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Top 083 0135
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Élise Féron
Elise Féron
Les relations entre médias et terroristes sont par nature ambiguës, car le
répertoire d’action des terroristes, en particulier lorsqu’il donne une large part
aux actions violentes, semble inconciliable avec celui des sociétés démocra-
tiques ; la violence qu’ils utilisent court-circuite le dialogue, la discussion ou
l’argumentation, et provoque le choc et la panique ; en revanche, elle suscite
de puissantes émotions et des images fortes qui fascinent les médias. En d’autres
termes, et même si les stratégies des groupes terroristes sont multidimension-
nelles et complexes, et ne sauraient être réduites aux seuls attentats, ce qui lie
indissociablement médias et terroristes, c’est la faculté de ces derniers à susciter
des émotions individuelles et collectives dont les médias se font ensuite les
vecteurs et les amplificateurs. Ainsi que l’expliquent Didier Bigo et Daniel
Hermant à propos des attentats, “ils convertissent la matérialité de la violence
en une logique de violence théâtrale”1. La dynamique du phénomène terroriste
procède ainsi de l’interaction entre groupes terroristes et pouvoirs publics, mais
aussi, comme l’ont notamment observé M. Wieviorka et D. Wolton2, avec les
médias. Ces relations inextricables viennent du fait que la lutte entre terrorisme
et pouvoirs publics se joue essentiellement sur le terrain de l’opinion publique.
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1. D. Bigo, D. Hermant, “La relation terroriste”, Etudes Polémologiques, n°47, 3/88, p. 68.
2. Voir leur ouvrage Terrorisme à la une, Paris, Gallimard, 1987.
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TERRORISTE : QUELQUES ENSEIGNEMENTS DU CAS NORD-IRLANDAIS
3. Jerry Mander, Four arguments for the Elimination of Television, New York, Kill, 1977.
4. Friedrich Hacker, Terreur et terrorisme, Paris, Flammarion, 1976.
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Mais il est également intéressant de constater qu’en règle générale, plus les
pouvoirs publics semblent dépassés et pris de court face au phénomène terro-
riste, plus les médias prennent une place importante dans les débats autour des
actes terroristes. Il est enfin utile de rappeler que l’existence ou non d’une base
sociale et/ou culturelle, religieuse, du phénomène terroriste, détermine en grande
partie non seulement l’ampleur du recours aux médias par ces groupes, mais
également l’efficacité d’une “contre-propagande” des pouvoirs publics. En
particulier, il apparaît que l’absence d’une base sociale solide pousse les terro-
ristes à accentuer le caractère théâtral et médiatique de leurs actions, tandis
que l’existence d’une base sociale importante de ces groupes peut rendre presque
inefficaces les stratégies de communication élaborées par les pouvoirs publics
pour contrer le terrorisme. Certains exemples comme celui de l’Irlande du Nord
montrent ainsi que lorsque l’armée essaie de contrôler l’information, l’impact
du terrorisme ne disparaît pas forcément pour autant (ce dont témoigne l’échec
de la stratégie de criminalisation des membres de l’IRA initiée par le gouver-
nement Thatcher à la fin des années 1970).
5. Dans le cadre de cette étude, nous avons concentré notre attention sur trois journaux “inter-
nationaux”, The Daily Telegraph, The Irish Times et The Guardian, et un seul journal
spécifiquement nord-irlandais, le Belfast Telegraph, journal habituellement étiqueté unioniste
modéré.
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phénomène : “La qualification du terroriste est donc l’enjeu d’une lutte symbo-
lique pour convaincre les tiers. Elle repose sur une argumentation à propos de
la légitimité de la cause, mais aussi sur une instrumentation visant à l’assi-
gnation du sens par la monopolisation de la parole dite légitime, avec la tentation
corrélative de la monopolisation des discours répercutés par les médias, ce qui
explique les pressions sur ces derniers”8. Ainsi, le gouvernement britannique,
jusqu’à la signature des accords de paix de 1998, tend à utiliser presque exclu-
sivement le terme de “terroristes” pour désigner l’IRA, tandis que ce terme est
employé avec plus de précautions par les autres gouvernements, à commencer
par le gouvernement de la République du Sud, ainsi que par les journalistes.
On constate d’ailleurs que chez ces derniers, le terme “terroristes” est utilisé
surtout en Grande-Bretagne, et beaucoup moins en Irlande, aux Etats-Unis, en
Europe et dans le reste du monde9. Ceci s’explique par un phénomène naturel
de mimétisme (reprise des propos des hommes politiques britanniques), par un
réflexe de soutien de la politique et de la rhétorique gouvernementale, aussi bien
que par une politique d’incitation, sinon de censure, menée par le gouvernement
britannique, relayée par des mesures de contrôle des sources d’information
journalistiques10. Toutefois, même si cette acceptation du terme “terroristes”
semblait quasiment unanime dans la presse britannique, certains journaux,
comme The Independent, avaient commencé plusieurs années avant la signature
des accords de paix à prendre leurs distances avec le vocabulaire officiel :
“Terroriste est un mot employé abusivement, mais qui a encore une signifi-
cation précise. Le terrorisme est une action violente visant à créer de la terreur
parmi une population civile afin de déstabiliser un gouvernement. Ainsi, un
membre de l’IRA qui plante une bombe dans un lieu public agit comme un
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8. Didier Bigo, Daniel Hermant, “La Relation Terroriste”, in Etudes Polémologiques, n°47,
opus cité p. 54.
9. Voir à ce sujet le livre de David Miller, Don’t Mention the War, Northern Ireland,
Propaganda and the Media, London, Pluto Press, 1994, pp. 160-201.
10. Voir également à ce sujet le livre de Liz Curtis, Ireland : The Propaganda War, The
British Media and the Battle for Hearts and Minds, London, Pluto Press, 1984, 336 p.
11. Guy Keleny (éd.), The Independent Style Book 1992, London, The Independent, 1992,
pp. 60-61.
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12. David Miller, Don’t Mention the War, Northern Ireland, Propaganda and the Media,
opus cité p. 63.
13. David Miller, Don’t Mention the War, Northern Ireland, Propaganda and the Media,
opus cité p. 64.
14. D’ailleurs, la plupart des politiciens britanniques utilisent souvent le terme “evil”
(“mauvais”, “mal”, ou même “diabolique”) pour qualifier les militants républicains et leurs actes.
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TERRORISTE : QUELQUES ENSEIGNEMENTS DU CAS NORD-IRLANDAIS
signature des accords de 1998 cet emploi disparaît, pour laisser la place à des
termes plus neutres, les qualificatifs de “républicains” à l’égard des militants
de l’IRA, et de “loyalistes” à l’égard des militants loyalistes, étant les deux
termes les plus fréquemment utilisés. A un mot profondément connoté politi-
quement et moralement, celui de “terroristes”, les journalistes substituent donc
des termes plus descriptifs, et moins polémiques.
très perceptible du discours médiatique vis-à-vis de l’IRA, qui subit ainsi direc-
tement les conséquences de l’opprobre générale qui s’abat sur le terrorisme. Les
termes de “terroristes”, de “paramilitaires”, de “meurtriers”, ou de “trafiquants
d’armes”, un temps oubliés, réapparaissent dans les articles de journaux. Mais
bien souvent ce durcissement du discours des journalistes n’est que le reflet du
durcissement des discours des pouvoirs publics, dont ils se font donc l’écho.
Ainsi, les attentats du 11 septembre provoquent par ricochet une dramatisation
du phénomène paramilitaire en Irlande du Nord, et la mise en œuvre de mesures
anti-terroristes (par exemple la réactivation ou la réactualisation de lois anti-
terroristes en Grande-Bretagne et en Irlande) qui rappellent les périodes
antérieures de lutte contre l’IRA ; dans les médias, le retour à la diabolisation
du terrorisme est alors immédiat.
Enfin, le troisième enseignement principal de cette étude de la presse
irlandaise et britannique avant et après le 11 septembre montre l’importance
prise par le registre émotionnel dans le traitement médiatique du terrorisme.
Ce registre, qui affleure en permanence, prend une acuité particulière dans le
contexte des attentats contre le World Trade Centre. Tout est fait pour pro-
voquer l’émotion du lecteur, en accentuant la dramatisation des événements
(récits de survivants, reconstitutions “probables” des faits, photos etc.) ainsi
que la diabolisation des terroristes d’Al Qaïda aussi bien que des paramili-
taires nord-irlandais, par l’utilisation d’un vocabulaire stigmatisant et mora-
lisateur, par exemple celui du meurtre et du massacre. Le terrorisme n’est
ainsi évoqué qu’au travers du registre des émotions, de l’insécurité ou de la
menace, ce qui laisse finalement assez peu de place à l’analyse et à la prise
de recul.
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aussi des chercheurs. D’autre part, l’étude du traitement médiatique des phéno-
mènes terroristes montre qu’il existe un problème évident d’interdépendance
et d’instrumentalisation des médias par les pouvoirs publics, mais aussi par
les groupes terroristes eux-mêmes. L’ambiguïté des relations entre terrorisme,
médias et pouvoirs publics transparaît dans la fascination exercée par les actes
terroristes sur les médias aussi bien que sur l’opinion publique, fascination qui
les conduit à en accentuer l’aspect théâtral. De même, le relatif mimétisme
observé à l’encontre du traitement des phénomènes terroristes entre discours
officiels et discours médiatiques, conduit à s’interroger sur les possibilités de
manipulation de ces derniers, en particulier dans un contexte non démocra-
tique ; entre autres, l’exemple du traitement médiatique par la presse russe
aussi bien qu’internationale du conflit tchétchène, présenté comme un
phénomène terroriste plutôt qu’une guerre d’indépendance, mériterait d’être
approfondi.
qui indiquent que bien loin d’être un domaine d’étude totalement exploré, le
terrorisme demeure au contraire un champ encore très largement en friche,
pour toutes les disciplines des sciences humaines et sociales.
Élise FÉRON
Centre Interdisciplinaire de Recherches, Paris
Centre d’Etudes Politiques sur l’Europe du Nord, IEP de Lille
8 rue Roger Salengro
59116 Houplines
<e.feron@free.fr>
Elise Féron – Reports in the Media of the Terrorist Phenomenon ; What Can We Learn
from the Northern Ireland Case ?
Summary : The Northern Ireland situation is of obvious interest for a study of the treat-
ment by the media of terrorism and of the impact of the September 11th attacks on this
treatment. This study will show how, during the years just preceding the attacks on the
World Trade Centre, the language used by the media with reference to the paramilitary
groups in Northern Ireland had somewhat softened, especially when they became invol-
ved in the peace process. However the September 11th attacks have, by amalgam, turned
the tables round on them once and for all. Now, presentations by the media of terrorism are
marked by highly emotional language from the field of our worst fantasies and moreover,
this language has become again a mirror of the official government position.
Key-words : Terrorism – the Media – Northern Ireland – Insecurity.