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Benjamin Dreveton
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Résumé Abstract
Cette recherche analyse le rôle des outils This study analyzes the role of management
du contrôle de gestion dans le déploiement control tools in the deployment of new values for
de nouvelles valeurs pour l’action publique. the public sector. For proponents of New Public
Pour les tenants du New Public Management, Management, management control devices are
l’implantation des outils de contrôle vise à implemented with the aim of transplanting
transplanter des valeurs privées dans l’organi- private values into public organizations. Our
sation publique. Notre recherche explore ce research explores this transfer process by studying
processus de transfert en étudiant le projet de the creation of a Balanced Scorecard in a pub-
construction d’un Balanced Scorecard dans une lic agency. We use secondary analysis of inter-
agence publique. Fondée sur l’analyse secon- ventionist research to define the role played by
daire d’une recherche-intervention, cette étude management control devices during this public
caractérise le rôle des outils de gestion au cours sector instrumentation process. Our research
des processus d’instrumentation de l’action emphasizes that the tension between public and
publique. La recherche montre que le main- private values is a success factor for creating and
tien d’une tension entre des valeurs opposées utilizing management control tools in this type of
dans l’outil est un facteur du succès de son organization.
implantation.
Mots-clés: outils de gestion – Keywords : management control device
management public – théorie de la – public management – actor network
traduction – recherche-intervention theory – interventionnist research
Comme le souligne cet extrait du Livre Blanc sur l’avenir de la fonction publique (2008), la notion de
valeur est fortement ancrée dans l’organisation publique. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir sur
la définition du service public, une définition qui fait appel à trois valeurs : la continuité du service,
sa neutralité et sa mutabilité. Pourtant, si ces valeurs ont traversé le temps, l’analyse des évolutions
récentes des organisations publiques, et notamment les différentes vagues de réforme, aboutissent à
mettre en évidence un véritable « paradoxe culturel » (Emery et Giauque, 2005). Ainsi, pour les tenants
du New Public Management (Hood 1991, 1995, Pollitt 1998), la mise en œuvre des réformes vise à
implanter au sein de l’organisation de nouvelles valeurs, comme, par exemple, celle de transparence
ou encore celles d’efficacité et d’efficience. Dans sa vision instrumentale, le New Public Management se
traduit par l’implantation d’outils de gestion qui placent au centre de leur fonctionnement la notion
de performance (Modell 2001, Lapsley 2009). L’organisation publique se trouve contrainte d’intégrer
au cœur de son management des outils de gestion qui véhiculent des valeurs initialement associées à
la gestion des organisations privées. Comme le constatent Ittner et Larcker (1998), cette dynamique
pose directement la question de la transférabilité des outils de gestion du secteur privé dans la sphère
publique. Notre recherche s’inscrit dans ce débat. Plus précisément, notre étude analyse le rôle joué
par les outils de contrôle de gestion dans la rencontre entre deux valeurs : une valeur initialement
associée à l’organisation publique, la responsabilité sociétale, et une valeur généralement liée à l’orga-
nisation privée, la performance.
Pour analyser ce rôle, la théorie de la traduction est mobilisée (Latour et Woolgar 1979 ; Latour
1984, 1987 ; Callon, 1988). L’originalité de notre recherche est d’emprunter à ce cadre la notion
« d’inscription » essentiellement développée dans les travaux de Madeleine Akrich (1987, 1991,
1993). Cette notion décrit le mécanisme à partir duquel les acteurs vont « inscrire » dans l’outil leur
vision, leur représentation de l’organisation, dans notre cas, leur représentation de ses valeurs. La pro-
blématique de recherche abordée par cet article est donc la suivante : quel rôle joue l’outil de gestion
dans l’inscription de nouvelles valeurs ? Pour répondre à cette question, l’étude s’appuie sur l’analyse
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société, l’État et autrui ; (3) et les principes sur lesquels les administrations et les politiques devraient être
fondées ». Traditionnellement, les valeurs associées à l’organisation publique sont : l’équité, l’impartia-
lité, le respect, la dignité, l’intégrité, la responsabilité et la justice. Cette liste reprend les trois valeurs
fondamentales de la République, la liberté, l’égalité et la fraternité, auxquelles les développements du
droit public ont ajouté de grands principes, celui de continuité du service public, de sa neutralité, et
de sa mutabilité (systématisés par le juriste Rolland au début du XXe siècle, sous l’appellation de « lois
du service public »). Au cours des dernières années, les travaux menés sur la notion de valeur publique
par les chercheurs en sciences de gestion se multiplient. Le concept s’est particulièrement développé
dans les travaux anglo-saxons. Le terme de Publicness a fait son apparition (Moulton, 2009). Il désigne
l’ensemble des valeurs portées par les organisations publiques. Pour l’essentiel, les travaux qui s’inté-
ressent à cette notion se focalisent sur la définition des valeurs publiques et proposent ainsi une liste
de valeurs propres aux organisations appartenant au secteur public1. S’il ne s’agit pas de recenser
l’ensemble des valeurs publiques, l’étude de ces travaux de recherche met en exergue l’importance de
la notion de responsabilité sociétale au sein des valeurs attribuées à ces organisations. Cette dernière
est généralement envisagée comme une des valeurs qui fonde l’action publique. De par sa vocation
d’intérêt général et l’application des principes de continuité, d’égalité et de mutabilité de ses acti-
vités, l’organisation publique est redevable de ses activités envers de nombreuses parties prenantes
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collectives, intangibles et abstraites, celles des organisations privées seraient individuelles, concrètes et
notamment liées à la nécessité du profit comme condition de leur pérennité (en reprenant le caractère
économique de la valeur privée mis en évidence par Bozeman (2007)). Pourtant, cette frontière est
de plus en plus perméable (Linhart, 2009). Ainsi, des organisations privées adoptent des valeurs tra-
ditionnellement liées aux organisations publiques comme le sens du collectif ou l’exemplarité. De la
même façon, les organisations publiques s’approprient des valeurs issues des organisations du secteur
privé. Dès 1991, Hood définit trois types de valeurs : les valeurs Lambda fondée sur la continuité et
l’adaptabilité du secteur public, les valeurs Thêta visant à préserver l’honnêteté et la probité de l’action
publique et enfin les valeurs Sigma cherchant à optimiser les ressources au regard des objectifs fixés.
Pour Hood, les réformes relevant du NPM cherchent principalement à satisfaire les valeurs de type
Sigma. Or, il souligne que la compatibilité entre les valeurs Sigma d’une part et les valeurs Thêta et
Lambda reste encore à analyser. En 2006, Osborne approfondit ce constat. En montrant les ruptures
opérées par l’application des principes du NPM, il souligne ainsi que le passage du modèle de l’admi-
nistration publique à celui du New Public Management est principalement fondé sur une remise en
cause de la frontière publique/privée.
Au sein de cette dynamique, les outils de gestion, et particulièrement ceux du contrôle de ges-
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Quattrone (2014) montrent comment les inscriptions visuelles d’un Balanced Scorecard permettent de
générer de nouvelles représentations et donc des utilisations différentes de celles initialement pensées
par les concepteurs de l’outil. Pourtant, au sein de ces recherches ce sont essentiellement les travaux
de Callon et Latour qui sont mobilisés. Or, les travaux d’Akrich (1987, 1991, 1993) vont donner une
place significative à la notion d’inscription dans la construction théorique proposée par les membres
du Centre de Sociologie de l’Innovation.
Akrich (1993) commence par décrire précisément le rôle de l’inscription au cours du processus
de déploiement des innovations. Elle constate qu’une grande partie du processus de construction
d’une innovation consiste à inscrire la vision des acteurs de l’organisation dans le contenu technique
des innovations. Ces inscriptions permettent aux concepteurs d’une innovation de guider les futurs
utilisateurs du dispositif (Akrich, 1993). Elle définit la notion d’inscription comme l’opération qui
consiste à « incorporer, dans le contenu même de l’objet, une définition des relations entre l’objet et son
environnement » (Akrich 1991). Pour créer une coopération efficace entre l’objet et son environne-
ment social, des schémas cognitifs sont incorporés dans la technique. Ils sont inscrits au sein du dis-
positif afin de suggérer les conditions de son utilisation, d’orienter la pratique future des acteurs. La
notion d’inscription permet donc d’explorer les mécanismes d’ajustement entre un objet technique et
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liée à la manière dont les acteurs interprètent ces qualités. En refusant le déterminisme technique, ce
constat rejoint les travaux de Léonardi (2011) qui déterminent la visée relationnelle des affordances.
La relation entre l’outil et les acteurs est source d’apprentissages liés à cette interaction.
En synthèse, la notion d’inscription est donc mobilisée pour explorer les mécanismes d’inscription
des valeurs de l’organisation et de l’environnement institutionnel dans un outil du contrôle de gestion.
Le recours la théorie de la traduction, et plus particulièrement à cette notion, permet ainsi de porter
un nouveau regard sur le rôle des outils de contrôle de gestion dans la sphère publique. Il ne s’agit
pas simplement de refuser le déterminisme technique. En intégrant la notion d’inscription, l’objet de
l’analyse se déplace de l’outil à son interaction avec le contexte organisationnel de son implantation.
La notion d’inscription qualifie la manière dont les acteurs vont agir au cours du processus de traduc-
tion afin d’intégrer leur vision dans l’outil mais aussi la manière dont celui-ci va influer sur les acteurs
concepteurs et utilisateurs. Indirectement, la notion d’inscription permet d’entrevoir la manière dont
les outils du contrôle de gestion participent aux dynamiques organisationnelles et notamment, com-
ment ils véhiculent les principes des réformes qui affectent actuellement les organisations appartenant
à la sphère publique.
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Néanmoins, nous avons pu réinvestir ce terrain de recherche une année après une première recherche-
intervention. Au cours de cette nouvelle collaboration, la problématique de recherche sur l’inscription
des valeurs dans l’outil est apparue. La recherche qui est restituée est donc composée de deux temps
distincts au cours desquels le chercheur a été fortement impliqué. Dans un premier temps, elle revisite
une recherche-intervention à la lumière d’une nouvelle problématique et, dans un second temps, elle
est complétée par une nouvelle recherche.
Chaubaud et Germain (2004) soulignent que si ces pratiques de recherche restent encore peu
mobilisées, elles peuvent pourtant s’avérer fructueuses. Pour notre étude, cette méthodologie apparaît
comme un moyen de « revisiter » un terrain de recherche de proposer un nouvel éclairage sur le pro-
cessus d’instrumentation de l’activité publique.
l’instrumentation de gestion et celle véhiculées par son contexte d’introduction. Comme l’indique
Akrich (1993), l’objectif de ce dispositif de recherche est de « décrire les opérations par lesquelles le
scénario de départ, qui se présente essentiellement sous une forme discursive, va progressivement par une
série d’opérations de traduction qui le transforment lui-même être approprié, porté par un nombre toujours
croissant d’entités, acteurs humains et dispositifs techniques. Chaque décision technique (…) peut être lue
comme l’inscription dans le dispositif technique d’une certaine forme d’environnement » (p. 91).
cœur du management de notre organisation », « Il s’agit d’un modèle novateur qui permet aux organisations
privées de maîtriser leur développement stratégique »9. Au-delà du choix de l’outil, le contrôleur cite
explicitement l’organisation privée comme un élément justifiant le projet. Les éléments de rhétorique
employés par le contrôleur de gestion se réfèrent aux pratiques de ces organisations. Il diffuse les argu-
ments d’une « modernisation » des organisations publiques fondée sur le transfert de valeurs issues de
l’organisation privée. L’idée d’introduire la performance au cœur du management se retrouve dans le
contenu même de l’outil. L’analyse du guide méthodologique de création des tableaux de bord fait
apparaître cette volonté : « Optimiser les moyens », « Mutualiser les moyens dont dispose l’établissement »,
« Réduire les dépenses », « Améliorer la gestion des ressources humaines », « Améliorer la qualité du ser-
vice », « Simplifier la structure », etc.
En synthèse, au cours de la phase de problématisation, le processus d’instrumentation s’apparente
à un processus de « transfert » de l’outil d’un contexte, celui de l’organisation privée, vers un autre,
celui de l’organisation publique. À ce stade du projet, les valeurs généralement associées à l’organisa-
tion privée sont véhiculées par l’intermédiaire du choix de l’outil et de sa justification. Ce processus de
transfert correspond donc à une phase de « pré-script-ion » : le fait de choisir la finalité instrumentale
du projet (le système de Balanced Scorecard) détermine les caractéristiques de l’outil (la volonté de
pilotage, le recours aux indicateurs de performance) et donc l’implantation de la performance comme
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de préoccupations majeures : « l’objectif de notre travail est de répondre aux attentes des usagers de notre
service ». Ce manager réaffirme la responsabilité sociétale de l’établissement en demandant d’inclure
dans son tableau de bord le pourcentage des usagers qui ont recours aux services de l’établissement
à l’international. De la même façon, un responsable de service demande au contrôleur de gestion
d’ajouter des indicateurs relatifs à sa performance sociétale : « Notre objectif est l’innovation sociale et
pour cela nous devons nous approprier les nouveaux usages sociaux » ; « Si nous ne proposons pas des inno-
vations en phase avec les besoins de la société, quelle est notre utilité ? ». Un autre responsable demande
d’ajouter des indicateurs qui permettent de cerner la pertinence du service public proposé à l’usager :
« Ce tableau de bord devrait nous permettre de juger de la fidélisation de nos usagers mais aussi de nos
capacités à capter leurs nouveaux besoins ». Si ces échanges se traduisent par l’introduction d’indicateurs
évaluant la responsabilité sociétale (comme « le nombre d’usager utilisant les services via internet »
ou encore « le délai moyen de réponse à une demande de l’usager »), ces transformations symbolisent
aussi la volonté d’inscrire les valeurs d’adaptabilité et de mutabilité du service public. Ces indicateurs
visent à mieux définir les demandes provenant de l’environnement afin d’adapter le service public
proposé à l’usager, au citoyen.
Le second changement observé concerne le fonctionnement de l’outil dans l’organisation. La res-
ponsabilité sociale de l’établissement est réaffirmée. Dans ce cadre, l’outil est envisagé comme un outil
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La seconde remise en cause est liée à la finalité de l’outil. Initialement, le projet se donne comme
objectif de mettre en œuvre un pilotage actif des activités de l’établissement. Pourtant, plusieurs
services vont proposer au contrôleur de gestion d’insérer sur le tableau de bord des indicateurs de
reporting. L’ajout de ces indicateurs est motivé par la volonté d’engager un dialogue entre acteurs :
« L’outil devrait permettre à la direction générale de mieux connaître nos activités », « notre objectif est de
faire passer des messages à nos supérieurs » ; « en ce qui me concerne je souhaiterais aussi échanger avec les
responsables et je crois que cet outil pourrait constituer la base de ces échanges ». Si l’outil devient un sup-
port au dialogue interne, il est aussi envisagé comme un vecteur de communication externe : « compte
tenu des demandes de nos tutelles, il serait intéressant de créer un outil qui leur permettrait de mesurer les
efforts que nous sommes en train de réaliser ». Le contexte de l’organisation rejaillit sur l’outil. Pour ces
acteurs, l’outil ne doit plus seulement servir à piloter la performance mais à rendre des comptes (à des
acteurs internes et externes) sur l’action mise en place par l’établissement. Les indicateurs de pilotage
se transforment en indicateur d’accountability. Le reporting, envisagé comme une opération de reddi-
tion, se substitue à l’auto-contrôle, à la capacité des acteurs à piloter la performance de leurs actions.
En synthèse, les phases d’enrôlement et d’intéressement aboutissent à un constat déstabilisant :
d’une part, elles impliquent les acteurs et donc elles supportent le projet, d’autre part, elles entraînent
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fondent l’action de leur établissement. A contrario, les seconds sont orientés vers une multiplication
des outils de pilotage et donc un renforcement des valeurs privées. Pour un responsable de service : « il
est nécessaire pour l’établissement de disposer d’outils de gestion cohérents qui permettent de faire le lien entre
les moyens et les résultats obtenus, de raisonner en prévisionnel ». Certains vont même jusqu’à remettre
en cause l’utilité des valeurs publiques : « la valeur de service public est un levier qui fonctionne de moins
en moins dans le travail quotidien du personnel ». Ces deux visions, bien qu’opposées, aboutissent au
même résultat : elles entraînent de fortes résistances qui aboutissent à l’abandon de l’outil. Les acteurs
s’opposent fortement à l’effacement d’une valeur au profit d’une autre. Ils envisagent les tableaux de
bord comme un vecteur de renoncement à une valeur publique (la responsabilité sociétale) ou comme
un moyen d’imposer une valeur (la performance) dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.
Dans un second temps, l’analyse des entretiens menés avec les chefs de service qui continuent
d’utiliser l’outil révèle une des raisons au déploiement de l’outil dans ces services. La majorité de ces
acteurs indique que l’implantation des outils de contrôle de gestion peut s’appuyer sur la notion de
performance sans remettre en cause les valeurs publiques. Ils signalent ainsi la possibilité d’associer
des valeurs traditionnellement identifiées au sein des organisations publiques aux nouvelles valeurs
apportées par l’outil. Ainsi, pour un responsable de service : « Les valeurs publiques ne sont pas réel-
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5. Discussion
Cette recherche explore le rôle joué par l’outil dans le processus d’inscription de nouvelles valeurs. À
la suite de l’analyse de l’implantation d’un système de Balanced Scorecard, deux apports sont identifiés.
Dans un premier temps, cette recherche qualifie les situations de gestion théoriques auxquelles pour-
rait se confronter l’introduction des outils de gestion dans la sphère publique puis, dans un second
temps, elle détermine quatre rôles joués par l’instrumentation de gestion au cours de ces processus.
La recherche réaffirme la diversité des contextes d’implantation des outils du contrôle de gestion.
Afin de qualifier plus précisément ces situations, et conformément au cadre théorique mobilisé, les
deux valeurs étudiées (performance/responsabilité sociétale) sont confrontées à leurs inscriptions. Le
tableau suivant résume les quatre situations théoriques possibles.
Tableau 1
Inscription des valeurs et situation de gestion
Responsabilité sociétale
Non-Inscription Inscription
Situation de désintérêt Situation d’acculturation
Non-Inscription
(cas 1) (cas 2)
Performance
Situation de managérialisation Situation de cohabitation
Inscription
(cas 3) (cas 4)
La situation n° 1 reflète une situation de désintérêt. L’outil de gestion est dénaturé (il ne peut pas
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responsabilité sociétale de l’organisation sans pour autant mettre de côté sa volonté de piloter la
performance. Le processus d’instrumentation se confronte alors à un enjeu important : inscrire dans
l’outil et dans le même temps des valeurs qui peuvent apparaître contraires. Au sein de cette situation,
les acteurs du projet s’opposent et l’outil se retrouve confronté à des forces contraires. La phase d’inté-
ressement génère des contestations qui déstabilisent la constitution d’un réseau et donc fragilisent la
création de l’outil.
À la suite de cette analyse, les situations de désintérêt (n° 1) et de conflit (n° 4), où le réseau
d’acteurs est fortement déstabilisé, devraient aboutir à un abandon de l’outil. À l’inverse, les situa-
tions d’acculturation (n° 2) et de managérialisation (n° 3), où un réseau d’acteurs émerge et s’impose,
devraient permettre à l’outil de s’implanter. Le premier apport de cette recherche est de montrer
que si la situation n° 1 a effectivement abouti à une non-utilisation de l’outil, les situations 2 et 3
ont connu la même destiné. Cette recherche souligne ainsi que l’imposition d’une valeur, sans réelle
contestation de la part des acteurs, ne permet pas de constituer un réseau d’acteurs durable, un réseau
qui porte l’outil dans l’organisation. À l’inverse, la situation n° 4, qui peut a priori sembler insoluble,
a pourtant permis de construire et d’implanter l’outil dans les services de cette organisation. Ainsi,
des oppositions entre acteurs peuvent apparaître au cours du processus d’implantation sans toutefois
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Tableau 2
Typologie des rôles des outils du contrôle de gestion
Responsabilité sociétale
Non-Inscription Inscription
Outil transparent Outil protecteur
Non-Inscription
(cas 1) (cas 2)
Performance
Outil déstabilisant Outil conciliateur
Inscription
(cas 3) (cas 4)
Les cas n° 1, n° 2 et n° 3 amènent l’organisation à abandonner l’outil. Le rôle joué par l’outil au
cours du processus d’instrumentation explique en partie l’échec de son implantation. Dans le premier
cas l’outil est transparent. Il est créé mais il est amputé d’une de ses qualités centrales et il renie les
caractéristiques de son contexte d’implantation. L’outil de gestion est facteur d’évitement du conflit,
mais il ne crée pas de consensus entre les acteurs. Dans le deuxième et troisième cas, l’outil favorise
une valeur au détriment d’une autre. Lors de la deuxième situation l’outil s’adapte à l’organisation
mais il délaisse son ambition première de performance. Au sein de la troisième situation, l’outil véhi-
cule la valeur performance mais il en oublie les caractéristiques de son contexte d’introduction. L’outil
recherche le consensus en tentant d’imposer une valeur à l’organisation. Cette recherche du consensus
par la déstabilisation ou par la protection aboutit à une conséquence identique pour le processus
d’instrumentation : l’outil apparaît mais il est rapidement exclu de l’activité des managers de l’orga-
nisation.
Au sein du quatrième cas, l’outil endosse le rôle de conciliateur. Il ne cherche pas à imposer une
valeur au détriment d’une autre. Il s’adapte au contexte de l’organisation publique sans perdre de vue
sa finalité de performance. Il compose avec la variété des valeurs. Au sein de cette situation, l’outil
de gestion se retrouve au centre d’une tension « créatrice ». Qu’elles soient privées ou publiques, les
valeurs soutiennent, à des moments distincts, le processus d’instrumentation. À l’origine, la référence
aux valeurs privées porte la légitimité du projet dans l’organisation. Puis, l’intégration des valeurs
publiques devient une condition nécessaire à l’implantation de l’outil dans les services. Pour autant,
ces transformations ne coïncident pas avec une disparition des valeurs privées. Apparaît ainsi le défi
posé à l’instrumentation de gestion : ne pas opposer valeurs publiques et valeurs privées mais tenter
de les inscrire simultanément dans l’outil.
En synthèse, le processus de construction de l’outil est appréhendé comme la gestion d’un défi :
faire perdurer les valeurs du service public tout en introduisant des valeurs nouvelles pour les acteurs
de ces organisations. L’engagement de l’organisation publique dans un processus d’instrumentation
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