Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms
Editions Belin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Actuel
Marx
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Arendt, Marx et le mouvement ouvrier
Anne AMIEL
1. Arendt H., La Condition de l'homme moderne , Agora, 1983 (noté ici CHM).
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
44 ANNE AMIEL
Ce paradoxe est d'autant plus grand que la classe ouvrière n'est pas
unifiée, organisée et disciplinée par le processus même de production.
A l'inverse, celui-ci l'interdit. Selon Arendt, il existe une solitude du
travailleur en tant que travailleur, le travail collectif « n'a pas les mar-
ques distinctives d'une pluralité vraie » ( CHM 274). Le travail induit
une désindividualisation, une sorte d'anonymat, une égalité d'uni-
formité, une identité quasi somatique. Les valeurs du travail collectif
sont donc sociales, le conformisme leur est inhérent, et « cette réduction
à l'unité est foncièrement antipolitique ». Nous devons comprendre que
cette solitude diffère de l'isolement de V homo faber , requise par la
spécialisation des tâches.
D'une certaine façon, implicitement, Arendt reprend à son compte
toutes les descriptions du livre premier du Capital 2 tendant à pointer les
liens quasi organiques entre les hommes, et entre hommes et machines
dans la manufacture. Corrélativement, l'idée d'une coopération qui se
ferait alors jour, et que la division précédente du travail interdirait relè-
ve, dans ses propres cadres, de l'impensable. Chez Arendt, on perd
« l'idiotisme du métier » pour gagner une uniformité, un engloutis-
sement dans le corps social (la métaphore étant alors bien fondée).
La richesse du mouvement ouvrier n'en est que plus remarquable,
d'autant qu'elle est sans précédent. Arendt engage alors un raison-
nement parallèle à celui qui sera développé dans Sur la révolution :
« bien que la frontière fût assez imprécise entre objectifs politiques et
revendications économiques, entre organisations politiques et syn-
dicats », elle distingue entre parti et syndicat d'une part, et « les propo-
sitions politiques en vue d'une nouvelle forme de gouvernement » (la
forme soviet) dans les rares moments révolutionnaires où le peuple se
déprend des « instructions et idéologies officielles d'un parti » ( CHM
278).
Cette distinction est problématique et difficile à expliciter. Et le
problème ici est bien « la discordance flagrante (...) entre les faits his-
toriques (...) et les données phénoménales que procure l'analyse de
l'activité de travail » ( CHM 279). La « résolution » de ce problème est
essentielle dans la confrontation avec Marx, et plus généralement, dans
la question des rapports de la sphère de production à la scène politique
de l'action.
Effectivement, selon Arendt : « La grande différence entre le
travail servile et le travail libre moderne n'est pas que le travailleur jouit
2. Marx K., Capital (livre 1), PUF, traduction sous la responsabilité de J.-P.
Lefebvre, 1993.
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 45
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
46 ANNE AMIEL
sur d'autres secteurs de la population (comme si la classe ouvrière était
intègre face à la contamination sociale, capable de maintenir, du fait
même de son exclusion sociale, la promesse de reconnaissance de
l'humanité de l'homme) et la fin de cette attraction du fait même d'une
normalisation sociale.
D'une certaine façon, ce passage réussit le tour de force à la fois
d'être une inversion presque explicite du schéma marxien, et à la fois de
rester fidèle au « jeune » Marx, et à tous les textes où les ouvriers sont
décrits comme formant une non-classe, extérieure à la société, et de ce
fait porteuse d'une exigence et d'un projet réellement libérateurs et
réellement universels. De même, alors qu' Arendt semble trancher dans
l'articulation entre social et politique, le mouvement débute et se clôt
sur la difficulté à discerner motifs économiques et motifs politiques, sur
« l'équivoque » de contenu et de but du mouvement ouvrier ( CHM
282).
La question n'est donc pas de nier les motivations sociales et
économiques du mouvement ouvrier mais de pointer une dimension
hétérogène du même mouvement, du moins tant que les ouvriers étaient
hors de la société. C'est la raison pour laquelle Arendt ne craint pas de
dire que : « les syndicats n'ont jamais été révolutionnaires au sens de
vouloir transformer la société et les institutions politiques », et que les
partis ouvriers : « ont été le plus souvent des partis d'intérêts qui ne
différaient en rien des partis représentant les autres classes sociales »
{CHM 278). Le rôle des syndicats ou partis est loin d'être insignifiant.
Ceux-ci sont en partie responsables « de l'incorporation de cette classe
dans la société moderne, en particulier d'un accroissement
extraordinaire de sécurité économique, de prestige social et de
puissance politique » {CHM 178). C'est bien cette normalisation sociale
(très sommairement décrite) qui permet en retour de pouvoir discerner
ce qui était vraiment révolutionnaire et dont les promesses dépassaient
de loin le cadre strict de la classe ouvrière d'une part, et d'autre part les
revendications sociales et économiques de celle-ci ; entre lutte « so-
ciale » et lutte politique.
Si, pour une part, l'analyse arendtienne n'a rien de fantaisiste, elle
pose une série de questions redoutables.
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 47
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
48 ANNE AMIEL
certaines lignes d'analyse de La Condition (en particulier sur le danger
d'un dépérissement du public et du privé) et plus fondamentalement,
avec les analyses des Origines ...
Or, dans les passages que nous venons d'invoquer, tout se passe
comme si Arendt s'interdisait de penser cette possible désaffiliation
dans les sociétés riches, comme si, parmi elles, la désémancipation était
impossible. Une idée du « progrès » ou « d'irréversibilité » ne joue-t-
elle pas là à l'insu d'Arendt ? L'idée d'une régression sociale (au moins
partielle) lui échappe-t-elle, au profit d'une sorte de congruence
objective de la « modernité » économique et politique avec des formes
inédites de monstruosités politiques (qui supposent une irrationalité de
l'économie et de ses crises) et une forme douce d'existence insigni-
fiante, déracinée, désolée, congruence que nombre de commentateurs
ont jugé choquante ?
4. Arendt H., Essai sur la Révolution , Gallimard, 1965 (noté ici OR).
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 49
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
50 ANNE AMIEL
pointées qui jouent corrélativement : d'une part, le primat de la question
sociale et le peu d'intérêt prêté aux questions de l'Etat et du gouver-
nement chez Marx ; d'autre part, le modèle, jouant en sous-main, hérité
de l'Etat-nation (et la compréhension du politique et des catégories du
politique dans l'affrontement à cet Etat-nation, donc de l'impossibilité
de se déprendre du cadre même tracé par cet affrontement) ; enfin une
certaine forme de primat du théorique, de la théorie qui est finalement
surimposée à l'événement (non pas, encore une fois, que l'on n'en
apprenne rien - mais on n'en apprend rien qui ne soit integrable,
assimilable par la théorie).
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 5 1
d'y revenir, il faut souligner que cela autorise, en retour, une lecture
curieuse de l'interprétation arendtienne de : « la révolution c'est
1' electrification plus les soviets ».
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
52 ANNE AMIEL
stratégie d'Arendt consiste à croiser la pratique révolutionnaire
française et les réflexions jeffersonniennes sur les « wards » pour
montrer que l'on a là un début de théorisation de la conception que le
peuple lui-même se fait de l'action politique et de la forme de gouver-
nement, en sus de la question sociale. La forme du « soviet » et la forme
du « parti » seraient donc contemporaines et leur conflit renverrait au
conflit entre le peuple et ses représentants, entre ce que des élites
pensent de l'action politique, et ce que le peuple en redécouvre à
chaque fois.
Il est beaucoup plus troublant de constater qu' Arendt s'interroge :
un point, sur lequel Jefferson demeure étrangement silencieux est la
question de savoir quelles seraient les fonctions spécifiques de ces répu-
bliques élémentaires (OR 376). Arendt pose à Jefferson très précisé-
ment les questions que la plupart des commentateurs lui adresseront. Et
la « réponse » qu'elle prête à Jefferson sera celle-là même qu'elle
s'appropriera quelques pages plus loin : « Créez les d'abord dans une
intention unique ; elles révéleront bientôt les autres fins dont elles sont
les meilleurs instruments » (OR 414). « Ce vague quant au but d'être,
dû à un manque de clarté, indique peut-être de façon plus pressante que
tout autre aspect de la proposition de Jefferson que cette pensée
d'après-coup dans laquelle il clarifie et donne substance à ses souvenirs
les plus chers de la Révolution concernait en fait une nouvelle forme de
gouvernement (...) La supposition fondamentale du système des wards,
que Jefferson l'ait su ou non. était que nul ne peut être dit heureux sans
partager le bonheur public, que nul ne peut être dit libre sans expérience
de la liberté publique, et que nul ne peut être dit libre ou heureux sans
participer ou avoir part au pouvoir public » (OR 377).
La double référence à la pratique révolutionnaire française et au
projet jeffersonnien sert alors à pointer la réémergence de formes
comparables durant toutes les révolutions, et à s'interroger sur leur ab-
sence de théorisation, ou sur leur pur et simple oubli par la plupart des
historiens.
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 53
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
54 ANNE AMIEL
le schèma dont elle a montré, à l'égard de Kierkegaard, Nietzsche et
Marx, la limite : celui du renversement, de l'inversion.
D'autre part, s'il faut défendre une certaine forme d'irréductibilité
puis d'autonomie du politique, n'est-ce pas face à la tentative la plus
sérieuse et la plus conséquente de penser le travail, de restaurer la
dignité de la praxis ? Or, il n'est en rien indifférent que cette dernière
prenne la forme d'une pensée du dépérissement du politique (et pas
seulement de l'Etat). En un sens l'on peut penser que si Arendt, avec les
difficultés que l'on sait - et qu'elle signale - tente de trancher entre les
revendications économiques et les revendications politiques des
« soviets », ce n'est pas sans rapport avec le fait que les deux seuls
théoriciens de ces formes politiques n'y ont vu qu'un moyen transitoire
apte à se résorber lui-même dans une « administration des choses »
succédant au gouvernement des personnes. Ici tout se passe comme si la
réponse ad hominem prenait le pas sur la nécessité de penser autrement
l'intrication d'une sphère politique irréductible, mais loin d'être
autonome et isolée de la sphère des rapports sociaux.
Enfin, et très curieusement, l'idée d'une gestion, d'une
rationalisation, d'une neutralité politique de la production et de la
consommation, sur fond de laquelle puisse enfin se détacher le politique
dans sa pureté enfin trouvée (ou retrouvée) n'est pas sans faire écho, de
façon retorse il est vrai, aux textes de Marx lui-même. En un sens,
Arendt endosse l'idée d'une planification rationnelle, soustraite à la
sphère de la discussion et de Vagon, de la production et de la consom-
mation. En un sens, elle admet que dans ce domaine, les « fioritures
politiques » ne sont qu'interférences déplacées, perturbatrices et
inadéquates. Mais dès lors, s'il existe une irréductibilité de l'être-
ensemble, des opinions, elle ne peut exister que superposée à (et diffé-
renciée de) la sphère rationnelle où les questions seraient susceptibles
de réponses univoques et démontrables. Et, dès lors, la révolution ne
peut plus être interprétée que comme 1' electrification plus les soviets,
comme la sommation de deux sphères extérieures l'une à l'autre.
Si bien que l'on n'échappe aux apories dues au dépérissement de
l'Etat et au caractère amorphe ou purement fonctionnel de l'organi-
sation (que l'on ne saurait plus qualifier de politique) des hommes dans
une société rationnellement organisée (du point de vue de la production
et de la consommation, de la richesse sociale) que pour risquer de
retomber dans celles d'une politique dont on ne comprend plus l'objet.
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
ARENDT , MARX ET LE MOUVEMENT OUVRIER 55
Bibliographie
This content downloaded from 87.77.217.111 on Fri, 05 Mar 2021 11:29:46 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms