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Musiques

Les compositeurs et la Collaboration


 PAR Vincent GIROUD

 Date de publication • 25 octobre 2009


 Temps de lecture estimé • 15 minutes

Composer sous Vichy

Yannick Simon
2009
Symétrie
424 pages
Pour la première fois un livre tout entier est consacré aux compositeurs de musique actifs en
France sous le régime de Vichy. Il met en lumière bien des ambiguïtés et compromissions.

En 1968 le lycée de Saint-Cloud prenait le nom de Lycée Florent Schmitt, honorant ainsi, à
l'occasion du dixième anniversaire de sa mort, un compositeur longtemps résident de la ville.
L'antisémitisme affiché publiquement par Schmitt, son adhésion au Comité France-Allemagne
dans les années trente, son appartenance au groupe Collaboration durant l'Occupation, sa
participation au voyage à Vienne organisé par la propagande hitlérienne en décembre 1941
sous couvert de célébrer le 250e anniversaire de la mort de Mozart, rien de tout cela n'était
secret, mais on le considérait, de toute évidence, secondaire par rapport à la place que tenait
son œuvre dans la musique française de la première moitié du vingtième siècle et on avait jeté
un voile dessus. Une trentaine d'années plus tard, ce voile était arraché et en 2002, le conseil
d'administration du lycée, appuyé par le corps enseignant et l'énorme majorité des élèves,
votait le changement du nom en Lycée Alexandre Dumas, changement officiellement entériné
le 1er janvier 2005.

Cet opprobre tardif infligé à un compositeur jadis tenu comme marquant, et qui n'est
probablement pas étranger à l'oubli dans lequel est tombée sa musique, est symptomatique du
renversement de perspective dans l'historiographie de la période, suite à la publication en
1972 (et en traduction française l'année suivante) du livre de Robert Paxton sur la France de
Vichy et des études plus spécialisées qu'il a engendrées. La musique n'y occupait jusqu'à
présent qu'une place limitée, à l'exception du collectif dirigé par Myriam Chimènes, La Vie
musicale sous Vichy, publié en 2001 non pas à Paris mais à Bruxelles (est-ce un autre
symptôme ?). Le livre de  Yannick Simon est d'autant mieux venu. Il présente du sujet une
large approche, organisée en huit chapitres non numérotés. Après une courte introduction
portant sur la "drôle de guerre", la deuxième partie, "La recomposition du paysage musical",
évoque brièvement les compositeurs décédés durant la période (au combat ou dans d'autres
circonstances, tel Raoul Laparra, tué lors d'un bombardement   ), puis la situation des
prisonniers de guerre, celle des compositeurs considérés comme Juifs et celle des étrangers et
exilés de l'intérieur. "Réorganiser la vie musicale" traite notamment de L'Information
musicale, l'hebdomadaire créé en novembre 1940 par Robert Bernard et qui paraît jusqu'en
mai 1944, puis les diverses formes d'intervention de l'État français en matière musicale par le
biais de divers comités, dont le Comité national de propagande pour la musique, création de la
Troisième République mais qui reçoit sous l'Occupation une impulsion nouvelle, et dont
l'homme fort est René Dommange, neveu et successeur de Jacques Durand à la tête de sa
maison d'édition. Quant au Comité d'organisation professionnelle de la musique, dont la
cheville ouvrière est Alfred Cortot, il est conçu, sur le modèle de la Reichsmusikkammer,
pour rassembler toutes la profession musicale en un "ordre de la musique" – comme cet Ordre
des médecins qui a si bien survécu à la période. Comme le souligne Yannick Simon, ces
comités, vu le peu d'années qu'a duré le régime, ont eu une existence largement symbolique.
Ils sont toutefois hautement représentatifs du volontarisme corporatiste si caractéristique de la
politique culturelle et économique de Vichy. Les chapitres "Composer avec les Allemands" et
"Composer avec l'État français", les plus longs du livre, ne sont pas les moins dénués d'intérêt.
On y trouvera une section sur la branche musicale du groupe Collaboration, dont le comité
directeur, outre Schmitt, comprenait les compositeurs Max d'Ollone et Alfred Bachelet, la
cantatrice Claire Croiza (hélas pour elle) et le ténor Thomas Salignac. Le voyage à Vienne
mentionné plus haut amène l'auteur à reposer – une fois de plus – la question de la
participation d'Arthur Honegger et à faire justice de la justification erronée qu'en a donnée
Harry Halbreich dans son livre. La partie "Trajectoires de la modernité" amène l'auteur à
revenir sur le "cas Honegger", d'abord au sujet de sa prise de position en faveur du système de
notation musicale inventé par le compositeur russe émigré Nicolas Obouhow, puis,
longuement, sur les questions que pose la position particulièrement en vue occupée par
Honegger pendant toute la période. Critique à Comœdia (revue d'obédience nettement
collaborationniste même si ses articles à lui ne prêtent au fond guère à controverse), Honegger
voit son cinquantième anniversaire célébré en 1942 par une "Semaine Honegger" et reçoit en
1943, lors de la création française d'Antigone, une véritable consécration à l'Opéra, Suisse, il
n'en est pas moins considéré sous l'Occupation comme le premier compositeur français
vivant. Nullement suspect d'antisémitisme – l'auteur mentionne ses tentatives en faveur de
musiciens juifs persécutés – ni de sentiments pro-nazis, comme en témoigne son adhésion au
Front national de la musique fondé en 1941 et qui se situe dans la mouvance communiste,
Honegger, de par sa nationalité autant qu'en raison de son statut éminent, ne risquait pas non
plus d'être inquiété à la Libération, même s'il eut à souffir d'un certain discrédit – à
commencer par sa radiation du Front national en 1943 – dont il conçut beaucoup d'amertume.
Son itinéraire est néanmoins représentatif des ambiguïtés de la période.

Yannick Simon contraste l'attitude pour le moins ambiguë d'Honegger avec celle de ses
collègues des Six. Tandis que Milhaud et Tailleferre vivent en exil aux États-Unis, Durey –
l'un des créateurs du Front national – n'écrit plus depuis 1937 et Auric, installé sur la Côte
d'Azur, ne se manifeste que par des musiques de film (dont L'Étermel Retour de Jean
Delannoy et Cocteau) et les Quatre Chants de la France malheureuse, sur des textes de
poètes en exil (Supervielle) ou résistants (Aragon). Au seul Poulenc, qui n'en prête pas moins
son nom à deux des comités mis en place par Vichy, est réservée la qualité d'"artiste
résistant". S'il collabore avec Serge Lifar, collaborateur notoire, pour le ballet Les Animaux
modèles, créé à l'Opéra en 1942, il y glisse un pied de nez à l'occupant (présent en nombre
dans la salle) en y introduisant une citation de "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine" qui
n'a pas dû échapper aux spectateurs français. Plus sérieusement, il met en musique, en 1943,
huit poèmes d'Éluard (dont le fameux "Liberté") dans sa cantate Figure humaine, et deux
poèmes d'Aragon.

Poulenc, et à un moindre degré Auric, sont en fait des exceptions remarquables parmi les
musiciens français de la période. Il y a certes des cas comme Charles Koechlin, qui passe ces
quatre années dans l'isolement, ou Jacques Ibert, en disgrâce depuis l'affaire du Massilia. Il y
a ceux des compositeurs juifs, comme Manuel Rosenthal, condamnés à une existence semi-
clandestine, ou Reynaldo Hahn (auquel on ne jettera pas la pierre pour avoir obtenu, comme
Roland-Manuel, de se faire "aryaniser"). Pour le reste, peu de compositeurs ont su éviter de se
compromettre, soit avec Vichy et sa Révolution nationale, soit en servant directement ou
indirectement la propagande nazie. Si, à part Schmitt et quelques maréchalistes de moindre
importance, on trouve peu de collaborateurs par conviction, les compromissions par
opportunisme sont nombreuses. Le plus compromis à cet égard est probablement Marcel
Delannoy, pourtant classé "à gauche" avant la guerre, mais qu'on retrouve critique
aux Nouveaux Temps de Jean Luchaire   et qui sera du voyage de Vienne. Membre du groupe
Collaboration, Delannoy y côtoie Jean Françaix, Georges Huë et d'Ollone. Ce dernier
s'empresse de succéder comme directeur de l'Opéra-Comique à Henri Busser, limogé sous
pression allemande, semble-t-il en raison de son inclusion (par erreur) sur le Lexikon der
Juden in der Musik – ce qui n'empêchera pas le même Busser de participer en 1943 à un
concert en l'honneur de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme au Palais de
Chaillot. Que dire de Jean Martinon, qui écrit la musique du film de propagande antisémite et
anti-maçonnique Forces occultes ? D'André Jolivet, qui compose (et dirige) la musique de
scène pour l'Iphigénie à Delphes de Hauptmann, dont l'occupant a exigé l'entrée au répertoire
de la Comédie-Française en 1943 ? De Jean Hubeau, qui collabore abondamment à Radio-
Paris et participe aux Concerts franco-allemands, ainsi que Tony Aubin et Jean Françaix ? De
Roland-Manuel, de Sauguet, de Maurice Yvain, qui tous trois ont collaboré, par leurs
musiques de film, avec la Continental franco-allemande ? De Dutilleux lui-même, qui écrit la
musique du film de propagande vichyste Forces sur le stade ? Le reproche fait à Daniel-Lesur
et à ses amis du groupe Jeune France avant-guerre (dont Jolivet) est beaucoup plus véniel :
c'est d'avoir prêté un peu naïvement leur nom et leurs services au mouvement du même nom
créé autour de Vichy. Quant à Messiaen, il n'échappe pas non plus à une certaine ambiguïté,
puisqu'il s'est "démené", selon les termes de Yannick Simon, pour succéder en 1941 au
Conservatoire à André Bloch, démis de ses fonctions pour des raisons raciales. Il n'en réussira
pas moins à traverser la période sans se compromettre d'un côté ni de l'autre.

Une question qui parcourt le livre, et qui revient à propos de Messiaen,précisément, est celle
de l'esthétique musicale de la période. Y a-t-il eu, de la part de Vichy ou de l'occupant,
tentative de privilégier un certain type d'écriture par rapport à un autre ? La logique du
raisonnement pourrait se traduire ainsi :
1. Le nazisme condamne le modernisme musical comme dégénéré.
2. De nombreux compositeurs compromis sous Vichy écrivent en style néo-classique.
3. Donc le style néo-classicisme est du côté de la collaboration et le modernisme musical du
côté de la résistance.

Non seulement ce raisonnement est un sophisme patent, mais l'argument ne résiste pas à
l'analyse des faits. Certains, comme Boulez, n'ont certes pas manqué, dans l'immédiat après-
guerre, de faire le procès du néo-classicisme en l'associant à leur condamnation de la période.
En fait, à l'examen des commandes passées par Vichy (et qui n'ont pas toutes été honorées) il
est difficile d'arriver à une conclusion tranchée. Parmi les personnalités compromises figurent
des compositeurs plutôt modernistes tels Schmitt et Honegger, tandis que le Poulenc
des Animaux modèles est ouvertement néo-classique. Le nazisme lui-même, comme l'ont
montré des chercheurs comme Michael Kater, pouvait dans le même temps condamner le
modernisme en tant que tel et en promouvoir sa propre version.

Admirablement documenté, solidement argumenté, le livre de Yannick Simon est une


contribution majeure à l'histoire de la période, S'il faut exprimer un regret, il concernera
certaines redites inutiles d'un chapitre à l'autre et même parfois dans le même chapitre   . La
place ainsi gagnée aurait pu être consacrée, par exemple, à un bref historique des Concerts de
la Pléiade, évoqués plusieurs fois (notamment à propos de la création des Visions de
l'Amen de Messiaen) et qui comptent parmi les institutions marquantes du moment
 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Michel Cullin et Primavera Driessen-Gruber, Douce France? Musik-Exil in Frankreich /


Musiciens en Exil en France 1933-1945 (Böhlau), par Jérôme Segal.
VINCENT GIROUD

Vincent Giroud est professeur à l'université de Bourgogne Franche-Comté où il enseigne la


bibliographie et l'histoire du théâtre et du théâtre musical. Il a été chargé de mission à la
Commission française pour l'Unesco (1981-1985) et conservateur des livres et manuscrits
modernes à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l'université Yale (1987-2004).
Il a enseigné notamment à l'Institut d'études politiques, à Yale, à Johns Hopkins, à Vassar et à
Bard College. Ancien élève de l'École normale supérieure, il est licencié en lettres classiques,
diplômé d'Oxford et docteur en littérature comparée. Il a notamment publié sur Robert Louis
Stevenson, le compositeur William Walton, Saint-Pétersbourg, le futurisme italien, Witold
Gombrowicz et Gertrude Stein. Parmi ses publications récentes : French Opera: A Short
History (2010) et Nicolas Nabokov : A Life in Freedom and Music (2015). En collaboration
avec Jean-Christophe Branger, il a édité les volumes Figures de l'Antiquité dans l'opéra
français (2008), Aspects de l'opéra français de Meyerbeer à Honegger (2009), Présence du
dix-huitième siècle dans l'opéra français d'Adam à Massenet (2012) et Jules Massenet :
héritage et postérité (2014). Il a participé à l'Oxford Companion to the Book, en tant
qu'associate editor, à l'Oxford Handbook of Opera (2014) et à l'Oxford Handbook of Faust in
Music (2017). Son dernier livre est The real Tales of Hoffmann, en collaboration avec
Michael Kaye, publié chez Rowman and Littlefield. Il vient d'achever une édition critique de
Moi d'Eugène Labiche, à paraître chez Garnier. Il vit à New York. Depuis octobre 2007 il est
critique d'art, littérature et musique au portail des livres et des idées, nonfiction.fr

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