Vous êtes sur la page 1sur 19

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RHU&ID_NUMPUBLIE=RHU_001&ID_ARTICLE=RHU_001_0145

Des piscines et des villes : genèse et développement d’un équipement de


loisir
par Antoine LE BAS

| Maison des Sciences de l'Homme | Histoire urbaine

2000/1 - n° 1
ISSN 0703-0428 | pages 145 à 162

Pour citer cet article :


— Le bas A., Des piscines et des villes : genèse et développement d’un équipement de loisir, Histoire urbaine 2000/1,
n° 1, p. 145-162.

Distribution électronique Cairn pour Maison des Sciences de l'Homme.


© Maison des Sciences de l'Homme. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 145

A n t o i n e Le B a s

Des piscines et des villes : genèse et


développement d’un équipement de loisir

É voquant l’avènement de la ville industrielle au xixe siècle, Maurice


Agulhon souligne le passage concomitant des jeux ruraux d’Ancien
Régime aux sports modernes par cette formule : « Le sport est né à la ville
et de la ville 1. » Cette mutation s’amorce avec l’émergence d’une concep-
tion humaniste de l’éducation : Rabelais fait pratiquer à Gargantua des
exercices physiques 2. Mais, pour ce faire, son héros doit se rendre aux
portes de Paris (Gentilly, Montrouge, Vanves, Boulogne, Saint-Cloud...)
car la ville moderne, trop dense pour des exercices physiques de plein
air, crée des besoins qu’elle ne peut satisfaire. S’il est possible d’y prati-
quer chez soi des sports comme l’escrime, la lutte ou l’équitation (dans des
manèges privés), courses et jeux de balle ne trouvent la place nécessaire
dans une ville où les rares espaces vacants sont les cimetières et une voirie
exiguë 3 ; seul, le jeu de paume semble, d’ailleurs, avoir eu droit de cité sous
l’Ancien Régime. L’essor de la ville industrielle, avec sa densité démogra-
phique, son univers pollué, rythmé par le travail, suscite l’émergence d’une
forme éminemment urbaine de loisir, le sport moderne 4. Car, à la diffé-
rence des exercices pratiqués hors des murs, en terrain libre (le « champ de
Mars »), par des soldats casernés en ville, le sport, pour s’affirmer et se
constituer en discipline autonome, doit s’édicter des règlements, se doter
de statuts, mais d’abord, se créer un cadre spécifique, seul à même d’au-
thentifier la performance. Le sport repose sur la foi dans le progrès

1 . Maurice Agulhon, « La ville de l’âge industriel », Histoire de la France urbaine, 2e éd., Paris,
Le Seuil, 1998, vol. IV, p. 456.
2. François Rabelais, La vie très horrificque du grand Gargantua, père de Pantagruel, Repr. de
l’éd. de 1534, Paris, Le Livre de poche.
3. Que l’on songe, seulement, que la rue de la Ferronnerie, tenue pour la plus large de l’époque,
connaissait des embarras qui furent fatals à Henri IV !
4. Julia Csergo, « Extension et mutation du loisir citadin, xixe-début xxe siècle », Alain Corbin,
L’Avènement des loisirs : 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, p. 121-170.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 146

1 46 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

humain, ce dogme du xixe siècle qui a ses exigences. Ainsi, des activités
jusqu’alors pratiquées dans la nature et sans cadre réglementaire requiè-
rent, pour gagner en efficacité, éducation et méthode ; surtout, ces exer-
cices exigent un cadre spécifique garant de la continuité de l’effort, de
l’équité des compétitions et de la mesure de la performance : les bâtis-
seurs de la ville moderne vont ainsi engendrer piscines, gymnases, hippo-
dromes et stades qui s’ajouteront aux lieux, plus ou moins nouveaux, du
loisir urbain (cabarets, guinguettes, cirques, théâtres...). C’est, toutefois,
aux seules piscines que nous nous intéresserons dans ces pages, pour
observer combien cet équipement sportif doit son invention et ses méta-
morphoses aux progrès de la civilisation urbaine.

Baignade, bains-douches et natation

L’invention de la piscine comme espace sportif relève moins d’une


tardive redécouverte de la civilisation antique que d’une lente évolution
de pratiques urbaines dont la conjonction aboutira à notre conception
moderne du sport. La baignade en rivière est, certes, vieille comme le
monde, mais ne ressemble ni à un sport ni à un loisir spécifiquement
urbain ; c’est une activité aquatique dont la motivation peut être hygié-
nique ou ludique, voire les deux. Sous l’effet d’une ségrégation sociale
croissante, et avec le progrès de sentiments tels que la pudeur 5, on dis-
tingue à Paris sur la Seine, à la fin de l’Ancien Régime, des bains popu-
laires et collectifs, ainsi que des bains individuels réservés à une société
aisée. Après l’interdiction de la baignade libre en Seine intra-muros
(ordonnance de police du 3 juin 1 783), la première moitié du xixe siècle
voit se multiplier des bains collectifs et des écoles de natation constituées
de plusieurs nefs. L’assemblage de quelques embarcations détermine un
bassin rectangulaire protégé des regards extérieurs par une palissade, et
ceint d’une galerie intérieure portée par de fines colonnes de bois. Tous ces
établissements proposent cabines de déshabillage, rotonde à usage de
salon, et des services divers (restaurant, salon de massage, coiffeur...).
Paris n’a pas l’apanage de ce genre d’établissement, et d’autres villes
traversées par un fleuve en possèdent, comme cette école de natation
réalisée à Bordeaux et publiée dans la presse architecturale 6. Ces installa-
tions perdurent jusqu’à la fin du xixe siècle – les dernières ne disparaı̂tront

5. Alain Corbin, « Le Secret de l’individu », Histoire de la vie privée, 2e éd., Paris, Le Seuil, 1999
vol. IV, p. 389-41 8.
6. « École flottante de natation réalisée à Bordeaux : projet de l’architecte J. Lafargue, 1 844 »,
Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. 5, pl. 25-26.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 147

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 147

qu’à la fin du xxe siècle avec le naufrage de la piscine Deligny – mais se


trouvent concurrencées dès les années 1860 par des installations tirant
parti de la distinction, qui s’impose alors, entre pratique hygiénique et
exercice physique. La multiplication des bains hors rivière doit alors
beaucoup à l’extension du réseau d’alimentation en eau dont les progrès
décisifs sont réalisés vers 1860 par l’ingénieur Belgrand 7. Selon la clarifi-
cation qui s’opère alors, bains chauds couverts, étuves et autres saunas se
développent en ville pour le confort et l’hygiène des citadins, comme en
atteste Labédollière 8 dont Le Nouveau Paris recense en 1860 bains hydro-
thérapeutiques, bains Tivoli, bains algériens, bains russes, bains turco-
romains 9.
Ailleurs, des bains publics se trouvent associés à des logements, comme
ceux prévus à Mulhouse par Émile Muller pour ses cités ouvrières 1 0 ; il
s’agit là d’installations hygiéniques consistant en bains-douches, le plus
souvent liées à des blanchisseries, qui se rapportent donc plus à des
équipements d’hygiène et de salubrité 11 qu’à quelque construction
sportive. D’autre part, l’affirmation progressive de la natation comme
pratique sportive engendrant les premiers vrais bassins de natation, se
révèle tributaire de l’évolution d’une société industrielle et urbaine dont
rendement et progrès semblent les maı̂tres mots.

Des piscines novatrices pour le secteur éducatif

Car la reconnaissance de la natation au rang des sports doit beaucoup


aux réflexions et aux démarches de promoteurs (colonel Amoros, par
exemple) qui ne ménagent pas leurs efforts pour la doter de méthodes et
de normes susceptibles de l’imposer aux pouvoirs publics. Sous la Restau-
ration et la monarchie de Juillet, hiérarchie militaire et responsables de
l’instruction publique s’intéressent, à plusieurs reprises, à l’enseignement
de la natation 1 2 ; mais, malgré des instructions multiples, l’enseignement
de la natation à l’armée doit se faire en rivière, faute d’équipement.

7. Jean-Pierre Goubert, La Conquête de l’eau, Paris, R. Laffont, 1986, p. 20 1 .


8. Émile de Labédollière, Le Nouveau Paris : histoire de ses vingt arrondissements, Paris,
G. Barba, 1860.
9. « Le Hammam ou bains turco-romains, Klein et Duclos architectes », Le Moniteur des
architectes, 28 février 1 877, p. 18-19, pl. 5.
1 0. Revue générale de l’architecture et des travaux publics, tome 25, 1 867, col. 234.
11 . « Hygiène publique : piscines populaires, lavoirs municipaux, lingeries publiques », La
Semaine des constructeurs, 11 septembre 1 886, p. 122-1 23.
12. Le colonel Amoros crée dès 181 8 le premier établissement public d’éducation physique qui
enseigne aussi la natation, l’escrime et l’équitation. En 1 852, deux de ses disciples, Napoléon
histoire urbaine - 20.11.08 - page 148

1 48 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

C’est le milieu éducatif qui introduira les bassins de natation, même si


les premiers d’entre eux, découverts, n’autorisent qu’une pratique saison-
nière. Souvent plus novateur, l’enseignement privé introduit le sport dans
ses programmes, sans doute sous l’influence de pays étrangers comme la
Grande-Bretagne ou les pays germaniques et scandinaves. Plusieurs ins-
titutions privées, sensibles aux dimensions ludique, physique et civique du
sport, proposent à leurs élèves des activités sportives : dès les années 1 860,
à Issy-les-Moulineaux, l’institution Saint-Nicolas-d’Igny dispose d’un
bassin de natation, excavé et découvert. Entouré de cabines et de
planches, ce bassin d’eau froide permet – à la belle saison – aux pension-
naires l’apprentissage et l’exercice de la natation, qu’ils peuvent alterner
avec les jeux pratiqués dans le parc, ou avec d’autres activités récréatives
(arts plastiques, théâtre...).
Malgré le retard de l’instruction publique dans ce type d’enseignement,
quelques établissements se posent en précurseurs, tel le lycée Michelet, de
Vanves, qui, dès 1 876, propose l’une des premières piscines publiques 1 3.
Force est de constater la proximité des projets éducatifs de ces deux
établissements, tant public que privé.
La piscine scolaire de Vanves vient compléter un ensemble d’équi-
pements sportifs 1 4 composé d’un gymnase (L.J. Duc, architecte, 1 868),
d’un manège (Signeux, architecte, 1 876) servant accessoirement de salle
d’armes, ainsi que d’un ensemble de terrains de sport (football, tennis) et
de pistes d’athlétisme disséminés dans un parc de plusieurs hectares. À
l’intérieur des bâtiments, les dortoirs étaient dotés de salles de lavabos et
de bains-douches qui en faisaient, certainement, un établissement pilote en
matière d’hygiène scolaire. Un tel ensemble servait un projet éducatif
emprunt d’une anglophilie partagée de Napoléon III 1 5 et qui le réservait,
d’ailleurs, à des pensionnaires de bonnes familles 1 6. L’auteur de la piscine,

Laisné et le colonel Louis d’Argy, créent l’École normale militaire de gymnastique de Joinville où
l’on pratique la natation dans la Marne à partir d’un ponton.
13. De l’aveu même du proviseur, la « question d’un établissement de natation » était envisagée
depuis longtemps et l’installation d’un tel équipement à l’institution voisine et privée d’Issy, qui a
explicitement servi de modèle, a pu favoriser la décision (A. N., A J 1 6/474, Lettre du proviseur au
recteur de l’Académie de Paris, 7 avril 1 876).
14. Antoine Le Bas, Architectures du sport, 1 870-1940, Hauts-de-Seine, Val-de-Marne, Paris,
A.P.P.I.F., Connivences, 1991 (Cahiers de l’Inventaire 23).
15. Rappelons que, créé par un décret de 1 864, le lycée de Vanves s’appela, d’abord, « lycée du
Prince impérial ».
16. Selon Dupont-Ferrier, l’empereur voulut créer « le lycée de l’enfance où serait recueillie la
jeune garde de l’armée universitaire... Les hauts fonctionnaires de l’Empire y placèrent, d’enthou-
siasme, leurs enfants. Chaque semaine, une longue file d’équipages s’attardait dans les allées du
parc. » (dans Les Richesses d’art de la Ville de Paris : écoles, lycées, collèges et bibliothèques, Paris,
191 3).
histoire urbaine - 20.11.08 - page 149

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 149

Alfred Normand, architecte du gouvernement chargé des lycées et des


collèges, conçoit et réalise « un bassin de natation pour bains froids » qui
inaugure un nouveau type d’équipements publics, présenté comme tel dès
1 882 dans la presse architecturale 1 7. Le bassin excavé et découvert, de
trente-deux mètres de long sur seize mètres de large, présente grand et
petit bains, auxquels on accède par des parterres gazonnés. Tout autour,
une galerie couverte abrite cent huit cabines avec pavillon-lingerie et
latrines. L’appellation « bains froids » se justifiait à la fois par l’ouverture
du bassin en plein air ainsi que par son alimentation en eau de source
amenée par une conduite souterraine. Cependant, une chaufferie,
implantée à l’écart du bassin, permettait d’obtenir une eau dégourdie. La
paroi extérieure des cabines, faisant office de clôture aux regards exté-
rieurs, était constituée de briques polychromes traitées « en tapisserie »
évoquant à la fois l’architecture des fabriques de jardin (pavillons du
bois de Boulogne de Davioud 1 8) et l’esthétique industrielle que populari-
seront les publications d’un Lacroux 19, puis celle d’un Chabat 20 , tout
comme les expositions universelles. La brique, déjà présente au gymnase,
dans un emploi plus morne, prouve ici sa capacité à se muer en objet de
décor pourvu que l’architecte sache habilement le mettre en scène. Cette
aptitude du matériau céramique à cumuler, paradoxalement, économie,
solidité et pittoresque, lui vaut son succès dans l’architecture sportive de
l’époque (hippodromes de Longchamp et d’Auteuil, par exemple). De plus,
les cabines, traitées en fabriques de jardin, avec leurs crêtes de tôle ajourée,
s’inséraient harmonieusement dans les frondaisons du parc. En refusant à
l’architecte la couverture du bassin, le ministère ne limita pas seulement la
natation à « la saison des bains », il empêcha (momentanément) le maı̂tre
d’œuvre de faire évoluer les piscines vers une formule assurant aux sportifs
à la fois plus de confort et la possibilité d’un entraı̂nement régulier.
Ce type d’équipement limité à une pratique saisonnière, instrument
d’un programme éducatif réservé à une élite urbaine cantonnée dans
une verte banlieue, fit des émules 21 . Le lycée de Vanves devait inspirer à
Anatole de Baudot, en 1 886, un ensemble accompli. Sur un terrain sous-

17. Encyclopédie d’architecture, vol. 1 0 (1881 ), p. 94, pl. 759, 767 et 768.
18. Gabriel Davioud architecte, 1 824-1 881 , Paris, Délégation à l’Action artistique de la Ville de
Paris, 1981 .
19. Jacques Lacroux, La Brique ordinaire, Paris, Ducher, 1878.
20. Pierre Chabat, La Brique et la Terre cuite, Paris, Vve Morel, 1 881 .
21 . Sur les pentes de Fleury, à Meudon, Prosper-Étienne Bobin, qui élève l’orphelinat Saint-
Philippe – œuvre charitable de la duchesse de Galliera –, y prévoit gymnase intérieur et piscine de
plein air. Alimentée en eau de source, cette dernière doit à ses abords rocaillés de ressembler
autant à une pièce d’eau du vaste parc qu’à un équipement de sport.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 150

1 50 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

trait au parc de Sceaux, l’architecte chargé des bâtiments d’enseignement y


joint un ensemble d’équipements sportifs et hygiéniques cohérent : bains-
douches et blanchisserie sont disposés à proximité des dortoirs tandis que
piscine, manège et gymnase se répartissent dans les jardins du lycée, d’où
les athlètes en herbe peuvent s’élancer dans le parc de Sceaux voisin.
Malgré l’incomplète connaissance de la piscine disparue, en partie due à
une carence iconographique, un plan de l’établissement permet, cepen-
dant, de relever les liens de cet équipement avec celui de Vanves : même
bassin excavé, découvert, alimenté en eau de source, même famille d’ar-
chitecte. Pour autant, Vanves inaugurait une formule qui trouve à Sceaux
son point d’orgue : l’ensemble conçu d’emblée relève d’une conception
élitiste, inadaptable aux nombreux établissements parisiens d’enseigne-
ment ; son bassin découvert, le dernier du genre, était, comme tel,
condamné à disparaı̂tre.
Sept ans plus tard, le secteur privé proposait une adaptation parisienne
de la formule. L’Association chrétienne de jeunes gens – branche française
de la très américaine et protestante Young Men Christian Association – fait
construire en 1 893 par l’architecte Émile Bénard un foyer ouvert aux
jeunes Parisiens perdus dans la capitale et menacés par les multiples
formes de dégradation physique, intellectuelle et morale. Ce foyer, situé
1 4, rue de Trévise (Paris 9e), adjoignait à un complexe culturel complet
(avec salles de cours, bibliothèque, salle de spectacle, restaurant, buvette)
un ensemble d’équipements sportifs installés en sous-sol : une piscine,
couverte et disposant d’eau chaude, y voisinait avec gymnase, salle
d’armes, pistes et bains-douches. De dimensions modestes (dix mètres
de long sur cinq mètres de large), cette piscine de béton fut allongée en
191 3 pour disposer d’un petit bain. Cet équipement, exceptionnel par son
statut associatif et philanthropique, semble servir – réminiscence de l’an-
cienne sociabilité des bains en rivière – une démarche éducative d’inté-
gration sociale par une approche conviviale, ludique et physique du sport.

Des équipements techniques pour une architecture de loisir

C’est que les années quatre-vingt voient triompher de nouvelles prati-


ques sportives issues du commerce des loisirs. Les sports connaissent,
souvent, un dynamisme d’autant plus grand qu’ils sont susceptibles
d’être pris en charge par le monde des affaires 22. Cette prospérité du

22. On connaı̂t le rôle éminent du banquier Jacques Laffitte dans la vocation hippique de
Maisons-Laffitte (Sophie Cueille, Maisons-Laffitte, parc, paysage et villégiature, 1 630-1930, Paris,
A.P.P.I.F., 1999 ; Cahiers du Patrimoine 53). Mais la carrière de Joseph Oller se révèle aussi
histoire urbaine - 20.11.08 - page 151

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 151

commerce des loisirs sportifs découle à la fois d’une rationalisation rigou-


reuse des spectacles (sports spectaculaires comme les courses, ou les
acrobaties voisines du cirque), d’une rentabilité rapide et assurée par le
paiement des places et la modicité des investissements (constructions
précaires, athlètes sous-payés) ainsi que d’une conception du sport-spec-
tacle où une minorité de sportifs professionnels attire une foule de spec-
tateurs-clients.
Le projet qu’Hippolyte Triat envisage en 1 869 sur l’ı̂le de Billancourt, à
Issy-les-Moulineaux, à partir de capitaux privés, synthétise cette ambi-
tieuse confusion des genres, mêlant sport, spectacle et affaires. Rassem-
blant dans une même enceinte des disciplines (et des pratiques) aussi
diverses qu’équitation, courses hippiques, gymnastique, acrobatie, tir et
natation, le « Sport international » se proposait d’offrir aux visiteurs un
spectacle multiforme, abolissant les frontières. Malgré son échec, faute de
capitaux, le projet s’avère riche d’enseignements. D’abord, parce qu’il
propose comme une photographie de l’architecture du sport vers 1 870, à
la veille de l’inflexion décisive des années quatre-vingt : le bassin de
natation flottant ignore les bassins excavés déjà réalisés ou projetés en
Ile-de-France (Gros-Caillou, Issy-les-Moulineaux, projet des Champs-
Élysées) ; ses multiples agrès montrent bien que l’équipement se destine
plus aux démonstrations d’acrobatie aquatique, en perte de vitesse, qu’à
l’exercice de la natation.
Le projet témoigne également d’une confusion des disciplines ou des
pratiques sportives qui ignore l’évolution en cours ; s’opère alors une
distinction entre celles qui s’orientent vers le spectacle (courses hippi-
ques) et celles qui, du fait de leur valeur éducative ou ludique, seront
désormais pratiquées en masse (natation, gymnastique, athlétisme) et,
parfois, prises en charge par les pouvoirs publics (gymnastique, tir). En
attendant que la résurgence de l’olympisme ne fédère ces dernières disci-
plines, l’échec du projet illustre, sans doute, une évolution alors percep-
tible, que la défaite de 1 870 devait accélérer dans un sursaut patriotique, et
qui va changer les conditions de la pratique de la natation.
Si le choix du site d’Issy-les-Moulineaux répondait, comme Vanves ou
Sceaux, aux exigences spatiales nécessaires à l’implantation d’un complexe

exemplaire de ce qui nous apparaı̂t aujourd’hui comme une confusion des genres étrangement
moderne : fondateur en 1 867 du Pari mutuel qui permet au grand public de parier sur des courses,
il acquiert des terrains à Maisons-Laffitte pour y établir un hippodrome. Le même crée le Nouveau
Cirque (1 886), les Montagnes russes (1 887), le Moulin rouge (1889) et l’Olympia (1883). Après les
courses, il s’intéresse aux sports et spectacles aquatiques, transformant l’ancienne Salle Valentine
en Arènes nautiques où alternent, l’hiver, revues équestres et acrobaties gymniques, l’été, piscine
de natation.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 152

1 52 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

sportif aux portes de Paris mais extérieur à la ville, la demande des années
quatre-vingt correspond à une pratique collective d’un sport dont on
apprécie personnellement les valeurs hygiénique, physique et ludique : la
réponse, en matière architecturale, passe, désormais, par des bassins
couverts, une eau chauffée et une implantation urbaine de proximité que
la constitution d’une clientèle acquise rend, à présent, rentables.
Joseph Oller l’a bien compris qui, dès 1 885, aménage à Paris (rue de
Rochechouart), dans les anciennes usines Godillot, une piscine alimentée
en eau chauffée par l’industrie, suivant l’exemple de Paul Christmann qui,
l’année précédente, avait ouvert, à Paris (31, rue de Chateau-Landon) le
premier bassin de natation couvert, bénéficiant d’une eau chauffée par les
machines élévatoires de la Villette 23. Ses affaires s’avèrent rentables puis-
qu’il ouvre l’année suivante un autre établissement boulevard de la Gare
(alimenté en eau chaude par les machines municipales du quai d’Auster-
litz). Christmann a bâti sa prospérité sur une concession obtenue de la
Ville de Paris qui lui assure à bas prix l’exclusivité des eaux de condensa-
tion des machines élévatoires de la Ville. Une pratique régulière de la
natation exigeant, sous le ciel d’Ile-de-France, un local clos, l’architecte
Bessières 24, assisté de l’ingénieur Éd. Philippe, conçoit (rue de Chateau-
Landon) un bâtiment de type industriel, en pans de fer hourdés de
briques, couvert d’une charpente métallique à fermes Polonceau, suppor-
tant une verrière qui dispense un éclairage zénithal. L’aération est assurée
par des lanternaux mobiles. L’établissement propose également une salle
de douches et de lavabos accessibles avant le bain, ainsi qu’une salle de
sudation où la température de l’air et de la vapeur ambiante est maintenue
à 60 oC. Les bassins proprement dits (de cinquante mètres sur douze à
Chateau-Landon et de soixante-cinq mètres sur quinze boulevard de la
Gare) offrent grand et petit bains ainsi qu’une eau chauffée à 25o C ; autour
du bassin, se répartissent deux rangs de cabines. À l’étage, un restaurant
doit soulager l’appétit de nageurs qui pratiquent à jeun. Le succès de cette
architecture de sport et de loisir ne doit pas faire oublier que ces établis-

23. L’idée était dans l’air. Françoise Hamon a retrouvé dans les archives de l’École centrale un
concours de projets, organisé en 1 875, sur le thème des immeubles industriels dotés d’une piscine
rentabilisant l’eau de condensation des machines à vapeur. Joseph Oller, de son côté, récupère les
eaux de condensation de l’usine Godillot pour sa piscine de la rue de Rochechouart. La piscine
Hébert, construite en 1 896 par l’architecte Kuffer, bénéficiait d’une eau à 26 oC issue d’un puits
artésien foré pour alimenter le quartier en eau potable (Philippe Artru et Rémi Rivière, Deux
siècles d’architecture sportive à Paris : piscines, gymnases, Paris, Délégation à l’Action artistique de
Paris, 1984, p. 30).
24. L’architecte affiché s’associe à l’ingénieur Éd. Philippe pour construire les deux piscines de
Chateau-Landon et du boulevard de la Gare. De même, la piscine Rochechouart est l’œuvre de
l’ingénieur Solignac ; la fréquente intervention d’ingénieurs montre assez la technicité de ce genre
de bâtiment.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 153

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 153

sements restent rares à Paris (moins de dix jusqu’à la fin du siècle, et


inexistants en banlieue) et qu’aux termes de la concession, la piscine
doit être accessible aux scolaires et aux militaires certains jours de la
semaine afin de satisfaire aux exigences des programmes éducatifs. Par
ailleurs, l’installation de douches à l’entrée de l’établissement vise à satis-
faire aussi une clientèle non sportive, seulement soucieuse d’une pratique
hygiénique que ramènent ici les trop rares bains-douches municipaux (et
la quasi-absence de salle de bains domestique).
Cette ambivalence architecturale se retrouve dans le projet de piscine
intercommunale dont le maire d’Ivry-sur-Seine présente le projet le
27 février 1900 25. Selon le schéma ternaire qui s’impose dans les piscines
commerciales parisiennes des vingt dernières années, le projet commandé
à l’architecte départemental Roussier organise l’édifice en autant de corps
de bâtiments que de fonctions : hygiène, sport, services. L’accès à l’établis-
sement se fait par un modeste pavillon de briques polychromes, en osmose
avec la construction locale. On parvient au bassin de natation en passant
par la salle des douches qui fait office de sas. La piscine elle-même consiste
en un local clos et rectangulaire, cerné par les cabines de déshabillage,
couvert d’une charpente métallique portant vitrage, selon une formule
éprouvée à Paris. Les causes de l’échec du projet demeurent méconnues.
Ce projet, porté conjointement par les communes de banlieue d’Alfortville
et d’Ivry, mais dépendant d’un financement départemental, pourrait ne
devoir son échec qu’au fait que la natation, comme d’autres disciplines,
n’est reconnue comme un sport qu’en milieu urbain, malgré la modernité
politique et sociale du maire d’Ivry 26. Pour autant, la conjugaison de deux
types de services – des douches quasi indépendantes du bassin de natation
– semble moins relever d’un archaı̈sme que traduire la stratégie d’élus
cherchant à obtenir le financement de leur projet par le Conseil général
pour cause d’utilité publique. En vain ! Le conseil municipal de Paris devait
se montrer plus sensible à l’argument. Lorsqu’à l’occasion du forage d’un
puits artésien dans le treizième arrondissement, le service des travaux
sanitaires de la Ville projette de construire un bassin précédé de bains-
douches, le projet se trouve partiellement ajourné en 1905 27, le Conseil

25. A. D. Val-de-Marne, série E., dépôt Saint-Maurice 1 M-9.


26. Ivry est alors administré par une forte personnalité, le tailleur Ferdinand Roussel, de
tendance guesdiste dont le rassemblement sur son nom des divers courants socialistes repré-
sentés à Ivry lui a permis de remporter les élections de 1 896. À la tête d’une commune de
25 000 habitants qui s’est industrialisée depuis 1 870 grâce à la décentralisation d’industries
parisiennes et au développement de son port fluvial, cet ancien communard tranche sur l’en-
semble du personnel politique des communes de banlieue et préfigure celui de l’entre-deux-
guerres par le dynamisme de sa politique sociale.
27. Bernard Marrey, Louis Bonnier, 1 856-1946, Bruxelles, Mardaga, 1988, p. 257-286
histoire urbaine - 20.11.08 - page 154

1 54 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

n’ayant voté que les crédits correspondant aux bains-douches, qui ouvri-
ront en 1909. Il faudra attendre un après-guerre marqué par le triomphe du
sport pour voir le projet aboutir.

L’architecture moderne au service du sport

Au lendemain de l’Armistice, la reconnaissance du sport moderne, dans


sa triple dimension hygiénique, ludique et spectaculaire, résulte de la
volonté commune d’édifier un monde nouveau à laquelle contribueront
les valeurs véhiculées par le mouvement olympique (pacifisme, égalité des
races, progrès humain). Après l’échec des Jeux prévus à Berlin en 191 6 (et
ceux d’Anvers en 1920), l’organisation des VIIIe olympiades à Paris en
1924 stimule en France l’adhésion aux valeurs du sport et facilite la cons-
truction d’équipements nautiques 28. La distinction, qui s’impose désor-
mais, désigne par piscine un établissement de natation couvert, chauffé et
permanent tandis qu’un bassin vise un établissement de plein air.
Dans la perspective des Jeux de 1924, Paris se dote d’un équipement de
chaque catégorie. La piscine de la Butte-aux-Cailles (Paris 1 3e), reprise en
1921 sur les plans de Louis Bonnier, architecte de la Ville de Paris,
inaugure des partis et des dispositifs répondant aux nouvelles normes de
construction et de compétition 29. Le bassin, favorable à l’apprentissage de
la natation (petit bain) mais aussi aux compétitions (mesures homolo-
guées), dispose de modestes tribunes pour accueillir un éventuel public.
Pour la première fois en France, le bassin se présente comme une cuve
de béton portée par des piliers afin d’assurer étanchéité et facilité d’en-
tretien. Un revêtement céramique ajoute encore à l’imperméabilité du
béton, permet de vérifier en permanence la transparence de l’eau, en
même temps qu’il dessine les couloirs de compétition. Afin d’éviter tout
dépôt de condensation susceptible de corroder une éventuelle ossature
saillante, l’architecte aligne une succession de coupoles de béton translu-

28. La France présente alors un retard considérable dans ce domaine. D’après Le Figaro du
1 0 octobre 1922 (cité par P. Artru et R. Rivière, Deux siècles, op. cit., p. 32), elle compte vingt
piscines, dont sept à Paris, quand l’Allemagne en possédait mille trois cent soixante-deux et
l’Angleterre huit cent six.
29. Conscient de l’avance, dans ce domaine, de nos voisins européens, L. Bonnier visita
préalablement quelques établissements étrangers, parmi lesquels la piscine du groupe scolaire
Josaphat à Schaerbeck (Bruxelles) ainsi que le grand établissement des bains de Strasbourg élevé
alors que l’Alsace était terre allemande. Il n’est pas exclu que le complexe balnéaire du « Nancy
Thermal » ait pu fournir une source d’inspiration, même si la documentation laissée par l’archi-
tecte demeure muette sur ce point. L’établissement lorrain, bâti de 191 2 à 1913, présentait alors
deux bassins, l’un, rectangulaire et couvert d’une voûte de béton en berceau, l’autre, circulaire et
couvert d’une coupole. Le voûtement adopté par L. Bonnier offre la synthèse de ces deux partis.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 155

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 155

cide portées par sept arcs en plein cintre dégageant des lanternaux néces-
saires à l’aération et à l’éclairage oblique.
Parallèlement aux usagers des proches bains-douches indépendants,
deux circuits intérieurs mènent, d’une part, le public aux tribunes,
d’autre part, les baigneurs vers le bassin selon un cheminement hygié-
nique qui les contraint à passer par d’incontournables vestiaires,
douches et pédiluves. La commodité de cette piscine (solidité du
matériau et des structures, homologation des installations, distribution
ingénieuse) ainsi que sa réussite esthétique érigent bientôt le bassin de la
Butte-aux-Cailles en chef de file d’une série de constructions tant pari-
siennes que régionales, et lui valent aussitôt un considérable succès
critique. Dans la foulée, Paris réalise la piscine Blomet (1929) 30 ; les
communes limitrophes de Saint-Denis (1933, Gaston Dollat arch.) et de
Pantin (1937, Charles Auray arch.) s’en dotent également.
En région, des édiles convaincus des bienfaits du sport en construisent
aussi, comme à Rennes (piscine Saint-Georges, 1925, E. Leray arch.) ou à
Lyon (piscine Garibaldi, 1934, M. Chalumeau, ingénieur). Faute de
moyens, la Ville de Paris poursuit une politique concessionnaire, prati-
quée avant-guerre, au bénéfice de la société Les Bains de France qui
construit quatre piscines commerciales ouvertes au public : la piscine
Molitor (1929, 1 6e arrondissement), la piscine Pontoise (1933, 5e), la
piscine Pailleron (1933, 19e), la piscine de la Jonquière (1933, 1 8e), toutes
quatre œuvres de l’architecte Lucien Pollet.
Le stade nautique des Tourelles (Paris 20e, M. Bévières architecte),
également construit en 1923 pour les VIIIe olympiades, inaugure un
genre architectural mixte, alliant sport et spectacle. Si le bassin, demeuré
découvert malgré les projets initiaux 31 , possède les acquis de la Butte-aux-
Cailles (cuve de béton sur piles, revêtement céramique, circuit hygiénique),
sa vocation spectaculaire justifie un parti délibérément théâtral : le bassin
est entièrement cerné de gradins capables d’accueillir 1 5 000 spectateurs
(sans compter la tribune du jury) desservis par huit escaliers monumen-
taux à doubles volées. Leur saillie régulière rythme l’austérité des façades
percées de larges portes donnant accès aux gradins du public, d’une part,
aux vestiaires des athlètes ménagés sous les gradins, d’autre part. Sans
reprendre l’ample monumentalité du stade olympique, d’autres équipe-
ments résolvent la concurrence permanente que se livrent ces deux types
architecturaux (piscine couverte/bassin découvert) en les associant

30. Joseph Bassompierre, Paul Sirvin et Paul de Rutté architectes, 1929.


31 . Charles-Edmond Sée, « Bassins de natation et piscines », La Construction moderne, 25 mars
1934, p. 430-439.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 156

1 56 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

(comme à Rennes, à Nancy ou à Bordeaux), en une formule assurant à la


fois la régularité de l’entraı̂nement sportif et le spectacle de la compétition,
sans exclure pour autant le simple plaisir de la baignade en plein air. La
complémentarité voulue, dès l’origine, entre la piscine de la Butte-aux-
Cailles et le bassin des Tourelles, semble assez vite s’être muée en une
concurrence qui expliquerait, en partie, le fait que ce dernier bassin n’ait,
finalement, jamais reçu la couverture initialement prévue. D’autres archi-
tectes tenteront, ailleurs, de concilier les avantages des deux partis par des
formules techniques (voûtes de béton translucide, toit escamotable, paroi
mobile) afin d’attirer un public toujours plus large. Dans ce contexte, la
piscine Molitor, avec son bassin couvert couplé à une patinoire transfor-
mable, l’été, en bassin de plein air – façon bains de mer –, visait, à travers
ses formes modulables, un public multiple, prenant en compte le récent
succès des sports de glace ainsi que ceux de villégiature littorale et des
voyages transatlantiques.

La piscine, pivot de l’aménagement urbain

Parallèlement, d’autres architectes poursuivaient leurs recherches dans


le domaine du logement social dont Émile Muller, avec ses installations
hygiéniques pour ses cités ouvrières, avait ouvert les perspectives au siècle
précédent. L’architecte Sauvage, qui s’était déjà fait remarquer pour ses
réalisations sociales et hygiénistes 32, systématise son parti en construisant
un ensemble d’immeubles à gradins dont la cour intérieure abrite une
piscine (1926, rue Hermann-La Chapelle, Paris 1 8e) tandis que des bains-
douches, indépendants (rue des Amiraux, Paris 1 8e) complètent un équi-
pement sportif et hygiénique d’abord destiné aux locataires.
Cette notion d’équipement, déjà présente dans la Cité industrielle de
Tony Garnier (1904) où stade et gymnase prolongent des équipements
socio-culturels, implique l’insertion du sport dans une vision globale et
hygiéniste de l’organisation urbaine ; ainsi la plupart des architectes urba-
nistes, artisans du logement social, intègrent naturellement des construc-
tions sportives à leurs cités nouvelles.
À l’initiative de son maire Henri Sellier, qui administre l’Office public
des HBM de la Seine depuis 191 5, la ville de Suresnes organise un concours
en 1920 pour la construction d’un groupe scolaire avec gymnase et piscine

32. Henri Sauvage avait déjà manifesté ses préoccupations sociales en construisant pour la
Société des logements hygiéniques à bon marché (1904) un ensemble d’HBM (7, rue Trétaigne,
Paris 1 8e) ouvertement nourri d’idéal socialiste, et appliqué ses convictions hygiénistes à l’archi-
tecture avec son premier immeuble à gradins (24, rue Vavin, Paris 6e, 191 3).
histoire urbaine - 20.11.08 - page 157

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 157

(actuel lycée Paul-Langevin). Le lauréat, Maurice Payret-Dortail, ordonne


deux corps de bâtiments (filles d’un côté, garçons de l’autre) selon l’axe de
symétrie que dessine le bâtiment commun du gymnase-piscine. Bien qu’à
demi-enterrée par la déclivité du terrain, la piscine est directement acces-
sible du parc de verdure aménagé dans l’esprit des collèges anglo-saxons.
L’accès au bain s’opère selon un cheminement hygiénique. Le bassin, de
dimensions intimes (douze mètres sur sept mètres cinquante), est entiè-
rement revêtu de céramique colorée comme le soubassement des murs.
Au-dessus, un gymnase, également accessible de l’extérieur, doit son
espace ample, clair et aéré à quatre arcs paraboliques de béton armé ;
ceux-ci reportent le poids de la couverture en terrasse et du plancher du
gymnase sur les fondations de la piscine qui peut, ainsi, prendre le jour
directement entre les poteaux latéraux.
Lorsque, six ans après son achèvement (1926), Alexandre Maistrasse se
voit confier la réalisation d’un gymnase et d’une piscine pour le groupe
scolaire de la cité-jardin de Suresnes, l’ancien membre du jury du groupe
scolaire précédent se souvient de l’habile formule conçue par Payret-
Dortail. Sans chercher à dissimuler sa dette, il lui emprunte son parti
architectural selon une distribution « en abyme » : le gymnase-piscine
ordonne la composition du groupe scolaire dont la symétrie détermine
toute l’organisation du quartier, comme pour mieux souligner le rôle
central de l’hygiène et du sport dans l’urbanisme social, à l’image de ce
que devrait être sa place dans l’éducation et dans la vie des nouveaux
citadins.
En concevant la piscine de la cité-jardin de la Butte-Rouge (Châtenay-
Malabry), les architectes Joseph Bassompierre, Paul de Rutté et Paul Sirvin
songent moins à l’enrober dans un cocon urbain qu’à l’ériger en porte-
drapeau d’un hygiénisme urbain triomphant. Dressée aux portes de la
nouvelle cité, la piscine s’intègre totalement à l’équipement hygiénique
municipal, dont elle démontre le bienfait : accolée à l’usine d’incinération
des déchets urbains, elle en exploite l’énergie thermique 33. La simplicité de
son parti technique et architectural n’a d’égale que la puissance démons-
trative de la formule : le hall en quart de cercle, ponctué de la cheminée,

33. À Toulouse, l’implantation de l’usine d’incinération des ordures ménagères sur l’ı̂le du
Ramier permit également de chauffer l’eau de la piscine (Annie Noé-Dufour, L’Ile du Ramier,
Toulouse, Accord éd., 1998 ; Itinéraires du Patrimoine no 1 76). L’architecte Morice Leroux, qui
remodèle le centre-ville de Villeurbanne à la demande de son maire (Maurice Goujon), systéma-
tise le procédé à l’échelle urbaine : l’incinération des déchets domestiques permet à une centrale
thermique d’alimenter un réseau de distribution de chaleur à usages domestique et industriel. Ce
chauffage urbain assurait, en particulier, celui de tous les équipements municipaux (piscine,
mairie, écoles...) ainsi que de tous les logements sociaux (J. L. Margerand, « Le Nouveau Centre
de Villeurbanne », La Construction moderne, 8 juillet 1934, p. 714-740).
histoire urbaine - 20.11.08 - page 158

Bordeaux, piscine de la rue Judaı̈que : vue intérieure (cliché J.-P. Boisseau)

Paris, piscine Molitor : vue générale du bassin d’été (cliché Christian Décamps).
histoire urbaine - 20.11.08 - page 159

Des piscines et des villes aux xixe et xxe siècle / 159

relie les ailes perpendiculaires de la piscine et de l’usine. Le massif équi-


libre des volumes comme le choix du site assurent à la piscine-usine de
Châtenay-Malabry valeur de symbole : tel un phare dressé aux portes de la
cité moderne, elle assure le rayonnement urbain du sport et de l’hygiène.

Des collaborations fécondes

On a pu constater, à maintes reprises, la fécondité d’une complicité


nouée entre édile et architecte, tant en Ile-de-France (H. Sellier et
M. Payret-Dortail à Suresnes ; M. Jacotot et les frères Niermans à
Puteaux) qu’en région (E. Herriot et T. Garnier à Lyon ; M. Goujon et
M. Leroux à Villeurbanne). D’autres municipalités de l’entre-deux-
guerres, acquises aux bienfaits de l’urbanisme municipal, confirment l’ef-
ficacité d’un tel tandem. Le projet de piscine municipale de Rennes connut
des péripéties analogues à celles de la Butte-aux-Cailles : le maire Jean
Janvier, qui en envisage la construction dès 191 3, doit attendre 1925 pour
voir son successeur la réaliser selon les plans de l’architecte municipal
E. Leray 34.
À Toulouse, Étienne Billières manifeste, dès son élection (1925), son
intérêt pour le sport et l’hygiène publique ; pendant son second mandat
(1929), il engage l’ambitieux programme d’aménagement de l’ı̂le du
Ramier. Charles Baruteaud, ingénieur architecte, y réalise, en collabora-
tion avec Jean Montariol, architecte de la ville, et Paul Barthe, un vaste
complexe sportif qui juxtapose un grand stade couvert, une piscine de
plein air à trois bassins distincts, enfin, un bâtiment omnisports abritant
notamment une piscine d’hiver.
Comme Toulouse, sa rivale, Bordeaux manifeste alors son volontarisme
politique en matière d’éducation, d’hygiène et de sport par un ambitieux
programme d’équipement dont le maire (Adrien Marquet, aux commandes
de 1925 à 1944) et l’architecte en chef (Jacques d’Welles, 1 883-1970) seront
les principaux acteurs 35. Des éléments les plus marquants de cette politique
constructive, on ne retiendra ici que la piscine de la rue Judaı̈que (1931-
1935, Louis Madeline arch.) tandis que s’élevaient aussi des bains-douches
indépendants (place Adolphe Buscaillet) et des bains couplés avec une

34. Comme architecte de la ville, Emmanuel Leray s’occupera essentiellement des crèches, des
bains publics et des équipements sportifs pour une municipalité socialiste dirigée par un entre-
preneur passionné d’architecture, Jean Janvier (Hélène Guénée, Odorico mosaı̈ste art-déco, Bru-
xelles, Archives d’Architecture moderne, 1991 , p. 86-114).
35. Claude Laroche, « Un biathlon patrimonial : les piscines de la rue Judaı̈que et du parc
Lescure », Le Festin, no 25, p. 83-95.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 160

1 60 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

piscine à Bègles (1930-1932, Blanchard arch.) 36. À l’issue d’un concours


ouvert sur la base d’un programme préétabli par J. d’Welles, l’architecte
Louis Madeline réalise un bassin couvert, homologué, dont les baies cou-
lissantes ouvrent sur un bassin d’été découvert bordé de tribunes. Une claire
distribution des niveaux et des circuits traduit la distinction des usages : au
rez-de-chaussée, l’accueil des baigneurs ; à l’étage, l’accès des visiteurs. La
déclivité du terrain permit d’étager piscine couverte, bassin d’été, tennis et
pistes d’entraı̂nement de la maison cantonale d’éducation physique.

Loisirs, sport, décor

Claude Laroche observe, justement, que l’architecte sut tirer « profit de


tous les acquis techniques et plastiques de la modernité » 37 sans exclure un
décor qui s’exprime ici « par l’utilisation discrète mais sophistiquée des
céramiques, notamment celles vert d’eau (bassin), beiges (plages) et noires
soulignées par un filet d’or (podium) du bassin d’hiver ». À côté de varia-
tions formelles réussies (coupoles de la Butte-aux-Cailles, parois vitrées de
Châtenay-Malabry et de Bordeaux, terrasses de la piscine Molitor...) qu’au-
torise le béton armé, l’esthétique des piscines des années trente s’avère
grandement redevable de la percée technique et commerciale de produits
céramiques qui s’imposent alors autant comme éléments décoratifs que
comme matériau de revêtement (imperméable et hygiénique).
Si les premières piscines portent de simples carreaux de faı̈ence blanche
(Butte-aux-Cailles, Amiraux) où la couleur intervient encore dans un
emploi surtout fonctionnel (et, secondairement, décoratif), très vite, la
panoplie de l’industrie céramique s’impose par sa résistance, son faible
coût et son aptitude à forger un décor à la fois fonctionnel et convivial :
grès cérame (en carreaux ou en casse), éléments vitrifiés (en mosaı̈ques),
granito se déclinent en variations infinies pour constituer un décor ainsi
qu’une parure particulièrement adaptée au béton, et recouvrent les sols
comme les murs.
La piscine Saint-Georges, à Rennes, rehausse des formes plutôt classi-
ques d’un décor de mosaı̈ques art-déco : porche, couloirs, douches, pédi-
luves et bassins se parent ici de mosaı̈ques de grès cérame rehaussé de
pointes d’émail 38. Produits de l’industrie, les matériaux céramiques se

36. Bordeaux et l’Aquitaine, 1920-1940 : urbanisme et architecture, éd. Académie d’architecture ;


Association pour l’étude de l’urbanisme et de l’architecture, Paris, Techniques et architecture,
1988.
37. Claude Laroche, Un Biathlon, op. cit.
38. Hélène Guénée, Odorico, op. cit.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 161

Paris, piscine Molitor : verrière de Louis Barillet (cliché Christian Décamps).

trouvent souvent associés à d’autres éléments « modernes », comme le


verre : plafond de la piscine de Bordeaux, baies vitrées (Bordeaux,
Châtenay-Malabry) ouvrant sur la verdure, béton translucide (Suresnes,
Butte-aux-Cailles). L’aluminium, et autres métaux chromés, qui donnent
aux balustrades et aux huisseries multiples l’éclat du progrès (Suresnes,
cité-jardin), renforcent l’alliance du sport et de la modernité.
Dans l’esprit des clubs privés et des grands transatlantiques, la piscine
Molitor (Paris 1 6e) propose en 1929 une plage chic qui offre aux nageurs
un ensemble décoratif conforme au style paquebot : avec son bassin
d’hiver et sa patinoire transformable en plage d’été, l’établissement bal-
néaire d’Auteuil, situé à proximité de Roland-Garros, du stade Jean-Bouin
et du bois de Boulogne, avait déjà de quoi séduire les adeptes de la Boat
Society. Tout un ensemble décoratif tentait, en outre, d’y exprimer cet art
de vivre emprunt d’urbanité sportive. La plage de sable, aux meubles de
jardin bleu méditerranée, ceinturée par deux rangs de cabines et de
balustrades blanches, participait d’une atmosphère balnéaire à laquelle
des artistes décorateurs apportèrent leur concours : guichets de cuivre,
casiers de dépôt des valeurs en bois vernis, mosaı̈ques bleues et or des
entrées, rampes intérieures de métal chromé, verrières stylisées de verre
américain (dues au maı̂tre-verrier Louis Barillet) contribuaient à cette
étrange atmosphère résultant de la fusion de trois concepts : urbanité,
sportivité, modernité.
histoire urbaine - 20.11.08 - page 162

1 62 / Histoire urbaine - 1 / juin 2000

Un équipement de loisir redéfini


Depuis le dernier conflit mondial, les gouvernements successifs n’ont eu
de cesse de promouvoir l’apprentissage et la pratique de la natation, tout
particulièrement au sein du public scolaire. Normes constructives et règle-
ments sanitaires et pédagogiques se sont multipliés, accompagnant une
dynamique architecturale qui a permis à la France urbaine des années
soixante de rattraper son retard en matière d’équipement nautique sur ses
voisins européens urbanisés. Longtemps privilège des capitales régionales,
les piscines ont bénéficié des Trente Glorieuses pour se placer parmi les
équipements municipaux indispensables, allant même jusqu’à tenter bien
des chefs-lieux de canton. Les élus ont, à cette occasion, découvert le carac-
tère éminemment urbain de cet équipement, dont ils n’avaient jusque-là
guère pris conscience : la rentabilité (ou la justification budgétaire) d’une
piscine ne se fonde que sur une pratique massive, sur la base d’un public
potentiel dont se trouve désormais dépourvu le tissu rural français. En outre,
les frais de construction, mais aussi d’entretien, d’une piscine réservent ce
genre d’équipement aux communes urbaines, à tout le moins à des regrou-
pements de communes associées dans cette entreprise. Dans ce domaine,
l’essor des loisirs de masse aboutit paradoxalement, en milieu rural, à la
multiplication de piscines de plein air, fermées neuf mois sur douze à la
population locale, car uniquement destinées à attirer la ressource touristique
qu’engendre une forme estivale de loisir urbain. Pour autant, si entretien et
charges continuent de grever les budgets des collectivités propriétaires d’un
tel équipement, le coût de sa clôture a été réduit par l’emploi de matériaux
nouveaux (lamellé-collé, matériaux synthétiques), de techniques récentes
comme la préfabrication ou l’assemblage de structures préfabriquées
(coques de béton, charpentes tridimensionnelles...) 39. Il reste que, dans
une France globalement urbaine, la natation – comme tout loisir urbain –
a de beaux jours devant elle, et la construction des piscines avec elle. Ne
serait-ce que parce que les champions internationaux proviennent tous de
pays fortement urbanisés (Allemagne, États-Unis...) et que – consécration
médiatique oblige ! – tout édile rêve désormais de s’enorgueillir d’un
champion local. C’est pourquoi les marches d’un podium et l’esthétique
d’une piscine comptent désormais plus, aux yeux des adeptes d’une « civili-
sation du loisir » urbain, que nos antiques hôtels de ville avec leurs péristyles.

39. Marc Gaillard, Architectures des sports, Paris, Éd. du Moniteur, 1982.

Vous aimerez peut-être aussi