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LES SOURCES ET LA STRUCTURE DE "LA CHASTELAINE DE VERGI"

Author(s): Edwin E. Okafor


Source: Francofonia , Primavera 1987, No. 12 (Primavera 1987), pp. 65-77
Published by: Casa Editrice Leo S. Olschki s.r.l.

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43015636

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LES SOURCES ET LA STRUCTURE
DE LA CHASTELAINE DE VERGI

Edwin E. Okafor

1 . Introduction.

La Chastelaine de Vergi est un récit de 958 vers, écrit en France


par un auteur inconnu aux alentours de Tan 1245. Parmi les problè-
mes que soulève l'étude de cette œuvre, celui de la composition du
poème est un des plus ardus et des plus irritants. Malgré la sagacité
de tant de critiques et leurs commentaires lumineux, des îlots d'om-
bre persistent encore, non seulement au sujet de l'identité de l'auteur,
mais aussi en ce qui concerne le sens intime de la structure de
l'œuvre. Certes cette ombre se dissipe au fur et à mesure que progres-
sent les travaux médiévaux. Mais une autre difficulté surgit: celle
des différentes interprétations, souvent contradictoires, auxquelles
ils donnent naissance. A quoi attribuer cet état de choses? Sans
doute au fait que l'auteur tend à camoufler certaines manifestations,
plus ou moins suspectes à ses yeux, de sa propre personnalité ou de
son identité, pensant peut-être que l'anonymat de son œuvre le met-
trait à l'abri des critiques.
D'après l'auteur de la Chastelaine de Vergi , celui qui ne peut pas
garder son secret risque de tomber dans un malheur. C'est ainsi qu'il
attribue la fin tragique de ces héros au fait que le chevalier a révélé
« ce qu'il devait celer »:
Ha! Dieus! trestout cest encombrier
et cest meschief por ce avint
qu'au chevalier tant mesavint
qu'il dist ce que celer devoit (w. 944-947).1

1 « Ah! Dieu! Tous ces encombres, toutes ces infortunes vinrent de ce que
le chevalier avait eu le malheur de révéler ce qu'il devait celer »; La Chastelaine

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Ces vers précisent la leçon de la Chastelaine de Vergi , un


chef-d'œuvre d'intrigue amoureuse, dont voici le résumé: U
valier, vassal du duc de Bourgogne, aime clandestinement la
telaine de Vergi », nièce du duc. La châtelaine se soumet à l
à la condition que le chevalier tiendra toujours secrète leur
amoureuse.

La duchesse, éprise elle aussi du chevalier, s'efforce d


mais celui-ci repousse ses avances, comme Joseph celles
de Putiphar. Humiliée et enragée, la duchesse l'accuse f
auprès de son mari, prétendant qu'il a attenté à sa ver
justifier, le chevalier avoue à son seigneur sa liaison ca
châtelaine, en autorisant le duc, pour le convaincre, d'a
mulé dans l'ombre, à l'un de leurs rendez-vous d'am
même, le duc suivant le jeune homme à son rendez-vo
qu'il a bien dit la vérité. Le lendemain le duc fait bon v
valier, au grand dépit de la duchesse qui se lève de la ta
son mari avec froideur, jusqu'à ce que celui-ci lui parle
amoureuse entre la châtelaine et le chevalier. La duche
contre-cœur de garder le silence. Néanmoins, puisque le
dédaignée pour une personne de condition inférieure à l
s'en venge en révélant à la châtelaine qu'elle sait tout. L
persuadée que son amant l'a trahie, se tue de honte ap
monologue. Le chevalier incapable de vivre sans elle, s
sur son corps, comme Tristan sur le corps d'Iseut.
Lorsque le duc apprend enfin ce drame, il fait mouri
femme par le truchement de l'épée du chevalier. Retira
trine de celui-ci l'épée dont il s'est tué, il l'assène sur
duchesse, qui tombe morte sous les regards des hab
contrée:

que el chief li a embatue


l'espee que il tenoit nue,
sanz parler, tant estoit iriez.
La duchoise chiet a ses piez
voiant toz ceus de la contrée (w. 9 19-923 ).2

de Vergi , traduite et publiée par J. Bédier, Paris, Edition d


les vers en ancien français cités dans cet article sont tirés de la
Vergi , éditée par F. Whitehead, Manchester 1944.
2 « L'épée qu'il tenait nue, il la lui assène sur la tête, san
colère. La duchesse tombe à ses pieds, sous les regards de to
contrée »; trad. Bédier.

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Après avoir enterré les amants dans un même cercueil,


duchesse dans un autre lieu, le duc part à l'étranger où il se
templier y membre d'un ordre religieux et militaire:
errant se croisa d'outre mer,
ou il ala sanz retorner,
si devint ilueques Templier (vv. 94 1-943 ).3

L'auteur de la Chastelaine de Vergi était sans doute catholiq


comme en témoigne cette perspective religieuse de la fin du réc
sa connaissance des histoires bibliques auxquelles il emprun
thème de l'épouse de Putiphar. Comme l'auteur lui-même, a
personnage de la Chastelaine ne porte un nom. Le chevalier n'es
nommé, mais il possède un nom:
Haez donc, dist ele, celui
(sel nomma) qui ne fina hui
de moi proier au Ione du jor
que je li donaisse m'amor, (w. 125-128).4

C'est donc à dessein que l'auteur ne nous dit pas les nom
ses personnages. Et c'est évidemment cette pudeur inavoueée qu
interdit de nous dévoiler sa propre identité.

2. L'identité de l'auteur.

L'identité de l'auteur de la Chastelaine est un mystère jusqu'au-


jourd'hui. F. Whitehead ne voit pas la possibilité de la découvrir.5
D'après J. Bédier, cet écrivain inconnu se classe parmi les roman-
ciers médiévaux qui ont écrit pour les « chambres des dames » en
escomptant la faveur, la complicité des publics chevaleresques. « Si
divers soient-ils, ils appartiennent à une même école: le maître du
chœur, c'est toujours Chrétien de Troyes ».6 L'auteur de la Chaste-
laine partage ainsi la même communauté d'esprit avec les auteurs

3 « Il prit aussitôt la croix d'outre-mer s'en fut, pour ne plus revenir.


Là-bas, il se fit Templier »; trad. Bédier.
4 « Haïssez donc, fait-elle, celui (et elle le nomma) qui tout au long de
cette journée n'a cessé de me prier d'amour! »; ibid.
5 F. Whitehead, op. cit., p. vi.
6 Chastelaine de Vergi , Bédier (éd.) cit., pp. ix-x.

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de Flamenca et du Châtelain de Coucy ainsi qu'avec Gautier d


Renaud de Beaujeu et Jean de Condé.
Ecrivain mondain du XIII siècle, l'auteur de la Chastelaine
naissait le service et le code de l'amour courtois, ainsi que la
tesse exquise et le raffinement du goût qui furent le propr
société aristocratique de son époque. On trouve chez lui l'emp
des « romans antiques »: Roman de Thèbes qui raconte les am
de deux filles d'Œdipe, et Enéas où il est question des a
d'Enée avec Didon et avec Lavinie. Enfin, il subit l'influ
Marie de France et de la légende de Tristan et Iseut. Bref, i
naissait des chansons célèbres présentes dans la mémoire du
de son temps; il les insère à son gré dans sa nouvelle, comme
autorité. C'est ainsi que des vers de la Chastelaine s'adressen
strophe du Châtelain du Coucy :
com li chastelains de Couci

dist en un vers d'une chançon: (w. 292-294).

Cependant, si cette strophe citée du Châtelain correspond théma-


tiquement au monologue de la Chastelaine (vv. 730-834), les deux
discours directs sont différents l'un de l'autre. En effet, la Chastelaine
de Vergi a plus d'affinité avec le Lai de Laval de Marie de France
qu'avec le Châtelain du Coucy. Elle se rapproche du lai de Marie par
sa fermeté de dessein, ses types de personnages, son motif narratif
et son lieu d'action. Comme André Maraud l'a bien remarqué,7 les
quatre personnages principaux de la Chastelaine de Vergi ont leurs
égaux dans le Lai de Laval :
Le Lai de Laval Chastelaine de Vergi Fonction des personnages
- le roi Arthur - le duc - le seigneur
- la reine - la duchesse - la dame
- Laval - le chevalier - le héros
- fée - la chastelaine - l'amie du héros

Malgré des décalages qui existent entre la


la Chastelaine et de Laval , le rôle des person
des thèmes narratifs analogues dans les deux
femme tentatrice, du secert trahi et de la pr
chevalier sont-ils accusés faussement par de

7 A. Maraud, Le « Lai de Laval » et la « Chastelaine de Vergi »: la


structure narrative , « Romania », tome 93, 1972, pp. 433-434.

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dont ils repoussent les avances amoureuses. Ils trahissent


le secret de leur amour avec leurs amies; et lorsqu'ils s
demeure de prouver qu'ils ont dit la vérité, ils apporte
demandée. Finalement, le lieu d'action est, pour ainsi id
les deux chansons; il s'agit de la cour du seigneur: cour
la Chastelaine de Vergi et cour du roi dans Laval.
Ceci dit, on peut se demander si Marie de France n'e
teur anonyme de la Chastelaine de Vergi. Si on ne se b
la similitude plus ou moins parfaite entre ce poème
Laval , on peut dire que les deux œuvres sont nées du c
première femme poète de la France. Néanmoins, si les
semblent apparentés, l'originalité de l'un n'est certes pa
à la somme de ses différences avec l'autre, et la ressemb
eux n'est pas la preuve qu'ils ont été écrits par la mêm
Nous pensons que Marie n'est pas l'auteur de la Chatse
les raisons suivantes. Premièrement, Marie de Franc
l'habitude de garder l'anonymat: elle a bien signé son Is
les lais qu'elle a écrits. Deuxièmement, la Chastelaine de
composée au temps de saint Louis, aux alentours de l'an 1
à-dire au moins 100 ans après la mort de Marie.9 Fin
monde de Marie se caractérise souvent par le merveille
qui est tout à fait absent dans la Chastelaine de Vergi. S
laine se rapproche du Lai de Laval par sa peinture nuancé
elle ne partage pas son monde fantastique. A l'antipode
nages des lais de Marie de France (Yonec, Bisclavaret
Iseut, Laval), personne dans la Chastelaine de Vergi n'a
exploits magiques ou surhumains, personne ne se mue e
aucune action n'est transportée dans un monde irréel. A
Marie de France est douée d'une imagination fantastiqu
rique, elle ne pourrait pas être l'auteur de la Chastel
monde est tout à fait réel.
Nous penchons pour l'hypothèse de Simonelli 10 d'ap
l'auteur inconnu de la Chastelaine serait Jean Renard d
qui est aussi l'auteur du Lai de l'ombre. Ecrivain d'aven

8 D'après Whitehead, La Chastelaine de Vergi fut composée


et 1288. Cfr. Whitehead, op. cit., p. vu.
9 Selon Lagarde et Michard, Marie de France « vécut dans
moitié du XIIe siècle ». Cfr. Lagarde et Michard, Moyen Age
littéraire , Paris, Bordas 1963, p. 45.
10 Conférence faite par M. Simonelli à Boston College, Etats-

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Renard méprise le monde mystérieux et féerique de Marie de F


Auteur du Roman de Guillaume de Dole , de l'Escoufle et de Gal
il savait écrire des poèmes narratifs vivants, adroits et bien m
où se développe et triomphe toute la stratégie d'amour ave
ruses, ses défenses, son jeu courtois, son escrime élégante, un
précieuse. La Chastelaine de Vergi et le Lai de l'ombre se resse
blent aussi bien par leur merveilleuse peinture de la stratégie
reuse à l'usage de « ceux qui chantent et lisent d'amours » que
leur longueur et leur structure, étant donné que le Lai de l'om
962 vers alors que la Chastelaine de Vergi en a 958.
Il convient d'ajouter que les événements constituants de la Ch
laine , comme ceux du Lai de l'ombrey sont disposés symétriqu
à partir de l'action centrale du récit. D'après M. Simonelli, le L
l'ombre est construit autour des événements disposés symétr
ment.11 Il en va de même pour la Chastelaine de Vergi. Co
le lai de J. Renard, elle est construite autour de l'action cent
(l'entretien entre le chevalir et son amie). Le récit commence
par un prologue; vient ensuite le dialogue entre la duchesse et
le chevalier (ce qui correspond au voyage du chevalier dans le
Lai de l'ombre ), puis, le dialogue du duc et de sa femme, qui
rappelle l'entretien chevalier-dame dans le lai de J. Renard; l'ac-
tion culmine au dialogue entre le chevalier et la châtelaine, ana-
logue à « la rêverie » dans le Lai de l'ombre. Les événements qui
suivent « l'action centrale » dans les deux œuvres correspondent
symétriquement à ceux qui la précèdent, comme en témoignent la
ressemblance entre la symétrie des événements séparés par l'action
centrale dans chacun des deux récits:

Schéma structurel du Lai de l'ombre:

1.1. monologue du chevalier


2.1. voyage du chevalier au château
3.1. dialogue chevalier-dame
4.0. action centrale: rêverie de la dame
1.2. monologue de la dame
2.2. voyage du chevalier au château
3.2. dialogue chevalier-dame

11 Cfr. M. Simonelli, I giuochi semantico-compositivi del « lai de l'ombre »


e un crittogramma di Jean Kenart , « Cultura Neolatina », vol. XXXV, Modena,
STEM-Mucchi 1975, pp. 31-38.

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Schéma structurel de la Chastelaine de Vergi:


1.1. prologue
2.1. dialogue duchesse-chevalier
3.1. dialogue duc-duchesse
4.1. dialogue duc-chevalier
5.0. action centrale: rendez- vous d'amour
4.2. dialogue duc-chevalier
3.2. dialogue duc-duchesse
2.2. dialogue duchesse-chas telaine
1.2. catastrophe et épilogue.

« L'action centrale » joue ainsi un rôle analogue dans les deux


récits: elle sépare les deux parties symétriques des œuvres. D'après
Simonelli, le titre, « Lai de l'ombre » s'explique du point de vue
thématique et structurel car « Il sogno della giovane donna ha dun-
que nella struttura del lai la stessa funzione specchiante della lim-
pida acqua del pozzo ».12 Pareillement, par rapport à Taction cen-
trale, on peut justifier le titre, Chastelaine de Vergi de par son sens
thématique et structurel car, alors que « vergi » signifie « verger »
(ou lieu du rendez-vous des amants), « chastelaine » veut dire la
Dame du verger, c'est-à-dire la Maîtresse du lieu de TArnour.13 Fina-
lement, comme nous l'avons constaté, aucun personnage de la Chaste-
laine ne porte de nom. Les vers 125-126: « Haez donc, dist ele, celui
(sel nomma) qui ne fina hui », suffit à prouver que l'auteur n'a pas
voulu nommer même le héros de son œuvre. Sur ce point encore la
Chastelaine se rapproche du Lai de l'ombre. Dans ce lai, la dame du
château ne porte pas de nom; « le nom du chevalier (qui ressemble
à Galvain, fils de Lot) » est caché par l'auteur dans la rime en « ot »
et « on » (vv. 59-69). Même le nom de l'auteur est caché dans les
vers: « N'i covient mais baer de rien / Jean Renart a lor afere »
(952-953).14 Dans la Chastelaine aussi, un vers d'une structure pho-
nique extraordinaire (v. 436: « qu'il n'est resons / que nus recort »)
a des mots qui riment presque avec Renard (« renort »). Ainsi
l'auteur anonyme de la Chastelaine pourrait-il être Jean Renard qui
y reprend d'une manière plus recherchée le procédé et la structure
qu'il a adoptés dans le Lai de l'ombre.

12 Ivi y p. 34.
13 P. Zumthor, Du roman à la nouvelle , in Essai de poétique médiévale ,
Paris, Editions du Seuil 1972, p. 382.
14 Simonelli, Résumé cit., p. 2.

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3. Originalité et unité de la structure de la Chastelaine.

La structure de la Chastelaine de Vergi exerce une fascinat


inégalable sur beaucoup de critiques littéraires. Il n'est pas
toute la littérature médiévale un concurrent qui ait suscité au
d'intérêt et qui ait fait couler autant d'encre. Le plus long des
mentaires qui lui ont été consacrés est peut-être celui de
Zumthor. Selon ce critique, la Chastelaine de Vergi peut être
lysée «selon deux lignes actantielles enchevêtrées [...], la ligne
la fine amor et du fabliau ».15
La ligne de la fine amor est liée à l'amour et aux rendez-vo
clandestins des deux amants (la châtelaine et le chevalier). La
du fabliau se rapporte au thème de la femme tentatrice ou
calomnie. Les personnages de ces deux lignes sont distincts non
lement par leurs motifs, mais aussi par les vocabulaires utilisé
l'auteur pour les qualifier. Les termes de deux amants sont am
reux et élégants, par exemple: ma dame , m'amie , m' amor, mon e
ma douce amor , mon douz seignor , mes amis (vv. 405-419). Au
traire, dans la ligne du fabliau , les personnages sont « faus felons
quereors » (v. 957) et « gent [...] qui d'estre loial samblant fon
(vv. 1-2). A chacune de ces deux lignes thématiques (« fine am
et « fabliau ») se rattache une série d'événements et d'argents
culiers unifiés par l'auteur du récit.
L'organisation de la Chastelaine de Vergi , comme l'a bien n
Zumthor, se caractérise par des passages en discours directs (m
logues et dialogues) totalisant 467 vers, soit dialogues 330, mo
gues 112, formules d'annonce (par exemple, dit-il , elle répond
le reste du texte consiste en 496 vers dont 17 et 15 constitue
respectivement le prologue et l'épilogue, tandis que 459 vers re
pour la narration. Zumthor remarque aussi que le nombre des
sages narratifs (un total de 21) est égal à celui des discours di
Jean Charles Payen,16 un autre critique zélé de la Chastela
essaie d'expliquer le but de l'auteur par rapport aux parties diff
tes du récit, tout en mettant l'accent sur l'importance extraord
que confère le texte au « dialogue ». Il note que la Chastelaine

15 P. Zumthor, De la chanson au récit , in Récit, langue , texte, énig


Paris, Editions du Seuil, pp. 223-229.
16 J. C. Payen, Structure de la Chastelaine de Vergi , « Moyen Age, R
d'histoire de philologie », tome LXXX, 1973, pp. 209-230.

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organisée en quatre parties et qu'il y a un désaccord entre


tenu du récit et le but de Fauteur signalé dans le prologue.
Nos constatations sont, à certains égards, différentes de c
ces critiques. Par exemple, à l'opposé de Payen, nous ne
aucun décalage entre le contenu du prologue et le sens réel d
En effet, si au début du poème, Fauteur annonce son « i
courtoise », tous les événements qu'il raconte par la suite con
ront les tentatives du poète pour illustrer sa doctrine par la
des allégories de l'aventure amoureuse. Le message idéo
donné dans le prologue s'applique à la duchesse et ses sembl
gens qui font semblant d'être fidèles à leur parole, mais qu
dire, sont incapables de garder le moindre secret:
Une maniere de gent sont
qui ďestre loial samblant font
et de si bien conseil celer
qu'il se covient en uas fier
et quant vient qu'aucuns s'i descuevre
tant qu'il sevent l'amor et l'oeuvre,
si l'espandent par le païs,
plus en font lor gas et lor ris. (vv. 1-8 ).17

Dans le récit, c'est la duchesse qui représente tous les alliés dé-
loyaux et vindictifs: gens qui répandent « par le païs » les secrets
qu'on leur confie et « en font lor gas et lor ris » (vv. 7-8). C'est ainsi
que dans le but de se venger du chevalier et de la châtelaine, elle
joue un méchant tour à son mari. Celui-ci se laisse prendre à ses per-
fides promesses, d'où la mort subite des amants.
La Chastelaine de Vergi est agencée, non pas en quatre parties,
comme Font noté Zumthor et Payen, mais en cinq fractions inéga-
les, soit:
- prologue (17 vers),
- exposition de l'intrigue (42 vers),
- nœud de l'intrigue (659),
- dénouement de la tragédie (225),
- épilogue (15 vers).

17 « Il est une sorte de gens qui se targuent d'être loyaux et de si bien


garder les secrets qu'on est forcé de se fier à eux; et si par aventure un amant
se découvre assez pour qu'ils apprennent la vérité de son amour, ils en répandent
la nouvelle per le pays, en font leur jeu et leur risée »; trad. Bédier, op. cit.

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L'architecture intérieure de la Chastelaine se caractérise notam-


ment par la progression idéologique et stylistique des parties symé-
triques de l'œuvre. Ainsi le prologue n' annonce- t-il pas seulement le
contenu du récit, mais aussi la conclusion où l'auteur reprendra et
achèvera son exposé du conseil qu'il veut communiquer aux lecteurs:
qu'on doit garder le secret au sujet de son amour. De même qu'il y
a un parallélisme du langage et des idées entre le prologue et l'épi-
logue, de même il existe une analogie entre l'exposition (vv. 18-59)
et le dénouement (vv. 719-944) de l'action tragique de la Chastelaine.
Séparées par le nœud (vv. 60-718) de l'intrigue, l'exposition et le
dénouement soutiennent l'hypothèse et la conclusion, énoncées respec-
tivement dans le prologue et l'épilogue. En plus, ils mettent en évi-
dence les conséquences angoissantes de la violation du pacte établi
aussi bien entre la châtelaine et son amant qu'entre le duc et la du-
chesse. La première convention, décrite dans l'exposition est un
pacte d'alliance amoureuse d'après lequel le chevalier perdra sa maî-
tresse dès qu'il dévoilera le secret de leur amour:
par itel couvenant s 'amor
qu'il seüst qu'a l'eure et au jor
que par lui seroit descouverte
lor amour qu'il averoit perte
et de l'amor et de l'otroi
qu'ele li avoit fet de soi (vv. 23-28). 18

Quelle condition difficile pour un pauvre chevalier dont la beauté


exercera un attrait irrésistible chez la femme du roi! Les avances
amoureuses de la duchesse qui contribueront à la divulgation du se-
cret des amants et à la mort de la châtelaine sont signalées dès l'expo-
sition du récit:

que la duchoise l'enama


et li fist tel semblant d'amors

[...] tant qu'ele en ot grant anui,


qu'ele parla un jor a lui (vv. 48-58). 19

18 « Sous la sauvegarde d'un pacte: s'il dévoilait leur secret, il perdrait


le jour même, qu'il le sûr bien! son amour et le don qu'elle lui avait fait
d'elle-même ». Ibid.
19 «Que la duchesse s'éprit de lui et lui fit de telles avances [...] qu'un
jour elle lui parle (d'amour) ».

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L'auteur ingénieux de la Chastelaine assure l'unité de la str


ture de son œuvre par l'intermédiaire des rôles qu'il assigne
personnages. Ainsi la duchesse s'éprend-elle du beau chevalier,
a souvent l'occasion de voir, parce qu'en jouant à la fois l
d'amant de la châtelaine et de vassal du duc, le chevalier se ren
quemment à la cour de Bourgogne. C'est donc par rapport au
et à sa cour que la composition de la Chastelaine trouve sa ra
lité et sa cohérence interne: « Le mari auquel on se plaint
effet aussi le seigneur de celui qu'on accuse, et ce dernier, lié e
lui par son serment vassalique, se trouve pris entre deux fidélités
tradictoires: ou bien il brise le pacte d'amour et perd la bienve
de sa dame; ou bien il brise le pacte féodal et, puni de bannisse
doit s'exiler en terre lointaine, perdant, à la manière du cheva
Couci, tous les biens de l'amour ».^
En apprenant le secret du chevalier et de la châtelaine, le
brise la barrière qui le sépare du « verger » des amants et de
malgré la promesse qu'il a faite à son vassal, l'instrument par
le monde extérieur connaîtra ce secret. Il convient à cet égar
souligner que la trahison du secret des amants est un fil cond
du récit. Tous les personnages de l'œuvre, à l'exception de la
laine, participent à cette trahison:

1.0. le chevalier promet de garder le secret (w. 19-42)


1.1. le chevalier manque à sa promesse (vv. 340-343)
2.0. le duc promet de garder le secret (w. 332-339)
2.1. le duc manque à sa promesse (w. 649-658)
3.0 la duchesse promet de garder le secret (w. 644-646)
3.1. la duchesse manque à sa promesse (w. 707-708, 715-718)

L'auteur de la Chastelaine tend à démontrer par là que tout s


livré à une personne risque d'être dévoilé enfin à tout le mon
enchaînement de circonstances aboutira à une situation où celui à
qui on se confie ne peut plus garder le secret. C'est ainsi que le che-
valier, le duc et la duchesse finissent à tour de rôle par divulguer le
secret qu'ils ont juré de garder. Si la châtelaine meurt juste après les
péripéties de l'action dans laquelle elle est le personnage principal,
c'est que l'auteur veut montrer que la catastrophe est une consé-
quence logique de l'exigence initiale de la l'héroïne.
Il convient, sur ce point, de considérer le rôle très notable de la

20 P. Zumthor, De la chanson au récit cit., p. 224.

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EDWIN E. OKAFOR

« pucele », petite fille qui a écouté aux portes les derniers mo


logues prononcés par la châtelaine et le chevalier avant de mo
En rapportant au duc ces paroles des amants la fillette est, d
Maraud, «un stratagème du récit, comme le chienet est un stratagè
des amants. Par elle se manifeste Pironie d'un destin, ou plus e
ment d'une logique qui retourne contre les hommes les moyens
emploient pour lui échapper ».21 A vrai dire, le chevalier n'a r
le secret au duc qu'après avoir reçu de lui l'assurance qu'il ne
voilerait à personne. Le duc agit de même avec sa femme qui
rompant le pacte qu'elle a conclu avec lui, pense que personne
dira qu'elle a dévoilé le secret. Puisque la mort de la châtelaine
chevalier résulte de cet enchaînement d'actes perfides, le rôl
pucelle est indispensable pour exposer l'hypocrisie de tous ces
tres et, par conséquent, pour unifier tous les événements iso
récit. Les rôles des personnages de la Chastelaine de Vergi s'a
lent ainsi parfaitement les uns aux autres et contribuent à l'
structurelle du poème.

4. Conclusion.

Nous avons examiné les tentatives des critiques pour établir l'iden-
tité de l'auteur anonyme de la Chastelaine de Vergi , tout en précisant
notre prédilection pour l'hypothèse de M. Simonelli d'après laquelle
cette œuvre serait attribuée à Jean Renard, auteur du Lai de l'ombre.
Cependant, si la Chastelaine de Vergi se rapproche du Lai de V ombre
par sa structure, sa forme et ses thèmes, elle diffère de celui-ci par
son architecture intérieure.
La Chastelaine de Vergi est un bref récit admirable. Sa cohérence
inégalable est d'ordre exclusivement interne et son univers est d'une
« parfaite sphéricité, maintenu par une force de gravité propre et
une nécessité intime que rien ne permet de percevoir de l'extérieur »?
Bien agencé et parfaitement équilibré, ce récit commence par un pro-
logue, où l'auteur expose le sens du poème, et termine par un épi-
logue, dont le but est de préciser la leçon tirée de sa narration signifi-
cative. Les événements qui constituent le récit s'enchaînent avec une
logique impressionnante, grâce au choix délibéré des personnages et

21 Maraud, op. cit., p. 4 55.


22 Zumthor, Du roman à la nouvelle cit., p. 381.

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« LA CHA S TEL AINE DE VERGI »

aux rôles joués par ceux-ci pour assurer l'unité structurelle


l'œuvre.
Aucun roman du XIIIe siècle n'offre entre ses parties une dist
bution aussi nette que celle de la Chastelaine de Vergiß un récit exem-
plaire non seulement parce qu'il raconte une anecdote de très hau
portée, mais aussi parce qu'il est un modèle de structure harmonie
et savante.

Résumé. - La Chastelaine de Vergi est un poème narratif éc


France au milieu du XIIIe siècle par un auteur inconnu qui pourrai
Jean Renard, auteur du Lai de l'ombre. Si la Chastelaine n'est le pr
poème médiéval qui se soit caractérisé par un contraste soigneusem
entretenu entre un plan lyrique et un plan narratif, elle est, à bie
égards, le plus érudit et le plus structuré.

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