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Maurice Cadet
J’ai souvent demandé au petit Jésus que Papa ne boive plus, qu’il arrête de frapper
maman, mais ce n’était pas la première prière non exhaussée qui pleurait à l’église de
mes mains jointes. D’ailleurs, c’est à partir de cette infertilité de la parole que j’ai
cessé de croire aux lèvres de Dieu. Parce que Papa n’arrêtait pas de boire, parce que
ma prière tombait à chaque fois sur la messagerie vocale des anges, mon corps était
devenu la Bible portée par les coups de fouet de Papa. Et le soir, quand la lune
inondait le ciel noir au-dessus de la ville de Jacmel, je restais des heures à regarder
les étoiles dans le scintillement de mon sang. C’était une blessure d’être seul avec
mon enfance.
Depuis le toit de mon regard se situant à Lakou 34, il y avait ce silence si épais dans
les rues et couloirs jusqu’aux fenêtres des domiciles inclassables. Je parle de silence
pourtant des gens voguaient bruyamment à leurs besognes afin de trouver le pain
quotidien, infecté de méchanceté inutile. Des milliers et des milliers de voix-latrines
murmuraient aux semelles des ombres qui s’empressaient le pas où ces mêmes
voix-latrines se terraient dans les discours officiels du Sénateur Fromage, défendaient
le crime avec éloquence au Tribunal de Première Instance, prenaient position sur la
bouche du canon de Mr. Rojel qui, n’aimant pas la tête de x ou y personne, se
contentait de tirer ou brûler les roues du progrès dans les rues afin de satisfaire
l’opposition qui luttait contre la caravane du pouvoir en place. Mr. Rojel avait 57 ans
pour son âge. Gros comme une truie, caractère “ce n’est rien”, il n’avait aucun
diplôme ni brevet mais uniquement son arme et sa cholestérol.
— La seule matière, argumentait-il à ses colonnes dans un fou-rire, que j’ai été
Contrairement à ce que vous pouvez bien y penser, Mr. Rojel était le très grand
respectable intellectuel de la zone. Sa personnalité et ses théories gauchistes, mêlées
de nuances révolutionnaires loufoques, furent sans faille : c’est-à-dire qu’il battait
bien sa femme comme il faut, tuait de temps en temps quelques cafards au nom de la
démocratie, maltraitait sa fille unique et prônait une corruption fiable, militait-il.
Mais un esprit compliqué dirait que c’était juste une grosse éclipse de plus qui guidait
les balles des ténèbres jusqu’au cœur de la Cité d’Alcibiade.
Tante Lirene vendait ses fritures tranquillement (si seulement les acheteurs pouvaient
voir avec quoi elle préparait les plats) et son bouillon de porcs à la rue Isaac Pardo (je
l’ai vue plusieurs fois nettoyer un cochon entier avec un seul morceau d’orange
amère). Pourtant sa clientèle augmentait aussi bien que des individus tués par balles
et les statiques lassantes de la gourde face au dollar américain. Ici, la merde est
quelque chose mangeable, bonne pour la santé sociale. Ces aléas lugubre de la vie
quotidienne m’a permis de cerner, après beaucoup de recule dans ma furtivité, la
supercherie dans les discours officiels, les plaidoiries au tribunal de Première
Instance, les sit-in de pieds fatigués de marcher sans chemin...ou quand Papa faisait
semblant d’aller au jardin pour pisser alors qu’il y était pour fumer ses joints et
vérifiait, chaque nuit, ce qu’il gardait précieusement dans sa boîte à outils était
toujours là. Je n’ai jamais su de quoi il s’agissait jusqu’à ce jour où…Bref ! elle était
cadenassée et je ne voulais pas trop m’aventurer là-dessus car je craignais trop sa
rage d’homme.
Je vous parle depuis un moment de Papa qui me maltraitait, mais je ne vous parle
même pas de ma mère ou plutôt belle-mère. Bah oui, c’était ma belle-mère la
femme-souffrance de l’histoire. Ma vraie mère, celle qui m’a donnée le souffle, est
morte à ma venue au monde. Papa ne l’a pas supporté. Alors dans ses moments de
faiblesse masculine, il a pris une belle-mère pour l’aider dans ses taches ardues d’être
poteau-mitan de la famille. Je l’appelais belle-mère parce que je ne connaissais pas
son nom ou plutôt elle me l’a donné mais je ne l’ai pas retenu car j’ai et j’avais
d’autres choses qui prenaient de la place dans mon crane tout aussi bien dans mon
âme ; tels les coups de feu, les barricades, les manifs des élèves du Lycée Pinchinat
de Jacmel qui réclamaient Justice pour un jeune écolier de l’établissement, qu’un
UDMO avait tué pour la respiration des mouches. Ce jour-là, les pierres portaient les
cris des lycéens jusqu’aux vitres des bagnoles. C’était un beau tesson de film
poétique !
—Écoute-moi petit morveux, si j’avais tu trouves ma meuf avec un autre mec ici,
dans cette maison, tu iras dans le jardin et trouveras dans ma boîte à outils un calibre
38. Tu le prendras et le pointeras en direction du mec et tu appuieras sur la gâchette
sans réfléchir . Est-ce que tu m’entends, fils de pute?
Papa insistait sur une réponse positive. En appuyant très fort sa main droite sur
mon maigre visage d’ado, ma tête-peur a acquiescé vite fait :
—Oui.
Le jour de son grand voyage, il m’a remis une clé en me faisant un clin d’œil
diablotin (genre si tu la perds je te bute, connard !). J’ai vite compris que c’était ni la
clé d’un secret ni celle du bonheur mais celle de l’homme que j’allais bientôt devenir.
—Yveline, ouvre-moi !
porte putain!
Tête fatiguée, je l’appuyais sur la porte durant un bref instant et c’est là que j’ai
entendu une autre voix grave murmurer à l’intérieur.
— Femme, qui est avec toi ? Ouvre-moi sale pute ! Qui est avec toi, hein ? lui
J’ai frappé encore plus fort en tant qu’unique héritier de son corps, avec conviction et
rage d’un homme menacé par son gain. J’ai frappé avec mes pieds, mon âme, mon
cœur et tout mon corps fatigué. Complètement stone, la porte me résistait
foncièrement. Alors j’ai couru jusqu’au jardin et j’ai pris la clé près du pot de fleur
d’hibiscus. En me dépêchant d’ouvrir la boite à outils de Papa, sa voix et chaque mot
résonnaient dans ma tête comme un mantra pour le sang :
En rien de temps j’étais déjà devant la porte. Sans crier gare, j’ai appuyé sur la
gâchette avec la voix de Papa dans le chargeur. J’ai répandu sur cette porte en bois
toutes les balles qu’il y avait dans mon agressivité. Ensuite...un silence-fleuve était
encore revenu dans le sang, dans les larmes et cette fois dans ce que je suis devenu.
—Hmm...Bon Monsieur Denzel Pierre, après entendu votre version des faits, le jury