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Bernard Juillerat
2003/3 no 84 | pages 33 à 42
ISSN 0040-9375
ISBN 2847950176
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-topique-2003-3-page-33.htm
p. 33-42.
DOI 10.3917/top.084.0033
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Bernard Juillerat
le caractère absurde et pervers des mythes tant des sociétés « primitives » que
de l’Antiquité gréco-romaine. Ils proposaient de voir dans les seconds le produit
d’époques régressives de la civilisation s’écartant de la spiritualité de la religion,
et dans les premiers encore vivaces sous leurs yeux la production d’une pensée
infantile. La persistance de ces récits dans des périodes de haute civilisation,
comme la Grèce classique, ne pouvait être due qu’à un phénomène de survi-
vance, comme c’est le cas en Occident avec les contes et légendes devenues
folklore. Dans son Mutterrecht (1861), le juriste bâlois J.J. Bachofen se montra
moins puritain face aux « horreurs » des mythes grecs et ne parut pas choqué
de tant d’incestes, de parricides et de cruautés diverses. Il eut le mérite de
s’interroger sur la relation entre les sexes d’un point de vue à la fois juridique
et historique, ainsi que sur l’importance relative de la filiation à la mère et au
père dans les sociétés de l’Antiquité. Mais il est resté prisonnier d’une
conception hyper-évolutionniste de l’histoire en stades successifs et universels.
Son obsession à vouloir prouver la réalité d’une période matriarcale avant l’avè-
nement de la Grèce classique le conduisit à amalgamer mythologie et histoire
(Juillerat, 2001). Pour lui, « la tradition mythique doit être considérée comme
un témoignage authentique des époques primitives » (1980 : 28). Edward
B. Tylor rectifiera cette conception en voyant dans le mythe « “une excrois-
sance” qu’il convient de retrancher de l’histoire véritable » (Detienne, 1981 :
35). À la suite de Frédéric-Max Müller, il considérera les mythes des sociétés
« sauvages » contemporaines comme une tentative, fondée sur l’expérience,
d’« animer et [de] personnifier la nature », interprétation naturaliste reprise par
Andrew Lang ; la déformation, l’exagération, le développement de la métaphore
et la tendance à transformer la légende en histoire en sont les principes essen-
tiels. Le thème héroïque est pour lui, comme pour Lang, un développement
tardif : « Mais quand les phénomènes de la nature prennent une forme plus
anthropomorphe et s’identifient avec des dieux et des héros personnels ; quand,
dans le cours des temps, ces êtres perdent toute trace de leur origine et
deviennent des centres autour desquels viennent se grouper toutes les fantaisies,
alors la signification de ces légendes s’altère et s’obscurcit et il est inutile d’y
chercher plus longtemps la logique, si l’on peut employer ce mot, qui consti-
tuait un de leurs caractères primitifs. » (1876 : 421) En même temps, Tylor
reconnaît la grande uniformité des mythologies du monde et considère « qu’il
devient possible de traiter le mythe comme une production organique de
l’humanité tout entière, dans laquelle les distinctions d’individus, de nations et
même de races, sont subordonnées aux qualités universelles de l’intelligence
humaine. » (Ibid. : 481).
de certains traits culturels. Didier Anzieu (1971) 1 nous a rappelé les étapes
principales de la pensée freudienne sur les mythologies : la découverte du
complexe d’Œdipe dans son auto-analyse (lettre à Fliess 71 de 1897) 2, l’emploi
des termes de « mythes endo-psychiques » et de « psycho-mythologie » (lettre
78 de 1897) ou encore la notion de « roman familial » si proche du mythe et
exprimée ici pour la première fois (Manuscrit M de 1897). Mais il faut rappeler,
toujours avec Anzieu (1966), que la découverte du complexe d’Œdipe par Freud
ne se fonde pas sur les versions du mythe grec, mais seulement sur la tragédie
de Sophocle Œdipe Roi qui est une reconstruction tardive du mythe. Ce qui nous
intéresse plus particulièrement, c’est l’attachement de Freud à l’idée d’une
transmission phylogénétique, non pas des faits historiques, comme pour
Bachofen, mais des fantasmes collectifs refoulés de sociétés très anciennes ; il
va jusqu’à donner un certain primat à la phylogenèse sur l’ontogenèse en appli-
quant à la psychologie la théorie biologique de la récapitulation (Haeckel), qui
conduira à voir dans les sociétés « primitives » contemporaines un stade
archaïque de l’humanité (Anzieu, 1971 : 126). L’éditeur des lettres à Fliess cite
un passage extrait d’un article peu connu de Freud – « Le poète et l’imagi-
nation » (1908) –, où ce dernier considère que les mythes « sont très
vraisemblablement des vestiges déformés de fantasmes de désir communs à des
nations entières et qu’ils représentent les rêves séculaires de la jeune humanité. »
(Freud, 1956 : 210-211, note). Inutile de rappeler que la quatrième partie de
Totem et tabou donnera à cette théorie une dimension exceptionnelle avec le
mythe de la horde primitive, sur lequel Freud reviendra de façon persistante dans
« Psychologie des foules et analyse du Moi » (1921) et, plus tard encore, dans
L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939). Sauf que dans ce cas l’auteur
invente le mythe en le fondant sur l’hypothèse d’un événement prétendument
historique, bien que non daté. Plus tard, à propos de l’élaboration après-coup
des vestiges de la première enfance, Freud établit encore une fois le parallé-
lisme avec le mythe : « C’est ainsi que les “souvenirs d’enfance” acquièrent,
d’une manière générale, la signification de “souvenirs-écrans” et trouvent, en
même temps, une remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des
peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes. » (1967b [1923] :
60)
Passons à quelques autres psychanalystes contemporains de Freud. Déjà
avant Totem et tabou, Karl Abraham rappelle que pour Freud les réminiscences
de l’enfance, refoulées, font retour à l’âge adulte ; et il ajoute : « Il en est de même
les mythes sont l’expression de désirs anciens qui ne furent refoulés qu’à « une
période plus tardive » (Ibid. : 36). Quelques années plus tard, Otto Rank et Hans
Sachs, tout en approfondissant l’étude « des mythes et des contes » confor-
mément à la théorie freudienne, reprennent l’expression « rêves séculaires de
la jeune humanité » : « Du point de vue phylogénétique le mythe représente
donc un fragment de la vie psychique infantile disparue, comme le fait le rêve
du point de vue individuel... » (Rank & Sachs, 1980 : 39). La grande différence
par rapport au siècle précédent est que le mythe n’est plus considéré comme
l’effet d’une régression culturelle ou comme le produit grossier d’une humanité
primitive. Au contraire, le processus de formation des mythes, « qui date d’une
époque très féconde du point de vue de l’épanouissement culturel et qui s’est
morcelé plus tard en aspirations cultuelles, religieuses, artistiques et philoso-
phiques, a pris naissance à une époque où l’être humain n’osait plus s’avouer
ouvertement sa croyance naïve dans la réalité psychique de ses désirs et de ses
convoitises, donc à un moment que nous connaissons comme étant, dans le
développement individuel, le commencement de la période du refoulement.»
(Ibid. : 41). Subsiste donc l’idée de survivance historique, directement héritée
de l’évolutionnisme : il faut que les pulsions non refoulées exprimées narrati-
vement dans les mythes se soient manifestées au moment même d’un début
historique du refoulement, comme si l’inconscient ne pouvait continuer à
produire une imagerie issue du pulsionnel en dépit des règles sociales et de la
censure. « La psychanalyse reconstruit donc l’accomplissement de désir
autrefois toléré par la conscience, puis interdit, et à nouveau admis dans la
conscience, mais au prix de déformations et seulement sous la forme du mythe,
et dont l’abandon a précisément donné l’impulsion à la formation du mythe. »
36 TOPIQUE
rêves typiques méritent une attention toute particulière, parce qu’ils ont proba-
blement les mêmes sources chez tous les hommes et peuvent nous fournir des
indications sur ces sources. » (1967a : 210-211).
Dans cette catégorie, Freud mentionne les rêves de nudité, de perte de dents,
les rêves portant sur la mort de personnes chères, les épreuves d’examen, ou
encore les rêves de vol dans les airs ou d’empêchement de se mouvoir, de chute,
de nage, etc. On s’aperçoit immédiatement que ces exemples relevant des
mêmes représentations inconscientes et du même type de refoulement n’ont en
fait pas grand-chose à voir avec les thèmes récurrents apparaissant dans les
mythes. En effet, le mythe type serait plutôt le récit héroïque ou étiologique.
Pourquoi en est-il ainsi, alors que l’inconscient est dans les deux cas à la source
de l’élaboration symbolique ? Notre réponse viendra un peu plus loin. Voyons
en attendant comment les remarques que Freud propose sur le travail du rêve,
par opposition aux contenus ou pensées oniriques, peuvent nous guider :
« Le travail du rêve ne pense ni ne calcule. D’une façon générale, il ne juge
pas ; il se contente de transformer. On en a donné une description complète,
quand on a réuni et analysé les conditions auxquelles doit satisfaire son produit.
Ce produit, le rêve, doit avant tout être soustrait à la censure. Pour cela, le
travail du rêve se sert du déplacement des intensités psychiques [...]. Il doit, en
second lieu, rendre des pensées, uniquement ou surtout, à l’aide des traces-
mnésiques, visuelles ou auditives. Cette obligation lui impose la prise en
considération de la figurabilité, ce qui entraîne de nouveaux déplacements. [...]
3. « La différence entre ces deux formes de pensée est une différence de nature, c’est pourquoi
on ne peut les comparer. » (Freud, 1967 : 432).
BERNARD JUILLERAT – UN MYTHE EST-IL UN RÊVE COLLECTIF ? 37
Il procède [...] à une condensation qui ramasse et concentre des pensées éparses
du rêve. Il s’intéresse peu à leurs relations logiques : lorsqu’il consent à les
figurer, c’est de façon dissimulée, par des particularités de forme. Les affects
liés aux pensées du rêve subissent moins de transformation que leur contenu
représentatif. » (Ibid. : 432 – souligné dans le texte).
Freud termine par une remarque sur le remaniement du rêve par la pensée
éveillée (ou « partiellement éveillée »), transformant ainsi le rêve rêvé en rêve
remémoré et, plus tard, restitué. Ce passage de la Traumdeutung va nous aider
à dégager quelques-unes des caractéristiques de ce que nous appelons le travail
du mythe par rapport au travail du rêve. Reprenons certains points soulignés
par Freud.
Le travail du rêve ne pense pas, ne calcule pas, ne juge pas. Pourquoi ?
Parce que le rêve se soustrait à la censure (morale, Surmoi, contraintes
sociales...). Ce premier point est déjà en décalage avec le travail du mythe.
cas, dans le travail du rêve, c’est tantôt l’inconscient qui s’impose, tantôt le moi
qui se défend avec le plus d’énergie. » (Freud, 1992 : 35). On percevra les
défenses d’autant plus facilement dans le mythe. Conformément à l’idée de
Melford Spiro (1987) selon laquelle les systèmes religieux seraient des
mécanismes de défense culturellement constitués, nous proposerons de voir
dans les mythes la mise en scène de conflits sociopsychiques auxquels répondent
des défenses narrativement exprimées. C’est à notre sens l’un des points essen-
tiels de la différence entre rêve et mythe : dans le second, le système défensif
est dominant, alors qu’il est secondaire, voire inexistant, dans le premier. La
raison se trouve dans le fait que la censure, ou les mécanismes de défense du
Moi, sont actifs en permanence dans la fabrication des mythes, qu’ils y sont
même le moteur constitutif, alors qu’ils sont réduits dans l’activité onirique
dominée par les processus primaires.
Pour échapper à la censure, écrit encore Freud, « le travail du rêve se sert
Bernard JUILLERAT
Laboratoire d’anthropologie sociale
52 rue du Cardinal Lemoine
4. Dans une correspondance avec Ferenczi à propos de son essai métapsychologique sur les
névroses de transfert (Grubrich-Simitis, 1986, pp. 106 et 112).
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BERNARD JUILLERAT – UN MYTHE EST-IL UN RÊVE COLLECTIF ?
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