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IDOLÂTRIQUE
Giuseppe Lissa
In Press | « Pardès »
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Emmanuel Levinas :
pour une transcendance non idolâtrique
GIUSEPPE LISSA
« Je ne voudrais rien définir par Dieu, parce que c’est l’humain que
je connais. C’est Dieu que je peux définir par les relations humaines et
non pas inversement. La notion de Dieu, Dieu le sait, je n’y suis pas
opposé ! Mais, quand je dois dire quelque chose de Dieu, c’est toujours
à partir des relation humaines. L’abstraction inadmissible, c’est Dieu ;
c’est en termes de relation avec Autrui que je parlerai de Dieu. Je ne
refuse pas le terme de religieux, mais je l’adopte pour désigner la situa-
tion où le sujet existe dans l’impossibilité de se cacher. Je ne pars pas de
l’existence d’un être très grand ou très puissant. Tout ce que je pourrai
en dire viendra de cette situation de responsabilité qui est religieuse en
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PARDÈS N° 42
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entre l’être et les étants, d’un être que, dans des pages célèbres, Levinas
a décrit comme « il y a ». De ce monde labyrinthique, de ce monde privé
de sens le moi qui le parcourt en solitude ne peut pas sortir s’il se tient
au niveau de l’être, même si cet être est pensé à la manière de Heidegger.
L’être même s’il est pensé comme un être transcendant en rapport aux
étants, c’est-à-dire, même s’il est pensé, comme « une puissance imper-
sonnelle et sans visage, comme un fatum », ne peut pas donner un sens
au réel 15. Pour que cela soit possible il faut recourir à un coup de force,
il faut provoquer un changement de niveau. Le moi peut sortir de ce
désert de solitude seulement quand il est soumis à la force de contesta-
tion dans laquelle il tombe lorsqu’il rencontre l’autre. L’autre lui résiste,
paradoxalement, avec la faiblesse de son regard. Alors le moi se retrouve
dans l’impossibilité d’agir sur lui, de le réduire à thème, à objet, de sa
vision et de sa manipulation. L’autre ravage la scène sur laquelle se
déroule le procès de la connaissance. Il suspend (met en demeure) le
niveau de l’immanence et il produit une fracture qui ouvre à la transcen-
dance. De cette manière il oblige celui qui veut pénétrer cette situation
à passer du niveau de la connaissance, de l’analyse phénoménologique,
au niveau de la compréhension, à l’analyse herméneutique. En dépas-
sant un type de rationalité il réclame un autre type de rationalité.
Si on y réfléchit bien, ce passage devient tout à fait compréhensible.
Parce que l’ordre qu’on a ici à explorer est tout à fait différent de l’ordre
exploré par le moi connaissant. La relation qui s’établit quand l’événe-
ment de la rencontre de l’autre se produit c’est, en fait, une relation « telle-
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regard tout ce qui se manifeste. En tant que telle, la raison est l’organe du
savoir. Et le savoir, la théorie, a l’ambition de signifier une relation avec
l’être à travers laquelle l’être connu se manifeste à l’être connaissant sans
rien perdre de son identité, sans céder rien de soi dans cette relation de
connaissance. Une ambition qui trahit un problème et qui reste presque
toujours insatisfaite dans les développements de la philosophie. On connaît
les analyses de Totalité et Infini. Lorsque la théorie se veut intelligence,
« logos de l’être », comme dit Levinas, elle aborde l’être à connaître d’une
façon telle « que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit ».
« Le processus de la connaissance » vient à coïncider alors « avec la liberté
de l’être connaissant, ne rencontrant rien d’autre qui, par rapport à lui,
puisse le limiter 23 ». C’est l’emphase de la liberté.
La découverte que le processus de la connaissance promeut la liberté
de l’être connaissant, jusqu’au point de lui soumettre la totalité du réel,
est précisément la découverte qui se vérifie à l’aube de la modernité,
lorsque se produit la disparition de l’image du cosmos transmise par
la grande tradition pythagorico-timaico-stoïque élaborée de nouveau
par l’aristotélisme tomiste au XIIIe siècle. C’est le moment où, en se
détachant du divin, l’homme perd sa demeure et se trouve confronté à
un péril qui est aussi une chance. Il risque de perdre le contact avec le
divin et de noyer sa vie dans l’abîme d’une absence radicale de sens,
mais, dans la mesure où ce divin était constitué par l’étoffe de l’idolâ-
trie, il gagne la possibilité de s’ouvrir à la vraie vérité du divin au-delà
de l’idolâtrie.
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d’une stabilité pas seulement dans le temps, mais aussi hors du temps,
dans l’éternité. Certainement, il fallait se conformer à l’ordre qui carac-
térisait ce monde et il fallait diriger sa propre vie d’une manière à ne pas
introduire en elle le désordre d’une mauvaise conduite qui aurait privé
l’individu de sa récompense. En fait, en provenant de son sommet, là où
se situait l’Être de Dieu, l’élan d’une vigilante et affectueuse préoccu-
pation divine le traversait de part en part, d’une telle manière que quel
que fût le lieu où on se trouvait, même si on était tombé dans les contrées
les plus obscures du péché, on pouvait croire être encore soutenu pourvu
qu’on s’engageât soit dans l’effort de l’obéissance, soit dans l’effort du
repentir destiné à supprimer la faute qu’avait interrompue l’obéissance.
C’était un monde soutenu par Dieu, et le Dieu qui le soutenait c’était le
Dieu d’Aristote tel que saint Thomas d’Aquin l’avait conçu. Ce Dieu,
qui était dans le même temps le Dieu d’Aristote et le Dieu de l’Exode,
était l’Être dans toute sa perfection et il était, donc, l’Être dans lequel
être et existence coïncident. Mais, en tant que tel, il pouvait être le Dieu
de l’Exode en restant le Dieu d’Aristote, peut-être seulement en consé-
quence d’une « erreur de lecture de l’Exode 24 ». Si, comme l’a dit Étienne
Gilson, le Dieu qui parle avec Moïse sur le Sinaï et qui dit, dans la version
de la Vulgate, « Ego sum qui sum », ne veut rien dire d’autre qu’il y a un
seul Dieu et que ce Dieu est l’Être, et que l’Être est « l’acte pur d’exis-
ter », « acte absolu de l’être dans sa pure actualité », qui « ne dérive pas
son existence d’aucune autre chose que soi-même » et qui « ne pourrait
pas dépendre dans son être d’aucune essence intérieure, qui aurait en soi
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Mais, quoi qu’on en dise, il reste pourtant vrai qu’à travers la philoso-
phie européenne le savoir se trouve être apprécié « comme l’affaire même
de l’humain à laquelle rien ne reste absolument autre 50 ». De Spinoza à
Hegel se déploie l’effort de la pensée de serrer la totalité dans l’étreinte
du savoir absolu, capable de fournir à soi-même un sens définitif. Mais
pour que cela puisse se réaliser il faudra conférer à la totalité l’empreinte
du divin. C’est ce qui se vérifie dans la philosophie de Hegel, laquelle
pour élever le tout de l’être à la dignité du divin s’engage à traduire en
termes philosophiques la religion chrétienne. Il peut le faire parce que
la tradition chrétienne même l’y autorise. Le christianisme naît lorsque,
avec Paul, s’accomplit un passage qui établit une différence entre deux
manières de croire, la manière de croire juive, la emuna, laquelle, selon
M. Buber, signifie, se fier à quelqu’un, et la manière de croire grecque,
la pistis, laquelle consiste dans le reconnaître pour vrai et donc demande
un acte de vérification 51. Pour Paul, qui incline du côté de la pistis, le
Christ est la vérité dans laquelle on doit croire et que l’on peut prouver.
Celui qui croit en Jésus a aussi le savoir. Il peut donc harmoniser entre
elles la foi et le savoir. La religion et la philosophie.
Mais comment peut-on élever à l’universel un événement historique ?
Il faut faire confiance à la philosophie. La philosophie transformera une
réalité ontique en une réalité ontologique. Malheureusement, au moment
même où elle fait débuter son discours, la philosophie déploie une stra-
tégie d’encerclement et de compréhension outrée, laquelle oblige le
discours religieux, comme tout autre discours, à se justifier face à soi.
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réalité la plus concrète, parce qu’en fait il est l’esprit qu’on reconnaît pour
ce qu’il est seulement quand on « le conçoit comme Dieu un et trin ». Cela
se vérifie parce que c’est seulement si on le conçoit de cette manière que
« s’explique la nature de Dieu ». « Seulement la Trinité – écrit Hegel – est
la détermination de Dieu comme esprit, sans cette détermination, esprit
équivaut à un mot vide 56. » En tant qu’il est cette nature qui, immédiate-
ment, comme le dit toujours Levinas, se détermine comme «geste d’être»,
Dieu est esprit qui fait naître (suscite) l’esprit qui le comprend en tant que
tel. Dieu, en tant qu’esprit, est, donc, le même esprit qui s’allume dans
l’intériorité de l’homme au moment de la compréhension. Puisqu’« on ne
peut pas avoir deux raisons et deux esprits d’espèce différente », « une
raison divine et une raison humaine, absolument différentes l’une de l’autre
dans leur noyau et dans les modes de leurs activité», «la raison de l’homme,
la conscience de son essence, est raison en général et est à proprement
parler le divin dans l’homme ». C’est pour cela que la compréhension du
divin à laquelle l’homme s’élève est geste du divin, geste de l’être qui,
en tant qu’esprit, fait naître, suscite lui-même l’esprit capable de le
comprendre. « La religion est le produit de l’esprit divin. » Elle n’est pas
« une invention de l’homme 57 ». Et si l’homme « dans sa pensée ration-
nelle » « permet à la chose d’agir en lui », c’est-à-dire, s’il renonce à sa
particularité et agit en tant que « conscience universelle », la différence
entre l’humain et le divin est abolie. Mais pour que cette chose se vérifie
il faut passer du niveau de la révélation, entendue comme fait historique,
et, donc, comme fait particulier, au niveau de la compréhension, laquelle
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NOTES
1. Transcendance et hauteur, in Liberté et commandement, Fata Morgana, Cognac, 1994,
p. 94.
2. Autrement que savoir, éditions Osiris, Paris, p. 83.
3. Ibid., p. 80.
4. Il y reste tant que c’est possible, après, sans démentir le caractère philosophique de
ses argumentations, il se place au le niveau d’une herméneutique qui n’accorde rien
aux exigences particulières d’une idéologie religieuse. Pour ce motif je trouve la critique
de Janicaud déplacée qui, sans tenir compte des raisons et du sens de ce passage, croit
pouvoir voir en Levinas le premier responsable de ce « tournant théologique », qui
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caractériserait, selon lui, la phénoménologie française dans la dernière part du XXe siècle
(cf. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française,
Éditions de l’Éclat, Combas, particulièrement p. 25-27). En réalité Levinas reste sur
le terrain de la phénoménologie tant que cela est possible et nécessaire d’y rester, c’est-
à-dire tant que n’entre pas en jeu la question du sens qui n’est ni ne peut être réduite
à une question du sens de l’être, du moment qu’à partir de soi l’être n’accorde pas,
pas plus dans le mouvement le plus outré de son dévoilement, un passage au sens de
l’être. N’importe qui avance sur les traces de Husserl, en se allant aussi loin
qu’Heidegger, parvient, selon Levinas, au point auquel la phénoménologie touche les
limites de ses possibilités. La phénoménologie tend, en fait, à provoquer un dévoile-
ment de l’être qui neutralise définitivement soit les prétentions du réalisme soit celles
de l’idéalisme, sans renoncer à l’idéal d’une connaissance capable de se présenter
comme science rigoureuse. Ce faisant, elle ne renonce pas à l’ambition de parvenir,
au moyen de la connaissance, à exhiber l’être dans la présence. Certainement, en pour-
suivant cet objectif, elle s’efforce de mettre de côté soit le primat de l’être, soit le
primat du moi et, en déclarant que « toute conscience est conscience de », elle s’en
remet à l’intentionnalité. Mais elle ne défait pas le nœud qui concerne la nature du
phénomène intentionnel. En se refusant de lui attribuer la nature d’un étant ou d’une
articulation de l’être comme le fait Heidegger, elle s’efforce d’en sauver la transcen-
dance spécifique, sans revenir, pourtant, à l’idéalisme. Mais, selon Levinas, elle n’y
réussit pas. Quoiqu’elle tente de pousser le moi au-delà de soi-même, elle ne met pas
en discussion ses pouvoirs de constitution et le conçoit, enfin, comme une « univer-
selle structure apodictique d’expérience » (Edmond Husserl, Meditazioni cartesiane,
édition italienne Fabbri editore, Milano, 1982, p. 60). Elle ne sort pas donc des limites
d’une espèce d’idéalisme transcendantal et réaffirme le primat de la théorie. Et cela
l’empêche de donner des solutions en matière des question de sens. Tant qu’on se
maintient sur le terrain de l’être et de la connaissance qui est, en tant que telle, toujours
connaissance de l’être, on reste, en fait, selon Levinas, dans l’impossibilité de fournir
des réponses à des problèmes de sens. La connaissance, la théorie, comme exhibition
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aurait encore une fois la possibilité de construire une autre théologie, capable d’en
pénétrer le mystère et de le soumettre aux exigences de la connaissance, mais par l’ac-
cès à la conscience morale, laquelle, en étant le lieu-non-lieu dans lequel se produit
une ouverture à une transcendance non idolâtrique, s’avère être, dans la seule manière
selon laquelle une chose semblable est possible, l’unique réalité du métaphysique,
lequel, donc, existe exclusivement dans cette version éthique.
5. L’autre transcendance, dans Altérité et transcendance, Fata Morgana, Cognac, 1995,
p. 34.
6. Ibid.
7. La conscience non-intentionnelle, dans Entre nous, Grasset, Paris, 1991, p. 134.
8. Ibid., p. 137.
9. Ibid., p. 136-137.
10. Meditazioni cartesiane, éd. cit., p. 71-72.
11. La conscience non-intentionnelle, dans op. cit., p. 137.
12. L’autre transcendance, éd. cit., p. 37 et p. 39.
13. Ibid.
14. Dominique Janicaud, op. cit., p. 15.
15. Transcendance et hauteur, dans Liberté et commandement, éd. cit., p. 99.
16. Autrement que savoir, éd. cit., p. 80.
17. Transcendance et hauteur, cit., p. 95.
18. Ibid.
19. « Enfin mon point de départ est absolument non théologique. J’y tiens beaucoup. Ce
n’est pas de la théologie que je fais, mais de la philosophie ». Ibid., p. 96.
20. Ibid.
21. Rupture de l’immanence, dans De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, Paris, 1982, p. 19.
22. Ibid., p. 34.
23. Totalité et infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974, p. 12.
24. Pietro Piovani, Oggettivazione etica e essenzialismo, Morano, Napoli, 1981, p. 100.
25 Étienne Gilson, Lo spirito della filosofia medievale (1932), ed. italienne Morcelliana,
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