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René Descartes, Discours de la methode, 1637

J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et parce qu'on me persuadait que, par leur moyen, on
pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême
désir de les apprendre. Mais, sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a
coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvais
embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de
m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j'étais en l'une
des plus célèbres écoles de l'Europe, où je pensais qu'il devait y avoir de savants hommes, s'il y en
avait en aucun endroit de la terre. J'y avais appris tout ce que les autres y apprenaient; et même, ne
m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignait, j'avais parcouru tous les livres, traitant de
celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. Avec
cela, je savais les jugements que les autres faisaient de moi; et je ne voyais point qu'on m'estimât
inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelques-uns, qu'on destinait à
remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me semblait aussi fleurissant, et aussi fertile
en bons esprits, qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi
de tous les autres, et de penser qu'il n'y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu'on
m'avait auparavant fait espérer.

***

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment
être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre
rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon
esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se
pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et
les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des
plus composés; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement
les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse
assuré de ne rien omettre.

Henri Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1697

Je declare premierement, que cet ouvrage n’est point celui que j’avois promis dans le projet d’un
Dictionaire critique que je publiai l’an 1692. L’objection que j’avois le mieux prévenue & réfutée est
celle à quoi l’on s’est attaché le plus, pour condamner le plan * 2 que je voulois suivre : & peut-être y
a-t-il eu bien des Lecteurs qui ne l’ont trouvée bonne que parce qu’ils remarquoient que je m’étois
fort étendu à la combattre. Mais d’où que cela vienne, il n’eût point été de la prudence de se roidir
contre le goût général ; & puisque tout le monde a jugé que presque toutes les fautes dont j’ai fait
mention dans les articles du projet importent peu au public, l’ordre a voulu que j’abandonnasse mon
entreprise. J’avois dessein de composer un Dictionaire de fautes : la perfection d’un tel ouvrage
demande que toutes les fautes, petites & grandes, y soient marquées ; car ce seroit sans doute une
perfection dans un Dictionaire de géographie & dans une carte, si tous les bourgs & tous les villages y
étoient marqués. Puis donc que la meilleure manière d’exécuter mon projet eut été la plus exposée
aux murmures du public, car elle eût multiplié les observations peu importantes, j’ai dû conclure à
l’abandon du dessein ; j’ai dû croire que, vu le goût qui étoit à la mode, il y avoit dans le plan même
de mon entreprise un vice réel, que l’exécution n’auroit jamais pu guérir. Si je conteste quelque
chose à ceux qui ont dit que la plupart des erreurs que j’ai censurées ne sont point de conséquence,
c’est qu’ils supposent qu’elles n’étoient pas toutes de cette nature & moi je soutiens qu’il n’y en avoit
aucune qui fût importante, & qu’encore que généralement parlant, elles ressemblassent à celles qui
ont été observées par les * grans Critiques, elles ne pouvoient rien contribuer au bien public. Ce n’est
pas de là que dépendent les destinées du genre humain. Un récit plein de la plus crasse ignorance est
aussi propre que l’exactitude historique à remuer les passions.

J’ai considéré qu’un ouvrage comme celui-ci doit tenir lieu de bibliothéque à un grand nombre de
gens. Plusieurs personnes qui aiment les sciences n’ont pas le moyen d’acheter les livres ; d’autres
n’ont pas le loisir de consulter la cinquantième partie des volumes qu’ils achètent. Ceux qui en ont le
loisir seroient bien fâchez de se lever à tout moment pour aller chercher les instructions qu’on leur
indique. Ils aiment mieux rencontrer dans le livre même qu’ils ont sous les yeux les propres paroles
des Auteurs qu’on prend pour témoins. Si l’on n’a pas l’édition citée, on se détourne pour long-
temps ; car il n’est pas toujours oisé de trouver dans son édition la page qu’un Auteur cite de la
sienne. Ainsi, pour m’accommoder aux intérêts des Lecteurs qui n’ont point de livres, & aux
occupations ou à la paresse de ceux qui ont des bibliothéques, j’ai fait en sorte qu’ils vissent en
même temps les faits historiques & les preuves de ces foits, avec un assortiment de discussions & de
circonstances qui ne loissât pas à moitié chemin la curiosite. Et parce qu’il s’est commis beaucoup de
supercheries dans les citations des Auteurs, & que ceux qui abrègent de bonne foi un passage n’en
savent pas conserver toujours toute la force, on ne sauroit croire combien les personnes judicieuses
sont devenues défiantes. Je puis dire avec raison pie c’est une espèce de témérite en mille
rencontres que de croire ce qu’on attribue aux Auteurs, lorsqu’on ne rapporte pas leurs propres
paroles. C’est pourquoi j’ai voulu mettre en repos l’esprit du Lecteur ; & pour empêcher qu’il ne
soupçonnât ou subreption ou obreption dans mon rapport, j’ai fait parler chaque temoin en sa
langue naturelle ; & au lieu d’imiter le Castelvetro, qui finissoit ses citations par & cætera, avant
même qu’il eût copié l’endroit nécessaire, j’ai allongé quelquefois cet endroit-là, & par la tête, & par
la queue, afin que l’on comprît mieux de quoi il étoit question, ou que l’on apprît incidemment
quelque autre chose. Je sois bien que cette conduite seroit absurde dans un petit troité de morale,
dans une pièce d’éloquence, ou dans une Histoire ; mais elle ne l’est point dans un ouvrage de
compilation tel que celui-ci, où l’on se propose de narrer des foits, & puis de les illustrer par des
commentaires.

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