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Revue d'histoire de l'Église de

France

Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945-


1955)
Monsieur Étienne Fouilloux

Citer ce document / Cite this document :

Fouilloux Étienne. Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945-1955). In: Revue d'histoire de l'Église de
France, tome 57, n°158, 1971. pp. 47-72;

doi : https://doi.org/10.3406/rhef.1971.1859

https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1971_num_57_158_1859

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UNE VISION ESCHATOLOGIQUE
DU CHRISTIANISME :

DIEU VIVANT (1945-1955)

Les cahiers Dieu vivant qui font leur apparition pour Pâques
1945, sont immédiatement remarqués par la vigueur, le caractère
abrupt de leurs affirmations eschatologiques. Le liminaire de la
première livraison souligne qu'ils « naissent dans un temps qui
fait songer aux pages les plus sombres de l'Apocalypse », qu'ils
rassemblent des chrétiens soucieux d'une « vision eschatologique
du christianisme » et prêts à rappeler sans cesse à leurs frères « que
la Fin des Temps a commencé » 1.
Ils ne se veulent pas l'organe d'un courant de pensée parmi
d'autres, dans la grande famille chrétienne, mais la seule
interprétation possible du message apostolique : pour leurs rédacteurs,
et ce thème revient constamment, « l'eschatologie constitue
l'essence même du christianisme » a. Avec cet aspect exclusif et,
à la limite, totalitaire, de la revue, s'esquisse un premier
rapprochement entre elle et la gamme des mouvements messianiques et
apocalyptiques dont c'est précisément l'un des signes distinctifs 8.
Il ne s'agit absolument pas ici de pousser à fond une comparaison
qui deviendrait vite fallacieuse : la perspective eschatologique
n'est que l'un des éléments d'un ensemble complexe qu'elle ne
suffit pas à définir. Nettement eschatologique, apocalyptique
dans quelques textes particulièrement tranchés, la pensée de Dieu
vivant n'est, pour cause, à peu près jamais messianique. Cependant,
il n'est pas sans intérêt de noter certaines convergences éclairantes
pour l'historien ou le sociologue des religions.

1. Dieu vivant, n° 1, liminaire non signé, pp. 5, 9-10.


2. Ibid., n° 20, liminaire, p. 8 par M. M[oré].
3. Cf. W. E. Muhlmann, Me88ianismes révolutionnaires du tiers-monde
(Gallimard, 1968), pp. 213-214.
48 E. FOUILLOUX

I. — Portrait sommaire d'une revue.

Avant de tenter une analyse de ses fondements doctrinaux, il


est nécessaire de faire plus ample connaissance avec Dieu vivant.
Il ne s'agit pas vraiment d'une revue, puisque la parution a lieu
sous la forme de cahiers non datés et sans périodicité régulière 4.
Quatre livraisons annuelles étaient prévues à l'origine, mais ce
rythme n'a pu être respecté : entre 1945 et 1955, date de la
disparition, vingt-sept cahiers de cent-cinquante pages chacun
environ, ont été publiés par les éditions du Seuil, avec un souci de
présentation remarquable.
Sur leur diffusion, nous disposons d'une première indication,
celle du tirage, qui figure sur la dernière page de chaque volume.
Longtemps stable autour de deux mille six cents exemplaires, il
s'abaisse à deux mille cents exemplaires en 1952, avec le numéro 21,
et à mille huit cents pour les deux derniers volumes. Une « note
des éditeurs au comité de direction » permet de faire le point au
début de l'année 1947, pour les sept premiers numéros 5 : même si
le nombre des abonnés tend à croître — 575 contre 434 en mai 1946
— la position de Dieu vivant se dégrade progressivement.
Cependant, la vente se poursuit pendant assez longtemps, si bien
qu'actuellement, plusieurs des numéros sont épuisés. Nous sommes
donc en présence d'un organe de réflexion qui, à l'inverse d'Esprit,
ne fait que peu de place à l'actualité politique ou ecclésiale et qui
s'adresse d'emblée à un public doté d'une solide formation
intellectuelle. Dans les milieux philosophiques et théologiques français,
cette exigence de qualité vaut à Dieu vivant une large audience :
chaque numéro y est commenté, discuté avec la passion
qu'appellent souvent des prises de position sans équivoque.
La revue est dirigée par un comité de trois personnes dont le
seul élément stable est Marcel More qui, à partir du numéro 17,
en 1950, assume toutes les responsabilités. Maurice de Gandillac
et Brice Parain y sont passés de façon éphémère, alors que Louis
Massignon y a joué un rôle fort important jusqu'à son départ en

4. Seule la date du dépôt légal permet de faire foi.


5. Archives des éditions du Seuil, 4 p. dactylographiées, recto •:
n° 1 tirage 2500, vente 2500
n° 2 tirage 2000, vente 2000
n°3 tirage 2000, vente 1833
n°4 tirage 3500, vente 1906
n° 5 tirage 2000, vente 1367
n° 6 tirage 2000, vente 809
n°7 tirage 2500, vente 800
200 exemplaires sont expédiés à l'étranger, en Belgique (71) et en Angleterre
(31), principalement.
« DIEU VIVANT » 49

1950 e. Si le Comité directeur ne comprend que des catholiques,


le Comité de lecture qui supervise les cahiers, est, de droit,
interconfessionnel. Inchangé de bout en bout, il réunit un catholique,
Gabriel Marcel, un réformé, Pierre Burgelin, un orthodoxe,
Vladimir Lossky et un philosophe non-croyant mais intéressé par le
problème religieux, Jean Hyppolite 7. Cette structure met en
lumière la double originalité de Dieu vivant, très proche en cela
d'Esprit avec lequel les filiations sont évidentes : d'une part son
caractère volontairement « œcuménique », au sens le plus large
du terme ; d'autre part son caractère laïque, car aucun ministre
de culte ne peut figurer dans les organes dirigeants : les cahiers
paraissent sans imprimatur. Toutefois, dès le début, un Comité de
vigilance a été mis sur pied pour répondre de la revue auprès des
autorités catholiques : composé des RR. PP. Daniélou s. j., Féret
o. p. et Bouyer de l'Oratoire, il n'apparaît jamais sur la
publication ; il assure la liaison avec l'Archevêché de Paris en la personne
de Mgr Beaussart. Le R. P. Daniélou, présent à la plupart des
réunions du Comité de direction, suit de très près l'effort de la .
revue dont il peut être considéré comme le conseiller théologique :
c'est lui, en particulier, qui, par l'intermédiaire d'un confrère, se
fait l'avocat de cette tentative peu conformiste à Rome 8.
Pour préciser les responsabilités effectives, il faut ajouter que,
si les cahiers ont obtenu, de Jaspers à G. Greene, de R. Guardini
à M. Buber, de très brillantes et nombreuses collaborations, un
petit groupe de rédacteurs y assure, en fait, la continuité
spirituelle et doctrinale : la signature de M. More apparaît dans vingt-
deux des vingt-sept numéros et celle du R. P. Daniélou dans dix-
huit d'entre eux 9. Ensuite viennent M. de Gandillac qui ne donne
guère que des chroniques, L. Massignon, auteur de plusieurs
liminaires et articles, puis, à égalité, l'abbé Monchanin, les RR. PP.
Bouyer et von Balthasar, ainsi que le théologien allemand
E. Peterson, venu du protestantisme 10.
De plus, ces collaborations sont de deux types assez différents.
Il y a d'abord les liminaires dont vingt-et-un ont été rédigés par
M. More, quatre par L. Massignon et deux par B. Parain u. Ces
6. A la suite de son ordination secrète dans le rite oriental, le désaccord
était patent avec M. More qui nous l'a confirmé (entrevue du 5 septembre 1967).
7. Invité par M. More à en faire partie, N. Berdiaefî a décliné l'ofïre pour des
raisons personnelles sans rapport avec l'orientation de la revue.
8. Entrevue avec le R. P. Daniélou du 12 mai 1967.
9. Ce comptage ne considère que les articles, chroniques et notes
d'actualité, à l'exception des recensions bibliographiques qui accentueraient encore
le déséquilibre.
10. Respectivement sept, six et quatre interventions. En ce qui concerne
Peterson, un article est antérieur à son passage au catholicisme : la conférence
sur l'Église qui date de 1928 et qui est reproduite dans le n° 25, pp. 100-112.
11. Vingt-six sont signés par des initiales ; quelques-uns ont eu plusieurs
rédacteurs.
50 E. FOUILLOUX

textes brefs, parfois issus des réflexions de l'ensemble du Comité


de direction, sont particulièrement représentatifs des thèses des
cahiers dans ce qu'elles ont de plus virulent. A côté de cette série
bien typée, prend place la masse des articles et collaborations
diverses : en dépit de la présence constante du R. P. Daniélou, suivi
d'assez loin par M. More 12, l'éparpillement est de règle, sinon dans
l'esprit, du moins dans les signatures. Entre ces deux niveaux, un
décalage de ton et même parfois de contenu est sensible, nous
aurons à y revenir plusieurs fois. Dès maintenant remarquons
qu'un concours isolé, parfois sollicité, semble beaucoup moins
engager Dieu vivant qu'un liminaire ou une production de l'un de
ses proches amis.
Outre la collection complète des cahiers, les deux recueils d'articles
publiés par M. More avant sa mort ls, on a pu utiliser pour cette étude les
souvenirs mis à notre disposition par M. More, le R. P. Daniélou et
P. Flamand des éditions du Seuil. Ce dernier nous a communiqué les
photocopies des quelques documents concernant Dieu vivant conservés
par les archives de sa maison ; qu'il en soit vivement remercié. Des
sondages ont été faits dans les Etudes, la Vie intellectuelle, Esprit et
Jeunesse de l'Église.
Dans le domaine bibliographique, reconnaissons d'emblée notre dette
envers le livre de Dom B. Besret, intitulé Incarnation ou eschatologie?
Contribution à Vhistoire du vocabulaire religieux contemporain. 1935-
1955 14. Après la seconde guerre mondiale, Dieu vivant n'est que le fer
de lance d'un courant eschatologique qui le dépasse de beaucoup en
amplitude : la deuxième partie de l'ouvrage est consacrée à cette
renaissance, en France, à l'intérieur de laquelle la place des cahiers est bien
située 16. Signalons encore les quelques pages qui font allusion à Dieu
vivant dans la monographie dédiée au R. P. Daniélou par son confrère
le R. P. Lebeau16.

Au sein de ce renouveau eschatologique des années 40, les


cahiers Dieu vivant semblent exemplaires de trois points de vue
différents : les sources de leur vision du monde et de l'Église, la
force et la fréquence de leurs affirmations sur la prochaine Fin
des Temps, enfin les conséquences qu'ils en tirent sur la vie du
chrétien dans la société contemporaine ainsi que sur leur propre
rôle intellectuel à l'intérieur du christianisme. A la fois synthèse

12. Il ne donne des articles qu'à partir de 1949 (n° 14).


13. Accords et dissonances (Gallimard, 1967, 246 p), articles de 1932 à 1944.
La foudre de Dieu (Gallimard, 1969, 244 p), articles de Dieu vivant.
14. Collection Rencontres, n° 68 (édit. du Cerf, 1964, 239 p.) Il s'agit de
la partie publiée de la thèse de théologie du prieur de l'abbaye de
Boquen.
15. Pp. 105-166. Sur Dieu vivant, pp. 125-135. Ce mouvement déborde
largement la France : cf. pour l'Allemagne, Catholicisme allemand (même
collection, n° 45, 1956), pp. 356-357.
16. J. Daniélou « collection Théologiens et spirituels contemporains », (édi-
ions de Fleurus, 1967), 162 p. Sur la collaboration à Dieu vivant, pp. 50-54.
« DIEU VIVANT » 51

d'une tendance philosophique et théologique et modèle que celle-ci


propose, tel est l'intérêt de Dieu vivant !

IL — Les racines de la prise de position


ESCHATOLOGIQUE DE « DlEU VIVANT ».

Les cahiers se trouvent très exactement au point d'intersection


d'une « conversion », celle de M. More, et d'un puissant
traumatisme historique vécu par l'humanité entière.

1° L'itinéraire de M. More 17.

Polytechnicien, titulaire de responsabilités importantes à la


Bourse de Paris, M. More écrit, entre les deux guerres au Petit
démocrate et à la revue Politique, organes de la démocratie
chrétienne, dont il assure la chronique culturelle. Ce vif intérêt pour
les choses de l'esprit, entretenu par des contacts nombreux,
notamment avec le surréalisme 18, s'accompagne chez ce chrétien, d'un
souci d'action sur un monde en mal de justice. Sa volonté d'«
incarnation », selon le vocabulaire de l'époque, on peut la suivre de la
lecture de Marx à la collaboration étroite avec Mounier, au sein
de l'équipe d'Esprit, qui a publié, en 1934, ses Notes sur le
marxisme.
La guerre distend les liens avec Mounier et provoque le
revirement. Pour M. More, elle est le signe d'un échec — celui de la lutte
pour l'amendement du temporel et l'invitation à explorer des
voies nouvelles : « Esprit, dévoré avant tout par son message
politique, social, économique, avait dû négliger en grande partie
l'aspect eschatologique du christianisme. Il était nécessaire de le
restituer au plus tôt » 19.
Dans ce but, le petit groupe d'exégèse — « Quelques-uns » —
qui se réunissait dès avant la guerre chez M. More, se transforme
progressivement, sous l'occupation, en un lieu de rencontre
interconfessionnel. S'y retrouvent chaque mois des amitiés nouées
à Esprit et quelques représentants de ce milieu de chômeurs
intellectuels, philosophes et théologiens réduits à l'inaction par la
guerre 20. A la Libération, la reprise d'une vie spirituelle et
17. Il est retracé par l'intéressé lui-même, dans la préface d'Accords et
dissonances, pp. 9-17.
18. D'où la présence active, à Dieu vivant, d'esprits qui ont été proches de
ce mouvement : G. Bataille, par exemple.
19. D. V., n° 16, liminaire, p. 14, M. M [oré]. Écrit à l'occasion de la mort
de Mounier, il est repris, de manière significative, à la fin d'Accords et
dissonances, comme pour mieux marquer la rupture.
20. Témoignages concordants de P. Klossowski (D. V.t n° 11, p. 84) et de
M. More in La foudre de Dieu, pp. 7-15.
52 , E. FOUILLOUX

intellectuelle bientôt bouillonnante rend moins nécessaires et


donc moins régulières les réunions parisiennes autour de M. More.
Elles sont alors relayées par les cahiers Dieu vivant, pris en
charge par certains de leurs habitués et qui assurent le
débouché au plein jour de ces elaborations privées 21.

2° Une double et vigoureuse réaction.

Ce cheminement personnel — de l'« incarnation » à l'«


eschatologie » — n'est pas isolé. Il s'inscrit au contraire dans un
mouvement d'ensemble qui est l'un des traits caractéristiques de la
période 1940-1950, sur le plan de l'histoire des idées : une grave
crise conduit beaucoup d'esprits à désespérer du monde présent et
à se retourner, par désenchantement vers l'attente d'un avènement
ou d'une chute eschatologique.
Le monde moderne et l'homme du xxe siècle sont les premiers
visés. A l'euphorie du premier après-guerre, à l'« optimisme
tragique » mais fertile des années 30, succède l'abattement devant la
conflagration mondiale. « Un abîme s'est ouvert sous nos pas,
constate G. Marcel. Je serais tenté de penser ici à l'éruption qui
révèle la présence d'un foyer central, dont l'existence était
insoupçonnée, mais qui cependant était là, et persiste » 22. Sans ce brusque
changement de climat historique, le renouveau eschatologique, et
donc Dieu vivant, seraient incompréhensibles.
Même s'ils ne sont pas évoqués très fréquemment, les grands
événements contemporains apparaissent constamment en filigrane,
et toujours dans ce qu'ils ont de plus négatif. Le nihilisme nazi
subit une critique d'ordre philosophique 23, rendue plus
oppressante par la référence omniprésente à l'univers
concentrationnaire, auquel un rescapé, J. Cayrol, consacre une méditation et
que G. Marcel va jusqu'à assimiler à « la figure anticipée et sinis-
trement caricaturale du monde qui vient » 24. La bombe atomique
est une autre preuve de la déchéance humaine et manifeste le
« pouvoir de dissolution qu'exerce la science » 25. Quant à la guerre
froide qui s'instaure dès 1947, elle présente peu d'intérêt pour
Dieu vivant et lui permet seulement de renvoyer dos à dos « deux

21. La discussion sur le péché (n° 4, pp. 83-133) et l'exposé de Mounier,


« Les cinq étapes d'Esprit » (n° 16, pp. 37-53), en proviennent directement.
Selon le témoignage de M. More, les comptes rendus de séances,
dactylographiés à mesure, ont été perdus.
22. « Pessimisme et conscience eschatologique », D. V., n° 10, p. 121.
23. « La révolution du nihilisme », D. V., n° 12, pp. 127-134, par P. Debray.
24. « Pessimisme et conscience eschatologique », D. V., n° 10, p. 125. .
25. D. V., n° 7, liminaire, p. 7. Il est signé par M. More, L. Massignon et
B. Parain.
« DIEU VIVANT » 53

technocraties sans âme et sans amour » * entre lesquelles les


cahiers se refusent à choisir.
Pour eux, ces catastrophes historiques sont les signes de maux
plus graves. De ce triste constat de situation à la dénonciation
de la « toute puissance de la technique » qui caractérise notre
monde, il n'y a qu'un pas et qui est vite franchi. Parfois agent
radical de destruction, elle peut être aussi facteur de déshumanisa-
tion lente : on dénonce déjà l'emprise des moyens de
communication de masse 27 et surtout la diffusion de l'industrialisation,
ses « vices inhérents » et le danger qu'elle a représenté et représente
encore « pour la vie morale et religieuse de l'Occident » 28.
Cependant, le progrès technique n'est lui-même que l'un des
fruits de la science contre laquelle porte l'essentiel d'une
argumentation maintes fois reprise 29. Dans ce procès, trois preuves
aboutissent à une condamnation sans appel qui fait de l'accusée le
« cancer de notre culture profane » 80. En premier lieu, la science
moderne est essentiellement athée, négatrice de Dieu 31. De plus,
et c'est peut-être là le principal grief, elle « usurpe la place de
Dieu »32, elle « prétend se substituer à l'Église pour assurer aux
hommes un salut terrestre » 33. Cette volonté impérialiste et
idolâtre justifie, à elle seule, l'entrée en lice de Dieu vivant : « aussi,
les cahiers en s'engageant à fond dans le débat sur la science ont-
ils cru bon de souligner avec force qu'elle n'était pas une
nouvelle forme de salut » 3*. Enfin, en dépit d'une remarquable et
redoutable efficacité matérielle, elle reste fondamentalement
impuissante : comment éviter, par exemple, que le médicament,
encore à inventer, qui guérira la lèpre, « dans son système de
laïcisation de la médecine », ne « la dévie de sa finalité de guérir le
malade pour la vie éternelle, la seule à la longue qui importe » ^ ?
demande L. Massignon. Ces refus s'insèrent dans une lignée
spirituelle qui, de Bloy à Bernanos, voit dans la science et ses
applications une menace pour l'homme et pour Dieu. On craint moins
un nouvel assaut du scientisme dont l'agressivité a bien diminué
depuis le siècle passé, qu'un envahissement pragmatique et quo-

26. D. F., n° 14, liminaire, p. 7, L. M[assignon].


27. D. V., n° 12, liminaire consacré par M. More à la vertu du silence.
28. D. V., n° 3, liminaire, p. 8, M. M[oré].
29. D. V., n° 7, liminaire, p. 11 : « la science pure ouvre la marche, la science
appliquée suit immédiatement derrière ».
30. D. V., n° 4, liminaire, p. 8, L. Mfassignon].
31. D. V., n° 7, liminaire, p. 10 : « la séparation d'avec Dieu qui conditionne
le plus souvent ses démarches implique un comportement de l'homme vis-à-vis
de lui-même et du monde qui correspond à un rejet de Dieu ».
32. Ibid.
33. Ibid., p. 7.
34. D. V., n° 13, liminaire, p. 8, signé M. M[oré].
35. D. V., n° 10, p. 10.
.
54 E. FOUILLOUX

tidien, rendu plus proche et plus horrible par la guerre. Cependant,


science et technique ne sont pas restées sans avocat : tour à tour,
le R. P. Russo, s. j. M, et Mounier 37 ont réclamé pour elles le
bénéfice de l'ambiguité ; comme tout ce qui vient de l'homme, elles
représentent à la fois une possibilité d'aliénation et une nécessité
bienfaisante qu'il serait vain de vouloir méconnaître 38. Dans ce
débat, Dieu vivant maintient ses positions, appuyées sur le désa-
busement de certains savants, comme Einstein, à l'égard de leur
discipline 39.
D'ailleurs, pour les cahiers, la mise en question de la science n'est
qu'une étape sur le chemin de remises en cause beaucoup plus
profondes et radicales : à travers elle, ce sont quelques-unes des idées
directrices du monde contemporain qui sont visées. Lorsque le
R. P. Daniélou écrit: « nous ne croyons pas à la civilisation et au
progrès » 40, il se fait l'interprète d'une pensée qui dénonce les
nouveaux mythes forgés par l'homme moderne et cruellement
ébranlés par l'histoire ; mais, en même temps, il cherche à ruiner
une autre idole dans laquelle trop d'êtres ont investi leurs espoirs
de salut. Une démarche parallèle conduit Dieu vivant à s'interroger
sur l'agent de ces transformations, c'est-à-dire la raison humaine 41.
On ne la refuse pas, mais on se défie de son emprise croissante et
de ses velléités totalitaires : encore une fois, la progression du
rationnel ne rejette-t-elle pas le spirituel hors du monde 42 ?
Cette crainte constante de voir Dieu dépossédé de ses
prérogatives dans un monde guidé par le nouveau Prométhée issu de la
révolution industrielle et scientifique, culmine en une double et
globale condamnation : d'une part, celle du « monde de
l'asservissement et de la destruction » *3, « blessé par le péché et la
mort » **, « assujetti au Prince du mensonge » ** ; d'autre part,
celle de l'homme qui l'habite, « accablé ou amèrement orgueil-

36. D. V., n° 8, lettre à la rédaction, pp. 139-142.


37. De manière indirecte, dans sa conférence « La machine en accusation »,
à la première Semaine du Centre d'études sociologiques de Paris, en juin 1947.
Elle est reprise dans La petite peur du XXe siècle.
38. Oeuvres, t. III (éditions du Seuil, 1963), p. 389 : « Par la technique,
l'homme objective son activité et s'objective lui-même... Ces médiations
sont les moyens d'existence nécessaires à un esprit vivant dans le monde.
Là où il y a médiation, l'aliénation guette... Mais veiller à la pente de
l'aliénation n'implique pas de refuser la médiation ».
39. D. V., n° 10, liminaire, p. 7.
40. D. V., n° 20, « Dieu pour quoi faire? », p. 131.
41. « D'ailleurs, visant les mathématiques, n'attaquez-vous pas la raison
elle-même...? » demande le R. P. Russo, D. V., n° 8, p. 140.
42. D. V., n° 11, liminaire, p. 9, où M. M[oré] vise « cette dialectique que
Satan jette comme un filet sur le cosmos, pour en masquer le drame essentiel
aux hommes ».
43. D. V., n° 16, liminaire, p. 11, M. M[oré],
44. D. V., n° 10, liminaire, p. 11, L. M[assignon].
45. D. V., n° 7, liminaire, p. 13 (en collaboration). ,
« DIEU VIVANT » 55

leux » M, balloté entre un fol espoir et une misère sans fond. La


revue s'en tient délibérément à l'une des visions de l'univers qui,
de la Chute à l'Apocalypse, traverse la Bible : il est la demeure
de Satan, la déformation caricaturale de la Création divine.
En conséquence, toute tentative humaine pour échapper à cette
pesanteur est vouée, par avance à l'échec : l'humanisme « qui sépare
l'homme de sa part divine » *7 est une tentation vaine et
vigoureusement repoussée par Dieu vivant. Déjà, la simple hypothèse de sa
possibilité est la preuve d'un idéalisme proche de la naïveté 48, mais
le danger principal réside ailleurs : tout humanisme n'a-t-il pas
comme visée ultime cette « religion de l'homme » qui, selon le
R. P. Daniélou est « la grande idolâtrie de notre temps » ** ?
Dans ce pessimisme foncier, il est bien délicat de distinguer les
craintes légitimes du refus de la modernité prise comme un tout,
auquel bien des textes font penser. D'où le rapprochement opéré
par certains critiques entre Dieu vivant et le traditionalisme d'un
R. Guenon 50. Quoiqu'il en soit, ces non possumus ou du moins
cette méfiance devant le monde donnent à Dieu vivant sa tonalité
propre ; ils sont le premier temps, indispensable, de toute prise
de conscience eschatologique. Une vision semblable, bien que plus
sombre encore, est à l'origine de nombreux mouvements
messianiques 51.
Malgré son renom dans les milieux intellectuels, Dieu vivant ne
peut guère nourrir d'illusions sur l'impact de ses prises de position
à l'échelon de la société globale. En revanche, revue chrétienne,
son influence risque d'être plus importante dans les milieux
d'Église auxquelles elle s'adresse tout particulièrement : « II nous
semble que c'est au cœur même de l'Église, parmi ses théologiens
que se joue aujourd'hui la partie » 62. Après avoir pris ses distances
à l'égard du monde moderne, la revue se démarque
symétriquement d'un christianisme qui s'est compromis avec lui, d'« un
certain christianisme dégradé qui a perdu son caractère de foi
vivante pour n'être plus qu'une structure sociale » 53. Ce meurtre
de Dieu dont se vante l'existentialisme, Dieu vivant accuse des
chrétiens d'en avoir été les complices.

46. D. V., n° 9, liminaire, p. 7, M. M[oré].


47. D. V., n° 5, liminaire, p. 9, M. M[oré] et B. P[arain].
48. D. V., n° 10, liminaire, L. Mfassignon], p. 11 : « S'imaginer qu'un nouvel
humanisme est réalisable par la seule force conjuguée de nos pluralismes nous
ramène à l'illusion des francs-maçons idéalistes du xvme siècle avec leur
humanité asymptote à l'éternelle cité ».
49. D. V., n° 20, « Transcendance de Dieu », p. 21.
50. Il est explicitement fait par le R. P. Russo, D. V., n° 8, p. 140.
51. Ce thème affleure constamment chez Muhlmann, op. cit., p. ex., p. 225,
comme contrepoint de la volonté de retour à une pureté originelle. .
52. D. V., n° 15, liminaire, p. 14-15, par M. M[oré].
53. D. V., n° 1, liminaire, pp. 5-6 (non signé).
56 E. FOUILLOUX .

Sur ce terrain, la principale accusée est la notion d'« incarnation »


du christianisme qui a joué un rôle capital dans l'immédiat avant-
guerre, a mal supporté l'épreuve et fait l'objet, la paix revenue,
d'une large critique que, pour sa part, Dieu vivant mène de façon
vive et systématique 54. Abordée sous la forme d'aphorismes par
le R. P. de Lubac, s. j., qui livre là ses premiers « Paradoxes b65,
elle est élargie à ses dimensions proprement théologiques par le
R. P. Daniélou : à Merleau-Ponty, mais surtout aux chrétiens
qu'elle attire, il fait remarquer que « l'incarnation est la
dégradation de la transcendance en immanence, le passage de la
religion de Dieu à celle de l'homme » 56. Dans Histoire marxiste et
histoire sacramentaire, le R. P. Daniélou s'en prend directement
à la revue Jeunesse de l'Église et à son inspirateur, le R. P. Montu-
clard, o. p., avec lesquels Dieu vivant se sent en désaccord formel
sur ce point. En fait d'incarnation et « pour s'opposer au
marxisme », ne propose-t-on pas « une doctrine sociale qui en est une
réplique chrétienne » 57? Selon lui, les « humanismes équivoques »
déjà critiqués ne sont pas le fait des seuls incroyants : il arrive aussi
que, sous prétexte d'incarnation, des chrétiens y sacrifient, voire
les prêchent.
Il est à noter que, dans ce concert contre ce qui semble être le
vent dominant dans l'Église de France 58, la revue s'attaque
surtout à une conception sociétaire et institutionnelle de
l'incarnation, celle-là même qui a sous-tendu les efforts de l'Action
catholique naissante et que les tentatives missionnaires issues de la
guerre tentent de renouveler. C'est à la civilisation chrétienne 69
et à la nouvelle chrétienté en gestation que vont les
principales critiques : « il faut, dit-on encore, « rechristianiser » la
société. Pense-t-on que quelques bonnes vertus chrétiennes, si elles
venaient s'insérer dans les rapports sociaux, changeraient quoi que
ce soit à la marche de l'Histoire? » 80. Une simple comparaison

54. Sur ce thème de l'incarnation, se référer à la première partie de l'ouvrage


cité de Dom Besret, pp. 19-104, et surtout au chapitre III, « Incarnation,
signe de contradiction », pp. 64-104.
55. D. V ., n° 2, p. 46 : « En voulant « incarner » le christianisme, il arrive
que réellement on le désincarné, en le vidant de lui-même. On le perd, en
l'enlisé dans la politique, ou, au mieux, dans la morale... ». « Quel beau plan
de christianisme incarné Satan présentait à Jésus dans le désert ! ».
56. D. F., n° 6, « Transcendance ou incarnation », p. 93. Cf. Dom Besret,
pp. 77-78.
57. D. V., n° 13, p. 99.
58. Dont, par ailleurs, les initiatives sont envisagées avec sympathie.
Cf. « Situation du catholicisme en France », n° 27, pp. 107-123, par L. H.
Parias.
59. D. V., n° 20, « Dieu pour quoi faire? » par le R. P. Daniélou, p. 131 :
c Nous ne croyons pas beaucoup à l'idée de civilisation chrétienne, surtout
quand elle obscurcit le caractère essentiellement eschatologique du
christianisme ».
60. D. V., n° 5, liminaire, p. 9, par M. M[oré] et B. P[arain].
« DIEU VIVANT » 57

avec l'article où, dans la Vie intellectuelle, E. Gilson prône


« l'Esprit de chrétienté » permet de mesurer l'étendue des
divergences à l'intérieur des milieux chrétiens en France, après 1945 61.
Dieu vivant a bien conscience que les options qu'il refuse
supposent une théologie de l'histoire qui accorde quelque crédit à
l'activité humaine. De même, ses propres convictions s'enracinent
dans une synthèse qui fait l'objet de nombreuses mises au point
et à laquelle sont conviées les horizons les plus divers 62 : aux voix
catholiques, comme celles des RR. PP. Fessard et H. Rahner,
s. j. •*, s'ajoutent des tonalités protestantes M ou même beaucoup
plus lointaines, puisque l'expérience hindoue est également mise à
contribution 65. De cet ensemble, une pensée se dégage, celle du
R. P. Daniélou, qui intervient fréquemment sur ce sujet. Il n'est
pas question ici de l'analyser en détail, car elle dépasse largement
le cadre de Dieu vivant 66. Notons simplement que la démarche
est ternaire : le premier temps est une relativisation radicale de
l'histoire des hommes et du monde, ainsi qu'un scepticisme marqué
à l'égard des possibilités d'évolution positive, et a fortiori de salut,
dans et par l'histoire : « ... cette espérance humaine... est un mythe
sans consistance, un grossier slogan... Le vrai opium du peuple,
qui détourne des tâches réelles, c'est le mythe du paradis
terrestre » 67. La mise en garde s'adresse bien évidemment au marxisme,
mais aussi à d'éventuels émules chrétiens. Puis est posée
l'affirmation centrale, selon laquelle la véritable « histoire du monde, au
sens chrétien du mot, c'est essentiellement l'Histoire Sainte, celle
des grandes œuvres de Dieu à travers le temps, dans lequel, II
construit l'humanité véritable, la cité éternelle » 68. Dans ce schéma,
le pessimisme premier est dépassé en un optimisme fondamental,
mais nettement eschatologique. Cependant, et c'est le dernier
volet du triptyque, Dieu n'est pas seul dans le monde, il y a
l'homme et le péché ; le temps devient donc le théâtre d'une lutte
entre « le monde des forces historiques d'un côté, de la cité
charnelle et de sa dialectique, et le monde de l'Histoire Sainte de l'autre,
du Royaume de Dieu » 89.
61. La Vie intellectuelle, février 1945, pp. 18-36.
62. C'est l'une des préoccupations principales des cahiers qui y consacrent
14 articles et chroniques, soit environ 5 % de la surface imprimée.
63. D. V., n° 8, « Théologie et histoire », pp. 39-65 ; D. V., n° 10, « La
théologie catholique de l'histoire », pp. 93-115.
64. E. Brunner, c La conception chrétienne du temps », D. V., n° 14,
pp. 17-30.
65. J. Monchanin, « Le temps selon hindouisme et christianisme », D. V.,
n° 14, pp. 111-120.
66. Se reporter au recueil d'articles Essai sur le mystère de l'Histoire
(éditions du Seuil, 1953), ainsi qu'au livre du R. P. Lebeau, op. cit., pp. 41-63.
67. D. V., n° 20, « Dieu pour quoi faire? », pp. 129-130.
68. D. V., n° 13, « Histoire marxiste et histoire sacramentaire », p. 100.
69. D. V., n° 6, c Transcendance ou incarnation? », p. 92.
58 E. FOUILLOUX .

Cette elucidation de l'histoire qui doit beaucoup au modèle


augustinien est reprise dans les liminaires, mais avec une palette
encore plus sombre. Le terme est préféré au difficile
cheminement 70 et la lutte est dramatisée en un gigantesque affrontement
cosmique, « une guerre d'extermination entre un Agneau chétif
et sanglant — mais dont la victoire est certaine — et les Puissances
des Ténèbres » 71, selon des images empruntées directement à
l'Apocalypse.
En dépit de nettes différences d'accent, nous ne pouvons, au
point où nous sommes arrivés, que constater l'unité doctrinale de
Dieu vivant : le R. P. Daniélou est plus serein, plus mesuré que
M. More ou L. Massignon, mais il n'en est pas moins ferme. Dieu
vivant est d'abord l'expression d'une vive réaction à l'égard du
monde issu de la seconde guerre mondiale et de ceux qui, surtout
s'ils sont chrétiens, prétendent le transformer et même le faire
échapper à la condamnation qui pèse sur lui. Ce sursaut répond à
un jugement qui oscille entre le scepticisme et le pessimisme le
plus total. Ainsi, les cahiers se soumettent à la règle qui fait de la
majorité de ces mouvements le contre-coup, le choc en retour
d'une crise sociale et religieuse violemment ressentie 72.

III. — L'affirmation eschatologique de


« DIEU VIVANT ».

Cependant, cette série de refus ou d'interrogations serait


inintelligible, coupée du témoignage positif qui l'accompagne, lequel
est le message de Dieu vivant, la réponse qu'il apporte à cette crise
de conscience de l'humanité et plus précisément des Églises.
L'espérance eschatologique est au cœur de cette réponse. Bien
qu'elle soit ressentie et proclamée selon deux modes assez
différents, elle n'en donne pas moins naissance à une conception très
nettement définie et originale de la vie chrétienne, que Dieu
vivant propose à ses lecteurs et par delà, à toute l'Église.

1° Apocalypse ou Transcendance?
Aux condamnations les plus radicales du monde, de la science
et de l'histoire, aux images les plus fortes du combat entre Ténè-

70. D. V., n° 21, liminaire, p. 13, par M. M[oré] : a les dix premières heures,
c'est-à-dire le temps tout entier, l'histoire toute entière ne valent pas plus que
cet instant ineffable ».
71. D. V., n° 2, liminaire, p. 8, par M. M[oré].
72. Cf. Mûhlmann, op. cit., et M. I. Pereira de Queiroz, Réforme et
révolution dans les sociétés traditionnelles. Histoire et ethnologie des mouvements
messianiques (éditions Anthropos, Paris, 1968), 394 pages.
« DIEU VIVANT » 59

bres et Lumière, répondent, sous la plume de G. Marcel, L. Massi-


gnon ou M. More, Jes convictions eschatologiques les plus
tranchantes. Leur point de départ est une simple constatation : dans
les Églises, on ne prêche plus guère l'annonce de la Fin des Temps
pourtant inaugurée par la Résurrection du Christ, pas plus que
celle de Son retour. Les chrétiens ressemblent fort aux vierges
folles, ils ont oublié « que la Trompette du Jugement peut se faire
entendre d'un instant à l'autre » 73, ils ont exorcisé leurs craintes
par la mise sous le boisseau de cette vérité troublante. Dieu vivant
se donne comme première tâche de la leur rappeler sans
discontinuer 74. Jusque là, rien que de très classique dans cette référence
à l'Espérance qui est le fondement de toute foi chrétienne. La
note spécifique, c'est la certitude que les cataclysmes historiques
qui viennent de se produire précèdent immédiatement l'ultime
événement : G. Marcel ne fait qu'illustrer une croyance alors assez
répandue, et ceci bien au-delà des sphères chrétiennes, lorsqu'il
reprend à son compte le témoignage du philosophe suisse Max
Picard : « Je suis convaincu que nous arrivons au terme de
l'histoire. Il est probable que beaucoup d'entre nous serons témoins
de l'événement apocalyptique qui en marquera le dénouement » 75.
Conscient de cette imminence, G. Marcel reproche aux chrétiens
« posés » et installés d'admettre. « spontanément que cette idée
relève d'un pessimisme obscurantiste qui nous a été légué par le
Moyen Age et qui risque toujours de surgir à nouveau, à la faveur
des crises » 76. Remarquons cependant, avec Mounier, que cette
« petite peur du xxe siècle » intervient trop près du conflit mondial
pour qu'il n'y ait pas quelque corrélation 77 !
La guerre et ses drames, cette psychose de fin d'un monde
s'accompagnent, dans les milieux chrétiens, d'un vif regain
d'intérêt pour le livre de l'Apocalypse, qui est antérieur à Dieu vivant,
mais dont il se fait l'écho avec insistance. C'est ainsi que les cahiers
accueillent quelques éléments du débat exégétique et théologique
qui se poursuit, depuis la parution de son commentaire, entre le
R. P. Féret, o. p. 78, et le R. P. Huby, s. j., autour de la
signification historique du dernier livre du Nouveau Testament : tandis
que le premier s'oppose à toute minimisation de celle-ci 79, le second

73. D. V., n° 1, liminaire non signé, pp. 9-10.


74. Ibid.
,

75. D. V., n° 10, « Pessimisme et conscience eschatologique », p. 119 ; texte


déjà cité par Dom Besret, op. cit., p. 125, qui décrit bien ce climat.
76. Ibid., p. 120.
77. Oeuvres, tome III, (éditions du Seuil, 1963), p. 349 : c Aucune déduction
théologique, aucune interprétation scripturale ne nous engage donc, plus
précisément qu'un autre âge de l'histoire, à renouveler l'illusion d'optique
de nos ancêtres de l'an 50 ou de l'an 1000. La Parousie est un mystère ».
78. L 'Apocalypse, vision chrétienne de V histoire (éditions Corréa, 1943).
79. D. V., n° 2, « Apocalypse, histoire et eschatologie chrétienne », p. 127 :
60 E. FOUILLOUX

se refuse à voir dans la prophétie « une histoire anticipée de


l'avenir, suivant la mesure du temps » 80. Entre ces deux positions, la
direction de la revue n'éprouve guère de difficulté à fixer son
choix : « l'Apocalypse est non une prédiction à la Nostradamus,
mais une prophétie... Elle annonce bien les événements des
Derniers Temps » 81 ; comme la première venue du Christ a marqué
le commencement de ceux-ci, c'est bien de notre histoire qu'il est
question dans l'Apocalypse, sous forme symbolique certes, mais
non moins réelle pour autant.- Dans la prise au sérieux, sinon à la
lettre, de ce qui y est dit, Dieu vivant va donc plus loin que le R. P.
Féret. L'Apocalypse est lue à la lumière des événements
contemporains qui incitent à en privilégier les aspects dramatiques ou
catastrophiques aux dépens de l'immense espoir qu'elle renferme
aussi : « Qu'est-ce que l'Apocalypse? Un chant de catastrophe? »,
se demande Mounier. « Pas du tout : un poème de triomphe,
l'affirmation de la victoire finale des justes et le chant délirant du
règne final de la plénitude... », répond-il, ce qui revient
implicitement à reprocher à Dieu vivant de projeter son propre
pessimisme historique sur le texte néo-testamentaire 82. Dans la même
ligne de pensée d'une catastrophe apocalyptique, se situe l'intérêt
de la revue pour le message secret de la Salette, qui n'a pas été
reconnu officiellement par l'Église, mais qui, de L. Bloy à J. Mari-
tain et... L. Massignon, n'en conserve pas moins de fervents
défenseurs 8S. En revanche, l'absence de toute référence à Fatima
distingue nettement la revue du courant conservateur.
Cette insistance sur le passage à la limite, très caractéristique
de la jeunesse de Dieu vivant, tend à s'estomper ou du moins à
s'entourer de précautions et de nuances à partir de 1950. Est-ce
le départ de certains animateurs, L. Massignon en particulier, ou,
plus profondément, la permanence d'un monde qui, pour être
idéologiquement coupé en deux, n'en continue pas moins d'exister?
Faute de preuves formelles, il n'est possible que de constater
l'évolution : l'affirmation eschatologique demeure, mais on s'efforce
de la préserver de toute contamination et de toute équivoque.
L'illuminisme, ce « catholicisme d'eau trouble », inventé par Dos-

« Mais qu'au-delà de ces événements proches, voire contemporains, la


perspective prophétique ne s'étende jusqu'à la fin des temps et ne nous en précise
certaines données caractéristiques... voilà qui me paraîtrait non seulement
réduire vraiment à peu de choses le grand message de la Prophétie johannique,
mais encore constituer la négation même du genre littéraire eschatologique ».
80. D. V., n° 5, « Autour de l'Apocalypse », p. 128.
81. D. V., n° 20, liminaire, p. 13, par M. M[oré].
82. « Pour un temps d'Apocalypse », conférence à l'U. N. E. S. C. O.,
reprise dans La petite peur du XXe siècle (Oeuvres, t. III, p. 345).
83. D. V., n° 7, « La Salette », par L. Massignon, pp. 19-33, et la polémique
qui s'ensuit avec le R. P. Jaouen, missionnaire de la Salette et défenseur de
la thèse officielle [D. V., n° 9, pp. 155-156). ,
« DIEU VIVANT » 61

toïevsky en la personne d'Aliocha Karamazov, est opposé à


« l'illumination chrétienne authentique » d'un saint Paul, qui sait
rester « toujours dans l'axe de l'Église, en communion avec l'Église,
pour l'édification de l'Église » 84. Et lorsqu'est dénoncé le « goût
prononcé » des chrétiens de l'après-guerre pour un mysticisme
trop exalté, on ne peut s'empêcher de penser que la revue revient
sur quelques-unes de ses positions de pointe antérieures 85.
Aux appréciations les plus équilibrées sur le monde et l'histoire,
correspondent également les enseignements les plus pondérés sur
l'avenir chrétien. Certes le R. P. Daniélou s'inscrit totalement
dans la perspective eschatologique qui, selon lui, est la seule
véritablement chrétienne 86 ; certes, dans le vif de la controverse, ne
craint-il pas de rappeler « que tout ce qui est construit en dehors
de Dieu est voué à la destruction et sera consumé dans le feu du
Jugement » 87. Cependant, sur les circonstances de celui-ci, il reste
plus discret que ses amis. Devant les tenants de l'incarnation du
christianisme, quand M. More ou L. Massignon répondent
Apocalypse ou fin des temps prochaine, il répond Transcendance de
Dieu. Face au péril croissant d'un humanisme devenu religion
de l'homme, il suffit de proclamer que « Dieu seul est Dieu » 88, donc
seul sauveur et maître du monde. De « Transcendance ou
incarnation » à « Dieu pourquoi faire ? », en passant par « La jalousie de
Dieu » 89 et « Transcendance de Dieu », affleure le souci de préserver
l'Autre, le surnaturel, d'un engluement dans la matière, d'une
annexion par l'homme. Les droits de l'action ne sont pas niés,
mais seconds et dérivés, puisque l'incarnation véritable ne peut
être que « transcendance communiquée » 90. Entre ce
surnaturalisme, d'aucuns diraient maintenant ce « verticalisme », et l'apo-
calyptisme pessimiste qui vient d'être décrit, la différence d'accent
est notable.

2e Pour un christianisme eschatologique.

Ces deux idées-forces, transcendance de Dieu et sens


eschatologique, ne doivent pas rester abstraites, mais inspirer toute vie
de foi : « l'eschatologie n'est pas, comme le pensent tant de chrétiens
tournés exclusivement vers le monde, une doctrine tout juste
bonne à entretenir la verve des théologiens : elle se vit quotidien-

84. D. V., n° 23, liminaire, p. 14, par M. M[oré]. ,


85. D. V., p. 19.
86. D. V., n° 6, « Transcendance ou incarnation », p. 96.
87. D. V., n° 20 « Transcendance de Dieu », p. 22.
88. Ibid.
89. D.V., no 16, pp. 63-73.
90. D. V., n° 6, c Transcendance ou incarnation », p. 95.
62 E. FOUILLOUX

nement » 91. Afin de le mettre en évidence, Dieu vivant propose


à son public un véritable modèle de vie chrétienne résumée en une
formule empruntée à Charles de Foucauld : « vivre comme si nous
devions mourir martyr aujourd'hui » 92.
Le niveau supérieur, l'idéal est bien entendu l'attente de la
Parousie espérée toute proche. Toutefois, cette attente ne saurait
demeurer purement passive, car, comme tout homme, le chrétien
est, bon gré mal gré, l'acteur du combat qui se déroule dans le
monde entre Ténèbres et Lumière et il lui est demandé de se placer
dans le bon camp. Ainsi s'opère un glissement vers l'anticipation,
aussi imparfaite soit-elle, de la réalisation eschatologique : ce
passage est commun à la plupart des courants de ce type, dans
l'histoire, car la position d'attente n'est pas tenable très longtemps.
La pièce maîtresse et le préalable indispensable sont la conversion :
« le christianisme eschatologique exige la conversion du cœur, la
metanoia » 93 ; cet appel si caractéristique des mouvements
messianiques ou de professants M revient comme un leitmotiv dans Dieu
vivant, qui s'intéresse beaucoup aux expériences de convertis :
articles ou chroniques tentent de décrire l'itinéraire spirituel d'un
Huysmans 95 ou d'une S. Weill 98. Par delà les retournements
individuels qui doivent s'étendre par contagion, Dieu vivant en
appelle à une réforme de l'Église, pour que le sel retrouve sa
saveur, c'est-à-dire que tout un aspect du message, escamoté par
conformisme au monde, soit réhabilité, dans la théologie aussi bien
que dans la prédication : « il faudrait tout de même, que la
chrétienté, affalée depuis des siècles, dans son bien-être et ses modes, se
redresse » 97, « que l'Église n'oublie pas sa mission historique... :
hâter par ses prières et sa psalmodie l'heure de la Parousie qui doit
libérer le monde » 98. Ce dynamisme explique la place tenue par
Dieu vivant, en dépit de divergences théologiques ou
philosophiques, aux côtés d'organes comme Esprit ou la Vie intellectuelle,
dans le renouveau de l'Église de France après 1945.
Le christianisme eschatologique, selon Dieu vivant, se reconnaît
à deux traits fondamentaux. C'est, tout d'abord, un christianisme
de la Croix, qui ne fait pas l'économie du « péché et de la douleur »

91. D. V., n° 11, liminaire, p. 8, par M. M[oré].


92. D. V., n° 2, liminaire, p. 10 où on lit encore : « que l'attente de
l'Événement merveilleux nous maintienne sans cesse en état d'alerte, de tension
suprême » (M. M.).
93. D. V., n° 20, liminaire, p. 10, par M. M[oré].
94. Cf. J. Seguy, Les sectes protestantes dans la France contemporaine
(Beauchesne, 1956), pp. 210-216.
95. « Aspects de la grâce chez J. K. Huysmans », par P. Cogny, D. V., n° 16,
pp. 139-145.
96. « La pensée religieuse de Simone Weill », par M. More, n° 17, pp. 37-68.
97. D. V., n° 14, liminaire, p. 11, par L. Mfassignon].
98. D. V., n° 6, liminaire, p. 13, par M. M[oré].
« DIEU VIVANT » 63

mais qui repousse « l'idole du bonheur » 10°. Un liminaire entier


est consacré à la nécessité de la souffrance 101, tandis qu'un autre
est une méditation sur la Croix, à la lueur de l'expérience de la
déportation 102. La discussion sur le péché 103, l'article du R. P.
Bouyer sur « le problème du mal dans le christianisme antique » 104
et les réflexions autour du martyre, rejoignent ces préoccupations.
Parallèlement, sont soulignées les difficultés inévitables de la vie
spirituelle ainsi que le caractère indispensable de l'ascèse : dans
ce sens, la revue apporte sa contribution au débat engagé dans
les milieux catholiques sur le monachisme comme image de la vie
parfaite 105 et amorce une justification du pèlerinage 106. Ce
christianisme de l'effort, de la « porte étroite », prolonge une tradition
dont les représentants les plus récents, Bloy, Bernanos, G. Greene
sont fréquemment invoqués. Il est en vigoureuse réaction contre
ce penchant à la facilité, à l'optimisme béat que Dieu vivant croit
percevoir à l'intérieur de l'Église, et, dans cette mesure, il est
bienfaisant : les chrétiens, « il faut périodiquement que les rudoient
ces prophètes abrupts, sensibles surtout au tranchant de la
doctrine, à l'étroitesse du chemin, au mystère des vérités, à
l'intransigeance des appels ». Mais il est aussi le reflet pratique de « je ne
sais quelle maladie morose ou amère » 107, la projection d'un
pessimisme délibéré.
C'est également un christianisme de la simplicité, de l'abandon
confiant à Dieu, qui répugne aux interprétations savantes mais
dépourvues de saveur spirituelle. Si la science profane est
inadéquate à son objet, combien plus les sciences religieuses. Dans
cette ligne se situent les critiques à l'égard de la théologie
spéculative, de l'exégèse littérale et de la sociologie religieuse : « Les
progrès des Atlas de la pratique religieuse, que l'on dresse avec le
pourcentage des « pascalisants » et des « messes »... nous amènent à
cette conviction fondée : il y a bien une géographie spirituelle du
monde, mais cette géographie est dynamique » 108, et elle échappe à
une comptabilité trop précise. Face à cette intellectualisation dessé-

100. D. V., n° 6, liminaire, p. 13, par M. Mforé].


101. Le liminaire du n° 13, par M. M [oré].
102. D. V., n° 8, par J. Cayrol.
103. D. V., n° 4, pp. 83-133.
104. D. V., n° 6, pp. 17-42. Il est à noter que le R. P. Bouyer, qui a pu
apparaître comme le principal tenant d'une eschatologie pessimiste (cf. Dora
Besret, op. cit., pp. 140-144,) intervient peu sur ce sujet, de manière directe,
dans Dieu vivant.
105. D. V.f n° 7, Bios angelikos, par Agnès Lamy, pp. 59-77.
106. D. V., n° 14, liminaire, pp. 7-14, par L. M[assignon].
107. E. Mounieh, conférence à l'U. N. E. S. C. O. citée (Oeuvres, t. III,
347>
108. D. V., n° 14, liminaire, p. 7, par L. Mfassignon]. Cette affirmation rejoint
d'ailleurs le souci de la sociologie religieuse qui ne saurait être assimilée à un
simple comptage.
64 E. FOUILLOUX

chante du christianisme, Dieu vivant exalte l'esprit d'enfance


prôné par l'Évangile et dont les apparitions mariales du xixe siècle
montrent bien qu'il a la faveur de Dieu : contre « un vieillissement
sensible... dans tout le domaine de la vie spirituelle », pourquoi
cet apport de fraîcheur « ne sauverait-il pas le monde moderne
tenté par le suicide cosmique? » 109. Dans le même registre prend
place un plaidoyer pour le silence — « cessation de la réflexion
rationnelle, qui laisse la Parole de Dieu se déposer lentement,
paisiblement au fond du cœur » 110 — et une défense et illustration
du miracle, « préfiguration de ce qui se passera au Dernier jour...
événement d'essence proprement eschatologique » m. Accepter
l'intervention directe de Dieu dans le monde, c'est une nouvelle
fois reconnaître sa toute puissance, sa totale liberté et interdire à
l'homme de le reléguer dans un ciel hypothétique 112.
La triple nécessité, — de la conversion, d'un christianisme tout
à la fois difficile et confiant — , débouche sur une recherche qui se
doit sans relâche, celle de la sainteté : « personnage essentiellement
eschatologique », le saint « est déjà le Royaume inséré dans
l'Histoire, l'anticipation du siècle futur » 113. Son modèle de sainteté,
Dieu vivant le trouve en Thérèse de l'Enfant Jésus qui réunit les
trois conditions énoncées ; M. More, en particulier, ne craint pas
de s'y attarder et, au besoin, de préserver son message
d'interprètes qui sont parfois des faussaires lu.

Il ne suffit pas de définir un christianisme eschatologique, encore


faut-il le vivre concrètement dans une société dont on sait le peu
de sympathie que les cahiers lui portent. Le point de départ est
très ferme : bien sûr, les chrétiens sont dans le monde, mais par
contrainte, tels des prisonniers ; « quelle que soit la cruauté de
l'appareil économique », ils « n'ont pas le droit de le refuser,
solidaires de tous les hommes dans le péché, ils doivent partager avec
eux le manteau de misère 115. D'où, par exemple, la position peu
enviable du savant chrétien qui ne saurait être que « de
déchirement et d'angoisse expiatrice », du fait de la nocivité de sa dis-

109. D. V., n° 9, liminaire, p. 7, par M. M[oré].


110. D. V., n° 12, liminaire, p. 9, par M. M[oré].
111. D. V., n° 15, liminaire, p. 9 par M. M[oré].
112. Ibid. : « Si, en niant le miracle comme fait surnaturel, on lui ferme...
les issues par lesquelles l'ici-bas communique avec les réalités invisibles, Dieu
ne sera bientôt... qu'un Être seulement sensible au cœur ou à l'intelligence,
mais hors de l'histoire ».
113. D. V., n° 11, liminaire, p. 8 par M. M[oré] ; il y dénonce plus loin
« la conspiration du silence sur la sainteté ».
114. D. V., n° 27, « La table des pécheurs », pp. 15-103, qui est une
minutieuse restitution de passages de L'histoire d'une âme, censurés ou édulcorés
par son éditeur.
115. D. V., n° 5, liminaire, p. 14, par M. M[oré] et B. P[arain].
« DIEU VIVANT » 65

cipline 1M. Dans le cadre du combat cosmique, cette tension peut


prendre la forme d'un témoignage ardent à la vérité ou d'une pure
et simple lutte contre le monde et le mal dont il est la proie ; lorsque
Mgr Yu-Pin, alors évêque auxiliaire de Nankin, vient demander à
l'Occident des techniciens et des administrateurs pour aider la
Chine à se moderniser, M. More, qui répercute l'appel, le présente
comme la possibilité de contribuer à cette lutte : « le chrétien
d'aujourd'hui, c'est au sein même du monde que, riche des
promesses du Christ, il s'attaque aux Puissances du Mal » 117.
Une telle présentation de l'existence chrétienne, dans la
perspective d'une fin des temps imminente, pourrait avoir un réel
effet démobilisateur que certaines critiques ne se sont pas fait
faute de souligner 118. Aussi, après un bref raidissement, une
évolution vers l'atténuation des oppositions, parallèle à
l'affaiblissement du réalisme apocalyptique, se fait sentir. Un regard plus
positif sur la société retourne aux adversaires de Dieu vivant le
reproche d'évasion : « Au lieu de fuir la réalité en échafaudant
avec les grands mots une société que l'on rêve angélique, il serait
infiniment plus profitable pour la société existante elle-même que
le chrétien veuille bien regarder en face les difficultés les plus
cruelles du monde moderne » 119. Une vision eschatologique ne
doit pas entrainer une quelconque démission, puisque « le propre
de la véritable eschatologie, c'est « l'être au monde » du chrétien.
Cependant, cette notion reste fonction de l'affirmation
eschatologique, à côté de laquelle elle ne peut jamais constituer qu'un
surcroît » 12°. Dans ce domaine également, si le ton devient plus
conciliant, le fondement demeure. Le souci de se distinguer du
monde peut difficilement se joindre à la volonté d'y être actif.

IV. — Vision eschatologique


ET CHOIX INTELLECTUELS

Nous voudrions maintenant essayer de montrer comment un


tel corps de doctrine conduit la revue à prendre position dans
quelques-uns des grands débats qui agitent l'Église après la seconde
guerre mondiale. Nous avons privilégié pour cela deux domaines
dont un simple comptage montre l'importance dans les
préoccupations de Dieu vivant.
116. D. V., n° 7, liminaire en collaboration, p. 12.
117. D. V., n° 3, liminaire, p. 9.
118. « Cette condamnation sans appel de cet effort scientifique et technique
... ne vous conduit-elle pas en définitive à refuser l'engagement... à renoncer
à incarner des valeurs spirituelles et à vous replier dans le confortable univers
sacral bâti selon vos goûts ? » demande le R. P. Russo, D. V., n° 8, p. 141.
119. D. V., n° 18, liminaire, p. 11 par M. M[oré].
120. D. V., n° 20, liminaire, p. 9 et 19 par M. M[oré].
66 E. FOUILLOUX

1° Quel « œcuménisme » ?

Dès le premier liminaire, le souci « œcuménique », dans son


acception la plus large, est présenté comme l'un des trois grands
centres d'intérêt de la revue. Ceci se traduit immédiatement par
la composition du Comité de lecture, mais encore plus par le
contenu des cahiers eux-mêmes : revue œcuménique, Dieu vivant
l'est de facto, puisque le tiers des auteurs qui y ont écrit
n'appartient pas au catholicisme, ce qui représente environ le cinquième
de la surface imprimée. De façon tout à fait volontaire, le dialogue
est engagé à tous les niveaux, mais il n'est pas sans intérêt de
relever avec quels interlocuteurs et sur quels sujets.
Parmi les chrétientés séparées, l'orthodoxie orientale reçoit
une attention toute particulière qui est déjà significative ; elle se
porte surtout sur la mystique et la spiritualité byzantino-slaves
qui ne sont pas sans points communs avec les thèmes de
prédilection des cahiers 121. Les communautés issues de la Réforme ne
sont pas négligées mais elles sont moins observées au travers des
réformateurs eux-mêmes que par le biais des spirituels des xvne
et xvine siècles 122 ou des théologiens contemporains. Parmi ceux-
ci, notons l'intérêt pour K. Barth, parfois très proche de Dieu
vivant dans son attestation de l'altérité de Dieu, et surtout pour
Cullmann ou la jeune génération anglicane 123, dont les vues sur
l'exégèse coincident souvent avec celles de la revue.
L'ouverture sur les religions non-chrétiennes est conçue dans la
même optique à dominante spirituelle : qu'il s'agisse du « message
hassidique » 124, d'« Inde et contemplation »125 ou de « Hallaj,
martyr mystique de l'Islam » 126, Dieu vivant s'efforce d'assimiler
le contenu d'expériences qui lui paraissent tendre au but que lui-
même poursuit.
Encore plus probantes, peut-être, sont les tentatives effectuées
en direction de la philosophie athée contemporaine : sur vingt-
six articles consacrés à ce secteur, deux seulement
s'adressent au marxisme, tandis que seize d'entre eux donnent la parole
à l'existentialisme ou le discutent. Du grand précurseur Kierke-

121. Deux articles sur Grégoire Palamas et l'hésychasme, un sur Nicolas


Cabasilas, un sur la conception de la béatitude dans l'Orient chrétien, et
enfin un sur le monde des saints et starets en Russie.
122. Textes de L. Drelincourt, des Caroline divine anglicans, d'un piétiste
luthérien allemand.
123. A. M. Ramsay et E. L. Mascall notamment.
124. D. V., n° 2, pp. 15-33, par M. Buber. Le hassidisme est un mouvement
mystique intérieur au judaïsme.
125. D. V., n° 3, pp. 13-19, par J. Monchanin.
126. D. V., n° 4, pp. 13-39, par L. Massignon.
« DIEU VIVANT » 67

gaard aux représentants actuels — Camus, Merleau-Ponty, Jaspers,1


auquel va la préférence — par l'intermédiaire de Nietzsche, Kafka
et Heidegger, tout le panthéon existentialiste figure dans la revue :
à la discussion sur le péché, chez M. More, siégeaient Sartre et
S. de Beauvoir, mais aucun marxiste ! Il s'agit, à n'en pas douter,
d'un choix conscient dont la revue elle-même fournit la
justification. Dieu vivant et l'existentialisme partagent une semblable
vision du monde : que celui-ci soit, selon M. More et L. Massignon,
le domaine des puissances du Mal, ou, selon Camus et Sartre, le
domaine de l'absurde, nous sommes toujours en présence d'un
pessimisme plus ou moins radical 127. A la critique acide que Dieu
vivant exerce à l'égard de tout essai d'optimisme théologique,
répond le terrorisme assuré par l'existentialisme sur l'optimisme
philosophique : « la philosophie doit mourir pour qu'une théologie
renaisse », notent M. More et B. Parain qui semblent se féliciter
de cette répartition tacite des tâches 128. Cependant l'accord reste
purement négatif, car là où l'existentialisme athée ne voit, comme
issue, que la révolte ou la chute dans le néant, Dieu vivant atteste
l'existence d'une autre voie : « considéré dans une perspective
eschatologique, l'instant n'est pas un simple passage entre le passé
et le futur, mais une présence vivante de l'éternité » 129 ; la
tentation nihiliste est dépassée, l'eschatologie chrétienne donne son
aboutissement et son sens à l'existentialisme. Ainsi les cahiers
avalisent-ils un existentialisme chrétien 13°, dont G. Marcel est le
principal porte-parole m, tandis que des harmoniques sont
apportées par E. Castelli ou E. Mounier 182. Tout se passe donc comme
si, après la guerre, un clivage vertical s'était opéré dans les milieux
intellectuels chrétiens : Jeunesse de l'Église ou Esprit discutent le
marxisme dont ils adoptent, à des degrés divers, l'optimisme
historique et la conviction de la nécessité de l'action temporelle ;
Dieu vivant dialogue avec l'existentialisme sur la base d'un commun
pessimisme. Cette cloison n'est bien sûr pas étanche, mais
représentative d'une époque où un pluralisme réel existait déjà à l'intérieur
des Églises et, notamment de l'Église catholique : la recherche de

127. t La vogue de l'existentialisme vient encore renforcer et colorer ces


préoccupations (apocalyptiques). En effet, le chrétien qui attend la Parousie
et le philosophe de l'absurde s'accordent au moins sur ceci : ils mettent l'accent
sur l'aspect de discontinuité que présente l'histoire », note le R. P. Fessard,
D. V., n° 8, p. 40.
128. D. V., n° 5, liminaire, p. 10.
129. D. V., n° 1, liminaire, p. 10.
130. D. V., n° 10, liminaire ; p. 12 : « pour des hommes d'absolu, il n'y a et
nous voulons bien qu'on appelle cela notre existentialisme chrétien, qu'un
présent, nunc aeternitatis adhaerendo Deo » (L. Massignon).
131. « Structure de l'espérance », D. V. n° 19, pp. 73-80.
132. Du premier, « L'univers existentiel et l'histoire », n° 15, pp. 51-62 ;
du second, « Les cinq étapes d'Esprit », n° 16, pp. 37-53.
68 E. FOUILLOUX

l'interlocuteur est commandée par des options philosophiques et


théologiques très différentes, parfois opposées.

2e Quelle théologie ?
L'exigence spirituelle dont nous avons déjà eu l'occasion de
montrer l'importance pour Dieu vivant, détermine dans une large
mesure sa pratique théologique et son engagement militant dans
deux des échanges d'idées les plus importants de l'après-guerre.
Dans sa méfiance à l'égard de la science et de la poursuite de la
rationalité, la revue ne s'intéresse que fort peu à la théologie sco-
lastique 133 et reste réticente devant la théologie spéculative qui
lui semble en être l'héritière directe ; elle y voit le danger d'un
appauvrissement, d'une perte de saveur spirituelle que le R. P.
Bouyer reproche vivement au R. P. Sertillanges, o. p. m, avec
lequel il avait déjà polémiqué à propos du « problème du mal dans
le christianisme antique » : la fin de non-recevoir qu'il oppos* au
« cours de thomisme » qui lui est adressé est significative d'un choix
qui est celui de la revue toute entière 135. Dieu vivant cherche à unir
mystique et théologie, prière et raison ; il vise une théologie
spirituelle dont il trouve le modèle chez Newman et l'expression
contemporaine chez l'abbé Monchanin ou, surtout, en Allemagne,
avec Dom Casel et sa théologie du mystère, avec R. Guardini et
le R. P. von Balthasar. Nul mieux que celui-ci, peut-être, n'exprime
la pensée des cahiers sur ce point : dans un article intitulé «
Théologie et sainteté », il constate l'unité des deux termes à l'époque
patristique, puis une certaine rupture au Moyen âge, rupture qu'il
faut s'efforcer de résorber pour refaire « l'union des deux attitudes
de la foi et de la science, de l'objectivité et du respect. C'est alors
que notre théologie priante et soumise pourra, à l'infini, nourrir
la sainteté et susciter la prière » 136. On retrouve là une position
proche de celle de certains théologiens jésuites — les RR. PP. de
Lubac et Daniélou — face aux critiques thomistes venues de
l'école dominicaine de Saint-Maximin 137.
133. Le Moyen âge compte assez peu dans les références de Dieu vivant :
un seul article est consacré à saint Thomas auquel sont préférés saint Bernard
et les mystiques tardifs comme Catherine de Sienne ou Suso.
134. D. V., n° 22, compte rendu du livre du R. P. Daniélou, Les anges et
leur mission (éditions de Chèvetogne, 1953), pp. 156-157 : « le bon Père
Sertillanges, qui croyait les pauvres petits anges et démons du Moyen âge bien
dépassés et rendus désuets par les galaxies en expansion, eût été fort choqué...
de voir remis en honneur ces textes traditionnels. Mais une meilleure
intelligence de leur portée... permettra sans doute à bien des contemporains... de se
sentir plus près des Pères que de théologiens récents, convertis sans critique
à un humanisme myope ».
135. D. V., n° 8, correspondance, pp. 131-138.
136. D. V., no 12, p. 31.
137. Cf. R. Aubert, La théologie catholique au milieu du XXe siècle (Cas-
terman, 1954), pp. 84-86.
« DIEU VIVANT » 69

De la même manière, Dieu vivant prend nettement parti contre


une exégèse biblique scientifique, certes, mais, si parfaitement
aseptisée qu'elle n'est plus une nourriture spirituelle. A une époque
où les schémas de Wellhausen sont largement diffusés dans le
catholicisme, cette volonté de sauvegarder toute la richesse du
message scripturaire apparaît, dès le premier cahier, comme l'un
des buts de Dieu vivant : « Mais la critique contemporaine, même
quand elle est le fait de savants chrétiens, ne perd-elle pas
quelquefois de vue que, s'il est des écrivains sacrés, l'auteur principal des
Écritures n'en reste pas moins l'Esprit Saint? Coupée de
l'interprétation symbolique et spirituelle tout ensemble, qu'un Bloy ou
un Claudel ont remise en honneur en reprenant la tradition d'un
Origène ou d'un Augustin, la Bible n'apparaît le plus souvent que
comme un traité de dogmatique ou de morale, alors qu'elle est
quelque chose de bien plus vivant et de plus haut : le reflet du
monde invisible » 188. Dans le débat entre sens littéral et sens
symbolique ou spirituel de l'Écriture m, Dieu vivant intervient
donc nettement en faveur du second, ainsi que le prouve encore
l'une des rares polémiques entamées par les cahiers : dans la Vie
intellectuelle de mars 1949, l'abbé Steinmann imagine un «
Entretien de Pascal et du Père Richard Simon sur le sens de
l'Écriture » 14° ; Dieu vivant y voit le signe de l'adhésion pure et simple
de son auteur aux thèses qu'il prête à l'exégète oratorien :
affirmation de la primauté, voire de la quasi-exclusivité du sens
littéral des textes bibliques et méfiance vis-à-vis de toute
interprétation plus libre. D'où la publication d'une triple réplique : une
violente charge de P. Claudel « contre l'audace, sans frein ni goût, des
Viollet-le-Duc de l'exégèse » ul dans laquelle, par delà l'abbé
Steinmann, les RR. PP. A. M. Dubarle, o. p., et Gélin, p. s. s., est
englobée une bonne part du mouvement scripturaire contemporain ;
puis, sous le titre « Soyons des Sémites spirituels », la conviction
de L. Massignon qu'en empruntant des méthodes rationnelles,
ce dernier fait fausse route, car il méconnait complètement les
modes de pensée du monde d'où est issue la Bible, qui n'ont rien
de cartésien ; enfin, une mise au point théologique du R. P. Daniélou
qui établit la nécessité du lien entre explication littérale et
interprétation spirituelle : selon lui, trop d'exégètes actuels « influencés
par l'exégèse rationaliste et scientiste... ont totalement négligé la
seconde partie de leur tâche » et suscité « la protestation du peuple
chrétien » 142.

138. D. V., n° 1, liminaire, p. 8.


139. Cf. R. Aubert, op. cit., pp. 23-28.
140. D. V., n° 1, p. 239-253.
141. D. V., n° 14, p. 81.
142. D. V., n° 14, p. 90. La Vie intellectuelle relève le gant en décembre 1949,
70 E. FOUILLOUX

Cette exégèse spirituelle, les cahiers montrent combien elle est


enracinée dans la tradition de l'Église, des Pères 143 à Newman 144.
Ils mettent aussi en valeur la manière dont, dans les milieux
protestants ou non-chrétiens, un nombre croissant de spécialistes se
détache du scientisme et poursuit un but voisin du leur : c'est le
cas du réformé W. Vischer 145, de l'anglican A. G. Hébert 146 ou
du juif A. Neher 147. Ce type d'interprétation, appliqué au livre
de l'Apocalypse, rend compte de certaines des conceptions de
Dieu vivant sur les temps derniers 148.
Mais, pas plus que les études historiques sur le christianisme
antique 149, les analyses scripturaires ne sont, pour les cahiers, un
but en soi : leur finalité principale n'est-elle pas de montrer qu'il
existe, dans l'Ancien Testament une préfiguration symbolique du
Nouveau 150, et dans celui-ci une vision prophétique de l'Histoire?
Par le biais d'une exégèse typologique, on s'élève à une théologie
biblique et patristique qui, ne serait-ce que par la place qu'elle y
occupe, apparaît une des principales ambitions de la revue. De ces
essais, auxquels participent plusieurs théologiens
non-catholiques 151, se dégagent deux grands centres d'intérêt : au cœur du
premier on trouve le Christ et les principales figures du Nouveau
Testament 162, tandis que le second, beaucoup plus important,
s'applique au symbolisme biblique et débouche sur les rites sacra-
mentaires, notamment en ce qui concerne le baptême 153. Par là,
Dieu vivant apporte sa pierre à un chantier particulièrement actif,
celui du mouvement liturgique dont certains de ses collaborateurs
— le R. P. Bouyer, par exemple — sont d'éminents ouvriers.
Par ses amitiés en dehors de l'Église catholique, sa ligne
théologique volontiers spirituelle et proche des sources chrétiennes, Dieu

dans un article intitulé « Autour de l'exégèse biblique », qui maintient le point


de vue de l'abbé Steinmann (pp. 503-514).
143. D. V., n° 2, Origène, Homélie sur les puits (à partir d'un passage des
Nombres), pp. 103-113.
144. D. V., n° 1, Newman, L'Humiliation du Fils éternel, pp. 121-136.
145. D. V., n° 4, « Le livre de Josué », pp. 53-79.
146. D. V., n° 6, « Le dessin de l'expérience messianique », pp. 73-87.
147. D. V., n° 18, « Saûl », pp. 21-34.
148. Par ailleurs, la revue en donne, de manière anonyme, deux exemples
dans ses « Dialogues bibliques : le livre de Judith » (D. V., n° 1, pp. 83-92) et
« En marge des Béatitudes » (D. V., n° 3, pp. 93-102).
149. Ainsi l'article déjà cité du R. P. Bouyer, ou celui d'E. Peterson,
c Le problème du nationalisme dans le christianisme des premiers siècles »
[D. F., n° 22, pp. 89-97).
150. Un bon exemple : « Déluge, baptême, jugement », D. V., n° 8,
pp. 97-112, par J. Daniélou.
151. O. Cullmann, « Jésus, serviteur de Dieu », D. V., n° 16, pp. 19-34.
A. 15,
n° M. Ramsay,
pp. 19-27.« La Gloire de Dieu et la Transfiguration du Christ », D. V.,
152. Par exemple, «t La Vierge et le temps », £>. V., n° 10, pp. 19-34, par
J. Daniélou.
153. Pas moins de cinq articles sur ce sujet.
« DIEU VIVANT » 71

vivant, malgré certaines raideurs, contribue au mouvement de


recherche qui anime le catholicisme français après 1945.

Au terme de ce qui ne saurait être que l'esquisse d'un itinéraire


qui mériterait une étude plus complète, trois séries de remarques
et d'hypothèses peuvent être retenues.
Tout d'abord, la parenté, peut-être lointaine, mais certaine,
entre Dieu vivant et l'ensemble des mouvements eschatologiques,
apocalyptiques, millénaristes ou messianiques qui font l'objet de
nombreuses recherches actuellement. A côté de différences dont
il n'est pas question de minimiser l'importance, nous avons glané,
chemin faisant, quelques analogies notables : comme eux, Dieu
vivant se situe par réaction à un environnement social fortement
secoué par une crise qui met en évidence sa fragilité ; comme eux,
il se manifeste par un appel à la a conversion », à la purification
selon un cheminement malaisé, ainsi que par une violence de ton,
une certaine agressivité accompagnée d'un exclusivisme très
prononcé. Peu ou prou, Dieu vivant, comme mouvement de pensée,
appartient donc bien à cette famille intellectuelle et religieuse.
En second lieu, l'analyse de Dieu vivant peut contribuer à la
clarification de la nébuleuse que constituent, en France, les
milieux de réflexion chrétiens, au sortir de la seconde guerre
mondiale. Pour toute période de renouvellement intense 154,
l'historien se trouve perdu dans une profusion de revues, de rencontres,
d'échanges d'hommes et d'idées où il est nécessaire, mais bien
difficile, de dégager quelques lignes de force. A certains de ces
lecteurs, Dieu vivant pouvait sembler assez proche d'Esprit :
Mounier ne critiquait-il pas, lui aussi, le « désordre établi » du
monde? Entre son « optimisme tragique » et le « pessimisme actif »
qu'il prête à Dieu vivant 165, la marge peut paraître étroite et la
différence d'attitude difficilement perceptible. Les cahiers
Jeunesse de l'Église eux-mêmes, qui sont souvent aux antipodes de
Dieu vivant, n'ont-ils pas commencé par le refus de l'incarnation
sociale pratiquée par l'Action catholique et la recherche d'un
dépassement? Comment étiqueter définitivement une revue dont
la position à l'égard du monde est nettement de retrait, mais dont
les points de vue sur l'Église et son évolution intellectuelle — qu'il
s'agisse d'oecuménisme ou de théologie biblique — sont non moins
nettement novateurs? Cependant, dans ce qu'ils rejettent — le

154. On l'a noté à propos de la fin du xixe siècle et du tout début du xxe :
cf. par exemple, E. Poulat, « Modernisme et Intégrisme. Du concept
polémique à l'irénisme critique », dans Archives de sociologie des religions, 1969,
n° 27, pp. 3-28.
155. Des hommes comme M. de Gandillac, L. Massignon ont collaboré aux
deux revues ! Sur cette distinction, se référer à la conférence à 1' U. N. E. S.-
C. 0. déjà citée [Oeuvres, t. III, p. 347).
72 E. FOUILLOUX

monde moderne, le « christianisme social », — comme dans ce qu'ils


attestent — la proximité du Jugement, la primauté absolue et la
transcendance de Dieu — , dans leurs choix et leurs références, les
cahiers Dieu vivant se prêtent à un portrait particulièrement
clair et cohérent : à côté d'Esprit, le frère ennemi, face à Jeunesse
de l'Église, ils défendent avec brio les thèses eschatologiques. Leur
tenue et leur vigueur en font le porte-parole d'un mouvement
plus large mais aussi plus flou, c'est-à-dire un élément de référence
tout désigné pour une future typologie des courants de pensée
dans l'Église contemporaine.
Ou plutôt, et ce serait la dernière remarque, ne s'agit-il pas d'un
maillon important d'une chaîne intellectuelle de plus vaste ampleur
chronologique? Lorsqu'en 1955, Dieu vivant meurt de vieillesse et
se perd, pour reprendre la comparaison spéléologique de P.
Flamand 156, c'est bien la fin d'une époque et d'un vocabulaire
qui a mal vieilli : si « transcendance » a mieux résisté, qui, dans le
monde théologique, parle encore d'« incarnation » et d'«
eschatologie »? Est-ce pour autant la fin d'une problématique? Il ne
semble pas. Au temps de la crise moderniste, on opposait
transcendance à immanence ; autour de la seconde guerre mondiale
le dilemme se situait entre incarnation et eschatologie ;
maintenant on affronte volontiers « horizontalisme » et « verticalisme » :
par delà des langages différents, des situations historiques et des
points d'application variables, ne faut-il pas considérer ces conflits
comme des épisodes d'un même débat? Entre ce qui est de Dieu
et ce qui est de l'homme, ce qui est de la grâce et ce qui est « du
monde », la vie chrétienne est la résultante d'une tension qui,
suivant les époques, n'a pas une seule et même solution. La
tendance illustrée, de manière brillante, par Dieu vivant est, dans cette
optique, une constante, dont, sans remonter aux origines, il est
possible de tracer la courbe au xxe siècle : elle s'affirme avec la
réaction « anti-moderne », s'estompe entre les deux guerres pour
réapparaître avec éclat dans les années 40, puis reprendre un cours
souterrain dans les dix dernières années, — jusqu'à une nouvelle
résurgence?
E. Fouilloux.

156. Entrevue du 29 septembre 1969. .

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