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Correspondance avec

Vasile Lovinescu, René


Guénon, non publié, 1934-
1940
p. 4

Le Caire, 16 décembre 1934

 
     Monsieur,
 
     
 
     Votre
lettre et celle de M. Avramescu me sont arrivées en même temps ; les nécessités de
mon travail pour le « Voile d’Isis » m’ont empêché d’y répondre immédiatement. Je ne me
doutais pas que vous vous connaissiez ;
c’est mieux ainsi, puisque vous pourrez vous
entendre plus facilement, et surtout si vous avez le même éditeur. Il est fâcheux que vous
ayez eu
ces difficultés avec l’autre ; enfin, puisque c’est arrangé de cette façon, il n’y a qu’à
n’y plus penser…
 
     Maintenant,
il y a quelque chose que je ne comprends pas bien : vous dites que

M. Grassiany parle de se mettre au travail avant Noël ; comment cela serait-il possible ? Il
faut qu’il demande d’abord l’autorisation
de l’éditeur français, puis, après entente sur les
conditions, qu’une convention soit signée entre eux, puisque ni vous ni moi n’avons qualité
pour le faire, si bien que tout ce que je peux vous écrire est, en droit, sans aucune valeur ;
mon éditeur me demandera simplement une approbation. Ensuite, la convention spécifiera,
comme toujours, que le manuscrit de la traduction devra m’être communiqué avant d’être
donné à l’impression ; tout cela doit forcément demander un certain temps, mais il est
nécessaire que les choses soient faites régulièrement, pour vous aussi bien que pour moi et
pour les éditeurs.
 
     Le
fait d’être un disciple de Bô Yin Râ ne constitue pas, en lui-même, un empêchement
pour traduire mes livres ; mais, d’après ce que m’explique M. Avramescu, ce n’est pas
précisément là-dessus que porte son objection, mais sur un article que vous avez publié il y a
deux mois sur
Bô Yin Râ, ainsi que sur votre intention de traduire également ses livres. Il
craint que cela ne soit gênant pour la présentation de mes ouvrages au même public et ne
puisse donner lieu à une équivoque dans l’esprit de celui-ci ; et je dois avouer que cette
crainte n’est pas injustifiée ; il y a là un rapprochement que, certainement, il vaudrait

beaucoup ne pas voir se produire, et, dans ces conditions, il sera en tout cas nécessaire de
prendre toutes les précautions voulues pour que personne ne puisse prétendre que les deux
choses sont solidaires à quelque degré que ce soit.
 
     Vous dites
que ce qui vous a attiré chez Bô Yin Râ n’est pas la doctrine ; mais pourtant il
n’y a que cela qui doit compter vraiment, et tout le reste est sujet à illusion. J’admets très
bien, d’ailleurs, qu’il ne s’agit pas d’impressions esthétiques ; c’est quelque chose d’un ordre
différent, mais qui n’en est pas moins encore “psychique” beaucoup plus que “spirituel”.
Maintenant, je dois dire que ce que je pense de Bô Yin Râ n’est pas basé principalement sur
le contenu de ses livres ; mais je connais l’organisation à laquelle il a été rattaché, et qui,
tout en ayant réellement son siège quelque part du côté de l’Asie centrale, est d’un niveau
initiatique très peu élevé. En outre, j’ai vu la constitution des différents grades du “Grand
Orient de Pathmos”, de sorte que j’ai pu me rendre compte exactement jusqu’où tout cela
pouvait
aller, et la vérité est que cela ne va pas très loin… Il est bien entendu que je vous dis
cela uniquement pour répondre à votre question, et non point pour vous convaincre ou pour
vous détourner de quoi que ce soit ; mais sans doute comprendrez-vous par là pourquoi je
tiens à ce que rien ne puisse, en ce qui me concerne, donner lieu à une confusion ou même à
   
une association…
 
     Quant à vos autres questions, que le “Roi du Monde” ait une ou des “hypostases”

physiques, cela n’est pas douteux, mais n’a peut-être, comme la “location” des centres
spirituels, qu’une importance assez secondaire. Pour ce qui est de son identification avec
St Jean, je n’ai jamais rien vu de tel ; pour rester dans le langage de la tradition judéo-
chrétienne, je ne pense pas qu’on puisse dire que St Jean
soit Melchissédec, ce qui bien, bien
entendu, ne veut pas dire qu’il n’y ait pas entre eux un certain rapport. Enfin, l’immortalité

corporelle pour certains êtres n’est certainement pas impossible, et il se peut que St Jean soit
de ce nombre ; il est certain que l’Évangile peut s’interpréter littéralement dans ce sens ;
mais, même si
cette immortalité est réelle, elle est surtout, en même temps, le symbole de la
permanence d’une fonction, et cela a certainement plus d’intérêt que le fait “physique”.
 
     Vous
dite que la doctrine n’est efficace que si elle passe par un homme ; vous me
permettrez d’être d’un avis tout contraire : la doctrine ne vaut
que par elle-même,
indépendamment des hommes qui lui servent de “véhicule”, et qui, vis-à-vis d’elle, sont
véritablement inexistants en tant qu’individus. – C’est bien pourquoi je ne peux comprendre
l’intérêt
que vous attachez à votre dernière question ; et mon article du nº de janvier du
“Voile d’Isis” vous apportera d’ailleurs plus de précisions à
cet égard. Franchement, je n’ai
pas l’habitude d’établir des sortes de classements scolaires ; ce n’est pas seulement artificiel,
c’est entièrement illusoire. Sans doute ne nous plaçons-nous pas là au même point de vue,
car vous faites une comparaison dont le sens m’échappe : vous dites qu’il vous est très utile
de savoir le méridien du Caire ; moi qui y habite, je ne le sais pas et je m’en passe très
bien… Et puis je ne suis pas obligé de connaître les œuvres de tous les personnages que vous
m’énumérez, et encore moins la peinture, la musique, etc. ; je n’éprouve pas le moindre
embarras à avouer que, par exemple, J. S. Bach n’est pour moi qu’un nom qui ne me
représente rien. Vous devez bien savoir, d’ailleurs, ce que je pense de tout ce qui n’a qu’une
valeur de simple érudition… Je veux pourtant vous donner une idée de quelques difficultés
auxquelles vous ne paraissez pas avoir pensé : l’auteur connu d’une œuvre ne peut-il pas
avoir été, consciemment ou inconsciemment, le simple porte-parole d’une organisation
initiatique ? Celle-ci ne peut-elle même pas, dans certains cas, avoir attribué certaines
œuvres à un personnage inexistant ? – Le comte de St Germain
est-il un personnage
déterminé, ou seulement un nom conventionnel et collectif ? – Quand vous parlez de
Râmakrishna, s’agit-il de celui qui a
vécu, ou de ce que représentent les enseignements
“arrangés” par Vivîkânanda et autres ? – Charlemagne doit-il être pris comme un homme,

dont on ne sait pas grand’chose de sûr, ou comme un symbole de l’Empire ? – Et on pourrait


continuer ainsi indéfiniment… En outre, en admettant que vous établissiez une certaine
échelle initiatique, quelle qu’elle soit, comment pourrez-vous y placer “le catholique sans
aucun soupçon d’un quelconque ésotérisme”, puisque celui-ci est un profane ?
 
     J’espère
bien que vous ne prendrez pas ces réflexions en mauvaise part ; je vous
les fais
parce que je crois toujours préférable de dire nettement ce que je pense, et aussi parce que
cela vous montrera peut-être une façon d’envisager les choses quelque peu différente de
celle à laquelle vous êtes habitué…
 
     Croyez, je vous prie, Monsieur, à mes sentiments très distingués.

René Guénon

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