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Présence Africaine Editions

Bois d'Ebène: PRÉLUDE


Author(s): Jacques ROUMAIN
Source: Présence Africaine, No. 2 (JANVIER 48), pp. 230-234
Published by: Présence Africaine Editions
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24346385
Accessed: 10-06-2020 18:47 UTC

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Bois d'Ebène
par Jacques ROUMAIN 111

PRELUDE

Si l'été est pluvieux et morne


si le ciel voile l'étang d'une paupière de nuage
si la palme se dénoue en haillons
si les arbres sont d'orgueil et noirs dans le vent et la brume

Si le vent rabat vers la savane un lambeau de chant funèbre


si l'ombre s'accroupit autour du foyer éteint

Si une voiture d'ailes sauvages emporte l'île vers les naufrages


si le crépuscule noie l'envol déchiré d'un dernier mouchoir
et si le cri blesse l'oiseau
tu partiras
abandonnant ton village
La lagune et les raisiniers amers
la trace de tes pas dans se's sables
le reflet d'un songe au fond du puits
et la vieille tour attachée au tournant du chemin
comme un chien fidèle au bout de sa laisse
et qui aboie dans le soir
un appel fêlé dans les herbages...

Nègre colporteur de révolte


tu connais tous les chemins du monde
depuis que tu fus vendu en guinèe
une lumière chavirée t'appelle
une pirogue livide
échouée dans la suie d'un ciel de faubourg

(1) Né le 4 juin 1907, à Port-au-Prince (Haïti). Décédé le 18 août 1944.

230 :

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BOIS D'EBENE

Cheminées d'usines
palmistes décapités d'un feuillage de fumée
délivrent une signature véhémente
La sirène ouvre ses vannes
du pressoir des fonderies coule un vin de haine
une houle d'épaules l'écume des cris
et se répand dans les ruelles
et fermente en silence
dans les taudis cuves d'émeute

Voici pour t'a voix un écho de chair et sang


noir messager d'espoir
car tu connais tous les chants du monde
depuis ceux des chantiers immémoriaux du Nil

Tu te souviens de. chaque mot le poids des pierres d'Egypte


et l'élan de ta misère a dressé les colonnes des temples
comme un sanglot de sève la tige des roseaux
cortège titubant ivre de mirages
sur la piste des caravanes d'esclaves
élèvent
maigres branchages d'ombres enchaînés de soleil
des bras implorants vers nos dieux

Mandingues Arada Bambara Ibo


gémissant'un chant qu'étranglaient les carcans
et quand nous arrivâmes à la côte
Mandingues Bambara Ibo
quand nous arrivâmes à la côte
Bambara Ibo
qu'une poignée de grains épars
dans la main du semeur de mortj

Ce même chant repris aujourd'hui au Congo

Mais quand donc 5 mon peuple


les hivers en flamme dispersant un otage
d'oiseaux de cendre.
reconnaîtrai-je la révolte de tes mains?

231

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PRESENCE AFRICAINE

Et que j'écoutai aux Antilles


car ce chant négresse
qui t'enseigna négresse ce chant d'immense
peine
négresse des Iles négresse de plantations
cette plainte désolée

Comme dans la conque le souffle oppressé des mers

Mais je sais aussi un silence


un silence de vingt-cinq mille cadavres nègres
de vingt-cinq mille traverses de Bois-d'Ebène.

Sur les rails du Congo-Océan


mais je sais
des suaires de silencé aux branches des cypfès
des pétales de noirs caillots aux ronces
de ce bois où fut lynché son frère de Géorgie
et berger d'Abyssinie

Quelle épouvante te fit berger d'Abyssinie


et masque de silence minéral

Quelle rosée infâme de tes brebis un troupeau de marbre


dans les pâturages de la mort

Non il n'est pas de cangue ni de lierre pour l'étouffer


de geôle de tombeau pour l'enfermer
d'éloquence pour le travestir des verroteries du mensongp

le silence

plus déchirant qu'un simoun de sagaies


plus rugissant qu'un cyclone de fauves
et qui hurle
s'élève
appelle
vengeance et châtiment
un raz-de-marée de pus et de lave
sur la félonie du monde
et le tympan du ciel crevé sous le poing
de la justice

232

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BOIS D'EBENE

Afrique j'ai gardé ta mémoire Afrique


tu es en moi
Comme l'écharde dans 'la blessure
comme un fétiche tutélaire au centre du village
fais de moi la pierre de ta fronde
de ma bouche les lèvres de ta plaie
de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement...

POURTANT

je ne veux être que de votre race


ouvriers paysans de tous les pays
ce qui nous sépare
les climats l'étendue l'espace
les mers
un peu de mousse voiliers dans un baquet d'indigo
une lessive de nuages séchant sur l'horizon
ici des chaumes un impur marigot
là des steppes tondues aux ciseaux du gel
Des alpages
la rêverie d'une prairie bercée de peupliers
le collier d'une rivière à la gorge d'une colline
le pouls des fabriques martelant la fièvre des étés
D'autres plages d'autres jungles
l'assemblée des montagnes
habitée de la haute pensée des èperviers
d'autres villages

Est-ce tout cela climat étendue espace


qui crée le clan la tribu la nation
la peau la race et les dieux
notre dissemblance inexorable ?

Et la mine
et l'usine
les moissons arrachées à notre faim
notre commune indignité
notre servage sous tous les deux invariable ?
Mineur des Asturies mineur nègre de Johannesburg métallo
de Krupp dur paysan de Castille vigneron de Sicile paria
des Indes

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PRESENCE AFRICAINE

(Je franchis ton seuil — réprouvé


je prends ta main dans ma main — intouchable)
garde rouge de la Chine soviétique ouvrier allemand de la
prison de Moabit indio des Amériques

Nous rebâtirons
Copeu
Palenque
et les Tihuanacos socialistes

Ouvrier blanc de Détroit péon noir d'Alabama


peuple innombrable des galères capitalistes
le destin nous dresse épaule contre épaule
et reniant l'antique maléfice des tabous du sang
nous foulons les décombres de nos solitudes

Si le torrent est frontière


nous arracherons au ravin sa chevelure
intarissable
si la pierre est frontière
nous briserons la mâchoire des volcans
affirmant les cordillières
et la plaine sera l'esplanade d'aurore
où rassembler nos forces écartelées
par la ruse de nos maîtres

Comme la commuiction des traits


se résout en l'harmonie du visage
nous proclamons l'unité de la souffrance
et de la révolte
de tous les peuples sur toute la surface de la terre

et nous brassons le mortier des temps fraternels


dans la poussière des idoles.

Jacques ROUMAIN.

234

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