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Voyage au bout de la nuit de Céline

Extrait n°5 : de "Là-bas tout au loin, c'était la mer" jusqu'à "La fièvre après tout"
(pp.530-531)

Introduction
La figure de l’antihéros hante le roman du XX Siècle. On doit la paternité de
cette figure à Céline et à son narrateur-personnage, Bardamu, reconnu par Sartre
et par Aragon comme le prototype du personnage moderne, sans qualités, à la
destinée absurde.
Notre passage constitue l’épilogue du roman Voyage au bout de la Nuit, après la
mort de Robinson,tué par Madelon. L’agonie passée, Bardamu qui suivait le
corps porté par Mandamour, Parapine et Sophie au poste de police, s'est éclipsé
et a suivi un chemin qui le mène au bord de la Seine.
Cet extrait propose un monologue intérieur de Bardamu qui compare son destin
à celui de son alter ego.
Aussi chercherons –nous à voir quel traitement Céline réserve à la conclusion de
son roman en mêlant lyrisme et ironie.
En premier lieu, nous verrons en quoi le bilan du narrateur-personnage débouche
sur un constat d’échec, puis en second lieu, nous examinerons le portrait
ambivalent de Robinson : celui d’un héros paradoxal, miné par l’ironie de
Céline.

La mort de Robinson signe la fin des aventures de Bardamu qui dresse donc le
bilan de sa vie, constatant dans un premier temps (l.1à10) son échec et
comparant son destin à celui de Robinson (l.l1à 25). Dans la deuxième partie du
texte, il s'imagine un autre destin celui d' « un héros juteux », dans une envolée
lyrique et ironique sur la notion d'héroïsme.

I Le bilan :
Epilogue et bilan vont ici de pair, dans une fin programmée.
1) la fin d'un périple
La première phrase commence comme une ouverture : vers le large, un appel au
voyage en quelque sorte, mais cet élan est tout de suite brisé : par la deuxième
phrase qui affirme le désintérêt de Bardamu pour la mer : cette phrase met en
contact le moi de narrateur et la mer "moi sur elle la mer", pour affirmer la fin
d'un désir : celui du voyage. La mer est traditionnellement associée au départ, à
l'aventure, à l'attrait de l'ailleurs. On peut y déceler une allusion aux deux
voyages sur la mer : pour les tropiques avec l'horrible épisode de l'Amiral
Bragueton et le voyage vers le Nouveau Monde au cours duquel Bardamu croit
ramer comme un galérien. De plus ces voyages au lieu de l'amener vers un
monde meilleur l'ont entraîné vers deux sortes d'enfer différent, l’Afrique et
l’Amérique. Il n'a donc plus rien à "imaginer" sur la mer.
Le voyage est qualifié d'un terme péjoratif : "le trimbalage", mot qui évoque un
transport difficile et pénible comme le nom même de Bardamu formé de
« barda », un paquet encombrant et du participe passé « mu ».
Le voyage s’affiche encore comme un idéal dévalorisé, dénoncé par la réalité.
D’où les nombreuses formes négatives et l’utilisation insistante du passé
composé, du plus que parfait, temps d'un passé révolu.

2) une impasse
Tout le début du texte est construit sur la métaphore de l'impasse (cf. le chemin
qu'il a suivi le mène "à pic sur la Seine"), du labyrinthe avec des verbes comme
"me perdre", "je revenais sur moi-même" qui renvoient à l’image suivante du
labyrinthe dont on ne peut sortir : « le monde était refermé! »(l. 6) et qui ramène
au point de départ. Pas moyen de s'oublier, la vie le ramène à lui-même et à
l'idée de sa mort. Autrement dit il n'y a plus d'espoir de départ, de
recommencement possible. On retrouve l'image des mouches qui se cognent aux
vitres de l'usine Ford (p 239).
Ce sentiment désespéré est traduit par des phrases courtes, ponctuées de points
d'exclamation et de points de suspension. Céline n'utilise pas de longues phrases
pour exprimer ses sentiments, ce sont des constats, des phrases lapidaires
telles que : "Mais à d'autres", "Pas gênés! ".

3) Un antihéros
Bardamu dénonce aussi l’optimisme de certains, l’espoir que quelque chose
pourrait recommencer, avec le conditionnel hypothétique "faudrait pouvoir
recommencer", sous-entendu peut-être pour mieux réussir. Mais il en parle
comme d'une illusion, celle de retrouver une jeunesse et un courage
définitivement perdus avec le temps.
Le ton désabusé ressort de l’exclamation "A d'autres!", formule empruntée au
langage familier et qui signifie : "à d'autres, pas à moi". Elle est aussi à prendre
au sens propre, car Bardamu semble passer le relais "à de plus jeunes que lui. Ce
voyage consiste à "aller chercher davantage de chagrin", pour "continuer la
musique", expression jouant sur la métaphore de la fête comme image du
divertissement. En ce qui le concerne, le point de non-retour est atteint avec la
tournure définitive "j'étais plus prêt".
Il donne ici l'image d'un cycle désespéré qui sera perpétué par les suivants.
Le narrateur personnage constate donc que son voyage ne l'a mené nulle part.
Mais sa réflexion a aussi un caractère plus général comme l’indique l’emploi des
pronoms "nous" et "on". Il se fait le porte-parole de sa génération, jugée ainsi
désespérée par Bardamu.
Celui-ci l'affirme à la ligne 14 : « j'avais pas réussi en définitive", il le redit
quelques lignes plus loin : "c'était raté"(l.21).
Là aussi nous frappe l’ambiguïté de la formule «j'avais pas réussi » : celle-ci
évoque une réussite dans la vie, financière et affective. Certes cette réussite-là
n'est pas celle de notre héros, mais on s'aperçoit très vite que ce n'est pas cela
dont il parle.
Si Bardamu se concède quelques "débuts de progrès", il n'en reste  pas moins
qu'il considère qu'il a échoué.
Ainsi partant du bilan de son expérience personnelle, ce narrateur, double de
l’auteur, s’élève jusqu’à une méditation désespérée sur l’humanité proche du
lyrisme négatif moderne, héritage du spleen baudelairien (cf. The Hollow
Men de T.S. Eliot).

Dans un deuxième temps, nous observerons qu’en guise d'éloge funèbre


Bardamu compare son destin à celui de son double Robinson.

II Héros et antihéros
Robinson est apparu très vite dans le roman, dès l'épisode de la guerre, puis de
manière assez peu réaliste, Bardamu l'a croisé à nouveau en Afrique, ensuite en
Amérique. Enfin il le retrouve à Rancy, le rejoint à Toulouse et le fait revenir à
Vigny dans l'asile dont il est le directeur.
On a pu dire que Robinson était le double de Bardamu dans la mesure où les
deux personnages suivent des itinéraires parallèles, (Bardamu cherchant à
rejoindre Robinson jusqu'en Afrique, puis l'itinéraire s'inversant, c'est Robinson
qui poursuit Bardamu) mais Robinson lui va jusqu'au "bout de la nuit", c’est-à-
dire jusqu'à la mort. C'est en ce sens que Bardamu dit que Robinson a "réussi".

1) Mourir pour une idée

Bardamu associe la réussite au fait d’acquérir une « seule idée bien solide »
(l.15). Le mot prend un volume considérable grâce à la répétition de l’adjectif
« grosse » trois fois (l.16-17) et à ses sept occurrences dans le texte. D’un côté
Robinson qui a fini par mourir pour elle, de l’autre Bardamu qui avait « toujours
(…) redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison
pour exister ». Le narrateur oppose à cette seule et magnifique idée, qu'il qualifie
de "belle", "magnifique", commode", "superbe" ses propres idées à lui, au
pluriel, qui "vadrouillaient", qui tremblotent comme des "bougies clignoteuses"
(notons au passage, la comparaison dévalorisante et le néologisme moqueur)
« au milieu d'un univers bien horrible".
Cette métaphore de la tête comme un espace rempli par une seule idée sert à
expliquer en quoi Bardamu n'a pas réussi : il n'a pas réussi à évacuer de sa tête
l'idée de la mort, car ses idées à lui ne prennent pas assez de place.
Sur quelle idée l’héroïsme de Robinson se fonde-t-il ? Il s’agit du désir obscur
de tuer et de se tuer : en effet celui-ci fait ce qui est interdit à Bardamu, car après
avoir raté sa première tentative de meurtre contre la mère Henrouille, il a réussi
la seconde, puis, une fois père de famille, il rompt avec cette sécurité étouffante
d’une vie rangée, fait et dit ce qu’il faut pour que Madelon le tue. Il incarne donc
la pulsion de mort (Céline est en plein accord avec Freud à cette époque-là),
l’envie latente chez l’homme de tuer et d’être tué.
Mais Bardamu et Céline, s’ils sont conscients de cette certitude de la mort
devenue « la vérité de ce monde », refusent néanmoins le délire de Robinson,
comme le délire meurtrier du monde. Ils défendent une sorte d’humanisme
désespéré qui consiste en un refus affolé de céder au vertige du néant, à la
tentation de la dissolution. Céline ici se moque des "idéalistes", ceux qui se
sacrifient pour une idée.

2) L'héroïsme un idéal dégradé


La description du héros est faite de manière ironique avec l’expression une
"grosse idée". D'abord on ne sait pas très bien de quelle idée il s'agit : Robinson
ne l'a jamais exprimée, de plus, il est prétendument mort pour cette idée, sans
que l’on en soit sûr (cf. "fais comme tu veux" p.525)
Enfin cette idée, si on cherche à la comprendre, c'est juste de refuser l'amour de
Madelon (pp. 523-524), qu'il trouve dégoulinant, mais ce n'est pas une idée
positive. En tout cas ce n'est pas une idée sublime.
De toutes façons, on sait depuis l'épisode de la mort du colonel que Céline
n'aime pas les héros, il les juge imbéciles comme "le colonel [qui] n'a même pas
l'imagination de sa mort", il est décrit comme un monstre d'héroïsme.
On sait aussi ce que Bardamu pense de l'amour et cela dès le début du roman
"l'amour cet infini mis à la portée des caniches".
C'est pourquoi toute cette apologie de Robinson en héros est suspecte. Cette
idée unique confère à celui qui la possède "plaisir, insouciance et courage". La
phrase qui décrit ce nouvel état auquel aspire apparemment Bardamu est longue
(ll. 26 à 33), sans point d'exclamation ni de suspension, elle a la plénitude de
cette certitude à laquelle Bardamu prétend aspirer. Mais le paragraphe s'achève
avec une phrase qui dénonce cette apparente envie du narrateur : "un héros
juteux", image dégradée qui évoque un être plein de "jus". Ce mot se rapporte à
un liquide de couleur douteuse, en particulier au mauvais café" (cf. jus de
chaussette), mais aussi juteux = qui rapporte du profit (cf. "une affaire juteuse).
Le profit étant le fait d'oblitérer, d'évacuer la pensée de la mort.

3) L’antihéros
Bardamu, quand il s'imagine occupé par cette idée, s'embarque dans un délire
(cf. les derniers mots : "la fièvre après tout" l.47) qui justifie cette imagination
burlesque d'un nouveau Bardamu en héros.
C'est le conditionnel qui est le mode choisi par Céline pour décrire cette espèce
« état idyllique ». Il décrit hypothétiquement un monde différent où le ciel, la
terre et la mort ont des majuscules. Dans ce paragraphe, il s'amuse à s'imaginer
dans ce nouvel état, celui de héros juteux bien rempli de son idée unique.
Grâce à cette idée la vie retrouverait un sens, "la vie ne serait plus rien elle-
même qu'une entière idée de courage ». L'amour dans ce monde idéal aurait
aussi sa place (l.38) alors que « la Mort serait apprivoisée, rendue aimable elle
aussi ». La majuscule personnifie la mort, traitée de garce, humanisée en
quelque sorte, apprivoisée. La description est presque une vision, la mort en
danseuse, dansant la ronde de l'amour. Ainsi elle ne ferait plus peur, on pourrait
même mourir en s'amusant! Le vocabulaire aux sous-entendus sexuels
(« garce », « juteux », etc.) désamorce l’amplification lyrique.
L’idéal, envisagé un temps, est dénoncé par les métaphores dégradantes du jus et
du crapaud, « un crapaud d'idéal ».
Et sur le mode ironique, il poursuit la métaphore du jus qui remplit l'être jusqu'à
en "dégouliner"(l. 34) à travers une métaphore filée. La tournure « plein moi »
reprend l’image de la ligne 29 : « c'était pas à envisager que je me remplisse la
tête moi comme Robinson avec une seule idée." La métaphore du jus est
remplacée peu à peu par la métaphore du vide avec l’expression « gonflé comme
un crapaud ». Or le crapaud se gonfle d'air, c'est-à-dire de vide, et ce vide ce
sont ces "résolutions infinies" de la ligne 46,
La dernière formule "un véritable crapaud d'idéal" résume ce que pense Céline
de l'idéal : c’est un oxymore entre crapaud et idéal alliant un mot concret et un
mot abstrait, un animal symbolisant la laideur (cf. le célèbre sonnet de Corbière
dans Les Amours Jaunes) et un mot abstrait se référant à de hautes valeurs
morales.

Conclusion
Bardamu dénonce l'illusion qui consiste à mourir pour des idées, tout en rêvant
dans un sens de pouvoir le faire pour échapper à l'idée de la mort qui le poursuit
depuis la guerre.
Deux figures de héros avec Robinson, figure du "héros classique", mort d'amour
d’une certaine façon, qui obéit à un "destin" et Bardamu, celui qui ne peut que
dire, à travers son discours, sa peur de mourir. Céline tente d'exprimer le
tragique de la condition de l'homme, cet homme qui ne peut que tenter
d'exprimer sa peur de la mort. Robinson représente la tentative d'échapper à
cette terreur en se remplissant la tête d'idéal, ce que son alter ego ne parvient pas
à faire, parce qu'il est trop lucide.
Céline, lui, donne à sentir à travers le récit de son héros, et ce "style émotif"
toute la souffrance de l'homme qui se débat contre la peur de la mort sans
pouvoir y échapper. Il a su réaliser un récit qui se veut à la fois autobiographie et
roman, en restituant dans leur enchaînement les expériences les plus marquantes
d’une vie (la guerre, la vie dans les colonies etc.). Robinson et Bardamu
constituent donc deux faces de Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline.
La voie vers l’autofiction n’est-elle pas ainsi large ouverte ?
.

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