer croire, qu’il existe


une vérité absolue, indépendante de la volonté humaine.

Certains domaines de l’activité humaine sont si vastes que ces


deux orientations s’y côtoient. Considérons par exemple le cas de la
médecine. Si vous choisissez d’exercer cette profession au sein d’une
petite communauté dont vous voulez connaître intimement tous les
membres, si vous désirez devenir ce « médecin de campagne » qui
soigne autant les âmes que les corps, alors vous venez de découvrir
que vous êtes orienté « vers les hommes »… Par contre, si vous
désirez vous éloigner de la pratique d’une « médecine familiale »
pour travailler sur un domaine plus précis, qui vous permettra
d’acquérir une connaissance profonde du corps humain et des
mécanismes de la vie, si vous vous intéressez bien davantage à la
maladie elle-même, plutôt qu’à la personnalité ou au « vécu » d’un
patient, alors vous réalisez que vous êtes attiré « par les choses » et
vous vous orienterez vers une discipline plus pointue, pour devenir,
un jour, un « spécialiste » : chirurgien, neurologue, prosthodontiste,
épidémiologiste, etc.

Vous trouverez la même latitude dans la profession d’ingénieur.


Si vous êtes incliné vers « les choses », vous chercherez à enrichir
vos connaissances et vos compétences techniques ; vous serez
passionné par les défis technologiques, par la simulation numérique
et le contrôle des procédés, la conception et l’optimisation de
systèmes, l’élaboration et l’amélioration des structures, par la
mesure et par l’analyse sous toutes les formes qu’elles peuvent
prendre. Si vous êtes porté «vers les hommes», vous voudrez diriger
votre avenir vers la gestion des ressources humaines, vers
l’établissement et l’entretien de réseaux de communication, vers la
résolution et la prévention des conflits, vers l’écoute et le service,
vers le leadership, l’accompagnement ou la direction.

D’autres domaines n’offrent pas, hélas! les deux termes de notre


dyade « hommes – choses ». Si, étant devenu opérateur de machine-
outil, vous vous apercevez que vous n’éprouvez de réel plaisir que
lorsque vous discutez avec vos collègues, il est évident que vous
devrez tôt ou tard faire un choix. Si, parvenu au titre de «directeur»,
vous réalisez soudainement que vous n’êtes véritablement heureux

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

qu’en face de votre écran d’ordinateur et de vos listes de chiffres,


vous serez un jour ou l’autre poussé, « accompagné », vers une
« réorientation » de carrière !

Tout cela est bien ! Mais vous aimeriez maintenant savoir ce que
vous devrez faire pour découvrir de quel bord, « hommes » ou
« choses », penche votre personnalité ?

La réponse est simple : apprenez à vous connaître ! Observez-


vous ! Sans cesse !

• Vous assistez à des cours… Préférez-vous le professeur qui


maîtrise parfaitement son sujet, même s’il est un peu rude
d’approche, à celui qui se montre disponible, qui accepte
volontiers de vous parler, qui s’intéresse à vous ?

• Vous lisez un journal… Aimez-vous y retrouver des données


objectives, des chiffres, des statistiques, des cartes ? Ou
préférez-vous y découvrir des témoignages, des récits d’expé-
riences personnelles, des faits vécus ?

• Vous discutez… Soutenez-vous facilement des opinions


originales, tranchées, extrémistes même ou êtes vous porté à
cultiver le consensus, l’accord avec le groupe ?

• Croyez-vous qu’il existe des vérités absolues, ou soutenez-


vous plutôt que tout est relatif ?

• Vous vivez dans une micro-société: famille, école, université…


Êtes-vous considéré par vos proches comme étant un individu
très « social » ? Êtes-vous membre de plusieurs organisations
ou organismes ? Êtes-vous porté vers l’action bénévole, vers
le sport en équipe ou êtes-vous plutôt solitaire, ne rencontrant
que quelques amis « triés sur le volet » ? Préférez-vous vous
adonner à la lecture, à la musique, au développement d’une
collection ?

Et enfin… la question la plus pertinente, la plus difficile aussi :

• Aimez-vous persuader ? Pensez-y bien ! Si vous n’aimez pas


persuader, ne vous tournez pas « vers les hommes », car un
avocat doit persuader, un vendeur doit persuader, un

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L’exil intellectuel

psychologue, un médecin, un dirigeant d’entreprise doivent


eux aussi, et parfois fort subtilement, toujours persuader. Si
vous n’aimez pas persuader, allez « vers les choses » car vous
n’aurez nul besoin de persuader un théorème, une machine,
un programme, un virus ou le grand ciel étoilé.

Apprenez à vous connaître, et puis choisissez !

Et lorsque vous aurez choisi entre les hommes et les choses, ne


vous tourmentez pas pour les choix secondaires. Ils pourront
affecter votre carrière, votre salaire, votre vie ; jamais ils n’affec-
teront votre cœur, ou votre aptitude au bonheur.

Si vous aimez les choses, alors vous aimez toutes les choses, et
l’univers entier, de la molécule à la galaxie. Que vous deveniez alors
géologue, astronome, ingénieur, mécanicien ou microbiologiste est
quelque peu secondaire; dans tous ces métiers, vous serez heureux!

Si vous aimez les hommes, vous aimez tous les hommes, et


toutes les situations qui vous dévoilent leur cœur et leurs pensées.
Ne pas savoir que choisir entre intervenant social, psychologue,
ambulancier, avocat ou négociateur, combien cela semble trivial ! »

Voilà ce que nous disions alors, voici ce que nous disons encore,
à ceux et celles qui nous interrogent sur les orientations possibles.

Au fil des années, notre raison a perçu deux routes divergentes,


que n’éclairent point les mêmes astres, qui traversent des paysages
différents, et qui se fondent en des horizons éloignés l’un de l’autre.

Lorsque l’on arrive à l’embranchement de ces deux routes,


lorsque l’on doit faire un choix, on peut se demander quelle est la
plus rude ? Et quelle est la plus aisée ? Lequel de ces deux chemins
est annonciateur de richesses? Lequel est le plus suivi? Lequel est le
mieux connu ?… Vaines questions face à celle que Carlos Castaneda
mettait dans la bouche d’un vieil Indien Yaqui :

Est-ce que ce chemin a un cœur ? S’il en possède un, il est bon ; s’il n’en a
pas, il n’est d’aucune utilité. […] L’un rend votre voyage joyeux, et, aussi
longtemps que vous le suivez, vous ne faites qu’un avec lui. L’autre vous
fait maudire votre vie. L’un vous rend fort, l’autre vous affaiblit.

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Does this path have a heart? If it does, the path is good; if it doesn’t, it is
of no use. […] One makes for a joyful journey; as long as you follow it, you
are one with it. The other will make you curse your life. One makes you
strong; the other weakens you.

C. Castaneda, The Teachings of Don Juan

Inversions…

Avez-vous déjà rencontré :

• Un médecin qui ne semble s’intéresser qu’à votre condition ou


à votre maladie, sans le moindre égard pour votre person-
nalité, vos sentiments, votre façon de vivre et d’intégrer cette
condition ou cette maladie ?

• Un ingénieur qui semble avoir tout oublié des notions de


science qu’il a acquises à l’université, et qui s’est tout entier
tourné vers la gestion d’équipes de travail, vers le manage-
ment, vers la direction d’entreprises ?

• Un directeur d’usine qui ne rencontre pratiquement jamais ses


employés, qui ne connaît pas leurs noms, et qui passe ses
journées dans « les bureaux », au milieu d’un cercle restreint
de contrôleurs et de comptables, révisant sans cesse « les
chiffres » ?

• Un chercheur qui ne passe plus une seule minute à étudier ou à


faire des expériences, mais qui court le monde entier, qui
maintient un réseau étendu de contacts, qui participe à tous les
congrès auxquels il lui est possible d’assister, qui bâtit des
équipes, cherche des subventions, fait rayonner son laboratoire?

Probablement avez-vous déjà rencontré l’une ou l’autre de ces


personnes, l’un ou l’autre de ces types de comportements. Probable-
ment aussi vous êtes-vous interrogé sur la cause de cette scissure,
de cette dichotomie que vous constatiez alors entre, d’une part,
l’attitude à laquelle vous vous attendiez et, d’autre part, l’attitude
que montrait la personne que vous observiez.

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L’exil intellectuel

Si nous raisonnons à l’aide du modèle binaire que nous avons


exposé, nous pouvons penser que ces personnes se sont, purement
et simplement, trompées de route. Le cas est bien plus fréquent que
vous pourriez le croire. On décide de son orientation à un si jeune
âge, alors que l’on se connaît assez peu et, somme toute, plutôt mal,
à un âge où l’on est encore très perméable aux influences de son
environnement et des modes sociales.

Pour qui se trompe de route, il n’est que deux solutions : revenir


sur ses pas pour prendre enfin la bonne direction, ou changer de
regard pour s’imaginer que l’on chemine sur la voie que l’on a
manquée.

Revenir sur ses pas, cela veut dire, quand on est étudiant,
changer de programme d’études ; et cela est facile. Par contre, lors-
que l’on travaille déjà, revenir sur ses pas est beaucoup plus difficile.
On peut parfois changer de poste, mais il peut être nécessaire
d’abandonner son emploi, puis de retourner aux études.

Changer de regard, cela veut dire que l’on choisit de regarder les
hommes comme s’ils étaient des choses, et les choses comme si elles
étaient des hommes. C’est une étrange « inversion », c’est presque
une perversion. On retrouve ici le médecin qui ne voit que des
symptômes et des causes, le directeur d’usine pour qui n’existent
réellement que les machines et les chiffres, l’enseignant tout entier
concentré sur sa « matière », le scientifique qui ne cherche plus que
les honneurs et l’admiration de ses pairs, et tant d’autres qui
cherchent désespérément à changer les choses, en changeant le
regard qu’ils portent sur ces choses… Cela est d’ailleurs terriblement
efficace !

Quelle que soit la réaction que l’on choisit, plus ou moins


consciemment, d’adopter, il est toujours très pénible de prendre la
« mauvaise » direction. « Il faut travailler opiniâtrement », écrivait
Jacques Perry, et il ajoutait: «mais ne vous trompez pas de travail!» (Vie
d’un païen)

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Fusion…
Nous avons affirmé ci-dessus que les deux routes que nous avons
distinguées se fondaient en des horizons différents.

On peut se demander si cela est bien vrai ou si, au contraire,


elles ne se fondent pas en une seule voie. Les années nous ont fait
connaître bien des gens orientés, par leur profession, vers le monde
des choses qui, au mitan de leur vie, se tournaient vers le monde
des hommes. Nous n’avons jamais vu l’inverse se produire.

Il est certain que des exigences de formation et d’apprentissage


y sont pour quelque chose. On perd vite les habiletés, les connais-
sances requises pour travailler avec le monde des choses : mathé-
matiques, physique, chimie. Une fois perdues, ces connaissances ne
se rebâtissent pas facilement. On acquiert, par contre et sans cesse,
à chaque instant de la vie, l’expérience et la maturité qui nous
rendent plus efficaces dans le monde des hommes. N’est-il donc pas
naturel de voir la route des choses se fondre peu à peu dans la voie
royale qui mène aux choses humaines ? N’est-il pas naturel que le
savant cherche à obtenir les palmes académiques ? Que l’ouvrier
cherche à devenir patron? Que l’athlète cherche à devenir entraîneur?

Les philosophies orientales nous apprennent que les derniers


stades d’une vie idéale devraient nous éloigner de la société des
hommes pour nous amener peu à peu à la vie érémitique. La voie
royale se fondrait alors dans l’univers entier.

La voie qui est une voie n’est pas la voie.


Lao Tseu, Tao-Te-King
Les ponts
Un jeune ingénieur rencontra un jour un philosophe.

Il lui demanda quelle était sa plus belle découverte. Celui-ci


laissa tomber la phrase suivante: «Si tout est relatif, l’absolu par soi-
même se pose : c’est la relation ! »

L’ingénieur n’en tira rien de plus. Le public était nombreux ; le


philosophe était célèbre. Mais il n’oublia jamais cette phrase. Il y
pensait souvent, et, plus il y pensait, plus il la trouvait profonde et
pleine d’enseignement.

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L’exil intellectuel

« Nul doute, pensait-il, qu’il y a là quelque profonde vérité dont


je retrouve des preuves dans les domaines qui me sont familiers. Je
sais, par exemple, que les propriétés des divers matériaux sont
dictées par les liaisons chimiques que les atomes établissent entre
eux, bien plus que par la nature profonde de ces atomes. Ces
liaisons, ce sont des relations. Si je me tourne maintenant vers les
êtres humains, je dois admettre qu’il est bien plus facile de com-
prendre et de modifier les relations qu’ils établissent entre eux que
leur nature profonde, qui demeure cachée, et qui nous échappera
toujours. Je trouve aussi un exemple de cette vérité dans la création
de cette nouvelle branche du génie que l’on appelle le « génie
industriel » car, au fond, ce n’est là qu’une application de plusieurs
sciences qui existent déjà aux problèmes de l’industrie. D’ailleurs,
si j’étends quelque peu ce raisonnement, je trouve que toutes les
branches du génie sont dans le même cas. Les sciences fondamen-
tales sont en nombre très limité et tout ce que l’on apprend, dans
quelque branche que ce soit, c’est l’application, la relation qui existe
entre ces sciences fondamentales et le domaine auquel on désire les
appliquer… »

Au fil des ans, sa réflexion s’étendait. Il voyait des relations


partout. Dans l’amour, dans l’argent, dans la gloire même… Se pensant
détenteur de quelque profonde vérité, il abandonna ses spéculations
et consacra toutes ses énergies au développement de sa petite
entreprise qui devint peu à peu prospère. Il avait toutefois conservé,
au fond de son cœur, un tel respect pour la philosophie qu’il engagea
un jour un jeune universitaire qui, avant de se réorienter vers la
finance, avait obtenu un baccalauréat dans cette discipline.

Peu de temps après l’entrée en fonction de ce jeune diplômé,


notre ingénieur lui demanda d’effectuer une tâche qui, une semaine
plus tard, n’était toujours pas terminée. Curieux de connaître les
raisons de ce retard, l’ingénieur demanda des explications. Il les
obtint très facilement.

– « J’ai embauché un consultant », dit le jeune diplômé, qui


ajouta: Et vous savez comment sont les consultants: toujours
prêts à accepter des contrats et à vous fournir d’excellentes
raisons pour le retard qu’ils mettent à en livrer les résultats ! »

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

L’ingénieur était intrigué. Avait-il affaire, en face de lui, à un


exemple de maturité, de bêtise ou de paresse? Il demanda davantage
d’explications et écouta la réponse :

– « J’ai embauché un consultant parce que, pour moi, le plus


important, c’est la relation. J’ai appris cela en lisant saint
Thomas qui affirme d’ailleurs que Dieu lui-même est une
relation. Voyez-vous, je pense qu’il y a toujours des gens plus
compétents que moi pour résoudre un problème, alors, tout ce
que je dois faire, c’est établir la relation entre notre besoin et
ces spécialistes. Est-ce que ce n’est pas une bonne approche?»

En écoutant cette explication, l’ingénieur avait compris beaucoup


de choses. Il avait pris une décision et c’est sur un air d’autorité qu’il
annonça :

– « Je ne comprends pas grand-chose à votre réflexion sur la


relation, mais je puis vous dire que je suis en total désaccord
avec votre comportement. Où irions-nous si les machinistes,
les soudeurs et les chaudronniers de l’usine pensaient comme
vous? Que deviendrions-nous si les secrétaires et les program-
meurs se mettaient en tête d’engager, eux aussi, des con-
sultants ? Vous doutez de votre compétence ? Cela est bien !
Moi, je n’en doute pas! D’ailleurs, vous êtes jeune et vous avez
toute la vie devant vous pour développer vos talents. Et
puisqu’il faut bien commencer quelque part, je vous suggé-
rerais d’abréger le contrat de votre consultant et de faire le
travail vous-même. Nous sommes-nous compris ? »

Inutile de dire que le jeune diplômé ne trouva rien à répondre. Il


acquiesça d’un geste de la tête, ce qui permit à l’ingénieur de mettre
un point final à son explication.

– «Et puis, puisque vous semblez aimer la «littérature», méditez


donc cette phrase de Flaubert :

Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir
d’intermédiaires; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.
L’Éducation sentimentale

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L’exil intellectuel

Errances
Un jeune ingénieur, un jour, réfléchit sur le verbe FAIRE.

Il constata que l’ouvrier FAIT, et que le patron FAIT FAIRE.

Imbu de logique, il se demanda alors: «Quel est celui qui FAIT FAIRE
FAIRE ? »

Il passa de longues heures, il passa des mois à réfléchir à ce


problème.

Un jour, il résuma toutes ses cogitations en quelques lignes :

« L’ouvrier FAIT
Le patron FAIT FAIRE
Le stratège FAIT FAIRE FAIRE
Et puis…
Celui qui pourrait FAIRE FAIRE FAIRE… FAIRE… FAIRE ?
In vitam æternam
Ne serait-il pas un Dieu ? »

Le jeune ingénieur était content de lui…

Pendant les années qui suivirent, il essaya de FAIRE, et il y réussit.

Il voulut ensuite FAIRE FAIRE et, comme il était juste, il y réussit


aussi.

Il lui fallait ensuite FAIRE FAIRE FAIRE.

Cela lui prit bien du temps…

Et puis un jour…

Lorsque son patron lui demanda ce qu’il avait voulu qu’il lui
demandât.

Il eut enfin la preuve qu’il avait réussi !


Pourtant…

Il ne fut heureux que quelques secondes car, se dit-il :

– « Quelle preuve ai-je donc que, lorsque j’ai FAIT FAIRE FAIRE,
quelqu’un ne réussissait pas à me FAIRE FAIRE FAIRE FAIRE ? »

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Il venait de comprendre que, pour se hisser dans la série des


FAIRE… FAIRE, il faut non seulement beaucoup de travail, mais aussi
beaucoup d’humilité car le vrai pouvoir ne s’exerce que sur les
choses, et tout pouvoir au-delà de ce pouvoir n’est peut-être que
l’expression d’une volonté, ou la volonté d’un rêve.

L’ingénieur tomba donc en une profonde réflexion et, depuis ce


jour,

Il se contente de FAIRE

Il sourit à tous ceux qui prétendent FAIRE FAIRE

Il rit de tous ceux qui s’imaginent FAIRE FAIRE FAIRE.

Et se répète souvent cette interrogation d’Anatole France :


« Pensée, où m’as-tu conduit?» (Thaïs)

Stratège et « stratégiste »
Dans un monde industriel dominé par les concepts de compétition
et de compétitivité, la stratégie est une fonction indispensable à la
survie des entreprises. Aucun gestionnaire n’en conteste l’utilité et,
même s’il existe de nombreuses écoles de pensée, tout le monde
s’entend sur les principes de base. Ce n’est donc pas quand on parle
de stratégie, mais bien quand on parle de stratège que des difficultés
surviennent.

Le dictionnaire nous apprend qu’un stratège est «une personne


habile à élaborer des plans, à diriger une action dans un but précis»
(Le Petit Robert 1) mais, pour le sens commun, le stratège est
beaucoup plus que cela. Il est celui qui trouve le moyen de gagner,
et non pas seulement celui qui invente des moyens de se battre… et
de se faire battre (combien l’histoire en a-t-elle connu de ces grands
stratèges ?). Pour la plupart des gens, le stratège ne saurait être un
rêveur, un songe-creux; il doit être un homme d’action, engagé dans
l’action.

Difficile de fondre ces deux conceptions du stratège en une


seule. Il est plus facile de juxtaposer deux types d’hommes :
le meneur qui décroche des victoires, et le penseur qui élabore des
plans de bataille.

26
L’exil intellectuel

Retournons dans le passé. Le mot «stratège» est apparu en 1798,


dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française.
On y lit (p. 602) que le stratège était « chez les Athéniens, officier
qui commandait les armées ». On est bien près ici du sens commun.
Les Anciens ne connaissaient donc pas le sens que nous donnons
aujourd’hui à «stratège»? Oh que si! Mais ils lui réservaient un autre
mot, apparu dans la sixième édition de ce même Dictionnaire de
l’Académie française, édition publiée en 1835. Tout à côté du mot
« stratège », nous trouvons le mot «stratégiste» suivi de la définition
suivante : « Celui qui connaît la stratégie » (p. 781).

Nos entreprises abritent-elles plus de stratégistes qu’elles ne


produisent de stratèges? Bonne question! Souhaitons, quant à nous,
qu’une académie ressuscite un jour le beau mot « stratégiste ».

Cœurs et crânes
Jadis, écoles, maîtres, parents traçaient aux jeunes gens une voie
dont bien peu songeaient à s’écarter. On entrait alors dans un métier,
dans une profession, comme on entrait en religion. Pour la vie. De
nos jours, les jeunes n’hésitent pas à s’éloigner de leurs compétences
de base, à étendre leur sphère d’influence, à changer de domaine.

Ainsi, il nous semble que les jeunes ingénieurs sont désormais


très portés vers le management. Ils remplacent souvent le verbe
«connaître» par le verbe «gérer», et traduisent le verbe «savoir» par
le verbe « pouvoir ». On nous dira que cette substitution dévoile une
grande vérité, qu’il est bon que la conscience du savoir engendre le
désir du pouvoir. « Pleins du juste orgueil que donne la conscience
de savoir la vérité que le vulgaire ignore », écrivait Ernest Renan (La
Réforme intellectuelle et morale de la France). « Juste orgueil »…
quelle étrange combinaison ! Il nous semblait, à nous, que l’orgueil
jamais ne pouvait être ni juste ni justifié. Il est vrai que les hommes,
et les temps changent…

Mais revenons à nos ingénieurs. Alors que nous partagions un


jour l’intuition ci-dessus avec un professeur d’une faculté de sciences
appliquées, celui-ci nous répondit que, globalement, notre perception
lui semblait correcte. Il ajouta qu’à son avis le principal responsable
de cet état de fait n’était nul autre que le programme des études. Au

27
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

fil des années, et parce qu’elle désirait former des ingénieurs


davantage conscients de leurs responsabilités sociales et humaines,
l’université a ajouté au programme de base, aux sciences fonda-
mentales, tout un ensemble de cours axés vers les sciences humaines
et les techniques de gestion. Or, dans le monde universitaire, quand
on parle de cours, on parle de crédits, et quand on parle de crédits,
on parle de temps. Ce temps étant incompressible, il a fallu, pour
ajouter de nouveaux cours, effectuer des compressions, des réduc-
tions en quelques endroits. On n’a, bien sûr, jamais coupé dans
l’essentiel, dans le fondamental, et les principes de base sont
toujours enseignés. Cependant, sont-ils toujours aussi souvent
répétés, repris, appliqués, qu’ils l’étaient jadis ? Probablement pas !

Nous semblons avoir oublié que la redondance est, pour les êtres
humains, nécessaire à l’acquisition de l’information. Devrons-nous
donc, un jour, ajouter une année d’études au programme des
sciences appliquées ? Sans doute…

Les ingénieurs d’aujourd’hui sont peut-être moins portés que


ceux du temps jadis sur les sciences et la technologie. Ils paraissent
en revanche plus équilibrés, plus humains peut-être, et…

Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou
des crânes vides?
Balzac, Le Père Goriot

28
Une culture de l’exil ?

N ous venons de voir qu’il se trouve, au Québec, bien des jeunes


(et des moins jeunes) qui abandonnent leur cheminement
technique ou technologique pour se diriger, ou rêver de se diriger,
vers les domaines de la gestion et de l’administration.

Nous avons attribué ce mouvement à une cause objective, soit


les faibles niveaux de concentration et d’intégration industrielle qui
existent au Québec, mais ceci n’explique pas tout. Il faut aussi tenir
compte d’une autre cause, subjective celle-ci, et plus difficile à
cerner. Cette cause est tout simplement la perception que notre
société arbore, entretient, véhicule et transmet, vis-à-vis de tous
ceux et celles qui poursuivent une carrière dans les domaines de la
technique et de la technologie.

Il est trop facile, trop injuste aussi, de caricaturer cette


perception en employant des mots aussi chargés d’émotions que
condescendance, mépris ou indifférence. Il vaut mieux prendre
quelques exemples de nos comportements sociaux. Premier
exemple : connaissez-vous des élèves, très performants dans le
système scolaire, auxquels leur entourage ne suggère pas
d’envisager une carrière de médecin ? Deuxième exemple : alors que
vous pouvez citer le nom de quelques grands scientifiques
québécois, pouvez-vous faire la même chose avec des ingénieurs ?
avec des inventeurs ? Troisième et dernier exemple : pourquoi
accordez-vous si facilement le titre de « docteur » à un médecin, et
non pas (à moins que ce ne soit par une douce dérision !) à tout
détenteur d’un « doctorat en sciences » ou en sciences appliquées ?
Et pourquoi les salaires de ces deux «docteurs» sont-ils si différents
l’un de l’autre ?

Voici des sujets sur lesquels nous ne voulions écrire qu’avec


«les mains gantées de prudence». Nous avons donc choisi de traiter
ce sujet avec cet humour qui est, après tout, la meilleure façon
d’aborder les sujets les plus graves.
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Le triomphe du génie
Vous venez de vous réveiller au beau milieu d’un rêve. Tête lourde,
idées confuses… Vous étiez en train d’oublier quelque chose…
quelque chose de très important ! Quelque chose dont vous deviez
absolument vous souvenir…

Mais oui, bien sûr ! La quincaillerie ! Vous deviez passer à la


quincaillerie pour acheter un marteau et quelques clous.

Quelques minutes plus tard, vous voilà dans le magasin où vous


allez chaque semaine. Mais que s’est-il donc passé ? Il a complè-
tement changé. Aucun des repères auxquels vous étiez habitué : ni
étagères, ni étalages, ni produits ! Rien qu’une grande salle vide et
un comptoir massif derrière lequel s’affairent quelques employés.

Aucun client… Votre entrée n’est donc pas passée inaperçue. À


peine êtes-vous entré qu’un employé vous accorde toute son
attention :

– Bonjour Monsieur ! Puis-je vous aider ?

Le ton est amène et l’homme sympathique. C’est donc avec un


léger sourire d’excuse que vous lui demandez :

– Est-ce que vous vendez encore des marteaux et des clous ?

Vous avez insisté sur le mot encore. Est-ce à cause de cela que
le visage de l’homme s’illumine d’un grand sourire.

– Nous en vendons encore, mon cher monsieur ! Nous en


vendrons toujours !

Clovis (c’est le nom qui est brodé en lettres rouges sur la poche
de sa blouse blanche) semble content de sa réponse. Vous l’intéres-
sez ! Il se penche vers vous et, avec gentillesse, vous murmure à
l’oreille :

– Puis-je voir votre ordonnance, s’il vous plaît ?

Avez-vous bien compris ? Qu’est-ce qu’une « ordonnance » vient


faire dans cette affaire ? Une « ordonnance » dans une quincaillerie ?
Le mot n’est-il pas réservé à la médecine ? Les questions se pressent
en votre esprit: pourquoi? depuis quand? que répondre? comment?

30
Une culture de l’exil

Votre désarroi est si visible que Clovis accepte, spontanément, de


vous fournir quelques explications.

– Vous aimeriez sans doute que je vous rappelle pourquoi vous


avez besoin d’une ordonnance ? et pourquoi cette ordonnance
doit être signée par un ingénieur ? Eh bien, primo : vous avez
besoin d’une ordonnance parce que c’est la loi! Secundo: cette
ordonnance doit être signée par un ingénieur parce que seuls
les ingénieurs ont le pouvoir de signer les ordonnances
d’outillage ! Logique, n’est-ce pas ?

Si maintenant vous me demandez pourquoi c’est la loi, je vous


répondrai que c’est la loi parce que des études sérieuses ont
démontré que, sans cette loi, la société québécoise subirait
des pertes économiques, financières, humaines, spirituelles
et matérielles d’une ampleur telle que sa compétitivité s’en
trouverait irrémédiablement compromise… Ne dites rien ! Je
sais ce que vous pensez! Vous pensez: encore une loi de plus!
Et vous avez raison. Considérez toutefois que, pendant la
période où il a voté cette loi, le gouvernement en a abrogé tout
un tas d’autres, par exemple celle qui exigeait que certaines
ordonnances de médicaments soient émises et signées par un
médecin.

Vous écoutiez déjà Clovis d’une oreille distraite, mais sa dernière


phrase produit sur vous l’effet d’un coup de tonnerre :

– Voulez-vous dire, Clovis, que certains médicaments sont


désormais en vente libre ?

Votre insistance sur le dernier mot fait visiblement plaisir à votre


interlocuteur qui prend la balle au bond :

– Une vente libre comme l’air, mon cher monsieur ! Quand on


songe que jadis il fallait une ordonnance pour obtenir des
antibiotiques ! Ah ! je vous dis que ces lois ont eu bien des
répercussions ! Désormais, les ingénieurs gagnent beaucoup
plus d’argent que les médecins. Quant aux élèves les plus
doués de nos écoles, ils ne vont plus s’agglutiner devant les
portes des facultés de médecine ; ils assiègent littéralement
les facultés d’ingénierie. Au fond, tout cela est logique car, si

31
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

le médecin répare, l’ingénieur, quant à lui, crée. Et la création,


c’est quand même quelque chose! Quand on pense que, jadis…
Mais, Monsieur, vous êtes en train de vous endormir, réveillez-
vous, voyons !

Joignant le geste à la parole, Clovis vous secoue par l’épaule. Le


voici qui vous tend trois petits livrets disposés, en sa main droite,
comme les branches d’un éventail.

– Vous me semblez fatigué, cher Monsieur. D’ailleurs, puisque


je n’aurai pas le temps de tout vous expliquer, je vais vous
remettre gratuitement un exemplaire des trois rapports
gouvernementaux qui ont justifié cette nouvelle loi.

Je vous suggère de commencer votre lecture par le premier


rapport, qui a pour titre Les Coûts de marteau. On y trouve des
statistiques étonnantes sur les pertes économiques causées
par une manipulation sauvage des instruments contondants et
une utilisation anarchique des clous. Tenez, le chapitre treize
recense le nombre de doigts écrasés, de poignets foulés, de
coudes luxés, de tendons étirés, de muscles froissés, de
tympans percés et d’yeux crevés par une utilisation non idoine
des divers marteaux. On y trouve également des statistiques
édifiantes sur les multiples traumatismes psychologiques
subis par les bricoleurs, traumatismes qui se traduisent par
des crises cardiaques, des bouffées paranoïdes aiguës, des
replis schizophréniques, ou encore des accès de joie délirante
quand elle n’est pas mégalomaniaque. Songez aux coûts
astronomiques que devait absorber notre système de santé !
Aux millions d’heures de travail qui étaient perdues ! Aux
indicibles spoliations causées par tout ce travail « au noir » !

Le second rapport est intitulé Analyse de la relation entre les


accidents de la circulation et la présence chez les conducteurs
québécois des contusions, lésions, traumatismes et handicaps
provoqués par une manipulation non ergonomique des mar-
teaux et des tournevis. Le titre est si explicite que je n’ai pas
besoin de vous fournir d’exemples.

32
Une culture de l’exil

Quant au troisième rapport, il a été émis par le ministère du


Recyclage. Il va plus loin que les deux premiers puisque,
comme l’indique son titre, Impacts négatifs sur la société qué-
bécoise d’une utilisation anarchique des moyens d’assemblage
tels que clous, vis, punaises, agrafes, clavettes, goupilles, colles,
mortaises et tenons, et cetera, il étend l’étude à toutes les
pièces d’assemblage, incluant les goujons, les boulons et les
écrous. Ce rapport prouvait, hors de tout doute, que le
bricoleur moyen utilisait un nombre de clous, de vis et de
boulons bien supérieur à celui qu’employaient des spécialistes
de la mécanique, et que ces clous, vis et boulons étaient
toujours, je dis bien « toujours » de taille trop importante.
Vous imaginez sans peine la contrainte que cette pratique
faisait peser sur l’industrie du recyclage.

Comme vous pouvez le deviner, ces trois rapports ont été


utilisés par l’Ordre des ingénieurs pour exiger des mesures
concrètes, et pour traduire les préoccupations sociales des
politiciens par l’instauration d’un processus de contrôle qui…

La phrase reste en suspens. Après avoir jeté un rapide coup d’œil


autour de lui pour estimer si l’un ou l’autre de ses collègues pouvait
entendre ce qu’il a à dire, Clovis poursuit, sur le ton de la confidence:

– Mais, je parle, je parle… et je vous ennuie peut-être. Je vous


laisse ces trois rapports. Revenez donc me voir lorsque vous
aurez votre ordonnance. Et puis, un petit conseil: allez donc
voir un ingénieur du groupe Nail & Clou.

Voici bien une suggestion à laquelle vous ne vous attendiez pas,


et dont vous voulez comprendre la raison :

– Et pourquoi donc ?

Pauvre Clovis ! Il est sidéré par votre ignorance !

– Mais parce que vous voulez des clous, voyons ! Je vous


rappelle qu’à la suite de la promulgation de LA loi l’Ordre des
ingénieurs a connu un véritable schisme, et s’est scindé en
plusieurs factions. La principale, dont la firme Nail & Clou fait

33
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

partie, milite pour un usage plus répandu des clous. C’est la


faction la mieux organisée et la plus dynamique. Elle s’est
attirée l’estime du public en lançant une campagne publi-
citaire qui montrait, sur de grandes affiches blanches, quatre
clous, accompagnés du texte suivant: «Et clou, et clou, et clou,
et clou… il est des nô..ôtres ! » La seconde faction se dévoue à
la défense des vis. Elle s’est fait connaître en lançant un débat
linguistique autour de l’homonymie vis – vice, débat qui s’est
retourné contre elle. Une troisième faction réclamait un usage
universel des colles et de la soudure. Elle connut tout un flop
! Il faut dire qu’avec son slogan, « Vive les colles ! », elle ne
pouvait pas aller bien loin. Je pourrais également vous parler
de ce petit parti d’allégeance maoïste qui prônait, quant à lui,
un retour aux mortaises et aux tenons, mais tout cela nous
entraînerait trop loin. Le plus important, c’est que le monde,
je dis bien LE MONDE ! s’ouvre enfin aux bienfaits de l’ingé-
nierie. Oui ! Le monde se réveille !… se réveille… se réveille…
réveille…

Devant vous, le visage de Clovis s’estompe peu à peu, alors que


toute votre attention est captée par une vigoureuse secousse que
vous venez de ressentir sur votre épaule gauche. Quelqu’un vous
touche; essaie de vous dire quelque chose. Une femme! Vous sentez,
vous savez que c’est une femme ! Mais que dit-elle ?

– Réveille ! Réveille-toi, Georges ! Georges, réveille-toi !

Vous ouvrez les yeux sur un beau visage aux yeux inquisiteurs.
Votre épouse !

– Voyons, Georges, réveille-toi! À quoi rêvais-tu donc! Il faut que


tu ailles travailler! Ah! si, au lieu d’un ingénieur, j’avais épousé
un médecin…

L’œuf et la poule
Réunis autour d’une bonne table, trois chercheurs s’indignaient de ce
qu’en leur pays aucune entreprise ne fabriquât les produits dont ils
cherchaient à comprendre et à améliorer les performances.

34
Une culture de l’exil

– «Rien d’étonnant à cela, dit le premier, personne ici ne connaît


la structure intime de ces produits, et personne ne maîtrise
les procédés qui sont utilisés pour leur fabrication. Les inves-
tisseurs ont beau disposer de milliards de dollars, que
peuvent-ils donc en faire s’ils ne savent où aller, ni comment
y aller ? Ne rêvons pas ! Si nous désirons voir un jour un
nouveau secteur industriel prendre naissance en notre pays,
il faut sans tarder commencer par la formation. Il nous faut
expliquer ce que sont ces produits, comment ils fonctionnent,
et pourquoi ils doivent posséder telle et telle caractéristique.
Il nous faut aussi comprendre, et faire comprendre, les
procédés qui sont utilisés pour leur fabrication. Quels en sont
les principaux paramètres de contrôle et quelles sont les
influences exactes de chacun de ces paramètres. Si nous
faisons cela, il est inévitable qu’un jour où l’autre une nouvelle
industrie voie le jour. »

– « Fort bien !, dit le second, mais vous oubliez que nos insti-
tutions d’enseignement dispensent une formation qui est
adaptée à la société telle qu’elle est aujourd’hui, et non telle
qu’elle pourrait être demain. Qui acceptera de soutenir et de
financer, pendant des années, un programme qui ne sera pas
étroitement arrimé aux besoins immédiats du milieu industriel?
Qui embauchera les finissantes et les finissants de votre
programme ? Non ! voyez-vous, ce n’est pas par la formation
qu’il faut commencer, mais par le transfert technologique. Il
suffit d’attirer chez nous quelque entreprise étrangère qui
fabrique déjà ces produits. Nous avons ici de l’électricité à bon
marché, de l’eau, de grands espaces, une main-d’œuvre
diligente et, ce qui ne gâte rien, une monnaie plutôt faible. »

– «Je doute que l’on arrive si facilement à attirer une entreprise


étrangère, rétorqua le premier. En s’installant dans notre pays,
cette entreprise devra embaucher, et qui pourra-t-elle embau-
cher si nos écoles n’ont pas formé le personnel spécialisé dont
elle a besoin ? Je crois que nous entrons ici dans un cercle
vicieux : sans éducation, pas d’entreprise ; et, sans entreprise,
pas d’éducation. Comment pourrions-nous donc en sortir ? »

35
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

– « Mais, par la culture, répliqua le troisième. Premièrement,


laissez-moi vous confier que je ne crois pas que l’éducation
soit la plus grande force créatrice d’entreprises. Ce n’est pas
parce que l’on sait faire que l’on fait, et ce n’est pas parce que
l’on est savant que l’on devient entrepreneur. En règle
générale, une personne ne se lance pas dans les affaires parce
qu’elle a reçu une formation technique, parce qu’elle a suivi
quelques cours d’entrepreneuriat, ou de gestion, ni même
parce qu’on lui offre de faciliter son démarrage en mettant à
sa disposition des capitaux ou des services. Un individu se
lance parce qu’il possède quatre caractéristiques, quatre
qualités : un rêve, un modèle, une culture et une bonne
confiance en ses capacités.

Je n’insiste pas sur la nécessité d’avoir un rêve, cela semble


aller de soi. J’insisterai un peu plus sur l’exigence d’un modèle.
Ce modèle peut être d’origine familiale ou sociale. Dans le
premier cas, c’est un parent, un proche, un ami qui possède
ou gère une entreprise, ou qui, plus simplement, travaille dans
un secteur d’activité, y voit des possibilités et partage sa
vision. Dans le second cas, le modèle peut être réel ou virtuel;
réel comme le fondateur d’un empire industriel ; virtuel
comme le héros d’un livre, d’un film ou d’une série télévisée.

Venons-en à la troisième condition : la culture. Cette culture


comprend, bien sûr, un certain nombre de connaissances, mais
ces connaissances ne sont pas seulement d’ordre technique.
Elles recouvrent des domaines aussi divers que les achats, la
gestion de la production, l’embauche du personnel, la vente, le
marketing, etc. On peut connaître, par exemple, un ensemble
de fournisseurs, une liste de clients potentiels ; on peut
posséder un bon réseau de contacts et pouvoir compter sur
quelques amitiés ou quelques relations. On peut aussi connaître
le coût de chaque opération qu’il faut effectuer sur un produit,
et avoir quelques idées sur la meilleure façon de gérer et de
réduire ces coûts. On peut, et c’est encore plus important,
connaître de façon intime les besoins et les attentes des clients.
Toutes ces connaissances ne s’acquièrent pas facilement «sur

36
Une culture de l’exil

les bancs d’école », mais se gagnent chaque jour, et de façon


presque inconsciente, lorsque l’on est totalement immergé dans
le milieu concerné, et dans la culture qu’il a développée.
J’insiste sur le fait que les connaissances techniques sont très
utiles et que, par exemple, connaître la machine qui offre la
meilleure performance, la matière première la plus facile à
travailler, le bagage d’expérience nécessaire aux machinistes,
constitue déjà un avantage compétitif appréciable, mais je
voulais également insister sur le fait que ces connaissances
techniques ne sont pas suffisantes.

Ceci m’amène d’ailleurs à la dernière qualité que possède un


entrepreneur, et qui est la confiance en ses capacités. Cette
confiance ne se développe pas du jour au lendemain. Elle se
bâtit progressivement, par la pratique et l’accumulation de
petits succès. La confiance dont je parle et dont a besoin
l’entrepreneur est une conséquence de la maîtrise d’une
certaine culture. Je termine ici mon petit discours. Des
questions ? »

– « Dis-nous donc maintenant, demanda le premier, comment


l’on peut développer une culture à partir de rien, parce que je
te rappelle qu’il n’y a, par ici, aucune entreprise qui fabrique
les produits que nous étudions. »

– «C’est évidemment la question la plus difficile et je ne saurais


prétendre y répondre parfaitement. À mon avis, seul un
gouvernement dispose de suffisamment de ressources et de
pouvoir pour créer une culture technologique à partir de rien.
Quant à savoir quelle est la meilleure route à suivre pour
atteindre cet objectif, je ne saurais le dire. La meilleure façon
pour nous d’aborder ce problème est peut-être de faire une
analogie. Tenez, essayons de faire une analogie avec la
diffusion d’une langue nouvelle. Que ferait un gouvernement
qui déciderait d’implanter une nouvelle langue sur son
territoire? Il établirait des relations avec les pays où l’on parle
cette langue, faciliterait les échanges, les séjours prolongés,
l’émigration. Il introduirait l’apprentissage de cette langue dans

37
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

les programmes d’éducation, et renforcerait l’apprentissage de


la langue par l’acquisition de connaissances sur les pays où
l’on parle cette langue, sur leur histoire, leur géographie, leur
culture. Ensuite, il est probable que ce gouvernement créerait
quelques instituts linguistiques, encouragerait les initiatives
qui iraient dans la direction choisie, participerait à l’émergence
de modèles sociaux. Sous l’impulsion de ce gouvernement, les
médias, les institutions d’enseignement, etc., emboîteraient le
pas. Qu’en pensez-vous?»

La réponse n’était pas facile et, pendant quelques secondes, les


deux chercheurs demeurèrent silencieux, soupesant le modèle de
leur collègue. Ils semblaient toutefois du même avis, ce que traduisit
le premier en suggérant :

– « Ce n’est peut-être pas aussi simple que cela ! »

Celui qui avait proposé le modèle partit d’un grand éclat de rire.

– Vous avez bien raison. C’est Arthur de Gabineau qui écrivait :


« Les idées sont des carrefours d’où descendent une grande
quantité de routes fort divergentes » (La chasse au caribou).

Scientifiques et sportifs
Imaginez la scène…

L’équipe nationale de boxe avait invité le professeur X, scien-


tifique mondialement connu pour ses recherches dans le domaine
de la chimie, à donner une conférence ayant pour titre : « Sportifs et
scientifiques : mêmes défis. »

Pendant plusieurs heures, ils ont écouté, avec respect et recueil-


lement, le docteur X leur parler de son travail et de ses rêves. Ils
furent vivement intéressés par la description de la discipline
quotidienne à laquelle il se soumettait, chaque jour et depuis de
longues années, afin de maîtriser toutes les compétences nécessaires
à ses recherches. Ils furent émus lorsqu’il leur confia ses doutes,
lorsqu’il évoqua devant eux les nuits blanches passées à revoir les
hypothèses, à reprendre chaque détail des calculs, à supputer les
diverses interprétations des données. Ils furent bouleversés lorsque,

38
Une culture de l’exil

sur le ton de la confidence, il leur parla de la solitude de celui dont


le travail consiste à remettre en cause les théories existantes, à
devancer ses collègues et à essayer d’aller plus loin que ses pré-
décesseurs. Bien des larmes coulèrent lorsque, pour leur donner une
vision juste des joies et des peines qu’il avait rencontrées, il
commença par leur rappeler la confiance que lui avaient témoignée
ses parents, les encouragements qu’il avait reçus de ses maîtres, la
reconnaissance obtenue de ses pairs, puis, lorsqu’il continua en leur
parlant avec sincérité de la compétition acharnée entre les labo-
ratoires, des sarcasmes de certains collègues et, chose douloureuse
entre toutes, des doutes parfois émis par ceux qui étaient les plus
proches et les plus chers. Vers la fin de son exposé, il souleva
l’enthousiasme lorsqu’il partagea avec eux son amour de la science,
les joies du travail en équipe, la richesse de la vision du monde
dévoilée par ses travaux…

Cette scène, qui sort tout droit de notre imagination, n’est pas
vraiment ridicule; elle est même concevable. Pourtant, nous n’avons
jamais entendu parler d’une telle rencontre, d’un tel échange.
Pourquoi alors faut-il donc qu’à l’inverse tant de gestionnaires
invitent des sportifs de haut niveau à les stimuler, à les motiver et
à insuffler une énergie nouvelle à tout leur personnel ? Par quelle
étrange perversion d’une parité sociale, par quelle mystérieuse
rupture d’une symétrie humaine, en sommes-nous arrivés à une telle
situation ?

La première raison, à laquelle nous souscrivons volontiers, c’est


qu’il est beaucoup plus agréable de voir sur une scène un sportif
jeune, beau et dynamique, qu’un scientifique plus âgé, souvent
introverti, moins à l’aise sous les feux de la rampe. (On peut
d’ailleurs se demander si les sportives n’obtiendraient pas davantage
de contrats que leurs collègues masculins.) La gloire ne s’obtient pas
au même âge dans les deux domaines, celui de la science et celui du
sport !

La seconde raison, c’est que les sportifs ont été, de tous les
temps, considérés comme des demi-dieux alors que le savant a
souvent été regardé avec méfiance et suspicion. À eux le jour et la
lumière éblouissante des stades ; à lui la nuit et la pénombre des

39
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

officines ! À eux la simplicité du défi ; à lui la complexité des


méthodes ! À eux, la création fulgurante de l’exploit ; à lui les lentes
maturations, les patientes recherches! À eux l’instantanéité, la recon-
naissance immédiate de la valeur ; à lui la lenteur des vérifications,
des validations, des reproductions !

À la lumière de tout ce que nous venons de constater, il est facile


de comprendre pourquoi les gestionnaires n’invitent pas les
scientifiques. Il n’en demeure pas moins toujours aussi difficile de
saisir pourquoi ils invitent des sportifs. Pensez-y bien ! La gestion
d’une usine ou d’une entreprise n’a pas grand-chose de commun
avec une course de cent mètres, l’escalade du K2 ou le ski de fond.
La différence la plus profonde se situe dans les objectifs. Le sportif
travaille pour lui-même et sur lui-même alors que le gestionnaire
travaille pour les autres et sur les autres. Le sportif veut, le sportif
doit devenir « parfait ». Le gestionnaire est toujours pardonnable de
ne l’être pas si ses actions et son attitude motivent les autres et les
poussent au dépassement.

Quelques théologiens disent que le divin empereur Antonin n’était pas


vertueux; que c’était un stoïcien entêté, qui, non content de commander aux
hommes, voulait encore être estimé d’eux; qu’il rapportait à lui-même le bien
qu’il faisait au genre humain ; qu’il fut toute sa vie juste, laborieux,
bienfaisant, par vanité, et qu’il ne fit que tromper les hommes par ses vertus;
je m’écrie alors: «Mon Dieu, donnez-nous souvent de pareils fripons!»
Voltaire, Dictionnaire philosophique

Mémorisation et répétition
Lors d’une compétition sportive, les commentateurs ne manquent
jamais d’attirer l’attention du public sur la persévérance de l’athlète.
Ils insistent sur le caractère répétitif des entraînements ; ils sou-
lignent le nombre incroyable de fois que le geste, l’enchaînement, la
figure ont dû être, au fil des années, exécutés, repris, répétés, avant
qu’il soit possible d’atteindre un tel degré d’automatisme, d’aisance
et de perfection. Combien de milliers de fois a-t-il fallu recommencer
ce plongeon, cette figure de patinage, cette feinte à l’épée, ce départ
de course, cette passe du ballon ? Acceptée, codifiée, admirée, une
telle discipline nous semble aujourd’hui « naturelle ». Elle s’impose

40
Une culture de l’exil

à nous avec une telle évidence que l’on blâmerait sans retenue celui
ou celle qui prétendrait atteindre les plus hauts niveaux sans s’y
soumettre.

Par contre, dès que l’on quitte le domaine des performances


physiques pour s’introduire dans celui des performances intellec-
tuelles, dès que l’on entre dans le domaine de l’éducation, nous
appliquons de tout autres standards. Faire reprendre à un élève vingt
fois le même calcul, alors qu’il était bon la première fois, quelle
horreur ! Essayer de lui faire répéter une démonstration mathéma-
tique encore et encore, et de plus en plus vite, jusqu’à ce que sa
mécanique intellectuelle atteigne un degré d’automatisme et de
fluidité semblable à celui d’un escrimeur ou d’un judoka, quelle
inadmissible torture ! Quelle perte de temps ! Quel risque pour la
créativité ! Lui faire apprendre par cœur des poèmes, des dates, des
cartes géographiques ou des formules mathématiques, quel triste
retour à des méthodes « antédiluviennes » !

On allègue que la mémorisation est inutile, que le livre est


toujours disponible et qu’il suffit de savoir où retrouver ces infor-
mations. Cela est vrai, mais il est également vrai que, lorsque l’on
en a besoin, le livre est souvent bien loin. Ajoutons que les autres
hommes nous jugent à la vitesse de l’éclair, qu’ils nous qualifient
d’intelligents pour avoir utilisé, au bon moment, une méthode de
résolution de problème, et d’érudits pour avoir été capables de citer,
au pied levé, un passage d’un livre. Cette admiration est-elle sincère?
Pas toujours! Chez les ambitieux, elle sert de masque à un jugement
sans appel et à quelque secrète condamnation. Comment motiver,
comment utiliser un homme qui trouve plaisir à faire vingt fois le
même chemin et à revenir sans cesse sur ses brisées ? La véritable
intelligence étonne toujours les ambitieux, elle les offense parfois ;
la mémoire les rassure, l’automatisme les apaise ! C’est peut-être
parce qu’elle a voulu produire un homme libre, capable de rêver et
de vouloir que l’éducation s’est éloignée de tous ces automatismes.
C’est peut-être pour cela que les tyrannies encouragent les exercices
de mémoire. Relisons un passage du livre Farenheit 451 de R.
Bradbury.

41
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Instituez des concours dont les prix supposent la mémoire des paroles de
chansons à la mode, des noms des capitales d’État ou le nombre de quintaux
de maïs récoltés dans l’Iowa l’année précédente. Gavez les hommes de
données inoffensives, incombustibles, qu’ils se sentent bourrés de «faits»
à éclater, renseignés sur tout. Ensuite, ils s’imagineront qu’ils pensent, ils
auront le sentiment du mouvement, tout en piétinant. Et ils seront heureux,
parce que les connaissances de ce genre sont immuables. Ne les engagez
pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie à quoi
confronter leur expérience. C’est la source de tous les tourments.
Pourtant… Pourtant, lorsque nous assistons à la performance
d’un musicien, d’un sportif, d’un acteur, d’un acrobate ou d’un calcu-
lateur prodige, nous sentons que la mémoire y prend quelque part,
et que cette part est digne d’éloges, d’envie même ! Aurions-nous
donc, comme on le dit si plaisamment, « jeté le bébé avec l’eau du
bain » ? Peut-être ! Devrions-nous revenir quelque peu en arrière ?
Sûrement! Les «dictées» de Bernard Pivot et quelques nouveaux jeux
télévisés sont-ils, d’une nouvelle orientation, prémisses et prémices?

Terminons là notre propos ! Nos enseignants méditent déjà sur


ces choses. Un dernier mot toutefois : Mnémosyne, déesse de la
mémoire, était aussi la mère des muses…

Regrets… ou agrès ?
√ Approximation
Avant l’avènement des calculatrices électroniques (les «calculettes»
des dictionnaires), savoir faire un calcul approximatif était un art en
lequel brillaient de nombreux ingénieurs. Cela n’était pas facile, mais
il semblait alors tout naturel d’apprendre par cœur des tas de
nombres, des constantes physico-chimiques et des astuces de calcul
dont les fondements arithmétiques étaient parfois fort complexes.
C’était le temps où les méthodes de calcul mental faisaient florès, et
où des poètes s’échinaient à versifier le nombre pi.

Cet art de l’approximation est maintenant disparu. Les calcu-


lettes et les programmes d’ordinateur effectuent très rapidement des
calculs exacts, et cela est bon. La mémoire ne se surcharge pas inutil-
ement. Pourtant, cet exercice avait quelque chose de bon. Il formait
le jugement.

42
Une culture de l’exil

√ Brouillon

Difficile de concilier le nom et l’adjectif, vu qu’on ne saurait l’être


quand on en fait. C’est du moins ce que pensaient nos maîtres. Mais,
puisque le langage a toujours raison, il convient de creuser plus
profond.

Pour réconcilier le nom et l’adjectif, il faut supposer que nous


n’aimons pas les brouillons; que nous n’aimons pas voir ces feuilles
couvertes de ratures, d’ajouts et de signes de toutes sortes, qui
étalent, qui révèlent, qui dévoilent et le laborieux travail de la raison,
et ses hésitations, et ses égarements. Nous préférons penser que la
vérité naît en un éclair. Nous aimons bien davantage le génie que le
travail.

Moralité ? Pourquoi s’exposer en disant faire un brouillon ? Ne


vaut-il pas mieux prétendre que l’on travaille sur une ébauche, sur
un texte qui devra être modifié, révisé, corrigé, validé, que sais-je
encore? Que l’on produit un premier jet, que l’on enregistre quelques
idées, etc. ?

Les esprits moralisateurs affirmeront que nier ou cacher


l’existence du brouillon constitue, en quelque sorte, une injustice.
Ils n’auront pas tort. Sauf que…

Quand on doit diriger des enfants ou des hommes, il faut de temps en temps
commettre une belle injustice, bien nette, bien criante: c’est ça qui leur en
impose le plus!
Marcel Pagnol, Topaze

√ Buvard

Naguère, lorsque l’on écrivait à l’aide d’une plume de fer trempée


dans un encrier, le buvard était, sous la main gauche, comme la targe
des anciens chevaliers. Il avait pour fonction de protéger les longues,
et rondes, et belles lettres, des sursauts du porte-plume, des épan-
chements sournois de l’encre, des traîtrises que recelait la texture
du papier, ainsi que de ces regrettables, et ô combien regrettées,
fautes d’inattention que commettait sans cesse notre jeune âge.

43
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Après avoir calligraphié une belle ligne, nous avions appris à la


recouvrir d’un buvard que nous lissions ensuite plusieurs fois de la
tranche de la main droite, faisant bien attention à le conserver
immobile.

Parfois, désireux d’observer les conséquences de cette pratique


(et secrètement heureux d’en évaluer l’utilité), nous retournions le
buvard. Espérions-nous y trouver une image miroir du texte que
nous venions d’écrire? Nous ne saurions l’affirmer. Nous reviennent
toutefois en mémoire notre surprise et notre déception lorsque nous
constations que tout ce qu’il offrait à nos regards n’était qu’un indes-
criptible désordre, un étrange patchwork de signes duquel
émergeaient des alignements de taches, des ébauches de mots, des
éclats de lettres qui nous laissaient rêveurs. Quel était donc le lien
entre cette étrange image et tous les textes sur lesquels le buvard
avait été appliqué? Poursuivant cette rêverie, nous nous demandons
aujourd’hui si le cerveau humain n’est pas, comme le buvard de
naguère, incapable d’acquérir une vision objective de la réalité.
Arides pensées, sur une grande misère…

Une consolation toutefois. Après avoir essayé de déchiffrer ce


chaos de signes, nous restions songeurs, comme hypnotisés par
l’étrange beauté qui se dégageait de ce désordre ; désordre né de
l’ordre, et de la volonté de l’ordre! Nous ne pouvions, à cette époque,
exprimer pourquoi ce buvard nous inspirait autant de respect. Nous
le savons aujourd’hui. C’est parce qu’il y avait là, sur cette pauvre
surface, étalée devant nous, mais non point révélée, une histoire, une
merveilleuse et mystérieuse histoire : celle de nos apprentissages.

√ « Cerdoristique »

L’évolution des sciences et des technologies est jalonnée d’expres-


sions et de mots désormais oubliés, ou bien près de l’être.

Qui connaît encore l’alcahest (le solvant universel) des alchimistes?


l’arbre de Diane (une forme de cristallisation) ? le phlogistique (un
principe calorique)? l’acide ziziphique (extrait du jujubier)? la malte
(une sorte de ciment)? le tournesol en drapeaux (un colorant)? ou le
zymosimètre (un appareil pour mesurer le degré de fermentation)?

44
Une culture de l’exil

Il y a là un formidable dictionnaire, auquel nous voulons aujourd’hui


ajouter le mot «cerdoristique», tel qu’il fut défini par Léon Lalanne:

M. Ampère a désigné sous le nom de cerdoristique industrielle, […]


l’ensemble des principes et des procédés au moyen desquels on peut se
rendre compte des profits et des pertes d’une entreprise en activité, et
prévoir ce qu’on doit attendre d’une entreprise à tenter. Il y a là toute une
science nouvelle que l’on doit regarder plutôt comme à créer que comme
s’appuyant sur des bases solides.
Essai philosophique sur la technologie, 1840

Le sujet qu’aborde cette définition est si moderne, et si pertinent,


qu’on peut se demander pourquoi le mot cerdoristique est sombré
dans l’oubli… Mystère…
√ Conversation

On oublie souvent que l’une des plus puissantes méthodes d’appren-


tissage n’est pas la lecture, mais la conversation.

On enseigne la lecture, mais enseigne-t-on le bel art de la


conversation ? Apprend-on suffisamment aux élèves à écouter ?
À questionner ? À discuter ? À argumenter ?

Montaigne aimait la conversation, et de cette conversation – qu’il


appelait conférence –, il écrivait :

Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la


conférence […]. L’estude des livres, c’est un mouvement languissant et foible
qui n’eschauffe point ; là où la conférence apprend et exerce en un coup.
Essais, III, VIII

√ Corvées

À une époque qui n’est pas si éloignée de la nôtre, les professionnels


des sciences et des technologies passaient un temps proprement
incalculable à effectuer des tâches triviales comme dessiner une
projection axonométrique, fabriquer un modèle de structure
moléculaire, analyser un spectre de rayons X, calculer un polynôme
de degré élevé, additionner des colonnes de chiffres, tracer une
courbe complexe, etc. Tout cela sans parler du temps passé à bâtir
de l’équipement expérimental, à étalonner des appareils de mesure,
à enregistrer « manuellement » des données, etc.

45
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Aujourd’hui, avec les ordinateurs, les logiciels et les appareils


de toutes sortes, la plupart de ces tâches, de ces corvées ont été
éliminées, ou sont effectuées de façon presque insensible. On en
vient à considérer comme inutiles tous ces menus travaux et à se
demander quel bénéfice pouvaient bien en tirer ceux qui les
effectuaient…

Une réponse se trouve peut-être dans cette réflexion de Marcel


Aymé :

Il y a toujours intérêt à examiner un problème difficile, s’agit-il de


complications sentimentales, à travers la besogne du moment. Le travail est
pour un homme une sorte de déroulement de soi-même, une méditation
qu’il projette à l’extérieur et qui se noue aux choses et aux événements. Bien
travailler, c’est bien vivre.
La Belle Image

√ Didactique

Sans l’avoir jamais vu, nous croyons que le vortex (tourbillon) créé
par un évier ou une baignoire qui se vide tourne en des sens opposés
dans les hémisphères nord et sud, et cela est faux !

Sans l’avoir jamais vu, nous ne croyons pas qu’il puisse exister,
en Amazonie, un petit poisson1 qui pénètre parfois dans l’urètre des
baigneurs imprudents (et incontinents), et cela est vrai !

Pourquoi donc croyons-nous si facilement certaines erreurs, et si


difficilement certaines vérités ? Un des plus grands défis de la
didactique des sciences se trouve là !

√ Écran

Jadis, objet qui nous séparait du monde extérieur. Aujourd’hui, objet


qui nous y relie.

1. Le petit poisson dont il est question ci-dessus est le Vandellia cirrhosa. Il


représente l’une des 2 500 espèces de l’ordre des Siluriformes et est plus connu
sous le nom de Candiru. Soulignons que l’importation de ce petit monstre est,
dans la plupart des pays, interdite, et que cela est heureux. Imaginez que,
s’échappant d’un aquarium, il colonise nos rivières… Nous aurions alors parfois,
après la baignade, un chat dans la gorge, et un poisson-chat… ailleurs !

46
Une culture de l’exil

√ Érudition

On l’admire, mais de loin, et sans vouloir la cultiver. Peut-être parce


qu’on pense qu’elle est le résultat d’un don de mémoire, alors qu’elle
n’est que le fruit d’un immense travail.

Au fait… Ne sommes-nous pas portés à qualifier de « savant »


quiconque sait ce que nous aimerions savoir, et « d’érudit » qui-
conque détient un savoir que nous jugeons de peu de valeur ?

√ Image

Quand bien même elle serait irréaliste, et ridicule, l’image reste le


plus fort moyen mnémotechnique qui soit à notre disposition.

Un exemple? Les géologues ont inventé, pour retenir l’échelle de


dureté des minéraux, une image étrange, associée à la phrase
suivante: «Ta grosse cousine Florence a au cul trois crottes dorées.»

Dans cette phrase, la première lettre de chaque mot est destinée


à rappeler le nom d’un minéral : T pour talc, G pour gypse, C pour
calcite, et ainsi de suite jusqu’à D pour diamant (le talc étant le
minéral le moins dur, et le diamant celui qui l’est le plus).

On pourrait sans peine trouver des dizaines d’autres exemples.


Négligeons-les pour parler quelques instants de cet homme, de
nationalité russe, dont l’histoire n’a retenu que le pseudonyme,
Veniamin, et qui avait développé une si prodigieuse capacité à former
des images, qu’il était doté d’une mémoire en tous points parfaite.

Nos programmes d’enseignement ne devraient-ils pas réserver


une petite place à ce genre de technique ? La mémoire est beaucoup
moins affaire de volonté qu’on le croit généralement.

N’oublions pas toutefois que le véritable défi auquel nous devons


faire face n’est pas tant de développer notre mémoire, que de choisir
les objets sur lesquels elle doit s’exercer.

« Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de


retenir ce dont je voudrais demain !… J’ai cherché un crible
machinal… », soulignait monsieur Teste, dans le livre éponyme de
Paul Valéry.

47
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

√ Mémoire

Il faut donc l’aimer, la cultiver… et ne jamais s’y fier !

« Notre plus grand manque est de si mal nous souvenir », a écrit


Jean Guéhenno (La Mort des autres). Cette phrase a plusieurs sens,
tous vrais !

√ Observation

Est-ce à cause de la télévision que les jeunes sont si peu portés vers
l’observation des phénomènes? Est-ce à cause de la disponibilité des
moyens audiovisuels que l’école développe si peu le sens de
l’observation chez les écoliers ?

Cette capacité d’observation est pourtant à la base de toute


recherche expérimentale et, partant, de tout développement tech-
nologique. On se dit parfois qu’il suffit d’avoir des yeux pour
observer. Cela n’est pas vrai, et ce n’est pas parce que l’on regarde
que l’on voit. Il faut, pour observer, et bien observer, une bonne dose
d’humilité, d’attention et de culture.

L’histoire des sciences est pleine d’observations si farfelues


qu’on se demande bien comment elles ont pu, non seulement voir
le jour, mais encore être considérées, par des hommes savants,
comme étant véridiques et crédibles. Un exemple ? Lisez donc ce
qu’écrivait, en 1713, Nicolas Andry à propos du castor :

Si cet animal s’accoûtume à la terre, sa queuë, qui est sans poil, & écailleuse
comme celle d’un poisson, est si dépendante de l’eau, qu’elle ne peut s’en
passer. C’est pourquoi, lorsqu’il se cache sous terre, il choisit toûjours des
lieux où sa queuë puisse tremper dans l’eau, tandis que le reste du corps est
à sec, sans quoi elle devient immobile et comme morte; ce qui ôte à l’animal
le pouvoir de se vuider. Aussi, lorsqu’on élève des castors dans les maisons,
on a soin d’en arroser de tems en tems la queuë avec de l’eau.
Traité des Alimens de Caresme

Pline, quant à lui, avait déjà rapporté que, lorsqu’ils étaient


poursuivis, les castors se châtraient eux-mêmes, afin d’abandonner,
à la convoitise des chasseurs, ces précieuses glandes dont les
apothicaires extrayaient alors le castoréum. Il est amusant d’analyser
cette « légende » à la lumière de la théorie de Darwin…

48
Une culture de l’exil

Et puis, pour terminer ce chapitre, citons ces belles paroles d’un


grand scientifique, Charles Cros (1842-1888), qui fut aussi un grand
poète :

J’ai pensé toujours […] que l’homme n’est qu’un sténographe des faits
brutaux, qu’un secrétaire de la nature palpable ; que la vérité […] n’est
abordable partiellement qu’aux gratteurs, rogneurs, fureteurs, commis-
sionnaires et emmagasineurs de faits réels, constatables, indéniables ; en
un mot qu’il faut être fourmi, qu’il faut être ciron, rotifère, vibrion, qu’il
faut n’être rien ! pour apporter son atome dans l’infinité des atomes qui
composent la majestueuse pyramide des vérités scientifiques.
Le Collier de griffes
√ Passage

« Vous qui passez sans me voir… »

Ce vers de la célèbre chanson de Charles Trenet et Jean Sablon


(1937) colle très bien à une certaine réalité: celle de ces étudiants et
étudiantes qui obtiennent la note de passage, mais qui comprennent
bien peu de chose.

Que devient la « compétence » dans tout ça ?

√ Réductionnisme

Plusieurs professions et plusieurs métiers sont définis de façon


plutôt simple, presque simpliste. Le soldat doit être courageux,
l’ouvrier efficace, l’artisan habile, l’enseignant patient. Songer qu’un
soldat puisse être philosophe, un ouvrier moraliste, un artisan
sophiste, un enseignant stratège, éveille en nous le sentiment du
bizarre et, pour tout dire, de l’aberrant.

Pour d’autres professions, c’est le contraire. Nous sommes


toujours prêts à voir le philosophe dans le scientifique, le moraliste
dans le médecin, le stratège dans l’avocat.

Est-ce parce que le premier groupe est vital pour la survie de nos
sociétés que nous pensons ainsi ? Est-ce parce que le second est,
souvent, plus instruit que le premier ?

Pour l’heure, demandons-nous simplement dans quel groupe il


convient de ranger l’ingénieur, et tous ceux qui travaillent dans des
usines ? Demandons-nous aussi à quoi mène ce… réductionnisme.

49
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

√ Surveillance

On surveille de près la qualité de la langue française utilisée par nos


médias. On surveille beaucoup moins la qualité scientifique de ces
petites phrases qui se glissent, ici et là, dans un reportage, dans une
publicité, dans une annonce; ces petites phrases semblent anodines,
mais elles constituent autant d’obstacles sur le chemin de l’acqui-
sition d’une culture scientifique. On se souvient du célèbre : « un
jour, ce sera ton tour ! »…

Qui sera donc le Georges Dor de l’expression scientifique ?

√ Visibilité

Jadis, les mécanismes étaient bien visibles. Songez aux sphères


armillaires, aux catapultes, aux bateaux à voiles, aux machines à
vapeur, aux balances, aux horloges. Rappelez-vous qu’il n’y a pas si
longtemps la première chose que l’on faisait après avoir acheté une
voiture, c’était d’en ouvrir le capot, puis d’inviter les voisins à venir
admirer le moteur et son fonctionnement. Aujourd’hui, les méca-
nismes sont cachés, invisibles. Il est même des entreprises qui
songent à rendre l’ouverture du capot des voitures accessible aux
seuls mécaniciens d’entretien. On voit bien, de temps en temps,
apparaître sur le marché quelques appareils qui révèlent leurs
mécanismes et leur structure interne par l’utilisation de boîtiers
transparents, mais ce sont là des exceptions, qui n’obtiennent
d’ailleurs qu’un succès commercial limité.

Il faut en conclure que nous aimons davantage boîtiers et


carrosseries que mécanismes, davantage la forme que le fond, et
bien plus la beauté que la performance ou l’efficacité. Grande leçon
pour les ingénieurs ! Belle réflexion pour les enseignants !

Un moment, Excellence !
Pour être efficace, une société doit tirer et pousser, récompenser et
punir, exalter le bien, stigmatiser le mal. Et puisque tout commence
par des mots, examinons les mots dont dispose la société pour
exalter le bien agir. Immédiatement, le mot « excellence » s’impose.
Quel beau mot ! et comme nous l’utilisons souvent, proclamant bien

50
Une culture de l’exil

haut qu’il faut toujours « viser l’excellence » et rien de moins. On


l’utilise indistinctement pour qualifier le travail d’un scientifique, la
performance d’un athlète, la réussite d’un écolier, ou l’ouvrage d’un
ouvrier. Tout notre idéal de performance semble converger vers le
mot « excellence ».

Tournons-nous maintenant vers le mal agir. La situation est ici


bien différente, car aucun mot ne domine notre esprit.

• Que dit-on, par exemple, pour qualifier l’étudiant qui n’ap-


prend que le minimum : ce qu’il faut pour franchir la barre du
cinquante pour cent et « passer sur les fesses » ?

• Que dit-on pour qualifier tous ceux qui ne veulent jamais rien
apprendre par cœur; qui se contentent de l’à-peu-près; qui ont
oublié que la mémoire est une qualité, et que l’érudition est
toujours précieuse ?

• Que dit-on pour qualifier celui qui, au travail, avoue « ne pas


se faire mourir à l’ouvrage » ; celui qui considère que « faire et
défaire, c’est toujours travailler » ?

• Que dit-on pour qualifier celui qui, participant à un groupe de


travail, privilégie la forme au détriment du fond, évite à tout
prix l’affrontement, voit toujours la chicane dans la discus-
sion, l’obstination dans l’argumentation et l’hostilité dans
l’agressivité ?

• Que dit-on pour qualifier celui qui, responsable du bon


fonctionnement d’un parc de machines ou d’appareils, sup-
porte (« toffe ») la dysfonction jusqu’à la panne complète ?

• Que dit-on pour qualifier celui qui, responsable de la produc-


tion d’un bien ou d’un service, « tourne les coins ronds » et ne
suit ni les procédures ni les méthodes de travail en vigueur ?

• Que dit-on pour qualifier celui qui, contrôlant la qualité d’un


produit, élimine une valeur « gênante », arrondit un chiffre à
la valeur désirée, passe outre à la procédure d’étalonnage d’un
appareil de mesure ?

• Que dit-on d’un gestionnaire de la qualité ou d’un directeur


des ventes qui pense que le client en demande «parfois trop»,

51
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

qu’il «ne sait pas toujours ce qu’il veut» et qu’en conséquence


ce client ne fait qu’assumer une juste part de ses responsa-
bilités lorsqu’on lui demande d’accepter, d’acheter, un produit
non conforme à ses exigences ?

• Que dit-on pour qualifier l’attitude du patron qui, devant


mener la barque, prend pour seuls objectifs de « ne pas faire
de vagues », de toujours naviguer « dans le sens du vent », qui
confond bonace et eaux mortes, efforts et souffrances, paix et
immobilité ?

• Quel mot nous vient à l’esprit pour exprimer notre réticence


lorsque nous sommes gênés de prononcer le mot « faute »,
lorsque nous essayons d’éviter le mot « erreur », lorsque nous
ne voulons pas prononcer le mot « échec » ? Lorsque nous
considérons le zèle comme suspect, et le perfectionnisme
comme une pathologie ?

S’il fallait exprimer, par un seul mot, ce qu’ont en commun toutes


ces attitudes, quel mot choisirions-nous ? Le mot « incompétence » ?
Probablement pas. On peut être très compétent, et mal agir. Le mot
« irresponsabilité » ? Oh que non ! Toutes ces personnes n’accep-
teraient pas d’être déclarées irresponsables. Le mot « paresse » ? Pas
nécessairement. La différence d’efforts entre le bien et le mal agir
est souvent insignifiante. Le mot « lâcheté » serait sans doute le
meilleur, mais nous doutons qu’il fasse l’unanimité…

Si notre culture ne dispose pas d’un seul mot pour recouvrir tous
ces comportements, c’est sans doute parce qu’ils ne sont pas, dans
notre esprit, associés à un seul mal. Bien plus. C’est sans doute parce
que nous ne désirons pas vraiment les vilipender, les stigmatiser,
que nous refusons de les définir par un mot dont l’évocation serait
facile, et dont la force irait grandissant. Notre génération a choisi.
Elle est davantage portée à la compréhension, au compromis, à la
mansuétude, à l’indulgence, à l’excuse et au pardon.

Revenons au domaine de la science et de la technologie. Ceux et


celles qui font avancer les frontières de la connaissance et celles de
la maîtrise des choses; ceux et celles qui apportent une contribution
essentielle au progrès et au développement de notre société ne

52
Une culture de l’exil

doivent être ni tièdes, ni lâches, ni paresseux, ni incompétents. Ils


doivent, en leurs domaines respectifs, être plutôt extrémistes,
fanatiques même! Évoquons ici Bernard Palissy brûlant son mobilier
pour faire cuire ses céramiques et puis Pierre et Marie Curie
travaillant comme des forcenés pour isoler le radium. On pourrait
multiplier les exemples, mais qui en a besoin ?

Notre société hait toutes les formes du fanatisme. Elle les traque,
elle les discrédite, elle les élimine. Se pourrait-il toutefois que, parmi
tous ces fanatismes, il en soit d’utiles, il en soit de généreux ?
Relisons Octave Mirbeau :

Et puisque le riche – c’est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément


contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre
contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre
la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste,
d’un parti pris facile, contre quoi il y a sans doute beaucoup à dire… Mais
je n’entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme
une injustice.
La 628-E8

Gâteux ou « gratteux » ?
Elle est belle, elle est fière, elle ne se laisse pas gagner facilement. Le
peuple l’implore; les élites l’adorent. Elle aime les jeux, tous les jeux.
Protégée par des grilles, cachée derrière des voiles métallisés,
dissimulée dans une forêt de symboles, elle annonce sa venue par
le tournoiement des grandes sphères translucides et la danse
aléatoire des boules chatoyantes.

Cette belle, cruelle, c’est la loterie. Loto chérie, loto honnie, loto
protégée, loto décriée, toujours renouvelée, chère loto !

Comment peut-on, d’une part, encourager la pratique d’un tel jeu


de hasard et, d’autre part, encourager les jeunes à persévérer dans
l’étude, à être patients, à être pugnaces, à se satisfaire (pendant une
certaine période) de modestes gains, à fonder leurs espoirs sur leur
travail et leurs progrès ? Comment peut-on les convaincre que le
succès n’est pas seulement une question de chance ?

53
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Les politiciens nous diront que les gens savent faire «la part des
choses ». C’est vrai ! Le problème est justement là : ils font une part,
celle qu’ils perdront !

Faut-il donner un nouveau sens au mot « gratteux » ? Sommes-


nous donc tous devenus des émules du célèbre Elvis Gratton, le si
bien nommé ?

Et que répondrons-nous donc à ce médecin de l’âme qui nous


demandera un jour, tel le docteur Knock au «tambour de ville»: «Est-
ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous grattouille ? » (Jules
Romains, Knock)

On s’aime « à tout vent »…


« Dépression… Haute pression… Précipitations…

Refroidissement… Réchauffement… Avertissement !… »

Les météorologues interprètent, ils ne décident pas. C’est la


nature qui décide, qui impose sa loi, sa dure loi, contre laquelle il
n’est point de révolte possible. On se protège, on se cache, on
s’abrite ; on ne lutte pas ! On commente le temps qu’il fait, on le
décrit, on le dépeint ; on ne le conteste pas !

Notre climat est rude, porté aux extrêmes, nous ne pouvons


l’oublier. Au fil des générations, nous avons appris qu’on ne lutte
pas contre les fantaisies de ce climat, et qu’il vaut mieux s’en
accommoder.

Est-ce pour cela que nous sommes si peu portés vers la discus-
sion, vers l’argumentation, vers ce dialogue que les philosophes
qualifient d’« agonistique » ?

«Aujourd’hui il pleut, mais demain, il fera beau. Acceptons cela!»

« Tu penses ceci, je pense cela ; voilà qui est bien ! »

« Tu aimes ceci, j’aime cela, comme le bonheur est relatif ! »

« Tu crois à ceci, je crois à cela ! Comme nous sommes heureux ! »

Ceux qui approfondissent les sciences, ceux qui développent les


technologies doivent être rompus aux subtilités de l’argumentation

54
Une culture de l’exil

et de la logique. Ils doivent être comme ces funambules qui


marchent sur un câble d’acier, et dont les exploits seraient impos-
sibles sans le très long balancier qu’ils apportent avec eux, et qui
lentement oscille, d’un bord, puis de l’autre. Sans ce balancier, point
d’équilibre. Sans équilibre, point de progression. Nos pensées et nos
décisions sont comme ce funambule. Sans le balancier de l’argumen-
tation, elles sont à la merci du moindre souffle de vent, du plus léger
glissement du pied, de la plus insensible attraction.

L’argumentation n’est donc pas seulement utile, elle est néces-


saire. Ce n’est pas un passe-temps, c’est un art ! Et cet art, ne
devrions-nous pas le pratiquer un peu plus et l’enseigner davantage?

Revenons à notre point de départ. Est-ce vraiment la nature du


climat qui explique cette situation ? N’est-ce pas plutôt une rémi-
niscence de la culture d’une certaine classe sociale ? Laissons ce
problème aux spécialistes.

Pour nous, qui, après cette triste constatation, avons besoin de


nous remonter le moral, relisons ce passage de Montesquieu :

Les peuples du Nord n’auront pas cette pénétration subite, cette vivacité de
conception, cette facilité de recevoir et de communiquer toutes sortes
d’impressions qu’on a dans d’autres climats. Mais, s’ils n’ont pas l’avantage de
la promptitude, ils auront celui du sang-froid; ils auront plus de constance
dans leurs résolutions, et feront moins de fautes lorsqu’ils exécuteront.
Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères

Les raisons de la colère


L’étymologie nous apprend que le mot « sel » vient du mot latin
salarius et que ce terme désignait, à l’origine, la ration de sel
attribuée aux légionnaires en guise de solde.

Deux photographies :

La première…

Un journal. Une page sur laquelle figure le «salarius» de certains


athlètes professionnels. À lire ces chiffres, on se dit qu’ils doivent
souffrir d’hypertension et de toutes sortes de maux.

55
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

CLIC !

La seconde…

Prague. Un jeune étudiant sert de guide à un couple de touristes.


Il est aimable, serviable, il répond aux questions :

– « Tu étudies dans quel domaine ? »

– « Ah ! ne m’en parlez pas ! J’ai choisi une orientation avec


laquelle mes parents ne sont pas d’accord. Ils me traitent de
raté. Ils me disent que je ne vais jamais gagner d’argent, que
je ne pourrai pas m’acheter une maison, que je vais vivre à
leurs crochets toute ma vie ! »

– « Que veux-tu donc devenir ? »

– « Médecin ! ».

CLIC !

Dans le fond, ces deux images ne nous mènent pas très loin.
Nous les avons trop vues. Elles sont émoussées. Nous savons tous
que la société ne rémunère pas les gens au mérite. Nous savons qu’il
existe un monde de différence entre le salaire d’un joueur profes-
sionnel de hockey et celui d’un ouvrier d’usine.

Mais, croyons-nous que cette large distribution des salaires soit


inoffensive et sans effet ? (On explique toujours les révolutions par
l’écart entre les plus riches et les plus pauvres, non par l’état de
pauvreté des plus pauvres.)

Croyons-nous que le fait de voir ces hauts salaires toujours liés à


des postes qui, eux, ne sont jamais liés directement à la production de
biens, soit également sans un effet insidieux ? Est-ce que cela
n’expliquerait pas pourquoi tant de jeunes veulent se diriger vers la
médecine, pourquoi tant d’ingénieurs veulent se diriger vers la
gestion ? Est-ce que cela n’expliquerait pas aussi pourquoi il est si
difficile d’attirer une jeunesse dynamique et brillante vers des métiers
«manuels», ou reliés de très près à la fabrication de produits?

Et puis, il n’y a pas que les différences, il n’y a pas que les écarts.
Il y a, en notre société, tant et tant de bas salaires, tant de gens qui

56
Une culture de l’exil

peinent, et dont la priorité est tout simplement de boucler leur


budget, tant de gens dont on ne peut pas décemment exiger qu’ils
développent leurs compétences, qu’ils se dépassent sans cesse, et
qu’ils ne visent rien de moins que l’excellence, qu’il devient difficile
de développer des technologies différenciées, possédant des
avantages compétitifs.

Vous nous direz qu’il ne faut pas penser à toutes ces choses, que
cela met en colère. Bien ! très bien ! c’est un bon début !

Pour bien voir les choses et les gens, à commencer par soi-même, il faut les
regarder avec colère.
Marcel Aymé, Le Chemin des écoliers

Qui mérite irrite ?


Voici une chose étrange! Il existe, au Québec, des personnes qui, tout
en vantant les mérites d’une éducation universitaire, n’en pensent
pas moins qu’un diplôme d’études avancées, en sciences ou en génie,
comme le doctorat, témoigne de l’existence, chez ceux et celles qui
l’ont obtenu, d’un certain manque d’ouverture à la réalité, d’une
intelligence trop « pointue » et, pour tout dire, « étriquée », d’un
certain fanatisme ou, tout au moins, d’un certain manque de sou-
plesse. Rien d’étonnant donc à voir ces mêmes personnes ne jamais
exiger, ni même considérer, un diplôme de maîtrise ou de doctorat
pour certains postes « élevés ».

Volontiers cynique, Diderot écrivait : « Rien de si difficile à par-


donner que le mérite.» (Jacques le fataliste et son maître). Est-ce, ici,
le cas ?

Une foi de trop…


Dépassons maintenant le cas du Québec pour toucher à l’universel et
à la nature humaine.

Le cas le plus récent fut celui des « mammographies par


satellite », mais sont apparus, au fil des années, ceux des « avions
renifleurs », du « moteur à eau », des « lunettes à rayons X », de la
«reconnaissance des couleurs par le toucher», de la «communication
télépathique », etc.

57
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Le fait que tant de canulars et d’escroqueries, qu’il faut bien


qualifier de « scientifiques » ou de « technologiques », obtiennent un
réel « succès » soulève plusieurs questions. Mais lesquelles ? Tenez,
laissez-nous vous faire sourire en vous rappelant l’utilisation des
billes d’antimoine :
L’abus qu’on fait des purgatifs et des laxatifs est proprement insensé. Mon
Dieu, il y a des gens qui se trouvent bien d’avaler des scories, du gros pain,
de gros légumes, ou même, ce qui est le triomphe de la cuistrerie, d’assai-
sonner la salade avec de la vaseline. Car chacun s’arrange à sa façon. Jadis,
il y avait dans chaque maison une balle d’antimoine qu’on avalait en famille.

– Où est la balle? Demandait quelqu’un.

Une jeune fille rougissait:

– Je vous la donnerai demain, disait-elle, en baissant les yeux1.

Difficile à croire ? Dans son beau livre Médecines curieuses


d’autrefois 2, Suzanne Jacques-Marin appelle cette balle la « pilule
perpétuelle ». Elle nous apprend qu’elle était constituée de « régule
d’antimoine» et ajoute que «bien essuyée, rangée au sec, elle pouvait
servir à nouveau. On se la prêtait entre voisins ». Ce prêt donnait-il
lieu à des querelles… intestines ? L’auteure ne le dit pas.

Si vous pensez qu’une telle invention et une pratique semblable


sont impossibles de nos jours, relisez donc cet article de Sonia
Feertchak, publié dans le numéro 956 de la revue Science et Vie
(mai 1997), article consacré à « l’énigmatique pilule du Kremlin »,
pilule qui se présentait sous la forme de « grosses gélules en inox,
de 2 à 3 cm de longueur et de 7 ou 8 mm de diamètre » et que de
hautes personnalités du bloc soviétique avalaient pour améliorer
leur état de santé. Ce qui prouve, soit dit en passant, la relation
ambiguë qui existe entre le pouvoir et… le trône !

1. Les Jours de l’homme, Dr Julien Besançon, Éditions Terres latines, 1940.


2. Médecines curieuses d’autrefois, Suzanne Jacques-Marin, Éditions Charles
Corlet, 1996.

58
Une culture de l’exil

Qui ne dit mot…


√ Technologie

En ce qui concerne la technologie, avouons tout de go que les


dictionnaires sont plutôt avares.

Songez donc que, dans l’édition dont nous disposons, le Petit


Robert consacre 99 lignes au mot «dieu», 66 au mot «amour», 85 au
mot «science», 38 au mot «technique», alors que la «technologie»,
quant à elle, ne se voit gratifiée que de 14 misérables lignes! «Holos!
holos », disait Grandgousier (Gargantua, XXVIII), « Alas, alas ! » disait
Claudius (Hamlet, IV, 3). Hélas ! hélas !

Si encore le mal s’arrêtait là ! Mais suivez-nous plus avant.

L’astronomie existe, les astronomes aussi. La première est une


science, les seconds sont des scientifiques. Nous tirons encore cela
des dictionnaires, qui sont ici de bons guides.

Le mot « forage » existe, le mot « foreur » aussi. Le premier décrit


l’action de forer, le second un type d’ouvrier. Ah ! comme ils sont ici
bien simples et simplistes, nos chers dictionnaires. Aucun mot pour
nommer ce que nous pourrions appeler « la science du forage » et,
beaucoup plus grave, aucun mot pour « les technologies de forage ».
Aucun mot non plus pour nommer l’expert qui connaît et maîtrise
ces technologies.

Nous aurions pu choisir d’autres mots et considérer, par exemple,


forgeage, extrusion, transfusion, épuration, collage, etc. Dans chaque
cas les dictionnaires nous parlent de procédés, d’actions, de
méthodes, d’opérations, jamais de technologies.

Le mot « science » se retrouve un peu partout dans les diction-


naires: sous paléontologie, astronomie, économie, géologie, chimie,
physique, mécanique, neurologie, alchimie et physiognomonie
même ! Le mot « technologie » est, quant à lui, encore bien isolé.
Entouré des membres de sa petite famille – technique, technocrate,
technologue, technopole, technostructure, etc., il vit dans une seule
page du dictionnaire, comme dans un petit cocon dont il ne serait
pas encore prêt à sortir. Souhaitons donc que les rédacteurs de ces
ouvrages favorisent son ultime transformation car forage, extrusion,

59
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

épuration, etc., sont bien plus que des actions, des méthodes ou des
procédés ; ce sont des technologies.

Le duc de Wei rencontra un jour Confucius et lui demanda ce qu’il


ferait s’il devait administrer l’État. Confucius répondit que son premier
soin serait de «donner aux mots leur sens vrai». (Étiemble, Confucius)

√ Technophile

Le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la


langue française (OQLF) donne, comme définition à ce mot :
« Personne qui apprécie ou encourage les nouvelles technologies, et
qui les utilise avec enthousiasme dans son travail ou ses loisirs. »

Merci à l’OQLF ! Nous ne pouvons que souhaiter que tous les


autres dictionnaires adoptent ce nouveau sens du mot « techno-
phile » (le mot étant déjà utilisé, comme adjectif, pour qualifier les
« espèces animales qui s’adaptent bien à la civilisation technique »
(Le Petit Robert 1, édition 1991).

Dans les dictionnaires anglais, on trouve soit le mot « techno-


phile » (Merriam Webster ), soit le mot « techie », moins formel
(Cambridge), et parfois aussi les deux mots dans le même ouvrage
(American Heritage).

√ Yaka

Commençons par le mot « yaka » puisqu’un dictionnaire tout au


moins accepte cette orthographe pour la locution « y a qu’à ».

Yaka ! Quelle belle locution ! Forte, intransigeante même, qui ne


tolère ni le doute ni l’hésitation. Un problème? «Yaka faire ceci! Yaka
faire cela ! » Locution audacieuse, téméraire même, mais qui célèbre
l’homme et le pouvoir de la raison.

Combien faible, et tiède, et timorée, nous apparaît, face à ce


« yaka », l’expression « à quelque part ». Appliquée au domaine de la
science et de la technologie, elle constitue une porte ouverte, non
seulement sur le vague et l’imprécis, mais sur le subjectif, l’intuitif
et, plus loin que cela, sur l’hypocrisie, sur la manipulation de

60
Une culture de l’exil

l’opinion, ainsi que sur ce qu’il convient d’appeler « l’hérésie scien-


tifique ». En effet, ce « à quelque part » n’est ni où je suis, ni où vous
êtes, ni où nous sommes, et ce, aussi bien au sens propre qu’au sens
figuré. Il se situe au-delà de nous et de nos positions. Il nous permet
de laisser flotter, sans aucun risque, les plus stupides, ou les plus
dangereuses des hypothèses. Prenons un exemple. Considérez la
phrase suivante: «Le feng shui n’est pas une science mais, à quelque
part… » Insinue-t-on que le feng shui serait une science méconnue,
une science méprisée, une science en devenir ? Incidemment, le
nombre de livres consacrés à ce trait de culture orientale et le succès
qu’ils obtiennent nous incitent à y consacrer, ci-dessous, quelques
lignes. Nous avons été, nous aussi, « animés par le sentiment de
l’urgence ». (Saint Exupéry)

√ Feng shui

Astrologie, chiromancie, géomancie, rhabdomancie… Le domaine


des sciences dites « occultes » est vaste et bien structuré. Une vie
humaine ne suffit pas pour l’explorer, une raison humaine ne suffit
pas pour l’éprouver. Qui entre en ce monde de chimères s’y perd
facilement. Il vaut mieux croire ce qu’en dit la science, et ne le
regarder que de loin. Méfions-nous donc de ce feng shui que des
esprits mercantiles proposent à notre faiblesse.

En chinois, le mot feng shui est exprimé par deux idéogrammes


dont le premier signifie «vent», et le second, «eau». Vendre à la fois
du vent et de l’eau : une nouvelle source de richesse pour notre
pays ?

61
Pôles de compétences

N otre société possède, dans chaque domaine de la technologie,


un nombre si peu élevé d’entreprises véritablement compé-
titrices que, pour un professionnel, toute perte ou changement
d’emploi entraîne presque inévitablement une certaine réorientation,
réorientation qui l’oblige souvent à abandonner plusieurs des
compétences qu’il a acquises au fil de ses expériences passées.

D’aucuns jugent cette réorientation insignifiante et, pour tout dire,


anodine. Après tout, qu’un ingénieur, après avoir conçu des avions
pendant plusieurs années, voire quelques décennies, se trouve un jour
« réorienté » vers le design de trains, ou même de ponts, il n’en
demeure pas moins dans le domaine du génie mécanique, n’est-ce pas?
Ce raisonnement n’est pas sans valeur mais, pour une société qui
désire fabriquer les meilleurs avions qui soient, voir ses spécialistes se
tourner vers d’autres secteurs d’activité est une expérience qui, malgré
toutes les fleurs d’une rhétorique «positivante» (qui parlera alors de
«fertilisation croisée», de «synergie», de «polyvalence», etc.), n’en
demeure pas moins quelque peu déprimante.

Poursuivons. Si l’industrie québécoise n’est pas à même de


favoriser le développement des très grandes expertises, il en va tout
autrement des universités, des cégeps et des centres de recherche
gouvernementaux. Dans ces institutions, des conditions et des
facilités de travail permettent de développer, et de maintenir, des
compétences de très haut niveau dans des domaines très spécialisés.
Pour compenser le manque d’expertise de l’industrie, il suffit donc,
a priori, de créer, entre elle et ces institutions, un dialogue, des
échanges, des collaborations, des arrimages.

Cette solution a déjà été implantée. Elle fonctionne même très


bien. Les centres de recherche gouvernementaux ont mis au point
diverses façons d’assister le développement technologique et
industriel. Quant aux universités, elles font preuve d’un dynamisme
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

exceptionnel. Bien des maîtrises et des doctorats s’effectuent en


étroite collaboration avec l’industrie, et certains professeurs sont
devenus des consultants dont la réputation a franchi nos frontières.
Tout semble donc être pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Pourtant la collaboration n’est pas toujours facile entre des


milieux si différents, entre des cultures si éloignées les unes des
autres, entre des professionnels qui ne partagent pas, fondamenta-
lement, les mêmes préoccupations, ni n’hébergent les mêmes
ambitions.

Les chercheurs et les professeurs, en particulier, sont souvent


fort mal connus. On les imagine volontiers claustrés, cloîtrés, cam-
pés dans des tours d’ivoire, alors que ce sont des citoyens, non
seulement comme les autres, mais souvent même davantage intéres-
sés que les autres par un engagement social large et profond.

Nous décrirons donc ces spécialistes de la science et de la


technologie, en présentant des caractères, des comportements et des
traits de culture dont on ne parle, en règle générale, que rarement.
Et puisque ces professeurs et chercheurs sont souvent embauchés
par l’industrie à titre de « consultants », nous présenterons ces
consultants. Nous finirons ce chapitre par une réflexion sur la
relation université-industrie.

Idées reçues sur les chercheurs


« La recherche, c’est une vocation ! »

Cela sera toujours vrai… pour un petit nombre de chercheurs ! Pour


le grand nombre, cela ne l’est pas ! De nos jours, la recherche, c’est
d’abord une profession, une carrière ! Souvent, très souvent, on ne
devient pas chercheur pour l’avoir voulu, mais pour n’avoir rien
voulu d’autre. On finit le baccalauréat sans bien savoir ce que l’on
veut faire, mais tout en étant certain que l’on ne veut pas, « mainte-
nant», se diriger vers l’industrie. On ne veut pas refuser le projet de
maîtrise que nous offre un professeur. On ne veut pas refuser – qui
le voudrait ? – la bourse obtenue grâce à nos mérites…

64
Pôles de compétences

Après la maîtrise, le doctorat semble tout naturel, le post-


doctorat aussi. Et puis, un jour, quelque part, dans une université,
dans un laboratoire, on voit s’ouvrir un poste de chercheur. Il faut un
spécialiste, on est ce spécialiste ; le poste nous va « comme un
gant »… Enfin ! un véritable emploi ! un salaire décent, des avantages
sociaux, un avenir ! On se dit parfois que cela n’est que temporaire,
et qu’un jour, le jour où l’on en saura finalement assez, on plongera
avec délices dans le « vrai monde », dans l’industrie… Mais, la vie
passe ! les routines s’installent, les contraintes orientent, les joies
motivent ! Et puis, sans arrêt, le temps et les années passent !…

On se réveille un matin avec quelques dizaines de publications


à son actif, quelques brevets aussi ; avec une réputation, le respect
des collègues, l’admiration des pairs. On se rend compte qu’on aime
ce travail, cette profession, cette vie ! On se dit que l’on veut
continuer dans cette voie. Dans le fond, c’est peut-être cela, la vraie
vocation !

Je feignis un grand attachement pour les sciences, et, à force de le feindre,


il me vint réellement.
Montesquieu, Les Lettres persanes

« La recherche est une tour d’ivoire ! »


L’ivoire végétal se substitue à l’ivoire animal, et la graine dont il est
issu constitue un plus beau symbole que ces organes de « défense »
dont provient le dernier. Souhaitons donc que, dans le futur, les
seules tours d’ivoire que puissent connaître nos sociétés ne soient
pas les universités, mais ces beaux palmiers phytelephas macro-
carpa, qui produisent cet ivoire végétal, et dont les palmes feraient
d’ailleurs d’imposantes « palmes académiques ».

« Recherche et chercheurs sont indispensables à la société »

C’était la guerre. Dans Syracuse en flammes, Archimède fut tué par


un soldat qui le surprit analysant une figure géométrique tracée sur
le sable.

Imaginons les pensées de ce soldat qui venait de risquer


plusieurs fois sa vie…

65
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Moralité : quand tout va mal autour de nous, ne donnons pas


l’image d’un savant. C’est trop dangereux !

Ah soulevez le ciel millions d’Archimèdes


Qui chantez ma chanson géants humiliés.
Aragon, Les Yeux d’Elsa

« Les chercheurs sont supérieurement intelligents ! »

Qui oserait, de nos jours, prétendre cela ?

Les chercheurs sont tous dotés d’une excellente formation de


base. Leur travail les conduit à étudier sans cesse, à s’informer, à
analyser, à combiner, à déduire, à extrapoler, à discuter, à argumen-
ter, etc. Leur environnement est stimulant. On deviendrait intelligent
à moins .

Un bémol cependant… l’intelligence présente de multiples fa-


cettes. On parle ainsi de l’intelligence émotionnelle, de l’intelligence
sociale, etc. Bien des chercheurs présentent quelque déficience sur
ces formes d’intelligences moins nécessaires à la vie en laboratoire,
moins développées par elle aussi.

En résumé : très intelligents ? Toujours ! Supérieurement intelli-


gents ? Parfois seulement !

Ne confondons pas le chercheur et le savant ! Relisons donc ce


court extrait d’un Prix Nobel, James D. Watson :

Nul ne pourrait être un scientifique reconnu sans se rendre compte que,


contrairement à la conception populaire appuyée par les journaux et les
mères des scientifiques, un bon nombre d’entre eux ne sont pas seulement
étroits d’esprit et ennuyeux, mais aussi tout simplement stupides.

One could not be a successful scientist without realizing that, in contrast


to the popular conception supported by newspapers and mothers of
scientists, a goodly number of scientists are not only narrow-minded and
dull, but also just stupid.
The Double Helix

66
Pôles de compétences

« Les chercheurs sont naïfs ! »

Si l’on veut dire par là que le chercheur donne parfois l’impression


d’être un inadapté social, qui refuse certaines contingences de la vie
quotidienne et qui ignore superbement bien des préoccupations
communes, alors c’est vrai !

Mais, si l’on entend par là que le chercheur présente une sorte


d’hypertrophie intellectuelle qui le rend incapable de comprendre
certains petits détails de la vie ou des sentiments, alors, on se
trompe ! La naïveté de bien des chercheurs n’est pas une tare, c’est
souvent un choix, un choix conscient, et qui ne va d’ailleurs pas sans
une forme de ruse. N’oublions pas que: «Il est amusant de passer pour
idiot aux yeux d’un imbécile. » (K. Haedens, Salut au Kentucky)

« Les chercheurs inventent ex nihilo (à partir de rien) »

Certaines images ont la vie dure.

La première illustre Archimède bondissant de sa baignoire en


criant « Eureka ! » (J’ai trouvé).

La seconde montre un penseur, assoupi sous un arbre, et que


soudain réveille le choc brutal d’une pomme. Voici Newton ! Voici
l’instant de l’illumination! Voici la théorie de la gravitation universelle!

La troisième reproduit la photographie d’un petit homme


ébouriffé, qui écarquille les yeux, qui tire la langue. Un peu fou, un
peu poète, il a tiré des circonvolutions de son seul cerveau de
merveilleuses idées sur l’espace et le temps. C’était, vous l’avez
deviné, nul autre qu’Einstein.

Ainsi la découverte semble facile. On se doute bien que cela n’est


pas tout à fait vrai, mais nous aimons tant la facilité. Cette facilité
que l’on retrouve dans le sourire figé du gymnaste, dans le chant
joyeux de l’artisan, dans le geste créateur de l’artiste, dans l’attitude
onctueuse de l’ascète, dans la parole lapidaire du chef. Nous
répugnons au spectacle de tous ceux qui peinent, qui suent, qui
grimacent, qui se tendent et qui se crispent, qui hésitent. Nous
aimons le génie, nous n’aimons point le forçat ! C’est pourquoi nous

67
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

adorons l’image de celui: «Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes. » (Baudelaire)

C’est pourquoi nous entretenons l’image du chercheur qui crée


« à partir de rien ».

La vérité est tout autre ! Pour chercher, il faut déjà beaucoup


savoir. Pour essayer de trouver du nouveau, il faut avoir fait le tour
du monde connu. Pour découvrir, il faut avoir une idée précise de
ce que l’on cherche, de ce que l’on pourrait trouver; il faut savoir où
se situent les pistes les plus prometteuses, il faut connaître les
embûches qu’ont rencontrées ceux qui nous ont précédés, et savoir
comment les contourner. Pour « lever le voile d’Isis », comme on
disait naguère, et fort poétiquement, il faut avoir le cœur pur, l’esprit
libre et la tête bien pleine.

La science et la technologie modernes sont très complexes. Elles


sont devenues de véritables labyrinthes dans lesquels on ne s’aventure
pas sans une longue préparation, et sans une petite pelote de
techniques et de méthodes tissées de longue haleine par une Ariane-
université. En dévidant le fil de cette pelote, le chercheur ne perdra
jamais confiance, ne s’égarera jamais. Il pourra revenir sur ses pas,
explorer un à un tous les recoins du labyrinthe pour finalement
découvrir le trésor qu’il recèle. Car ceux qui disent que le Minotaure
est un monstre ne font qu’exprimer leurs craintes devant l’inconnu.
Thésée, le premier qui l’ait rencontré face à face, reconnut bien que:
«Le monstre était beau.» (A. Gide, Thésée)

Il existe pourtant des chercheurs qui jettent au loin la pelote de


fil, qui inventent de nouveaux moyens d’entrer dans le labyrinthe et
d’en sortir. Ceux-là sont les disciples de Dédale et d’Icare. Ils
remettent tout en question et parfois nous donnent de nouveaux
« paradigmes ».

Pour vaincre le Minotaure, il faut triompher du labyrinthe ; pour


vaincre le labyrinthe, il faut le transcender.

À quoi sert alors le petit fil d’Ariane ?

Recherche: partir de ce que l’on croit savoir et tirer sur le fil en souhaitant
qu’il se brise…
Jean Rostand, Carnet d’un biologiste

68
Pôles de compétences

« Les chercheurs sont toujours rationnels ! »

Un grand chercheur, pour qui nous avions le plus profond respect,


nous confia un jour que, tous les soirs, il posait sa lame de rasoir
sur le sommet d’une petite pyramide de pierre. Elle conservait ainsi
tout son tranchant. Nous fûmes atterrés ! Ce n’était, hélas ! qu’un
début.

Combien en avons-nous donc croisé de ces chercheurs qui


faisaient preuve, en leur domaine respectif, d’une impitoyable
rigueur, d’une implacable logique, d’un raisonnement sans faille,
mais dont l’esprit, dès qu’il s’aventurait en des terres inconnues, se
laissait entraîner en d’étranges errances, à d’incompréhensibles
professions de foi ?

Nous ne donnerons ici point d’exemples, malgré le grand nombre


de ceux qui se pressent en foule sous notre plume. Non seulement
par politesse, mais par humilité aussi. Le sceptique se demande :
« Pourquoi croient-ils donc en cela ? » Le sage s’interroge : « Pourquoi
suis-je incapable de croire en cela ? », et il ne trouve pas de réponse.
Ce n’est jamais, ni la force des faits, ni leur évidence, ni leur
accumulation qui nous conduisent à croire. C’est autre chose, mais
quoi ?

« Connaissance » et « jugement » ne sont point des qualités qui


vont de pair. En développant l’une, on nuit à l’autre. Vaste sujet, et
qui mériterait un plus ample traitement ! Affirmons simplement, et
pour nous résumer, qu’ici comme partout ailleurs il faut choisir.

Les chercheurs ont choisi la connaissance. Ils en paient le prix !

Dans les plus grandes âmes, il y a comme un repli de faiblesse où dorment


les superstitions.
J. Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée

« Les chercheurs sont curieux et ouverts à tout »

Un cheval avance mieux s’il porte des œillères. Appliquons cette


image au scientifique. Son travail sera-t-il plus rapide, plus efficace,
si ce scientifique se dote d’œillères intellectuelles ou morales et,
pour cela, perd le contact avec de larges pans des réalités extérieures

69
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

et intérieures ? La réponse n’est pas facile. Force est toutefois de


constater que bien des scientifiques ne font montre que d’une
ouverture d’esprit, d’une connaissance du monde et d’un équilibre
intérieur bien limités. C’est dommage. Revenons au cheval. Les
œillères ne sont utiles que pour le faire marcher droit. Pour le faire
tirer et travailler, la civilisation a inventé un plus bel objet : le licou.
Qui ne porte ce dernier ? Soyons donc indulgents !

Ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent sous la
barde.
La Boétie, Discours de la servitude volontaire

« Les chercheurs sont parfois arrogants »

L’expression « semblent arrogants » serait plus correcte car, comme le


faisait déjà remarquer Stendhal : « Tout bon raisonnement offense. »
(Le Rouge et le Noir)

Cette parole, un scientifique doit s’en souvenir toujours, et


l’accepter parfois…

« Les chercheurs sont des innovateurs »

Familier des bibliothèques et des banques d’informations, un cher-


cheur annonça un jour à l’un de ses collègues que le sujet sur lequel
ce dernier travaillait avait déjà été étudié, et les résultats, publiés.
Le collègue ne se démonta pas et répondit simplement : « Personne
ne le sait et qui, à part toi, pourrait retrouver cela?» Les deux cher-
cheurs étaient honnêtes, et bien intentionnés. Ils restèrent bons amis.

Le fait que tant de travaux soient désormais tombés dans l’oubli


donne parfois lieu à de belles re-découvertes… et à de petites trom-
peries qui, soit dit en passant, ne sont pas l’apanage des sciences !

Vers quelles pratiques le développement presque exponentiel de


l’information orientera-t-il le futur ?

« Tous les chercheurs sont intègres »

On conçoit assez bien que la force, la ruse et l’intelligence même


puissent être mises au service d’un comportement délinquant. On

70
Pôles de compétences

conçoit plus mal qu’une grande culture scientifique puisse être


semblablement exploitée. Cela existe pourtant. Le mot « charlatan »
est trop faible, trop timide, trop léger, pour qualifier les individus
qui adoptent de tels comportements. Notons aussi que ces « délin-
quants» vivent rarement à l’avant-scène de la science. Ils ne sont pas
des «porteurs de flambeaux»; ils ne sont ni lumineux ni «illuminés»,
mais obscurs et tortueux. Ils vivent dans cette zone d’ombre que
science et connaissance laissent après leur premier passage.

La procession mit longtemps à tourner ses splendeurs mobiles autour de


l’église, laissant derrière elle un sillage d’ombre plus noire que celle qu’elle
chassait devant ses flambeaux.
J. Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée

« Les chercheurs sont ennuyeux »

Faux ! Archi faux ! En fait, le sens de l’humour va même de pair avec


cette aptitude à la créativité que possèdent nombre de chercheurs.

Plus subtil que les blagues « estudiantines » et les farces de


carabins, l’humour scientifique existe bel et bien. Une association
s’est même donné pour mandat de récompenser les meilleures
productions par l’attribution d’un prix appelé « prix Nobel Ig® »

Parmi ces prix, on trouve : l’invention d’un caleçon capable


d’éliminer, peu après leur émission, les odeurs associées aux
flatulences (prix de biologie 2001), une publication scientifique
portant sur « les blessures causées par la chute des noix de coco »
(prix de médecine 2000), la conception d’un bec de théière qui laisse
tomber la dernière goutte (prix de physique 1999) et un rapport sur
les « objets étrangers dans le rectum » (prix de littérature 1995).

Soulignons que le caleçon dont il est fait mention ci-dessus a été


breveté et qu’il est vendu sur le marché (brevet US 5,593,398 attribué
le 14 janvier 1997, et ayant pour titre « Protective underwear with
malodorous flatus filter »).

71
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Mondialistes ou « mondialisés » ?
Voici bien longtemps déjà que les individus les plus dynamiques,
les plus brillants, les plus performants de nos sociétés ne se
satisfont plus d’une reconnaissance locale, provinciale ou nationale.
Ils recherchent désormais une reconnaissance, une consécration
internationale, mondiale. Les prix Nobel et les Jeux olympiques
constituent des témoignages éloquents de cette tendance qui semble
irréversible. Ce n’est pas tant l’être humain qui est en train de
changer – car l’ambition est vieille comme le monde ! – que les
concepts de pays, de patrie, qui évoluent chaque jour.

Cette culture de la mondialisation exerce une influence profonde


sur le secteur de l’industrie et du commerce. Cela, nous le savons
tous. Ce que nous savons moins, ce qu’on ne dit jamais, c’est qu’elle
exerce aussi, en chaque pays, une influence profonde sur le dévelop-
pement de la technologie.

En effet, la plupart des chercheurs qui ne sont pas engagés par


des entreprises et qui sont, dans une certaine mesure, libres de faire
ce qu’ils veulent (même s’ils doivent le justifier) désirent souvent,
et fortement, obtenir la reconnaissance de leurs pairs et une répu-
tation internationale.

Il faut ajouter que le système des subventions et des promotions


encourage et renforce cette attitude. Car ce système leur demande de
publier dans des magazines de diffusion mondiale, d’inviter des
professeurs venant d’autres pays à juger leurs plus importantes
demandes de subventions, d’attirer des chercheurs étrangers au sein
de leurs équipes, etc. Pour atteindre ces objectifs, le moyen le plus
simple dont disposent les chercheurs est de travailler à résoudre les
grands problèmes technologiques ou scientifiques « de l’heure ».

C’est ainsi que toute une communauté de chercheurs s’éloigne


peu à peu des problèmes particuliers qui se posent aux industries
qui vivent autour d’elle (particulièrement lorsque ces industries sont
des petites et moyennes entreprises).

On nous dira que, depuis quelques années, on cherche à créer


des liens, des « arrimages », des « partenariats » entre les chercheurs

72
Pôles de compétences

et les industries locales, et cela est vrai ! Il existe des exceptions, et


de belles exceptions ! Le mouvement de fond est toutefois si puis-
sant ; il est si bien entretenu par tout un système administratif ; il
est si bien renforcé par une culture de la « mondialisation » ; il est si
bien adapté aux voies de l’ambition humaine qu’il est difficile de le
dévier de sa course. L’esprit intelligent connaît mille ruses et,
souvent, l’amitié fait le reste…

On dira encore que, si les résultats de notre recherche sont


parfois plus utiles aux entreprises d’autres pays qu’à celles qui nous
sont propres, l’inverse pourrait être, devrait être, également vrai, et
qu’il nous appartient d’utiliser au mieux les résultats obtenus sous
d’autres cieux. Pas facile de savoir d’où doit venir la lumière…

Grands amoureux de proverbes, les Japonais soulignent que


« toodai moto kurashi »… « Le pied du phare est plongé dans
l’obscurité. »

Le professeur et la péripatéticienne
Il était une fois une grande société québécoise qui s’interrogeait sur
les progrès technologiques à venir et sur les orientations à prendre.
Elle avait invité un professeur d’une université reconnue afin que
celui-ci présente, devant son conseil d’administration, ses visions
du futur, ses prévisions et ses prédictions.

Au milieu de sa présentation, le professeur fit une courte pause


et, après avoir soupiré bruyamment comme pour souligner l’impor-
tance du triste constat qu’il se résignait à faire, laissa tomber cette
réflexion: «Mesdames, messieurs! La science est comme une p…, on
lui fait faire ce qu’on veut ! »

Le conseil d’administration fut-il choqué ? Nul ne saurait le dire.


Ses membres étaient trop bien élevés pour laisser paraître quelque
sentiment que ce soit, trop surpris aussi, peut-être. Par contre, deux
jeunes professionnels qui assistaient à cette réunion le furent.

Quelques jours plus tard, cherchant des explications, et n’osant


pas s’adresser au professeur, ils demandèrent, et obtinrent, un
rendez-vous avec un chercheur qui était le collègue le plus proche,
et l’ami le plus intime de ce dernier. Après avoir écouté leur compte-

73
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

rendu de la réunion, le chercheur hocha longuement la tête puis


avança une explication.

– « D’après ce que vous m’avez dit, vous étiez dans un contexte


où une entreprise doit prendre des décisions technologiques
importantes concernant son avenir. Vous ne devez pas perdre
de vue ce contexte car je suis certain que Maxime ne voulait
pas, par cette parole, juger la science. Il est bien certain qu’un
chercheur ne fait pas faire ce qu’il veut à la table de multi-
plication, à la suite des nombres premiers ou à une loi de la
mécanique. Non, Maxime ne s’attaque ni à la science ni aux
scientifiques. Maxime s’attaque, d’abord et avant tout, à ce
désir qu’exprime souvent notre société de faire appel aux
scientifiques pour bâtir sa vision de l’avenir et prendre des
décisions concernant cet avenir.

Selon Maxime, les scientifiques sont totalement impropres à


une telle tâche ; il affirme à qui veut l’entendre que la société
s’illusionne sur leurs capacités, sur leur volonté, lorsqu’elle
cherche à leur confier une telle mission.

Pourquoi Maxime leur refuse-t-il donc toute crédibilité ? Pour


plusieurs raisons.

La première est d’ordre statistique. Connaissez-vous dix scien-


tifiques qui soient en total accord sur un sujet quelconque ?
Essayez donc de réunir autour d’une table quelques spé-
cialistes pour leur demander de prédire en quelle année les
réserves de pétrole seront toutes épuisées ? Quelle sera la
forme d’énergie la plus utilisée dans le futur? En quelle année
connaîtrons-nous une pandémie d’une grippe aussi virulente
que le fut la grippe espagnole? Ou quelle est la probabilité que
le Québec connaisse, au cours des cinquante prochaines
années, un tremblement de terre d’une magnitude, disons,
supérieure à sept sur l’échelle de Richter ? Maxime est cons-
cient du fait que les divergences d’opinions n’expliquent pas
tout, que le « mal » est plus profond, qu’il touche à la science
elle-même. Nous sommes encore incapables de prédire l’évo-
lution de la forme d’un nuage, les méandres du vol d’un
albatros, ou plus simplement le temps qu’il fera dans quelques

74
Pôles de compétences

jours. Avec les perles de quelques grandes vérités, la science


brode de très beaux motifs. Elle oublie souvent de dire que
la toile de fond demeure une trame d’incertitudes et
d’inconnaissance.

J’ajouterai que cette méfiance qu’exprime Maxime à l’égard de


la science et des scientifiques trouve également sa source
dans son expérience personnelle. Il appartient à une généra-
tion à laquelle la science avait prédit une victoire rapide
contre le cancer, la conquête de Mars, la diffusion des énergies
« propres », la civilisation des loisirs, l’éternelle jeunesse, les
robots domestiques, la nourriture synthétique, etc.

Autre chose encore. Maxime considère qu’en refusant de


prendre un leadership social, bien des scientifiques s’exposent
involontairement à la récupération, à la manipulation poli-
tique. Le « peut-être » émis par les scientifiques devient le
« sûrement » des hommes d’action et, patiemment rassemblés
sous une même égide, bien des petits faits indiscutables
servent à propager des théories et à appuyer des mouvements
qui, eux, sont discutables. En résumé, ce n’est pas à la science
que Maxime pense lorsqu’il affirme qu’on peut lui faire faire
ce que l’on veut, mais bien au scientifique.

La deuxième raison est d’ordre psychologique. Maxime


considère les scientifiques comme d’incorrigibles pinailleurs,
qui aiment à couper les cheveux en quatre, et que le souci
constant du détail prive d’une certaine force vitale. Quand il
les regarde enfermés dans leurs tours d’ivoire, couverts de
subventions, assurés d’un emploi permanent et d’un bon
salaire, « grenouillants » au sein d’une aristocratie ou d’une
«méritocratie» polluée par l’élitisme, Maxime devient révolté.
Dans nos conversations privées, il les traite «d’eunuques intel-
lectuels», de «castrats de la science», de «prêtres de Cybèle»,
que sais-je encore ? Il les considère stériles comme ces
vestales éternellement chastes, gardiennes d’un feu sacré
auquel nul homme ne se chauffait, auquel nulle machine ne
s’alimentait, auquel nulle société ne s’éclairait. Maxime appelle
de toutes ses forces un nouveau scientifique, semblable au

75
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

surhomme de Nietzsche. Un scientifique qui s’engagerait à


fond dans toutes les grandes questions sociales, qui serait
considéré comme un « incontournable » par les politiciens et
les présidents des plus grandes entreprises…

Mais venons-en à la troisième raison pour laquelle Maxime


n’apprécie pas le comportement des scientifiques. Cette
troisième raison est d’ordre moral. Selon Maxime, le
scientifique est tellement hanté par l’idée de l’erreur, par la
peur de l’erreur, que toute son action s’en trouve comme
inhibée… Il considère le scientifique comme un fanatique de
la vérité, un obsédé de la pureté; un homme qui refuse de voir
que, non seulement l’erreur est humaine, mais encore qu’elle
est profondément inévitable. Maxime sait que l’erreur est
partout. Il la considère même comme désirable. Il accepte de
vivre en bonne harmonie avec elle et croit qu’il n’est de
véritable communion sociale que dans la conscience de
l’erreur partagée… Voilà une pensée bien difficile et le temps
passe. Je dois donc vous quitter. Est-ce que notre conversation
vous a été utile ? »

Nos deux jeunes amis savaient déjà qu’il leur faudrait bien du
temps pour digérer toutes les idées qui avaient émaillé ce long
monologue. Ils ne trouvaient donc rien à répondre et c’est
sans doute la raison pour laquelle l’un des deux choisit de
terminer l’entretien par une question plutôt neutre.

– « Dites-nous donc ! Que devons-nous déduire de tout cela ? »

Le visage du chercheur fut traversé par un grand sourire. C’est en


rassemblant ses cahiers de laboratoire qu’il répondit :

– « Ce que vous devez en déduire, c’est que, pour les étudiants


que vous étiez, la science était une somme de vérités et que,
pour les chercheurs que vous vous apprêtez à devenir, elle
deviendra une activité sociale, avec tout ce que cela comporte
de négociations et de compromissions. Vous devez aussi
réaliser qu’il n’existe pas un seul style, une seule personnalité
de scientifique. Et puis, vous devez comprendre que : « Si
quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres

76
Pôles de compétences

hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à


ceux qu’ils ont. » (Rousseau, Les Confessions)

Les consultants
Lorsque vous longez le terrain d’une grande usine, le grillage con-
tinu, la barrière qui en interdit l’entrée, le poste de contrôle qui y
est juxtaposé, l’éloignement des bâtiments et jusqu’aux murs
extérieurs, hautes murailles de tôle que n’égaie aucune fenêtre, tout
vous donne l’image d’un monde fermé, replié sur lui-même, vivant
en autarcie. Or, rien n’est plus faux !

Une usine vit en étroite symbiose avec son environnement. Elle


est soumise à des flux et reflux de matériaux et d’objets, de
personnes, de communications. Des camions y entrent, chargés de
matières premières, en sortent lourds de produits finis ; des
employés s’y rendent avec entrain, et s’en éloignent, fatigués ; des
réseaux de communications s’y nouent, des questions y aboutissent,
des réponses en émanent.

De tous ces échanges, le plus intéressant, car c’est le moins pré-


visible, le moins indispensable et le plus original, est celui des per-
sonnes que l’on regroupe en général sous le terme de «consultants».

Par rapport au personnel habituel de l’usine, que l’on connaît


trop bien, par rapport aux sous-traitants polis et effacés, rompus à
toutes les exigences, prêts à tous les services, taillables et corvéables
à merci, par rapport aux vendeurs et aux représentants qui ne
cherchent qu’à plaire, qui sont remplaçables et seront, pour la pro-
chaine visite, souvent remplacés, les consultants s’imposent par leur
originalité, par leur unicité. Ils apparaissent comme de véritables
héros, des surhommes capables de résoudre les problèmes les plus
complexes, de dénouer les situations les plus enchevêtrées. Ils ont
été appelés, ils sont attendus; ils ont été choisis, ce sont des élus! Ils
émergent du néant déjà nimbés de reconnaissance, déjà auréolés
des succès attendus.

Ces consultants, ce sont des femmes et des hommes courageux,


énergiques, libres. Plus qu’un mode d’intervention, ils ont choisi un
style de vie, un genre de rapport avec les autres, avec le monde du

77
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

travail, avec la société. Ils assument les risques liés à ce choix, ils en
récoltent les bénéfices, ils en savourent les joies. Quand vous les
rencontrez, écoutez-les! Ils sont si riches de connaissances, d’expé-
riences et de réflexions que vous sortirez toujours enrichi de ces
contacts.

Pour l’heure, nous voulons simplement vous en présenter quel-


ques archétypes que nous avons élaborés à partir de nos expériences.
Des regroupements plus logiques selon la spécialité, le diplôme, la
personnalité, l’attitude, la motivation, etc., seraient sans nul doute
possibles; ils seraient aussi moins fidèles à cette image globale que
projette, dès le premier abord, le consultant. Les voici donc.

Le guide spirituel

Ayant atteint le mitan de sa vie, formé aux sciences humaines et à la


psychologie, riche de réflexions et de sagesse, il ne travaille jamais,
ni avec un groupe ni pour un groupe, mais avec une personne et pour
cette seule personne, qui est, en règle générale, celui ou celle qui se
tient tout seul, au plus haut niveau de la hiérarchie.

Quand celui-ci lui décrit le problème auquel il fait face, il ne lui


pose aucune question précise sur la nature du problème, sur son
intensité ou son étendue ; il l’écoute, il ne s’intéresse qu’à lui et à lui
seul ; il l’observe, il le sonde, il le jauge. Pourquoi ce président
d’entreprise vit-il cette situation comme un « problème » ? Pourquoi
cette minuscule vague des contingences agite-t-elle les couches
profondes de sa personnalité ? Pourquoi les trouble-t-elle ? Quels
sédiments, quels sentiments oubliés fait-elle remonter à la surface ?
Le guide provoque, stimule, interpelle. Il force son client à descendre
en lui-même pour y puiser de nouvelles forces et affronter la réalité.

Le principal défaut de cette situation ? Alors que la tempête fait


rage et que l’équipage essaie de sauver le navire, il n’est pas très
rassurant pour tout le monde de savoir que le capitaine est allongé
dans sa cabine, avec le mal de mer…

78
Pôles de compétences

Le maître

Jeune ou vieux, célèbre ou non, charismatique ou terne, membre


d’une université ou d’un laboratoire de recherche, il est d’abord et
avant tout l’expert, celui qui sait.

Les entreprises ne l’appellent souvent qu’en dernier recours,


lorsque toutes les solutions imaginées par leur personnel se sont
révélées inefficaces. Le maître est si lointain, sa réputation est si
grande, son temps si précieux, son langage si difficile à comprendre!
Et qui ne craint son jugement sans appel? Comment être certain qu’il
acceptera de considérer toutes les facettes du problème avant de
proposer une solution ? Qui pourrait-il d’ailleurs considérer, au sein
de l’entreprise, comme un interlocuteur valable, comme un « dis-
ciple » dont la présence et l’attitude l’amèneraient à utiliser toutes
les ressources de son art ?

La crainte de l’entreprise ? Que le maître suggère une solution


qui ne corresponde pas à ses capacités, financières, humaines ou
autres. Car, quand on sort du domaine de la science, la meilleure
solution est toujours la moins chère…

Souvent, on ne fera appel au maître que de façon indirecte, en


donnant, par exemple, un premier contrat à un « ami » (voir le type
suivant) qui, lui, consultera le maître.

L’ami

Une longue familiarité avec l’entreprise ou avec l’un de ses dirigeants


lui permet de transcender toutes les catégories. Il est l’ami, celui qui
est toujours prêt à aider, qui se rend disponible, que l’on peut
appeler à toute heure, et qui mettra toutes ses énergies, toute son
intelligence et tout son jugement au service de l’entreprise.

Il entre comme une bouffée d’air frais. Puisqu’il connaît tout le


monde et que tout le monde le connaît, pas de formalités, ni chichis
ni fla-fla. Pas de rencontres préliminaires dans un bureau de la
direction. Tous ont confiance en lui; alors on s’attaque sans tarder au
problème. À lui, on dévoile toute l’information dont on dispose.
Devant lui, on n’hésite pas à émettre les hypothèses et les solutions
les plus farfelues.

79
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Pourtant, comme toute médaille a son revers, le recours à un ami


pose parfois des problèmes à la direction. L’ami prend, pour certains,
le visage du « favori », de l’éminence grise, du « bras droit » dont on
se méfie ou que l’on essaie de gagner à sa cause.

Le psychologue

Il sait que, sans les hommes, la technologie n’est rien ; que tout pro-
blème est vécu, puis résolu par des hommes. Ce sont ces hommes
qu’il a choisi d’aider. Il ne cherche pas, comme le « maître » ou le
« vétéran », un contact direct avec les choses, avec l’appareil qui ne
marche pas, avec la pièce qui n’est pas conforme aux spécifications,
avec l’équipement qui ne donne pas le rendement attendu. Il ne
focalise pas, comme le « guide spirituel », son intervention sur la
haute direction. Il reste avec le groupe, mais en deuxième ligne. Il
est le soutien dont on a souvent besoin, et que l’on apprécie tou-
jours. Il montre aux hommes comment travailler ensemble, comment
résoudre leurs conflits, comment se motiver et motiver les autres,
comment s’accepter et accepter les autres.

Faire intervenir un psychologue n’est cependant pas sans risques


pour l’entreprise, car il est des gens qui les détestent viscéralement.
Par un étrange paradoxe, le problème que l’on cherche à résoudre
peut donc se trouver amplifié ; en connaissant mieux les autres, on
sait comment les atteindre; en sachant résoudre des conflits, on sait
aussi comment les faire durer.

Le mage

C’est celui qui est à la dernière mode, dont le nom circule, et que
l’on «essaie», pour apprendre quelque chose, pour s’amuser ou tout
simplement parce que l’on n’a plus rien à perdre, tous les autres
consultants ayant échoué.

Le mage se présente toujours comme le spécialiste d’une


discipline nouvelle, que l’on ne retrouve dans aucun programme de
formation, universitaire ou autre, et dont il est à la fois le seul
détenteur et le seul dispensateur. Audacieux, charismatique, créatif
et souvent même quelque peu provocateur, il possède une vision
originale de la réalité et fonde souvent son action sur des

80
Pôles de compétences

associations de concepts que personne avant lui n’a tentées. Ainsi,


il pourra, par exemple, suggérer de gérer le personnel d’une
entreprise en faisant appel à la graphologie et à l’astrologie ou de
gérer la conception d’un nouveau bâtiment par le feng shui.

Toujours habile, et parfois même manipulateur, il sait comment


museler la critique, comment semer le doute, à quel moment faire
étalage de ses relations avec les hautes sphères du pouvoir. Au
début, on l’écoute avec scepticisme, mais il parle si bien, avec un tel
air de conviction, que l’on tombe facilement sous son charme. S’il
possède quelques-uns des talents du « guide spirituel », il peut alors
devenir un véritable gourou. Ajoutons que son discours est souvent
renforcé par une culture d’entreprise qui voit tout enthousiasme
comme positif, et le plus légitime scepticisme comme la plus noire
des mauvaises volontés. La foi ne sauve pas toujours, mais elle est
toujours bien vue !

Le vétéran

Alors que le pouvoir du maître repose sur sa formation et sur ses


connaissances, le pouvoir du vétéran repose sur son «vécu», sur son
expérience pratique. C’est lui, le vieux grognard des épopées napo-
léoniennes, le vainqueur d’Austerlitz, le survivant de Waterloo; c’est
lui, le capitaine au long cours qui se baguenaude dans les « quaran-
tièmes rugissants », qui ne compte plus ses passages du cap Horn ;
c’est lui le « patron » qui a retroussé ses manches et a sauvé son
entreprise ; c’est lui l’entrepreneur qui, parti de rien, a fondé un
immense empire !

Il arrive à l’usine avec sa réputation de vieux guerrier, son amour


de la victoire, sa méfiance à l’endroit des technocrates et de tous
ceux qui, bardés de diplômes, prétendent trouver dans leurs livres
une solution aux problèmes. « La solution, c’est sur terrain qu’on la
trouve ! » Il a souvent raison ! Son seul défaut (ou sa moins bonne
qualité) ? Il propose parfois de revenir en arrière, d’utiliser les
« bonnes vieilles » méthodes et les techniques qui ont « fait leurs
preuves » : « Allez les gars ! On les aura ! À la baïonnette, comme à
Eylau ! »

81
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Regrouper, comme nous venons de le faire, et à la suite les uns


des autres, tous ces types de consultants, voilà qui confère une
certaine unité à ce groupe. Se pourrait-il donc qu’ils soient appelés
à travailler sur la même situation, à résoudre le même problème? La
réponse est positive, et cela ne devrait pas vous surprendre.
L’univers de la technologie est si complexe qu’un problème est
rarement « pur » et qu’il touche souvent à divers domaines. Prenons
un exemple.

Pour une raison inconnue, le niveau de qualité atteint par le


produit d’une usine fluctue énormément depuis quelques mois. Des
consommateurs sont mécontents, ils le font savoir, la direction est
sur les nerfs ! Après avoir procédé à des analyses, les ingénieurs
affirment que la technologie est en cause et veulent appeler un
«maître»; par contre, le directeur du personnel pense qu’un conflit
syndical joue un rôle considérable dans le problème et il suggère, en
conséquence, de consulter un «psychologue». Les opérateurs, quant
à eux, ont fait savoir au président qu’ils aimeraient savoir ce qu’un
« vétéran » de leurs connaissances conseillerait. Lors d’un échange
dans le bureau du directeur, l’ingénieur en chef a traité le directeur
du personnel de «rêveur» et a menacé de démissionner si un «psy-
chologue » mettait les pieds dans l’usine ; le président du syndicat,
quant à lui, a exigé une preuve de gestion participative et l’embauche
sans plus tarder du «vétéran». Désemparé, le président a rencontré
son «guide spirituel», mais cette rencontre a fait jaser. Sa secrétaire
vient de lui annoncer que, dans les couloirs, le bruit court que le
président ne veut pas «mettre ses culottes». Ah! pense le président,
que le monde est complexe! Que les gens sont durs, et… «Qu’un ami
véritable est une douce chose.» (La Fontaine, Fables)

Un dernier point, en une dernière question. Est-ce que le


personnel d’une usine ne considère pas l’embauche d’un consultant
comme un vote de non-confiance? La réponse mérite d’être nuancée.
Pour ceux qui ont une connaissance approfondie de leur domaine,
qui ne vivent pleinement que dans le feu de l’action, qui recherchent
les défis et aiment prendre des responsabilités, il est certain que
l’arrivée d’un consultant peut être difficile à accepter. Par contre, il

82
Pôles de compétences

en est d’autres qui trouvent pénible le stress généré par une situa-
tion de crise, et qui sont bien aises de voir l’attention de la direction
se tourner vers une personne de l’extérieur.

La motivation profonde de cette direction demeure hors


d’atteinte, mais l’image projetée est facile à deviner. Vue sous un
certain éclairage, l’embauche d’un consultant apparaît comme une
marque de saine gestion, une acceptation des limites internes, une
ouverture sur le monde extérieur et une recherche de l’efficacité.
Mais, sous une autre lumière, elle se laisse percevoir comme une
marque de faiblesse, un symptôme d’éloignement, de méfiance, de
démotivation. Ainsi, les gestionnaires se trouvent-ils toujours lancés,
par leurs actions, qui dans le camp des belluaires, qui dans le camp
des porchers.

Il y a deux sortes de triomphants : les belluaires et les porchers. Les uns


sont faits pour dompter les monstres, les autres pour pâturer les bestiaux.
Entre un chef de guerre conduisant ses fauves au viandis et un affronteur
d’agio poussant les foules à la glandée, on ne peut trouver aucune place
pour une troisième catégorie de dominateurs.
L. Bloy, Belluaires et porchers

Université-industrie
A priori les choses sont simples. Un pommier produit des pommes,
une vache produit du lait, l’université produit des diplômés. Progres-
sons davantage. Lorsque nous prenons en compte l’environnement
dans lequel chacun d’entre eux est placé, l’environnement qui met
à leurs dispositions respectives des ressources bien définies, en
quantité limitée, nous jugeons tous que le pommier produit les
meilleures pommes qu’il lui soit possible de produire, que la vache
produit le meilleur lait qu’il lui soit loisible de donner. Il en va de
même pour l’université. Elle produit les meilleurs diplômés qu’il lui
soit possible de produire. Pour aller au-delà, pour parler de
meilleures pommes et de meilleurs laits, il faudrait parler des arts de
la ferme et de ceux du jardin. Il faudrait parler du fermier et du
jardinier. Cela nous mènerait trop loin…

Revenons donc à notre histoire de pommes, de lait et d’univer-


sité. Au-delà des pommes, il y a notre faim, au-delà du lait, il y a

83
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

notre soif, au-delà des diplômés, il y a les besoins du milieu indus-


triel. Et tout comme on aimerait que la pomme calme notre faim, que
le lait étanche notre soif, on aimerait que cette production de
diplômés satisfasse tous les besoins du milieu industriel.

Oui, mais voilà! un jour (et ce jour a-t-il réellement existé? n’est-
il pas figé dans un éternel aujourd’hui?), les besoins en ressources
humaines ont été dissociés des besoins techniques et technologiques.
Un jour, celui qui avait faim déclara qu’il voulait autre chose que des
pommes; celui qui avait soif exigea autre chose que du lait; celui qui
était aux prises avec des problèmes techniques, technologiques et
scientifiques refusa d’embaucher un diplômé de l’université.

Ce jour-là apparurent les premières traces d’un mal qui nous


ronge encore. Car nous en sommes là. L’industrie considère que
l’embauche de nouveaux diplômés, et plus généralement l’embauche
elle-même, n’est pas toujours le meilleur moyen de résoudre les
problèmes qui se posent ; qu’elle n’est pas, non plus, la meilleure
façon d’accroître sa compétitivité et d’assurer son développement à
long terme.

Ce dont l’industrie juge avoir besoin, ce n’est pas d’une personne,


mais d’une solution; une solution qui doit toujours être trouvée vite,
très vite, et au moindre coût possible. Ce dont l’industrie a besoin,
ce n’est pas d’un nouvel employé permanent, c’est d’une intervention
ponctuelle par une compétence pointue. Ce dont elle a besoin, ce
n’est pas d’un nouvel appareil sophistiqué de mesure ou d’analyse,
c’est de l’ensemble des résultats que permet d’obtenir cet appareil,
c’est des conclusions qu’en tirera la compétence spécialisée, associée,
«attachée» à cet appareil.

Pour l’industrie, l’embauche est «une» solution. Ce n’est pas «la»


solution. L’industrie veut disposer d’une solution de rechange, et
cette solution implique l’université.

Et pourquoi donc cette solution implique-t-elle l’université? Voilà


une question intéressante, à laquelle on peut apporter de multiples
réponses. Mais voici aussi une question piégée, une question sur
laquelle se cristallisent tant d’opinions, tant de préjugés, tant de
sentiments, tant d’idées, tant de rêves, tant d’envies, tant d’espoirs,

84
Pôles de compétences

tant d’amertumes aussi, qu’il est devenu impossible d’y chercher une
réponse ensemble, dans le calme des esprits et dans la paix des
cœurs.

La source profonde de ce besoin ne sera peut-être découverte un


jour que si l’on se ressouvient d’un monde de rêve. Expliquons-nous!
Beaucoup de professionnels, beaucoup de gestionnaires, beaucoup
de « décideurs » sont passés par l’université. Ils en ont conservé de
beaux souvenirs, associés à ceux, toujours plaisants, de la jeunesse.
Ces souvenirs teintent leurs perceptions et, lorsqu’ils évoquent les
professeurs compétents, les chercheurs efficaces, les laboratoires
bien équipés, les bibliothèques fournies, il leur devient très difficile
de porter un regard objectif sur les ressources humaines et les
facilités techniques dont ils disposent au sein de leur entreprise.

Ah ! comme ils aimeraient pouvoir bénéficier encore de toute la


richesse universitaire ! Comme ils sauraient bien, maintenant,
comment l’utiliser! Comme ils sauraient bien, maintenant, comment
exploiter ce merveilleux trésor de compétences, de travail et de
motivation !

Tous ces «décideurs» ne sont pas sans savoir qu’il existe d’autres
ressources que l’université. Ils connaissent des entreprises privées,
des organismes de recherche à but non lucratif, des consultants, des
laboratoires spécialisés qui offrent plus ou moins tous les services
qu’ils peuvent désirer. Rien n’y fait ! Ils continuent à penser que
l’université est particulièrement apte à les aider.

On rirait d’un homme qui demanderait à un pommier de donner


autre chose que des pommes, et à une vache de donner autre chose
que du lait. Rit-on de ceux qui exigent de l’université qu’elle mette à
leur disposition autre chose que des diplômés très bien formés ?
Non, on n’en rit point. Et il ne faut pas en rire, parce qu’ils ne sont
pas les seuls responsables de la diffusion de cette idée. L’université
elle-même y a contribué car elle ne veut pas, elle ne veut plus être
cantonnée, limitée, à une seule mission d’enseignement et de
recherche pure. Elle cherche désormais un engagement social plus
profond, un « arrimage » plus étroit avec le monde de l’industrie, un
«partenariat» plus solide avec les entreprises. Elle voit même naître,
en son sein, des petites entreprises, des spin-in (pour utiliser un

85
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

terme à la mode) ; elle rêve de les voir grandir, de les voir partir, se
tailler une place dans la société, devenir des spin-off compétitifs,
générateurs de richesse et d’emploi. Elle voit des professeurs se
transformer en véritables « patrons », traitant d’égal à égal avec les
plus grosses entreprises, négociant avec aisance des contrats
importants, dirigeant avec dynamisme des équipes de recherche
performantes, des étudiants de maîtrise et de doctorat vers la
résolution de problèmes industriels.

Il n’en demeure pas moins que la première mission de l’univer-


sité est une mission d’enseignement, et qu’il est des professeurs qui
portent bien haut le flambeau de cette responsabilité sociale. Ils se
méfient d’une industrie aux demandes changeantes, ondoyantes,
pour laquelle la découverte d’une solution est bien plus importante
que le respect d’un processus d’apprentissage, ou l’acquisition d’une
méthode de travail. Ils jugent qu’un homme assoiffé n’est plus
raisonnable et qu’il n’est point de limites à ses demandes. Alors,
parfois, ils se braquent dans une attitude de refus. Ils protègent leur
indépendance, ils demandent des précisions, ils exigent des raisons.
Position précaire ! Situation difficile !

Demande-t-on à un homme assoiffé pourquoi il a soif? Demande-


t-on à un homme affamé pourquoi il a faim ? On essaie de l’aider,
sinon…

Sinon… Un homme, un jour, s’approcha d’un figuier. Il avait faim.


Il s’appelait Jésus. Saint Marc nous dit, en son évangile :

Il eut faim. Il aperçut de loin un figuier feuillu; il alla voir s’il y trouverait
quelque chose. Mais, en arrivant, il n’y trouva que des feuilles : ce n’était
pas encore la saison des figues. Alors il dit au figuier: «Que jamais personne
ne mange de ton fruit!»
Mc. 11:12-14

Pensons-y bien : « Ce n’était pas encore la saison des figues »…

86
Forces et guides

R eprenons le fil de notre pensée. Après avoir exposé la vulnéra-


bilité des compétences technologiques du Québec à la moindre
fermeture d’usine, nous avons émis l’hypothèse que cette vulnéra-
bilité nuisait au développement de compétences spécialisées d’un
très haut niveau, puisqu’elle incitait, plus ou moins consciemment,
des technologues et des scientifiques à choisir un «exil intellectuel»,
c’est-à-dire à abandonner leur orientation initiale pour se diriger vers
les domaines « universels » du management et de l’administration.
Nous avons émis l’hypothèse que ce mouvement était, sinon justifié,
du moins facilité, catalysé même, par une culture sociale qui n’accor-
dait pas une place prépondérante aux métiers et aux professions de
la technologie et de l’industrie.

Nous avons, par la suite, éclairci cette sombre image en


présentant quelques caractéristiques de la dynamique interne des
«pôles de compétence» que constituent les universités et les centres
de recherche.

Il nous faut maintenant examiner quelques-uns des rôles que


jouent (ou pourraient jouer) ces deux grands guides du dévelop-
pement social que sont la politique et la finance. Avouons d’emblée
que l’entreprise n’est pas facile. Le sujet est, non seulement vaste et
complexe, mais multiforme et mouvant. Nous essayerons donc de
le « croquer sur le vif » avec les touches légères de l’allégorie, de
l’analogie et du dialogue.

Et puisque politiciens et financiers ne font, somme toute, que


réagir à des forces, nous examinerons la gigantesque force motrice
qui est contenue dans les banques de brevets. Mais commençons par
une autre force, à laquelle nous sommes tous soumis : la « poussée
technologique ».
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

« Poussée » ou « tirage » ?
Vous souvenez-vous de votre enfance et du monde merveilleux des
balançoires ? Comme nous courions alors vers elles avec ardeur !
Comme nous nous y asseyions avec impatience ! Comme nous
demandions, exigions, et souvent avec véhémence, qu’un adulte vînt
nous pousser? Comme nous l’encouragions aussi: «plus fort!… plus
haut !… encore plus fort !… encore plus haut !… »

Et puis, un jour, l’ombre des puissances mécaniques s’étendit sur


ce petit monde de joie. Nous avions découvert que, par une adroite
combinaison d’impulsions, par un judicieux synchronisme des
mouvements, nous pouvions nous propulser tout seuls. Grisante
découverte de l’indépendance, de la liberté !

Est-ce de là que provient cette haine mystérieuse que nous


éprouvons pour tout ce, et tous ceux qui nous poussent ? Est-ce en
ce jour qu’est né notre grand amour pour tout ce qui nous tire, et
nous attire ?

Questions difficiles, qui mériteraient de profondes réflexions,


mais sur lesquelles l’intuition jette de belles lueurs. Constatons tout
d’abord que l’être humain aime voir, et comprendre ce qui le meut, ce
qui l’entraîne. Or, on ne peut pas voir celui qui nous pousse. Il est
derrière nous; il s’y cache, il s’y protège et, ce faisant, il nous expose,
nous jette en avant et nous livre au destin. Sa volonté est mystérieuse
et ses desseins obscurs. Il devient, comme le vent, une simple force,
mais une force brutale, et que l’on suppose aveugle puisqu’on ne la
voit pas… Combien plus lumineux est celui qui nous tire; celui que
l’on voit, et qui marche devant; qui ouvre le chemin, qui s’expose et,
par conséquent, nous protège! En l’aidant, on s’aide soi-même!

Le langage nous confirme tout cela. On « pousse » quelqu’un « à


bout», «au crime» même, mais on le «tire» de sa misère, ou de l’erreur.

Après ce long préambule, venons-en à la technologie. Les écono-


mistes utilisent souvent l’expression « technology push, market
pull ».

Examinons tout d’abord le second terme de cette expression. En


associant les mots « marché » (market) et « tirage » (ou traction,

88
Forces et guides

«pull»), on souligne que les marchés, et les consommateurs, se com-


portent souvent comme ce vide, qui « tire », attire et absorbe ce qui
passe à sa portée. En associant les mots «technologie» et «poussée»
(push), on précise que la technologie est tournée vers l’avenir, qu’elle
« pousse », progresse continuellement et offre chaque jour de
nouveaux produits, de nouveaux procédés.

L’expression vous semble anodine ? Elle ne l’est point, car les


mots traînent à leur suite, non seulement des définitions logiques,
mais encore des archétypes générateurs d’émotions. En disant que la
technologie « pousse », on l’associe plus ou moins consciemment à
une force aveugle, pratiquement ingouvernable ; une force qui obéit
mal à nos volontés, et qui n’est jamais ni totalement soumise ni
parfaitement contrôlée. Une reine barbare, qui ne répand ses bien-
faits qu’en traînant à sa suite une cohorte de pollutions, de maladies,
de déviances et de menaces.

Au sein des entreprises, on retrouve la même dichotomie et la


même ambiguïté. La «poussée» technologique y est représentée par
un centre de recherches, un bureau d’ingénierie ou des services
techniques. Le « tirage » des marchés s’y traduit par les besoins des
usines, des chaînes de production ou des groupes d’opération.

Souvent, les usines se braquent sous la poussée technologique.


Elles n’aiment point qu’on vienne leur dire quoi faire et leur édicter
des lois. Elles reprochent alors aux chercheurs de vouloir suivre de
grandes tendances, de se plier à de vastes mouvements technolo-
giques ou scientifiques et d’imposer des changements sans tenir
compte des conditions locales, des particularités, des singularités
que possède ou que vit une usine. Quant aux chercheurs, ils
associent souvent le cours normal de la production à un certain état
de vacuité technologique. Ils soulignent qu’ils ne peuvent rester là,
comme une armée de réserve, à attendre que des problèmes sur-
viennent et qu’ils soient alors appelés au front. Ils précisent que,
souvent, les usines les soumettent à une double contrainte du genre:
« Vous devez faire ce que je veux, même quand je ne sais pas ce que
je veux ! »

Revenons maintenant à nos balançoires. Oublions l’odieuse


« poussée » pour n’en retenir qu’une belle image de mouvement et

89
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

d’équilibre. Les balançoires sont nécessaires, indispensables même!


Elles sont comme ces manèges, comme ces chevaux de bois sur
lesquels avait « longtemps médité » Anatole France, et pour lesquels
il prédisait :

Le cheval de bois durera autant que l’humanité, parce qu’il répond à un


besoin profond de l’enfance et de la jeunesse, ce désir de mouvement, ce
besoin de vertige, cette secrète envie d’être emporté, bercé, ravi, qu’on
éprouve aux heures enfantines, aux heures virginales. Plus tard, nous
redoutons ces machines à mouvement; nous craignons que le moindre choc
ne ranime en nous des souffrances engourdies. Mais, dans l’âge divin des
chevaux de bois, toute secousse éveille une volupté.
Pierre Nozière

Guider ou laisser faire ?


À partir de quel âge as-tu commencé à vieillir, ami lecteur ? Tu nous
comprends bien ! Nous ne parlons pas ici du pur décompte arithmé-
tique du nombre de tes ans, nous parlons de ce moment où tu as
senti qu’en toi quelque chose s’amenuisait, quelque faculté dimi-
nuait, quelque talent s’évanouissait. Penses-y bien ! As-tu saisi cet
instant ? Peux-tu le retracer avec certitude ? Pendant quelques
secondes, éloigne ton regard de ce texte, tourne-le vers toi-même et
puis reviens-nous…

Voilà ! Tu es prêt ? Considère maintenant que, comme nous, les


technologies naissent, vivent et meurent. On ne fabrique plus ni les
meubles ni les canons, comme on le faisait jadis. Gérer la techno-
logie, c’est gérer un ensemble, une succession de technologies, et
gérer des technologies, c’est gérer des choses mortelles. C’est savoir
éliminer, avant même qu’elles ne se développent, les technologies
non viables ; c’est savoir favoriser, assister l’ascension et le progrès
des autres ; c’est savoir compenser leur inévitable déclin, et c’est
savoir enfin nous rendre leur disparition moins pénible.

Si leur rythme d’évolution était identique au nôtre ! Et si la vie


d’une technologie était comparable, en sa durée, à la vie humaine !
Nous développerions sans doute des sentiments d’adéquation,
d’appropriation, une sensation de pouvoir, un sens de contrôle. Mais
il n’en est rien ! Les technologies vivent sur un temps qui leur est

90
Forces et guides

propre et qui nous échappe. Certaines durent des décennies (pensez


au disque en vinyle, aux machines à écrire), voire des siècles (pensez
à l’imprimerie traditionnelle), alors que d’autres sont déclarées
obsolètes au bout de quelques années (pensez au magnétoscope
Bêta). Gérer des technologies, c’est pour un court instant, et sur une
mer éternelle, pousser une barque qu’agitent les courants du passé,
qu’orientent les vents de l’avenir et que menacent des écueils
toujours trop proches.

Comment traiter un sujet aussi vaste? Pour ne pas t’ennuyer, ami


lecteur, avec de sévères considérations, nous avons choisi de te
relater un petit conte dans lequel tu verras :

• Des technologies transformées en arbres,

• Des biens de consommations transmués en fruits,

• Deux sociétés réduites à deux familles,

• Et un technologue métamorphosé en jardinier…

L’histoire commence ainsi…

Il était une fois, dans un petit royaume, deux familles qui vivaient
côte à côte et qui partageaient le même rêve. Chacune d’elles rêvait
de transformer en un superbe verger le vaste terrain vague qu’elle
avait reçu en héritage. Comment réaliser ce rêve? Ni l’une ni l’autre
ne le savait. Il fallait pourtant commencer quelque part.

Voici donc ce que fit la première famille. Elle réunit le conseil


des anciens, lui demanda son aide, et en reçut l’avis suivant :

– «Nous, les anciens, savons qu’il est plus facile de gouverner la


nature que le peuple mystérieux des hommes.

Si vous voulez produire assez de fruits pour les distribuer


dans tout le royaume et même au delà, il faudra que chaque
branche de chaque arbre s’incline sous le poids de ces fruits ;
il faudra que leur forme soit parfaite ; il faudra que leur peau
soit sans tache ni tavelure, et que leur saveur soit sans égale.

Comment obtiendrez-vous un tel état de perfection si vous


continuez à vous soumettre aux caprices du sol, du soleil et
des saisons? Vous devez réviser les anciennes règles qui vous

91
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

demandent d’obéir à la nature. Le temps est pour vous venu


de dicter vos propres lois. Vous devrez harnacher, diriger,
contrôler le gigantesque élan vital qui élance les arbres vers
le ciel et oriente les feuilles vers la lumière.

Parmi nous, est-il un seul homme qui sache faire tout cela ? Je
pense que non. Nous n’avons ni la connaissance, ni l’expé-
rience, ni même l’amour de toutes ces choses. Nous devons
donc commencer par engager un homme, un jardinier, un
maître. Il vous servira de guide et vous conduira là où vous
voulez aller. »

À ce point de l’exorde, un homme se leva. Il demanda :

– «Et comment saurons-nous que cet homme est un maître entre


les maîtres ? »

Le vieil homme répondit :

– « Vous lui poserez les questions que nous, les anciens, vous
dicterons. Vous écouterez ses réponses avec un esprit libre et
un cœur pur. Alors la vérité illuminera vos âmes. »

Ainsi firent-ils. Ils invitèrent tous les jardiniers du royaume. Ils


leur posèrent les questions. Ils pesèrent les réponses. À la fin, ils
firent porter leur choix sur un homme qui, avant de prendre congé,
tira une pomme de sa poche en disant :

– «Savoir que l’on sait est une chose très difficile. Il est une seule
chose que je sache avec certitude: je ne mange que des fruits!»

La seconde famille ne jugea pas utile de réunir le conseil des


anciens. Un de ses membres paraissait d’emblée comme le parfait
leader d’un tel projet. C’était un homme qui ne connaissait rien au
jardinage mais qui avait jusque-là géré sa famille et son avoir avec
tant d’énergie, tant de sagacité, que le succès avait souvent été au
rendez-vous et que la richesse s’accumulait.

Cet homme réunit sa famille et lui parla ainsi :

– «Je crois, je sais qu’il faut gérer un verger comme on gère une
famille. Dans une famille, on ne choisit pas ses enfants, mais,
si on les éduque bien, si on leur fournit une instruction

92
Forces et guides

convenable, il est certain qu’ils contribueront à accroître la


richesse commune.

Regardez notre terrain, il est en friche et semble inculte, mais


cet apparent désordre recouvre une grande richesse. Ne
voyez-vous pas ces jeunes pousses qui s’élèvent vers le ciel
et qui demain seront des arbres magnifiques ? N’avez-vous
point remarqué que sur notre royaume souffle toujours un
vent d’ouest ? Avez-vous oublié qu’en cette direction se
trouvent des contrées célèbres pour leurs vergers? Ne croyez-
vous pas que les graines apportées par le vent sont des
graines d’arbres fruitiers? Et puis, quand bien même cela ne se
produirait point, faudrait-il désespérer ? Non ! car, je vous le
demande, existe-t-il une seule essence, un seul arbre, qui soit
totalement inutile et ne rapporte rien ? Les arbres qui ne
portent pas de fruits portent des fleurs, des graines et sont
faits de bois. On sèche les fleurs, on sème les graines, et que
fait-on avec le bois ? En vérité, je vous le dis, nous n’avons
besoin que de patience et d’espoir. Laissez croître tous ces
arbres, prenez-en soin, favorisez la pousse des plus forts,
procurez-leur toute l’eau et tout l’engrais dont ils auront
besoin, et ne vous souciez ni de ce qu’ils sont ni de ce qu’ils
produiront un jour. Ayez tout simplement confiance ! »

On lui fit valoir alors que la première famille avait embauché un


maître jardinier, ce à quoi il répondit.

– « Je ne mets en doute ni le savoir de cet homme ni son bon


vouloir, mais que deviendra le projet s’il part ou s’il meurt ?
D’autres prendront la relève ? J’en doute ! Tous les jardiniers
ne sont pas des maîtres; peu le deviennent! Et puis, dites-moi,
que deviendrions-nous si nous dépendions d’un savoir aussi
rare, aussi parcimonieusement réparti? Car la soif de connais-
sances et la capacité de les acquérir ne sont pas divisées
également entre les hommes. Non, je vous le dis, nous ne
devons pas accorder le pouvoir ultime à ceux qui détiennent
la connaissance. Que ces experts aient raison, voilà qui est
bien ! Mais que ces mêmes experts essaient de nous faire
admettre que le pouvoir doit prendre sa source au-delà des

93
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

sociétés humaines, dans un monde de choses abstraites, voilà


ce qui est dangereux, voilà ce que je ne peux tolérer !

Je vous engage donc à vous méfier de ces maîtres, de ces


experts, qui prétendent connaître le plus court chemin vers le
succès. N’aimez-vous pas cette errance aux buts multiples et
aux joies inattendues ? »

Il parla encore longtemps, mais tous étaient déjà convaincus. On


fit ce qu’il conseilla et la deuxième famille adopta une stratégie de
développement fort différente de celle de la première.

Quelques années plus tard…

La première famille avait réalisé son rêve. Elle régnait sur un


magnifique verger. Ses chariots chargés de fruits étaient attendus
dans tout le royaume et même en de lointaines contrées. Tout était
si bien planifié, si justement organisé, si sûrement maîtrisé, que le
travail de la terre et les récoltes s’effectuaient sans pénibles efforts,
avec un minimum de personnes.

Quel contraste avec le verger de la seconde famille, qui était tou-


jours débordant d’animation. On l’organisait et le réorganisait ; on y
plantait et on y arrachait ; on y coupait, on y taillait, on y entait, on
y greffait. On y travaillait sans cesse, on s’y reposait parfois. On y
vivait !

Et le jardinier dans tout cela ? La légende affirme qu’après avoir


fait des merveilles dans le jardin de la première famille il s’était par
la suite bien ennuyé. Si fort ennuyé, et pendant si longtemps qu’il
avait conclu un accord secret avec la seconde famille…

Nul ne connut jamais la teneur de cet accord, mais la légende af-


firme qu’après ce pacte le maître ne s’occupa jamais plus de jardins
et qu’il passa son temps à se promener parmi les arbres, à suivre du
regard le vol des papillons, et à faire de grands détours pour ne pas
déranger écureuils et marmottes.

Voilà la petite histoire que nous voulions te raconter, ami lecteur.


T’attendais-tu, de surcroît, à une morale ? Cela serait fort dommage,
car nous n’en avons point.

94
Forces et guides

– « Mais, diras-tu, pourriez-vous tout au moins me dire quelle


est la meilleure façon de gérer les technologies ? Est-ce en se
pliant à une méthode «technocratique» comme semble le faire
la première famille, ou en adoptant une philosophie de
« laisser-faire », comme la seconde famille ? »

Bonne et difficile question ! Quand un pays possède des


ressources humaines, intellectuelles et monétaires en quantité
suffisante, la seconde approche est « naturelle » et attrayante. Elle
est «naturelle» parce quelle n’exige qu’un minimum de concertation
et de concentration des efforts. Elle est attrayante car elle permet
une libre expression de toutes les forces, de toutes les idées, de
toutes les tendances. Par contre, quand un pays ne possède pas ces
ressources, quand il ne peut se permettre d’explorer sans profit, et
de chercher sans but, alors une approche aussi « technocratique »
que la première peut être une solution…

Un mot terrible vient d’être évoqué : « technocratie ». Puisque


notre but est de te distraire sans t’irriter, permets-nous donc de te
laisser ici, ami lecteur ! Quant à nous deux, qui sommes jardiniers,
nous suivrons ce conseil de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin. »
(Candide)

Bondir ou marcher ?
La zoologie nous apprend qu’il existe, dans l’ordre des mammifères,
deux grandes stratégies de reproduction : celle des marsupiaux
(comme le kangourou) et celle des placentaires (comme l’homme).

Chez les marsupiaux, le temps de gestation est relativement


court. Après la naissance, un petit être embryonnaire doit se réfugier
dans une poche ventrale où il sera incubé, où il trouvera chaleur,
nourriture et protection.

Chez les placentaires, avec un temps de gestation plus long, c’est


un bébé plus développé, mieux armé pour la lutte pour la vie, qui
voit le jour.

En forçant à peine l’analogie, on peut regrouper en deux grands


types les systèmes qui président à l’émergence de nouvelles
entreprises. Le premier, analogue à la stratégie adoptée par les

95
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

marsupiaux, est celui des « incubateurs ». Le second, plus proche de


la stratégie des placentaires, est celui des spin-off.

Dans le système des incubateurs, tout jeune (ou moins jeune !)


entrepreneur ayant une idée, un certain savoir-faire et un marché
potentiel est incité à développer son entreprise sous l’ombrelle d’un
organisme appelé « incubateur ». Cet organisme hébergera, « cou-
vera » la nouvelle entreprise dans ses locaux, lui fournissant divers
services, appuis logistiques et conseils.

Dans le système des spin-off, l’entrepreneur, ou, devrait-on


plutôt dire, « l’entrepreneur en puissance » est un employé d’une
entreprise, d’une université ou d’un laboratoire gouvernemental de
recherche. Riche d’une nouvelle idée, il désire quitter un jour son
emploi pour lancer sa propre entreprise. Il a partagé ce rêve avec
son employeur, et ce dernier a accepté de l’assister dans sa
démarche, en lui fournissant, pendant quelques mois, ou quelques
années, toute l’aide et l’assistance voulues. Employeur et employé
espèrent qu’un jour ce dernier émergera de son alma mater aussi
bien armé pour faire face à la réalité que Minerve sortant casquée,
armée, de la tête de Jupiter. La nouvelle entreprise qui verra le jour
à ce moment sera qualifiée de spin-off.

Quel est le meilleur système ? La zoologie nous apprend que,


partout où ils sont entrés en compétition avec les placentaires, les
marsupiaux ont plus ou moins perdu la bataille. Est-ce la même
chose dans le monde industriel, et le système des spin-off est-il
meilleur que celui des «incubateurs»? Probablement. Les raisons de
ceci ? Elles sont complexes mais sont reliées au fait que le spin-off
reçoit l’appui technique, technologique et scientifique dont il a
besoin. Les « incubateurs » procurent d’autres services, tout aussi
importants, mais moins fondamentaux. Les institutions qui génèrent
des spin-off devraient-elles donc offrir un service d’incubation ?
D’aucunes y songent.

Le système des spin-off n’est pourtant pas parfait. Bien des


« grossesses » n’arrivent pas à terme et on voit même apparaître, de
temps en temps, de véritables « grossesses nerveuses ». Quant aux
gestations d’une infinie lenteur, elles ne sont pas rares non plus.

96
Forces et guides

La naissance elle-même n’est pas inévitable, et le processus peut, à


tout moment, être interrompu…

L’écrivain japonais Akutagawa nous apprit que, dans le monde


imaginaire des Kappa, le médecin demande au bébé, qui vit encore
dans le ventre de sa mère, s’il désire « venir au monde » ; il ajouta
que, parfois, la réponse est négative.

Au lieu de qualifier, comme d’aucuns le font, de spin-in un spin-


off qui n’aboutit pas, pourquoi ne l’appellerait-on pas «Kappa» (avec,
en prime, l’homonymie avec la lettre grecque du même nom) ?

Investir ou financer ?
Notre ami l’investisseur était d’excellente humeur. Il faisait beau et
le déjeuner que l’on nous servait dans ce grand hôtel était délicieux.

Avec sa concision et son dynamisme habituels, il nous livra


promptement ses réflexions des derniers jours.

« Voici ce que je pense :

D’un côté, il y a l’argent ! De l’autre, les idées !


Devenir riche est donc, a priori, une chose simple.
Il suffit, pour nous qui avons de l’argent, de rencontrer ceux qui
possèdent des idées.
Et la chose est faite !
Qu’en pensez-vous ? »

Homme de décision, il maîtrisait l’art des formules lapidaires.


Notre réponse fut un peu plus longue :

«Ce n’est peut-être pas aussi simple. Laissez-nous organiser nos


idées…
Voici ! Notre réponse se fera en trois points.

Premier point.

Vous avez la maîtrise de certains capitaux, vous avez de l’argent.


Mais, cet argent, vous ne voulez pas le donner, vous voulez
l’investir. C’est très différent ! Vous ne voulez pas l’utiliser pour
faire du mécénat, mais le prendre comme levier pour générer

97
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

des bénéfices, des dividendes. Vous voulez qu’il vous rapporte,


qu’il vous rapporte à vous, et à vos bailleurs de fonds.

Vous ne voulez donc pas investir dans un programme de


recherche à long terme. Vous voulez exploiter, à très court terme,
un résultat de la recherche. Ce n’est pas du tout la même chose!

Deuxième point.

Vous, qui souhaitez investir, vous avez besoin d’idées.

Mais savez-vous comment on génère les idées ? Il faut pour cela


étudier, lire des ouvrages spécialisés, faire des expériences, con-
sulter un collègue, échanger avec des confrères, assister à des
congrès, participer à des séminaires, etc. Il faut créer des équipes
performantes ; il faut mettre à leur disposition des équipements
sophistiqués, des infrastructures modernes. Il faut du temps,
beaucoup de temps, et de l’argent, beaucoup d’argent !

Troisième point.

Vous nous direz que, dans le fond, vous ne cherchez pas « une
idée». Vous êtes plus pragmatique! Vous êtes à la recherche, à la
poursuite d’une invention encore non exploitée, d’une innovation
oubliée dans un cahier de laboratoire. Vous êtes en quête d’une
perle cachée, d’un tableau de grand maître égaré dans un grenier
poussiéreux. Beati… Cela existe sans doute, mais c’est
probablement fort rare. Les chercheurs ne sont ni des archivistes
ni des exégètes. Vous aurez du mal à leur faire accepter une telle
mission. »

Notre réponse n’affecta pas sa bonne humeur, et c’est avec un


splendide entrain qu’il attaqua son omelette au jambon.

– « Oui ! Ce que vous dites a du sens ! Mais arrêtons de parler de


problèmes ! Donnez-moi donc plutôt des solutions ! »

La balle nous revenait plus vite que prévu. Il nous fallait laisser
refroidir nos assiettes… Et nous en étions fort marris !

– « D’accord ! Limitons tout d’abord votre responsabilité. Votre


objectif personnel est d’assurer un revenu à des gens qui vous
confient de l’argent. Il est donc normal que vous n’investissiez

98
Forces et guides

pas dans la recherche à long terme. Qui doit le faire, alors ? Le


gouvernement et les entreprises! Le gouvernement, tout d’abord,
parce qu’il dirige l’évolution de notre société. Il gère le long
terme et il est, par conséquent, normal que ce soit lui qui soit le
plus mis à contribution. Les entreprises ensuite car chacune
d’entre elles rêve de grandir, d’assurer sa pérennité. Quand on
songe aux immenses profits que génèrent certaines d’entre elles,
on a du mal à comprendre les raisons pour lesquelles elles
n’investissent pas davantage dans la recherche !

Il n’y aura donc pas, pour vous, de « solution-miracle », qui vous


rapporterait des millions pour un investissement initial de
quelques dollars. Vous devrez capitaliser sur des technologies
existantes ou encore, et c’est ce que nous préférerions, sur des
technologies émergentes. Puis, cela fait, vous devrez tout de
suite investir pour développer ces technologies, pour établir des
axes de différentiation et acquérir ainsi, petit à petit, les
avantages compétitifs qui vous apporteront les bénéfices
désirés.

Ensuite… »

Un rapide coup d’œil à l’assiette de notre vis-à-vis nous montra


qu’elle était vide. Il nous fallait donc arrêter de parler pour manger
à notre tour.

Notre ami nous aida en nous contant, par le menu, la dernière


partie de hockey à laquelle il avait assisté. Lorsque nous eûmes fini,
il se leva, de plus belle humeur que jamais :

– « J’aime vos idées. Elles sont logiques. Elles sont raisonnables.

Seulement, si je vous comprends bien, je ne pourrai jamais


garantir les retombées économiques qu’exige mon conseil
d’administration.

Comment sortir de ce dilemme ? »

Encore une bonne question ! Pas facile d’y répondre…

– « Franchement, qui le sait avec certitude ? Nous avons tout au


plus quelques pistes. Celle que nous préférons rejoint celle qui

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La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

fut tracée, il y a quelques années, par un penseur. Cette piste


n’est autre qu’une vertu; une vertu indispensable à la prospérité
d’une communauté. »

« Et cette vertu est ? »

« La confiance ! »

Notre ami retourna à ses affaires, à ses tracas. Un vent frais


soufflait sur la ville. En marchant vite pour nous réchauffer, nous
pensions aux moyens de rapprocher les chercheurs et les investis-
seurs. C’est alors que les paroles du renard nous revinrent en
mémoire :

Il faut être très patient […]. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme
ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le
langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir
un peu plus près…»
Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Risquer ou tenter ?
Notre ami l’investisseur était, ce jour-là aussi, d’excellente humeur.
Il nous avait invités à déjeuner pour nous remercier, disait-il, de
l’avoir guidé dans l’évaluation d’un dossier. Il avait dû établir la
pertinence d’investir dans une petite entreprise qui développait une
nouvelle technologie. Nous l’avions donc aidé à comprendre les
bases scientifiques de cette nouvelle technologie et à la situer dans
l’ensemble des technologies émergentes du même domaine. Rien de
bien complexe.

Après avoir parlé de choses et d’autres, nous demandâmes à


notre ami le montant d’argent qu’il comptait investir dans cette
nouvelle entreprise. Il sembla étonné de notre question.

– « Mais, enfin, je pensais que c’était clair. Nous avons, en fait,


décidé de ne pas investir un sou dans cette entreprise, dans
cette aventure, devrais-je dire ! »

Fourchettes en l’air, nous le regardâmes avec un air de si totale


incompréhension, qu’il nous fournit spontanément une explication:

100
Forces et guides

– « Ne faites pas ces têtes-là. Vous deviez bien vous en douter,


voyons! Réfléchissez! Vous nous montrez qu’il existe plusieurs
technologies compétitrices, vous nous prouvez que cette
technologie ne gagnera pas facilement, automatiquement, la
bataille, et vous aimeriez ensuite que nous risquions des
fonds dans cette entreprise. Vous êtes naïfs ou quoi ? Vous
avez vous-mêmes admis, je ne sais plus trop quand, que ce
n’était ni mon rôle ni celui de la société que je représente, que
de soutenir la recherche. Allez, finissez donc votre assiette.
Le dessert est, ici, délicieux !

Malgré son invitation, nous n’avions nullement le goût de finir


notre assiette. Nous étions consternés. Nous pensions à ce petit
groupe d’innovateurs et d’entrepreneurs sur lequel pesait une si
terrible menace. Qu’arriverait-il si l’investissement espéré ne se
produisait pas? Le groupe serait-il disloqué, dissous? Et qu’arriverait-
il donc à ce nouveau «bébé technologique» si ses «parents naturels»
disparaissaient? Pourrait-il survivre? Serait-il acheté, adopté, élevé
par d’autres? Loin d’ici?

Il nous fallait réagir. Et tout d’abord acheter du temps. Va pour le


dessert ! Et « n’ayez donc pas peur d’en mettre », comme disait notre
maître à penser Alphonse Allais…

Ravigotés par un bon café, nous fûmes à même d’étayer nos


arguments.

– Lors de la conversation que vous venez de mentionner, nous


avons effectivement admis que ce n’était pas le rôle de votre
société de capital de risque d’investir dans la recherche
fondamentale ou même appliquée, mais vous devez admettre
que nous vous avons suggéré d’investir dans des technologies
émergentes. Or, dans le cas qui nous intéresse, il s’agit bien
d’une technologie émergente et non pas de recherche fonda-
mentale. Les bases scientifiques sur lesquelles est fondée
cette petite entreprise sont solides et incontestables. La
technologie qu’elle maîtrise est une technologie que l’on
qualifie désormais d’habilitante. Ce groupe n’essaie pas de
trouver ou de prouver une nouvelle théorie, ni même de
découvrir un nouveau fait, mais de mettre au point une

101
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

nouvelle machine, un nouveau produit. Si vous ne soutenez


pas un tel axe de développement technologique, qui le fera ?
Les universités ? Les laboratoires gouvernementaux ? Des
organismes à but non lucratif ? Probablement pas !

Nous vîmes, à son regard, que la bataille n’était pas gagnée. Sa


réponse fut lapidaire.

– Le gouvernement a des programmes…

La nôtre fut laconique :

– Des programmes, mais pas d’argent…

Nous avions trouvé le ton qu’il aimait. C’est donc plus sérieu-
sement qu’il continua.

– Vous louvoyez bien pour des scientifiques. Mais revenons


donc sur le risque associé à cette entreprise. Vous nous avez
bien affirmé que le niveau de risque était élevé, or, quand
j’investis de l’argent, ce n’est pas pour le perdre, mais pour le
faire fructifier.

L’argument était bon. La réponse devait être étoffée.

– Allons donc! Investir, c’est toujours risquer! Quand on ne veut


pas de risques, on n’investit pas, on place. Mais revenons sur le
risque. Comme nous venons de le dire, le risque scientifique
est, ici, parfaitement nul. En d’autres mots, les phénomènes
scientifiques qu’exploite cette entreprise sont réels et bien
connus. Le risque technologique, quant à lui, est mince. Nous
voulons dire par là que la machine que ce groupe essaie de
produire sera effectivement fabriquée et qu’elle permettra
d’accomplir les fonctions visées. Nous voulons dire aussi que
cette machine répond à un besoin réel du marché. Reste le
risque commercial. Que, pour de multiples raisons, cette
machine ne se vende pas, cela est effectivement possible. Ce
pourrait être à cause d’un problème de fiabilité, de durée de
vie, de robustesse, de précision ; un problème de prix, de
service ou de changement des besoins du marché, que sais-je
encore? Le risque combiné est donc bien réel et plutôt élevé.
Mais, quand vous songez à tous ces risques, vous ne devez pas

102
Forces et guides

oublier que ceux qui les prennent, en première ligne, ce sont


tout d’abord les employés de cette entreprise. Ces risques sont
leurs compagnons de chaque instant. Ces risques, ils les
connaissent, ils les évaluent, ils les pondèrent, ils les sou-
pèsent continuellement et ils essaient toujours de les réduire,
de les minimiser. Ces risques, ce sont d’abord eux qui les
assument, pas vous! Vous devez leur faire confiance et puis…

La sonnerie du téléphone cellulaire de notre ami retentit. Nous


fîmes le silence pour le laisser prendre son appel. Il devait nous
quitter rapidement. Il se leva donc, nous serra la main et, avec un
grand sourire, nous annonça la bonne nouvelle.

– Vous m’avez convaincu ! Voici un repas qui va probablement


me coûter plus cher que prévu. Au fait je ne vous ai pas laissé
finir votre phrase. Vous m’aviez déjà parlé de confiance. Que
dois-je donc faire d’autre ?

Dehors, un merveilleux soleil illuminait la ville. C’est en attirant


son regard dans cette direction que nous avons fini notre phrase.

– Vous devez faire confiance et puis, avoir la foi !

Quelques jours plus tard, nous téléphonâmes à notre ami :

« Repensant à notre conversation, nous avons réalisé pourquoi


nous ne percevions pas le même niveau de risque. Dans votre
cas, vous situez probablement la nouvelle technologie dans
laquelle il vous est demandé d’investir dans le monde des
technologies existantes. Nous qui analysons, chaque semaine,
de nouvelles inventions, nous sommes davantage portés à situer
toute nouvelle technologie dans le vaste univers des inventions
qui ne verront jamais le jour, qui demeureront pour toujours à
l’état larvaire dans la pensée des scientifiques, dans les cahiers
de laboratoire, dans les banques de brevets. Quand nous
considérons toutes ces inventions qui jamais ne deviendront des
innovations, nous sommes amenés à évaluer avec moins de
dureté que vous le niveau de risque associé à une nouvelle
technologie ou à un nouveau produit. D’ailleurs, l’être humain
ne pense-t-il pas plus spontanément échouer là où tous
réussissent, que réussir là où tous ont échoué ?

103
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Vous trouverez ci-joint un texte de quelques pages sur des


inventions surprenantes, parfois même saugrenues, et dans
lesquelles vous n’investiriez probablement pas. Puissiez-vous
juger avec plus de mansuétude l’invention que cette jeune
entreprise vous propose.

Nous lui fîmes alors parvenir le texte que nous partagerons avec
vous dans le chapitre suivant.

La force motrice
Quand on contemple un grand fleuve qui lentement s’écoule entre
deux rives civilisées, colonisées, on ne peut imaginer la sauvagerie
de ses commencements, la luxuriance de ses attributs, la complexité
du bassin qui l’alimente.

La technologie est, pour la plupart d’entre nous, comme l’un de


ces grands fleuves. Sa course régulière et son évolution tranquille
n’agitent point le vaste océan de nos sociétés, tout comme, pour les
anciens Grecs, le fleuve Alphée continuait de couler sous la mer sans
en troubler les harmonieuses apparences. Les usines sont situées
dans les banlieues, leurs cheminées ne crachent plus ces longs
panaches noirs que l’on voyait de si loin. Les moteurs et les méca-
nismes sont cachés, les fils sont enfouis, les ondes sont invisibles.
Pour observer le dynamisme de la technologie, comme pour sentir la
force d’un fleuve, le plus simple est de vivre près d’un rapide, dans
une zone où l’eau est accélérée ; le plus facile est de travailler dans
une usine. Cependant, pour tous ceux et celles qui n’ont pas cette
chance, l’opération la plus fructueuse consiste à remonter vers la
source et cette source est, dans notre cas, une banque de brevets.
Rappelons brièvement qu’un brevet est un document dans lequel
est décrite une « invention ». La publication de ce brevet témoigne
de l’existence d’un contrat passé entre un inventeur et un pays (ou
un groupe de pays). Ce contrat stipule qu’en échange du partage de
son invention avec ses concitoyens cet inventeur en détient le
monopole et que, en conséquence, il recevra des redevances si
quelqu’un produit et commercialise cette invention.

104
Forces et guides

Dans les pages qui suivent, nous examinerons quelques brevets


(ou demandes de brevets) qui touchent à notre vie de tous les jours,
qui sont facilement compréhensibles, et qui ont été publiés récem-
ment. Notre objectif est double ; nous voulons tout d’abord illustrer
le foisonnement créatif de nos sociétés, le dynamisme de l’esprit
humain, la richesse des sources auxquelles s’alimente la technologie,
mais nous désirons aussi, ami lecteur, te faire participer à ce
processus de création. Nos exemples sont choisis de manière à
t’étonner, à te stimuler, à te faire réagir. Au fil de la lecture, tu
sentiras s’éveiller en toi une douce euphorie ; tu seras traversé par
des flots d’images, par des essaims de belles idées. Tu auras alors,
toi aussi, le goût de créer !

N’oublie pas, ami lecteur, que tous ceux et celles qui sont à l’origine
des documents dont tu vas lire un bref résumé ont investi temps et
argent pour te permettre cette lecture. En lisant la description de
certains produits, tu penseras peut-être que toi, tu ne les achèterais
jamais. C’est possible! Toutefois, n’oublie pas que le monde est vaste,
que «tous les goûts sont dans la nature» et que la réalisation du plus
étrange des produits procure travail, argent et fierté à plusieurs
personnes. Nous avons le droit de sourire, jamais de nous moquer!

Ajoutons finalement que nos traductions sont ci-dessous assez


« libres », que notre résumé ne prétend en aucun cas donner une
image exacte et précise de l’invention et finalement, que notre
opinion n’engage que nous.

Une dernière précision. Les deux lettres qui figurent avant le


numéro du document indiquent le pays dans lequel il s’applique. On
trouve ainsi : US pour les États-Unis, GB pour la Grande-Bretagne, EP
pour l’Europe, CN pour la Chine, JP pour le Japon, WO pour le monde
entier (ou presque !).

Prêt pour le voyage ?

Allons-y !

105
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Exemple no 1

« Grattoir » – US 4,757,567 (19 juillet 1988)


Ce brevet présente un étrange ustensile, oblong, constitué pour
l’essentiel d’une patte de lapin à l’extrémité de laquelle est fixé un
petit objet métallique qui ressemble à un bec de canard évasé. Au
premier coup d’œil, on pense à un ornithorynque angora avachi
sur le sol.
Ne vous laissez pas cependant distraire par l’incongruité de la
forme et par le titre anodin que l’inventeur a donné au document :
« grattoir ». Cet objet est d’une actualité fulgurante et d’une utilité
incommensurable puisqu’il sert à… « nettoyer un revêtement
opaque (obscuring) d’une carte à jouer ou d’un billet de loterie » !…
– « Un petit « gratteux » et un petit « grattoir » avec ça ? »
Au fait, vous avez deviné que la patte de lapin a été choisie pour sa
capacité à attirer la chance sur celui ou celle qui la porte ! Elle sert
aussi à éloigner les petits débris générés par l’opération de
grattage !

Exemple no 2

« Masseur en forme de J doté d’un vibrateur » –


US 6,262, 251 B1 (17 juillet 2001)
Imaginez un bâton en forme de J. En tenant la hampe de vos deux
mains, vous pouvez vous gratter ou vous masser le dos à l’aide de
l’autre extrémité du J, extrémité dotée d’une tête vibrante.
Un cadre de porte pourvu d’un relief idoine, et doté d’une flexibilité
appropriée ne connaîtrait-il pas plus de succès ?

106
Forces et guides

Exemple no 3

« Instrument érotique d’appoint » – US 6,190,307 B1


(20 février 2001)
Après le masseur en forme de J, voici le masseur en forme de I
(pour le point G ?).
C’est Hervé Bazin qui aurait été surpris ! Lui qui, après avoir
effectué un rapide décompte du nombre d’orifices que possèdent
les individus mâle et femelle de l’espèce Homo sapiens, avait
conclu: «Les objets coulissants étant de nombre encore plus réduit,
les combinaisons possibles sont trop réduites pour que la photo-
thèque et la cinémathèque de la chose ne nous accablent pas
d’ennui » (Abécédaire). Or, voici un nouvel accessoire doté d’un
mouvement de rotation. Ah ! le « sexe à piles » !

Exemple no 4

« Brassière dotée de réservoirs gonflables destinés


à contenir des liquides comestibles » – US 6,241,575 B1
(5 juin 2001)
Imaginez un soutien-gorge dont l’enveloppe des deux bonnets est
constituée par des sacs imperméables, gonflables, destinés à conte-
nir des liquides comestibles. Un petit tube part des sacs, monte le
long de la bretelle, pour se placer à portée de la bouche.
Si Molière avait connu cette invention, Tartuffe aurait-il toujours
demandé à Dorine :

Couvrez ce sein que je ne saurais voir.


Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées
Tartuffe, III, II

Ou aurait-il remplacé « voir » par « boire » ?

107
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Exemple no 5

« Balle d’exercice » – US 6,328,675 B1 (11 décembre 2001)


Une balle, qui peut être en mousse, reproduit sur sa surface la
morphologie d’un sein de femme (c’est le brevet qui précise bien :
« un sein de femme »). Après avoir cité Homère et d’autres auteurs
classiques pour souligner les effets psychologiques de son
invention, l’auteur ajoute : « La façon précise dont une personne
pourrait utiliser la présente balle d’exercice semblerait devoir être
déterminée par son imagination, tempérée peut-être par les
expériences de sa vie. »
Après avoir vu, ci-dessus, le « sein-bol », voici les « seins-balles » !

Exemple no 6

« Grille d’auto-examen » – US 6,341,429 B1


(29 janvier 2002)
Un savon transparent contient un quadrillage. On peut ainsi
examiner et mesurer ses grains de beauté pour voir s’ils gran-
dissent… Brrrr ! On deviendrait hypocondriaque à moins ! Au fait…
prenez-vous votre douche ou votre bain avec vos lunettes ?

Exemple no 7

« Réchauffeur de nez » – US 6,070,265 (6 juin 2000)


Vous souvenez-vous du souhait de Cyrano ?

Faites-lui faire un petit parasol


De peur que sa couleur au soleil ne se fane!
Edmond Rostand

Eh bien, voilà qui est fait! Un petit étui de tissu, maintenu en place par
une bande élastique «large d’au moins un pouce environ», recouvre le
délicat appendice et permet de le conserver bien au chaud.
On ne peut s’empêcher de souhaiter que l’inventeur porte mainte-
nant son attention et son esprit de concision vers la conception d’un
nouveau maillot de bain et d’une gamme complète de lingerie d’été.

108
Forces et guides

Exemple no 8

« Un bol de toilette doté de lampes infrarouges » –


WO 01/75239 A1 (11 octobre 2001)
Deux lampes encastrées dans la structure du bol de toilette (l’une
en avant et l’autre en arrière) émettent un flot d’ondes infrarouges,
qui réchauffent et «baignent les organes génitaux et la région anale
des hommes et des femmes alors qu’ils sont assis […] pour accom-
plir des mouvements intestinaux ou pour uriner ».
Il faut admettre qu’en nos froides contrées une bise glaciale
souvent vient lécher les rotondités charnues qui se penchent sur ce
beau gouffre d’albâtre que termine un petit lac d’eau pure. Il
convient de reconnaître que les Japonais utilisent depuis long-
temps des lunettes chauffantes (pas pour le nez, voyons !). Il est
donc vrai que cette invention est belle, et qu’elle est utile, infini-
ment. Il n’en demeure pas moins qu’il faudrait songer, sans plus
tarder, à breveter une innovation qui remplacerait les lampes à
infrarouges par des lampes à ultraviolets. Ceci permettrait d’obte-
nir, sur les parties exposées, ce beau hâle dont la présence est
requise par les canons de beauté de nos sociétés occidentales et
dont l’uniformité est si fort prisée.

Exemple no 9

« Appareil pour attraper les araignées » – GB 2 364 877 A


(13 février 2002)
Une sarbacane est dotée, à l’une de ses extrémités, d’un petit
panier. Lorsque vous apercevez une horrifiante araignée qui se
déplace implacablement sur un mur, vite ! la sarbacane ! Vous vous
approchez subrepticement, vous visez le monstre, vous soufflez
très fort (surtout n’aspirez pas !), et voici la bestiole qui choit dans
le petit panier. Vous vous empressez alors de la jeter dehors. Brrrr!
Écœurant !
Moralité : chassez l’araignée et demeurez, en votre petit royaume,
le seul « à régner ».
(Regret: le beau mot «araigne» disparaît peu à peu de notre langue.
Dommage !)

109
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Exemple no 10

« Jeu interactif entre un animal de compagnie


et son propriétaire » – US 5,524, 326 (11 juin 1996)
Un brevet qui est un peu plus vieux que les autres, mais que nous
citons toutefois par pur plaisir !
Une souris mécanique, dont les mouvements sont contrôlés par le
propriétaire, est placée soit sur le plancher de la maison, soit à
l’intérieur d’une sorte de maison de poupée, dont les murs sont
percés d’ouvertures qui permettent au chat de voir sa proie, de
s’énerver et de passer la patte pour tenter de saisir l’animal. On
imagine sans peine la joie des deux protagonistes, tant il est vrai
que l’homme et le chat sont « félins » pour l’autre !

Exemple no 11

« Appareil pour entraîner les animaux domestiques


et leur permettre d’utiliser un bol de toilette
conventionnel » – US 6,341,578 B1 (29 janvier 2002)
Quelle belle invention ! Un couvercle adapté à la physionomie d’un
animal de compagnie s’ajuste sur le dessus du bol de toilette. On
entraîne l’animal, et la chose est faite ! Finie la litière odorante, les
pelles engluées, les boîtes éclaboussées ! Sans compter les inévi-
tables «dégâts collatéraux»! Si encore la présence de cette lithique
litière dans nos poubelles hebdomadaires en éloignait à tout jamais
goélands, corbeaux, vautours et autres tenaces rapaces, nous mili-
terions peut-être pour sa conservation, mais nenni, non, niet et no!
Raminagrobis n’est plus respecté comme il l’était jadis, et le règne
de smilodon fatalis, le tigre aux dents-de-sabre, n’a laissé nulle peur
atavique en nos prédateurs urbains.
Notons que, si le système est conçu pour les « animaux de com-
pagnie », il nous semble particulièrement bien adapté aux chats.
Les cas de l’iguane, du lapin et du berger allemand nous semblent
quelque peu problématiques.

110
Forces et guides

Un dernier point. Malgré une lecture attentive des quatre pages du


brevet, nous n’y avons point trouvé d’indications sur la méthode
à prendre pour que Minou daigne tirer la chasse d’eau. C’est
dommage ! Car, lorsque des générations de felis felis auront été
entraînées à accomplir cette opération, apparaîtra un jour une
nouvelle espèce de chat, qui n’aura plus besoin d’entraînement et
qui accomplira tout naturellement l’opération; une race de chat qui
fera enfin compétition aux chiens dans le dernier domaine qui leur
soit réservé, une race que nous pourrons fièrement qualifier de
« chat de chasse » !

Exemple no 12

« Aspirateur pour animal de compagnie » –


US 6,345,592 B1 (12 février 2002)
Un tout petit aspirateur, qui a la forme d’un stylo, permet à un
patient propriétaire de traquer une à une toutes les puces de son
animal familier. Les puces sont dirigées, canalisées, vers un vase
empli d’un liquide (qui peut être « de l’eau traitée avec un pesti-
cide ») et, plongeant dans ce liquide, elles y subissent le triste sort
de la triste Ophélie !
La lecture de ce brevet nous a remis en mémoire un passage de
Bernard Palissy, que nous reproduisons ci-dessous, désireux que
nous sommes de voir apparaître sur le marché de nouvelles
inventions, plus écologiques, et par lesquelles les puces ne seront
point « euthanasiées » (c’est le mot que le brevet utilise) mais tout
simplement invitées à «s’en aller». Trêve de commentaires! Voici le
passage :
«Je voyais aussi la sagesse du renard, lequel, se trouvant persécuté
des puces, prenait un bouchon de mousse dedans sa bouche, et
s’en allait à un ruisseau, et s’étant culé dedans ledit ruisseau, il
entrait petit à petit pour faire fuir toutes les puces de son corps en
sa tête : et quand elles s’en étaient fuies jusqu’à la tête, le renard
se plongeait encore toujours, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes sur
le museau, et quand elles étaient sur le museau il se plongeait
jusqu’à ce qu’elles fussent sur la mousse, qu’il avait mise en sa

111
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

gueule, et quand elles étaient sur la mousse, il se plongeait tout à


coup, et s’en allait sortir au-dessus du courant de l’eau : et ainsi, il
laissait ses puces sur ladite mousse, laquelle mousse leur servait
de bateau pour s’en aller de l’autre côté. » (Recepte véritable, par
laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à
multiplier et augmenter leurs thrésors)

Exemple no 13

« Objet décoratif et orienté vers le culte » –


WO 00/72719 A1 (7 décembre 2000)
L’objet est en fait une petite croix qui contient, en son centre, une
minuscule cavité fermée par un matériau transparent. On peut
introduire, dans cette cavité, une relique telle qu’une « pierre du
Golgotha et/ou un fragment de la croix du Christ et/ou les reliques
d’un saint ».
Le fait que le document soit rédigé en russe nous a, hélas !, privés
d’une lecture sans doute fort instructive ! Nous avons, en particu-
lier, certaines questions, que nous jugeons pertinentes, concernant
la disponibilité ainsi que la traçabilité des matières premières…

Exemple no 14

« Selle pour bicyclette comprenant un coussin glacé » –


CN1285298 (28 février 2001)
Un matériau à transition de phase est introduit dans la selle.
Lorsque la température de la partie du corps en contact avec la
selle atteint environ 28 degrés centigrades, le matériau fond, et
l’absorption de chaleur inhérente à ce phénomène entraîne, par
voie de conséquence, un refroidissement (fort apprécié!) du muscle
fessier.
Une selle que l’on ne veut pas se faire « piquer »…

112
Forces et guides

Exemple no 15

« Filet couvre poubelle, contre les corbeaux » –


JP10108611 (28 avril 1998)
« Appareil pour disperser les corbeaux » – JP10174547
(30 juin 1998)
« Appareil pour repousser les corbeaux » – JP2000102338
(11 avril 2000)
« Répulsif à corbeaux, à vaporiser sur les sacs
à vidanges » – JP2000212004 (2 août 2000)
C’est avec plaisir que nous portons à l’attention de nos conci-
toyens, et des pouvoirs publics, ces quatre documents japonais qui
s’attaquent de front à l’un des problèmes les plus sournois de nos
sociétés. Avouons aussi que nous éprouvons un faible pour le
dernier brevet, en raison de sa figure no 2, qui dépeint la tête d’un
corbeau ayant le bec enduit d’une substance repoussante, les
plumes du crâne quelque peu ébouriffées, et l’air éberlué de celui
qui n’y reviendra plus.
Est-ce donc toujours, et partout, que les «vies d’anges» attirent les
« corps beaux » ?

Exemple no 16

« Nouveaux récepteurs olfactifs et leurs utilisations » –


FR 2 780 405 (31 décembre 1999)

« Vin d’os de marmottes pour guérir les rhumatismes » –


CN1160554 (1er octobre 1997)
Dans les zones industrielles de nos villes, les vastes étendues
gazonnées qui ceignent les usines sont habitées par le petit peuple
discret et affairé des marmottes. Quel plaisir de rencontrer, aux
heures tranquilles, parmi de grandes structures inertes et
géométriques de béton, de verre et d’acier, ces petites boules de
poil et de vie, dont la contemplation rappelle à tous qu’il existe,
sur la terre, autre chose que notre course effrénée vers le progrès,
la production et le profit.

113
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

C’est donc avec un immense plaisir que nous avons accueilli le


premier document, qui suggère de copier les organes olfactifs de
la marmotte pour mettre au point de nouveaux biocapteurs, et c’est
avec regret que nous avons pris connaissance du second. Préférons
donc le vin de raisin au vin « d’os de marmottes ».

Exemple no 17

« Cravate suspensoir » – EP 1 057 417 (6 décembre 2000)


Une bien étrange cravate, puisqu’elle est reliée « aux parties de
l’homme». Lorsque celui-ci fait son nœud de cravate, il «positionne
ses parties en légère sustentation ». Ensuite, et tout au cours de la
journée, « chaque mouvement de la main au niveau du nœud lui
permet d’un simple geste de replacer ses parties ».
Jadis, les prêtres interdisaient aux jeunes garçons de se mettre les
mains dans les poches. Il est grand temps d’interdire aux adultes
de jouer avec leur nœud de cravate…

Et pour finir…
Un mot de plus en plus populaire.

« CHINDOGU »
Terme japonais pour qualifier un outil (dogu) qui est bizarre (chin).
Un «chindogu» est un objet qui répond à un besoin de la vie
quotidienne, dont on a fabriqué un prototype, mais qui n’a aucun
avenir commercial. On pense ici, par exemple, aux essuie-glaces à
lunettes, au «chapeau hygiénique» (intégrant un rouleau de papier
de toilette – très utile en cas de rhume ou de fièvre des foins), ou au
parapluie inversé (de forme concave, avec tuyau et réservoir pour
recueillir l’eau de pluie). Un bel exercice de créativité, et de pure joie!
Note: On cite souvent, parmi les «chindogu», la fourchette rotative,
pour manger les spaghettis. En fait, le brevet US 2,004,659, décerné
le 11 juin 1935 à R.D. Groch, présente un instrument en tous points
semblable, et destiné au même usage. Comme quoi la créativité
n’est pas l’apanage des temps modernes.

114
Forces et guides

Raisonner ou résonner ?
Pour se développer, une société doit investir. Si cela vous semble
évident, dites-vous bien que vous êtes normal : tout le monde
s’entend sur cette nécessité. Par contre, quand il s’agit de déterminer
dans quel domaine il faut investir, dans quel secteur industriel il
faut prendre des risques, les discussions vont bon train ; les argu-
ments fusent et les esprits s’échauffent.

Un jour, lors d’une réunion qui s’était formée autour de ce sujet,


nous entendîmes un homme d’une grande intelligence faire valoir
un argument auquel nul d’entre nous n’avait encore pensé. Un
argument d’une telle simplicité, d’une telle portée, d’une telle
puissance, qu’il emporta haut la main l’assentiment de tous ; un
argument qui demeure aujourd’hui même d’une telle force, d’une
telle pertinence, que nous avons cru bon de le partager avec vous.

L’argument s’exprimait par une simple phrase :

« Le Québec ne peut pas se permettre de ne pas investir dans… »


(suivait ici le nom du domaine qui faisait l’objet de la rencontre).

Il faut réfléchir à cette phrase. Admettons tout d’abord que sa


structure est excellente. Supposons par exemple que vous soyez
invité à un cocktail pendant lequel le maître de maison serve un vin
d’une extrême rareté. Personne ne serait surpris de vous entendre
vous exclamer :

« Je ne peux pas me permettre de ne pas y goûter ! »

Pensez maintenant à un étudiant qui, de peine et de misère,


réussit à payer ses frais de scolarité. Ne diriez-vous pas qu’un tel
étudiant « ne peut pas se permettre de ne pas étudier ? »

Récapitulons ! La phrase est correcte ; elle est logique. Mais en


quel endroit le bât blesse-t-il donc ? Cela n’est point facile à trouver.
Suivons toutefois une piste. Lorsque nous disons « Je ne peux me
permettre de ne pas… », nous mettons en relief une certaine pau-
vreté. Dans le premier exemple donné ci-dessus, on comprend tout
de suite que vous ne pourriez vous payer le grand cru qui vous est
offert. Dans le second cas, on réalise que l’étudiant ferait face à de
grandes difficultés financières s’il lui fallait redoubler son année.

115
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

En insérant un verbe comme INVESTIR, SUBVENTIONNER, FINAN-


CER, etc., la suite de «On ne peut se permettre de ne pas…», on crée
donc un étrange hiatus, une sorte de court-circuit logique qui laisse la
place à l’étonnement et à l’assentiment. Notez aussi que la phrase «Je
ne peux pas me permettre de ne pas investir » semble teintée de
masochisme ou d’ironie, alors que, si on remplace le «je» par «on» ou
par «la société», cela semble correct. N’est-ce pas parce que, dans le
fond, il est facile d’investir l’argent des autres? N’est-ce pas aussi parce
que, de l’autre côté, on est toujours content d’être considéré comme
riche? Quand bien même cela ne serait qu’implicitement!

Nous vous laissons ici. La rhétorique est une fort belle science
et très utile. Vous l’admettrez avec nous.

Reste évidemment une bonne question : était-il bien utile de


réfléchir à cela ?

Un homme sage a un jour écrit : «Il peut se faire qu’il ne soit pas
utile de savoir une chose, mais ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours
inutile de l’ignorer.» (J.C. Milner, De l’école)

116
Les acteurs et leurs rôles

L es poètes comparent souvent la vie humaine à une pièce de


théâtre. Qu’en pourrait-il être de la technologie ? Ne pourrions-
nous pas la comparer au grand théâtre lui-même ? N’est-ce pas
d’ailleurs le chemin sur lequel nous nous sommes engagés? N’avons-
nous pas commencé cet ouvrage par une tragédie : celle que
constitue la fermeture d’une usine ? Ne l’avons-nous pas poursuivi
en présentant des professionnels de la scène qui, pour mieux servir
le public, choisissent de troquer la toge de l’acteur pour le bâton du
régisseur ? N’avons-nous pas ainsi été amenés à parler du public, de
ses attitudes et de ses comportements ? N’avons-nous pas ensuite,
et par une insensible gradation, été conduits à parler des créateurs
sans lesquels le théâtre n’existerait tout simplement pas ? Oui,
l’analogie est bonne. Développons-la donc un peu plus. Parlons
maintenant des acteurs et des figurants.

Dans les chapitres qui suivent, nous vous les présenterons. Les
grands acteurs tout d’abord : ceux qui produisent, ceux qui per-
mettent la production, ceux qui en contrôlent la qualité. Les rôles
de soutien ensuite : patrons et dirigeants. Les figurants enfin.

Nous compléterons cette section par quelques pochades litté-


raires, dans lesquelles nous décrirons, évoquerons, soulignerons ou
commenterons quelques traits particuliers des milieux associés à la
technologie.

Produire
Quand on visite une usine, ce qui surprend, au premier abord, c’est un
monde étrange de mécanismes, d’appareils, de machinerie. En cet
univers, le mouvement est roi. Il capte notre attention, il dirige notre
regard : ballets gracieux des bras robotisés, progressions lentes et
puissantes des ponts roulants, rondes silencieuses des convoyeurs,
défilés solennels des pièces, jaillissement des flammes, chutes
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

régulières, ouvertures saccadées, translations subites, rotations invi-


sibles à force d’être rapides… Et puis, après la conscience du
mouvement, voici la perception du bruit: cliquetis des mécanismes,
ronronnement des moteurs, vagissement des poulies, grondements
sourds des brûleurs, hululements des sirènes, hurlements des haut-
parleurs.

Au bout de quelques minutes, dès que l’effet de surprise a dis-


paru, dès que la vision s’affine et que l’esprit s’apaise, on remarque
la présence humaine. Hommes et femmes sont là, présents, rarement
immobiles, souvent silencieux, toujours attentifs ; regardant des
choses que nous ne voyons pas, surveillant des actions que nous ne
comprenons pas, déclenchant des mécanismes que nous ne perce-
vons pas, ils semblent poursuivre, en leurs gestes et leurs déplace-
ments, on ne sait quel mystérieux dessein, qui nous restera à jamais
caché.

Naguère regroupés sous le vocable d’«ouvriers», ces hommes et


ces femmes reçoivent désormais le nom d’« opérateurs », ce qui
s’explique par le fait même qu’une partie importante de leur tâche
consiste à faire fonctionner – à opérer – des appareils et des machines.

Vous êtes-vous déjà demandé comment ce peuple anonyme et


laborieux a atteint cet étrange rivage ? Quelles forces l’ont poussé
là ? Quelle nécessité l’y maintient ? Quels plaisirs il y trouve ? Et
quelles peines il y vit ?

Imaginant, au début du XVIIIe siècle, le voyage en France de deux


Persans, Montesquieu traduisit l’étonnement et l’incompréhension
des habitants de Paris par cette question désormais célèbre : « Ah !
Ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire !
Comment peut-on être Persan ? »

Et vous ? Vous êtes-vous déjà demandé : « Comment peut-on être


opérateur ? ».

On peut aborder cette question sous des angles fort divers. On


peut fonder une hypothèse de départ sur une position sociale, une
structure familiale, une performance scolaire, un tempérament, avec
tout ce que ce dernier mot comporte de données et d’inconnues,
d’ordre psychologique, neurologique, hormonal.

118
Les acteurs et leurs rôles

Au vaste océan des connaissances acquises, nous aimerions,


quant à nous, ajouter une simple goutte d’observation, que nous
pouvons décrire en trois mots : « Amour de l’action. »

Avez-vous remarqué que l’être humain est d’abord et avant tout


un animal actif? Un animal incapable de rester dix minutes à ne rien
faire ; un animal amoureux à ce point de l’action qu’il a inventé le
travail et les corvées, les sports et les loisirs, la performance et la
compétition. Un animal qui a besoin d’un long apprentissage (comme
le yoga) pour apprendre à demeurer immobile, et qui ne peut « faire
le vide » en son esprit qu’au terme d’un difficile entraînement.
Lorsqu’il semble ne rien faire, il travaille encore : il crée des mondes
imaginaires, échafaude des plans, planifie des actions, cherche des
explications, mémorise des données ; il pense… et rêve aussi ! Et ses
rêves et sa pensée sont-ils encore liés de façon subtile à ses actions…

« Je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête je ne


pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds », constatait J.-J.
Rousseau (Confessions). «L’agir porte le désir», affirmait Alain (Propos).

Et cet animal, cet être que seul le sommeil terrasse et que seule
la mort arrête, exige que, dans les premières années de leur vie, sa
progéniture, ses enfants obéissent à toutes autres lois.

• Alors qu’ils ont envie de bouger, il exigera qu’ils restent de


longues heures assis.

• Alors qu’ils ont envie d’essayer et de se confronter au monde


extérieur, il leur demandera de croire et de mémoriser.

• Alors qu’ils ont envie d’explorer, de sentir, de regarder, de


découvrir par eux-mêmes, il leur demandera d’effectuer tout
cela à travers de bien drôles de fenêtres, qu’on appelle livres
et ordinateurs.

• Alors qu’ils ont envie de se mesurer à la société et de s’y tailler


une place, il leur demandera d’obéir à des anciens qui ne sont
même pas de leur propre famille…

Est-il étonnant que bien des enfants refusent instinctivement ce


type de dressage, ce style d’éducation? Est-il étonnant qu’après avoir
abandonné l’école ces enfants soient naturellement orientés, canalisés

119
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

vers les métiers manuels peu rémunérés dont nos économies ont le
plus grand besoin, surtout dans un contexte de mondialisation?

Voici donc comment on peut «être», voici donc comment on peut


devenir « opérateur » !

Vous nous direz que cette image est incomplète. Que nous biai-
sons la réalité et que nous ne tenons pas compte de tous ces jeunes
qui s’adaptent très bien au système scolaire et qui y poursuivent
leurs études pendant de nombreuses années. Oh que si ! Que nous
en tenons compte ! Demandez-vous cependant combien, parmi ces
jeunes, retourneront plus tard aux livres et à l’étude ? Combien
demeureront toute leur vie des adeptes de cette approche des choses
dès qu’ils auront terminé leurs études et seront engagés dans le
monde du travail? Combien prendront plaisir à lire, à étudier, à faire
des exercices, à mémoriser ?

Regardez donc ce jeune ingénieur qui, après avoir passé quatre


années dans des salles de cours, à écouter des professeurs, passe
désormais le plus clair de son temps sur le « plancher » d’une usine,
à communiquer avec son équipe ; regardez-le passer allègrement
d’un séminaire à une réunion, et d’une réunion à un comité ; consta-
tez comme il aime discuter avec tout le monde, comme il aime
participer à la vie de «son» entreprise, et y exercer un rôle de leader-
ship. Comme il semble heureux d’être enfin au cœur de l’action !

Songez par la même occasion au succès des programmes coopé-


ratifs, où des stages dans l’industrie viennent alterner avec les
périodes d’études à l’université. La possibilité de gagner de l’argent
n’explique pas tout !

Tournez maintenant votre regard vers ce professeur d’université,


qui donne des cours, dirige des étudiants diplômés, coordonne une
équipe de recherche et, en plus de tout cela, trouve le moyen de
préparer des publications, d’assister à des congrès, de maintenir tout
un réseau d’échanges et de travailler au financement de son équipe.
Il ne cherche plus à se ménager des heures de calme et de tran-
quillité pour une réflexion approfondie et ce lent mûrissement des
idées. Il délègue cela à quelques jeunes chercheurs de son équipe.

120
Les acteurs et leurs rôles

Quand on a goûté à l’action, on ne revient pas facilement au


mode de vie nécessaire aux études, et il y a donc une double sagesse
dans le fait d’étudier avant d’agir.
Certains respectent cette sagesse ; ils récoltent les fruits de leur
patience. D’autres s’y opposent et leur récolte est parfois amère.
Au-delà de ce respect ou de cette opposition, les hommes sont
les mêmes, amoureux de l’action, et par elle ils sont frères. Ne nous
étonnons donc point de ce que certains d’entre nous choisissent de
devenir, et de rester, « opérateurs ». Il y a en ce métier une source
profonde de contentement et de joie.
« Nous ne sommes heureux que dans l’action », écrivait
L. Riboulet (Conseils sur le travail intellectuel).

Produire… et penser
En cet âge où la gestion participative est, sinon répandue, du moins
encouragée, il se trouve encore des personnes pour croire que les
actes de produire et de penser sont presque incompatibles. Et ces
personnes ne sont pas nécessairement des cadres ou des patrons. Il
existe aussi des opérateurs qui abritent une telle pensée.
Pour ces personnes, la résolution de problèmes technologiques
ou industriels passe nécessairement par une formation spécialisée,
par des méthodes approuvées, par une éducation poussée au-delà
d’un diplôme d’études secondaires (DES).
Le paradigme auquel obéissent ces personnes est le suivant :
« Pour résoudre un problème technologique, il faut suivre une mé-
thode établie ou reconnue par les professionnels de la technologie.»
Ces personnes ont-elles raison? Nous ne le croyons pas. Est-ce donc
là un mensonge ? Pas du tout !
Nous ne chargerons pas les moulins à vent. Les méthodes sont
bonnes, et les méthodes reconnues par tous sont très bonnes. Il est
recommandé de les connaître ; il est conseillé de les suivre. Cela
étant admis, parlons librement.
Regardez autour de vous. Vous voyez un grand nombre
d’hommes et de femmes qui mènent leur vie avec intelligence,
jugement et sagacité.

121
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Chaque jour, ils font face à quelque nouveau problème ; chaque


jour, ils le résolvent et font cela sans disposer de la formation ou
des diplômes qu’un technocrate jugerait utiles, et peut-être même
indispensables. C’est sans avoir étudié la politique qu’ils dénouent
l’écheveau des relations familiales, qu’ils se meuvent avec habileté
dans le labyrinthe des relations de travail. C’est sans avoir étudié la
psychologie qu’ils élèvent des enfants, et en font des citoyens
responsables et équilibrés. C’est sans avoir étudié ni l’architecture
ni la mécanique qu’ils rénovent leurs demeures, bâtissent leurs
chalets, réparent leurs véhicules.

Si vous examinez tout cela, vous conviendrez avec nous que l’être
humain est un champion toutes catégories de la résolution de
problèmes. Un être qui a gagné la bataille de l’évolution, qui a colonisé
toute la surface de la Terre, conquis les mers, exploré l’espace.

Or, ne voilà-t-il pas que des technocrates voudraient soumettre


cet être ondoyant, changeant, toujours en mouvement, à la rigueur
de quelques méthodes de travail ?

L’ordre, on le sait, est facile à décrire. Le désordre l’est beaucoup


moins. Quant à ce désordre qui porte l’ordre, qui génère l’ordre,
rares sont ceux qui l’ont évoqué. Les méthodes de travail que suivent
spontanément les opérateurs ressemblent à ce désordre. Qui sait les
apprendre, les encadrer et les exploiter entre en possession d’un
véritable trésor.

Dans un monde industriel qui parle sans cesse « d’amélioration


continue», de kaizen (terme japonais), ou de continual improvement
(expression anglaise), écoutons donc le visionnaire que fut Blake :

Amélioration dessine les voies droites; les chemins tortueux sont l’œuvre du
Génie.
Improvement makes straight roads, but the crooked roads without
Improvement are roads of Genius.

Proverbs of Hell

Maintenir
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les usines sont si hautes, si
grandes et si vastes ? La raison en est simple : elles contiennent un

122
Les acteurs et leurs rôles

nombre important d’appareils et de machines, et sont souvent


organisées en cellules ou en chaînes de production. Si l’une des
machines s’arrête, c’est souvent toute l’usine qui est pénalisée et qui
doit arrêter sa production. Il est donc vital que chaque machine soit
toujours entretenue, maintenue dans un bon état de fonctionnement,
et que le moindre bris, la plus légère dysfonction reçoive une
attention immédiate, quelle que soit l’heure du jour… ou de la nuit !
Voilà qui explique pourquoi, dans nos usines, le service d’entretien
est doté d’un rôle si important, et pourquoi ses membres, méca-
niciens, électriciens, électroniciens, sont toujours considérés comme
de précieux collaborateurs et, parfois aussi, comme de petits rois…
ou de petits tyrans !

Décident-ils qu’il faut changer l’huile d’une pompe immédiate-


ment, et pour cela arrêter l’usine, qui oserait s’opposer à leur
décision ? Ce jeune ingénieur qui vient d’arriver et qui ne connaît
pas encore l’usine aussi bien qu’eux ? Probablement pas. Ce super-
viseur ou ce directeur dont la seule préoccupation est d’éviter les
importantes pertes financières qu’entraîneraient une rupture
complète et un remplacement prématuré de la pompe ? Vous vous
doutez bien que non! Ces opérateurs, qui désirent avant tout travail-
ler avec des machines en bon ordre, et capables de fonctionner selon
les paramètres fixés ? Jamais ! C’est ainsi, par la « force des choses »,
que le service d’entretien se trouve doté, investi d’un immense
pouvoir, qui s’exprime chaque jour, chaque heure et dans chaque
situation de la vie de l’usine.

On peut, bien sûr, toujours se dire et dire que le pouvoir ultime


est détenu par ceux qui produisent, par ceux et celles qui font
fonctionner les machines. On peut proclamer que le pouvoir d’un
service qui n’est dans le fond qu’un secteur de « services » ne pèse
pas grand-chose face au pouvoir détenu par la collectivité des
opérateurs, surtout s’ils sont regroupés en syndicat, mais de telles
affirmations, sans être tout à fait fausses, ne sont cependant pas
tout à fait vraies. Le pouvoir des opérateurs, sur lequel d’ailleurs
nous reviendrons, ne s’exprime de façon éclatante que dans des
circonstances exceptionnelles : ralentissement de la cadence de
travail, débrayage ou grève. Le pouvoir du service d’entretien
s’exprime, quant à lui, de façon constante, soutenue, implacable !

123
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Est-ce à dire que les femmes et les hommes qui exercent de telles
fonctions sont dotés d’un terrible désir de puissance ? Pas
nécessairement ! Le pouvoir qui leur est conféré provient de trois
sources, qui sont reliées les unes aux autres par d’ineffables
courants souterrains. La première de ces sources est un mode de
gestion, la seconde est une caractéristique universelle de l’âme
humaine et la troisième est une loi scientifique que l’on appelle la
deuxième loi de la thermodynamique.

Commençons par le mode de gestion. De nos jours, beaucoup


d’entreprises sont plus ou moins obligées de gérer à court terme ;
elles essaient de tirer le maximum de profit de chaque opération, de
chaque personne et de chaque machine. Dans une telle atmosphère,
les gestionnaires tendent à ne pas vouloir consacrer beaucoup
d’énergie, d’attention et d’argent à un programme d’entretien
préventif dont le principal objectif serait d’éviter que les machines
puissent arrêter de produire de façon subite, impromptue, à cause
de la rupture ou du dysfonctionnement de l’une ou l’autre de leurs
composantes. Bien des gestionnaires considèrent non seulement
qu’un tel programme coûte cher, mais aussi qu’il est très difficile à
justifier, sur le plan financier tout d’abord, mais sur les plans
technique et statistique également. Pourquoi faut-il remplacer
« maintenant » telle pièce qui fonctionne encore parfaitement ? Est-
on certain qu’elle ne « durera » pas quelques semaines de plus ?
(Notez l’usage du futur simple dans cette question et voyez la nuance
qu’il introduit au lieu du conditionnel.) Comment sait-on qu’il faut la
remplacer sans tarder ? Sur quelles données, quels calculs, quel
modèle statistique s’appuie-t-on ? Cet entretien est-il vraiment
« préventif » ? N’est-il pas plutôt « prématuré » ? Ainsi, même si peu
de gestionnaires affirment ouvertement qu’ils préfèrent attendre la
« crise », leur comportement et leur mode de gestion sont suffisam-
ment éloquents pour que tout le service d’entretien s’y ajuste.
Pourtant, s’ils avaient le choix, bien des techniciens préféreraient
coordonner leur travail selon un programme d’entretien préventif.
Il n’est jamais facile de se faire réveiller en pleine nuit pour aller
exécuter, de toute urgence, et sous pression, un travail difficile que
quelques actions très simples auraient permis d’éviter. En un tel
moment, le taxi que l’entreprise a envoyé, le repas qu’elle a

124
Les acteurs et leurs rôles

commandé, la rémunération avantageuse qu’elle accorde pour les


heures supplémentaires, tout cela pèse bien peu face au chambarde-
ment de la vie familiale. Et puis, au fil des années, le service d’entre-
tien s’adapte à ce mode de gestion et, devenu expert en résolution
de «crise», il en vient à ne plus concevoir d’autre approche. La famille
tient compte des heures supplémentaires dans son budget, et c’est
ainsi que l’on entre dans un cercle vicieux, et que l’on acquiert au
passage un pouvoir que l’on n’a ni demandé ni même désiré.

La seconde source de pouvoir du service d’entretien se trouve


dans une caractéristique de l’âme humaine : cette volonté plus ou
moins consciente que nous avons de nier, d’oublier le déclin
progressif des êtres et des choses pour focaliser notre attention sur
l’invention, l’innovation, l’édification, la fabrication, et pour orienter
toutes nos énergies vers la construction d’un avenir. Lorsque cette
caractéristique est très marquée chez le gestionnaire dont nous
avons parlé ci-dessus, les répercussions sur la philosophie de
l’entretien seront particulièrement importantes. Cependant, un jour
ou l’autre, et tout comme ce gestionnaire, nous sommes acculés à la
dure réalité ; nous sommes placés devant l’inéluctable, l’inexorable,
et c’est à ce moment où notre dépendance est extrême que nous
sommes portés à accorder un très grand pouvoir à un profession-
nel – plombier, médecin, mécanicien, chirurgien, etc. – qui nous
apparaît comme étant le seul espoir, la seule planche de salut, la
seule bouée de sauvetage disponible.

La troisième source dans laquelle le service d’entretien puise son


pouvoir et sa légitimité est une loi scientifique que l’on appelle la
deuxième loi de la thermodynamique et selon laquelle le désordre
de l’univers s’accroît sans cesse. Contemplez votre main, ce livre,
étendez votre regard aux objets qui vous entourent… Toutes ces
choses qui sont nées désormais se dégradent et se détruisent.
Lentement. Inexorablement. Dans quelques années, dans cent ans,
dans mille ans, qu’en restera-t-il ? Poussière ! Atomes dispersés…

Marbre, perle, rose, colombe,


Tout se dissout, tout se détruit;
La perle fond, le marbre tombe,
La fleur se fane et l’oiseau fuit.
Théophile Gautier, Émaux et Camées

125
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Alors, c’est être du bon côté qu’être du côté qui lutte contre la
mort et le désordre. Que vous soyez plombier, mécanicien, répara-
teur, déneigeur, juge, médecin, dentiste, chirurgien, ou thanatologue,
vous êtes certain de ne jamais manquer d’emploi. Il y a plus, vous
êtes également certain que cette conscience aiguë que nous avons
de notre vulnérabilité, cette soif d’ordre et de pureté qui nous
obsède, ce rêve d’éternelle jeunesse que nous caressons toujours,
cette peur des accidents et des catastrophes, cette crainte de la mort
qui nous obsède nous inciteront à vous conférer un immense
pouvoir et à vous offrir ce que vous demandez comme rétribution
pour vos services.

« Il faut imaginer Sisyphe heureux », écrivait Albert Camus. Il ne


disait pas qu’une société tout entière aimait à voir le rocher replacé
sur le sommet de la montagne ; il ne disait pas que Sisyphe, en plus
d’être un dieu parmi les dieux, était aussi un héros parmi les
hommes.

Note sur la gestion du service de maintenance…

Pour mieux gérer l’entretien de l’usine ainsi que le pouvoir qui se


trouve rattaché à cette opération, les gestionnaires ont souvent
recours à deux stratégies.

La première consiste à donner le maximum de travail en sous-


traitance. Cette stratégie permet de faire des économies appré-
ciables, mais elle conduit souvent à des aberrations et c’est ainsi que
l’on voit parfois se développer en certaines usines un véritable sous-
prolétariat constitué par le personnel du sous-traitant, occupé à un
point tel qu’il passe tout son temps de travail dans l’usine de son
client, soumis et désireux de plaire à des « permanents » qui, sans
aucune expérience de la gestion de personnel, se comportent parfois
bien durement envers lui.

La seconde stratégie consiste à confier une certaine proportion


de l’entretien, surtout l’entretien dit «préventif», aux opérateurs eux-
mêmes. On peut appuyer cette politique par des mesures incitatives,
monétaires ou autres (en général, le revenu horaire du service
d’entretien est supérieur à celui du service d’opération). Le seul
obstacle à cette stratégie réside dans la formation. En règle générale,

126
Les acteurs et leurs rôles

la participation à un service d’entretien exige une scolarité plus


poussée, plus spécialisée, que la participation à un service d’opéra-
tion. En confiant une portion de l’entretien à l’opération, on est donc
naturellement conduit à vouloir modifier les préalables exigés pour
cette fonction, et à accroître les compétences, quitte à ce que ces
opérateurs « pluridisciplinaires » s’ennuient lorsqu’ils « retombent »
dans la routine de la production.

Entretien et R-D – Une zone de convergence ?

On peut, avec profit, appliquer la vision exprimée ci-dessus au


domaine de la recherche et du développement (R-D).

Pour cela, considérons le domaine de la production de pièces ;


ces pièces pouvant être soit des couteaux de cuisine, soit des stylos
ou des volants de voitures. Vous comprendrez qu’il est relativement
difficile de mener à bien un programme de R-D sur des procédés de
production ou sur la mise au point de nouveaux matériaux car, pour
atteindre cet objectif de façon crédible, il faut pouvoir produire, ou
traiter, des pièces « réelles » ou encore des prototypes en vraie gran-
deur. Ce type de recherche ne peut donc être effectué que si l’on
dispose de véritables installations de production qui, même si elles
sont à l’échelle pilote, devront inclure des machines et des appareils
volumineux, souvent très chers, toujours difficiles à faire fonction-
ner et à entretenir. Gérer de telles installations est difficile. Cela
requiert des compétences bien différentes de celles qui sont exigées
pour la gestion d’un laboratoire universitaire. On peut donc
comprendre pourquoi il n’est, au Québec, que quelques grandes
entreprises et, peut-être, un ou deux laboratoires gouvernementaux
qui peuvent relever de tels défis.

Si un chercheur désire, avec des moyens limités, accéder au


panthéon de la R-D, gagner une réputation internationale et rendre
service à un nombre maximal d’industries, il sera donc poussé à
s’éloigner du domaine de la production de pièces et, très souvent, il
orientera ses projets vers une zone plus générale, une zone
« générique » dirions-nous, qui sera commune à toutes les pièces et
à tous les procédés de fabrication. C’est ainsi qu’il se lancera dans la
caractérisation des matériaux (dont sont constituées les pièces),

127
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

dans le contrôle des procédés, dans l’optimisation des techniques


de production, dans la connaissance des phénomènes de dégrada-
tion des pièces en service, etc. Tous ces domaines sont très intéres-
sants, et nul doute que leur développement soit fort utile. On doit
cependant admettre qu’il y a peu de chance pour que ce type de
recherche débouche sur un procédé nouveau ou sur une pièce
originale. Est-ce comme cela qu’une société bâtit sa richesse? Bonne
question !

«Ritorna a tua scïenza» (retourne à ta science) demande à Dante


son guide (Enfer, VI). Suivons donc ce conseil…

Vérifier
« Avez-vous déjà visité une usine ?

Non ? Alors, suivez-moi ! Et faites attention à ne pas dépasser les


limites de la zone réservée aux piétons : les chariots élévateurs
auraient tôt fait de vous causer quelques problèmes ! Tiens, si j’en
juge par le signal sonore qu’il émet, en voici un qui recule… Il nous
a vus. Il n’y a donc aucun risque. Vous ne m’entendez pas ? Normal !
ces machines mènent un train d’enfer. Vous frissonnez ? Il est vrai
que nous sommes ici en plein courant d’air et que, lorsqu’il fait,
comme aujourd’hui, moins vingt degrés dehors, ce n’est pas le
meilleur endroit pour faire une pause. Bon ! je pense que vous avez
assez vu les opérations. Si vous êtes d’accord, nous allons passer à
un autre secteur. Entrez donc. »

Joignant le geste à la parole, votre guide ouvre une porte. Vous


la franchissez, et vous voici transporté dans un autre monde ! Ici, la
lumière est égale, l’air est propre, les bruits sont étouffés et les haut-
parleurs ne hurlent plus ; à peine s’ils murmurent.

Vous êtes parvenu au royaume de la patience, de l’analyse et de


la précision. Vous êtes entré dans le laboratoire. En ce lieu, des
hommes et des femmes en blouses blanches se comportent presque
comme de purs esprits. Avec des gestes mesurés, une lenteur cal-
culée, ils observent, mesurent, pèsent, divisent, isolent, dissèquent,
analysent. Et tout ceci dans un seul but : s’assurer que le produit
fabriqué est conforme aux exigences du client. Ils vérifient également

128
Les acteurs et leurs rôles

la qualité des matières premières et, de manière indirecte, le bon


déroulement des procédés, le bon fonctionnement des machines.

Vue ainsi de l’extérieur, à travers le filtre d’une visite toujours


trop rapide, leur tâche semble facile, répétitive et routinière ; une
véritable sinécure, en somme. Pourtant, la tension est là, le stress
aussi. Car l’erreur du laboratoire est toujours coûteuse. Un chiffre
mal enregistré, mal interprété, et voici tout un lot de produits qui
est mis aux rebuts. Si l’erreur se répète, si elle devient fréquente,
c’est la rentabilité de l’usine tout entière qui est affectée, avec les
conséquences désastreuses que cela peut avoir au bout d’un certain
temps. Si l’erreur se produit « dans l’autre sens », c’est-à-dire si elle
« transforme » un produit non conforme (et qui devrait être rejeté)
en un produit conforme aux spécifications (et qui sera livré aux
clients), alors l’entreprise s’expose à des plaintes, à une perte de
réputation et, dans les cas les plus graves, à des poursuites juri-
diques qui peuvent lui coûter des millions de dollars.

Voilà pour les erreurs les plus graves. Quant aux plus légères, on
pourrait penser qu’elles n’ont aucune retombée, mais tel n’est pas
le cas. Aucune erreur n’est sans conséquences et, si elle n’est pas
détectée, si elle n’est pas corrigée, la plus bénigne d’entre elles
provoquera des pertes qui pourront être énormes. Pertes financières,
tout d’abord, pertes de réputation ensuite, pertes de marché enfin.
Et puis, au-delà des pertes tangibles, vérifiables et quantifiables, il y
a tous ces légers décrochages de la réalité, ces petits décalages, ces
impalpables dysfonctionnements qui, par leurs effets cumulés,
pourront eux aussi être la source de pertes considérables. C’est qu’il
faut tenir compte du fait que les mesures objectives ne font souvent
que confirmer une perception subjective de la qualité du travail et de
la qualité des produits. Un opérateur sait s’il a suivi ou non la
procédure de travail. Un ingénieur sait si cette procédure est bonne.
Un mécanicien sait si la machine nécessaire à l’exécution de cette
procédure est en bon état de marche. Que pensent-ils lorsqu’ils
apprennent que le produit n’est pas tout à fait semblable à leurs
attentes? Ils ont beau ne pas connaître l’erreur, ils ont beau même ne
pas la soupçonner, ils n’en devinent pas mois que « quelque chose,
quelque part, n’est pas correct ». En introduisant un léger décalage
entre les données objectives et la perception subjective, l’erreur

129
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

bénigne, toujours répétée, jamais détectée, traînera dans son sillage


un questionnement latent, une sorte, non pas de perte, mais d’affa-
dissement de la confiance qui existe entre tous les niveaux de
l’organisation. Cet insensible phénomène peut-il conduire une
entreprise à prendre des mauvaises décisions ? On aimerait penser
que non, mais qui sait ? Mieux vaut ne pas prendre de risques et ne
pas faire d’erreurs. Voici pourquoi les techniciennes et les tech-
niciens de laboratoire ont, un peu moins que les autres, le droit à
l’erreur.

Nous venons de couvrir le volet technique du travail. Explorons


maintenant le domaine des relations humaines.

Pour cela, examinons ce qui se passe lorsqu’un technicien


détecte un produit non conforme. A priori, tout est simple. Le
technicien décrit la non-conformité ; il déclare, par exemple, qu’au
lieu d’être blanc comme désiré, le produit est bleu; il documente son
processus décisionnel, enregistre les données, puis remet son
rapport à qui de droit.

Jadis, tout s’arrêtait là mais, de nos jours, avec la diffusion des


systèmes de gestion participative, l’organisation demande souvent
au technicien d’aller plus loin. On lui demande tout d’abord de
participer à la recherche des causes de la non-conformité, puis de
participer au choix des mesures préventives, mesures qui doivent
être implantées afin que la non-conformité ne se reproduise jamais.
C’est au stade de la recherche des causes que tout peut se gâter. En
effet, puisque le technicien est le premier à constater la non-
conformité, il est aussi le premier auquel l’organisation peut deman-
der la cause du problème. Or, dans la plupart des cas, cette cause se
ramènera à l’une ou l’autre des quatre causes suivantes :

• Ou bien un opérateur n’a pas suivi fidèlement la procédure de


fabrication, c’est-à-dire ses instructions de travail (soulignons
qu’il peut avoir dévié de cette procédure pour des raisons
justifiées, louables même).

• Ou bien un équipement (indispensable à la réalisation de cette


procédure) est défectueux (cet équipement pouvant être un
équipement de mesure, et non seulement un équipement de
production).

130
Les acteurs et leurs rôles

• Ou bien la procédure (c’est-à-dire l’instruction de travail)


fournie aux opérateurs par les ingénieurs souffre d’un vice
caché (elle ne conduit pas toujours au résultat escompté).

• Ou bien une matière première (pièce ou matériau en vrac) n’est


pas conforme aux exigences.

Voici donc notre technicien qui transmet à l’échelon supérieur


«la » cause de la non-conformité qu’il a détectée. Ce processus
déclenche souvent une petite « saga »…

Si le technicien a déclaré que la non-conformité trouve son


origine dans le service de production, ce sont tous les opérateurs
qui se sentiront directement et personnellement visés, attaqués,
insultés même. « Es-tu en train de dire qu’on fait mal notre travail ? »
On imagine sans peine ce qui peut se passer si le technicien «pointe»
un opérateur en particulier !

Si c’est la dysfonction d’un équipement qui est associée à la non-


conformité, ce sont les mécaniciens qui se sentiront «interpellés», car
ils devineront les questions qui leur seront posées, les soupçons qui
seront levés. «Pourquoi l’équipement n’a-t-il pas été mieux surveillé?
L’entretien préventif avait-il été effectué tel que prévu? Etc.»

A priori, la situation semblait simple, mais voici que toute une


cascade de réactions se met en place. L’opérateur, qui se sent blâmé,
se défendra en disant que la procédure élaborée par les ingénieurs
n’est pas bonne, ou en tout cas qu’elle n’est pas bonne tout le temps,
qu’elle comporte des instructions de travail incompréhensibles ou
irréalisables, etc. Il suggérera aux ingénieurs de « s’ôter les doigts
du nez » et de venir voir ce qui se passe dans « la vraie vie », sur le
« plancher ». Quant aux mécaniciens, ils démontreront que le choix
initial de l’équipement n’était pas le bon, que les « ingénieurs »
auraient dû, et devraient, les consulter plus souvent ; ils prouveront
encore que l’équipement a atteint, dépassé, outrepassé même, le
«bout du rouleau» et qu’en conséquence «le patron» devrait arrêter
de « couper les sous en quatre », en acheter un nouveau, plus fiable,
plus performant, etc., etc., etc. Un beau problème pour le gestion-
naire qui doit calmer au plus vite cette petite tempête.

131
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Cette étude de cas nous montre que le travail d’un technicien de


laboratoire est loin d’être limité à la simple manipulation d’appareils
de mesure. Pour être un bon technicien de laboratoire, il faut, bien
sûr, être pourvu d’une formation technique, être minutieux, doté
d’un grand sens de la logique, d’une bonne capacité d’analyse mais,
ce que l’on dit moins souvent, c’est qu’il faut aussi être perspicace,
diplomate, empathique, rusé même.

Dans le texte ci-dessus, et de façon implicite, le technicien se


trouve toujours plus ou moins associé au « personnel cadre », au
groupe des gestionnaires de l’usine. Cette association est bien réelle
et, dans la plupart des entreprises, il existe une énorme différence
entre le monde des opérateurs et celui des techniciens. Cette diffé-
rence n’est pas fondée sur le salaire, mais sur les conditions de
travail et le statut. Illustrons cela par quelques exemples.

Les conditions de travail tout d’abord. En règle générale, les


opérations de fabrication se déroulent sur deux ou trois quarts de
travail, et les opérateurs doivent s’adapter à ces changements
d’horaire. Rien de tel au laboratoire. En général, le laboratoire ne
fonctionne que sur le quart de jour, tout comme les services admi-
nistratifs et la direction.

Le statut ensuite. Parce que leur formation leur a permis d’acqué-


rir la maîtrise de nombreux concepts scientifiques et techniques, les
techniciens sont considérés comme les alliés « naturels » des ingé-
nieurs et de la direction.

Le métier de technicien de laboratoire est donc un métier


passionnant et valorisé. Dommage que la position hiérarchique du
technicien ne soit pas toujours « à la hauteur » de la tâche. Un petit
nuage en effet se profile à l’horizon. Examinons-le.

Bien des entreprises, désireuses d’accroître le niveau général des


compétences associées à la fabrication de produits, embauchent
désormais des techniciens (nous devrions écrire : des détenteurs
d’un diplôme d’études collégiales techniques) comme opérateurs, ou
comme « superopérateurs » plutôt. Ce nouvel opérateur fait partie
d’une équipe autonome (ou semi-autonome). Il ne se cantonne pas

132
Les acteurs et leurs rôles

dans l’opération des machines, mais prend en charge tout le cycle


de la production, incluant la planification et l’organisation de la
production. Il participe à l’entretien et à la réparation des équipe-
ments ; il collabore à la collecte et à l’analyse des données ; il agit
avec le laboratoire pour contrôler la qualité des produits ; il aide les
ingénieurs à valider la conformité des procédés; il communique avec
la direction. Bref, il n’est plus là pour exécuter des ordres, mais pour
dispenser la direction d’avoir à en donner.

C’était cela, notre petit nuage. Nuage de pluie ? Nuage de beau


temps ? Qu’en pensent les techniciennes et les techniciens ? Alain
écrivait :

Ne soyez pas chef. Cette idée a de l’avenir. Le jour où un bon nombre de


têtes solides et instruites seront et resteront parmi les esclaves, il n’y aura
plus d’esclaves.
Souvenirs de guerre

Diriger
Dans toutes les organisations, grandes ou petites, gouvernementales
ou privées, familiales ou publiques, le sens commun distingue deux
« clans », celui des employés, et celui des patrons. (On oublie facile-
ment que la plupart des patrons sont, eux aussi, des employés.)

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que, dans la


plupart des usines tout au moins, le bloc des employés est scindé
en trois groupes dont les missions, les mentalités et les cultures sont
fort différentes les unes des autres. Nous aimerions maintenant
souligner qu’il en est de même pour le groupe des patrons. Tradition-
nellement, ce groupe était divisé en contremaîtres, contremaîtres-
généraux, superviseurs, surintendants, directeurs, etc., mais
l’avènement de la gestion participative a modifié profondément cette
hiérarchie. Sans gommer totalement les vieilles fonctions, on préfère
désormais parler de rôles. Parmi ces rôles, il en est quatre autour
desquels se sont développées toute une littérature et toute une
mythologie. Ces quatre rôles, plus connus sous leurs noms anglais
sont ceux de manager, leader, accompagnateur (coach) et mentor.

133
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Manager

Bernard a la responsabilité d’un groupe de personnes. Sa principale


occupation, sa principale préoccupation, est l’administration. Il veille
sur chacune des personnes de son groupe, s’assure qu’elle sait ce
que l’organisation attend d’elle, définit clairement son cadre de
fonctionnement ainsi que les interactions qu’elle doit établir avec
d’autres personnes. Il veille et surveille. La personne est-elle ponc-
tuelle ? Accomplit-elle les tâches exigées ? Développe-t-elle des
conflits qu’il importe de gérer? Accepte-t-elle trop de temps supplé-
mentaire ? Bénéficie-t-elle d’une juste augmentation ?

En plus de veiller sur les personnes de son groupe, Bernard veille


sur l’organisation. Il connaît les détails de son fonctionnement,
s’intéresse et participe à la gestion de l’ensemble des activités. Les
coûts de production évoluent-ils dans la bonne direction ? Les
charges de travail sont-elles équilibrées ? Les ajustements de salaire
sont-ils bien gérés? Etc. Contrôlant régulièrement le déroulement du
travail, il s’assure, tout d’abord, que son groupe comprend les
attentes de la haute direction et que, à l’inverse, ses supérieurs
reçoivent une image fidèle des réalisations de son groupe. Toujours
dirigé vers un objectif précis, Bernard ne prend pas beaucoup d’ini-
tiatives. Il se conforme aux politiques en place et aux normes de
comportement qu’ont adoptées ses pairs. Tout en essayant
d’acquérir une certaine visibilité, il cherche surtout à ne jamais être
pris en défaut. Bernard est un manager.

Leader

Lisabeth possède elle aussi la responsabilité d’un groupe de per-


sonnes, mais, contrairement à Bernard, elle ne les perçoit pas
seulement comme des employés à superviser, mais comme les
éléments d’une équipe qu’elle doit dynamiser. Rarement présente
dans son bureau, elle ne se sent bien qu’au sein de son équipe,
qu’elle rassemble sous une vision commune et qu’elle rallie à la
cause de l’entreprise. Elle ne se contente pas de diffuser les objectifs
à atteindre, mais cherche à développer, en chacun, le mécanisme par
lequel il s’approprie véritablement ces objectifs. Moins préoccupée
que Bernard par la structure et les procédures, qu’elle maîtrise

134
Les acteurs et leurs rôles

pourtant bien, elle attache beaucoup d’importance aux personnes.


Elle facilite leur travail, les protège, écarte les obstacles qui se
dressent devant eux et jamais ne les encadre, ni ne les contrôle par
la mise en place de procédures et de processus. Elle fixe des défis
et des buts plus ambitieux que Bernard ne le fait avec son groupe,
cherchant ainsi à prendre appui sur le risque plutôt qu’à l’éviter.
Agissant dans une perspective à long terme, Lisabeth tente d’an-
ticiper sur les besoins à venir. Elle n’attend pas, pour agir, les
directives et les suggestions de l’échelon supérieur. Lisabeth est un
leader.

Accompagnateur (coach)

Zhan gère, lui aussi, un groupe de personnes. Son but est, comme
pour Bernard et Lisabeth, de les conduire à une meilleure per-
formance. Pour ce faire, il ne ménage pas ses efforts : suivi serré de
la progression des activités, rencontres fréquentes pour orienter les
« joueurs » dans la bonne direction, pour s’assurer qu’ils sont sur la
bonne voie, etc. Mais, parce qu’il veut dépasser la gestion des
contingences, Zhan vise le développement des compétences, tant
professionnelles que transversales. Compétences de chacun des pro-
fessionnels qu’il dirige, mais aussi compétence globale, «organique»,
de l’équipe au sein de laquelle ils sont rassemblés. Et ceci toujours
en vue d’atteindre l’excellence car Zhan ne perd jamais de vue les
objectifs que s’est fixés son entreprise. Pour lui, la compétence est
un moyen, non une fin; elle est une condition, non une cause. Il faut
non seulement la développer et l’entretenir, mais la stimuler et la
valoriser. Zhan est un accompagnateur.

Mentor

Ayant atteint le mitan de sa vie, Prémila a beaucoup réfléchi sur ses


expériences passées, et sur les liens subtils qui existent entre la
personnalité, le comportement et la réalisation d’un plan de carrière.
Après s’être progressivement formée dans des domaines aussi divers
que la psychologie, la sociologie des organisations, la dynamique
des groupes, la communication, la résolution des conflits, etc., elle
a élaboré une approche originale de « la gestion de soi dans les

135
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

organisations » puis est devenue une consultante très sollicitée, et


à laquelle des entreprises confient des mandats très divers, comme
faire évoluer un jeune gestionnaire jugé prometteur, faciliter
l’établissement d’un système de gestion participative, assister la
création d’un système d’évaluation de la formation. Mais ce qu’elle
aime faire par-dessus tout, c’est accompagner de hauts dirigeants,
de grands patrons, dans une démarche dite de « développement
personnel », démarche qui vise à découvrir, à faire émerger ou tout
simplement à créer, en chaque être humain, de nouvelles ressources
et de nouvelles forces. Prémila se définit d’ailleurs volontiers comme
un mentor. Elle n’accepte de travailler, sous le sceau de la confiden-
tialité, que pour des personnes avec lesquelles elle sent qu’elle peut
établir une relation positive, constructive. Disponible vingt-quatre
heures par jour ; toujours prête à rencontrer, à écouter, à échanger,
à partager, Prémila est un « mentor ».

Au premier coup d’œil, on est tenté d’ordonner ces rôles selon


deux échelles. La première, celle du développement personnel, place
un manager rond-de-cuir au bas d’une hiérarchie dont le sommet est
occupé par un mentor vieux-sage. La seconde échelle, celle de
l’utilité dans l’entreprise, accorde la prééminence au manager et
relègue le mentor à un rôle de soutien ponctuel. Comment réunir
ces deux échelles de valeur ? Comment concilier ces deux visions ?
Cela n’est pas facile. Chaque employé ne devrait-il pas essayer de
développer en lui-même ces quatre modes de fonctionnement ? Si
cela paraît possible à l’intérieur de chaque dyade – manager-leader
ou accompagnateur-mentor –, cela paraît très difficile entre les
dyades. Il existe comme une scissure entre les rôles de leader et
d’accompagnateur ; une sorte de saut quantique que bien des indi-
vidus n’effectuent jamais. Pourquoi ? Sans doute tout simplement
parce que, dans une entreprise, comme au hockey, on ne devient
coach qu’en abandonnant une certaine prise sur la réalité ; et si l’on
acquiert, en développant cette compétence, parfois plus de visibilité,
on en récolte aussi souvent moins de pouvoir. « Être grand, c’est
dépendre de tout », écrivait Anatole France. (Les Contes de Jacques
Tournebroche)

136
Les acteurs et leurs rôles

Idées reçues sur les patrons


« Les patrons, tous les mêmes ! »

Disons tout de suite que, du point de vue technologique où nous


nous plaçons, ce n’est pas vrai !

La plupart des professionnels, qu’ils soient opérateurs, mécani-


ciens, techniciens ou ingénieurs, perçoivent une distinction fonda-
mentale entre le patron qui connaît bien la technologie qu’il gère,
qui comprend les difficultés de chacune des tâches qu’il convient
d’exécuter, qui « sait ce dont il parle », et celui qui, n’y connaissant
rien, ne veut aussi « rien savoir ». Ajoutons à cela une troisième
catégorie, celle des patrons qui pensent qu’un manque de connais-
sances technologiques est une lacune et qui, en conséquence, sont
désireux d’apprendre.

Lequel de ces trois types de patrons représente l’idéal ? Le


premier ? Il est vrai qu’un patron qui comprend bien la technologie
qu’il gère inspire confiance. On sait, ou tout au moins on suppose
que ses décisions sont rationnelles, que sa stratégie est fondée sur
une juste évaluation des forces et des faiblesses de l’entreprise, sur
une perception profonde des besoins du marché, sur une connais-
sance intime des compétiteurs. On s’imagine que, connaissant toutes
les subtilités, toutes les difficultés d’une tâche, il est porté à en bien
évaluer le prix. Ces espoirs sont souvent fondés ; ils sont parfois
déçus. Un patron qui comprend bien ce que font ses employés
impose parfois des standards exigeants. Il peut être porté à gérer, à
superviser, à contrôler les tâches quotidiennes jusqu’en leurs
moindres détails. En cas d’urgence, ou dans une situation de crise,
il est souvent incliné à prendre une première décision tout seul, sans
consulter personne, très rapidement.

Combien est plus facile un patron qui, ne comprenant pas grand-


chose à la technologie, est porté à faire confiance, à appuyer les
initiatives, à s’inquiéter du bien-être de ses employés! Pourquoi faut-
il donc que ce soit lui qui résiste le plus mal à la pression des crises
financières, décortiquant alors par le menu chaque tâche, chaque
responsabilité sans égard aucun pour la cohérence ni pour l’har-
monie d’ensemble du poste? Pourquoi faut-il donc que ce soit lui qui

137
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

conçoive le plus facilement une machine sans machiniste, un appa-


reil sans technicien et une usine sans ingénieur ?

On comprendra, même si nous ne l’avons pas encore abordé, que


le troisième type présente lui aussi ses forces et ses faiblesses, ses
qualités et ses défauts. Qu’il veuille s’informer, cela est bien. Qu’il
veuille «apprendre», voilà qui commence à être suspect! Ne pensera-
t-il pas un jour qu’il en sait désormais « bien assez » pour se passer
de celui ou celle dont il a tout appris ? Le paranoïaque n’a pas
toujours tort.

Pour ne pas malmener la logique, il nous faut admettre qu’il


existe un quatrième type de patron. Celui qui, connaissant tout,
désire tout oublier. Celui qui appelle la lumière des autres et qui
l’apprécie. Un poète chinois écrivait : «Le pavillon au bord de l’eau est
le premier à jouir du clair de lune. Les plantes exposées au soleil
profitent davantage du printemps.» (Yu Wenbao)

« Un patron, ça ne fait rien ! »

(À ne pas confondre avec : « Un patron ? Ça ne fait rien!» Ô merveilles


de la langue française !)

À première vue, cela est vrai ! Un patron ne fait rien de bien


visible. À la fin de leur journée, un opérateur, un mécanicien, un ingé-
nieur peuvent respectivement dire: «j’ai produit tant de pièces», «j’ai
réparé telle machine», «j’ai achevé tel cahier de calcul.» Le patron ne
peut rien dire de semblable.

Sa journée, à lui, n’a ni début ni fin. Elle commence dès qu’il est
levé, et ne finit pas toujours avec le sommeil. Elle se déroule tout
entière dans un univers parallèle, dans le monde de l’intangible. Si
vous dites qu’il ne « fait » rien, vous avez raison. Il ne « fait » rien, ou
presque. Il écoute, il observe, il motive ; il parle, il discute, il juge ;
il argumente, il négocie, il explique ; il annule et il fait naître, il
concède, il décide, il répète et répète encore. Il partage, il flatte,
il plie; il rencontre, il commence ou parachève, il tranche, il échange,
il suggère ; il se bat, gagne souvent, perd quelquefois ; il s’informe
sans cesse, apprend à chaque instant, et toujours soupèse, et tou-
jours suppute, et juge, et réfléchit… Tout cela dans le désordre,

138
Les acteurs et leurs rôles

pressé qu’il est de répondre au plus vite aux contingences, de réagir


sans tarder aux événements, de résoudre les problèmes qui se
posent, de panser les plaies, d’éteindre les feux, d’agiter les eaux
mortes et d’essayer de satisfaire tout le monde.
Le vrai génie qui conduit l’État est celui qui, ne faisant rien, fait tout faire;
qui pense, qui invente, qui pénètre dans l’avenir, qui retourne dans le passé,
qui arrange, qui proportionne, qui prépare de loin, qui se raidit sans cesse
pour lutter contre la fortune comme un nageur contre le torrent de l’eau ;
qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien au hasard.

Fénelon, Les Aventures de Télémaque

« Un patron, ça ne pense qu’à l’argent ! »

Ce n’est pas une constatation, c’est un reproche !

Mais reproche-t-on au médecin de ne penser qu’à la maladie? au


policier de ne penser qu’à la délinquance ? au mécanicien de ne
penser qu’à la panne? Questions faciles, mais qui mériteraient d’être
nuancées puisque, justement, et pour ne prendre qu’un exemple,
tous s’entendraient pour blâmer un médecin qui accorderait beau-
coup moins d’attention à son patient qu’à la maladie dont il souffre.
Bien sûr! bien sûr!… Qui ne voudrait le beurre et l’argent du beurre!
Mais, s’il fallait trancher, lequel préférerions-nous? Le médecin qui
ne pense justement qu’à la seule maladie, ou celui qui ne pense qu’au
patient? Lequel serait, aux yeux de tous, le seul «vrai» médecin?

En y pensant bien, on constate pourtant que ce raisonnement


boîte, car l’argent n’est pas, comme la maladie, la délinquance ou la
panne, le symptôme du dysfonctionnement d’un système. Il est, bien
au contraire, le « fluide de vie » de nos sociétés, le moteur de notre
économie. Et s’il est normal que nous nous armions, que nous
concentrions nos forces, contre tout cela qu’il nous faut vaincre, ne
serait-il pas tout aussi naturel que nous baissions notre garde
lorsque nous nous trouvons face à l’un de nos plus chers alliés ? De
là à vouloir accroître ses forces, il y a un pas que beaucoup de
patrons franchissent allègrement!… À l’extrême de cette position, se
trouvent tous ceux qui mettent sur le marché le produit qui leur
coûte le moins cher; qui ne conservent, de deux employés, que celui

139
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

dont le salaire est le plus bas ; qui ne voient, dans les bénéfices
réalisés, que la promesse de bénéfices encore plus grands, et qui ne
lisent, dans les pertes encourues, qu’une mission de « rationali-
sation ». De tels patrons sont rares, et cela est heureux ! Sont-ils
méchants? Bien sûr que non! Ils sont bons époux, bons pères et bons
amis. Sont-ils donc vertueux ? Qui oserait le prétendre ?

Il est donc des avarices quasi vertueuses. Il faudrait encore leur trouver un
nom et le vieux français employait « avare » dans ce sens-là : on louait
Turenne d’être avare du sang de ses soldats.
J. Guitton, Nouvel Art de penser

« It is lonely at the top ! » (On se sent seul au sommet !)

Le président d’une entreprise organisa un jour, pour ses cadres


supérieurs, une session intensive de formation au travail d’équipe.
Il ne s’agissait pas de leur faire acquérir une technique supplé-
mentaire dans un domaine qu’ils maîtrisaient tous plutôt bien, mais
de frapper leur imagination, d’éveiller leurs sentiments, de décupler
leur motivation. Cette session avait pris la forme d’une présentation,
d’une mini-conférence qui devait se dérouler dans une atmosphère
enjouée, amicale même.

Le conférencier choisi était un alpiniste de renom, et le sujet


retenu portait sur sa conquête de l’un des plus prestigieux sommets
de la Terre.

Effectuée à grand renfort de diapositives et d’extraits de films


vidéo, la présentation se déroula dans un silence religieux. Tous les
invités voyaient en ces images le symbole de leurs préoccupations,
de leurs luttes quotidiennes. Ils trouvaient, ici comme là-bas, des
éléments déchaînés, des courages abattus, des téméraires qu’il faut
raisonner et des prudents qu’il faut toujours appuyer. Ils compre-
naient «de l’intérieur» la difficulté d’établir des lignes d’approvision-
nement, la contrainte d’avoir à négocier avec des autorités officielles,
celle d’avoir à gérer des sous-traitants locaux, celle d’avoir à respec-
ter l’environnement, et bien d’autres encore…

Ainsi songeaient les cadres. Et toujours résonnait autour d’eux


la voix solennelle du chef de l’expédition, la parole du premier de

140
Les acteurs et leurs rôles

cordée, du leader, du patron. Elle était, cette parole, omniprésente.


Elle expliquait, elle raisonnait, elle motivait. Cette voix n’était plus LA
voix de l’alpiniste, elle était devenue, en chacun, cette voix
personnelle qui n’exige que le meilleur, et ne veut connaître rien
d’autre que la victoire. Ainsi songeaient-ils.

La dernière diapositive montrait l’alpiniste au sommet, seul au


faîte du « toit du monde », victorieux !

La présentation finit là. Laissant la dernière diapositive sur


l’écran, l’alpiniste demanda si quelqu’un avait une question. Il se
trouva que oui. Dans la dernière rangée, un cadre se leva, prit le
micro qu’on lui tendait et, après les félicitations d’usage, demanda
simplement :

– « Qui est-ce qui a pris cette dernière photo ? »

La question fit visiblement plaisir à l’alpiniste qui reprit


immédiatement le contrôle du projecteur, et montra quelques
diapositives supplémentaires. La personne qui avait pris cette photo
était un Tibétain, un homme de peine, un de ceux qui montent tout
l’équipement et toutes les provisions nécessaires à travers les
multiples camps qui jalonnent la progression. C’était un « sherpa ».
L’alpiniste avait noué, avec ce sherpa, de véritables relations
d’amitié. Il vanta ses qualités pendant plusieurs minutes, puis, ému,
ne sachant plus que dire, il ajouta simplement :

– « Pour moi, cette ascension était la première, mais, pour lui,


c’était la neuvième ! »

Il n’y eut pas d’autres questions.

Pendant toute une semaine au moins, les cadres se traitèrent, les


uns les autres, de « sherpa » (Sherpa : Guide ou porteur […] (Le Petit
Larousse illustré).» Le président n’en sut jamais rien.

« Les patrons, ça va, ça vient ! »

Voici une grande misère ! Dans la plupart de nos usines, les patrons
ont une « durée de vie » bien inférieure à celle de leurs employés.

On prétend que cela n’est pas grave. On souligne qu’un patron


ne constitue pas un maillon essentiel de la chaîne de production, un

141
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

élément clé de la ligne de fabrication. On constate qu’il est plus


facilement remplacé qu’un ouvrier très qualifié ou bien spécialisé.
On ajoute même que cela est positif. Que cela amène du « sang
neuf », de « l’air frais », une nouvelle vision, de nouvelles méthodes.

Tout cela est vrai ! Sauf que…

Cette grande mobilité des patrons ne les incite pas à focaliser


leurs énergies sur les particularités d’une usine, sur les arcanes d’une
culture d’entreprise ou sur les détails d’une technologie. Elle les
conduit plutôt à maîtriser peu à peu quelques domaines communs,
qui se retrouvent partout les mêmes, ou à peu près. Ce sont, par
exemple, la comptabilité, les relations humaines, les systèmes de
gestion de la qualité.

Ainsi, peu de patrons s’engagent dans la gestion des techno-


logies. Ils la délèguent ; ils la confient à des professionnels. A priori,
cela n’est pas mauvais. Mais pourquoi donc ne délèguent-ils pas
totalement leurs autres responsabilités ? Est-ce parce qu’ils désirent
conserver un contrôle étroit sur certains axes essentiels, sur cer-
taines zones vitales ? Mais qui sont « essentiels » à quoi, qui sont
« vitales » pour quoi ? Pour le développement des affaires ? la con-
quête des marchés? la production de bénéfices? Probablement. Mais
alors, la technologie ne devrait-elle pas faire partie de cet ensemble?

On voit d’avance où tout cela va nous mener. Inutile de conti-


nuer. L’essentiel est dit.

Ajoutons toutefois, en guise d’épilogue, que ce processus de


changement, de renouvellement ou de transfert des cadres que l’on
dit « supérieurs », affecte profondément ceux qui restent : ouvriers,
secrétaires, cadres intermédiaires. Ces « survivants », ces ultimes
« gardiens du fort », ne disent rien, mais que pensent-ils ?

Arjuna répugnait à se battre. Il voulait quitter le champ de


bataille. Le dieu Krishna lui parla ainsi : «Les grands guerriers
conduisant les chars croiront que tu as eu peur et as fui le champ de
bataille, et toi qu’ils avaient tant vénéré, ils vont te mépriser. »
(Bhagavad-Gita)

142
Les acteurs et leurs rôles

Exploiter
Par un beau soir du mois de juillet, réunis autour d’une bonne table,
plusieurs ingénieurs se racontaient des histoires d’usine. Il en était
de drôles, il en était de grivoises ; il en fut une de triste, que nous
n’avons jamais oubliée et que nous avons souvent méditée. Nous
croyons qu’elle mérite une place ici, et c’est pourquoi nous laissons
la parole à Bernard, afin qu’il vous la raconte, à vous aussi :

À cette époque, je venais d’accepter un travail dans une usine


moderne, pourvue d’une direction éclairée, dotée de politiques
progressistes.

Nous dînions tous à la cafétéria, et c’est là que je rencontrai


Denis pour la première fois. Il arrivait toujours avec quelques
minutes de retard ; il voulait ainsi laisser les meilleures places aux
« anciens ». De mon côté, je n’arrivais jamais à finir mon travail à
midi juste. Il était donc logique qu’un jour nous nous retrouvions,
lui et moi, assis autour de la même table, située près de la porte
d’entrée, et dans les courants d’air.

Sans que je l’eus demandé, il alla me chercher un napperon de


papier (je n’avais pas remarqué que tout le monde en avait pris un),
puis il poussa le sel et le poivre dans ma direction. Je le regardai. Il
était jeune, avec de grands yeux naïfs. Toute son attitude exprimait
le respect, la disponibilité, l’attente d’un ordre.

En lui parlant, je constatai qu’il était d’une impeccable politesse.


Jamais il ne me tutoya. D’ailleurs, Denis vouvoyait tout le monde,
surtout les « anciens », pour lesquels il travaillait, et dont il suivait
scrupuleusement les ordres.

Il faut vous dire que Denis n’était pas un employé permanent de


l’entreprise ; il travaillait pour une petite entreprise qui avait reçu,
en sous-traitance, un contrat d’entretien des équipements. C’est ainsi
que, depuis maintenant plusieurs années, il rentrait tous les matins
à l’usine, et travaillait toute la journée, non pas en étroite colla-
boration avec le service d’entretien, mais sous sa gouverne directe.
Ah ! Ils n’étaient pas toujours faciles, nos « anciens » mécaniciens
blanchis sous le harnais ! « Denis, tu changeras l’huile de la pompe

143
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

no 10 ! » ; « Denis, comment se fait-il que la “maintenance” préventive


du pont roulant ne soit pas encore finie ! » ; « Denis, viens donc
m’aider à souder la cuve no 4 ! » C’était toujours « Denis par-ci, Denis
par-là ! », et le pauvre Denis ne se départait jamais de son calme ; il
disait « oui ! » à tout le monde ; on ne le voyait jamais courir, mais on
le voyait toujours travailler. Le soir « la job » était finie et tous
s’accordaient à dire que c’était de la bien belle ouvrage !

Et puis, un jour, l’usine ouvrit un poste permanent. Nous autres,


les ingénieurs, nous nous disions : « Qui pourrait, mieux que Denis,
combler ce poste? Il est apprécié par tous et il connaît l’usine comme
le fond de sa poche. Quand nous le croisions, nous le regardions
donc avec une lueur d’encouragement dans les yeux. D’ailleurs, à
quelques petits riens presque imperceptibles, à cette nouvelle façon
de nous dire « Bonjour ! », à ce nouveau regard jeté autour de lui, à
cette nouvelle manière d’être un peu plus présent partout et non pas
seulement là où son travail l’appelait, nous nous apercevions qu’il
voulait ce poste ; nous nous rendions compte que Denis avait, lui
aussi, un rêve.

Tout cela dura quelques semaines et puis arriva l’heure des


choix. On trouva que Denis manquait d’initiative et de leadership…
On jugea qu’il serait plus heureux s’il demeurait dans son emploi
actuel.

La responsable des Ressources humaines lui expliqua cette


décision avec gentillesse et compréhension. À travers la porte vitrée,
j’observais Denis. Il était penché en avant, les coudes sur les genoux,
dans l’attitude de celui qui est habitué à courber la tête. Il regardait
ses mains où un lavage minutieux laissait toujours subsister
quelques traces d’huile et de cambouis. Je sus plus tard qu’il avait
accepté de bonne grâce la décision de l’usine ; qu’il avait même dé-
claré être en total accord avec elle. « Que pouvait espérer quelqu’un
comme moi, qui n’ai même pas obtenu son diplôme de 5e secon-
daire ? » Il réaffirma qu’il était très heureux de travailler pour
l’entreprise et pour son personnel, si «dynamique», si «compétent»
et si « gentil » avec lui aussi. Il espérait qu’on fût content de son
travail ; il souhaitait demeurer à son poste aussi longtemps qu’on
aurait besoin de ses services.

144
Les acteurs et leurs rôles

Le soir, en franchissant la barrière de l’usine, je la trouvai lourde


et difficile à pousser… Je pensais à Denis. Il venait de perdre une
occasion d’accroître son salaire, sans compter la permanence, et tous
les avantages sociaux. Combien de temps cela lui prendrait-il pour
bâtir enfin la maison de ses rêves ? Une maison claire, en plein bois,
avec un beau lac devant et des canards… pour les enfants.

Je pensais donc à Denis, et je vis un homme offensé…

« On ne guérit pas d’une offense », écrivit un jour Louis Guilloux


(Le Roseau d’or, no 14, 1927).

C’est vrai !

Voici l’histoire. Il faut maintenant se demander pourquoi des


entreprises raisonnables laissent perdurer un tel système. Il y a de
multiples raisons à cela, mais deux raisons méritent qu’on les
mentionne.

La première raison, c’est la gestion serrée des ressources. Accepter


des non-permanents au sein d’une organisation, c’est disposer de
personnes qui peuvent être facilement renvoyées chez elles lorsque
les choses tournent mal, lorsque l’économie ralentit, lorsque la
production décline, lorsqu’il faut faire des compressions. Tout se
déroule alors en quelques minutes. Le problème est plus complexe
lorsque l’entreprise doit négocier avec un syndicat ou avec des cadres
permanents qui peuvent demander de fortes compensations.

La seconde raison, c’est la politique sociale de l’entreprise. En


sous-traitant certains travaux à des entreprises voisines, une
entreprise crée des liens et se dote d’une belle image : elle répand
ses bienfaits autour d’elle, donne du travail à des entrepreneurs
locaux et, par voie de conséquence, à des personnes qui, sans elle,
auraient probablement bien du mal à se maintenir constamment sur
le marché de l’emploi. Et puis, le fait que ces personnes soient moins
bien payées que son personnel n’est pas l’effet d’un calcul machia-
vélique. Ce n’est qu’un avantage, sur lequel on ne crache certes pas,
mais que l’on n’a pas nécessairement recherché.

Des gens comme Denis, nous en connaissons tous. Ils ne sont


pas toujours opérateurs ou mécaniciens dans une usine, ils peuvent

145
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

être chargés de cours dans une université, suppléants dans une


école, stagiaires dans une entreprise, consultants dans un cabinet
juridique, etc.

Dans tous les cas, ce sont des «non-permanents». Il y a fort à parier


qu’ils se sentent membres d’une classe à part, d’un lumpenproletariat
moderne, qui derrière une attitude dynamique cache un cœur bien
résigné…

Pour bâtir l’excellence technologique, pour gagner la moindre


place sur l’échelle de la compétitivité, il faut pouvoir compter sur
toutes les énergies de chacun des membres de l’équipe. Nous savons
cela. Agissons-nous en conséquence ? «Let me see» (laisse-moi voir),
demanda Hamlet au fossoyeur… (Hamlet, IV,1)

Choses de la vie…
√ Absentéisme

L’absentéisme est de deux sortes : physique et mental. On lutte


souvent contre le premier, rarement contre le second.

√ Accident

Les accidents de la route reçoivent encore une couverture média-


tique plus importante que les accidents de travail, en particulier
pour ce qui est de la recherche des causes. C’est compréhensible,
mais est-ce «juste»? «Depuis que le malheur s’est passé, je ne retourne
pas à l’usine…» Relire cette page de Jean Paulhan (Les Causes célèbres).

√ Amélioration

Tout commence par le besoin d’obtenir sans cesse de meilleurs


produits à plus bas prix. Pour s’adapter à ce besoin et, éventuel-
lement, le satisfaire, les entreprises doivent mettre en place des
processus d’amélioration continue. On oserait presque affirmer que
le Progrès, avec un grand P, ne s’effectue qu’à cette condition.

A priori, tout est simple : il suffit d’améliorer un produit. Mais,


pour améliorer un produit, il faut améliorer des machines, il faut
améliorer des procédés de fabrication, il faut aussi améliorer la

146
Les acteurs et leurs rôles

gestion des procédés, pas seulement celle des procédés de fabri-


cation, mais celle de tous les procédés, qu’il devient alors plus juste
d’appeler des « processus », et qui vont de l’achat des matières
premières à la livraison du produit fini. Pour augmenter l’efficacité
des processus, il faut améliorer la compétence du personnel, non
seulement sa compétence, mais sa diligence, sa motivation et son
efficience. On comprendra que nous avons sauté quelques étapes le
long de cette chaîne d’améliorations, mais nous voici désormais au
cœur du problème.

En effet, alors même que l’industrie exige de ses employés un


progrès constant, alors même que les psychologues emboîtent le
pas, exaltant le « développement personnel », l’amélioration des
attitudes et des comportements, il convient de ne pas oublier que
l’être humain, quant à lui, veut parfois, veut souvent même, faire
une petite pause, prendre du recul, ou, pour parler comme les
évolutionnistes modernes, entrer dans une stase professionnelle ou
psychologique, pendant laquelle son évolution sur l’un ou l’autre de
ces deux plans sera réduite au minimum. On peut dire que la retraite
est justement là pour satisfaire un tel besoin, mais cette vision est
par trop simpliste, l’âge n’expliquant pas toujours l’émergence d’un
besoin.

Pas facile donc, ni pour les entreprises ni pour les individus, de


trouver un juste équilibre entre l’exigence d’amélioration continue
et le désir profond de vivre parfois des périodes de calme, de paix et
de réflexion.

«Il est nécessaire de naviguer» (navigare necesse est), affirma, il y a


plus de 2000 ans, le Grand Pompée1. Entre l’aquilon de l’amélioration
et les bonaces dont parfois, bonasses, nous rêvons, difficile de
bien… de mener sa barque.

1. En fait, Pompée aurait déclaré : « Il est nécessaire de naviguer ; il n’est pas


nécessaire de vivre.» Est-ce en pensant à la phrase complète que des entreprises,
des associations, et des régions même, ont parfois pris (et prennent encore)
pour devise la première partie de cette phrase ? Il est probable que beaucoup
de leurs employés ou de leurs citoyens, quant à eux, auraient inversé l’ordre
des propositions.

147
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

√ Aubains

Nous n’utilisons plus le mot AUBAIN, et ne connaissons plus que son


dérivé « aubaine ».

Ce dernier mot trouve son origine dans l’expression « droit d’au-


baine », c’est-à-dire le « droit en vertu duquel le souverain recueille
la succession de l’étranger qui meurt dans ses États » (Littré).

Il n’y a plus d’aubains dans nos sociétés civiles, mais en est-il bien
de même dans ces petits royaumes que constituent les entreprises?

Il conviendrait peut-être d’appeler AUBAINS tous ceux et celles


dont le congédiement est brutal ; tous ceux et celles qui, après avoir
reçu la mauvaise nouvelle, ne sont pas autorisés ni à retourner dans
leurs bureaux ni même à dire adieu à leurs collègues, et qu’un agent
de sécurité raccompagne à la porte comme s’ils étaient, en puis-
sance, les pires des criminels ? Leur travail passé, leurs dossiers,
leurs préoccupations et leurs objectifs sont redistribués en vertu
d’un véritable droit d’aubaine.

Les aubains vivent comme personnes libres, mais décèdent comme esclaves.
Vivunt ut liberi, moriuntur ut servi.
Principes généraux du droit civil et coutumier de la province
de Normandie, M. Charles Routier, 1748

√ Cadre

Surtout lorsqu’elles sont en mauvaise situation financière, les entre-


prises ont tendance à examiner leurs cadres avec l’aune qu’utilisent
les artistes pour juger des leurs. Les cadres sont-ils indispensables?
utiles ? superfétatoires ? ostentatoires ? ou, tout simplement, trop
chers ?

√ Café

Nous savons tous que le café est un fluide indispensable à la bonne


marche des usines et des entreprises. On sait moins que sa gestion
constitue l’un des beaux défis du management. Quand vous visitez
une entreprise ou une usine, observez le mode de gestion du café :
est-il gratuit ? disponible en tout temps ? distribué par une cafetière

148
Les acteurs et leurs rôles

ou par une machine ? La cafetière est-elle propre ? La machine est-


elle du dernier cri ? Plusieurs choix de café sont-ils offerts ? Crème
et lait sont-ils disponibles ?

On dit que le café excite. On dit moins qu’il est un des plus
grands facteurs de paix sociale. Autour d’une machine à café, on
parle, on discute, on apprend à se connaître et à se dire des choses
qu’il serait difficile de se dire en d’autres lieux ou en d’autres
circonstances. Dans un monde compétitif et souvent cruel, la
machine à café constitue une oasis de calme et de paix.

«C’était l’heure tranquille où les lions vont boire», écrivait Victor


Hugo (La Légende des siècles).

√ Cône

Le petit cône de papier ciré qui accompagne tant de machines distri-


butrices d’eau pure mériterait de devenir le symbole de la
productivité des usines. Il ne contient qu’une ou deux gorgées, et
l’eau ne peut y être conservée longtemps, car le cône ramollit vite.
De plus, à cause de sa forme, on ne peut le poser. On le remplit donc,
on le vide et on retourne au travail.

Quelle différence entre ce rite de l’eau « vive » surtout pratiqué


par les ouvriers, et le rite du café aux lentes percolations, aux suaves
dégustations, dont les cadres sont les grands-prêtres…

√ « Corralito »

La plupart des entreprises accordent à leurs cadres supérieurs de


vastes bureaux entourés de vrais murs. Quant aux « autres »
employés, ils ne se voient attribuer, au sein d’une savante savane
bureaucratique, qu’un petit corral, un « corralito » délimité par
d’étranges barrières que l’on nomme « cloisons acoustiques », mais
qui laissent fort mieux passer les sons que les regards. Certaines
personnes prétendent que cette division de l’espace favorise les
échanges et les communications entre collègues de travail. D’autres
affirment qu’elle nuit à la concentration et à la réflexion. Quant à ses
effets sur la productivité et la qualité du travail, personne ne semble
vouloir en parler. Pourquoi donc ?

149
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

√ Émigrants

Il se publie beaucoup d’ouvrages consacrés aux techniques japo-


naises de gestion, mais nous ne sommes pas Japonais, et la culture
qui règne en dehors, comme en dedans, de nos entreprises, n’est pas
japonaise non plus.

Si l’on cherche des avis ou des méthodes nouvelles de gestion,


pourquoi ne pas commencer par écouter nos collègues émigrants ?
Pourquoi ne pas examiner certaines de leurs suggestions ? Une belle
« table ronde » en perspective !

√ Erreur

Tous les patrons rêvent d’avoir des employés qui ne se trompent


jamais. Dans combien de cas les salaires qui sont versés justifient-
ils de telles attentes ? N’est-ce pas l’inverse qui se produit, les plus
hauts salaires étant versés aux personnes dont les fautes sont le plus
facilement excusées ? Et ces fautes sont-elles si facilement excusées
parce qu’elles sont les moins « visibles » ?

√ Exclusion

On trouve, dans un beau livre de Xavier Emmanuelli2, une réflexion


sur la façon dont les exclus de nos sociétés perçoivent et vivent le
concept de temps (le temps dont il est ici question est celui de la
durée, et non celui de l’instantanéité). Cela nous rappelle que le
temps des usines n’est pas celui des laboratoires, et que le temps de
l’action n’est pas celui de la réflexion. C’est peut-être, comme pour
les exclus, les façons différentes qu’ont la science et la technologie
de vivre le concept de temps qui est à l’origine de la fracture qui
existe entre ces deux domaines.

√ « Expat »

Sorte de « légion étrangère » de la technologie, les expatriés, les


«expats» comme ils se nomment eux-mêmes, ouvrent des chantiers,

2. Xavier Emmanuelli, L’homme n’est pas la mesure de l’homme, Les Presses de la


Renaissance, 1998.

150
Les acteurs et leurs rôles

bâtissent des usines, transfèrent des technologies, bien loin de leur


patrie, dans des pays étrangers.

Vivant et travaillant dans des conditions souvent difficiles, par-


fois même abominables, ils constituent un exemple de courage et de
ténacité. Dommage qu’ils soient si loin de nos regards !

«Le guerrier est un voyageur» (bushi wa watarimono), affirme le


proverbe japonais. Un bel idiome chinois nous rappelle, quant à lui,
que « le devoir est aux quatre coins de la terre » (zhì zài sì fang).

√ Exploitation

Au temps honni du « rideau de fer » circulait, dans les pays de l’Est,


une blague qui consistait à dire que le capitalisme, c’était l’exploi-
tation de l’homme par l’homme, alors que le communisme, c’était le
contraire !

Ainsi, l’exploitation de l’homme par l’homme est-elle condamnée


par tous les systèmes politiques. Pourtant, cette exploitation de
l’homme est-elle une chose si néfaste ? (Préciser que cette exploi-
tation est effectuée « par l’homme » n’ajoute rien de significatif. Par
qui d’autre voudrions-nous donc que l’homme soit exploité ?). On
« exploite » des richesses naturelles. On demande aux jeunes
« d’exploiter » leur intelligence et leurs talents…

Laissons, à ce point, la parole à Paul Claudel :

On se révolte contre cette idée de l’exploitation de l’homme par l’homme,


mais je trouve cela absolument une très belle chose et une très belle idée.
L’homme est une matière première à qui il faut poser les questions
nécessaires pour en tirer tout ce qu’il peut donner […]. L’individu avant tout,
et la société n’existe précisément que pour tirer de l’individu tout ce qu’il
peut donner. L’individu à lui seul est un être pauvre, un être facilement
vaincu, et il a besoin d’un milieu favorable pour développer ses possibilités.
Mémoires improvisés

√ Harcèlement

Le mot « harcèlement » est aujourd’hui à la mode. On l’applique vo-


lontiers à ces actes et comportements disgracieux qui se produisent
parfois entre collègues, lors des relations de travail.

151
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

On ne s’en sert jamais, hélas!, pour exprimer la pression qu’exerce


notre système économique sur tout un peuple d’hommes et de femmes.

Alain constatait, en 1909 déjà, qu’il existe des « vies harcelées ».


Ce dernier mode de harcèlement est-il donc plus acceptable que le
premier ?

√ « Lunch »

Allez donc vous poster, par un beau matin, à l’entrée d’une usine, et
observez ceux et celles qui en sortent, ou y entrent. Ont-ils quelque
chose en commun ? La réponse est affirmative : ils portent, pour la
plupart, une boîte à lunch.

Si, maintenant, vous renouvelez l’expérience au voisinage d’un


grand édifice d’un quelconque centre-ville, il y a fort à parier que
vous n’y trouverez pas une si forte concentration de ces utiles
objets.

La boîte à lunch mérite d’être considérée comme l’un des plus


forts symboles de la vie en usine et, partant, comme l’une des plus
belles figures de la vie ouvrière. Soulignons d’ailleurs aux lexico-
graphes que nous avons déjà entendu qualifier une ville ouvrière de
« ville boîte-à-lunch ».

Revenons à cette boîte. Elle est beaucoup plus qu’un simple


contenant. Elle exprime la personnalité, l’âge et l’expérience de son
propriétaire. Les « vieux de la vieille », ouvriers blanchis sous le
harnais, exhibent souvent une énorme boîte en aluminium plié qui
mériterait d’être considérée comme une entéléchie de la boîte à
lunch. Les «jeunes» choisissent des boîtes plus discrètes, plus belles
aussi, avec leur tissu synthétique coloré. Quant à tous ceux qui
n’apportent au travail qu’une légère collation, ou pour lesquels la
boîte à lunch constitue un trop fort symbole de la classe ouvrière,
ils se contentent souvent de recycler quelque sac de plastique
obtenu lors d’achats antérieurs, sac dont le choix n’est d’ailleurs pas
totalement anodin, puisqu’il porte souvent un logo ou une marque
de commerce.

152
Les acteurs et leurs rôles

Le contenu de ces boîtes est aussi diversifié que leur aspect.


L’observateur curieux peut y lire bien des choses, tant sur une
situation financière que sur une relation conjugale, sur des goûts
aussi, sur des penchants, ou un certain rapport avec la nourriture.

Espérons qu’un ethnologue effectuera un jour une analyse


détaillée des us et coutumes rattachés à l’usage de la « boîte à
lunch ». Espérons aussi que sa conclusion sera plus étoffée que ce
petit jugement lapidaire introduit par le célèbre André Leroi-Gourhan
dans son ouvrage « Milieu et techniques » (1945) :
Pour les contenants perméables de plus petite taille, il est inutile d’énumérer
les paniers, boîtes, coffres ou poteries de toutes formes qui, dans chaque
groupe, servent à conserver plus ou moins longtemps les produits
alimentaires.

√ Métiers

Dans le petit village gaulois de cette célèbre bande dessinée, il y a un


forgeron, qui chante et qui forge, et qui chante en forgeant. Un forge-
ron que les enfants observent, et qui participe pleinement (et parfois
même brutalement !) à la vie de la communauté.

Qui, de nos jours, connaît le travail d’un forgeron ?

Une des plus grandes misères de l’évolution technologique, et


l’une des plus cachées, est non seulement d’avoir fait disparaître de
nombreux métiers, mais d’avoir relégué l’exercice de l’adresse et de
l’effort derrière les murs des usines, en dehors du champ visuel
ouvert à tous.

Désormais, quiconque veut contempler son semblable effectuant


quelque action difficile et belle doit tourner son regard vers l’exer-
cice des sports. Ne nous étonnons donc pas de la popularité
qu’obtient la télédiffusion des compétitions sportives, et regrettons
qu’il n’y ait pas davantage d’émissions consacrées à l’exercice des
métiers manuels.

«Je suis un contemplateur fervent de l’effort d’autrui», se plaisait


à dire Tristan Bernard. Il y a là plus qu’une simple boutade ; il y a là
une profonde vérité.

153
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

√ Nuit

Pour être rentables, beaucoup d’usines fonctionnent vingt-quatre


heures par jour, sept jours par semaine. Opérateurs et mécaniciens
doivent s’adapter, suivre le rythme, « entretenant, sans arrêt, le fait
brutal et infatigable» («tending, without stop, the blunt indefatigable
fact », Sylvia Plath, Night shift). Quant aux cadres, qui ne travaillent
(ou ne devraient travailler) que «de jour», et cinq jours sur sept, une
partie de la réalité leur échappe, car, la nuit et la fin de semaine,
s’éveillent des mondes étranges, avec des rites et des coutumes qui
leur sont propres. Des mondes que la plupart d’entre nous con-
naissent très peu, et qui gagnent à être connus. On y voit l’homme
sous un nouveau jour… et une nouvelle nuit !

√ Peur

Un passage de R. Piccamiglio3 nous rappelle que la peur existe dans


les usines. Peur physique. Peur qu’un réservoir sous pression explose,
qu’un liquide dangereux s’écoule, qu’une poussière s’enflamme,
qu’une machine que l’on répare se mette en marche, qu’un système
de sécurité soit défectueux… Un des non-dits de la technologie.

√ Prophète

Les organisations sélectionnent avec soin leurs futurs employés.


Pour quelles étranges raisons les écoutent-elles donc ensuite si peu,
et si rarement, lorsqu’ils suggèrent des améliorations technolo-
giques, des modifications de la structure organisationnelle ou des
révisions de processus ? Pourquoi donc ces organisations préfèrent-
elles alors employer des consultants externes, qui bien souvent ne
feront que reprendre, et confirmer, ce qui a déjà été découvert à
l’interne ?

Nul n’est prophète en son pays, disons-nous ! La culture arabe


exprime cette vérité par un autre adage: «Le sage est, dans son pays
natal, comme l’or dans la mine. » Encore faut-il savoir que la mine
contient de l’or…

3. Robert Piccamiglio, Chronique des années d’usine, Éditions Albin Michel, 1999.

154
Les acteurs et leurs rôles

√ Rendement
Tous ceux qui exigent, de leurs employés ou de leurs collègues, un
rendement de 100 % (minimum !) devraient considérer que les
meilleurs des moteurs atteignent rarement 70 % et qu’ils ne s’en
plaignent point…

√ Saignée
Ceux qui ont choisi le mot « coupure » pour qualifier les réductions
de personnel ont choisi un mot dont la résonance est plutôt positive.
Ne réfléchirions-nous pas davantage avant de mettre en œuvre une
telle politique de réduction, d’attrition, si au lieu du mot «coupure»
il nous fallait employer le mot « saignée » ? Ce dernier mot serait
d’ailleurs plus approprié. À la fois parce que le personnel est vérita-
blement le fluide vital des entreprises, mais aussi parce que la
« saignée », jadis considérée comme un traitement propre à hâter la
guérison d’un malade, finissait par devenir la pratique qui l’achevait.

√ Supplémentaire
Rémunéré ou non, le temps supplémentaire doit-il être considéré
comme un devoir, un droit, un acquis, un avantage, un privilège, un
luxe, un vice, une nécessité, une exigence, une perversion, un style
de vie ? Ou comme tout cela à la fois ?

La façon dont une société conçoit et gère le concept de « temps


supplémentaire » mériterait davantage d’analyse, et de réflexions.
Messieurs les ethnologues… c’est à vous !

√ Sweatshop
De l’anglais sweat, sueur, et shop, atelier. Le dictionnaire Harrap’s
donne, pour la traduction française : « Atelier où les ouvriers sont
exploités.» Comment se fait-il donc, en cet âge moderne, que le mot
soit encore dans les dictionnaires ? Parce qu’il est nécessaire ?

Soulignons qu’il y a des gens qui ne suent point mais qui sont,
tout autant, exploités.

Au fait, parlant de sueur, vous souvenez-vous de la parole de


bible : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » ? Certains

155
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

ouvriers suent si fort à leur tâche qu’ils mériteraient sans doute de


plus hauts salaires…

√ Trombone

À chaque instant de notre existence, le corps réclame son dû. Il a


faim ou il a soif ; il veut se reposer ou il veut bouger ; il ne se laisse
jamais oublier. Voilà pourquoi l’exercice de la pensée est si difficile,
et voilà pourquoi ceux et celles qui y sont passés maîtres ont
développé, au fil des années, de petites techniques, de petites ruses,
destinées à tromper le corps et à l’occuper. D’aucuns arpentent leurs
bureaux, d’autres se lissent la barbe, d’autres se tirent les cheveux.
D’autres encore se grattent ou mâchonnent leur crayon, mais tous
ont, un jour ou l’autre, canalisé leur énergie vers ce petit objet
familier qui traîne sur tous les bureaux, et que l’on appelle un
« trombone ». Ah ! Comme il est docile et compréhensif, ce cher petit
trombone. Comme il se laisse, de bonne grâce, ouvrir et refermer,
plier et déplier, étirer et comprimer, courber et lisser, fléchir et
vibrer ! Comme il sait bien se transformer, en quelques instants, et
pour quelques instants, en cure-ongles, en stylet ou en coupe-papier!
C’est ainsi que le petit trombone dénoue les tensions, et c’est
pourquoi, à sa fonction si modeste de lier des feuilles de papier,
nous ajouterons la mission plus noble de délier la pensée.

√ « Underdog »

En anglais, l’underdog, c’est celui ou celle que l’on prédit perdant ou


perdante. On traduit souvent, en français, ce terme par outsider mais
ce choix ne reflète qu’imparfaitement la réalité. Un outsider est celui
« dont la victoire ou la performance est inattendue » (Le Petit Robert)
alors que l’underdog est un perdant, ou prévu perdant (« a loser or
predicted loser » (Merriam Webster)).

Toujours est-il qu’à une époque où la recherche est dominée par


de grands groupes disposant d’énormes moyens financiers il est
encourageant de voir un underdog comme Shuji Nakamura créer,
tout seul, et avec un budget très limité, le premier laser bleu, devan-
çant ainsi tous les autres groupes travaillant dans de puissantes
entreprises. L’utilisation du laser bleu permettant d’emmagasiner et

156
Les acteurs et leurs rôles

de lire, sur un cédérom ou un DVD, environ quatre fois plus d’infor-


mations qu’actuellement.

√ Usine

« L’usine donne toujours, même la meilleure, une sensation d’er-


gastule », écrivait La Varende en 1951 (Heureux les humbles).

Cela est, encore, trop souvent vrai, surtout dans les petites
entreprises. Songeons à celles et ceux qui y travaillent, qui y vivent…

√ Ustensile

« L’homme de bien n’est pas un ustensile », prétendait Confucius


(Entretiens). Une parole à retenir quand on est un professionnel. Une
parole à méditer quand on est un patron !

√ Voyage d’affaires

Vous souvient-il du premier chant de L’Illiade ?


Chante la colère, déesse, du fils de Pelée, Achille, colère funeste, qui causa
mille douleurs aux Achéens, précipita chez Adès mainte âme forte de héros,
et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables…
(Trad. E. Lasserre)

Ainsi Achille « péta les plombs ». Ne parlons pas de la suite ; elle


est fort triste. D’ailleurs, il faut le comprendre, ce pauvre Achille : il
était en voyage d’affaires, et son patron ne voulait pas le voir rentrer
chez lui avant qu’il n’ait totalement conquis le marché et éliminé
tous ses compétiteurs !

Ah ! comme il devrait, ce cher Achille-aux-pieds-rapides, devenir


le saint patron de tous ceux et celles qui passent leur vie entre deux
avions, entre deux chambres d’hôtel, entre deux congrès interna-
tionaux ou deux réunions «bilatérales»! Quel moderne aède contera
un jour leur impatience lorsque l’avion dans lequel ils ont pris place
ne peut décoller à temps et qu’il leur faut supputer d’hypothétiques
« correspondances » ? Quel poète sentira leur inquiétude lorsque le
pilote annonce que le niveau de ses réservoirs est « bas » ou qu’il
doit, à cause de la tempête, «reprendre son approche» de l’aéroport?
Quel frère d’armes osera dire leur abattement devant ces chambres

157
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

d’hôtel qui sentent le moisi, le désinfectant ou la cigarette ? Quel


intime pourra exprimer leur découragement devant ces tristes
restaurants aux mornes menus, où une serveuse, distraite et dis-
trayante, cherche longtemps une table «pour personne seule»? Quel
proche pourra comprendre leur bien sainte patience alors qu’ils
conduisent une auto louée dans un dédale d’autoroutes, à travers
une grêle de panneaux indicateurs et sous la pression constante d’un
flot indifférent ?

Nous, qui avons quelque peu voyagé, nous admirons ces


hommes et ces femmes qui connaissent mieux les noms des
aéroports que ceux des villes qui y sont associées, qui « roulent leur
bosse » avec sagesse et bonhomie, et dont la rencontre nous a bien
souvent remis en mémoire ce passage des Confessions :

Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices.
Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le
Monsieur et de prendre des voitures, les soucis rongeants, les embarras, la
gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes
voyages je ne sentois que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin
d’arriver.
J.-J. Rousseau

√ « Workholic »
Adjectif anglais formé de work : travail, et d’alcoholic : alcoolique.

Utilisé pour qualifier tous ceux pour qui le travail est devenu une
véritable drogue dont ils ne peuvent se passer un seul instant.
Notons que les entreprises investissent bien plus d’argent et
d’efforts dans des campagnes contre le tabagisme que pour prévenir
cette terrible affection, et pour guérir ces (ô combien efficaces !)
« prisonniers du boulot » !

√ Zipf

Jeunes, nos parents nous répétaient que la « loi du moindre effort »


était une tare. Grâce à George Kingsley Zipf (1902-1950), professeur
à l’Université Harvard, nous savons que c’est une loi universelle,
exprimable par une équation mathématique.

Enfin ! Merci Dr Zipf !

158
Le décor

A près avoir contemplé les principaux acteurs du grand théâtre de


la technologie, il nous reste à examiner quelques particularités
du décor. Toujours un peu pareil, mais jamais vraiment le même,
modifié au fil du temps, adapté au gré de l’espace, ce décor est
constitué d’un ensemble de croyances, de politiques, de méthodes
qui orientent toujours, et parfois même dictent le travail des acteurs.

Bien visible parmi ce décor est, aujourd’hui, la grande banderole


qui proclame que les activités de l’entreprise ont été accréditées
selon la norme ISO 9000. Moins visible, mais tout aussi présente, est
la nouvelle pyramide inverse du management. Nous avons choisi de
vous présenter ces deux éléments.

Nous terminerons cette section par un survol de quelques


politiques ou positions associées à la technologie.

Une nouvelle religion


Êtes-vous de ceux qui s’imaginent que notre monde industriel est
géré par des légions de technocrates à l’œil sec et au cœur dur ?

Si tel est le cas, nous devons admettre que les faits vous donnent
souvent raison. Notre univers capitaliste est soumis aux rigueurs de
la froide raison, de la pure logique, du terrible intérêt, et, si parfois
des passions humaines l’agitent, elles ne sont traitées que comme
d’étranges entraves, de mystérieuses maladies dont il faut au plus
vite se libérer.

Pourtant, tout comme le voyageur découvre, au cœur du plus


aride des déserts, de vertes et tendres oasis, nous voyons pério-
diquement émerger, du sein même de la technologie, de nouvelles
approches, de nouvelles croyances, qui deviennent parfois de
véritables religions.
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

La plus récente et la plus forte de ces religions a déjà quelques


décennies d’existence. Il faut dire qu’elle célèbre une déesse dont
l’origine remonte à la nuit des temps. Écoutez donc l’histoire de sa
naissance !

Un jour, après avoir aimé bien des hommes et bien des dieux, la
déesse Aphrodite tourna son regard vers les choses. Elle en
contempla des quantités innombrables, et finit par n’admirer que les
objets qui réalisaient parfaitement la fonction pour laquelle ils
avaient été conçus. Elle admira les épées qui conservent leur
tranchant, les javelots qui volent avec le vent, les instruments de
musique aux notes justes et les poteries qui n’altèrent point le goût
de la nourriture. Pleine de ce nouvel amour, elle décida d’engendrer
une fille qui veillerait sur la beauté et sur l’efficacité des choses.
C’est ainsi que la déesse Qualité vit le jour.

Au fil des travaux et des ans, la nouvelle déesse étendit son


influence sur la terre entière. (On disait jadis qu’elle n’avait pas
daigné visiter l’archipel du Japon ; elle s’est bien rattrapée depuis…)

Elle règne désormais sur les échoppes et les ateliers, les usines
et les bureaux, les écoles et les hôpitaux, et règne aussi sur le cœur
et l’esprit des hommes. Tous en rêvent, tous l’invoquent et le prix
qu’on lui accorde est très grand. Les objets que l’on fabrique en
pensant à elle atteignent un incroyable degré de perfection et sont
désirés aux quatre coins de la terre. Les actions que l’on pose pour
lui faire plaisir apparaissent à tous comme justes et belles, et sont
suivies par les plus rebelles des technocrates. Il faut dire qu’ils n’ont
guère le choix, car, encore plus qu’Athéna aux yeux de chouette, la
déesse Qualité est l’image même de la vertu ; et qui oserait être
contre la vertu ?

Lorsqu’il apparut à tous que la nouvelle déesse aimait le travail


des hommes, que jamais elle ne se retirerait sur le sommet de
l’Olympe ou sur les rives du Styx, des hommes sages réfléchirent
aux moyens de lui plaire toujours, de retenir ses faveurs et de
s’attirer ses grâces. Ainsi s’élabora peu à peu un véritable culte, une
nouvelle religion avec ses livres sacrés, ses prophètes, son église,
sa liturgie et ses sacrements.

160
Le décor

Commençons par vous en présenter le livre sacré. Aussi succinct


qu’une Upanishad, mais tout aussi obscur pour le néophyte que les
préceptes de Lao Tse, ce livre de quelques dizaines de pages a pour
titre Norme internationale ISO 9000. On y trouve des phrases d’une
profondeur inouïe et d’une portée universelle comme ce bel adage :
« Les actions préventives doivent être adaptées aux effets des
problèmes potentiels. »

La première édition de cet ouvrage a été publiée en 1987, mais


depuis longtemps déjà des voix prophétiques annonçaient le règne
imminent de la déesse Qualité. Les noms de ces prophètes sont
désormais connus dans le monde entier ; leurs ouvrages sont révé-
rés ; leurs lois, leurs commandements sont suivis à la lettre, et les
commentaires des commentaires de leurs idées et de leurs écrits
s’étendent sans fin. Saluons donc ici les mémoires de Shewhart et
de Crosby, d’Ishikawa et de Deming, de Juran et d’Osborn, sans
oublier, bien sûr, ni Pareto ni Taguchi.

Non contente de s’appuyer sur un livre sacré et sur le charisme


de ses prophètes, la nouvelle religion s’est dotée d’une véritable
liturgie. Lors de réunions exaltées, des comités d’usine, des groupes
de direction, des congrès entiers de technocrates s’interrogent sur
les multiples significations du mot Qualité, sur l’interprétation fine
des 14 principes de Deming, sur les arcanes de la norme ISO 9000 :
2000, sur les adaptations possibles du diagramme d’Ishikawa, sur la
philosophie japonaise des 5 S, ou sur la méthode des 5 zéros1.

Au sein de chaque organisation, ces activités sont encadrées par


un grand-prêtre appelé « directeur de l’assurance qualité ». Regrou-
pés, tous les grands prêtres de toutes les organisations constituent
une vaste tribu sur laquelle règne la caste redoutable des « vérifi-
cateurs officiels », caste qui obéit aveuglément aux édits du temple
central, sis en la belle ville de Genève. Pour devenir « vérificateurs
officiels», les grands-prêtres ou les servants doivent poursuivre des
études arides, étudier sans cesse la « bible qualité » et se soumettre

1. Les 5 S (en japonais : seiri, seiton, seiso, seiketsu, shitsuke) recouvrent des
concepts liés à l’ordre, à la propreté, à la discipline.
Les 5 zéros sont : zéro délai, zéro défaut, zéro panne, zéro stock, zéro
papier.

161
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

enfin à un rituel d’initiation. La récompense est toutefois à la mesure


de leurs efforts puisque l’intronisation au sein de la caste leur
confère un immense pouvoir : celui de confesser les organisations
qui le désirent, d’imposer de dures pénitences à celles qui sont
fautives de n’avoir pas respecté tous les commandements du livre
sacré, d’absoudre celles dont les péchés sont véniels et de délivrer
des sacrements.

Ainsi, de par le vaste monde, et en ce moment même, des


milliers de vérificateurs entrent dans des milliers d’usines. Ils auront
accès à tous les documents ; ils consulteront tous les livres ; ils
rencontreront des employés, sondant les reins et les cœurs. Ensuite,
après avoir purifié leur âme de toute pensée impure, ils rendront
leur jugement, et ce jugement sera sans appel. S’ils ont trouvé des
« non-conformités », ils imposeront des pénitences, exigeront des
amendements, mais, si tout leur semble parfait, ils procéderont au
sacrement de certification. La grâce d’ISO descendra alors sur l’usine,
sous la forme d’un petit bout de parchemin, un «certificat d’enregis-
trement » que la direction éblouie affichera fièrement dans le hall
d’entrée de l’entreprise.

Alors, entonnant les évohés de la victoire, les dirigeants organi-


seront des libations publiques au cours desquelles ils se péteront
symboliquement les bretelles, sans songer qu’en se mettant en cet état
ils pourraient bien être appelés par la suite à se serrer la ceinture…

Quant au directeur de la qualité, sa première et sa plus grande


récompense sera de recevoir, de son patron, une série de petites
tapes dans le dos, tapes qui le rendront aussi heureux que jadis
l’apprenti chevalier sentant sur son épaule le contact de l’épée tenue
par son suzerain.

Ensuite, pour l’encourager à se battre encore, on ne manquera


pas de lui confier une nouvelle mission qui consistera souvent à
guider l’organisation vers ces terres luxuriantes où vit le dieu
Automobile, un dieu sauvage, qui règne sur les routes, qui hante les
bois, qui se nourrit d’huile de roche et dévore des kilomètres, un
dieu qui courtise depuis longtemps déjà la déesse Qualité, lui
dépeignant les beaux enfants qui naîtraient de leur union. Pour le
guider en ces terres vierges, il ne pourra compter que sur son

162
Le décor

courage et sur le soutien de son église, qui lui confiera deux


nouveaux livres sacrés : les normes QS 9000 et TS 16949.

Si la certification tant désirée n’est pas obtenue, si l’usine ne peut


déployer sur sa façade la grande banderole « ISO 9001 », alors les
chants de joie seront remplacés par des litanies de jurons, par des
nénies de désespoir et bien des choses tristes auxquelles nous ne
voulons ni penser ni vous faire penser… La déesse Qualité est
parfois bien sévère, et c’est sans doute en pensant à elle que
Baudelaire a pu écrire, dans Les Fleurs du mal :

Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,


Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Une nouvelle hiérarchie


Un jour, le président d’une entreprise projeta, devant tout son per-
sonnel, et sur un écran d’une blancheur immaculée, une pyramide
inversée, c’est-à-dire une pyramide en équilibre sur son sommet. Au-
dessus de la pyramide brillait une belle étoile appelée « client ».
Immédiatement en dessous de cette étoile, le regard venait buter sur
l’ancienne base de la pyramide, maintenant tournée vers le haut, et
qui portait, calligraphiée en une belle écriture que les anciens auraient
qualifiée d’onciale, le mot «Opération». Puis, par chutes successives,
on trouvait « l’Entretien », les « Services techniques », les « Services
financiers » et les « Ressources humaines » (qui se partageaient le
même étage) jusqu’au bas de la structure, où l’on découvrait, juste en
dessous de la pointe, et écrit en un caractère minuscule, le simple mot
«Direction».

Le président expliqua que cette paradoxale pyramide illustrait un


mode de gestion révolutionnaire qu’il allait implanter dans l’entreprise
et qui était dominé par le concept de «service». Rayonnant, radieux
comme le soleil, le client règne en monarque absolu et le service
d’opération est à son service. Le service d’entretien, quant à lui, se
place au service de l’opération. Les services techniques, si bien
nommés et regroupant les ingénieurs et le personnel du laboratoire,
sont au service des deux secteurs précédents. La comptabilité et les

163
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

ressources humaines sont évidemment au service de tout le monde et


finalement, tel Atlas supportant le poids du monde, le pauvre
président se retrouve tout seul au service de tous.

Client
Opération

Entretien

Services techniques

Services financiers
et ressources humaines

Direction
Un tel modèle vise à montrer que, dans une entreprise, il n’y a
pas de place pour un pouvoir discrétionnaire et arbitraire. Le
pouvoir ultime est détenu par ceux qui achètent les produits de
l’entreprise, et leurs « chargés de pouvoir » au sein même de cette
entreprise sont les opérateurs, c’est-à-dire ceux qui fabriquent ces
produits.

Tout en suivant cette belle démonstration, plusieurs se deman-


daient si le président était sincère ou s’il faisait preuve d’une
suprême habileté.

«Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête est


un effet de probité ou d’habileté», a écrit La Rochefoucauld (Maximes
et réflexions).

164
Le décor

N’avait-il jamais pensé que la personne qui a le plus de pouvoir


sur nous, à chaque instant de notre vie, est justement celle qui peut
nous rendre un service dont nous avons besoin ? C’est le cas de la
mère pour le nourrisson, des parents pour les enfants et des profes-
seurs pour les écoliers. C’est le cas du médecin, et du dentiste, et du
mécanicien à qui nous confions notre automobile, et du patron à qui
nous demandons une augmentation ou une autorisation. Lorsque
nous faisons appel à ces personnes, nous sommes conscients de
notre dépendance ; nous en souffrons presque toujours. D’aucuns
sont alors portés vers l’humilité, d’autres vers la colère. Quant à ceux
qui répondent au besoin, leur situation est ambiguë car, consciente
de leur pouvoir, notre société leur a confié des devoirs, une éthique
et parfois même un code de déontologie. Selon qu’elles sentent
davantage la force du pouvoir ou le poids du devoir, ces personnes
oscillent entre bonheur… et déprime.

L’intuition du président était bonne : une pyramide « tradition-


nelle » n’offre pas la meilleure allégorie du pouvoir. Par contre, son
idée de renverser la pyramide n’était guère meilleure. Une telle
image n’offre encore qu’une vision tronquée de la réalité.

Laissons les spécialistes élaborer la meilleure et la plus belle


image. Méditons, quant à nous, ce conseil de Joseph Joubert : « Ne
jette pas ton esprit sur les eaux courantes.» (Pensées, année 1797)

Politiques et pratiques

√ Anorexie

Emboîtant le pas à quelques grandes entreprises japonaises,


l’Occident adopte de plus en plus un modèle de « production
maigre », également qualifiée de « production au plus juste » ; une
traduction de l’expression anglaise lean production. Il s’agit d’un
ensemble de techniques qui vise à maximiser la production avec un
minimum de ressources.

N’est-il pas quelque peu paradoxal que, pour rendre les entre-
prises grasses à souhait, la production doive être maigre au possible?

Sachons donc, quand nous sommes gestionnaires, éviter


l’ANOREXIE…

165
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

√ Balisage

Il est ardu, pour un athlète hardi, d’avoir à affronter un adversaire


ardent, et dont il ne sait rien ! Il se demande si ce dernier bénéficie
d’un avantage quelconque, que ce soit en ce qui a trait au pro-
gramme d’entraînement, au régime alimentaire, à l’équipement, etc.

Il en est de même pour les entreprises. La mondialisation a


entraîné, dans son sillage, une prise accrue de la compétition, et une
certaine paranoïa, car on a bien plus peur de ce que l’on ne connaît
ni ne voit, que d’un voisin dont on sait à peu près tout. Dans un tel
contexte, les entreprises cherchent à mieux connaître leurs concur-
rents, à découvrir quels sont leurs points forts, leurs pratiques
exceptionnellement bonnes, à les copier ou à les adapter. Ce proces-
sus est connu, en anglais, sous le nom de benchmarking, terme
souvent traduit en français par « balisage » ou « étalonnage ».

Ce processus est-il vraiment nécessaire ? On peut en douter.


Souvent, les experts d’une entreprise savent déjà très bien ce qu’il
conviendrait de faire pour améliorer la qualité des produits ou
l’efficacité des procédés. Il faut toutefois reconnaître que, parfois
aussi, les compétiteurs utilisent des outils ou des processus qui sont
à ce point inconcevables par une autre culture (nationale ou d’entre-
prise) que le balisage devient non seulement nécessaire, mais
indispensable. On songe ici, en particulier, aux techniques japo-
naises de gestion et d’amélioration continue. Cette évocation soulève
d’ailleurs le délicat problème de la transposition des cultures, mais
cela est une autre histoire.

Concluons, pour l’heure, par ce vieux proverbe français : « Ce


n’est pas en ne voyant pas loin, qu’on tombe. »

√ « Besoin de savoir » (en anglais : « Need to know »)

Contrairement à ce que l’on peut penser, cette expression n’est pas


utilisée par les entreprises pour décrire une qualité fondamentale
de l’être humain, mais pour qualifier un style de communication
selon lequel on ne dit à l’autre que ce qu’il a «besoin de savoir» pour
effectuer son travail. Terrible attitude, héritée des militaires et des

166
Le décor

militaristes. Heureusement que beaucoup préfèrent la « transpa-


rence» qui consiste à divulguer toute l’information dont on dispose.
Soulignons toutefois qu’une certaine opacité ayant toujours été
considérée comme l’apanage, le privilège et le signe le plus visible
du pouvoir, cette dernière approche rencontre souvent des résis-
tances. Quand on est « transparent » et que l’on veut demeurer
« visible », il faut beaucoup « réfléchir »…

√ Différence

Vivant sous le signe de la « mondialisation », nous considérons que


les entreprises sont plus ou moins toutes les mêmes. Nous oublions
parfois que les origines et les sièges sociaux de certaines d’entre
elles sont situés en des pays, et ancrés dans des cultures, qui sont
fort éloignés des nôtres. Pour les consommateurs, cela est de peu
d’importance. Pour ceux et celles qui y travaillent, c’est une autre
histoire. Des films ont été consacrés aux ajustements culturels qui
sont indispensables lorsque des entreprises japonaises s’installent
en Amérique du Nord. Le sujet est loin d’être épuisé. Les pro-
grammes d’enseignement devraient-ils tenir compte de cette réalité?
Le pourraient-ils ?

√ Évaluation
En 1995, après 23 années d’existence, l’Office américain d’évaluation
technologique (OTA, Office of Technology Assessment) fermait ses
portes2. Cette même année avait lieu le cinquième anniversaire de la
fondation de l’European Parliamentary Technology Assessment
(EPTA), sous la bannière duquel travaillent aujourd’hui huit organi-
sations de pays membres (le TAB allemand, l’OPECST français, le POST
du Royaume-Uni, etc.) et cinq organisations de pays associés.

Ces deux exemples montrent, d’une part, que l’évaluation tech-


nologique est un processus important pour le développement de nos
sociétés et, d’autre part, que son existence ne peut jamais être consi-
dérée comme acquise. Les choix technologiques les plus importants

2. La proposition de loi H.R. 2148 soumise au Congrès des États-Unis suggère de


ressusciter (« reestablish ») le défunt OTA. À suivre.

167
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

pour l’avenir de nos sociétés sont orientés ou effectués par des


instances politiques, et l’évaluation ultérieure qui en est faite ne peut
éviter d’aborder le domaine politique. On comprend donc aisément
que d’aucuns jugent ce processus « inutile », « superfétatoire », et
parfois même « rédhibitoire ».

On retrouve la même dialectique à une échelle plus petite, celle


des entreprises, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’évalua-
tion technologique reçoit rarement toute l’attention qu’elle mérite.
Pourtant, elle pose deux questions fondamentales :

• La technologie que nous utilisons est-elle adaptée au but


poursuivi ?

• Les compétences dont nous disposons nous permettent-elles


d’utiliser au mieux cette technologie ?

Ces deux questions sont de nature à intéresser le plus modeste


des employés de la plus petite des PME.

Nous savons tous que l’industrie doit « naviguer ». Elle navigue


souvent, hélas !, à l’aveuglette ! Cela comporte des risques.

Il n’a pas beaucoup navigué, écrivait Sénèque, mais il a été beaucoup


ballotté.
Non ille multum navigavit, sed multum iactactus est.

De la brièveté de la vie, VII, traduction d’A. Bourgery

√ Limites

Nous ne sommes pas habitués à songer aux limites de la technologie.

L’humanité a voulu bâtir des ponts, et elle a bâti des ponts. Elle
a voulu édifier des cathédrales, et elle a édifié des cathédrales. Elle
a voulu construire des avions qui volent plus vite que le son, et elle
a construit de tels avions. Elle a rêvé d’envoyer un homme marcher
sur la Lune, et elle a réussi.

Les limites de la veille deviennent les étapes des lendemains, et


nul n’aime envisager l’existence de frontières qui seraient infran-
chissables. Pourtant, de telles frontières existent. Il est possible, et
même probable, que l’humanité soit déjà aux prises avec leur

168
Le décor

existence. Un exemple ? Que penser de tous ces réacteurs de fusion


nucléaire, Stellarateurs et Tokamaks, pour lesquels des milliards de
dollars ont été dépensés, et qui promettent toujours plus qu’ils ne
donnent ?

S’approcher des limites coûte cher, très cher. Est-ce un rôle


dévolu à tous les pays et à toutes les sociétés ?

√ Mégalomanie

Le discours scientifique et technologique serait sans doute qualifié


de « mégalomane », s’il émanait d’un seul individu. On n’y promet
que des victoires, et les impossibilités sont tout juste rejetées dans
un dynamique « pourquoi pas ? » ou un hypothétique « peut-être… »

Les anciens Grecs utilisaient, pour qualifier une telle attitude, le


mot hybris qui signifie orgueil excessif et démesuré. La forme
anglaise de ce mot, hubris, se retrouve de plus en plus souvent dans
des essais sur la technologie. Simple hasard ?

√ Migrations

Des groupes industriels déménagent leurs usines vers des pays dont
bien des ouvriers rêvent de venir dans les nôtres.

Renversant !

√ Prime

Nous ne sommes pas surpris de constater que des produits fabriqués


très loin de notre pays puissent être très compétitifs. Nous expli-
quons cela en invoquant les faibles salaires versés à ceux et celles
qui les produisent. Pourquoi alors nous attendons-nous à recevoir
quelque augmentation de salaire ou quelque prime d’éloignement
lorsque nous acceptons un poste en région éloignée ?

√ Recherche

Nous connaissons tous l’expression « recherche scientifique ».

L’utilisation, de plus en plus fréquente, de l’expression « re-


cherche technologique» (technological research en anglais) constitue,

169
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

pour les spécialistes du domaine des technologies, une belle recon-


naissance. Demeure toutefois latent le problème suivant. Alors que
la « recherche scientifique » est perçue comme étant un processus
qui s’applique à la science, avec les méthodes de la science, il serait
bon de préciser si la « recherche technologique » s’applique à la
technologie, en utilisant les méthodes de la technologie. On
apprendrait, du même coup, ce que sont les méthodes de travail
propres à la technologie.

√ Réingénierie

La réingénierie consiste à réexaminer, remanier, réorganiser des


processus et des procédés (design, fabrication, administration, vente
et marketing, information, etc.). Est-ce que l’usage, de plus en plus
fréquent, de ce nouveau mot sonne le glas de la belle expression
« amélioration continue » ?

Au fond, l’être humain est peut-être mal à l’aise dans le continu.


Il aime travailler par à-coups, et donner de petits « coups de cœur »,
un peu comme l’étudiant qui n’étudie jamais si bien que la veille de
l’examen.

√ Schibboleth

Les époques guerrières ont toujours et partout glorifié le rôle de la


sentinelle. Malheur à qui ne lui fournissait pas le bon mot de passe !
Malheur à qui prononçait « sibboleth » au lieu de « schibboleth » !

La technologie est-elle devenue une éternelle sentinelle qui pro-


tège l’accès à un moderne Éden ? Est-ce par un maladif ressouvenir
de ces époques troubles que nos sociétés ont conservé l’usage des
mots de passe ? Si nous intégrons, sous ce vocable, les « numéros
d’identification personnelle », les codes d’accès et puis, pourquoi
pas? les numéros de téléphone, le nombre de ceux que nous devons
retenir et utiliser quotidiennement est proprement phénoménal.
Nous en avons un pour activer le système d’alarme de notre maison,
un autre pour accéder à notre bureau, un autre pour écouter nos
messages téléphoniques, un autre pour pouvoir utiliser notre
ordinateur, un autre pour avoir accès à un serveur, un autre… un
autre… et encore un autre…

170
Le décor

Quand on est jeune, on peut voir, en la multiplication des mots


de passe qui nous sont confiés, un signe de richesse. Quand on
vieillit, c’est autre chose, et la mémoire en dérive vient buter sur ces
poussières de signes comme sur de terribles écueils.

Pourquoi donc, se demandait Jean Giraudoux, est-ce que « Dieu


s’amuse à lier le sort du monde, et celui de chaque humain, à de
petites conditions, à des mots de passe, à des détails » ? (Sodome et
Gomorrhe)

√ Tableau de bord

D’un point de vue idéal, le tableau de bord d’une usine ou d’une


entreprise rassemble, sur une seule page (ou un seul écran d’ordi-
nateur), tous les indicateurs de performance nécessaires pour
évaluer la bonne marche des affaires. Il est donc semblable, et par sa
fonction, et par sa présentation, au tableau de bord d’une
automobile.

Précisons toutefois que, si un tableau de bord résume très bien


ce que l’on fait, il ne nous apprend pas d’où l’on vient, et ne nous
indique ni où l’on va, ni comment, ni par où l’on y va…

√ « Technophilosophie »
Plus joli (à notre avis) que l’expression « philosophie de la tech-
nique » (philosophie der technik) forgée en 1877 par Ernst Kapp, le
mot « technophilosophie » a été créé en 1979 par Mario Bunge,
professeur à l’Université McGill3.

Vingt-cinq ans après sa parution, la publication qui lança ce mot


n’a pas vieilli, et bien des questions qu’elle posait demeurent
d’actualité. Par exemple :

• Existe-t-il une méthode technologique distincte de la méthode


scientifique ?

• Les philosophes qui prétendent que, contrairement à la


science, la technologie ne dispose pas de lois et de théories

3. Mario Bunge, « The Five Buds of Technophilosophy », Technology In Society,


vol. 1, 1979, p. 67-74.

171
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

qui lui sont propres ont-ils raison, ou tort ? S’ils ont raison,
qu’est-ce qui distingue les lois et les théories technologiques
des lois et des théories scientifiques ?

• Du point de vue de la morale, est-il inacceptable d’imaginer


une technocratie absolue, dans laquelle le gouvernement ne
serait exercé que par des experts ?

√ Verrou

Les professionnels parlent de problèmes ; les politiciens parlent de


« verrou », et de « verrou technologique » surtout.

Verrou ou problème, le choix semble anodin. L’est-il vraiment ?


On résout un problème; on fait sauter un verrou. Nous sommes prêts
à accepter que la résolution d’un problème soit longue et difficile,
coûteuse aussi. Nous nous attendons à ce que l’action de faire sauter
un verrou se fasse en quelques instants. En résolvant un problème,
on devient savant ; en faisant sauter un verrou, on se libère. Pour
résoudre un problème, il faut savoir quelque chose. Pour faire sauter
un verrou, force et pouvoir suffisent.

Entre deux mots…

√ Veille technologique
Savoir où s’arrêter ! Il y a tant de choses à connaître que nous ne
ferons plus de la veille, mais de l’insomnie !

172
Épilogue

Le mot « technologisme »…

Absent des dictionnaires, ce mot se retrouve pourtant, ici et là,


sous la plume de penseurs et de philosophes.

Quant à sa définition, nous ne l’avons trouvée nulle part. Peut-


être parce qu’elle semble aller de soi. Elle est en effet orientée, dictée
même par l’existence du couple technologie-technologisme, couple
que l’on interprète volontiers comme une dyade dont le premier
terme est positif, lumineux, constructif alors que le second est
négatif, obscur, destructeur. Ainsi en est-il dans les deux couples
apparentés: science-scientisme et technique-technicisme. Le second
terme de chaque dyade possède une connotation quelque peu
négative1.

En respectant ce modèle, on associerait volontiers le « techno-


logisme» à une déviation, une perversion de la technologie. D’aucuns
ont déjà suivi cette voie. Vincent Rialle, par exemple, note que « se
développe, à partir même du monde scientifique, une autre perspec-
tive de finalité des technologies avancées que l’on pourrait qualifier
d’“intégrisme technologique” ou de “technologisme absolu” »2, alors

1. Trois définitions empruntées à l’ouvrage Le Grand Dictionnaire terminologique


de l’Office québécois de la langue française.
« Scientisme : Attitude philosophique du scientiste qui soutient que la
connaissance scientifique suffit à résoudre les problèmes philosophiques.
Scientiste : Adepte du scientisme. Qui prétend résoudre les problèmes
philosophiques par la science.
Technicisme: Attitude ou doctrine qui professe un recours systématique aux
moyens techniques, une confiance excessive dans les instruments et la
mécanisation, en négligeant les aspects humains du travail.
2. Vincent Rialle, La santé par des capteurs au domicile : entre « meilleur des
mondes » et opportunités de solidarités nouvelles. Voir le site : http://
www.lutecium.org/stp/meilleur.html
La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

que Vensus George, quant à lui, constate que «scientisme et techno-


logisme ont outrepassé la capacité humaine d’adaptation, et fait de
l’homme une victime3 ».

Nous adoptons un point de vue différent. Nous refusons de voir,


en toute « intériorisation » des sciences et des technologies, un
danger potentiel pour l’âme humaine, et croyons que, tout comme
le développement des sciences a montré, à l’homme, sa juste place
dans l’univers, le développement des technologies lui montre sa
juste place dans la communauté des hommes.

La définition que nous proposons est donc la suivante :

Technologisme : doctrine selon laquelle la participation au déve-


loppement technologique est une source de sagesse et de bonheur.

Définition acceptable ? valable ? fructueuse ? Qui le sait ? Voici la


discussion lancée.

Quant à nous, nous avons fait notre travail, atteint l’objectif que
nous nous étions fixé. Nous avons pris position, suivant en cela un
conseil d’un vieil ami qui affirmait décider afin que…

Afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la


raison m’obligerait de l’être en mes jugements.
Descartes, Discours de la méthode, III

3. Vensus George, The experience of being as goal of human existence : the


Heideggerian approach. « Man has given free reign to science and technology
which, become scientism and technologism, have outgrown the human capacity
to cope with them and turned him into a victim. » Voir : http//www.crvp.org/
book/Series03/IIIB-2/ contents.htm

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