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LE MAL IMAGINAIRE : LE PÉCHÉ ORIGINEL

Claude Rommeru

Extrait de l’ouvrage :
Le Mal, Essai sur le mal imaginaire et le mal réel
Claude Rommeru

ISBN 2-84274-135-8

© éditions du temps, 2000.


70 rue Hermel, Paris 18e.
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EDITIONS
DU T E M P S
LE MAL IMAGINAIRE

Le péché originel

Le péché originel est la forme la plus frappante et la plus


lourde de conséquences de ce mal imaginaire forgé par les
religions. En l'occurrence, il s'agit d'un des dogmes fonda-
mentaux du christianisme.
Selon la doctrine chrétienne, Adam et Ève, le premier
homme et la première femme, placés par Dieu dans le para-
dis terrestre, ont transgressé l'interdiction qui leur était faite
de manger le fruit de la connaissance du bien et du mal, et
ceci à l'instigation du serpent. Dans le même temps (nous
reviendrons sur ce point), ils auraient découvert leur sexua-
lité et expérimenté l'amour physique. Pour cette faute, ils
furent chassés du Paradis, devinrent mortels et furent sou-
mis désormais au travail et à la souffrance. L'empreinte de
cette faute première est censée marquer tous leurs descen-
dants, si bien que, nous sommes nés naturellement coupa-
bles et possédés par ce que les théologiens, de saint Augustin
à Luther, appellent la concupiscence. Pour effacer cette fau-
te, il faut le sacrifice de Dieu, qui souffre la Passion en la
personne de son fils Jésus ; il faut également le baptême et
surtout la grâce. Mais certains théologiens, disciples de saint
Augustin (en particulier les jansénistes), estiment que celle-
ci ne peut être accordée à tous. Les calvinistes, se fondant
sur l'omniscience de Dieu, affirment que celui-ci sait par
avance qui sera sauvé et qui sera perdu. Le Christ ne serait
pas venu pour tous les hommes. Cette doctrine, dont on me-
sure aisément l'angoisse et le désespoir qu'elle peut susciter,
repose entièrement sur une page de la Genèse. Mais elle en

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fait une interprétation proprement ahurissante. On en juge-
ra en se reportant au texte de la Genèse cité dans la seconde
partie de cet ouvrage.
La plupart des commentateurs chrétiens, à commencer
par saint Augustin, attachent peu d'importance au fruit de
l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Ils voient dans
la consommation de ce fruit une métaphore de l'acte sexuel.
Pourtant, rien dans le texte ne les y autorise. Si tel était le
sens de l'épisode, l'Ancien Testament qui ne craint pas d'évo-
quer en des termes dépourvus d'équivoque les choses de
l'amour, le dirait clairement.
Saint Thomas interprète le fait qu'avant le péché Adam et
Ève n'ont pas honte d'être nus, comme une maîtrise de leur
sexualité. Si plus tard la honte leur vient, c'est, dit-il, parce
qu'ils ont cédé au désir. Mais c'est là faire bon marché de l'ef-
fet produit par la consommation du fruit. Tout simplement,
en mangeant ce fruit, Adam et Ève ont découvert la pudeur.
Ils sont sortis de leur candeur animale. Du reste, pourquoi la
relation sexuelle leur aurait-elle été interdite ? Si tel était le
cas, pourquoi auraient-ils été créés homme et femme ? Pour-
quoi Dieu aurait-il placé à côté d'Adam une créature de l'au-
tre sexe ? En vérité, les théologiens chrétiens des premiers
siècles ne peuvent imaginer d'autre péché que l'amour char-
nel. Ceci procède sans doute, au début de l'histoire du chris-
tianisme, de l'influence de la gnose (dont nous reparlerons)
qui condamne la sexualité et veut soustraire totalement
l'homme à l'animalité. Obsédés par le problème sexuel, ils
sont si peu attentifs à la signification de l'arbre et de ses
fruits que la traduction œcuménique de la Bible parle non
pas de la connaissance du bien et du mal mais de la connais-
sance du malheur et du bonheur, ce qui n'a plus aucun sens.
Second point : les théologiens voient dans le trouble qui
saisit Adam et Ève la marque d'une régression, d'une « chu-
te ». Tout au contraire, il est clair qu'ils sont passés à un de-
gré supérieur de conscience. La doctrine chrétienne considère

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également que la « faute » d'Adam et Ève a, par elle-même,
dépossédé le couple du paradis terrestre et ouvert pour eux
un avenir de travail et de souffrance. Mais en vérité, la mor-
talité, l'enfantement dans la douleur ne sont que les effets de
la nature animale qui était la leur depuis le début. Dieu ne
fait sans doute que la leur révéler. Quant à l'exclusion du
paradis terrestre qui va effectivement changer les conditions
de leur vie et celles de leurs descendants, elle n'est pas l'effet
inévitable de leur faute mais le fait d'une décision de Dieu,
décision que nous allons tenter d'expliquer.
Il y a dans le texte une phrase propre à nous faire com-
prendre la situation d'Adam et Ève avant la faute. « Dieu...
parcourait le jardin vers le soir ». Dieu fait là ce que fait tout
paysan qui, après une journée de travail, vient jeter un œil
sur l'enclos où il élève de jeunes animaux, de façon à vérifier
que tout va bien. Ce comportement de Dieu nous montre qu'il
considère et traite Adam et Ève comme des animaux d'éle-
vage. On peut supposer que d'ordinaire ils accouraient joyeu-
sement à la rencontre du maître. Mais pas cette fois. Signe
d'une grave perturbation. Et souci inopiné pour Dieu qui
commence à perdre le contrôle de ses créatures. L'histoire
qui nous est racontée est celle d'un affranchissement qui met
en échec la domination du maître et l'oblige à changer ses
plans. Il n'est pas question ici de culpabilité ou de justice.
C'est la simple relation d'un conflit où le rapport de forces
change. Adam et Ève ont dérobé au maître un des éléments
de sa supériorité et Dieu s'en effraie : « Voici, l'homme est
devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et
du mal ». (Remarquons que ce « nous » est bien embarrassant
pour le monothéisme). Si Dieu chasse l'homme et la femme
du paradis, ce n'est pas pour exercer un juste châtiment,
c'est par crainte de voir ses créatures désormais à demi
affranchies s'élever jusqu'à son niveau en acquérant le
dernier élément qui leur manque pour devenir semblable à
Dieu lui-même : l'immortalité. « Empêchons-le maintenant
d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger

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sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger et de vivre
éternellement ». Dieu met prématurément fin à une expé-
rience qu'il ne contrôle plus. Chasser l'homme et la femme
du paradis n'est pas un acte de justice, c'est pour Dieu une
mesure de sauvegarde personnelle. Le schéma « faute et pu-
nition » que l'on projette sur ce texte n'y a pas sa place. L'his-
toire nous raconte comment l'homme s'est constitué comme
homme à partir de Dieu mais aussi contre lui. C'est le récit
d'un conflit et d'une rivalité. Pour mieux en comprendre le
sens, on peut le comparer au mythe grec de Prométhée où
l'on voit l'homme dérober aux dieux un élément de leur pou-
voir (le feu), et subir en réponse les maux envoyés par Zeus,
par l'intermédiaire de Pandore, afin de rétablir par ce nouvel
handicap la distance qui sépare l'humanité de la divinité. De
la même façon, l'aggravation des conditions matérielles de la
vie humaine hors du paradis compensera son élévation intel-
lectuelle. Mais l'homme y a gagné plus qu'il n'y a perdu. Le
récit de la Genèse n'est pas celui d'une chute, c'est celui
d'une naissance et d'une libération. D'ailleurs, d'après le tex-
te biblique, les choses ne vont pas si mal entre l'homme et
Dieu. Par sa connaissance du bien et du mal, l'homme de-
vient pour Dieu un partenaire avec qui il est possible de for-
mer une alliance, et c'est là le fondement du judaïsme. Dieu
fera alliance avec Abel, avec Noé, avec Abraham, avec Moïse
etc. Pour le judaïsme, le plus grave péché commis par l'hom-
me au début de son histoire, est celui de Caïn. Le christia-
nisme en parle peu, sans doute parce qu'il s'agit d'un crime
commis contre l'homme et non contre la divinité.
On a vu à quel point l'interprétation que le christianisme
donne de l'histoire d'Adam et Ève fait bon marché du conte-
nu précis du texte biblique. Il reste à en comprendre les rai-
sons.
Saint Augustin est l'inventeur de la doctrine du péché ori-
ginel. Plus de trois siècles après la mort du Christ, le pro-
blème qu'il se pose est le suivant. Certes, le Christ est Dieu

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fait homme. Sa nature divine est désormais hors de doute.
La résurrection en fait foi. Tout ceci est acquis. Mais alors
une question surgit : quelle raison justifie que Dieu se soit
fait homme afin de venir souffrir sur terre le supplice de la
croix ? Il faut bien que Dieu ait voulu expier – ou plutôt per-
mettre à son incarnation humaine d'expier – une faute à la
hauteur de ce sacrifice. En feuilletant les premières pages de
l'Ancien Testament, saint Augustin ne trouve rien d'autre
que l'épisode de l'expulsion du paradis terrestre. Il grossit
sans mesure la désobéissance d'Adam et Ève pour en faire
une faute cosmique, infinie, quasi irréparable, fixant le des-
tin de toute l'humanité future, capable ainsi de justifier qu'il
faille la souffrance de Dieu lui-même pour l'effacer. Saint
Augustin écrit l'histoire à l'envers. Il induit l'importance du
péché d'Adam de l'importance du sacrifice qui sera néces-
saire pour l'annuler. Étrange arithmétique, toute païenne,
qui postule que la souffrance de l'innocent peut gommer le
mal fait par le coupable. L'élaboration du dogme du péché
originel par saint Augustin relève d'une démarche non pas
logique mais idéologique, en ce sens qu'elle s'appuie non sur
un souci de vérité mais sur l'exigence de sauvegarder la doc-
trine.
En forgeant pour l'homme une culpabilité imaginaire,
saint Augustin a peut-être travaillé pour le bien de l'Église.
Mais le prix à payer pour cela est très lourd. Ce prix, c'est
l'homme qui le paie. Désormais, le voici déclaré coupable,
non selon ce qu'il fait mais selon ce qu'il est. Dès lors, dans la
sphère de la civilisation chrétienne, chaque homme se senti-
ra marqué d'une culpabilité innée, préalable à toute faute
réelle. Des millions d'innocents se tordront les mains en gé-
missant : nous sommes pécheurs ! Les ascètes du désert, en
Égypte, en haine d'eux-mêmes, voudront tuer dans leur
corps le moindre désir et dans leur cœur le moindre senti-
ment simplement humain. Des peuples entiers vivront dans
la crainte de l'enfer. C'en sera fini de la joie de vivre qui,

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malgré les cruautés de l'Empire romain, caractérisait l'anti-
quité païenne. Le fantôme du péché originel a jeté un voile
noir sur le monde.
On ne s'étonnera pas de voir cette question si peu évoquée
par les écrivains ou les philosophes. Tant que l'Église règne
sans partage (jusqu'à la Révolution française), aborder un tel
sujet peut être puni de mort. Même au XIXe siècle, bien que
le Romantisme soit principalement préoccupé de Dieu, les
allusions au péché originel sont rares. Dans La légende des
Siècles, Victor Hugo n'en parle pas. Il pose comme crime fon-
dateur de notre histoire le meurtre d'Abel par Caïn. Seul
Vigny, dans La Maison du Berger, fait de l'amour la réponse
proprement humaine au silence de Dieu et à l'indifférence de
la nature. S'adressant à Éva, en qui on reconnaîtra Ève, il
parle de sa « divine faute ». Il se range ainsi du côté de l'hu-
manité contre la divinité.
En fait c'est bien avant le Romantisme, en plein XVIIe siè-
cle, que le péché originel trouve à la fois son plus grand dé-
fenseur et son plus grand adversaire. C'est sur lui que Pascal
fonde sa théologie et c'est lui que Molière attaque dans une
de ses œuvres majeures.
Pascal, mathématicien, physicien, défenseur des théories
de Galilée, voit l'homme comme un être perdu dans un uni-
vers vide où rien ne fait écho à l'angoisse qu'il éprouve de-
vant la mort. Dieu semble absent de ce monde. Qu'est-ce qui
a transformé l'univers en désert et nous a séparé de Dieu
dont seule la nostalgie subsiste en nous ? Le péché originel, à
qui Pascal confère une importance cosmique. C'est lui qui
rend compte de notre grandeur et de notre misère : « sans ce
mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes
incompréhensibles à nous-mêmes ». Pascal, janséniste, s'ins-
crit ici dans le droit fil de la pensée de saint Augustin.
Plus surprenante, plus originale et plus courageuse est la
manière dont Molière, à la même époque, affronte la ques-
tion du péché originel. Héritier de la Renaissance, lecteur de

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l'antiquité grecque et latine, bon connaisseur de Montaigne,
disciple de l'épicurien Gassendi, Molière, même s'il ne s'ins-
crit pas parmi les libertins, est le seul auteur du siècle à oser
s'attaquer au dogme chrétien du péché originel. Dans L'École
des Femmes (1662), il nous raconte une histoire qui nous
rappelle quelque chose. Un homme âgé, Arnolphe, s'apprête
à épouser Agnès, une jeune fille qu'il a élevée en la mainte-
nant dans la plus grande ignorance afin de préserver son
innocence. Mais il doit s'absenter. À son retour, il découvre
qu'Agnès a fait la connaissance d'Horace et que les deux jeu-
nes gens s'aiment. Il essaie alors de retrouver son empire sur
Agnès en la menaçant des châtiments de l'enfer et en lui
enseignant le catéchisme de la femme mariée. En vain.
Agnès avoue ingénument son amour pour Horace et déclare
n'y voir aucun mal. Instruite par l'amour, qui est l'école des
femmes (Molière associe génialement l'amour et la connais-
sance du bien et du mal), elle résiste à la tentative de culpa-
bilisation dont elle est l'objet. Arnolphe s'avère incapable de
justifier la notion même de péché et démontre par son désar-
roi le néant de sa doctrine. Vaincu, il finira par s'enfuir.
Dans la version de Molière, l'homme et la femme ne sont
pas coupables. Ils ne font que suivre la nature qui est bonne.
Molière prend ouvertement parti pour Adam et Ève contre
un dieu tyrannique qu'il ne craint pas de caricaturer en la
personne d'un vieillard de comédie.
Fort heureusement pour l'auteur, personne, en 1662, ne
sut discerner dans cette pièce une critique du christianisme,
à part un dévot qui s'étonna de l'emploi du mot catéchisme à
propos des règles de conduite de la femme mariée, et s'en
offusqua. Il n'en fut malheureusement pas de même, on le
sait, pour la comédie de Tartuffe.
Ainsi le péché originel attache le mal – mais un mal ima-
ginaire – à l'espèce humaine. Mais si l'on approfondit l'ana-
lyse, on découvre que certains éléments de l'humanité sont

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précisément victimes d'un processus de diabolisation analo-
gue.

La femme

Les religions monothéistes (l'islam plus que le christia-


nisme et le christianisme plus que le judaïsme), attachent le
mal à la nature féminine. Cette dévalorisation morale n'a
rien à voir avec le statut social des femmes qui, en Occident
du moins, à cause de l'autonomie de la politique par rapport
à la religion a presqu'entièrement perdu son caractère d'infé-
riorité.
Pour mieux apprécier le regard nouveau jeté sur la femme
par les religions monothéistes, considérons ce qu'était son
image dans l'antiquité païenne.
Dans l'ensemble, en Grèce ou à Rome, la femme n'a aucun
droit. Encore faut-il nuancer. À Athènes et à Sparte, et dans
la Rome impériale, elle possède des droits économiques im-
portants. L'absence dans toute l'Antiquité de droits politi-
ques pour la femme s'explique par le fait que, dans la cité,
seuls sont citoyens ceux qui peuvent prendre les armes et
risquer leur vie au combat pour la défense de la patrie. La
citoyenneté est le privilège du guerrier. La femme ne saurait
y avoir part. Mais cette inégalité politique n'entache absolu-
ment pas son image. Pour les Grecs, il existe trois modèles
féminins : Aphrodite (la beauté et l'amour), Athéna (l'intelli-
gence et la chasteté), et Héra qui incarne les valeurs du ma-
riage. Ces trois visages de la femme ne sont pas hiérarchisés.
Ils ont même valeur positive. Les païens, pour qui la nature
est fondamentalement bonne, voient dans la femme sous ses
trois aspects une des richesses du monde.

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