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EMMANUEL LEVINAS : POUR UNE TRANSCENDANCE NON

IDOLÂTRIQUE

Giuseppe Lissa

In Press | « Pardès »

2007/1 N° 42 | pages 95 à 122


ISSN 0295-5652
ISBN 9782848351209
DOI 10.3917/parde.042.0095
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Emmanuel Levinas :
pour une transcendance non idolâtrique
GIUSEPPE LISSA

« N’importe qui répudie l’idolâtrie


est considéré être Israël. »
(Megillah, 13a).

« Je ne voudrais rien définir par Dieu, parce que c’est l’humain que
je connais. C’est Dieu que je peux définir par les relations humaines et
non pas inversement. La notion de Dieu, Dieu le sait, je n’y suis pas
opposé ! Mais, quand je dois dire quelque chose de Dieu, c’est toujours
à partir des relation humaines. L’abstraction inadmissible, c’est Dieu ;
c’est en termes de relation avec Autrui que je parlerai de Dieu. Je ne
refuse pas le terme de religieux, mais je l’adopte pour désigner la situa-
tion où le sujet existe dans l’impossibilité de se cacher. Je ne pars pas de
l’existence d’un être très grand ou très puissant. Tout ce que je pourrai
en dire viendra de cette situation de responsabilité qui est religieuse en
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ce que le Moi ne peut l’éluder 1. »
Puisqu’il n’est pas un théologien, ni un apologiste de la religion, puis-
qu’il est un philosophe, Levinas ne part pas, pour procéder dans son
analyse, de Dieu, du Dieu de la religion révélée, mais de ce qu’il connaît :
des relations humaines. Il a, à plusieurs reprises, réaffirmé ce concept,
car il fut soupçonné de soutenir la cause du judaïsme : « Je ne suis pas
penseur… spécialement juif. Je suis penseur tout court 2. »
Je pense également qu’il n’est pas tout à fait un penseur juif, parce
qu’il n’est pas du tout un apologiste du judaïsme. Il est seulement un Juif
qui s’est engagé dans le travail de la pensée. En tant que tel, sa démarche
ne commence pas à partir de la révélation ; surtout si par révélation on
entend une « vérité surnaturellement communiquée et par conséquent
éventuellement réfractaire à la preuve 3 ». Il part de l’analyse de la situa-
tion humaine et il se maintient au niveau de l’analyse phénoménolo-
gique 4. C’est là qu’intervient l’autre, qui le concerne dans l’ordre de la

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pensée en effet et non dans l’ordre de la connaissance. Il n’est pas possible


de rejoindre l’autre dans l’ordre de la connaissance qui est toujours
connaissance de – et implique donc un protagonisme de la conscience
(de la noésis) même lorsqu’on déclare qu’il n’y a pas et ne peut pas y
avoir une conscience qui ne soit pas une conscience de (noésis d’un
noème). En fait, si on reste au niveau de la connaissance, si on suit exclu-
sivement les chemins de l’analyse phénoménologique, comme l’a fait
Husserl, on ne trouve nulle part la voie vers cet autre que Levinas appelle
autrui. Les tentatives ratées de la Cinquième Méditation prouvent que si
on reste sur le terrain de l’analyse phénoménologique, qui produit le
savoir, on n’accède pas à cette espèce de révélation qui peut se vérifier
à l’occasion de la rencontre d’autrui, et qui ouvre un espace de sens qui
dépasse l’horizon du savoir. Sur le terrain de l’analyse phénoménolo-
gique, toute la réalité qui se trouve à l’extérieur du moi assume la confi-
guration d’une réalité pensée, d’un thème de la théorie et la théorie s’af-
firme comme vision logiquement discursive ou logiquement intuitive,
thème central de la représentation. D’une représentation construite par
le moi, identifié comme le vivre d’une conscience pour laquelle tout le
monde objectif est comme il est pour elle. Sans démentir une évolution
à l’œuvre depuis longtemps dans la pensée occidentale, fermée, sinon
hostile, à reconnaître la merveille de l’extériorité, et toujours engagée à
retrouver cette extériorité « dans l’unité du système et dans l’immanence
de l’unité transcendantale », Husserl se sert de la réduction transcendan-
tale pour accéder à la réalité de la conscience pure, du «je pense», entendu
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comme intentionnalité – ego cogito cogitatum –, subjectivité, donc, qui
porte en soi « toute transcendance, toute altérité 5 ». Ce faisant, il abou-
tit au triomphe de l’immanence. Face au travail produit par cette subjec-
tivité, interprétée comme intentionnalité, en fait, toute extériorité « se
réduit ou retourne à l’immanence d’une subjectivité qui, elle-même et
en elle-même, s’extériorise 6 ».
Mais dans Husserl il n’y a pas seulement le « privilège de la présence,
du présent et de la représentation 7 ». Il y a aussi autre chose. Il y a une
tendance très forte à aller vers « une conscience indirecte, immédiate,
mais sans visée intentionnelle 8 ». Une conscience qui ne se laisse pas
absorber par le monde ou par les objets auxquels elle se réfère, une
conscience qui, quoique « structurée comme intentionnalité », « est aussi
indirectement, et comme de surcroît, conscience d’elle-même, conscience
du moi actif qui se représente monde et objets ainsi que conscience de
ses actes mêmes de représentation, conscience de l’activité mentale 9 ».
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Conscience, donc, avec laquelle sont mises en œuvre deux temporali-


tés : pour s’exprimer avec les mots mêmes de Husserl, « la temporalité
objective qui paraît » et « la temporalité intérieure de l’apparoir ».
Certainement, Husserl en définitive reconduit l’une et l’autre à l’activité
consciente du moi et pour cela parle d’une « omni-compréhensive
conscience intérieure du temps » de laquelle « même la temporalité imma-
nente » constitue « le corrélat 10 ». Il accorde donc toute sa confiance à la
conscience intentionnelle de soi-même et épouse sa tendance à s’oublier
« du vécu indirect, du non-intentionnel et de ses horizons 11 ». Il pense,
à la fin, et dans les textes mêmes de 1929 et dans les suivants comme la
Krisis, la conscience, à partir de l’intentionnalité, comme modalité du
volontaire et donc concrètement comme « saisie, perception et concept,
pratique incarnée dans toute connaissance, promesse précoce de ses
prolongements techniques et de consommation ». La réduction transcen-
dantale dont il se sert « en suspendant » enfin « toute indépendance dans
l’être autre que celle de la conscience elle-même fait retrouver cet être
suspendu comme noème et mène – ou devrait mener – à la pleine
conscience de soi s’affirmant comme être absolu 12 ».
Cela ne change pas la substance des choses parce qu’il reste toute-
fois son effort de s’orienter en direction d'une « intentionnalité originale,
non théorétique, de la vie affective et active de l’âme 13 », c’est-à-dire
qu’il reste son effort de provoquer un « débordement de l’horizon inten-
tionnel 14 ». Si l’on ne porte pas le moi au-delà de soi-même on ne peut
pas le mettre en communication avec l’autre. La faillite de la déduction
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de l’autre à partir du moi qui se produit dans les Méditations cartésiennes
le prouve. Il faut exercer sur le moi une pression plus outrée que celle
exercée par Husserl. Il faut s’avancer jusqu’au point de mettre en discus-
sion ses pouvoirs de constitution. En tant qu’«universelle structure apodic-
tique de l’expérience », le moi de Husserl reste toujours pouvoir de dévoi-
lement et, en tant que pouvoir de dévoilement, il s’exerce à partir d’un
horizon subjectif qui l’empêche de pénétrer dans le cœur obscur de ce
que Kant avait appelé le « noumène », la « chose en soi » que tout autre,
en tant qu’autre, est toujours. On ne peut pas pénétrer dans ce noyau
d’obscurité. Pour y accéder il faut se débarrasser du moi transcendantal.
Dans le cas contraire ce moi ne peut que rôder dans un monde qui n’a
pas de commencement dans le sens, dans un monde sans sens, lequel,
en tant que monde de l’être pur, c’est-à-dire, d’un être qui persiste en
tant qu’être même si l’on suppose l’effondrement dans le rien de tous
les étants, d’un être surpris, donc, au-delà des différences qui existent
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entre l’être et les étants, d’un être que, dans des pages célèbres, Levinas
a décrit comme « il y a ». De ce monde labyrinthique, de ce monde privé
de sens le moi qui le parcourt en solitude ne peut pas sortir s’il se tient
au niveau de l’être, même si cet être est pensé à la manière de Heidegger.
L’être même s’il est pensé comme un être transcendant en rapport aux
étants, c’est-à-dire, même s’il est pensé, comme « une puissance imper-
sonnelle et sans visage, comme un fatum », ne peut pas donner un sens
au réel 15. Pour que cela soit possible il faut recourir à un coup de force,
il faut provoquer un changement de niveau. Le moi peut sortir de ce
désert de solitude seulement quand il est soumis à la force de contesta-
tion dans laquelle il tombe lorsqu’il rencontre l’autre. L’autre lui résiste,
paradoxalement, avec la faiblesse de son regard. Alors le moi se retrouve
dans l’impossibilité d’agir sur lui, de le réduire à thème, à objet, de sa
vision et de sa manipulation. L’autre ravage la scène sur laquelle se
déroule le procès de la connaissance. Il suspend (met en demeure) le
niveau de l’immanence et il produit une fracture qui ouvre à la transcen-
dance. De cette manière il oblige celui qui veut pénétrer cette situation
à passer du niveau de la connaissance, de l’analyse phénoménologique,
au niveau de la compréhension, à l’analyse herméneutique. En dépas-
sant un type de rationalité il réclame un autre type de rationalité.
Si on y réfléchit bien, ce passage devient tout à fait compréhensible.
Parce que l’ordre qu’on a ici à explorer est tout à fait différent de l’ordre
exploré par le moi connaissant. La relation qui s’établit quand l’événe-
ment de la rencontre de l’autre se produit c’est, en fait, une relation « telle-
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ment extraordinaire dans l’ordre naturel des choses, dans le pur monde
de l’être et de la connaissance ou du fondement sur l’être et le savoir »
qu’on doit se référer dans ce cas pour la comprendre « au problème de
la Révélation au sens religieux du terme 16 ». Mais cela ne signifie pas
qu’on doit abandonner l’effort de la pensée pour se confier à une vérité
donnée qu’on ne peut pas discuter. Comme si l’on était dans une situa-
tion dans laquelle, en venant d’une hauteur stellaire, un Dieu se révélait.
Et comme si cela exactement rendait exceptionnelle cette situation et la
transformait en situation religieuse. Pour Levinas, au contraire, cette
situation est exceptionnelle exactement parce qu’elle est une situation
dans laquelle tout se déroule au niveau de l’humain. Ce qui la rend excep-
tionnelle est le fait qu’en elle imprévisiblement le sujet se trouve comme
dépossédé de tous ses pouvoirs. Il est cloué à une responsabilité à laquelle
il ne peut pas se dérober, il n’est pas, donc, « dans la situation d’une
conscience qui réfléchit et qui, en réfléchissant, déjà recule et se cache» 17.
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Il est à la merci de sa responsabilité. On peut qualifier de religieuse cette


situation. Mais il faut le faire avec prudence parce que le « mot religieux »,
qui pourrait être « source de malentendus », pourrait nous renvoyer à une
«idée abstraite de Dieu» «qui ne peut pas éclairer une situation humaine».
Au contraire, « c’est l’inverse qui est vrai 18 ». Cette situation humaine
peut nous fournir des éclaircissements sur Dieu, mais seulement si on la
comprend dans sa spécificité. Et pour comprendre une situation de ce
genre dans sa spécificité, il faut, après avoir abandonné le terrain de la
connaissance, se déployer sur le terrain de la pensée. Ce qui veut dire
qu’il faut construire une philosophie et non une théologie 19, mais pas
une philosophie en tant que science rigoureuse. Et c’est cela ce qu’a fait
Levinas dans son itinéraire spéculatif.
C’est pour cette raison que, pour procéder plus avant dans cette direc-
tion, il faut s’interroger sur les possibilités de la philosophie. Il faut faire
encore plus. Il faut mettre en discussion la philosophie en tant qu’ori-
gine de tout sens et du sens en général, du moins dans la mesure où
« c’est dans le monde de la violence » que la philosophie « s’est érigée
en Raison et s’est explicitée comme telle 20 ». Ce qui veut dire qu’il faut
se demander si cette philosophie n’est pas seulement une des aventures
de la raison, s’il n’y a pas d’autres aventures de la raison et, en particu-
lier, si « la force de rupture de l’éthique », qui s’instaure quand la
rencontre de l’autre se transforme en responsabilité pour l’autre, en
renversant la substance naturelle du moi, du conatus essendi, dans une
réalité toute éthique et pour cela transcendante, dans la réalité de l’un-
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pour-l’autre ; si, dans ce cas-là, « la force de rupture de l’éthique n’at-
teste pas un simple relâchement de la raison, mais une mise en ques-
tion du philosopher, laquelle ne peut pas retomber en philosophie »,
sans, pour cela, se transformer en théologie 21.
Question problématique plus que toute autre question, ainsi qu’on le
voit. Parce que Levinas qui formule cette question, lui-même, a reconnu
qu’on ne sait pas et ne peut rien savoir de Dieu ou du transcendant,
« abstraction inadmissible », si on laisse de côté les relations humaines.
Maintenant, les relations humaines ça veut dire l’humain et lorsqu’on
parle de l’humain, lorsqu’on s’engage à connaître l’humain, lorsqu’on se
maintient au niveau de l’humain, c’est la phénoménologie qui intervient.
À ce niveau, en fait, la « raison signifie la manifestation des êtres à une
connaissance vraie, soucieuse de leur présence en original, de leur présence
dans leur identité d’êtres ou leur présence en tant qu’être 22 ». La raison
est contrôle et vigilance. Son travail consiste à porter à la présence de son
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regard tout ce qui se manifeste. En tant que telle, la raison est l’organe du
savoir. Et le savoir, la théorie, a l’ambition de signifier une relation avec
l’être à travers laquelle l’être connu se manifeste à l’être connaissant sans
rien perdre de son identité, sans céder rien de soi dans cette relation de
connaissance. Une ambition qui trahit un problème et qui reste presque
toujours insatisfaite dans les développements de la philosophie. On connaît
les analyses de Totalité et Infini. Lorsque la théorie se veut intelligence,
« logos de l’être », comme dit Levinas, elle aborde l’être à connaître d’une
façon telle « que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit ».
« Le processus de la connaissance » vient à coïncider alors « avec la liberté
de l’être connaissant, ne rencontrant rien d’autre qui, par rapport à lui,
puisse le limiter 23 ». C’est l’emphase de la liberté.
La découverte que le processus de la connaissance promeut la liberté
de l’être connaissant, jusqu’au point de lui soumettre la totalité du réel,
est précisément la découverte qui se vérifie à l’aube de la modernité,
lorsque se produit la disparition de l’image du cosmos transmise par
la grande tradition pythagorico-timaico-stoïque élaborée de nouveau
par l’aristotélisme tomiste au XIIIe siècle. C’est le moment où, en se
détachant du divin, l’homme perd sa demeure et se trouve confronté à
un péril qui est aussi une chance. Il risque de perdre le contact avec le
divin et de noyer sa vie dans l’abîme d’une absence radicale de sens,
mais, dans la mesure où ce divin était constitué par l’étoffe de l’idolâ-
trie, il gagne la possibilité de s’ouvrir à la vraie vérité du divin au-delà
de l’idolâtrie.
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Jusqu’alors il avait eu le sentiment d’habiter dans le cosmos comme
dans sa propre maison. Et en effet il habitait dans le cosmos décrit par
la Summa Theologiae comme dans sa propre maison. Cela n’était pas
une fiction. L’homme du Moyen Âge n’était pas prisonnier d’une illu-
sion. Il passait sa vie effectivement dans cette demeure de laquelle lui
venait son identité, le visage de son moi. Son être lui provenait d’un Être
qui lui donnait un fondement et lui permettait d’affronter les duretés
d’une vie, qui lui semblait sensée même lorsqu’elle était, ainsi qu’il se
vérifiait généralement, soumise au joug pressant de la pénurie. Parce que
tous ses soucis et toutes ses angoisses pouvaient être rachetés par la
conviction que pas un d’eux n’était dépourvu d’une justification et d’un
sens à l’intérieur d’une réalité ordonnée à une fin supérieure. Ce monde
là, qui était bâti sur une intime alliance entre physique et métaphysique,
lui fournissait un système de poids et de contrepoids à l’intérieur duquel
toute réalité, humaine et non humaine, avait sa place, avec l’assurance
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d’une stabilité pas seulement dans le temps, mais aussi hors du temps,
dans l’éternité. Certainement, il fallait se conformer à l’ordre qui carac-
térisait ce monde et il fallait diriger sa propre vie d’une manière à ne pas
introduire en elle le désordre d’une mauvaise conduite qui aurait privé
l’individu de sa récompense. En fait, en provenant de son sommet, là où
se situait l’Être de Dieu, l’élan d’une vigilante et affectueuse préoccu-
pation divine le traversait de part en part, d’une telle manière que quel
que fût le lieu où on se trouvait, même si on était tombé dans les contrées
les plus obscures du péché, on pouvait croire être encore soutenu pourvu
qu’on s’engageât soit dans l’effort de l’obéissance, soit dans l’effort du
repentir destiné à supprimer la faute qu’avait interrompue l’obéissance.
C’était un monde soutenu par Dieu, et le Dieu qui le soutenait c’était le
Dieu d’Aristote tel que saint Thomas d’Aquin l’avait conçu. Ce Dieu,
qui était dans le même temps le Dieu d’Aristote et le Dieu de l’Exode,
était l’Être dans toute sa perfection et il était, donc, l’Être dans lequel
être et existence coïncident. Mais, en tant que tel, il pouvait être le Dieu
de l’Exode en restant le Dieu d’Aristote, peut-être seulement en consé-
quence d’une « erreur de lecture de l’Exode 24 ». Si, comme l’a dit Étienne
Gilson, le Dieu qui parle avec Moïse sur le Sinaï et qui dit, dans la version
de la Vulgate, « Ego sum qui sum », ne veut rien dire d’autre qu’il y a un
seul Dieu et que ce Dieu est l’Être, et que l’Être est « l’acte pur d’exis-
ter », « acte absolu de l’être dans sa pure actualité », qui « ne dérive pas
son existence d’aucune autre chose que soi-même » et qui « ne pourrait
pas dépendre dans son être d’aucune essence intérieure, qui aurait en soi
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le pouvoir de se générer à l’existence ». S’il « est essentia, il est tel parce
que ce mot signifie l’acte positif même par lequel l’Être est, comme si
esse pouvait générer le participe présent actif essens, duquel on dérive-
rait l’essentia 25 ». Ce Dieu est par son essence, qui est existence, compro-
mis avec l’existence du monde qu’en fait il régit. En entendant les mots
du Sinaï au moyen de sa sensibilité philosophique, inspirée par la leçon
d’Aristote, Thomas d’Aquin ne voit pas que peut-être les mots entendus
par Moïse, « ego sum qui sum », ne veulent signifier rien d’autre que « je
suis l’étant » et que dans ces mots « s’exprime la pensée qu’à aucun autre
étant est permis d’affirmer ce rapport de l’Être avec soi-même » et que,
donc, dans ces mots on se réfère à un Être dont le nom désigne « la
personne de Dieu », laquelle est recueillie « dans sa différence du monde,
comme l’Unique, au contact duquel le monde ne doit pas être 26 ». En ne
voyant pas cela et en le compromettant avec le monde il introduit dans
l’image qu’il peint de Dieu plus d’un trait d’idolâtrie, sur lequel s’exer-
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cera la critique des théologiens et pas seulement des théologiens, mais


aussi des philosophes.
Mais saint Thomas qui, en suivant une illustre tradition chrétienne,
ne veut ni ne peut pas renoncer ni aux prérogatives de la religion ni à
celles de la philosophie a besoin de ce Dieu pour soutenir le monde, en
tant que réalité, soit naturelle, soit historique. Pour cette raison son Dieu
est le Dieu qui se manifeste deux fois, dans la nature et dans le Christ.
Seulement un Dieu qui se manifeste dans la nature et dans le Christ peut
garantir l’unité du cosmos comme l’unité du naturel et du surnaturel dans
la nature et dans l’histoire, en leur donnant une seule et même loi.
Beaucoup d’autres tentent de faire ce que seulement lui réalise complè-
tement. C’est dans son œuvre, en fait, que la notion de cosmos rejoint
son point de perfection. Dans ce cosmos une seule loi régit l’Être du tout.
Une seule loi qui se distribue aux différents niveaux, lesquels sont dans
une parfaite correspondance entre eux : loi divine, loi naturelle, loi
humaine. « Lex aeterna nihil aliud est quam ratio divinae sapientiae,
secundum quod est directiva omnium actuum et motionum. » « Ad Tertium
dicendum quod lex naturalis est quaedam participatio legis aeternae in
nobis. » « Omnis lex humanitus posita intantum habet de ratione legis,
inquantum a lege naturae derivatur. Si vero in aliquo, a lege naturali
discordet, iam non erit lex sed legis corruptio 27 ». Le vieux rêve rêvé
des partisans de la doctrine du droit naturel, le rêve de « naturaliser le
surnaturel et surnaturaliser le naturel » se réalise « dans l’unité univer-
selle de la loi naturelle ». La conception du monde qui en dérive est, dans
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le même temps, « le paradigme d’une cosmologie », « le modèle d’une
éthique possible, la théorétisation d’un rangement (d’une mise en ordre)
idéal du monde 28 ». Ici vraiment religion, mythe et logos fusionnent dans
une unité. Il y a un seul principe de tout ce qui est et existe, une seule fin
pour tout, tout advient par lui et pour lui. L’Être, dans lequel essence et
existence coïncident, est le Vrai et le Bien ; les hommes, qui, pourtant ne
sont pas encore des sujets, peuvent aller en errant entre la vérité et l’er-
reur, entre le bien et le mal, peuvent donc passer de l’erreur à la faute,
de la faute au repentir et à la peine, mais cette errance se déroule sous
un joug inéluctable, parce qu’elle se développe, comme toute chose, dans
les domaines de l’Être, qui, en quelque manière, est commun au monde
et à Dieu. Dans un tel univers, tout est remis à Dieu ; de Dieu, figure
centrale, dépend le devenir de l’Être, le devenir du temps, l’orientation
de la totalité, l’animation de la pensée et de la connaissance, la faculté
de dominer, d’une façon visible ou invisible, le jeu de l’apparaître et du
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disparaître, ainsi que celui du renaître. La métaphysique onto-théo-


logique, qui se montre ici tout à fait capable de saisir l’être dans sa tota-
lité, de par ses manifestations, se divise et se ramifie, en tant que méta-
physique spéciale, en théologie, cosmologie et psychologie. La
philosophie première encadre comme ses propres objets Dieu, le monde
et l’âme, et s’articule en religion, science, psychologie et éthique, pour
se structurer au moyen d’une praxis complexe sous les formes d’Église,
de droit et de politique. Et tout cela, à partir de la première et essentielle
notion selon laquelle en Dieu, pensé comme l’Être, coïncident essence
et existence, au moyen d’une chaîne de déductions interminable, épaisse
et enchevêtrée. Il en résulte une construction imposante et admirable. La
philosophie première, entendue comme savoir de l’Être, compose une
unité avec la théologie, entendue comme savoir de Dieu, et de l’onto-
théo-logie dérivent la cosmologie et l’anthropologie qui, de son côté,
s’articule en éthique et en droit. Tout se tient et dans ce tout l’homme,
qui en est une articulation, est, en quelque manière, chez soi, s’il accepte
de se soumettre à l’ordre qui régit ce tout.
Le Dieu, qui est le garant de l’unité du surnaturel avec le naturel à
l’intérieur d’un ordre cosmique, est aussi le garant de la connaissance
humaine. En tant qu’Être, il suscite chez l’existant qu’est l’homme la
connaissance de l’être du monde dont il est le garant et par analogie avec
le monde, de son Être même. De cette manière s’établit entre l’Être,
qu’est Dieu, et les êtres, que sont les hommes, un lien ontologique plus
fort que celui qui liait l’être et les êtres dans l’ontologisme classique.
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Celui-ci concevait l’être et son unité d’une manière à laisser une distance,
une différence entre lui et les existants. Cette distance, cette différence
étaient rendues possibles (établies) par le caractère d’idéalité que la notion
d’être possédait, particulièrement chez Platon, et qui conservait la distinc-
tion entre le niveau du physique de celui du métaphysique, en faisant de
celui-ci le point de repère différencié de la plénitude de l’existence. Et
même lorsqu’il s’était engagé à annuler ou à surmonter cette différence,
il n’avait pas procédé jusqu’au fond, et il ne l’avait pas fait parce qu’il
avait été retenu par la conviction qu’on ne peut pas nier la notion de l’in-
telligibilité séparée de l’être, « laquelle assure, ou garantit ou favorise le
développement des existants sans les créer 29 ». Précaution appréciable,
qui a été partagée par beaucoup de chrétiens, lecteurs d’un Platon sans
Plotin, chez lesquels, quoi que l’être fait que les existants soient, ce
« faire » fut entendu dans un sens métaphorique et exclut qu’entre l’être
et les existants il y ait « une unité consubstantielle ». Précaution sur-
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104 GIUSEPPE LISSA

montée par Thomas, parce que, lorsque advient que la connaissance,


pour encadrer la figure de Dieu, assume le point de vue « de l’ipsum esse
subsistens», en Dieu la notion de «cause efficiente», dérivée de la science
grecque et la notion de « cause créatrice », dérivée de la Thora, inévita-
blement se trouvent coïncider. « Les créatures », qui ne sont pas mises à
l’écart « de toute logique » qui appartiennent vraiment à elles, peuvent
alors disposer « d’une logique explicative de la rationalité divine ». En
d’autres mots, « si la philosophie accueille l’idée que l’Être affirme être
parce qu’il est, la possibilité même de demander pourquoi l’Être est, est
soustraite aux existants, tandis que la naturalisation de la pensée et la
rationalisation de la nature, en avançant ensemble, leur communiquent
comment il est et où il va. Ce faisant, ils perfectionnent un procès d’uni-
fication au point de soustraire à la multiplicité tout espace d’autonomie.
En tant qu’institutor naturae, l’Un n’a plus rien à soustraire à aucune
réalité parce qu’il remplit toute réalité. De son côté, l’unité de l’ordre
cosmique même est accomplie per totam naturam d’une telle manière
que toute ordonnance est rendue superflue : tout est déjà ordonné 30 ». Et
l’homme, situé dans le tout ordonné, peut tout connaître, tout comprendre
s’il se conforme à l’ordre de Dieu qui est l’ordre même de l’être. Cet
ordre ne dépend pas de sa liberté, qu’il ne sait ni penser, ni situer, sauf
dans la transgression. Mais cet ordre, bien qu’il soit très différent de
l’ordre du cosmos grec, conserve au Dieu qui le régit un trait d’idolâtrie
qui dérive de sa contamination avec la nature, laquelle, même quand elle
est traversée par les éléments de la grâce divine, agit envers l’homme
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avec une nécessité qui ne manque pas d’avoir des ressemblances avec le
destin grec.
Certainement tout ce que je viens de dire ne signifie pas que, même
dans un cosmos de cette nature, n’agissait pas un germe de personna-
lisme, que la notion de l’incarnation, de la souffrance et de la mort de
Dieu aurait introduit, selon le point de vue de Hegel, dans l’histoire du
monde, du moins si on se maintient dans les limites d’une histoire domi-
née par le christianisme et si on fait abstraction des développements si
différents de la pensée juive, laquelle, selon moi, a su aussi bien, comme,
et peut-être plus que le christianisme, poser et cultiver un tel germe. De
quelque façon que ce soit, on ne peut pas nier que dans les développe-
ments les plus significatifs du christianisme, cette présence a été aussi
forte jusqu’à devenir encombrante. Dans la Scolastique elle fit ressentir
son poids, même s’il faut reconnaître qu’en prenant livraison de celui-
ci, la Scolastique s’était servie des enseignements de l’aristotélisme le
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plus intransigeant, hérité des penseurs arabes, pour arrêter le ferment


(l’élan) révolutionnaire contenu dans ce germe et pour introduire le levain
qu’il contenait, en allant à la rencontre d’exigences sociales, politiques,
religieuses, et spéculatives très précises, dans un système capable d’en
contrôler le périlleux caractère révolutionnaire, en neutralisant la force
de désintégration qui était contenue dans l’intuition augustinienne de la
liberté et de l’inviolabilité de la conscience. En échange, elle avait garanti
à l’individu la récompense, laquelle n’était pas peu de chose, du refou-
lement de l’instabilité et de l’inquiétude qui en dérivaient. Avec le
commencement de la révolution scientifique, les barrières, qui enfer-
maient dans leur étreinte cet ordre, tombèrent sous l’action d’un savoir
mathématique, qui, en restituant à l’univers sa condition de réalité indé-
finie et illimitée, força l’homme à sortir de l’enveloppe qui, en le garan-
tissant et en le rassurant, en avait exproprié jusqu’à l’autonomie, en l’in-
duisant à affronter les duretés d’une existence assignée à sa liberté et à
la responsabilité qui en découle. Pour cette raison l’appel augustinien à
l’intimité de l’être humain profond, révélé par la révélation de l’homme-
Dieu, put libérer, finalement, toute sa charge explosive. Mais il dut affron-
ter cette situation avec les résidus d’idolâtrie que ce concept traînait avec
lui. Ce qu’il fit en le niant et en niant avec lui aussi toute transcendance,
même au risque d’avoir à se confronter à l’absence de sens et au néant
qui en dérive.
Ce fut un moment de particulière intensité, un moment où dans l’esprit
de l’homme nouveau se succédèrent d’une manière variée, sous pression
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ou à l’unisson, inquiétude, peur, stupeur, ferveur, enthousiasme, ivresse.
Alors, le grand Pan, prototype de toute idolâtrie, était vraiment mort, le
divin avait abandonné le monde qui cessait, donc, de soutenir l’homme.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’il n’y avait donc aucun moyen de se
référer à lui ? Si le monde était devenu obscur, si de lui ne venait pas
aucun appel, fallait-il cesser de rester à l’écoute ? Des espaces infinis ne
serait parvenu qu’un silence lugubre, qui aurait annoncé le fait que Dieu
s’était retiré dans l’obscur mystère de son essence, tragique prélude à
son effondrement, en abandonnant l’homme au règne de l’inerte, que la
nouvelle science physique, a partir de Galilée, décrivait comme le cœur
même du monde ? N’était-il pas venu le moment de se replier sur soi-
même, de se concentrer dans ce silence pour vérifier s’il était possible
de recueillir l’écho d’un nouvel appel, qui cette fois serait parvenu des
replis les plus secrets de l’âme ? Certainement tout se faisait dans le
nouveau contexte toujours plus obscurément problématique. La vie
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106 GIUSEPPE LISSA

s’écoulait atone et sans couleur, proie de la banalité des rythmes quoti-


diens complètement sécularisés sans que toutefois on puisse exclure,
comme le montre Pascal, qu’en un instant de fulguration se rallumât la
lumière du divin, laquelle, en faisant irruption dans les replis de l’inté-
riorité, en fixât la réalité transitoire dans un fragment d’éternité.
Mais on ne pouvait pas éluder la question qui demandait si le divin
se révèle ou s’il est révélé. On ne pouvait pas éluder les différentes consé-
quences qui dérivent de telle ou telle réponse. Parce que si le divin se
révèle, s’il est lui-même un acteur éminent, cela signifie qu’en le faisant,
il envahit la conscience en provenant de régions obscures et inconnues.
Régions qu’on ne peut pas éclairer parce qu’on ne peut vérifier si elles
se situent dans la réalité du monde ou dans un au-delà qui ne peut être
situé ni connu. Avec la conséquence de ne pas pouvoir établir si ce qui
se révèle peut être ou ne peut pas être distingué du démoniaque. Si le
divin est révélé, au contraire, cela signifie que son dévoilement dépend
d’un élan de la conscience et est un effet de son action. Mais il devient
possible de penser cela seulement si on reconnaît sans réserve qu’avec
la science moderne, physique et métaphysique ont été séparées et que,
puisque le physique c’est l’inerte, le métaphysique doit désormais être
recherché à l’intérieur de la conscience humaine. Il y avait là, comme je
l’ai dit, une opportunité et un péril. L’opportunité de se débarrasser de
tout élément idolâtrique provenant de la nature et le péril de s’exposer à
la négation de la transcendance.
Avant tout, la modernité profite de son opportunité, sans se préoccu-
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per du danger qu’elle choisit de courir sans s’attarder. Elle choisit, donc,
de promouvoir la conscience et dans la conscience la lucidité. Mais
conscience et lucidité signifient surtout savoir et savoir implique liberté.
En tant que producteur du savoir, l’exercice de la pensée transforme toute
extériorité en quelque chose qui se retrouve dans la conscience. Comme
le dit expressément Levinas : « Le savoir est une relation du Même avec
l’Autre où l’Autre se réduit au Même et se dépouille de son étrangeté,
où la pensée se rapporte à l’autre mais où l’autre n’est plus autre en tant
que tel où il est déjà le propre, déjà le mien. Il est désormais sans secrets
ou ouvert à la recherche, c’est-à-dire monde 31. » Le savoir est imma-
nence, parce que dans le savoir tout est présent. « Présence comme expo-
sition dans la franchise absolue de l’être », « synchronie sans faille, ni
dérobade, ni ombre », « un apparaître et un se donner 32 ». Un se donner
de tout ce qu’on voit et que conséquemment on connaît. Parce que, à
l’aide de la mémoire, se donne au regard même ce qui n’est plus. La
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mémoire est un exercice du savoir qui a la faculté de porter à la présence


ce qui n’est plus. Elle est une capacité qui démontre que « rien d’étran-
ger, que rien de transcendant ne saurait affecter ni véritablement élargir
un esprit promis à tout contempler » ou que, comme le veut le Timée, le
« cercle du Même entoure celui de l’Autre 33 ». Un tel esprit s’interprète
comme activité, même quand il subit la présence de l’être en tant qu’être.
À travers la lucidité de la re-presentation il renverse la passivité qui l’af-
fecte en activité. Activité qui témoigne d’une invulnérabilité.
L’invulnérabilité d’un cogito qui dans le moment où il prend conscience
de soi-même se pose comme aperception transcendantale. Dans l’aper-
ception transcendantale se produit quelque chose comme une emphase
de la liberté, parce que dans l’aperception transcendantale la liberté n’est
pas « la capricieuse spontanéité du libre arbitre ». « Son sens ultime tient
à cette permanence dans le Même, qui est Raison. » Et la raison est acti-
vité, manifestation de la liberté qui agit en neutralisant l’autre et en l’en-
globant. « Connaître ontologiquement, c’est surprendre dans l’étant
affronté, ce par quoi il n’est pas cet étant-ci, cet étranger-ci, mais ce par
quoi il se trahit en quelque manière, se livre, se donne à l’horizon où il
se perd et apparaît, donne prise, devient concept 34.» Le connaître, comme
le démontre l’aventure de la modernité, est, donc, du premier moment,
compromis avec l’emprise technique. En fait, « le savoir, par lui-même,
est l’esquisse d’une pratique incarnée de la mainmise et de l’appropria-
tion et de la satisfaction 35 ». La science repose « sur cette familiarité avec
le monde que nous habitons au milieu des choses qui se tiennent à la
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portée de la main. La présence, de soi, se fait main-tenant 36 ». Seulement
si le monde est à la portée de la connaissance et de l’emprise technique,
qui en dérive, l’homme peut disposer du donné, peut se l’approprier
jusqu’à en faire un dépôt chez soi, et réaliser, ainsi, sa satisfaction.
« Satisfaction comme emphase de l’immanence ; une plénitude de l’adé-
quation dans ce satis qui implique dès lors aussi l’inintelligibilité de ce
qui dépasse la mesure, une tentation incessante de l’athéisme 37. »
Et la tentation incessante de l’athéisme est le chiffre de la pensée
moderne. Cette pensée est caractérisée par son ambition de revendiquer
à la connaissance le privilège de détenir l’origine du sens. Puisqu’il est
inséparable de la compréhension que le sujet en a, l’être est du premier
moment appel à la subjectivité. Et la subjectivité coïncide avec un s’ins-
taller du sujet dans la vigilance que l’effort de la connaissance lui
demande. Le sujet, en le connaissant, construit le monde dans lequel il
habite et dans lequel il jouit du bonheur de la vie. Ce sujet, qui est par
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108 GIUSEPPE LISSA

excellence l’homme moderne, l’homme oeconomique, est le sujet qui


n’a plus le centre de son être dans un au-delà, dans un Dieu quelconque,
mais en soi-même. En tant que tel, il n’a qu’une préoccupation, la préoc-
cupation de soi-même. Il est un être séparé. Mais un être séparé qui vit
bien dans la séparation, dans laquelle se dessine son indépendance même.
« L’indépendance de la jouissance et de son bonheur qui est le dessin
originel de toute indépendance 38. »
L’homme moderne qui est l’homme de la connaissance est aussi
l’homme du bonheur, de son bonheur individuel. Le bonheur qui a son
commencement dans le besoin. Le besoin n’est pas comme beaucoup
l’ont prétendu, seulement négation. Il est négation dans des conditions
particulières, quand on le saisit dans « une société désorganisée qui ne lui
laisse ni temps, ni conscience 39 », c’est-à-dire dans une société qui n’est
pas construite selon un ordre juste. Normalement dans le besoin, dans le
manque qui le caractérise, déjà pousse le principe de la satisfaction. C’est
pour cela que l’être humain « se plaît dans ses besoins, il est heureux de
ses besoins ». « Dépendance heureuse, le besoin est susceptible de satis-
faction comme un vide qui se comble 40. » Cela se vérifie parce que le
besoin et la jouissance qu’il suscite sont impliqués dans l’activité et la
passivité du sujet. Le sujet, le sujet moderne, comme le démontre le cas
de Montaigne et des libertins, est un sujet qui se complaît d’être, de jouir
de cet être, et de laisser libre cours à l’action que cet être lui demande
pour effectuer son expansion. Il n’a pas d’autre préoccupation. Dans ces
conditions il vit dans la suffisance, laquelle « est la contraction même de
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l’ego ». La suffisance du jouir scande l’égoïsme ou l’ipséité de l’Ego et
du Même. « La jouissance est un retrait en soi, une involution 41. »
L’homme du bonheur est l’homme de l’égoïsme, mais il est aussi
l’homme de la vigilance et de la connaissance. Pour cette raison il est
aussi l’homme qui réduit « la transcendance de l’idolâtrie » « à la sérénité
du savoir 42 ». C’est lui, l’homme moderne, l’homme de la révolution
scientifique, qu’a déterminé un important changement à ce propos.
Comme on sait, transcendance « signifie étymologiquement un mouve-
ment de traversée (trans), mais aussi de montée 43 ». Ce mouvement se
réalise comme enjambement d’un vide et comme changement de niveau.
Aux temps dans lesquels les mouvements des hommes « sont limités par
les lignes des sommets », « les corps célestes » se présentent à eux comme
absolument intangibles. Le ciel demande alors d’être regardé par « des
yeux épurés de toute convoitise ». Seulement un regard « autre que celui
des animaux raisonnables ou rusés », peut, en fait, s’élever vers le ciel
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pour rencontrer le sacré. Le domaine du sacré, qui est l’intouchable « est


le nom d’une impossibilité avant d’être celui d’un Interdit ». La transcen-
dance est, donc, l’intervalle, « infranchissable pour le mouvement et
franchi par la vision », « qui s’étend entre le ciel et l’homme ». « Non-
escalade, mais relation ou déférence qui, pour l’homme, est d’emblée
émerveillement et culte : étonnement devant l’extraordinaire rupture de
la hauteur par un espace fermé au mouvement et à la mainmise. La hauteur
des étoiles prend la solennité du Supérieur ». Ainsi une réalité d’un va-
et-vient terrestre s’impose et se fait nommer divine. Mais la transcen-
dance du regard qui ainsi prend forme « est littéralement idolâtrie ». On
peut penser ou suspecter que « toutes les formes du lumineux – dans leurs
innombrables variations ou inversions – « procèdent » « de cette idolâtrie
originaire ». « L’espace cosmique, pour être plein de dieux, n’a pas besoin
d’arrière-mondes 44. »
Lorsque, avec l’avènement des sciences exactes humaines ou physico-
mathématiques, toute distance est abolie, et le monde donné apparaît
comme un monde se prêtant à la saisie de la main et à la manipulation,
la transcendance idolâtrique s’évanouit, en se réduisant à « la sérénité du
savoir ». Face au savoir, la transcendance idolâtrique se transforme en
« géométrie, astronomie et balistique célestes, la lumière se fait chimie
de l’intouchable » et « meurent les dieux visibles ». C’est, pour Levinas,
un grand progrès. Tout en admettant qu’elle peut susciter des problèmes,
mais solubles, à l’homme, Levinas dénonce « la condamnation de la tech-
nique », en l’imputant de « rhétorique confortable ». Pour lui la technique
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– et la sécularisation, qui en dérive – accomplit un travail positif. « Or la
technique, en tant que sécularisation, compte : elle est destructrice des
dieux païens et de leur fausse et cruelle transcendance. Par elle, certains
dieux – plutôt que Dieu – sont morts ; certaines puissances mystérieuses
des éléments dans les profondeurs du monde et de l’Âme soulèvent le
rire malgré leur superbe ou leur secret – ce qui, pour un mystère comme
pour un dieu, équivaut à la mort : dieux de l’orgueil et de la domination,
dieux de la conjonction astrologique et du fatum, dieux du territoire et
du sang, inaltérables comme la trajectoire des corps célestes – dieux
locaux et dieux du lieu et du paysage des terrains inébranlables, tous ces
dieux qui “en bas sur la terre ou dans les eaux au dessous de la terre”,
les eaux qui dorment – les pires eaux ! – sous la conscience reflètent ou
répètent, dans l’angoisse ou la terreur, les dieux visibles du ciel 45. »
Mais l’absolu terrestre, qu’en syntonie avec son savoir, sa science,
l’homme moderne, l’homme de la connaissance et du bonheur, proclame
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110 GIUSEPPE LISSA

comme le seul et l’unique, implique-t-il un sens ou risque-t-il d’être


suspendu sur le vide effrayant du non-sens ? Il n’y a pas besoin d’at-
tendre les proclamations de Nietzsche, ses révélations sur la mort de
Dieu et sur l’avènement du nihilisme pour rencontrer cet interrogatif.
Il circule dans la culture moderne, particulièrement chez les libertins
avant et chez beaucoup de représentants de la philosophie des lumières
après. Face à cette question la pensée moderne se divise en deux courants
fondamentaux. Il y aura ceux qui, pour contraster le péril du non-sens,
sur les bases scientifiques des savoirs nouveaux s’engageront à recons-
truire le rapport entre le physique et le métaphysique, dans une nouvelle
conception de la totalité. Et il y aura ceux qui, partageant le point de
vue exprimé par Montaigne, insisteront pour affirmer que « l’existant
n’a aucune communication à l’être 46 » et qu’on ne peut pas voir « le tout
de rien 47 », que la vie, peut-être, est l’absolu, mais que le mouvement
originaire de la vie ainsi que son essor final se soustraient à la prise de
la raison, que donc l’île de la rationalité que l’homme construit est entou-
rée d’un océan de mystère.
C’est la dialectique que Levinas a décrite dans un chapitre significa-
tif d’Autrement qu’être. Là il a dit que la philosophie procède dans son
chemin avec le cortège de son ombre, le scepticisme. La philosophie se
veut exhibition de l’être dans la présence et elle croit que le sujet qui
permet à l’être de venir à la présence coïncide avec la lucidité suprême.
Dans le sujet, même quand il procède de l’être, de son initiative, le sens
surgit en tant que dévoilement de l’être, à l’unisson de la conscience.
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Comme s’il n’y avait aucun avant, avant ce commencement. Comme si
l’insatisfaction que la conscience éprouve face à sa certitude ne fût rien.
Comme si ce que Levinas appelle le « Dire », mot par lequel il veut indi-
quer le mouvement de la signification qui précède le déploiement de l’es-
sence, mouvement auquel on remonte lorsqu’on se pousse au-delà « de
l’amphibologie de l’être et de l’étant 48 », n’avait aucune consistance et
tout se résoudrait dans le « dit », le mot ou la langue qui réfléchit l’être
et le déploiement de son essence qui se produit en produisant tous les
étants. Comme s’il n’y avait pas un métalangage, un dire qui signifie
avant l’instauration du sens dans le dit. Comme si tout pouvait se résoudre
en ontologie. Et comme si tout ça n’était pas contredit par le fait qu’il y
a peut-être une raison encore plus originelle de la « raison de la repré-
sentation, du savoir de la déduction, servie par la logique et synchroni-
sant le successif » ainsi qu’il « est démontré par l’apparition du scepti-
cisme à côté de cette raison 49 ».
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Mais, quoi qu’on en dise, il reste pourtant vrai qu’à travers la philoso-
phie européenne le savoir se trouve être apprécié « comme l’affaire même
de l’humain à laquelle rien ne reste absolument autre 50 ». De Spinoza à
Hegel se déploie l’effort de la pensée de serrer la totalité dans l’étreinte
du savoir absolu, capable de fournir à soi-même un sens définitif. Mais
pour que cela puisse se réaliser il faudra conférer à la totalité l’empreinte
du divin. C’est ce qui se vérifie dans la philosophie de Hegel, laquelle
pour élever le tout de l’être à la dignité du divin s’engage à traduire en
termes philosophiques la religion chrétienne. Il peut le faire parce que
la tradition chrétienne même l’y autorise. Le christianisme naît lorsque,
avec Paul, s’accomplit un passage qui établit une différence entre deux
manières de croire, la manière de croire juive, la emuna, laquelle, selon
M. Buber, signifie, se fier à quelqu’un, et la manière de croire grecque,
la pistis, laquelle consiste dans le reconnaître pour vrai et donc demande
un acte de vérification 51. Pour Paul, qui incline du côté de la pistis, le
Christ est la vérité dans laquelle on doit croire et que l’on peut prouver.
Celui qui croit en Jésus a aussi le savoir. Il peut donc harmoniser entre
elles la foi et le savoir. La religion et la philosophie.
Mais comment peut-on élever à l’universel un événement historique ?
Il faut faire confiance à la philosophie. La philosophie transformera une
réalité ontique en une réalité ontologique. Malheureusement, au moment
même où elle fait débuter son discours, la philosophie déploie une stra-
tégie d’encerclement et de compréhension outrée, laquelle oblige le
discours religieux, comme tout autre discours, à se justifier face à soi.
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Comme le dit Levinas, « la dignité d’ultime et royal discours », préten-
due par la philosophie, lui provient de « la coïncidence rigoureuse entre
la pensée où la philosophie se tient et l’idée de la réalité où cette pensée
pense ». Maintenant, pour la pensée, cette coïncidence signifie : ne pas
avoir à penser au-delà de ce qui appartient à la geste d’être ; ou, du moins,
« ne pas avoir à penser au-delà de ce qui modifie une préalable apparte-
nance à la geste d’être 52 ». Puisque, « pour l’être du réel, cette coïnci-
dence signifie : éclairer la pensée et le pensé en se montrant », l’intelli-
gibilité est étroitement liée avec le « se montrer ». Là où il n’y a pas de
manifestation, il n’y a pas de compréhension. « Se montrer, s’éclairer,
c’est cela précisément avoir un sens, c’est cela avoir l’intelligibilité par
excellence, sous-jacente à toute modification de sens. » Cela veut dire
que le discours philosophique peut « embrasser Dieu », et seulement si
« ce Dieu a un sens ». Pour pouvoir donc embrasser le Dieu dont parle
la Bible le discours philosophique doit en insérer l’image dans l’horizon
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112 GIUSEPPE LISSA

du sens. Lorsqu’il est pensé de cette manière, « ce Dieu se situe aussitôt


à l’intérieur de la geste d’être », et « il s’y situe comme étant par excel-
lence 53 ». N’importe qui pense que la philosophie doit intervenir pour
rendre vraie la religion, une fois que celle-ci a été constituée, doit parcou-
rir nécessairement cette route. C’est son universalité qui est en jeu là,
dedans. Tant que la vérité de la religion reste une vérité de fait, elle ne
peut aspirer à l’universalité. Pour acquérir l’universalité elle doit se débar-
rasser de cette condition, laquelle jusqu’au moment où elle survit lui
donne la configuration d’une réalité très précaire. Et c’est seulement la
philosophie, qui, en courant à son aide, peut lui rendre ce service. Il n’y
a que la philosophie qui puisse libérer la religion de ce qu’Hegel appelle
sa positivité, c’est-à-dire, la caractéristique d’être un événement qui s’est
vérifié dans un moment temporel bien déterminé et qui risque, en tant
que tel, de rester emprisonné dans la singularité du temps dans lequel
cet événement s’est vérifié. Pour se libérer de la particularité à laquelle
menace de le clouer à son effectivité historique, pour s’élever à l’univer-
sel, la religion doit accepter de passer par le filtre dépuratif de la réflexion
philosophique et transformer ses vérités de fait en vérités de raison. La
philosophie doit donc libérer la religion de la condition événementielle
laquelle la situe encore en deçà du concept.
C’est ce qu’a fait Hegel avec le christianisme en accord avec une tradi-
tion très ancienne, commencée déjà par les premiers Pères de l’église.
Comme l’a dit K. Löwith « au centre de l’interprétation philosophique du
christianisme fournie par Hegel » se tient, en fait, « l’incarnation de Dieu
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et le rapport entre Père, Fils et Esprit saint 54 ». L’incarnation détermine,
d’un point de vue conceptuel, le passage d’une considération abstraite et
intellectualiste de l’Infini, laquelle est typique, selon Hegel, du judaïsme,
à une compréhension de cet Infini comme esprit. Cette compréhension
n’est pas possible si l’on ne passe pas de la religion, comme fondée simple-
ment sur les témoignages de la Thora, du Livre, qui se maintiennent exclu-
sivement au niveau de la représentation sensible, à la philosophie qui « fait
passer dans la forme du concept ce qui est dans la forme de la représen-
tation 55 ». Ce passage transforme le fait et sa vérité temporelle en concept
et en vérité intemporelle. Par lui la vérité du contenu se transfigure en
vérité conceptuelle. Ce passage s’accomplit seulement dans le christia-
nisme parce que seulement dans le christianisme on ne se limite pas, ainsi
qu’il se vérifie dans le judaïsme, à soutenir que l’Infini, c’est-à-dire, Dieu,
se configure exclusivement « en tant qu’essence très haute » laquelle est,
toutefois, « vide et morte en soi », mais on affirme aussi que l’Infini est la
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POUR UNE TRANSCENDANCE NON IDOLÂTRIQUE 113

réalité la plus concrète, parce qu’en fait il est l’esprit qu’on reconnaît pour
ce qu’il est seulement quand on « le conçoit comme Dieu un et trin ». Cela
se vérifie parce que c’est seulement si on le conçoit de cette manière que
« s’explique la nature de Dieu ». « Seulement la Trinité – écrit Hegel – est
la détermination de Dieu comme esprit, sans cette détermination, esprit
équivaut à un mot vide 56. » En tant qu’il est cette nature qui, immédiate-
ment, comme le dit toujours Levinas, se détermine comme «geste d’être»,
Dieu est esprit qui fait naître (suscite) l’esprit qui le comprend en tant que
tel. Dieu, en tant qu’esprit, est, donc, le même esprit qui s’allume dans
l’intériorité de l’homme au moment de la compréhension. Puisqu’« on ne
peut pas avoir deux raisons et deux esprits d’espèce différente », « une
raison divine et une raison humaine, absolument différentes l’une de l’autre
dans leur noyau et dans les modes de leurs activité», «la raison de l’homme,
la conscience de son essence, est raison en général et est à proprement
parler le divin dans l’homme ». C’est pour cela que la compréhension du
divin à laquelle l’homme s’élève est geste du divin, geste de l’être qui,
en tant qu’esprit, fait naître, suscite lui-même l’esprit capable de le
comprendre. « La religion est le produit de l’esprit divin. » Elle n’est pas
« une invention de l’homme 57 ». Et si l’homme « dans sa pensée ration-
nelle » « permet à la chose d’agir en lui », c’est-à-dire, s’il renonce à sa
particularité et agit en tant que « conscience universelle », la différence
entre l’humain et le divin est abolie. Mais pour que cette chose se vérifie
il faut passer du niveau de la révélation, entendue comme fait historique,
et, donc, comme fait particulier, au niveau de la compréhension, laquelle
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est conçue ici comme le mode éminent de la connaissance, par la trans-
figuration du fait particulier en universalité du concept. Il y a ici un rapport
précis entre contenu et forme. Le contenu, qui est le contenu de la révé-
lation, est esprit, la forme, que ce contenu assume dans la révélation, est
la forme du positif. Pour le chrétien le lieu, de cette forme est la Bible,
« c’est pour cette raison que les théologiens disent qu’il ne faudrait s’ap-
puyer que sur la Bible ». Et la Bible, certainement, avant toute chose, doit
être lue. Mais elle doit être aussi comprise. « Du moment dans lequel la
religion n’est pas seulement lire et répéter des versets, du moment dans
lequel commence l’explication, la déduction, l’exégèse de ce que signi-
fient les mots de la Bible, l’homme se met à raisonner, à réfléchir, à
penser 58. » Ce faisant, il relie la religion à la philosophie. Et quand la reli-
gion s’accomplit dans la philosophie, la foi positive devient vérité abso-
lue. Dans la philosophie de la religion qui pense la vérité du christianisme
la notion de l’unité de la nature humaine et la nature divine, reconnue par
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114 GIUSEPPE LISSA

la religion seulement comme «personne empirique», est finalement conçue


dans « son essence universelle ». Si dans la religion chrétienne « Dieu se
manifeste dans le présent sensible » et s’« il n’a d’autre figure que la forme
sensible de l’esprit, c’est-à-dire celle de l’homme singulier», dans la philo-
sophie spéculative, qui traduit dans ses vérités les vérités du christianisme,
le rapport entre Père et Fils « ne sera pas imaginé comme un rapport entre
personnes, mais compris dans le concept de l’éternelle et universelle
essence de l’esprit, c’est-à-dire, dans les catégories de la Logique, comme
universalité-particularité-singularité ». « Le premier est l’idée dans sa
simple universalité pour soi, laquelle n’est pas encore ouverte et évoluée
jusqu’au jugement, à l’être pour l’autre – le Père. Le deuxième est le parti-
culier, l’idée dans le phénomène – le Fils. Mais dans la mesure dans
laquelle le premier est concret, en lui est aussi déjà contenu l’être autre ;
l’idée est vie éternelle, éternel produire. Le Deuxième est idée dans l’ex-
tériorité, de sorte que le phénomène extérieur devient de son côté Premier,
su comme idée divine, identité du divin et de l’humain. Le troisième est
après la conscience de Dieu en tant qu’esprit 59. » En conséquence, la
vérité, toute la vérité, n’est autre chose que ce mouvement pour lequel et
dans lequel elle se manifeste « dans la révélation de Dieu dans le Fils et
dans l’infusion du Saint-Esprit 60 ». Ce mouvement c’est le mouvement
de la totalité, de la totalité de l’être qui joue son jeu. On peut dire, comme
Hegel l’a fait, que ce mouvement est nécessaire pour fonder l’individua-
lité de l’homme, parce que seulement dans la « détermination divine »,
dans le « Fils » cette individualité trouve sa vérité. On peut dire aussi que
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cette individualisation ne serait pas possible si l’Infini ne se faisait pas
fini, parce que seulement si Dieu souffre, et meurt, comme l’homme
souffre et meurt, l’homme peut se concevoir, malgré sa finitude, comme
le « but final » et savoir « d’être destiné à l’éternité ». Il reste qu’il peut se
concevoir de cette manière seulement parce que la mort et la résurrection
du Christ lui disent que chaque individu dans le Christ meurt pour être
élevé à l’universalité, du moment que l’existence sensible dans laquelle
se trouve l’esprit « est seulement un moment transitoire 61 ».
Pour Lévinas 62 cette conception de l’esprit et de sa singulière trans-
cendance qui se développe comme un processus d’abaissement, Infini
qui descend jusqu’au fini, et d’élévation, fini qui monte jusqu’à l’Infini,
n’est rien d’autre qu’un jeu de l’être et, en tant que tel, est destruction
de la transcendance. Pour mieux le dire, selon lui, l’ontologie sécularise
la transcendance et lui fait exprimer toute ses possibilités idolâtres.
Comme je me suis efforcé de le dire autre part et comme je ne peux pas
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POUR UNE TRANSCENDANCE NON IDOLÂTRIQUE 115

y revenir dans le cadre de cet article, quand l’Être et l’existence entrent


dans un rapport aussi étroit se reconstitue sur des bases nouvelles le
rapport entre le physique et le métaphysique et le physique en ressort
transfiguré. Le jeu qui se joue au niveau physique devient un jeu signi-
ficatif au niveau métaphysique. Dieu se fait histoire du monde et l’his-
toire du monde en réfléchit la perfection. Mais Dieu traverse une histoire
dans laquelle la conscience humaine pour s’élever à l’autoconscience et
pour s’introduire dans l’État, qui dans sa réalité éthique est la démons-
tration de la démarche majestueuse de Dieu dans le monde, a besoin de
se confronter à l’autre conscience et de l’asservir pour en être reconnue.
Cette histoire qui à Levinas, comme à Rosenzweig, dont il s’inspire,
apparaît tissue du fil de fer de la politique, d’une politique qui ne recon-
naît à l’éthique aucun droit de la limiter, est pour lui le résultat d’une
conception ontologique qui, en sécularisant la transcendance, lui confère
un pouvoir idolâtre qu’on verra en action dans les expériences des tota-
litarismes du XXe siècle.
C’est pour cela qu’il dit, qu’en prenant en considération les dévelop-
pements de la philosophie, en tant qu’ontologie, il faut accorder beau-
coup d’attention aussi à l’ombre qui suit la philosophie, il faut accorder
attention au scepticisme. Le retour du scepticisme ne se limite pas à nous
rappeler « le caractère politique – dans un sens très large – de tout ratio-
nalisme, l’alliance de la logique avec la politique», il signale aussi «l’écla-
tement possible des structures logiques » et il nous fait entrevoir la possi-
bilité de soupçonner « qu’elles ne sont pas l’ossature ultime du sens 63 ».
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Il n’y a pas besoin de contester les prérogatives du savoir. Il suffit seule-
ment de distinguer. Et pour le faire il suffit de se mettre à l’écoute de
Kant. Dans sa Critique de la raison pure Kant a délimité le champ et les
possibilités de la connaissance. En contestant l’argument ontologique,
sur la base duquel encore Hegel bâtira le système du savoir, Kant sépare
l’être de l’existant et, ce faisant, puisque pour lui on peut connaître seule-
ment ce qui existe, ce dont on peut avoir expérience, il en déduit qu’il
n’est pas possible de développer une connaissance de l’Être dans sa tota-
lité. On peut, certainement, avoir une prise sur l’ensemble des existants,
mais puisque l’ensemble des existants que la connaissance décrit ne peut
pas dériver son sens de soi-même, il en déduit qu’il doit y avoir une autre
source du sens. « C’est cela – dit Levinas – la nouveauté du criticisme »,
« qu’il y ait nécessité – contre la lucidité elle-même – d’un exercice de
la raison autre que son exercice spontané et non-prévenu ; qu’il puisse y
avoir nécessité de vigilance contre l’évidence et contre ses rêves de plein
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116 GIUSEPPE LISSA

jour ; autrement dit, qu’il y ait nécessité d’une philosophie distincte du


bon sens et de la recherche scientifique 64 ». La philosophie, en tant que
savoir, ne peut répondre à toutes les questions de l’homme. Elle peut lui
dire ce qu’il peut savoir en termes d’être, mais dans ces mêmes termes
elle ne peut lui dire quoi faire et quoi espérer. De plus, pour constituer
le phénomène, elle a besoin, « à côté de l’espace et du temps » de « l’ac-
tivité synthétique de l’entendement selon les catégories ». « Les catégo-
ries sont constitutives du donné : ce que nous pouvons connaître, c’est
l’être donné dont sont constitutives les catégories. Mais, pour qu’il y ait
du donné, il faut aussi faire appel au tout de la réalité. » Ce tout toute-
fois ne peut pas être connu, en tant qu’être, il peut être seulement pensé
en tant qu’idéal transcendantal. Cet idéal est pensé en concret « mais
Kant lui refuse l’être ». Pour lui « la Raison a des idées qui vont au-delà
de l’être 65 ». S’il a pensé l’homme engagé dans la connaissance, comme
réalité finie, Kant remet en question cette finitude quand il passe au plan
pratique. « Il y a indépendance totale du pratique à l’égard de l’accès
cognitif à l’être. » Il existe dans la pensée « des significations qui ont leur
sens sans se réduire à l’épopée de l’être 66 ». Comme il le réitère dans
Autrement qu’être : « le sens ne se mesure pas par l’être ou le ne pas
être 67 ». Mais s’il y a un sens qui ne dépend pas de l’être et qui regarde
l’homme, cela signifie que l’humanité de l’homme ne se réduit pas «à l’in-
trigue de l’être en tant qu’être 68 ». L’homme peut agir pour le bien sans
suivre l’inclination de sa nature qui veut qu’il agit pour l’utile. L’homme
peut agir avec liberté et responsabilité. Même s’il ne le sait pas et s’il ne
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peut pas le savoir, l’homme peut se comporter « comme si l’âme était
immortelle et comme si Dieu existait 69 ». Comme si dans le temps fini
de sa vie « s’ouvrait une autre dimension d’originarité qui n’est pas un
démenti infligé au temps fini, mais qui a un autre sens que le temps fini
ou infini 70 ». Comme si l’espoir que Kant « ne déduit pas du conatus
essendi », ni « de l’aventure ontologique 71 », l’espoir, « réfractaire à toute
connaissance, à toute gnose », que l’homme peut concevoir, signifiait
« une toute autre relation avec l’infini 72 ».
Du kantisme, dit Levinas, on peut, même on doit, retenir cette source
nouvelle du sens, « un sens qui n’est pas dicté par une relation avec
l’être 73 » et qui nous introduit dans un temps qui « n’est pas relation avec
ce qui arrive mais avec ce qui ne peut arriver, non pas parce que l’at-
tente serait vaine mais parce que l’attendu est trop grand pour l’attente
et que la longueur du temps est relation qui tient plus qu’elle ne tient 74 ».
Relation qui prouve que le commencement ne coïncide pas avec le
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commencement de la geste d’être et de sa manifestation à un sujet et qui


nous oblige à regarder au-delà du sujet et au-delà de l’être, en direction
d’un Dieu « non contaminé par l’être 75 ». Mais, pour regarder dans un
domaine dans lequel nos pouvoirs de vision ne peuvent s’exercer, il faut
mettre en discussion le privilège, revendiqué par le sujet moderne, de
détenir l’origine du sens. Il faut mettre en discussion les prérogatives de
l’aperception transcendantale. C’est ce qui a été fait, en partie par les
recherches phénoménologiques de Husserl, en partie par celles de
Heidegger. Elles, qu’on ne peut pas résumer dans ce cadre, ont prouvé
que l’intentionnalité n’est pas « le seul mode de la donation du sens 76 »,
qu’il y a une vie de la conscience qui, en restant conscience, est « cepen-
dant indirecte, immédiate, mais sans visée intentionnelle 77 ». Qu’il y a
une « conscience » qui, plutôt que de signifier un savoir de soi, est un
effacement ou discrétion de la présence 78 ». Si l’on approfondit cette
recherche, si l’on porte jusqu’à ses extrêmes conséquences le travail de
l’epoché, si l’on passe donc de la phénoménologie à l’herméneutique
comme herméneutique de la facticité d’un fait, la rencontre avec l’autre,
dans laquelle les pouvoirs de la connaissance peuvent ou être confirmés,
en transformant l’autre dans un étant, ou contestés, parce que la fragi-
lité de son visage peut, paradoxalement, effriter jusque dans son plus
intime consistance le noyau d’apparente invincibilité constitué par la
liberté du sujet, en le clouant à la responsabilité qui jaillit de sa tendance
à réduire l’autre à son objet, on voit que cette conscience est « une
mauvaise conscience : sans intentions, sans visées, sans le masque protec-
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teur du personnage se contemplant dans le miroir du monde, rassuré et
posant », qu’elle est nudité, exposition à l’autre « sans culpabilité accu-
sée et responsable de sa présence même ». On voit donc que cette
conscience, comme le cogito de Descartes, est sous l’empire de l’Autre,
lequel, en offrant une résistance victorieuse à sa pensée intentionnelle,
à son savoir, en tant qu’emprise du main-tenant, est pour elle présence
d’un Infini incontournable dans le fini. Un Infini qui est dans le fini comme
son obsession. Un Infini face auquel le fini a à « répondre de son droit
d’être, non pas par référence à l’abstraction de quelque loi anonyme, de
quelque entité juridique, mais dans la crainte pour autrui 79 ». Et la crainte
pour autrui ne naît pas de la puissance d’autrui mais de la puissance que
le moi de cette conscience peut exercer contre autrui pour affirmer son
droit à être et à continuer d’être. Cette crainte, qui est « crainte pour tout
ce que mon exister, malgré son innocence intentionnelle et consciente,
peut accomplir de violence et de meurtre », et « qui remonte derrière ma
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118 GIUSEPPE LISSA

“conscience de soi” et quels que soient, vers la bonne conscience, les


retours de la pure persévérance dans l’être », « vient du visage d’au-
trui 80 ». C’est ce que le moi expérimente lorsqu’il rencontre l’autre et,
tandis que se produit la paralysie de ses pouvoirs naturels, il se sent
exposé à une accusation qui met en question son être naturel et ses droits.
Alors se produit un renversement dans l’être et tandis que le moi est
déposé de sa souveraineté de moi, Dieu vient à l’idée dans le visage de
l’autre. Il y vient non pas comme un être qui se manifeste dans son
essence, mais en tant qu’ordre, commandement, investissement de respon-
sabilité. Responsabilité pour l’autre qui doit être accueillie, défendue,
préservée, responsabilité qui transforme le moi, sa réalité ontologique,
en une réalité éthique. Éthique qui s’affirme comme une optique du divin,
mais une optique paradoxale, parce quand le divin, Dieu, vient à l’idée,
l’homme ne voit rien de Dieu, qui reste invisible, mais il voit soi-même,
le soi-même naturel, comme un autre, l’autre de la responsabilité. Il voit
l’être qu’il est ou qu’il devient quand il reste, sans faire résistance, soumis
à sa responsabilité, quand, dans son être, non plus physique mais tout à
fait métaphysique, il reconnaît son devoir, le devoir que l’appel, prove-
nant de l’Autre, de sa fragilité, lui indique et dans lequel il est révélé a
soi-même. A la fin de son analyse, qui est toute philosophique, même si
elle comporte un passage de l’analyse phénoménologique à l’herméneu-
tique, Levinas se rallie à l’enseignement fondamental du judaïsme, pour
lequel quand Dieu se révèle, il ne révèle rien de soi, mais il révèle l’homme
à soi-même, parce qu’en tant que réalité métaphysique l’homme n’est
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rien d’autre que l’accomplissement de son devoir. Un Dieu qui vient à
l’idée de cette manière est un Dieu dont la transcendance n’a rien d’ido-
lâtre, et ce Dieu ne vient jamais à l’idée que dans les relations humaines
quand elles se configurent comme relations de paix.

NOTES
1. Transcendance et hauteur, in Liberté et commandement, Fata Morgana, Cognac, 1994,
p. 94.
2. Autrement que savoir, éditions Osiris, Paris, p. 83.
3. Ibid., p. 80.
4. Il y reste tant que c’est possible, après, sans démentir le caractère philosophique de
ses argumentations, il se place au le niveau d’une herméneutique qui n’accorde rien
aux exigences particulières d’une idéologie religieuse. Pour ce motif je trouve la critique
de Janicaud déplacée qui, sans tenir compte des raisons et du sens de ce passage, croit
pouvoir voir en Levinas le premier responsable de ce « tournant théologique », qui
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POUR UNE TRANSCENDANCE NON IDOLÂTRIQUE 119

caractériserait, selon lui, la phénoménologie française dans la dernière part du XXe siècle
(cf. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française,
Éditions de l’Éclat, Combas, particulièrement p. 25-27). En réalité Levinas reste sur
le terrain de la phénoménologie tant que cela est possible et nécessaire d’y rester, c’est-
à-dire tant que n’entre pas en jeu la question du sens qui n’est ni ne peut être réduite
à une question du sens de l’être, du moment qu’à partir de soi l’être n’accorde pas,
pas plus dans le mouvement le plus outré de son dévoilement, un passage au sens de
l’être. N’importe qui avance sur les traces de Husserl, en se allant aussi loin
qu’Heidegger, parvient, selon Levinas, au point auquel la phénoménologie touche les
limites de ses possibilités. La phénoménologie tend, en fait, à provoquer un dévoile-
ment de l’être qui neutralise définitivement soit les prétentions du réalisme soit celles
de l’idéalisme, sans renoncer à l’idéal d’une connaissance capable de se présenter
comme science rigoureuse. Ce faisant, elle ne renonce pas à l’ambition de parvenir,
au moyen de la connaissance, à exhiber l’être dans la présence. Certainement, en pour-
suivant cet objectif, elle s’efforce de mettre de côté soit le primat de l’être, soit le
primat du moi et, en déclarant que « toute conscience est conscience de », elle s’en
remet à l’intentionnalité. Mais elle ne défait pas le nœud qui concerne la nature du
phénomène intentionnel. En se refusant de lui attribuer la nature d’un étant ou d’une
articulation de l’être comme le fait Heidegger, elle s’efforce d’en sauver la transcen-
dance spécifique, sans revenir, pourtant, à l’idéalisme. Mais, selon Levinas, elle n’y
réussit pas. Quoiqu’elle tente de pousser le moi au-delà de soi-même, elle ne met pas
en discussion ses pouvoirs de constitution et le conçoit, enfin, comme une « univer-
selle structure apodictique d’expérience » (Edmond Husserl, Meditazioni cartesiane,
édition italienne Fabbri editore, Milano, 1982, p. 60). Elle ne sort pas donc des limites
d’une espèce d’idéalisme transcendantal et réaffirme le primat de la théorie. Et cela
l’empêche de donner des solutions en matière des question de sens. Tant qu’on se
maintient sur le terrain de l’être et de la connaissance qui est, en tant que telle, toujours
connaissance de l’être, on reste, en fait, selon Levinas, dans l’impossibilité de fournir
des réponses à des problèmes de sens. La connaissance, la théorie, comme exhibition
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de l’être, n’est pas dans la condition de rejoindre le sens. Si l’on veut aborder d’une
manière adéquate la question du sens il faut se déplacer sur un autre terrain. La connais-
sance, comme connaissance de l’être, rend compte exclusivement des manières au
moyen desquelles l’être parvient à la présence. Il s’ensuit qu’une phénoménologie qui
permet, dans l’ordre, de construire, d’abord, une ontologie générale et, ensuite, tout
l’ensemble des ontologies régionales, ne fait pas et ne peut pas faire autre chose qu’en-
cadrer toutes les manières par lesquelles l’être s’offre (se donne) à la présence. Mais
elle ne dit pas et ne peut rien dire sur le sens qu’a, s’il en a un, ce mouvement de l’être,
lequel, pour cette raison, est apparu à quelqu’un, trop disposé à profiter d’une indica-
tion de Heidegger, comme un jeu. L’accès à l’ordre du sens impose la nécessité d’al-
ler au-delà de la rationalité phénoménologique qui est destinée – et sur cela Janicaud
a tout à fait raison – à rester dans le cercle de l’immanence. Mais l’accès à l’ordre du
sens ne demande pas l’abandon de la rationalité en général. Plutôt i impose de se dépla-
cer d’un niveau de rationalité à un autre. L’accès à l’ordre du sens impose, en fait, le
passage de la rationalité du connaître à la rationalité du penser, telle qu’on l’a prati-
quée dans les limites de la réflexion religieuse quand celle ci ne s’est pas perdue sur
les chemins qui ne mènent nulle part de l’idolâtrie. A ce niveau, qui est un niveau
exclusivement de compréhension, l’origine même du sens ne se laisse pas aborder par
la saisie d’un fondement, d’un Dieu, qu’on aurait à connaître d’une manière telle qu’on
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120 GIUSEPPE LISSA

aurait encore une fois la possibilité de construire une autre théologie, capable d’en
pénétrer le mystère et de le soumettre aux exigences de la connaissance, mais par l’ac-
cès à la conscience morale, laquelle, en étant le lieu-non-lieu dans lequel se produit
une ouverture à une transcendance non idolâtrique, s’avère être, dans la seule manière
selon laquelle une chose semblable est possible, l’unique réalité du métaphysique,
lequel, donc, existe exclusivement dans cette version éthique.
5. L’autre transcendance, dans Altérité et transcendance, Fata Morgana, Cognac, 1995,
p. 34.
6. Ibid.
7. La conscience non-intentionnelle, dans Entre nous, Grasset, Paris, 1991, p. 134.
8. Ibid., p. 137.
9. Ibid., p. 136-137.
10. Meditazioni cartesiane, éd. cit., p. 71-72.
11. La conscience non-intentionnelle, dans op. cit., p. 137.
12. L’autre transcendance, éd. cit., p. 37 et p. 39.
13. Ibid.
14. Dominique Janicaud, op. cit., p. 15.
15. Transcendance et hauteur, dans Liberté et commandement, éd. cit., p. 99.
16. Autrement que savoir, éd. cit., p. 80.
17. Transcendance et hauteur, cit., p. 95.
18. Ibid.
19. « Enfin mon point de départ est absolument non théologique. J’y tiens beaucoup. Ce
n’est pas de la théologie que je fais, mais de la philosophie ». Ibid., p. 96.
20. Ibid.
21. Rupture de l’immanence, dans De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, Paris, 1982, p. 19.
22. Ibid., p. 34.
23. Totalité et infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974, p. 12.
24. Pietro Piovani, Oggettivazione etica e essenzialismo, Morano, Napoli, 1981, p. 100.
25 Étienne Gilson, Lo spirito della filosofia medievale (1932), ed. italienne Morcelliana,
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Brescia, 1988, p. 63-68.
26. Hermann Cohen, Religione della ragione dalle fonti dell’ebraismo (1919), ed. italienne
Paoline, Milano, 1994, p. 107-113
27. « La loi éternelle n’est rien autre que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle
dirige tous les actes et les mouvements. » « Au troisième argument, on dira que la loi
naturelle est une certaine participation de la loi éternelle en nous. » « Toute loi posi-
tive humaine n’aura raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi naturelle.
Qu’en quelque point elle ne s’accorde pas à la loi naturelle, et déjà elle n’est plus loi
mais corruption de loi. » Tommaso d’Aquino, Summa theologiae, Prima secundae,
Marietti, Torino, 1963, q. XCIII, a 1, p. 420-421.
28. Pietro Piovani, Giusnaturalismo ed etica moderna, Laterza, Bari, 1961, p. 91-92.
29. Pietro Piovani, Oggettivazione e essenzialismo, éd. cit., p. 100.
30. Ibid.
31. Transcendance et intelligibilité, « Bulletin du Centre protestant d’études », 36e année,
n° 2, avril 1984, p. 12-13.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Totalité et infini, cit., p. 14.
35. Transcendance et intelligibilité, cit. p. 15.
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POUR UNE TRANSCENDANCE NON IDOLÂTRIQUE 121

36. Ibid., p. 16.


37. Ibid., p. 15.
38. Totalité et infini, cit., p. 82.
39. Ibid., p. 88.
40. Ibid., p. 87.
41. Ibid., p. 91.
42. Sécularisation et faim, dans « Cahier de l’Herne », Emmanuel Levinas, dirigé par
Catherine Chalier et Miguel Abensur, L’Herne, Paris, 1991, p. 23.
43. Ibid., p. 19.
44. Ibid., p. 20.
45. Ibid., p. 25-26.
46. Michel de Montaigne, Essais, Classiques Garnier, Paris, 1962, liv. IIe, ch. XIIe, t. I,
p. 678.
47. Ibid., liv. I, ch. L, p. 335.
48. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Kluwer Academic, Paris, sans date, p. 78.
49. Ibid., p. 260.
50. Transcendance et intelligibilité, cit., p. 16.
51. Cf. Martin Buber, Deux types de foi. Foi juive et foi chrétienne, Cerf, Paris, 1991.
52. L’idée de Dieu, dans De Dieu qui vient à l’idée, cit., p. 94.
53. Ibid., p. 94-95.
54. Karl Löwith, Hegel e il cristianesimo, ed. italienne, Laterza, Bari, 1976, p. 51.
55. Giorgio Guglielmo, Federico Hegel, Lezioni sulla filosofia della religione, éd. italienne
Zanichelli, Bologna, 1973, vol. I, p. 323.
56. Ibid., p. 97-98.
57. Ibid., p. 99.
58. Ibid., p. 240.
59. Citée par Karl Löwith, dans ouvr. cit., p. 52-53.
60. Ibid.
61. Giorgio Guglielmo, Federico Hegel, Lezioni sulla filosofia della storia, éd. italienne
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La Nuova Italia, Firenze, 1963, vol. III, p. 250-251.
62. Qui, pourtant, a reconnu dans toute son importance la notion de kénose comme le
démontrent en particulier les deux écrits : Judaïsme et kénose, dans A l’heure des
nations, Les Éditions de Minuit, Paris, 1988, p. 133-151 et Un Dieu homme, dans
Entre nous, cit., p. 64-71. Mais qui l’a conçue aussi comme « la conjonction en Dieu
de la descente et de l’élévation » (Judaïsme et kénose, p. 134), au moyen de laquelle
« la relation avec l’Infini » ne se transforme pas dans « une connaissance », mais reste
« une proximité, préservant la démesure de l’inenglobable » (Entre nous, p. 69). Pour
lui, cette relation prouve seulement la particularité de la notion d’élection, messia-
nique, qui concerne tout homme, mais seulement dans la mesure où celui-ci soit disposé
à fixer son identité dans une responsabilité pour l’autre absolue jusqu’au point de le
pousser à prendre sur soi le mal que cet autre peut avoir accompli. C’est pour cela
qu’il peut conclure que pour la pensée juive dans la notion d’un Dieu homme est accep-
table seulement l’idée de l’expiation de moi pour l’autre, idée qui n’a pas en elle rien
de mythique ou d’idolâtrique et qui n’a pas seulement « sa pleine signification dans la
sensibilité religieuse juive », mais est encore tout « d’abord attestée par les textes
bibliques eux-mêmes » (Judaïsme et kénose, p. 133). « L’idée de l’otage, de l’expia-
tion de moi pour l’Autre, où se renversent les relations fondées sur la proportion exacte
entre les fautes et les peines, entre liberté et responsabilité (relations qui transforment
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122 GIUSEPPE LISSA

les collectivités en sociétés à responsabilité limitée) ne peut s’étendre hors de moi. Le


fait de s’exposer à la charge qu’imposent la souffrance et la faute des autres pose le
soi-même du Moi. Moi seul, je peux sans cruauté être désigné comme victime. Le Moi
est celui qui, avant toute décision, est élu pour porter toute la responsabilité du Monde.
Le messianisme, c’est cet apogée dans l’Être – renversement de l’être “persévérant
dans son être” – qui commence en moi » (Un Dieu homme, p. 71).
63. Autrement qu’être, cit., p. 265.
64 . Rupture de l’immanence, dans De Dieu qui vient à l’idée, cit., p. 35.
65. Dieu, la Mort et le Temps, Bernard Grasset, Paris, 1993, p. 71.
66. Ibid., p. 72.
67. Autrement qu’être, cit., p. 166.
68. Dieu, la Mort et le Temps, cit., p. 75.
69. Ibid., p. 77.
70. Ibid., p. 76.
71. Ibid., p. 79.
72. Ibid., p. 76.
73. Ibid., p. 78.
74. Ibid., p. 80.
75. Ibid., p. 183.
76. La conscience non-intentionnelle, dans Entre nous, op. cit., p. 136.
77. Ibid., p. 137.
78. Ibid., p. 138.
79. Ibid., p. 139.
80. Ibid.
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