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REQUIEM POUR LA SCHIZOÏDIE ?

Pierre Bovet

John Libbey Eurotext | « L'information psychiatrique »


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2013/6 Volume 89 | pages 429 à 434
ISSN 0020-0204
DOI 10.3917/inpsy.8906.0429
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2013-6-page-429.htm
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L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 429–34

SOI-MÊME ET LES AUTRES

Requiem pour la schizoïdie ?

Pierre Bovet

RÉSUMÉ
La notion de schizoïdie, élaborée il y a une centaine d’années, est agonisante. On en retrace ici brièvement l’histoire, et
montre comment certaines des discussions qu’elle a suscitées dans la première moitié du xxe siècle anticipaient plusieurs
des débats actuels autour de la schizophrénie. Et si le terme lui-même peut bien disparaître, la conception qu’en avait
E. Minkowski, mettant l’accent sur les distorsions de la présence au monde du sujet, devrait contribuer à enrichir notre
compréhension de la psychopathologie, trop imprégnée aujourd’hui d’une perspective objectiviste.
Mots clés : schizoïdie, personnalité schizotypique, schizophrénie, historique, 20e siècle

ABSTRACT
A Requiem for schizoidia? The concept of schizoidia, which emerged in Bleuler’s team about one hundred years ago, is
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dying. We sketch its history, and show how some of the discussions that it raised during the first half of the 20th century
have anticipated many of the current debates concerning schizophrenia. If the term “schizoidia” itself may well disappear,
the way E. Minkowski envisaged the concept should at least be preserved. By focusing on the distortions of the individual’s
presence to the world, Minkowski has enriched our understanding of psychopathology, which is nowadays too entrenched
into an objectivist perspective.
Key words: schizoidia, schizotypal disorder, schizophrenia, history, 20th century

RESUMEN
¿Réquiem por la esquizoidia ? La noción de esquizoidia, elaborada hace unos cien años está por morir. Se reseña aquí
brevemente su historia, y se señala cómo algunas de los discusiones que ha provocado en la primera mitad del siglo XX
se anticipaban a varios de los debates actuales en torno a la esquizofrenia. Y si el mismo término ya puede desaparecer,
la concepción que de él tenía E. Minkowski al hacer hincapié en las distorsiones de la presencia al mundo del sujeto,
debería contribuir a enriquecer nuestra comprensión de la psicopatología, demasiado impregnada hoy de una perspectiva
objetivista.
Palabras claves : esquizoidia, personalidad esquizotipica, esquizofrenia, histórica, sino 20
doi:10.1684/ipe.2013.1081

CHUV, département de psychiatrie, Lausanne, Suisse


<Pierre.Bovet@chuv.ch>

Tirés à part : P. Bovet

L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 6 - JUIN-JUILLET 2013 429

Pour citer cet article : Bovet P. Requiem pour la schizoïdie ? L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 429-34 doi:10.1684/ipe.2013.1081
P. Bovet

Le DSM-5, qui sort enfin de presse, a failli enterrer le souffrent toute leur vie d’un état pareil sans jamais franchir
« trouble de la personnalité schizoïde » : dans le modèle la ligne de démarcation, si difficile parfois à bien préciser,
envisagé pour bouleverser la classification des troubles qui sépare la raison de la folie » [28, pp. 123-124].
de la personnalité, cette catégorie disparaissait. Crain- La parution en 1921 du livre de Kretschmer Structure
tive, l’Association américaine de psychiatrie a finalement du corps et caractère [22], et son succès éditorial, allaient
reculé, et a maintenu (en abolissant le système multiaxial) populariser le terme de schizoïdie, mais rendre aussi plus
les dix catégories du DSM-IV, quitte à toiletter les cri- confuse son acception. Kretschmer, rappelons-le, propo-
tères diagnostiques ; le nouveau modèle élaboré figure « à sait que deux « lignées » de type de tempérament, la
l’essai » dans une section spécifique. Le présent article, cyclothymie et la schizothymie, coexistaient en proportion
qui met brièvement en perspective l’histoire de la schi- variable chez la plupart des individus, et il associait chacune
zoïdie, s’apparente ainsi probablement à une esquisse de de ces lignées à une constitution morphologique particu-
nécrologie. lière. Pour Kretschmer le schizoïde, par l’exagération des
La schizoïdie a fait l’objet, durant toute la première traits de la lignée schizothymique, s’écartait de la norme :
moitié du xxe siècle, d’observations et de descriptions cli- « Les schizoïdes ont une surface et une profondeur. Bru-
niques détaillées, ainsi que de vives controverses. Bien des talité tranchante, insensibilité maussade, ironie, timidité de
questions qui se posent actuellement autour de la schi- mollusque, se dérobant imperceptiblement – voilà la sur-
zotypie, ou de façon plus générale autour des sujets « à face. (. . .) Mais nous ne pouvons pas voir ce que cache
risque de psychose », ont été abordées par les cliniciens cette façade. Beaucoup de schizoïdes sont comme ces mai-
de « l’ère pré-neuroleptique », quand tenter de compren- sons romaines : des villas qui ont fermé leurs volets contre
dre la nature intime de la schizophrénie était le seul espoir un soleil trop brillant, mais où, à la lumière tamisée de
d’avoir quelque efficacité thérapeutique. La schizoïdie a l’intérieur, l’on célèbre des orgies1 » ([22], p. 146 ; trad.
eu du succès surtout dans les pays de culture germano- S. Jankélévitch).
et anglophone, et moins en France (à l’exception notable Bleuler cependant propose de substituer aux termes
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de Minkowski), où c’est l’extensivité de la notion bleulé- de schizothymie et de cyclothymie ceux de schizoïdie et
rienne de schizophrénie qui a fait l’objet des débats [38]. de syntonie, argumentant que les éléments thymiques et
L’Information Psychiatrique a publié il y a deux ans une tra- cycliques ne sont pas déterminants. Ce faisant, il étire la
duction française de l’article d’E. Bleuler paru en 1922 sur notion de schizoïdie jusque vers la normalité : « Le terme
« Les problèmes de la schizoïdie et de la syntonie » [5] ; ini- ‘schizoïde’ désigne désormais un type d’état et de réac-
tiative hardie puisque cet article, fort confus, n’encourage tion psychique qui est, de manière plus ou moins marquée,
pas vraiment à s’y intéresser. présent chez chacun de nous ; dans ses formes exacer-
bées et pathologiques, il se présente comme schizophrénie
mais, dans son évolution modérée, il se remarque chez les
Les débuts : Bleuler et Kretschmer psychopathes jusque-là désignés comme schizoïdes, sans
atteindre le degré de ce que nous appelons ‘psychose’ »
Le terme de « schizoïdie » a vraisemblablement été [5, p. 373]. « Le schizoïde garde son indépendance par
forgé vers 1910 au Burghölzli, dans les conversations entre rapport au monde environnant. Il cherche à prendre ses dis-
Bleuler et ses collègues [6]. Il visait à désigner de façon tances des influences affectives de l’environnement, inerte
synthétique les particularités de caractère observées dans ou vivant, et tend à poursuivre ses propres buts. (. . .) Il ne
la parenté des schizophrènes, ainsi que celles que présen- gagne ainsi pas uniquement en force, mais aussi en temps
taient, d’après leur anamnèse, nombre de schizophrènes et en opportunité de réflexion et de changement, pour tenir
avant le déclenchement de leur maladie. Il semble avoir compte de circonstances intérieures et extérieures même
fait sa première apparition publique lors d’une conférence distantes. Il peut généralement, lors d’un événement, diffé-
à Zurich en 1918 [2]. Pour Bleuler et son entourage, il rer sa propre prise de position (affective), ou s’en abstenir
était évident que la plupart des schizoïdes ne deviendraient complètement et, pour cette raison, paraît souvent froid.
jamais schizophrènes, et que la maladie, selon l’expression (. . .) Puisqu’il est capable de se confronter à ses propres
très controversée, allait rester « latente ». sentiments et idées, il est aussi capable de les objectiver
L’idée que des particularités de caractère représentent (. . .). Le schizoïde est en conséquence le psychologue qui,
des formes prémorbides d’une maladie mentale, sans pour au sens positif aussi bien que négatif, peut s’analyser et
autant que celle-ci ne se déclare jamais, n’était pas nou- s’observer dans tous les détails » ([5], pp. 381-383 ; trad.
velle : on la trouve par exemple chez Kahlbaum [16] avec P. von Massow modifiée).
sa description de l’héboïdophrénie, et chez Morel : « Mais
si, dans beaucoup de circonstances, l’état névropathique
peut être considéré comme la période d’incubation de la 1 On n’oserait malheureusement plus, aujourd’hui, user d’un tel langage
folie, il est incontestable qu’un grand nombre de personnes dans une publication scientifique. . .

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Requiem pour la schizoïdie ?

Manfred Bleuler, regrettant déjà, il y a 35 ans, que ce manifestations catatoniques ou les états d’excitation et de
concept semble inconnu à nombre de jeunes psychiatres, dépression. (. . .) Devant constituer leur base commune, le
estime que son émergence représentait une avancée majeure trouble fondamental ne peut se trouver parmi eux. Il doit
de la psychiatrie, car il « suggérait l’idée qu’on devait recon- être recherché en dehors d’eux, sur un autre plan » ([26], p.
naître dans le phénomène des psychoses quelque chose 78, italiques de l’auteur). Pour Minkowski, une modifica-
de l’humain en général. (Ce concept) a aidé à ouvrir lar- tion spécifique de la structure générale de la subjectivité
gement la voie à une théorie ‘psychodynamique’ de la doit être recherchée comme « trouble générateur » : ce
schizophrénie et à une rencontre avec le malade mental sera la perte du contact vital avec la réalité, une distor-
empreinte de compréhension, dégagée des dogmes rigides sion de la capacité du sujet de « résonner en accord avec le
et froids qui décrivaient ces patients comme différents, inac- monde ».
cessibles, au-delà des limites de l’empathie humaine » [6, « Ce que nous avons en vue (avec la notion de contact
p. 434]. vital avec la réalité), c’est la faculté d’avancer harmonieu-
sement avec le devenir ambiant, tout en nous pénétrant de lui
et en nous sentant un avec lui. Nous employons aussi, dans
La clinique ce sens, pour désigner le phénomène étudié, le terme de syn-
La plupart des auteurs de la première moitié du xxe siècle chronisme vécu. (. . .) C’est cette pénétration qui fait qu’il
n’ont jamais donné une définition claire du caractère schi- n’y a pas, dans la contemplation, de place pour l’opposition
zoïde, ni de la psychopathie schizoïde. Ils ont plutôt fourni d’un sujet et d’un objet : il y a plutôt comme une équivalence
diverses descriptions cliniques, parfois très détaillées ; entre les deux, car si je m’absorbe dans ce que je contemple,
on en trouvera un résumé dans les revues publiées par la chose contemplée s’anime, devient aussi vivante que moi,
Essen-Möller [12] et Nannarello [29]. L’accent, dans ces pénètre jusqu’au fond de mon être, devient la source de mon
descriptions, est mis sur les difficultés rencontrées par inspiration. (. . .) Nous retrouvons le même phénomène de
les schizoïdes dans leur relation avec le monde, et par- contact vital avec la réalité dans ce sentiment de mesure et de
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ticulièrement avec les autres humains. Les traits les plus limites qui vient entourer, comme d’une frange vivante, tous
souvent relevés sont : un sentiment général d’inconfort et nos préceptes, en les rendant infiniment nuancés et infini-
d’inadéquation ; un désir de se retirer des relations ; une ment humains. Avoir des règles de conduite est bien, savoir
tendance à la pensée autistique ; un comportement qui peut les appliquer est mieux, mais les appliquer sans exception
être très variable, allant de la plus grande impassibilité à aucune, c’est les transformer en une doctrine, puissante
une extrême excitabilité, presque toujours de façon inap- peut-être, mais rigide, sèche et morte » ([27], pp. 59-63, ita-
propriée ; une sexualité qui peut aller de l’abstinence à liques de l’auteur). La défaillance du dynamisme vital chez
une sexualité polymorphe et chaotique. Certains auteurs les schizoïdes et les schizophrènes conduit souvent, pour
ont tenté de fixer des critères plus stricts ; pour Kasanin Minkowski, à une imprégnation de leur psychisme « par des
et Rosen [18], le diagnostic de schizoïdie ne pouvait être facteurs statiques, spatiaux et rationnels » : c’est le ratio-
posé que si cinq conditions étaient remplies : avoir peu nalisme morbide, la « pensée spatiale », le géométrisme
d’amis, préférer les loisirs solitaires, être timide et « sui- morbide. Comme le dit un malade cité par Minkowski :
veur », peu loquace, et hypersensible. La variabilité des « Le plan c’est tout pour moi dans la vie. Je ne veux à
descriptions cliniques tient aussi à la variabilité de leurs aucun prix déranger mon plan, je dérange plutôt la vie que
sources : enfants de patients schizophrènes ; reconstruction le plan. C’est le goût pour la symétrie, pour la régularité qui
a posteriori de la structure prémorbide chez des patients m’attire vers mon plan. La vie ne montre ni régularité, ni
schizophrènes ; études directes de plus ou moins larges symétrie et c’est pour ça que je fabrique la réalité » [26, p.
échantillons de population générale, ou de la parenté de 119]. L’autisme au sens où l’entendait Minkowski (autisme
patients. « pauvre », différent de l’autisme « riche » de Bleuler,
marqué par la constitution d’un monde imaginaire) carac-
térise les schizoïdes comme les schizophrènes [32, 33] :
Eugène Minkowski et le trouble « Les liens subtils et insaisissables qui rattachent (l’élan
générateur personnel), à chaque instant, au devenir ambiant, semblent
maintenant rompus ; c’est comme le battant d’une porte
Une place à part doit être réservée aux idées d’Eugène sortie de ses gonds ; l’intuition, qui guide notre activité et
Minkowski. Celui-ci sentait « le besoin de ramener toute la maintient dans les limites qui ne sauraient être violées
la richesse des symptômes et des tableaux cliniques impunément, fait défaut. L’élan personnel apparaît alors
qu’englobe maintenant la démence précoce à un trouble dans sa nudité effarante ; le schizophrène plante là son acte
fondamental et de préciser sa nature. Ce trouble ne peut évi- ou son œuvre, dans le monde ambiant, sans se préoccuper
demment pas être recherché parmi les symptômes cliniques des exigences de celui-ci, comme si, au fond, il n’existait
ordinaires, tels les hallucinations, les idées délirantes, les pas du tout » [26, p. 173].

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P. Bovet

Les controverses morbide mental » [26, p. 51]. D’autres auteurs ont pro-
posé, anticipant la position de Meehl [24], que le même
Dès leur publication, les idées de Kretschmer et de Bleu- gène sous-tendait la schizoïdie et la schizophrénie, mais que
ler furent l’objet de controverses – dont certaines sont des conditions environnementales différentes conduisaient
encore d’actualité aujourd’hui. à des évolutions différentes. Bleuler lui-même [5] inclinait
Le lien établi par Kretschmer entre structure du caractère à penser que, pour la schizoïdie comme pour la schizo-
et type morphologique a été salué par nombre de psychiatres phrénie, on devait envisager des combinaisons variables de
intéressés par les aspects génétiques des maladies mentales, nombreux gènes, et leur interaction avec d’autres facteurs
car il ouvrait la voie à l’idée d’une transmission hérédi- constitutionnels – une théorie proche de celle proposée par
taire des traits de caractère [9]. Ce lien a cependant très Gottesman et Shields [14].
vite été critiqué, aussi bien sur un plan épistémologique
que méthodologique, et son seul résidu de nos jours est la
fréquence accrue de certaines dysplasies mineures (forme Une famille de termes qui s’élargit
de l’oreille, dermatoglyphes) observée dans les troubles du
Plusieurs auteurs américains ont, dès le début des années
spectre schizophrénique [40].
1940, forgé divers termes pour désigner des formes « dégra-
La fréquence de la schizoïdie comme personnalité pré-
dées » de la schizophrénie, qui se manifestent par les
morbide des schizophrènes, et dans la parenté de ces
difficultés décrites chez les schizoïdes, alors que les symp-
patients, a fait l’objet d’appréciations très diverses. Man-
tômes psychotiques n’y apparaissent pas, ou seulement très
fred Bleuler, qui appelle à ne pas surestimer cette fréquence,
épisodiquement : Zilboorg [42] parle de « ambulatory schi-
fait une revue étendue des études contradictoires [6]. Il est
zophrenia », Deutsch [10] de « personnalité as-if », Hoch
évident que l’estimation de cette fréquence dépend de la
[15, 11] de « schizophrénie pseudonévrotique » et « pseu-
définition plus ou moins large de la schizoïdie que l’on
dopsychopathique » ; dans ses recherches d’épidémiologie
utilise.
génétique, Kety utilise le terme de « borderline schizo-
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La controverse la plus vive, et qui persiste de nos jours,
phrenia » et introduit la notion de « spectre de troubles
est la question de la dimensionnalité, ou « l’hypothèse de
schizophréniques » [21, 39].
continuité ». Pour de nombreux auteurs, il était impossible
Nous nous arrêterons plus longuement sur la notion de
qu’une psychose aussi dévastatrice que la schizophrénie ne
schizotype telle qu’elle a été proposée par S. Rado [36, 37]
fût qu’une forme extrême de propriétés normales ou psy-
et surtout développée par P. Meehl [23, 24, 25]. Contraction
chopathiques. Pour Bostroem [7], il ne suffisait pas, pour
de « schizophrénique » et de « phénotype », le terme vise à
établir une connexion nosologique entre schizophrénie et
décrire non pas une forme déterminée de troubles cliniques,
traits de caractère, de montrer l’existence de ces traits dans
mais pour Rado « un ensemble sous-jacent de traits psycho-
la personnalité prémorbide du patient ou parmi ses proches ;
dynamiques (. . .) qu’on pourra retrouver chez le patient tout
encore fallait-il montrer comment les symptômes qui carac-
au long de sa vie. On peut ainsi le définir comme un schi-
térisent la psychose pourraient découler de ces particularités
zotype de sa naissance à sa mort, et voir son histoire de vie
de caractère. Une continuité pouvait être envisagée entre
comme une séquence de modifications schizotypiques »
les traits schizoïdes et les aspects hostiles, autistes et
[36, p. 410]. Une « déficience de la capacité intégrative du
négativistes des schizophrènes ; mais on ne pouvait pas
plaisir » et une « diathèse proprioceptive », toutes deux sous
envisager une telle continuité avec les troubles de la pensée,
influence génétique, sous-tendraient la schizotypie, « non
l’imposition et le vol de la pensée, ou les néologismes. Ces
pas tant comme des symptômes, mais comme les deux axes
débats anticipent les débats actuels sur les modèles « plei-
centraux d’une organisation sui generis » ([37], p. 226,
nement dimensionnels » ou « quasi dimensionnels » de
italiques de l’auteur).
continuité entre caractère et pathologie mentale [8], et ceux
sur la prédominance des aspects « positifs » ou « négatifs »
qui rattacheraient le trouble de la personnalité schizoty- Paul Meehl et la schizotaxie
pique au spectre schizophrénique [41].
La controverse continuité-discontinuité touchait aussi Pour Meehl, un gène majeur unique se manifeste durant
(et touche encore) le mode possible de transmission le développement du cerveau en codant pour une « aber-
génétique. Eugen Kahn [17] a suggéré qu’un génotype ration paramétrique fonctionnelle (spécifique) du système
spécifique sous-tendait la schizoïdie, et un autre la schi- de contrôle synaptique » [25] qui se manifestera de façon
zophrénie, mais que celle-ci ne pouvait se développer que ubiquitaire dans le cerveau (et ne conduira donc pas,
si celle-là était aussi présente – une théorie saluée par par ex., à de seuls déficits perceptifs ou du traitement
Minkowski, car elle confortait son idée de décomposer la de l’information). Cette anomalie ubiquitaire, Meehl la
schizophrénie en deux facteurs, l’un « constitutionnel, spé- nomme « schizotaxie » ; celle-ci est « le défaut intégratif
cifique par excellence » (la schizoïdie), l’autre « nocif, de génétiquement déterminé, qui prédispose à la schizophré-
nature évolutive, susceptible de déterminer un processus nie, et qui est une condition sine qua non à son apparition »

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Requiem pour la schizoïdie ?

[25]. Meehl estime à 10 % la prévalence de la schizotaxie son trouble fondamental ? » reste ouverte. Que l’approche
dans la population générale. La schizotaxie est donc une très objectiviste qui caractérise la recherche étiologique
aberration du fonctionnement cérébral, et non pas une forme dans ce domaine montre ses limites, reconnues même par
observable de comportement ou de personnalité. Le « cer- ceux qui avaient prôné une telle approche [1] ; et que
veau schizotaxique » est cependant le fondement sur lequel les stratégies actuelles de détection précoce des psychoses
d’autres facteurs vont agir pour provoquer des troubles qui émergentes sont très peu spécifiques, puisque parmi les
peuvent être diagnostiqués. Des facteurs environnemen- sujets jugés « à ultra-haut risque », plus de la moitié
taux et d’histoire personnelle conduiront presque toujours s’avèrent être des faux-positifs [31].
le porteur de la schizotaxie à la schizotypie, caractéri- L’accent, dans la recherche neurobiologique et dans la
sée par un léger relâchement des associations (« cognitive prévention secondaire, a certainement été trop porté sur les
slippage »), un évitement des relations interpersonnelles, symptômes psychotiques, au détriment des caractéristiques
une anhédonie, et de l’ambivalence. Les manifestations communes à l’ensemble des manifestations du spectre schi-
phénotypiques de la schizotypie peuvent atteindre des zophrénique ; parmi celles-ci, les troubles de l’expérience
degrés très variables : chez certaines personnes, elles pour- subjective (instabilité du sens de soi au niveau élémentaire
ront être détectées cliniquement comme des troubles de [34], troubles de l’intersubjectivité et de la présence au
l’organisation de la personnalité, chez d’autres elles ne monde tels que décrits par Blankenburg [3, 4]) sont une
seront détectables qu’à travers des mesures (par ex. neuro- piste prometteuse [35, 30]. Ce sont précisément ces caracté-
psychologiques) en laboratoire. La conception qu’a Meehl ristiques que Minkowski explorait avec sa compréhension
de la schizotypie est donc bien éloignée de la définition caté- de la schizoïdie. Ce terme lui-même a peut-être fait son
gorielle qu’en a par la suite donnée le DSM-III. C’est sous temps, mais on espère que les conceptions psychopatholo-
l’influence d’autres facteurs, polygéniques, qu’un individu giques qui l’ont sous-tendu reviennent sur le devant de la
schizotype risque de décompenser sous forme de schizo- scène.
phrénie.
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La perspective (à teinte étiologique) proposée par Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien
Rado et développée par Meehl diffère certes de celle de d’intérêt en rapport avec l’article.
Minkowski (de nature psychopathologique et phénoméno-
logique), mais toutes deux cherchent à rendre compte de
ce qui donne cohérence à l’ensemble des manifestations Références
cliniques du spectre schizophrénique. 1. Andreasen NC. Understanding schizophrenia: a silent spring?
American Journal of Psychiatry 1998 ; 155 : 1657-9.
L’arrivée du DSM-III 2. Binswanger K. Über schizoide Alkoholiker. Zeitschrift
für die gesamte Neurologie und Psychiatrie 1920 ; 60 :
On sait que l’extension démesurée donnée outre- 127-59.
Atlantique au diagnostic de schizophrénie, mise en 3. Blankenburg W. Ansätze zu einer Psychopathologie des
évidence par les études « US-UK » [19, 20], a fortement “common sense”. Confinia Psychiatrica 1969 ; 12 : 144-63.
contribué à l’élaboration du DSM-III et à la mise en place 4. Blankenburg W. Der Verlust der natürlichen Selbstverständ-
de critères dits opérationnels. Les notions prototypiques lichkeit. Ein Beitrag zur Psychopathologie symptomarmer
évoquées ci-dessus n’y ont pas survécu. La schizotypie Schizophrenie. Stuttgart : Enke, 1971, Traduction française
s’est retrouvée transformée en un trouble catégoriel déli- La perte de l’évidence naturelle, Paris, PUF., 1991.
mité par une liste de symptômes. La schizoïdie, elle, s’est 5. Bleuler E. Die Probleme der Schizoidie und der Synto-
vue dépecée pour ne plus désigner que des sujets recher- nie. Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie
1922 ; 78 : 373-99, Traduction française in L’Information
chant la solitude, froids, insensibles aux louanges comme
Psychiatrique 2011 ; 87 : 37-51.
aux critiques, et ne se plaignant pas de ces particularités.
L’hypersensibilité, le malaise, les comportements parfois 6. Bleuler M. The Schizophrenic Disorders. Long-term Patient
and Family Studies. New Haven : Yale University Press, 1978.
chaotiques ont été « attribués » à d’autres troubles. La dispa-
rition de tout élément égo-dystonique rend problématique 7. Bostroem A. Zur Frage des Schizoids. Archiv für Psychiatrie
1926 ; 77 : 32-60.
son inclusion comme un trouble de la personnalité ; on ne
pleurera donc pas son éventuelle élimination, sous cette 8. Claridge G, Davis C. Personality and Psychological Disor-
ders. Londres : Arnold, 2003.
forme, d’une future édition du DSM (5-TR ou 6).
9. Conrad K. Der Konstitutionstypus als genetisches Pro-
blem: Versuch einer genetischen Konstitutionslehre. Ber-
Et pourtant. . . lin : Springer, 1941.
10. Deutsch H. Some forms of emotional disturbance and
Il n’en reste pas moins que la question posée par H. Ey their relationship to schizophrenia. Psychoanalytic Quarterly
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© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 29/10/2021 sur www.cairn.info via Université Rennes 2 - Haute Bretagne (IP: 193.49.226.191)

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