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Arendt, Marx et le mouvement ouvrier

Author(s): Anne AMIEL


Source: Actuel Marx, No. 25, Marx, Wittgenstein Arendt, Habermas (Premier semestre
1999), pp. 43-55
Published by: Editions Belin
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45300027
Accessed: 05-03-2021 11:29 UTC

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Arendt, Marx et le mouvement ouvrier

Anne AMIEL

On abordera ici la confrontation d'Arendt à Marx de façon abrupte


par un problème posé par le texte même d'Arendt, en présupposant que
les contresens courants sur les rapports de ces deux auteurs (histo-
riquement motivés) sont levés, et que l'on peut reconnaître Marx
comme un interlocuteur majeur de toute l'œuvre d'Arendt (la place
eminente qu'y joue Rosa Luxemburg n'étant plus à démontrer).
Sans doute sera-t-on ainsi amener à réinterroger la signification des
articulations arendtiennes « bien connues » entre trois types d'activité ;
travail, œuvre, action (ou labeur, fabrication, action) d'une part, et
social et politique d'autre part. Et de même à réexaminer l'idée qu'elle
séparerait social et politique, viderait l'action politique de toute
substance, et enfermerait du même coup la sphère de l'action dans un
splendide isolement qui confine à la vacuité ou se résume à la discus-
sion vaine ou à la guerre.

L'analyse d'Arendt se heurte nécessairement à un paradoxe : car si


la vie des gens de métier « n'est certainement pas antipolitique (...) il
en va tout autrement dans le cas du travail », « ce qui n'est pas moins
remarquable, c'est le rôle soudain et souvent extraordinairement pro-
ductif qu'ont joué les mouvements ouvriers dans la politique
moderne » ; de 1848 à 1956, « la classe ouvrière en Europe, formant le
seul secteur organisé et par conséquent le secteur dirigeant du peuple, a
écrit l'un des chapitres les plus glorieux et sans doute les plus riches de
promesses de l'histoire récente » ( CHM 274, 277 l). Arendt est donc
renvoyée par sa propre analyse au paradoxe d'un travail antipolitique
doublé d'une fécondité politique sans égale du mouvement ouvrier.

1. Arendt H., La Condition de l'homme moderne , Agora, 1983 (noté ici CHM).

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Ce paradoxe est d'autant plus grand que la classe ouvrière n'est pas
unifiée, organisée et disciplinée par le processus même de production.
A l'inverse, celui-ci l'interdit. Selon Arendt, il existe une solitude du
travailleur en tant que travailleur, le travail collectif « n'a pas les mar-
ques distinctives d'une pluralité vraie » ( CHM 274). Le travail induit
une désindividualisation, une sorte d'anonymat, une égalité d'uni-
formité, une identité quasi somatique. Les valeurs du travail collectif
sont donc sociales, le conformisme leur est inhérent, et « cette réduction
à l'unité est foncièrement antipolitique ». Nous devons comprendre que
cette solitude diffère de l'isolement de V homo faber , requise par la
spécialisation des tâches.
D'une certaine façon, implicitement, Arendt reprend à son compte
toutes les descriptions du livre premier du Capital 2 tendant à pointer les
liens quasi organiques entre les hommes, et entre hommes et machines
dans la manufacture. Corrélativement, l'idée d'une coopération qui se
ferait alors jour, et que la division précédente du travail interdirait relè-
ve, dans ses propres cadres, de l'impensable. Chez Arendt, on perd
« l'idiotisme du métier » pour gagner une uniformité, un engloutis-
sement dans le corps social (la métaphore étant alors bien fondée).
La richesse du mouvement ouvrier n'en est que plus remarquable,
d'autant qu'elle est sans précédent. Arendt engage alors un raison-
nement parallèle à celui qui sera développé dans Sur la révolution :
« bien que la frontière fût assez imprécise entre objectifs politiques et
revendications économiques, entre organisations politiques et syn-
dicats », elle distingue entre parti et syndicat d'une part, et « les propo-
sitions politiques en vue d'une nouvelle forme de gouvernement » (la
forme soviet) dans les rares moments révolutionnaires où le peuple se
déprend des « instructions et idéologies officielles d'un parti » ( CHM
278).
Cette distinction est problématique et difficile à expliciter. Et le
problème ici est bien « la discordance flagrante (...) entre les faits his-
toriques (...) et les données phénoménales que procure l'analyse de
l'activité de travail » ( CHM 279). La « résolution » de ce problème est
essentielle dans la confrontation avec Marx, et plus généralement, dans
la question des rapports de la sphère de production à la scène politique
de l'action.
Effectivement, selon Arendt : « La grande différence entre le
travail servile et le travail libre moderne n'est pas que le travailleur jouit

2. Marx K., Capital (livre 1), PUF, traduction sous la responsabilité de J.-P.
Lefebvre, 1993.

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de la liberté individuelle (...) c'est qu'il est admis dans le domaine


politique » ( CHM 279). L'essentiel réside dans « la suppression des
conditions de propriété pour le droit de vote ». Avant cette suppression,
le statut du travailleur libre est semblable à celui de l'esclave affranchi,
qui continuerait de travailler : l'émancipation moderne vise le travail et
non pas d'abord le travailleur comme personne pourvue de droits
civiques. Pour une part, cette analyse n'est pas sans faire écho à celle de
Marx en deux sens au moins : la comparaison du travailleur libre à
l'esclave et à l'esclave affranchi, et l'idée que le travail est trop libre, ce
n'est pas lui qu'il faut libérer, mais bien le travailleur.
Bien entendu, l'incompatibilité apparaît immédiatement.
Ce qui, selon Arendt, permet les promesses du mouvement ouvrier,
est l'apparaître public (ce que Sur la révolution appelait l'explosion des
pauvres sur la scène publique). Plus précisément, c'est l'apparaître
public d'une classe qui se situe hors de la société, « tout un secteur de la
population [est admis] (...) dans le domaine public sans pour autant être
admis dans la société », et qui lutte « contre la société dans son
ensemble » ( CHM 281). « En d'autres termes, lorsqu'il parut en public,
le mouvement ouvrier était la seule organisation dans laquelle les
hommes agissaient et parlaient en tant qu'hommes, et non en tant que
membres de la société » ( CHM 281).
L'intérêt du mouvement ouvrier tient à ce qu'il est le seul à ne pas
défendre seulement des intérêts économiques, mais aussi à livrer une
bataille politique. Le seul qui promette la constitution d'un espace poli-
tique pourvu de normes nouvelles. Arendt affirme que partout où « le
capitalisme n'a pas atteint son plein développement », le mouvement
ouvrier est à la fois hors de la société et en lutte contre la société, de par
une inventivité politique propre. En ce sens, il représente véritablement
le peuple (c'est-à-dire ni la populace, ni les masses, ni la société), et ses
projets, ses opinions - au sens arendtien - politiques. Il est réellement
porteur d'une « universalité » potentielle. (Ce qui renvoie à lecture
arendtienne des « soviets »).
Elle-même justifie son analyse par un faisceau d'indices. D'une
part, la « force d'attraction [du mouvement ouvrier] ne s'est jamais
bornée aux rangs de la classe ouvrière », d'autre part, cette attraction est
en passe de cesser avec l'intégration des ouvriers dans la société. Sous
son apparente limpidité et brutalité le texte est complexe. La révolte et
l'organisation ouvrière corrélative ne viennent pas du processus de
production selon Arendt, mais bien de la révolte contre la société (au
sens arendtien), ce qui permet de ressaisir leur puissance d'attraction

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sur d'autres secteurs de la population (comme si la classe ouvrière était
intègre face à la contamination sociale, capable de maintenir, du fait
même de son exclusion sociale, la promesse de reconnaissance de
l'humanité de l'homme) et la fin de cette attraction du fait même d'une
normalisation sociale.
D'une certaine façon, ce passage réussit le tour de force à la fois
d'être une inversion presque explicite du schéma marxien, et à la fois de
rester fidèle au « jeune » Marx, et à tous les textes où les ouvriers sont
décrits comme formant une non-classe, extérieure à la société, et de ce
fait porteuse d'une exigence et d'un projet réellement libérateurs et
réellement universels. De même, alors qu' Arendt semble trancher dans
l'articulation entre social et politique, le mouvement débute et se clôt
sur la difficulté à discerner motifs économiques et motifs politiques, sur
« l'équivoque » de contenu et de but du mouvement ouvrier ( CHM
282).
La question n'est donc pas de nier les motivations sociales et
économiques du mouvement ouvrier mais de pointer une dimension
hétérogène du même mouvement, du moins tant que les ouvriers étaient
hors de la société. C'est la raison pour laquelle Arendt ne craint pas de
dire que : « les syndicats n'ont jamais été révolutionnaires au sens de
vouloir transformer la société et les institutions politiques », et que les
partis ouvriers : « ont été le plus souvent des partis d'intérêts qui ne
différaient en rien des partis représentant les autres classes sociales »
{CHM 278). Le rôle des syndicats ou partis est loin d'être insignifiant.
Ceux-ci sont en partie responsables « de l'incorporation de cette classe
dans la société moderne, en particulier d'un accroissement
extraordinaire de sécurité économique, de prestige social et de
puissance politique » {CHM 178). C'est bien cette normalisation sociale
(très sommairement décrite) qui permet en retour de pouvoir discerner
ce qui était vraiment révolutionnaire et dont les promesses dépassaient
de loin le cadre strict de la classe ouvrière d'une part, et d'autre part les
revendications sociales et économiques de celle-ci ; entre lutte « so-
ciale » et lutte politique.
Si, pour une part, l'analyse arendtienne n'a rien de fantaisiste, elle
pose une série de questions redoutables.

Un problème est qu'Arendt semble penser cette intégration sociale


comme acquise. Dire que ce n'est que là où le capitalisme n'a pas
atteint son plein développement que le mouvement ouvrier vise la
société dans son ensemble est pour le moins ambigu. Cette ambiguïté

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est strictement correlative de celle qui fait écrire à Arendt : « l'éman-


cipation du travail, accompagnée de l'émancipation des classes labo-
rieuses libérées de l'oppression et de l'exploitation (. . .) » ( CHM 179).
Dire que les ouvriers ont été intégrés à la société, ont acquis, au
prix de luttes, plus de sécurité, prestige et puissance, ce qui permet
rétrospectivement de discerner une dimension politique irréductible est
une chose. Parler de la fin de l'exploitation est fort différent. Et ajouter
une sorte de lien intrinsèque entre le développement du capitalisme et
l'intégration sociale est pour le moins surprenant. Car si l'on peut com-
prendre l'intention polémique et en un sens démystificatrice d'Arendt,
l'on comprend moins qu'elle revienne ici implicitement sur ses analyses
dans l'Impérialisme , et quelques passages de La Condition...

Dans Les Métamorphoses de la question sociale , une chronique du


salariat 3, Robert Castel explique : « la problématique commandée par
les péripéties de l'intégration de la classe ouvrière a cessé d'être
déterminante », nous sommes devant une « vulnérabilité d'après les
protections », avec le retour des « inutiles au monde », « surnu-
méraires », qui ne sont même plus exploités mais superfétatoires, qui
n'ont plus de place dans la société, comme ces vagabonds du Moyen-
Age déclarés « dignes de mourir comme inutiles au monde ». Le
vocabulaire est très troublant pour un lecteur des Origines... , puisque
c'est celui là même qu'employait Arendt. Castel précise : « Ainsi la
caractéristique la plus troublante de la situation actuelle est-elle sans
doute la réapparition d'un profit de " travailleur sans travail "
qu'évoquait Hannah Arendt, lesquels occupent littéralement dans la
société une place de surnuméraires, d'inutiles au monde ». On a un
« déficit de places occupables dans la structure sociale, si l'on entend
par place des positions auxquelles sont associées une utilité sociale et
une reconnaissance publique », « une inutilité sociale qui disqualifie sur
le plan civique et politique » et, pour beaucoup, « c'est le fait même de
leur existence qui pose problème ».
Castel invoque Arendt pour dire d'une part, que le spectre d'une
société de travailleurs sans travail ne produit qu'une analyse insuf-
fisante, et d'autre part, qu'il faudrait faire jouer la complémentarité
entre ce qui se passe sur un axe d'intégration par le travail et sur celui
de la densité de l'inscription relationnelle dans des réseaux familiaux et
de sociabilité. Pourtant ces questions ne sont pas sans affinité avec

3. Castel R., Les Métamorphoses de la questions sociale, une chronique du


salariat , Fayard, 1995.

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certaines lignes d'analyse de La Condition (en particulier sur le danger
d'un dépérissement du public et du privé) et plus fondamentalement,
avec les analyses des Origines ...
Or, dans les passages que nous venons d'invoquer, tout se passe
comme si Arendt s'interdisait de penser cette possible désaffiliation
dans les sociétés riches, comme si, parmi elles, la désémancipation était
impossible. Une idée du « progrès » ou « d'irréversibilité » ne joue-t-
elle pas là à l'insu d'Arendt ? L'idée d'une régression sociale (au moins
partielle) lui échappe-t-elle, au profit d'une sorte de congruence
objective de la « modernité » économique et politique avec des formes
inédites de monstruosités politiques (qui supposent une irrationalité de
l'économie et de ses crises) et une forme douce d'existence insigni-
fiante, déracinée, désolée, congruence que nombre de commentateurs
ont jugé choquante ?

La fécondité politique du mouvement ouvrier, alors même que le


travail serait une activité antipolitique, tient à ce qu'il peut, parce que
les ouvriers sont hors de la société, représenter les objectifs politiques
du peuple. Elle correspond donc à la « forme soviet ».
Il n'en est que plus remarquable - et dès lors apparemment para-
doxal - que Marx et Lénine furent quasiment les seuls à reconnaître la
Commune de 1871 et les soviets de 1905 comme véritables formes de
gouvernement. D'autant que, selon Arendt, ils n'étaient pas préparés à
ce type d'événements, qui dément leurs théories (OR 369, 379 4). Or, ce
qui permettrait à l'un et à l'autre de comprendre ce qui se passe et d'en
reconnaître l'importance ne serait pas seulement leur « extraordinaire
sens de l'histoire », la capacité à se placer « sous l'impact direct des
événements eux-mêmes » (OR 381), mais aussi leur connaissance de la
Révolution française. A la différence des « révolutionnaires profes-
sionnels », la connaissance du « texte sacré » de la Révolution n'est pas
soumission au passé, imitation, répétition, mais sert précisément la
capacité de saisir le nouveau, d'apprendre de l'événement.
La stratégie d'Arendt consiste alors à tenter de montrer que cette
reconnaissance première n'est pas suivie d'une théorisation ou d'une
conceptualisation adéquate, plus précisément, que ces événements sont
recouverts par une théorie déjà présente qui sait cependant les intégrer.
On n'apprend pas, ou pas assez, des événements eux-mêmes. Apparem-
ment, le raisonnement d'Arendt n'est guère tenable : les textes marxiens
insistent bien sur la nécessité de se déprendre d'une quelconque

4. Arendt H., Essai sur la Révolution , Gallimard, 1965 (noté ici OR).

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ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 49

imitation du passé, à inventer, et l'impact de la Commune sur la


compréhension de la « dictature du prolétariat » est patente.
Mais précisément, selon Arendt, ces formes d'abord saluées sont
finalement comprises comme des formes transitoires et de transition, de
prises de pouvoir, ultimement subordonnées au parti, et non comme des
formes de gouvernement inédites, hostiles au parti et faites pour durer.
D'une certaine façon, on peut croire que l'ambiguïté se joue dans le
rapport du dépérissement de l'Etat (ou de la forme de son déman-
tèlement par le prolétariat politiquement organisé) au dépérissement du
politique. Marx et Lénine seraient demeurés « trop fermement ancrés
sans la tradition de l'Etat-nation » et la conception corrélative du
pouvoir (OR 379).
Arendt attribue la tension entre la saisie de la Commune comme
nouvelle forme de gouvernement et sa compréhension comme moment
transitoire de la prise de pouvoir à une évolution de Marx, et s'appuie
sur la tension entre La Guerre Civile et le texte de 1873, Révélations
sur le procès des communistes à Cologne 5. L'interprétation est donc
celle du recouvrement par la théorie de ce que le spectacle de l'événe-
ment avait permis de découvrir. Elle attribue la « même séquence d'atti-
tudes » à Lénine entre 1905 et 1907. Elle en tire deux séries de consé-
quences. Dans le cours des révolutions elles-mêmes, les révolution-
naires se voient devant l'alternative : « soit de placer leur " pouvoir "
prérévolutionnaire, c'est-à-dire l'organisation de l'appareil de parti, au
centre de pouvoir vide du gouvernement défunt, soit de se joindre
simplement aux nouveaux centres de pouvoirs qui ont jailli sans leur
aide ». L'exemple de la Révolution russe sert à tirer une conclusion
impitoyable : « Placés devant l'alternative d'ajuster leurs pensées et
leurs actions au nouveau et l'inattendu, ou d'aller à l'extrême de la
tyrannie et de la répression, ils hésitèrent à peine en faveur de ce dernier
terme (...) ». D'autre part, ce choix est lié à « la peur des hommes,
même les plus radicaux et les moins conventionnels d'entre eux, devant
les choses jamais vues, les pensées jamais pensées, les institutions
jamais testées auparavant » (OR 380 -382).
Cette conclusion est éminemment paradoxale, y compris dans
l'économie du texte arendtienģ Et c'est pour cette raison qu'une inter-
prétation en terme de « recouvrement » lui est nécessaire. Mais il faut
noter que, dans la stratégie de lecture d'Arendt, trois choses sont

5. Marx K., La Guerre civile en France , Editions Sociales, 1975 et


« Révélations sur le procès des communistes à Cologne », in Œuvres politiques 1 ,
Gallimard, Pléiade, Tome IV, 1994.

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pointées qui jouent corrélativement : d'une part, le primat de la question
sociale et le peu d'intérêt prêté aux questions de l'Etat et du gouver-
nement chez Marx ; d'autre part, le modèle, jouant en sous-main, hérité
de l'Etat-nation (et la compréhension du politique et des catégories du
politique dans l'affrontement à cet Etat-nation, donc de l'impossibilité
de se déprendre du cadre même tracé par cet affrontement) ; enfin une
certaine forme de primat du théorique, de la théorie qui est finalement
surimposée à l'événement (non pas, encore une fois, que l'on n'en
apprenne rien - mais on n'en apprend rien qui ne soit integrable,
assimilable par la théorie).

Comme souvent, la lecture arendtienne est un curieux mélange de


contresens, ou de courts-circuits, et de capacité à pointer des difficultés
réelles.
Ce qui semble le plus sujet à caution est la structure de recou-
vrement qu' Arendt croit pouvoir discerner, et qui est nécessaire à sa
conclusion péremptoire concernant l'incapacité à accepter et penser le
nouveau. On peut croire, d'une part, que la tension qu'elle discerne
entre La Guerre Civile et les textes subséquents est déjà présente dans
La Guerre Civile elle-même, et d'autre part, que celle-ci reconduit des
embarras déjà présents dans La Lutte des classes et le Dix-huit
Brumaire 6. Cet ensemble de textes et leur indication se débattent effec-
tivement dans les questions afférentes au statut de la nation, de la
centralisation, du démantèlement de la bureaucratie - autrement dit, de
la prise de pouvoir et de la forme politique à donner à celle-ci -
ensemble problématique que le statut de la paysannerie (lui-même
hautement problématique, pour ne pas dire aporétique dans ces textes)
permettrait d'illustrer au mieux. Ce qui signifie, peut-être, que les diffi-
cultés repérées par Arendt ne relèvent pas d'une évolution de Marx,
mais sont curieusement contemporaines, internes à sa conceptualisation.
Il n'est pas sûr qu'Arendt ait tort de voir chez Marx une
compréhension politique et historique en partie déterminée par le
modèle de l'Etat-nation, et en partie dirigée contre lui, ce qui mettrait en
évidence une sorte de confusion (du point de vue arendtien) entre
dépérissement de l'Etat et dépérissement du politique, ou, plus encore,
une ligne de raisonnement qui rabattrait (avec la forme de gouver-
nement de la Commune) la vie politique sur une forme de gestion
rationnelle, « technique », de la production des biens sociaux. Avant

6. Marx K., Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte , Editions Sociales,


1984 et La lutte des classes en France , 10/18, 1962.

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ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 5 1

d'y revenir, il faut souligner que cela autorise, en retour, une lecture
curieuse de l'interprétation arendtienne de : « la révolution c'est
1' electrification plus les soviets ».

Arendt fait, très curieusement, de cette phrase une formule non


marxiste qui serait remarquable d'une part, en ce qu'elle omet, le rôle
du parti et la construction du socialisme, d'autre part par : « la
séparation totalement non marxiste entre l'économie et la politique, une
differentiation entre 1' electrification comme solution à la question
sociale russe et le système des soviets (...)» qu'elle y substitue (OR
92). Ici, la question sociale doit être traitée techniquement, c'est-à-dire
de façon politiquement neutre, en ce qu'elle ne prescrit ni n'interdit au-
cune forme de gouvernement. Toujours selon Arendt, Lénine se
comporterait en dernier héritier de la Révolution française en sacrifiant
les soviets au parti pour des motifs ultimement non politiques mais
économiques.
Il est très difficile de ne pas penser qu' Arendt malmène Lénine et
se réapproprie sa formule ainsi interprétée. La révolution, pour elle, est
bien 1' electrification (la libération de la pauvreté) plus les soviets
(l'émergence d'un gouvernement du peuple par le peuple), dans une
séparation totalement non marxiste entre l'économie et la politique, qui
prend la forme, si l'on peut dire de leur somme, de leur juxtaposition.
Or, cela est pour le moins étrange. Car, d'une part, aussi bien dans
La Condition... que dans Sur la révolution , prime une orientation
« perspecti viste ». On peut montrer que la distinction entre travail,
œuvre et action n'est pas une séparation, de rappeler que la division
moderne du travail relève du domaine public, qu'enfin (avec Jefferson)
la question du contenu ou des visées du système des conseils doit
demeurer indéterminée, ouverte, c'est-à-dire que ce contenu n'exclut,
principiellement, rien.

Car il faut en revenir ici au fameux chapitre de Sur la révolution


consacré au « trésor perdu » des révolutions. Les révolutions française
et américaine sont la redécouverte « de la politique authentique ». Si
elles sont aussi finalement des échecs, de portées très différentes, c'est
que les significations et de la libération (de la pauvreté) et de la liberté
(politique) s'y perdent.
Arendt fait front en grande partie avec Jefferson, obsédé par le
soupçon que : « La liberté dans son sens le plus exalté de liberté d'agir
(...) pourrait être le prix à payer pour la fondation » (OR 343). Toute la

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52 ANNE AMIEL
stratégie d'Arendt consiste à croiser la pratique révolutionnaire
française et les réflexions jeffersonniennes sur les « wards » pour
montrer que l'on a là un début de théorisation de la conception que le
peuple lui-même se fait de l'action politique et de la forme de gouver-
nement, en sus de la question sociale. La forme du « soviet » et la forme
du « parti » seraient donc contemporaines et leur conflit renverrait au
conflit entre le peuple et ses représentants, entre ce que des élites
pensent de l'action politique, et ce que le peuple en redécouvre à
chaque fois.
Il est beaucoup plus troublant de constater qu' Arendt s'interroge :
un point, sur lequel Jefferson demeure étrangement silencieux est la
question de savoir quelles seraient les fonctions spécifiques de ces répu-
bliques élémentaires (OR 376). Arendt pose à Jefferson très précisé-
ment les questions que la plupart des commentateurs lui adresseront. Et
la « réponse » qu'elle prête à Jefferson sera celle-là même qu'elle
s'appropriera quelques pages plus loin : « Créez les d'abord dans une
intention unique ; elles révéleront bientôt les autres fins dont elles sont
les meilleurs instruments » (OR 414). « Ce vague quant au but d'être,
dû à un manque de clarté, indique peut-être de façon plus pressante que
tout autre aspect de la proposition de Jefferson que cette pensée
d'après-coup dans laquelle il clarifie et donne substance à ses souvenirs
les plus chers de la Révolution concernait en fait une nouvelle forme de
gouvernement (...) La supposition fondamentale du système des wards,
que Jefferson l'ait su ou non. était que nul ne peut être dit heureux sans
partager le bonheur public, que nul ne peut être dit libre sans expérience
de la liberté publique, et que nul ne peut être dit libre ou heureux sans
participer ou avoir part au pouvoir public » (OR 377).
La double référence à la pratique révolutionnaire française et au
projet jeffersonnien sert alors à pointer la réémergence de formes
comparables durant toutes les révolutions, et à s'interroger sur leur ab-
sence de théorisation, ou sur leur pur et simple oubli par la plupart des
historiens.

S'il n'y a aucune exaltation naïve de la spontanéité révolutionnaire,


l'enjeu est bien l'irréductibilité du politique : « Ce n'est ni plus ni
moins que l'espoir d'une transformation de l'Etat, d'une nouvelle forme
de gouvernement qui permettrait à chaque membre d' une société égali-
taire moderne de devenir un participant aux affaires publiques qui fut
enterré dans les désastres des Révolutions du XXe siècle » (OR 392). Et
comme Arendt se réapproprie explicitement le raisonnement de
Jefferson, la question est donc bien le refus de la limitation du contenu

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ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 53

politique, limitation qui détruit sa réalité. Principiellement, le champ


politique n'exclut rien : si la politique est irréductible, elle n'est en rien
autonome. La différence entre social et politique, ou encore entre
travail, œuvre et action, ne relève pas de la coupure, de la séparation,
mais de la perspective et de l'articulation.

Mais parallèlement, se développe une autre ligne visant cette fois à


séparer les activités et les sphères, à exclure les questions économiques
du champ politique. Qu'est-ce qui pourrait expliquer la tension (ou la
contradiction) entre une phrase telle que : « La spécialisation de l'œuvre
et la division du travail n'ont en commun que le principe général
d'organisation qui lui même n'est lié ni à l'œuvre, ni au travail, mais
doit son origine à la sphère strictement politique de la vie, au fait que
les hommes sont capables d'agir, et d'agir ensemble de façon
concertée » ( CHM 172) et la volonté de séparer strictement économie et
politique ? Comment rendre compte de cette sorte de passage à la limite
qui autorise, en parfaite contradiction avec la plupart de des textes
arendtiens, les lectures qui voient chez elle une coupure entre travail,
œuvre et action, un mépris de la question sociale, une défense passéiste
de la frugalité, etc. ? Ce passage d'une figure de l'irréductibilité du
politique à celle de l'autonomie ou d'un « splendide isolement » ? On
peut, peut-être, alléguer trois points, eux-mêmes en tension, et où le
débat avec Marx et le marxisme joue un rôle prépondérant.
La première crainte arendtienne est sans doute celle du primat des
« valeurs » de V animal laborans , de la sphère sociale, et dans la mesure
même où nous serions devant une impossibilité de nous déprendre de la
« naturalità » (au sens de la « naturalisation des rapports sociaux ») de
l'accroissement de la productivité sociale, d'échapper à la dévoration de
toutes les sphères de l'existence par « le social », dans la mesure même
où une certaine ligne marxienne participe (non sans contrepoids) à ce
« productivisme », la question se pose de ce qui peut faire pièce à ce
mouvement. On ne peut faire fond ni sur les « valeurs » issues du
travail lui-même et des loisirs, ni sur un mouvement ouvrier qui a cessé
d'être fécond, ni sur la théorisation de Marx, ni sur le modèle de
l'URSS, ni sur l'existence réelle d'une sphère politique où jouerait le
sens commun. Il est difficile alors de ne pas former le soupçon qu'un
certain nombre d'hyperboles arendtiennes jouent le rôle, dans une
provocation volontaire, de contrepoids, d'inversion. Si bien que,
curieusement, Arendt se retrouverait face à une certaine modernité dans

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54 ANNE AMIEL
le schèma dont elle a montré, à l'égard de Kierkegaard, Nietzsche et
Marx, la limite : celui du renversement, de l'inversion.
D'autre part, s'il faut défendre une certaine forme d'irréductibilité
puis d'autonomie du politique, n'est-ce pas face à la tentative la plus
sérieuse et la plus conséquente de penser le travail, de restaurer la
dignité de la praxis ? Or, il n'est en rien indifférent que cette dernière
prenne la forme d'une pensée du dépérissement du politique (et pas
seulement de l'Etat). En un sens l'on peut penser que si Arendt, avec les
difficultés que l'on sait - et qu'elle signale - tente de trancher entre les
revendications économiques et les revendications politiques des
« soviets », ce n'est pas sans rapport avec le fait que les deux seuls
théoriciens de ces formes politiques n'y ont vu qu'un moyen transitoire
apte à se résorber lui-même dans une « administration des choses »
succédant au gouvernement des personnes. Ici tout se passe comme si la
réponse ad hominem prenait le pas sur la nécessité de penser autrement
l'intrication d'une sphère politique irréductible, mais loin d'être
autonome et isolée de la sphère des rapports sociaux.
Enfin, et très curieusement, l'idée d'une gestion, d'une
rationalisation, d'une neutralité politique de la production et de la
consommation, sur fond de laquelle puisse enfin se détacher le politique
dans sa pureté enfin trouvée (ou retrouvée) n'est pas sans faire écho, de
façon retorse il est vrai, aux textes de Marx lui-même. En un sens,
Arendt endosse l'idée d'une planification rationnelle, soustraite à la
sphère de la discussion et de Vagon, de la production et de la consom-
mation. En un sens, elle admet que dans ce domaine, les « fioritures
politiques » ne sont qu'interférences déplacées, perturbatrices et
inadéquates. Mais dès lors, s'il existe une irréductibilité de l'être-
ensemble, des opinions, elle ne peut exister que superposée à (et diffé-
renciée de) la sphère rationnelle où les questions seraient susceptibles
de réponses univoques et démontrables. Et, dès lors, la révolution ne
peut plus être interprétée que comme 1' electrification plus les soviets,
comme la sommation de deux sphères extérieures l'une à l'autre.
Si bien que l'on n'échappe aux apories dues au dépérissement de
l'Etat et au caractère amorphe ou purement fonctionnel de l'organi-
sation (que l'on ne saurait plus qualifier de politique) des hommes dans
une société rationnellement organisée (du point de vue de la production
et de la consommation, de la richesse sociale) que pour risquer de
retomber dans celles d'une politique dont on ne comprend plus l'objet.

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ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 55

Les problèmes que la confrontation permet de discerner chez


Arendt recouvrent, pour le dire brutalement, l'articulation du social et
du politique. Autrement dit le sens de la libération et le sens de la
liberté. Ou encore la possibilité même de penser une certaine forme
d'irréductibilité de la sphère politique, entendons de l'agir de concert.
La confrontation, toujours violente mais toujours déférente, d'Arendt à
Marx amène cette première à durcir ses positions jusqu'à parvenir à une
sorte de caricature d'elle-même que ses opposants lui prêtent volontiers.
Ce qui nous place devant deux questions. Celle, pour faire court « d'une
vulnérabilité d'après les protections », qu' Arendt n'envisage en un sens
même pas. Celle qu'elle souligne elle-même : « Si nous croyons
vraiment (...) que le pluralité est la loi de la terre, alors je pense que
l'on a à modifier cette notion de l'unité de la théorie et de la pratique à
tel point qu'elle sera méconnaissable pour tous ceux qui s'y sont
essayés auparavant ». {Hill, 305).

Bibliographie

ARENDT H., La Condition de l'homme moderne , Agora, 1983.


ARENDT H., Essai sur la Révolution , Gallimard, 1965
CASTEL R., Les Métamorphoses de la questions sociale , une
chronique du salariat , Fayard, 1995.
MARX K., Le Capital (livre 1), PUF, traduction sous la
responsabilité de J.-P. Lefebvre, 1993.
MARX K., Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte , Editions
Sociales, 1984.
MARX K., La lutte des classes en France , 10/18, 1962.
MARX K., « Révélations sur le procès des communistes à Colo-
gne », in Œuvres politiques 1 , Gallimard, Pléiade, Tome IV, 1994.
MARX K., La Guerre civile en France , Editions Sociales, 1975.

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