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Inter
Art actuel

Les excentricités d’un trou de beigne


[Québec /Rebâtir la rue Saint-Joseph]
André Marceau

Number 73, Spring–Summer 1999

URI: https://id.erudit.org/iderudit/46235ac

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Publisher(s)
Les Éditions Intervention

ISSN
0825-8708 (print)
1923-2764 (digital)

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Marceau, A. (1999). Les excentricités d’un trou de beigne : [Québec /Rebâtir la
rue Saint-Joseph]. Inter, (73), 63–64.

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[Québec/Rebâtir la Q1S Saint-Joseph]

Les excentricités d'un trou


de beigne -^ André MARCEAU ~ ^ _
A u t r e f o i s , le quartier Saint-Roch abritait la
classe laborieuse et les manufactures qui l'em-
bauchait. Une telle vitalité dans ce quartier
permettait à de nombreux commerces et ser-
vicesd'yfleurir. Avec l a - démocratisation »de
l'automobile et l'aménagement d'autoroutes
dans les années soixante (dont l'autoroute
Dufferin-Montmorency qui vint scinder le quar-
tier), la saignée fut grande et accélérée : exode
d'entreprises et de résidants. Souhaitant le
retour d'une vie - ne serait-ce que commer-
ciale - au cœur du trou de beigne à Québec, la
municipalité permit dans la première moitié des
années soixante-dix, la construction de l'hôtel
Ramada, un long phallus qui jette son ombre
sur l'église Saint-Roch (l'un des plus beaux
joyaux du quartier). Elle se plia également aux
volontés d'autres promoteurs, en couvrant la
rue Saint-Joseph (principale artère commer-
ciale du quartier au cours des décennies cin-
quante-soixante), pour la déguiser en centre
commercial, croyant pouvoir récupérer cette
recette alors très en vogue dans les villes pé-
riphériques. Le concept de centre commercial,
appliqué comme un pansement mésadapté à
une artère exsangue du centre-ville, allait dé-
montrer son inefficacité à l'égard du problème
identifié. En plus de ne pas solutionner la ca-
rence en stationnements gratuits et faciles
d'accès au centre-ville, le Mail venait masquer « Au mail Saint-Roch. c'est que c o n t e x t e / c a r a c t é r i s t i q u e s individuelles
les édifices parmi les plus beaux du quartier. v i t e f a i t 1 "l n'opère plus. La sélection naturelle repose sur
Sans omettre que. toiturée sur un kilomètre, Pourtant, l o r s q u ' a u p r i n t e m p s 1 9 9 8 , la d'autres paramètres désormais. Cependant, le
la rue devenue mail, rompt la continuité de plu- municipalité annonça son projet de démantè- milieu et l'individu entretiennent toujours une
sieurs rues dans l'axe nord-sud, altérant net- lement du toit, elle provoqua un tollé de con- relation. Et si les convergences individus/con-
tement la fluidité de la circulation automobile en testations delà part des résidants (citoyens et texte ne jouent plus pour la sélection du survi-
plein centre-ville. Le mail allait-il accomplir son commerçants) immédiatement concernés. La vant, ne joueraient-elle pas à déterminer le
destin dans l'industrie du trou de beigne pour municipalité répondit par des audiences sur résidant ?
autant ? leur projet « rebâtir la rue Saint-Joseph » au Les villes attirent les individus, pour des
cours du mois de juin 1998. Les audiences avantages précis (proximité de tout, plus grand
connurent une excellente participation, et re- choix de loisirs), queje qualifierai ici de facteurs
çurent le dépôt d'un nombre considérable de de concentricités. La raison même des villes.
mémoires dont une majorité se prononçait de En contrepartie, tout centre-ville c o m p o r t e
toute évidence contre le projet. Pour compren- aussi des facteurs d'excentricité, c'est-à-dire
dre l'attachement populaire envers le mail, que qui poussent certains individus à s'éloignerdu
l'institution considère être une aberration de centre. La densité de la population et de la cir-
l ' a d m i n i s t r a t i o n p a s s é e , j e m ' i n s p i r e de culation automobile, le bruit, la pollution, l'ab-
Darwin 2 . sence de cour arrière et de cordes à linges, etc.
sont des facteurs d ' e x c e n t r i c i t é s qui, pour
Darwin arrive e n ville aussi inévitables puissent-ils paraître, décou-
Une des innovations de la théorie de l'évo- rageront toujours une partie importante de la
lution tient dans son caractère purement cyber- population d'y élire domicile. Il en est d'autres,
n é t i q u e , c ' e s t - à - d i r e q u ' i l i m p l i q u e une spécifiques à des situations géographiques ou
dialectique relationnelle entre l'espèce vivante à des aménagements immobiliers ou routiers.
et son environnement (influant l'un surl'autre) : Prenons l'exemple de l'autoroute Dufferin-
la sélection naturelle. Un individu possédant Montmorency, dans le quartier Saint-Roch, à
comme caractéristiques des « défauts » phy- Québec : en plus d'appartenir à un réseau rou-
siques (transmissibles génétiquement) qui. tier qui, par définition, facilite l'étalement ur-
dans un contexte environnemental donné, le fa- b a i n , les m u l t i p l e s b r e t e l l e s ( d o n t d e u x
vorisent dans la compétition de la survie, vivra inutiles) déchirent un quartier central. Facteur
plus longtemps et se reproduira plus, permet- d'excentricité à la puissance deux. Pensons
tant à ses caractéristiques génétiques d'être aux c o n d o m i n i u m s d a n s l'ancienne é g l i s e
généralisées dans son espèce après quelques Notre-Dame-de-la-Paix offrant à ses résidants
générations. L'être humain a très peu évolué une vue imprenable sur les dites bretelles.
physiquement depuis le néolithique, s'étant es-
s e n t i e l l e m e n t a d a p t é à s o n milieu par ses Un m a i l e x c e n t r i q u e ou
mœurs et sa technologie. La vie en commu- concentrique ?
nauté répondait à l'impératif de la survie, les ag- Un centre-ville se métamorphose en trou
glomérations importantes, en continuité, le de beigne corollairement à un surplus de fac-
deviennent parconvergences de besoins/res- teurs d'excentricité, e t / o u à une insuffisance
sources. C o m m e Desmond MORRIS le rappe- de facteurs de concentricité (convergence).
lait dans Le zoo humain 1 , la ville n'est pas une C e qui détermine la valeur concentrique ou
jungle. Entièrement artificielle, elle est énormé- excentrique d'un élément n'est pas d'ordre fi-
ment réglementée et les individus encadrés. Le nancier, ni son utilité immédiate (c'est-à-dire en
prix que nous payons pour, précisément, nous fonction des raisons de son implantation), ni
débarrasser de l'effort de chaque instant pour quelconque critères esthétiques, hygiéniques
la survie, c'est vivre dans un zoo. La dialecti- ou a u t r e s D e p u i s q u e l q u e s a n n é e s . Luc

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LÉVESQUE", dans la revue Inter, s'est inté- F o n d é e et d i r i g é e par M o n s i e u r A r m e l Le b e i g n e p e u t - i l p e n s e r à s o n
ressé dans ses articles aux effets pervers de LAROCHELLE, la coalition, qui possède son trou_2
l'hygiénisme obsessif répandu chez les plani- site WEB 6 , a fait circuler une pétition dans plu- Si la ville de Québec procède comme elle
ficateurs urbains. À partir de certains exem- sieurs commerces du Mail. Parmi les commer- l'entend au démantèlement du Mail centre-ville,
ples, il a illustré que des aménagements qui ces situés dans le Mail, près du deux tiers ce secteur perdra du coup quelques facteurs
semblent être des erreurs d'aménagement, préféreraient que le toit soit rénové plutôt que de concentricité, pour une partie de la popula-
entraînent parfois au contraire des conséquen- démantelé. La Coalition p o u r la conservation tion qui le quittera assez tôt. Toutefois, cela
ces bénéfiques. Au fond, ses articles portent et l'embellissement du Mail effectue une dé- n'éliminera pas automatiquement les facteurs
un regard en gros plans sur des aspects com- marche de représentations auprès des divers d'excentricité propres à cette zone du centre-
plexes de la dialectique relationnelle entre le intervenants et instances, ainsi que des pres- ville pour la portion de la population que les
milieu et l'individu. sions politiques exercées exclusivement aux autorités voudraient bien y accueillir. Il risque
Ainsi, pour évaluer si le Mail ajoute en fac- périodes de questions dans les séances du que, tout au plus, ils y viennent pour travailler
t e u r s d ' e x c e n t r i c i t é o u au c o n t r a i r e en conseil municipal de Québec. C o m m e les tra- ou se divertir, comme on peut le prévoir puis-
c o n c e n t r i c i t é , on ne d o i t pas s ' i n t e r r o g e r vaux de démolition du toit devront débuter bien- que le p r o j e t - Rebâtir la rue Saint-Joseph »de
quant à la réalisation ou non des objectifs fixés tôt, on peut parier que la ville ne bronchera pas la municipalité importe des États-Unis le con-
au départ p a r l e s p r o m o t e u r s et les autorités, d'un iota sans une action d'éclat 7 . La coalition cept • festival market » orienté sur le divertis-
mais en fonction de sa dialectique effective envisage un recours collectif, l'emprunt de sement. Il y aura eu revalorisation mais non
avec les résidants, dans le contexte où il fut 3.4 millions de dollars effectué parla ville pour revitalisation. Le trou de beigne prendra ren-
aménagé. Les particularités au quartier, bien la construction du toit étant remboursé parles dez-vous avec l'administration suivante.
qu'imprévisibles, finirent par rencontrer des propriétaires et c o m m e r c e s c o n c e r n é s via
besoins spécifiques : 1) U n q u a r t i e r o b s o l è t e une taxe spéciale. Dette qui ne sera acquit-
offre généralement des loyers à un coût pro- tée que dans sept ans. La coalition propose
portionnel aux finances des personnes défa- une rénovation du toit, qui réhabiliterait le Mail Mates
v o r i s é e s , des familles à faible revenu, des dans son quartier, consoliderait la vocation de
complexe multiservices que lui ont données 1. - AumailSaint-Roch.c'estvitefait ! » Slogan
artistes, etc. 2) Ajoutons à ce contexte - la
publicitaire de la Ville de Québec pour le Mail dans
plus longue rue couverte au monde » et vien- les circonstances, tout en le rendant plus at-
les premières années de son implantation.
nent s ' é t a b l i r des p e r s o n n e s âgées e t / o u trayant pour la nouvelle clientèle que voudrait
2. Cet article s'inscrit dans une suite visant à in-
handicapées dans les édifices intégrés ou accueillir la ville. Par ailleurs, le projet - Cité terroger divers aspects problématiques de l'or-
a d j a c e n t s au M a i l . 3) L'inconvénient men- multimédia dans Saint-Roch », piloté par la ville ganisation et de la vie urbaines, à partir de
tionné plus haut, causé par le Mail sur la flui- de Québec, serait parfaitement compatible à • cas concrets » avec les efforts communautai-
d i t é de la c i r c u l a t i o n d a n s l'axe n o r d - s u d , un milieu de vie comme celui du Mail, s'il était res e t / o u artistiques qu'ils suscitent. Posant
s'avère dans les faits plutôt apprécié par les mieux aménagé et embelli selon la coalition. En comme prima que les problèmes, à la fois relè-
résidants. Avec la césure complète sur plu- somme, tabler sur les facteurs de concentricité vent et se solutionnent dans l'interrelationnel.
du Mail, plutôt que de les détruire pour les rem- L'auteur nourrit son analyse d'éléments d'ordre
sieurs rues, le Mail centre-ville se présente
cybernétique. Deux buts sont principalement
c o m m e une zone-refuge pour les familles (en- placer par des nouveaux pour lesquels on an-
visés : 1 ) Souligner le savoir -- faire » de grou-
fants), les personnes âgées et handicapées ticipe davantage les résultats q u ' o n ne les
pes d'individus qui se réapproprient une part de
vivant au quotidien à son flanc nord. Peu à peu, garantit. liberté-responsabilité dans leur milieu de vie ;
se concentrent des logements et des servi- 2) Apporter un nouvel éclairage sur les problé-
ces pour ces groupes d'individus, dotant le R é s i d a n t s et r é s i d u s matiques de la vie urbaine, de leur gestion politi-
secteur d'un semblant d'infrastructure utile à que-légale versus les solutions (novatrices et
La ville de Québec entend démanteler le toit
leur qualité de vie. M ê m e le C e n t r e emploi et originales) apportées en parallèle par les rési-
du Mail afin de remettre en valeur les immeu-
solidarité des Quartiers Historiques occupe dants. Voiries articles précédents : « L'oeuf à la
bles, espérant ainsi (encore une fois) attirer des loupe, pour une écologie des poteaux », Inter,
des locaux du Mail. Au cours de la dernière dé- clientèles plus fortunées. Cette • revalorisa- numéro 7 1 , pp 60-63 ; - Le groupe d'animation
c e n n i e , le Mail c e n t r e - v i l l e t e n d a i t d o n c à tion » aura pour premier effet d'augmenter les de l'îlot Fleury, un îlot de subversion au cœur du
devenir informellement un c o m p l e x e multi- coûts locatifs. Les résidants actuels devront désordre », /nternuméro 72, pp 39-42. D'autre
services pour les p e r s o n n e s d é f a v o r i s é e s , changer de quartier. Perspective qui ne cha- part, pour l'approche cybernétique, citons en
âgées ou à mobilité réduite et les itinérants. grine aucunement les pouvoirs politique et fi- référence : Gregory BATESON, Vers une éco-
C o n t e x t e nouveau, que n'avait pas prévu les n a n c i e r , au c o n t r a i r e , p u i s q u ' i l s a u r o n t logie de l'esprit, tome I et tome 2. Seuil. 1977
instigateurs du toit et qui eut l'avantage d'at- « n e t t o y é » ce s e c t e u r d'une - classe » de (t.1). 1980 (t.2) ; Paul WATZLAWICK, Janet
tirer dans le quartier de nouveaux résidants HELMICK BEAVIN. Don D. J A C K S O N , Une lo-
gens qu'ils estiment comme un irritant dans la
n'appartenant ni aux Hells A n g e l s m au monde gique de la communication. Seuil, 1972.
vaste entreprise de séduction qu'ils désirent
de la prostitution. Quelques investissements 3 . Le zoo humain, Desmond MORRIS, Le livre
déployer. O n c o n s t a t e que la p a u v r e t é , la
supplémentaires pour rendre le quartier plus de poche, 1971 ; aussi bien lire son précédent :
vieillesse et les handicapés (physiques ou Le singe nu. Le livre de poche, 1969.
attrayant pour les familles auraient permis mentaux), au même titre que la prostitution et 4. De Luc LÉVESQUE, à lire notamment : « Le
d'accueillir une plus grande diversité de nou- les déchets toxiques, sont perçus comme des terrain vague comme monument », Inter, nu-
veaux venus. éléments « dévalorisant », faisant l'objet du m é r o 7 2 . pp. 2 7 - 2 9 ; - Pour en finir avec
syndrome d u - pas dans ma cour ». Pour Armel l'hygiénisme », Inter, numéro 62, pp. 2-4.
« Rebâtir la rue » ou « LAROCHELLE, il ne fait aucun doute que les 5. Voir les propos du maire Jean-Paul L'ALLIER
résidants et usagers du Mail sont considérés reportés par Robert FLEURY dans • Le Mail per-
faire le trottoir »
comme des indésirables par les autorités mu- dra son toit », Le Soleil, 28 avril 1998. p. A3.
C e qui a créé dès le départ un climat de
6. On peut visiter le site WEB de la Coalition pour
méfiance chez les résidants à l'égard de la ville nicipales. La c o a l i t i o n qu'il dirige prône la
la conservation et l'embellissement du M a i l :
de Québec et de son projet de démolition, c'est c o e x i s t e n c e des divers t y p e s de clientèle.
http//science-univers.qc.ca/mail.
le ton unilatéral de sa décision. Effectivement, Dans notre société dite démocratique et tolé- 7. Pour plus de détails, lire - Le groupe d'anima-
la ville auraient eu pour environ 20 millions de rante, qui fait des e f f o r t s pour intégrer les tion de l'îlot Fleury, un îlot de subversion au cœur
dollars d'investissement promis de la part de - mésadaptés », rien ni personne ne devrait du désordre », cf. note 2.
divers promoteurs, à la condition expresse que s ' o p p o s e r à ce q u e a v o c a t s , m a r c h a n d s ,
le toit du Mail soit démantelé 5 . Il suffit de con- clients, côtoient des personnes handicapées
fondre encore une fois revalorisation avec re- ou âgées.
vitalisation et la justification est trouvée. Le Le quartier, qui regorge d'artistes (la ville
rapport des commissaires aux audiences fut compte en attirer encore plus), devrait pouvoir
rendu à l'automne 1998, plusieurs propriétai- s ' a c c o m m o d e r aisément d'un tel amalgame
res constatèrent que les commissaires ne se social - a u q u e l se joint la multiethnicité - puis-
souvenaient plus des mémoires déposés et de que les expériences d'altérité sont créatri-
leur contenu. Leur rapport contient un tableau c e s . . . d'art quand ce n'est pas de conflits.
sur les thèmes abordés, mais non sur les posi- Malheureusement, la présence des artistes
tions prises. Ils recommandent d'accélérer le reste peu visible dans le quartier même. Pour
démantèlement jusqu'à la rue du Pont (plus de y parvenir, il faudrait doter le quartier d'équipe-
la moitié). La « phase 2 » est reportée à plus ments et de locaux, afin de leur permettre de
tard, mais la décision demeure irrévocablement s'exprimer dans leur milieu de vie. Mettre à jour,
imposée. Au début de l'année 1999, des pro- dans le quartier, le travail créatif qui s'y joue :
priétaires (résidants et commerçants) créent expositions et installations in situ ou en gale-
la Coalition p o u r la conservation et l'embellis- ries d'art, scène, toutes vouées principalement
sement du Mail. à la diffusion des artistes locaux.

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