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LES HORIZONS MARXISTES DE L'ÉTHIQUE DE LA

RECONNAISSANCE
Jean-Philippe Duranty

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

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2005/2 n° 38 | pages 159 à 178
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130554257
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Jean-Philippe Duranty, « Les horizons marxistes de l'éthique de la reconnaissance », Actuel
Marx 2005/2 (n° 38), p. 159-178.
DOI 10.3917/amx.038.0159
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Les horizons marxistes de l’éthique de la
reconnaissance

Jean-Philippe DURANTY

A première vue, l’éthique de la reconnaissance ne saurait proposer


une théorie de la société qui puisse satisfaire une perspective nourrie à
la source marxiste. Au moins trois difficultés semblent pouvoir immé-
diatement être mises en avant. Elles auront été bien exprimées par
Nancy Fraser, même si celle-ci ne les a pas formulées à partir d’une
perspective marxiste. Premièrement, Fraser déplore le fait que la théorie
de la société d’Axel Honneth, aussi bien dans ses dimensions expli-
catives (comme théorie de la reproduction sociale) que normatives
(comme théorie de la justice), est fondée sur une théorie du sujet,
qu’elle repose sur une thèse psychologique 1. Ce serait là aussi une
erreur de fondement essentielle pour une critique qui chercherait ses
arguments dans la reproduction matérielle de la société. Est ainsi mis en
question le moralisme de l’éthique de la reconnaissance. Secondement,
une conséquence importante de ce moralisme est, selon Fraser, que la
théorie de Honneth est faible pour analyser les injustices dans la
redistribution des ressources en tant qu’injustices économiques. Par
contrecoup, troisièmement, les luttes sociales seraient interprétées selon
un schéma culturaliste essentiellement aveugle à leurs dimensions
économiques.
L’éthique de la reconnaissance semble effectivement prêter le flanc
à ce type de lecture critique. Il est indéniable que l’axiome intersubjec-
tif, l’idée selon laquelle les sujets se constituent dans des rapports de

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dépendance envers les autres et la société, que l’individuation s’opère à
travers la socialisation, constitue le socle de l’éthique de la reconnais-
sance. Comme on sait, cet axiome se matérialise dans les différentes
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1. Axel Honneth et Nancy Fraser, Umverteilung oder Anerkennung. Eine


politisch-philosophische Kontroverse, Frankfurt, Suhrkamp, 2003.
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« sphères de la reconnaissance » 2. Celles-ci désignent les types de


rapport à autrui qui permettent au sujet de se rapporter à soi-même de
manière positive, de se représenter sa propre valeur dans l’action,
condition nécessaire, du fait de la dépendance intersubjective structu-
relle du sujet, pour la réalisation de son autonomie individuelle. Elles
ont donc une portée à la fois explicative et normative : elles rendent
compte des vecteurs de la socialisation, énonçant par là même les
conditions d’une socialisation réussie, c’est-à-dire d’une individualité
pleine et entière. Selon un schéma hégélien, le premier rapport aux
autres structurant un rapport positif à soi concerne la « particularité »
du sujet, son existence psycho-physique intime. Le second rapport
concerne son statut « universel » de sujet de droit et le troisième son
apport « singulier » au travail social. Les sphères de la reconnaissance
fournissent le cadre de la théorie honnethienne de la société bourgeoise-
capitaliste. Selon Honneth, les trois structures fondamentales de la
reconnaissance se sont établies historiquement à partir de la désintégra-
tion des vieilles sociétés d’ordres. Le déclin des statuts réifiés des
sociétés traditionnelles a ouvert la voie à une différenciation des dimen-
sions selon lesquelles les sujets modernes peuvent légitimement exiger
d’être reconnus. Cette thèse est en relation avec une autre prémisse
fondamentale de Honneth, l’idée selon laquelle le mécanisme par lequel
les sociétés se reproduisent est gouverné par une logique communica-
tionnelle et non pas une logique fonctionnelle. Les sphères de la
reconnaissance définissent alors l’« ordre moral » moderne, l’ensemble
formé des normes et valeurs fondamentales dans le cadre duquel les
autres institutions de la reproduction sociale, y compris les institutions
économiques, prennent sens et peuvent fonctionner selon leur mode
spécifique. Le point de vue normatif que les sphères de la reconnais-
sance définissent permet de dégager une perspective critique tri-
dimensionnelle. Plus particulièrement, les luttes sociales peuvent être
analysées selon la grille tripartite de types fondamentaux d’objets de
lutte pour la reconnaissance. Pour résumer, « les sphères sociales de la
reconnaissance, qui, prises ensemble, forment l’ordre socio-moral des
sociétés bourgeoises-capitalistes, possèdent chacune, grâce aux prin-
cipes qui les sous-tendent, un surplus de validité qui peut être rationnel-

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2. Chez Habermas, l’axiome intersubjectif est bien entendu développé dans
une théorie sociale dont le cœur stratégique est la puissance normative de l’usage
social du langage. L’une des critiques formulées par Honneth envers Habermas
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vise cette restriction de l’interaction à la communication. Avec les sphères de la


reconnaissance, Honneth veut élargir le domaine de l’interaction et inclure les
domaines pré- ou extralinguistiques, aux premiers rangs desquels les corps socia-
lisés et leurs logiques spécifiques.

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LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 161

lement revendiqué par les intéressés contre les rapports factuels de


reconnaissance » 3.
Tout cela semble confirmer le soupçon que l’éthique de la recon-
naissance ne saurait satisfaire le besoin d’une théorie sociale inspirée de
la pensée de Marx. C’est le soupçon que l’article qui suit veut com-
battre ou pour le moins mettre en doute. Je voudrais faire apparaître le
double horizon marxiste de l’éthique de la reconnaissance. Le premier
horizon marxiste de l’éthique de la reconnaissance est celui de son
milieu d’origine. En détaillant cet aspect sans doute peu connu de la
genèse de la pensée de Honneth, on peut montrer, selon moi, que la
notion de reconnaissance sert le projet d’une refondation élargie du
matérialisme historique (première partie). A partir de là, s’éclairent la
portée théorique et la radicalité politique de son projet, une radicalité
qui se veut fidèle aux injonctions de Marx (deuxième partie). Le second
horizon marxiste de l’éthique de la reconnaissance est celui vers lequel
elle aurait peut-être intérêt à se tourner à nouveau, afin de développer
pleinement les intuitions fondamentales qui la caractérisent (troisième
et quatrième parties).

1. Le premier horizon marxiste de l’éthique de la reconnaissance


est l’horizon au sein duquel elle est née. Que l’univers de pensée dans
lequel est née l’éthique de la reconnaissance ait été de teneur marxiste,
cela étonnera peut-être, si l’on ne se réfère qu’à l’ouvrage le plus cé-
lèbre de Honneth en France, La lutte pour la reconnaissance. L’éthique
de la reconnaissance provient d’une critique immanente de la théorie
communicationelle de Habermas. Au-delà de tous les défauts relevés
par Honneth dans la théorie sociale d’Habermas, il reste bien un haber-
massien, et les critiques ne s’y sont pas trompés, puisque un bon
nombre des attaques qui ont visé sa pensée ont été inspirées par un rejet
de la théorie de son aîné. Toutefois, si l’origine de l’éthique de la
reconnaissance est à chercher dans la tentative d’opérer un dépassement
de la théorie de l’agir communicationnel à partir de certaines de ses
prémisses mêmes, cette tentative était aussi intrinsèquement liée à la
question de l’héritage critique du marxisme. Il n’est pas exagéré de dire
que l’éthique de la reconnaissance telle qu’elle existe en sa forme
actuelle peut aussi être comprise pour une part importante comme une

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tentative spécifique de rénovation théorique et pratique du marxisme.
C’est en relisant les premiers textes d’Honneth, en reconstruisant le
chemin qui aboutit à La lutte pour la reconnaissance, que cet horizon
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3. Umverteilung oder Anerkennung, p. 177.

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marxiste apparaît clairement. Avec lui, la portée complète, notamment


politique, de cette théorie apparaît également.
Le premier livre d’Axel Honneth, rédigé en collaboration avec
Hans Joas, Action sociale et nature humaine 4, présentait déjà de ma-
nière particulièrement développée les directions essentielles du pro-
gramme de recherche à venir. Le livre propose une reconstruction
conceptuelle et historique de la tradition allemande d’anthropologie
philosophique. Dans ce courant de recherche, anthropologie ne signifie
pas l’étude de l’être humain par la comparaison diachronique et
synchronique des différents types de sociétés humaines, mais plutôt une
étude de l’être humain par comparaison avec les autres formes de vie
organique, en particulier la vie animale. Elle trouve donc ses références
constitutives dans la biologie et les sciences du comportement. La
reconstruction de l’anthropologie philosophique proposée par les jeunes
Honneth et Joas retrace ses origines chez Feuerbach, se termine avec la
théorie habermassienne de l’action, et trouve ses références fondamen-
tales chez Arnold Gehlen et Helmut Plessner. Mais comme chez
Habermas, la clef interprétative centrale est procurée par l’œuvre du
philosophe pragmatiste américain, George Herbert Mead. Sa théorie de
l’« intersubjectivité pratique » est utilisée pour corriger le solipsisme
méthodologique des théoriciens allemands.
L’introduction au livre justifie politiquement cet intérêt pour
l’anthropologie philosophique : les mouvements écologiste et féministe
sont présentés comme deux défis majeurs aux conceptualisations clas-
siques de la société, avec des répercussions théoriques inéluctables. La
conséquence de la crise des modèles civilisationnels est qu’il devient
urgent d’interroger à nouveaux frais la relation des hommes à la nature
et tout particulièrement de reposer la question de la nature humaine.
L’impératif pratique commande donc une correction théorique des
modèles de théorie sociale, l’impératif d’un retour au questionnement
anthropologique, c’est-à-dire aux préconditions biologiques de la vie
sociale, sans se préoccuper du fait que ce questionnement ait été
déconsidéré du temps de la prépondérance des schémas marxistes puis
des schémas post-structuralistes.
Cet impératif d’un retour à la question anthropologique se double
d’un autre impératif, l’impératif d’intégrer la dimension intersubjective

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aux analyses de l’intégration sociale et de l’évolution historique des
sociétés. La réduction de l’action et plus généralement de la rationalité
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4. Soziales Handeln und Menschliche Natur, Frankfurt am Main, Campus,


1980. Je cite par commodité la traduction anglaise, Social Action and Human
Nature, trad. R. Meyer, 1988.

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LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 163

à ses seules dimensions instrumentales, structurales ou fonctionnelles


produit des jugements unilatéraux face à la réalité empirique des socié-
tés modernes. C’est bien sûr dans la notion habermassienne de com-
munication et plus fondamentalement dans les analyses d’Habermas
consacrées au tournant intersubjectiviste en philosophie et en sciences
sociales que Honneth trouve la source de son inspiration. Selon ce
modèle, la reproduction sociale doit être pensée comme le résultat
d’interactions entre sujets débattant des valeurs et normes opérant dans
l’intégration sociale, et non pas seulement comme le produit d’une
intégration fonctionnelle de système et sous-systèmes supra-subjectifs.
Cette combinaison d’impératifs théoriques et pratiques caractérise
la démarche du premier livre de Honneth : repenser l’action sociale
comme communication à partir de ses préconditions biologiques, c’est-
à-dire développer une « anthropologie de l’action sociale ». Action
sociale désigne d’abord les différents types d’intégration d’actions indi-
viduelles à travers lesquelles les sociétés se constituent et se repro-
duisent, mais aussi l’action historique, à savoir les conséquences des
actions individuelles intégrées en termes de transformation sociale.
L’intuition fondamentale jamais reniée de Honneth, depuis ses tout
premiers écrits, est qu’il faut sauver l’action sociale et historique de
toutes les formes de réductionnismes. Pour employer un vieux concept,
il s’agit de reprendre le projet d’une philosophie de la praxis. Comme
on va le voir, Honneth veut voir aussi dans la théorie matérialiste de
l’action la tentative de donner un sens nouveau, élargi (et sans aucun
doute discutable pour beaucoup) au matérialisme historique. Ce projet
de refondation élargie du matérialisme historique doit dès lors être
réalisé par l’intégration de l’impératif politique qui commande de
repenser la nature humaine, et l’impératif théorique qui commande de
ne pas réduire l’intersubjectivité et la capacité des sujets à l’action.
Dans un tel programme, la pensée de Marx est centrale, cela va de
soi. La pensée de Marx fournit à ce programme son inspiration décisive
parce qu’elle est lue comme la première théorie matérialiste systéma-
tique de l’intégration sociale et de l’action historique. Bien entendu,
tout aussi décisive est la vision normative de la société qui inspire les
écrits de Marx, l’idée d’une pleine réalisation de l’être humain par la
création d’une société où la liberté et l’égalité seraient enfin également

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réalisées. Enfin, le diagnostic pratique-théorique qui était celui de Marx
inspire aussi Honneth : la réalisation de la société émancipée se produit
à travers une série de conflits opposant groupes dominés et dominants.
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Détaillons maintenant les relations multiples et complexes à la


tradition marxiste qui informent cette entreprise d’anthropologie de

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164 JEAN-PHILIPPE DURANTY

l’action sociale. On verra à partir de là quelle interprétation Honneth


propose de l’œuvre de Marx.
La référence première est Feuerbach. C’est pour les deux auteurs la
référence première d’abord au sens temporel. C’est avec Feuerbach que
l’anthropologie philosophique débute véritablement puisqu’il est le
premier à proposer une critique de l’idéalisme et de la philosophie
transcendantale à partir d’une prémisse matérialiste, l’indépassable cor-
poréité de l’être humain. Au-delà de sa priorité chronologique, l’auteur
de la Philosophie du futur représente la référence première au sens
d’une source d’inspiration essentielle pour une version contemporaine
de théorie critique de la société. Or, comme on vient de le dire, la
théorie critique que le jeune Honneth avait en vue était une forme
rénovée de matérialisme historique. Dans un mouvement d’apparence
paradoxale, Honneth et Joas souhaitaient donc faire repartir le
marxisme sur de nouvelles bases par un retour aux origines de cette
pensée, en revenant sur la critique marxienne du matérialisme feuerba-
chien pour montrer les dimensions importantes qu’elle en laissait
échapper à son détriment.
La critique par le jeune Marx du matérialisme feuerbachien est
bien connue. Elle insiste d’une part sur le fait que la corporéité humaine
au fondement de la relation au monde n’est pas à concevoir de manière
contemplative, mais comme « activité humaine-sensuelle » 5. D’autre
part, elle insiste sur le fait que les objets ne sont pas donnés de toute
éternité mais sont eux-mêmes le produit du travail et de la subjectivité
humaine, produits donc historiquement. La notion de travail permet
d’intégrer les différents réquisits qui découlent de cette lecture critique
de Feuerbach. Par leur travail, les hommes créent leur nature extérieure,
donnent forme à leur propre sensibilité et corporéité, et bien sûr créent
leur société. Le sensualisme et l’intersubjectivisme feuerbachien,
accusés de passivité et d’anhistoricité, sont réinterprétés en un sens
praxéologique et historique, on passe d’une anthropologie de l’intersub-
jectivité à un véritable matérialisme historique.
Le gain théorique d’un tel mouvement est qu’avec lui, la reproduc-
tion et la transformation de la société apparaissent pleinement comme le
résultat de la pratique des hommes, une pratique cependant qui continue
d’être ancrée dans leur facticité biologique. Mais la concentration des

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thèmes feuerbachiens dans la seule notion de travail crée le danger
qu’ils ne soient pas eux-mêmes pleinement développés selon toutes
leurs potentialités. Premièrement, la « sensualité » fondatrice de l’être
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5. Selon le terme employé par Marx dans la cinquième thèse sur Feuerbach,
« menschlich-sinnlich ».

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humain ne se restreint pas à sa dimension praxéologique. Il est différent


de dire que la perception humaine trouve son origine dans les nécessités
de l’action et de dire qu’en sa structure essentielle elle se résume à
l’action. L’anthropologie philosophique insistera au contraire sur le fait
que, née des nécessités de l’action, la perception et en général l’ouver-
ture au monde caractéristique de l’être humain gagnent aussi un
pouvoir de détachement, de « contemplation » si l’on veut, mais une
« contemplation » qui est aussi source de liberté et qui n’est pas à
opposer à la capacité d’action, qui au contraire la rend possible.
Deuxièmement, l’altruisme feuerbachien insiste sur le conditionnement
intersubjectif de la conscience de soi. La réinterprétation de l’intersub-
jectivisme feuerbachien en praxis sociale tend à réduire le domaine de
l’interaction à la seule coopération dans le travail. De vastes pans de la
constitution intersubjective des individus disparaissent avec cette
interprétation par le travail.
Le projet d’anthropologie de l’action sociale décrit plus haut de
manière formelle reçoit donc davantage de déterminations à partir de
cette critique de la critique marxienne de Feuerbach. Pour en déployer
toutes les potentialités, il s’agit de revenir à la source de la pensée
marxienne, en deçà de sa réduction du « sensuel » au « humain-sensuel
pratique », et en deçà de la réduction de l’intersubjectif au travail social.
C’est justement cette double correction que l’anthropologie philoso-
phique influencée par l’interactionnisme de Mead permet d’apporter.
Un tel schéma interprétatif influe directement sur la lecture de
l’œuvre de Marx. D’abord, étant donné la centralité du concept de
travail chez Marx, et étant donné que ce concept provient de la récep-
tion critique du matérialisme anthropologique de Feuerbach, le moment
anthropologique ne cesse de fonder le matérialisme historique, jusque
dans le Capital. C’est bien parce que le travail permet aux individus de
façonner aussi bien leur monde extérieur, leur monde intérieur et leur
monde social, que son accaparement par les propriétaires des moyens
de production et sa défiguration dans la production de plus-values sont
des phénomènes historiques si délétères. Ainsi, selon Honneth, le
critère normatif ultime sur lequel repose la critique du mode de produc-
tion capitaliste reste jusque dans les écrits de la maturité, même s’il
n’est plus qu’implicite, une vision de nature anthropologique quant aux

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potentialités éducatrices et émancipatrices du travail. Ce qui change,
des écrits de jeunesse au Capital, c’est, selon Honneth, le point de vue
méthodologique. Alors que la théorie de l’aliénation procède à partir du
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point de vue subjectif selon lequel les individus modernes ne se


reconnaissent plus dans un travail qui devrait créer et exprimer leur
nature, la critique de l’économie politique procède à partir d’une forma-

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166 JEAN-PHILIPPE DURANTY

tion historique déterminée, le mode de reproduction capitaliste, dans


lequel la valeur est désormais capable de se valoriser de manière
autonome comme capital. Dans les textes de la maturité, le diagnostic
reste identique à celui des premiers écrits. Ce sont bien des dimensions
anthropologiques irréductibles, la constitution et l’expression de soi par
le travail, qui sont violées dans le système capitaliste. Mais l’argumen-
tation procède maintenant de manière fonctionnaliste en suivant les
métamorphoses de la valeur où l’aliénation n’est plus qu’une consé-
quence qui passe au second plan.
On le voit, une telle lecture de Marx est à l’opposé exact de la
lecture structuraliste 6. Honneth inscrit explicitement son projet dans la
tradition du « marxisme occidental » qui « ancre les catégories du
marxisme dans un modèle théorique de la praxis humaine » 7. Ainsi, par
exemple, les exégèses classiques de György Márkus et Agnès Heller
sont citées comme des exemples de médiations réussies entre matéria-
lisme historique et anthropologie philosophique 8.
Les interprétations de Márkus et Heller éclairent de manière parti-
culièrement nette les dimensions intersubjectives et normatives du
travail. Si l’on doit porter au crédit de Honneth d’avoir réintroduit la
notion de travail dans la philosophie sociale et politique contemporaine,
avec la troisième sphère de reconnaissance, il semble indiscutable qu’il
ait été influencé non seulement par le Hegel de Iéna, et par Durkheim,
mais aussi par le Marx des marxistes occidentaux. Dans la lecture qu’en
fait Márkus, le travail conçu comme interaction sociale n’est pas seule-
ment à l’origine des progrès accomplis dans la maîtrise de la nécessité
naturelle, mais est considéré également comme instrument d’éducation
et d’émancipation pour la conscience individuelle et l’intersubjec-
tivité. Par le travail, l’être humain apprend à se distancier aussi bien de
la nature externe que de sa propre nature et de son environnement
social. Ainsi, au-delà des progrès de la raison instrumentale, l’universa-
lisation des capacités humaines désigne également une graduelle prise
de distance d’avec soi qui rend possible un progrès de la raison morale,
et un développement intersubjectif par quoi le sujet prend conscience de
sa dépendance envers les autres à l’intérieur des relations de produc-

6. Voir la toute première étude d’Honneth, « Geschichte und Interaktions-

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verhältnisse : Zur strukturalischen Deutung des Historischen Materialismus », in U.
Jaeggi, A. Honneth (eds.), Theorien des Historischen Materialismus, Frankfurt,
Suhrkamp, 1977, pp. 405-449.
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7. Social Action and Human Nature, p. 3.


8. G. Márkus, Marxism and « Anthropology » : the concept of human essence
in the philosophy of Marx, Assen, Van Gorcum, 1978. A. Heller, The theory of
need in Marx, London, Allison and Busby, 1976.

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LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 167

tion, ce qui permet un développement de la coopération et de la solida-


rité. Dans le chapitre de Lutte pour la reconnaissance consacré à Marx,
Honneth reprendra cette analyse en la traduisant dans son vocabulaire,
c’est-à-dire en montrant la reconnaissance à l’œuvre dans le concept du
travail du jeune Marx 9.
Dans cet enrichissement du concept de travail, on reconnaît facile-
ment la distinction habermassienne entre action instrumentale et action
communicative. La position de Honneth face à cette distinction et le
rôle joué par la praxis marxienne dans ce jugement sont fort complexes.
D’une part, les différentes reconstructions du matérialisme historique
proposées par Habermas au cours des années 70 marquent profondé-
ment le travail de Honneth. Elles influencent directement sa lecture
critique de Marx. Comme on vient de le rappeler, cette critique, qui
apparaît déjà explicitement dans son livre co-écrit avec Joas, est guidée
par l’hypothèse selon laquelle, malgré la riche texture de son concept de
praxis, le jeune Marx avait déjà entamé la réduction de l’action sociale
à sa seule dimension utilitariste. Les œuvres systématiques de la matu-
rité sont lues comme autant de preuves de cette tendance de plus en plus
marquée, qui aboutit selon Honneth au « fonctionnalisme » et au « pro-
ductivisme » des conceptions orthodoxes de la philosophie marxiste de
l’histoire, telles par exemple qu’elles étaient utilisées par la première
génération de l’Ecole de Francfort 10. Le Marx du Capital est donc lu à
la lueur des potentialités non développées du Marx de la praxis,
potentialités qu’on peut redécouvrir en amont par un retour à
l’altruisme et à l’intersubjectivisme feuerbachien, et en aval à travers
l’action communicative habermassienne.
Mais d’autre part, la lecture par Márkus du Marx philosophe de
l’anthropologie pointe aussi en direction d’une fondation unifiée des
modes d’interaction, et donc en direction d’une dénonciation de la
célèbre dichotomie habermassienne entre action instrumentale et action
communicative. Honneth est célèbre pour avoir articulé cette critique en
ses termes les plus forts, dans la Critique du pouvoir 11. La source de
cette critique peut en être recherchée justement dans la reconstruction

9. La lutte pour la reconnaissance. Pour une grammaire des conflits sociaux,


Paris, Cerf, 2000, chapitre 7.

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10. Voir les études critiques sur les transformations du projet de l’Ecole de
Francfort : surtout, les trois premiers chapitres de la Critique du pouvoir (Kritik der
Macht. Reflexionsstufen einer kritischen Gesellschaftstheorie, Frankfurt,
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Suhrkamp, 1985) et « Kritische Theorie. Vom Zentrum zur Peripherie einer


Denktradition », in Die zerrissene Welt des Sozialen, Frankfurt, Suhrkamp, 1999,
pp. 25-72.
11. Kritik der Macht, chapitres 6 à 9.

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168 JEAN-PHILIPPE DURANTY

en amont de la pensée marxienne, si bien que Habermas fournit certes


un argument décisif, la notion d’interaction sociale pensée comme
action communicationnelle, qui permet de rompre avec le producti-
visme de la première génération critique, alors que, par ailleurs,
Habermas lui-même est tenu de rendre des comptes devant le concept
complet de praxis redéployé à partir de la tradition marxienne.
Troisièmement, la refondation unifiée des formes de l’interaction
sociale dénonce aussi la trop grande abstraction de l’action communica-
tionnelle habermassienne, du fait de son interprétation trop strictement
linguistique. Le passage au paradigme de la reconnaissance se justifie
par la nécessité de rendre compte des dimensions de l’interaction
sociale qui impliquent les sujets en deçà et au-delà du langage. Cette
nécessité de réincarner la communication se nourrit de la redécouverte
du sensualisme feuerbachien, ou plutôt de la source sensualiste, feuer-
bachienne, du matérialisme historique qui en permet l’élargissement au
normatif et à l’intersubjectif. Selon cette hypothèse, la relecture d’un
Feuerbach « anticipant les thèses de la psychanalyse et de l’interaction-
nisme » 12 met à découvert une veine théorique alternative et originale,
qui, du penseur allemand à Mead puis Winnicott, argumente certes en
faveur de l’intersubjectif et de la normativité dans la théorie de la repro-
duction sociale, mais en enracinant cette dernière dans la corporéité des
sujets.
Enfin, le dernier point fort de la réception critique des travaux de
Habermas, qu’on trouve déjà dans Action sociale et nature humaine, est
lui aussi une conséquence directe du projet de refondation élargie du
matérialisme historique. Avec sa théorie de l’évolution sociale pensée
en termes de développement, Habermas est accusé d’offrir une vision
survolante de l’histoire, une vision incapable de rendre compte du rôle
des conflits sociaux dans l’évolution sociale et d’informer de manière
pertinente les luttes contemporaines 13. Ici, l’inspiration est de nouveau
à trouver dans la construction originale d’une théorie marxiste de la
société qui aurait pris pleinement développé son héritage feuerbachien.
En effet, cette dernière objection à Habermas consiste à mettre en avant
une notion plus substantielle des conflits sociaux qui aurait la force et
même la violence du concept marxiste de lutte de classes, mais qui ne
réduirait pas la lutte sociale à sa dimension utilitariste, qui ancrerait au

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contraire les luttes dans une conception normative des besoins humains.
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12. Social Action and Human Nature, p. 17.


13. Social Action and Human Nature, pp. 164-167. De manière inattendue, cet
élément majeur de la critique d’Habermas est ainsi identique à la critique contre
l’interprétation structuraliste du marxisme.

168
LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 169

2. Considéré à partir de cette constellation de problèmes et de


ressources, le programme de philosophie sociale développé par
Honneth à partir de Lutte pour la reconnaissance et dans tous les textes
qui ont suivi le livre, est donc la tentative de renouvellement du maté-
rialisme historique à partir d’une base normative modifiée, par un
recours à des théorisations psycho-sociales contemporaines s’apparen-
tant aux questions traditionnelles de l’anthropologie philosophique. La
reconnaissance, comme on sait, prend chez Honneth la place de la
praxis et du travail comme concepts fondateurs. Mais il s’agit bien
toujours de matérialisme historique puisque la reconnaissance désigne
les processus historiques qui produisent des cadres sociaux déterminant
des rapports spécifiques à la nature, des formes spécifiques de person-
nalité et des mondes institutionnels spécifiques. Simplement, le
matérialisme désigne l’enracinement de l’action sociale dans ses pré-
conditions organiques et non pas la spécificité d’un mode de produc-
tion, et le social est conçu comme intégration communicationnelle
autour de normes et non pas comme la résultante d’une dialectique de la
production.
Le fait que le concept de travail soit remplacé par un concept à
teneur morale ne doit pas tromper sur la radicalité politique de l’éthique
de la reconnaissance. Honneth justifie toujours de la même façon le
passage du paradigme de la communication au paradigme de la recon-
naissance : il s’agit de décrire de manière plus vraisemblable que chez
Habermas ces expériences pré-scientifiques en lesquelles la théorie de
l’émancipation est censée s’ancrer 14. L’ancrage pratique de la théorie
sociale est bien sûr un réquisit essentiel de l’hégélianisme de gauche,
qui fut repris par Marx lui-même, qui fut adopté comme une règle
méthodologique centrale par Lukacs puis par la première génération de
l’Ecole de Francfort, et qui définit à lui seul toute une tradition que
Honneth veut explicitement poursuivre. L’un des avantages cruciaux
d’une théorie de la société qui conçoit celle-ci comme le produit de
luttes historiques pour la reconnaissance est qu’elle donne une place
centrale à la capacité d’action des sujets et des groupes et aux expé-
riences historiques de l’injustice. Ainsi, c’est dans l’histoire des mouve-
ments sociaux, en étudiant la teneur normative implicite des révoltes
contre les situations historiques d’injustice sociale, que Honneth a puisé

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14. Voir en particulier, « Die soziale Dynamik von Mißachtung. Zur
Ortbestimmung einer kritischen Gesellschaftstheorie », in Das Andere Der Gerech-
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tigkeit. Aufsätze zur praktischen Philosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000,


pp. 88-109 ; « Moral Bewußtsein und Klassenherrschaft. Einige Schwierigkeiten in
der Analyse normativer Handlungspotentiale », in Die zerrissene Welt des Sozia-
len, pp. 110-132.

169
170 JEAN-PHILIPPE DURANTY

les ressources conceptuelles dont est bâti son modèle. Ce sont par
exemple les expériences historiques de l’injustice qui auront guidé la
distinction des trois sphères de la reconnaissance. En ce sens, l’éthique
de la reconnaissance n’est rien d’autre que la théorie des mouvements
sociaux, la justification normative et pratique des luttes contre l’injus-
tice 15. L’ancrage pratique de la théorie sociale ne signifie pas seule-
ment que la théorie fait la théorie de la « transcendance immanente »
qui, de l’intérieur de la vie sociale, rend possible la résistance et la lutte.
Il signifie aussi que l’application pratique de la théorie, la justification
des luttes, est la fin ultime de la théorie. Que Honneth se soit depuis
toujours donné cette fin ne fait aucun doute. Il s’agit bien de « cons-
truire un modèle » qui puisse être « relié herméneutiquement à l’unique
situation d’expérience des sujets agissant au présent », pour que ce
modèle puisse « être introduit dans la praxis historique afin de procurer
une orientation pratique aux sujets agissants » 16.

3. Cependant, dans le modèle honnethien pleinement développé, on


est frappé par une relation paradoxale au premier horizon dont il est
issu. Il y aurait ainsi un second horizon marxiste pour l’éthique de la
reconnaissance, celui vers lequel elle pourrait peut-être se diriger avec
profit pour éliminer certaines de ses abstractions. Ce serait un horizon
d’avenir au statut paradoxal puisqu’il demanderait en fait, lui aussi, un
retour en arrière, une réminiscence des sources de ce modèle.
Ce qui étonne dans l’éthique de la reconnaissance telle qu’elle s’est
développée à partir de ses prémisses post-marxistes, c’est l’aspect dés-
incarné des interactions qu’on trouve dans chacune des sphères de la
reconnaissance. Plus particulièrement, la théorie de la socialisation
(première sphère), et la théorie normative du travail (troisième sphère)
semblent réduire l’interaction à des relations interpersonnelles. Il y
manque non seulement les médiations institutionnelles 17, mais aussi les
relations aux objets, à la nature, tout le côté « sensualiste », l’ouverture

15. En conséquence, il n’est pas exagéré de dire que, tout autant que pour le
Marx du Manifeste, « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des
luttes de classe », autant pour Honneth l’histoire moderne est l’histoire des luttes
pour la reconnaissance. Le choix de ce titre pour son ouvrage résume bien son

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projet : établir certes le matérialisme historique sur des bases nouvelles, mais pour
justement donner un nouvel élan à la théorie de la société hégélo-marxiste, dans
des contextes politiques, historiques et théoriques changés.
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16. Social Action and Human Nature, p. 166.


17. Ce défaut a été relevé et corrigé par Emmanuel Renault dans Expérience de
l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004,
notamment le chapitre 3, « Les institutions de l’injustice ».

170
LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 171

essentielle au monde, le rapport de contemplation-transformation avec


les mondes naturels et symboliques que la redécouverte de Feuerbach
était censée apporter à la reprise élargie du matérialisme historique.
Cette réduction de l’interaction à l’interpersonnel n’était pas
nécessairement inscrite dans la mise en place initiale du projet. Le
programme d’anthropologie de l’action sociale que la reconstruction de
l’anthropologie philosophique et la critique d’Habermas avaient permis
de mettre sur pied devait être réalisé par un recours massif à la
psychologie sociale de Mead, que Honneth voyait préfigurée par la
théorie de la « praxis intersubjective guidée par les besoins » 18 de
Feuerbach. Le terme de psychologie sociale ne doit pas induire en
erreur. Chez Mead, comme on sait, la théorie de la socialisation et de la
reproduction sociale est fondée sur des prémisses naturalistes et prag-
matistes. Elle analyse les spécificités de la socialité humaine en partant
du principe que les facultés humaines sont issues des exigences de l’ac-
tion, et qu’elles peuvent être étudiées par contraste avec les types
d’action dans leur environnement d’autres formes de vie organique. La
psychologie sociale de Mead s’intéresse donc d’abord aux interactions
entre animaux pour mieux cerner la spécificité des sociétés humaines, et
en ramenant toujours l’analyse des besoins et des facultés à leur origine
et expression corporelles. En ce sens, le naturalisme meadien est bien la
traduction au XXe siècle du sensualisme feuerbachien. D’autre part,
l’hypothèse fondamentale de Mead est justement une prémisse intersub-
jectiviste du genre de celles que Honneth et Joas avaient retrouvées
chez Feuerbach, l’idée que c’est en faisant surgir en moi la réaction
d’autrui à mes propres actions, en me faisant pour moi l’objet de mes
propres actions, en intégrant donc le point de vue d’autrui, que le sujet
se développe. Si l’on ajoute maintenant que, comme nous l’avons
montré, l’anthropologie de l’action sociale influencée par Mead devait
aussi aboutir à une nouvelle philosophie de la praxis dont le modèle se
trouvait dans le riche concept qu’en avait donné le jeune Marx à la suite
de Feuerbach, on voit que le premier programme de recherche était
particulièrement substantiel, et présentait, pour ainsi dire, des gages
matérialistes particulièrement convaincants. D’une part, il ne laissait
pas présager un abandon des relations à la nature, à la matière et aux
objets, l’abandon de toutes ces médiations matérielles que Marx avait

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incluses dans son analyse proprement philosophique du travail 19.
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18. Social Action and Human Nature, p. 14.


19. Par exemple au début du chapitre VII du Capital, pour citer un texte qui ne
soit pas les analyses classiques des manuscrits de 1844. Ce chapitre propose des

171
172 JEAN-PHILIPPE DURANTY

D’autre part, étant donné que le but explicite de cette référence à la


théorie meadienne de l’action était de fournir une théorie de l’action so-
ciale comme reproduction-transformation de la société 20, ce premier
programme de recherche donnait aussi des gages « matérialistes-histo-
riques » certains.
Les modèles de matérialisme historique que proposent La lutte
pour la reconnaissance et la version amendée des dernières années 21,
se restreignent à la psychologie génétique et à la psychologie sociale
conçue de manière étroite, pour les aspects constitutifs de la théorie, et
à une psychologie et épistémologie morale pour ses aspects normatifs.
Tout se passe comme si, malgré ses critiques de la dichotomie entre
action instrumentale et action communicationnelle, Honneth était resté
lui-même prisonnier d’une conception unilatérale du tournant commu-
nicationnel, un tournant interprété de manière trop exclusive, qui
l’empêche de considérer toute la complexité des interdépendances qui
lient entre elles les médiations matérielles et les médiations intersub-
jectives. La généalogie des paradigmes dressée par Habermas, selon
laquelle on passerait des philosophies du sujet à un modèle communi-
cationnel, semble avoir bloqué l’accès à tout ce que Honneth avait
redécouvert dans son retour aux sources « sensualistes » et « altruistes »
du matérialisme historique. Dans l’éthique de la reconnaissance déve-
loppée, le type de communication entre deux agents qu’Habermas
prenait comme cas idéal-typique pour étudier la logique des « speech
acts », donne la structure fondamentale sur laquelle toutes les interac-
tions sont pensées. Il s’agit d’une « action sociale (…) conçue comme
une procédure communicative au cours de laquelle au moins deux
sujets coordonnent entre eux leurs actions finalisées en s’entendant sur

analyses d’anthropologie philosophique qui annoncent celles des grands auteurs


allemands.
20. Voir Social Action and Human Nature, p. 10.
21. La lutte pour la reconnaissance (1994) représente l’aboutissement d’un
projet de théorie sociale préparé par tous les écrits de jeunesse, et notamment les
deux premiers livres, Action sociale et nature humaine (1980), et La critique du
pouvoir (1985). Dans la controverse avec Fraser déjà citée (2003), Honneth clarifie
la distinction entre les dimensions anthropologiques et historiques des sphères de la

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reconnaissance. Dans les textes des dernières années, Honneth ne pense plus
l’intersubjectivité, l’individuation par socialisation, à travers la référence à Mead,
mais par référence à la psychologie génétique contemporaine inspirée de
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l’interactionnisme (Winnicott et Daniel Stern). Pour un regard rétrospectif de


Honneth sur son propre trajet jusqu’à la version actuelle de théorie de la reconnais-
sance, voir « Grounding Recognition : a Rejoinder to Critical Questions », Inquiry,
45, 2002, pp. 500-503.

172
LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 173

une définition partagée de leur situation, grâce à l’usage de sym-


boles » 22. A la suite de cette définition de la communication, la
reconnaissance n’est conçue que comme relation d’agent à agent, même
dans les deuxième et troisième sphères qui considèrent pourtant l’indi-
vidu dans sa relation à la société toute entière.
Le paradoxe de cette réduction de l’interaction à l’interpersonnel,
ou même à l’interhumain 23, est d’autant plus éclatant que le premier
livre de Honneth l’avait lui-même identifié comme une direction
erronée. En présentant le contre-sens qui avait été commis lors de la
première réception de Mead en Allemagne, il écrivait avec Joas que son
association avec l’interactionnisme symbolique « donnait l’impression
qu’il partageait la restriction opérée par ce dernier, de l’action à l’inter-
action, que lui aussi considérait les fondements naturels de l’action
comme étant d’une importance seulement triviale, qu’il s’agisse du fait
que le corps humain est pourvu de besoins, ou de l’environnement
nécessaire à la vie » 24. C’était justement parce que Mead offre une
théorie de l’action humaine plus roborative, plus « matérialiste », une
théorie qui donne toute leur place aux « fondements naturels de
l’action », que Honneth l’avait utilisé comme la référence clef dans ses
premiers travaux, une référence capable de donner un contenu actualisé
à la reprise élargie du matérialisme historique. Comme le remarquaient
les auteurs d’Action sociale et nature humaine, « Mead n’accorde pas
une importance centrale à la forme de l’action qu’on appelle interaction,
mais plutôt à la manipulation par les êtres humains des objets
physiques. […] Le but de Mead, dès lors, n’est pas une théorie de
l’interaction, ou de l’action instrumentale, mais l’interconnexion de ces
deux théories ». C’est bien cela qu’une théorie matérialiste doit offrir.
Le tournant intersubjectiviste ne devrait pas conduire à l’abandon du
pôle de l’objet. Une philosophie de la praxis, même corrigée dans sa
dimension intersubjective, ne devrait pas oublier que, pour parler le
langage du Marx des Thèses sur Feuerbach, l’activité, la Tätigkeit, est
aussi objectale, « gegenständlich ». Identifier les dangers du paradigme
sujet-objet, la réduction de la rationalité à sa seule dimension
instrumentale, ne doit pas pour autant conduire à l’abandon de cette

22. Social Action and Human Nature, p. 155.

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23. On se restreint ici à l’absence de médiation matérielle. D’autres difficultés
normatives émergent avec le resserrement de l’interaction au social-humain. Pour
une discussion de l’absence de la nature et de l’animal dans l’éthique de la recon-
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naissance, voir J.-P. Deranty, « The loss of nature in Axel Honneth’s theory of
recognition. Rereading Mead with Merleau-Ponty », à paraître dans Critical
Horizons, vol. 6, 2005.
24. Social Action and Human Nature, p. 61.

173
174 JEAN-PHILIPPE DURANTY

dimension objectale-instrumentale. L’une des abstractions que le


recours à la tradition « sensualiste » peut corriger dans la théorie de
l’agir communicationnel est celle du dualisme entre les formes de
rationalité. Honneth avait bien cerné les dangers théoriques et pratiques
d’un tel dualisme, et pourtant il semble les reproduire par sa réduction
de l’interaction aux relations interpersonnelles.

4. Ce n’est pas l’endroit de développer systématiquement toutes les


implications de cette réduction de l’interaction à l’intersubjectivité
interpersonnelle et interhumaine. On peut tout de même indiquer
brièvement le type d’analyses vers lesquelles une philosophie de la
praxis redéployée, mais pleinement matérialiste, pourrait s’engager.
L’horizon qui se dessine alors surgit sous la forme d’une actua-
lisation de l’horizon refoulé décrit dans la première section de cet
article. De Feuerbach, on retient l’idée que : « le concept de l’objet
n’est originellement rien d’autre que le concept d’un autre Je – tout
apparaît à l’homme dans son enfance comme un être agissant librement
et arbitrairement –, ce qui signifie qu’en principe le concept d’objet est
médié par le concept de Tu, l’ego objectif. Pour utiliser le langage de
Fichte, un objet ou un alter ego est donné non pas à l’ego, mais au non-
ego en moi » 25. Comme on l’a dit, Feuerbach instaure selon Honneth
une veine alternative qui trouve chez Mead un développement plus
systématique, enrichi des données de la biologie moderne. Cela se
vérifie ici de manière particulièrement indéniable. L’analyse par
Feuerbach du rôle de l’objet pris par le sujet dans son ouverture aux
objets extérieurs annonce de manière extraordinaire les analyses de
Mead sur la constitution du corps propre et la perception d’objets
permanents. Selon Mead, l’unité de son propre corps émerge pour le
sujet à la suite de la réaction unitaire opposée à l’action et à la
résistance du monde extérieur. Mead ne fait qu’appliquer au corps
propre la même logique qui permet, à l’inverse, au sujet percevant, de
reconnaître dans le flux chaotique des qualités du monde extérieur des
objets identiques et permanents. Dans le cas de la perception, c’est la
résistance constante des objets à la préhension, réelle ou virtuelle (par
les mains ou par les yeux), qui permet de soupçonner des quasi-Je
derrière les surfaces des choses. Il est symptomatique que, déjà dans

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Action sociale et nature humaine, Honneth interprète les analyses de
Feuerbach sur le rôle de l’objet pris par le sujet dans un sens purement
interpersonnel. Ce côté est certes présent chez Feuerbach et Mead, mais
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25. Social action and human nature, p. 17. Voir Feuerbach, Philosophie du
futur, § 32.

174
LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 175

la réciproque aussi, que Honneth au contraire laisse en friche. A savoir :


il est indéniable que pour Feuerbach et Mead, c’est « la vue de l’homme
qui fait jaillir l’étincelle de la conscience et de l’intelligence » 26. Autre-
ment dit que la subjectivité se construit par intériorisation des
perspectives d’autruis. Mais la réciproque est vraie aussi, pour le
matérialiste comme pour le pragmatiste : c’est parce que je suis moi-
même objet pour des objets conçus à leur tour comme quasi-sujets que,
non seulement, je peux les percevoir comme des objets identiques, mais
que, plus profondément, je prends conscience de mon corps propre
comme d’un objet identique et permanent. C’est seulement à travers la
médiation du monde matériel que je prends possession de mon propre
corps. La subjectivité peut bien être conditionnée par la relation sociale,
elle ne s’incarne que par et dans le monde matériel. On voit ici ce que
peut signifier l’argument selon lequel l’intersubjectivité ne doit pas
exclure l’instrumentalité, mais qu’elles doivent au contraire se
compléter.
On peut suggérer quelques applications de ce schéma général aux
sphères de la reconnaissance. Ainsi, pour la première sphère, l’étude de
l’ontogenèse n’étudierait pas seulement les interactions du jeune enfant
avec les autruis primordiaux, mais inclurait aussi les interactions avec
le monde des objets, objets qu’on manipule, qui blessent, qui procurent
du plaisir, qu’il faut contourner ou enjamber, qu’on peut aussi détruire,
etc. Ces remarques attirent immédiatement l’attention sur le fait que le
monde des objets, par contraste avec le monde intersubjectif considéré
normativement comme rassurant et réconfortant, est certes un monde de
plaisir et de souffrance, mais plus fondamentalement, un monde de
défis, d’obstacles. L’enfant plongé dans ce monde construit une identité
personnelle et un corps propre à travers des expériences innombrables
qui lui révèlent ses limites, sa vulnérabilité, son incapacité à contrôler
ou surmonter, sa faiblesse même à se défendre. Le rapport au monde
matériel, même s’il n’est rendu possible normativement que par des
structures psycho-somatiques acquises intersubjectivement, est incon-
cevable en dehors de ses dimensions matérielles. Ces dimensions ont
bien sûr été prises en compte de longue date dans la psychologie
génétique, pour rendre compte des développements de la cognition
« épistémique ». Mais on voit maintenant qu’elles jouent aussi un rôle

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central dans la cognition morale et sociale. On peut risquer l’idée que le
besoin pour le jeune enfant de retrouver des périodes de fusion
symbiotique avec un autrui significatif, un besoin qui se poursuit dans
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la vie adulte avec la même impérieuse nécessité et dans les formes

26. Philosophie du futur, § 41.

175
176 JEAN-PHILIPPE DURANTY

acquises dans la petite enfance, doit être causé en partie par le besoin de
fuir un monde qui est un défi et une menace constante, un monde de
rareté structurelle, d’opposition systématique, de danger permanent 27.
Plus profondément encore, le rôle du monde matériel dans la constitu-
tion du sujet pourrait bien n’être pas que négatif, puisque la fusion
symbiotique elle-même est médiée par des qualités objectives. Le
réconfort que reçoit l’enfant sur le sein de sa mère est rendu possible
par le support de qualités sensibles, un goût, une chaleur, une odeur.
Pour que la fusion s’opère, il faut bien qu’elle se matérialise, et pour
cela il lui faut des objets. De ce point de vue, il faut dire que l’objet est
la condition matérielle de l’intersubjectif : sans la matérialité d’objets
privilégiés, il ne peut y avoir de réalité effective à l’union intersubjec-
tive. La recherche de la fusion, même de la pure fusion intersubjective,
implique toujours la recherche d’objets paradoxaux qui ne soient plus
des oppositions, des obstacles, des objections, mais qui au contraire
puissent porter, matérialiser celle-ci. Il se pourrait ainsi que le mythe de
la réconciliation avec la nature ait des origines ontogénétiques, qu’il
soit ancré dans la fuite hors d’un monde oppressant et dans les expé-
riences de réconciliations heureuses avec des objets de choix.
En ce qui concerne la troisième sphère, Honneth interprète dans ses
derniers textes la dimension normative du travail selon le « principe de
la performance ». Selon lui, l’un des acquis normatifs essentiels de la
modernité tient au fait que les individus ont obtenu le droit d’être
reconnus non plus seulement pour leur statut général d’êtres dotés de
droits, mais aussi pour leur contribution particulière à la vie sociale. Là
encore, les dimensions matérielles ont disparu. Le travail n’est plus
considéré que comme un rapport de l’individu à la société toute entière,
encore une fois, l’interaction est réduite à l’interpersonnalité. Etant
donné les origines et les visées matérialistes de l’éthique de la recon-
naissance, une telle désincarnation est tout à fait surprenante. Il semble
évident, et cela d’autant plus si l’on se met dans une perspective post-
marxiste, que le travail met en jeu des dimensions objectales et maté-
rielles irréductibles, non seulement d’un point de vue constitutif mais
aussi d’un point de vue normatif. A un premier niveau, la reconnais-
sance dans et par le travail ne concerne pas seulement la reconnaissance
des talents et contributions personnelles, mais aussi la reconnaissance

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du produit du travail. Même lorsque les droits du travail sont formel-
lement institués, le déni de reconnaissance qui porte sur le produit de ce
travail peut avoir des effets aussi graves que le déni des talents et des
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27. On retrouve les dimensions matérielles de la praxis si précisément analysées


par Sartre dans le premier livre de la Critique de la raison dialectique.

176
LES HORIZONS MARXISTES DE L’ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE 177

identités. Cette contradiction est un phénomène largement répandu dans


les milieux du travail actuels. Plus profondément, l’aspect matériel du
travail, le rapport des sujets travaillant avec la matière et les objets, leur
rapport avec ce qui, matière, permet la domination et le contrôle de la
matière (les outils, les instruments, les machines), tout cela joue un rôle
constitutif déterminant qui ne manque pas d’avoir des impacts nor-
matifs spécifiques. Par exemple, la reconnaissance est aussi celle qui
s’obtient d’avoir su « tricher » avec la matière et son obstructionnisme
systématique 28. Ici la reconnaissance par les pairs est différente de la
reconnaissance sociale générale. Elle ne porte pas sur les compétences
telles qu’elles sont exprimées dans la hiérarchie des valeurs sociales,
mais sur des savoir-faire précis, indéchiffrables de l’extérieur, mais
essentiels pour l’estime de soi du travailleur dans son milieu profes-
sionnel propre. Une telle forme de reconnaissance n’a aucun sens en
dehors des défis spécifiques que pose la « matière » et les « outils »
spécifiques des travaux en question. Ce ne sont là que quelques
indications de recherche qui semblent s’imposer à la théorie de la
reconnaissance si elle souhaite véritablement déployer une forme élar-
gie de matérialisme historique.
On voit que l’un des enjeux importants d’une telle inflexion
matérialiste de la théorie de la reconnaissance est de définir une pers-
pective roborative pour une critique contemporaine de l’économie
politique conçue comme procès du travail. Honneth a fait partie des
habermassiens qui ont remis en cause la réduction de la sphère écono-
mique à un sous-système de la reproduction sociale exonéré de la
discussion sur les normes 29. Le « principe de la performance » sert à
corriger la vision fonctionnaliste du travail. Il met l’accent sur le fait
que l’activité économique, contrairement à la conclusion à quoi tend la
vision habermassienne de l’économie comme sous-système de la repro-
duction sociale, ne saurait être analysée de manière purement
instrumentale. Au contraire, selon Honneth, l’activité économique
prend place dans un cadre normatif parce que cette activité dépend,
comme toute action sociale, de normes et valeurs fondamentales qui
seules peuvent permettre aux agents de coordonner leurs actions.
L’ordre de la reconnaissance par la performance exprime certes un état
donné de la domination sociale, mais inversement, étant le résultat

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historique des rapports de force entre groupes sociaux, il peut à chaque
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28. Tout cela a été analysé en détail par Christophe Dejours dans ses recherches
sur la psychodynamique du travail, voir par exemple, Travail, usure mentale, Paris,
Bayard, 2000 (2ème édition).
29. Dans Kritik der Macht, chapitre 9.

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178 JEAN-PHILIPPE DURANTY

instant être renégocié. Malgré son aspect idéologique irréductible 30,


Honneth maintient donc qu’un ordre de la reconnaissance est indispen-
sable au fonctionnement du système économique. Cette analyse de
l’activité économique par le principe de la performance 31 a le grand
mérite d’appréhender celle-ci selon une perspective normative forte.
Elle permet de rester au plus près des expériences de l’injustice
économique en les décrivant comme des formes spécifiques de bles-
sures morales, ou de maintenir la possibilité d’une transformation de la
société par les individus eux-mêmes, à partir de la mise en question de
sa structure économique 32. Mais on voit aussi tout ce que le projet
matérialiste original aurait pu apporter de dimensions supplémentaires,
qui n’auront pas été exploitées dans les différents modèles ultérieurs
d’éthique de la reconnaissance. Le principe de la performance ne per-
met de critiquer que les justifications attachées à la division générale du
travail, alors qu’une critique proprement matérialiste (matérialiste aux
deux sens qu’on aura dégagés, naturaliste et historique) permettrait de
prendre en compte une part plus importante des phénomènes liés au
mode actuel de la production capitaliste, par exemple les formes
contemporaines de l’aliénation et de la réification, notamment l’impact
des nouvelles technologies et des nouvelles méthodes de travail, les
dénis de reconnaissance propres aux milieux de travail spécifiques,
voire même les formes spécifiques d’exploitation et de destruction des
milieux naturels et des êtres non humains.

30. Honneth s’intéresse particulièrement au « partage du sensible », comme dit


Jacques Rancière, qu’opère un ordre normatif donné entre les activités reconnues
dans le processus économique, et celles qui y sont invisibles. Même si ce n’est bien

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sûr pas la question centrale pour Marx, elle est malgré tout intrinsèquement liée au
problème de la domination idéologique dans le mode de production capitaliste, voir
par exemple Le Capital, Livre I, chapitre XVII.
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31. Qui, selon Honneth, doit toujours être renforcé du principe de la


reconnaissance égale selon le droit.
32. Puisque l’ordre la reconnaissance est, en droit tout au moins, toujours
renégociable.

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