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LA DESHUMANISATION ET L'EXEMPLARITE
DANS L'ESPÈCE HUMAINE DE ROBERT ANTELME
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires
pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)
2007
Dans L'espèce humaine, Robert Antelme témoigne de son expérience dans les camps de
concentration allemands. Privilégiant un style neutre, il choisit de limiter son récit aux mois
passés dans le camp et cherche à inscrire son expérience personnelle dans un contexte global
plutôt que de l'individualiser. Dans son témoignage, il fait la démonstration du processus de
déshumanisation entrepris dans les camps, qui toucha non seulement les détenus mais également
leurs bourreaux; les prisonniers se transforment en bêtes, alors que les nazis deviennent les
rouages de l'immense machine concentrationnaire. L'usage de la métonymie permet d'illustrer
les deux forces qui s'opposent dans le récit : d'une part le processus de déshumanisation mené
dans les camps, et d'autre part l'irréductibilité de l'espèce humaine. Cette dernière en vient à
dépasser la tentative de déshumanisation dans le texte, ce qui prouve que malgré l'extrême
dureté des événements qu'il a vécus Antelme parvient à porter un regard humaniste sur
l'expérience des camps.
AVANT-PROPOS
Mille mercis à ma directrice de maîtrise, Andrée Mercier, pour sa disponibilité, son écoute, sa
collaboration de tous les instants et son infinie patience. Elle a su me soutenir, me comprendre et
me guider; elle a surtout su demeurer proche malgré la distance. Je l'en remercie de tout cœur.
Merci à Emmanuelle Ravel de m'avoir fait découvrir le texte poignant, sensible et essentiel
qu'est L'espèce humaine.
Merci à Bruno Chaouat et Julie Lachance de m'avoir donné accès à leurs travaux.
Merci à Geneviève Dumais, Sofie Dumais et Sara Pogliani pour leur aide précieuse.
Merci à Geneviève Émond pour son appui indéfectible. Son support, autant logistique qu'affectif,
aura grandement contribué à l'aboutissement de ce projet.
RÉSUMÉ
AVANT-PROPOS ii
TABLE DES MATIÈRES iii
INTRODUCTION 1
CHAPITRE I : À PROPOS DE ROBERT ANTELME ET DE L'ESPÈCE HUMAINE _ 1 0
Le parcours de Robert Antelme 11
L'expérience concentrationnaire 12
Après les camps 15
Le statut littéraire de L'espèce humaine 20
CHAPITRE II : VERS UNE ANALYSE FORMELLE m, L'ESPÈCE HUMAINE 28
Le cadre temporel du récit 30
L'engloutissement total _ _31
Un flou temporel _33
Deux écarts significatifs 36
Sur le style de L'espèce humaine 38
Langue d'oppression, langue d'échange 40
Les niveaux de langage 44
La deshumanisation des détenus _47
La reconnaissance infinie de l'autre 48
Le détenu, une bête? 54
Entre l'ombre et la lumière 58
La déshumanisation des bourreaux 62
Une immense machine _63
La grande mascarade • _64
CHAPITRE III : LA MÉTONYMIE, PIERRE ANGULAIRE DU RÉCIT 70
Métonymie et processus de déshumanisation _ 73
La mort de plain-pied avec la vie _73
Des bruits de galoche, des toux 78
Une société de pieds et de hanches 80
C'est le corps qui aura décidé 84
Les mâchoires, les cuisses, les joues 87
Le wagon, la colonne, la cargaison 92
Métonymie et processus de généralisation 95
Le SS, l'homme de la route, l'homme du camp 95
II n'y a qu'une espèce humaine 99
IV
CONCLUSION 103
BIBLIOGRAPHIE 110
ANNEXE A : REPÈRES BIOGRAPHIQUES DE ROBERT ANTELME 117
ANNEXE B : HIÉRARCHIE ET FONCTIONS AU CAMP DE GANDERSHEIM 123
INTRODUCTION
Je rapporte ici ce que j'ai vécu. L'horreur n 'y est pas gigantesque. Il n 'y
avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L'horreur y est
obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante,
anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n 'aura été que la revendication
forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu 'au bout,
des hommes.
Robert Antelme
Avant-propos de L'espèce humaine
Les camps de la mort ne peuvent être considérés comme un simple élément relatif à la
Seconde Guerre mondiale - en raison de leur caractère unique et phénoménal, qui tient au
nombre important de victimes ainsi qu'à la mise sur pied rationnelle d'un véritable système
d'extermination - et les récits qui en ont été faits ne peuvent être non plus assimilés à une
littérature « de guerre ». Ils appartiennent à un corpus distinct, qui relate spécifiquement cet
événement hors du commun, et que l'on nomme maintenant « littérature
concentrationnaire ».
Sur le lot de textes relatant l'expérience des camps — on en compte une centaine - un petit
nombre seulement a su déborder le cadre du témoignage à portée historique. Ces œuvres
sont maintenant prises en compte par les théoriciens de la littérature lorsqu'ils se penchent
sur la production littéraire du XXe siècle. Comme l'expliquent Dominique Viart et Bruno
Vercier dans leur ouvrage La littérature française au présent (2005), « la question [est] de
réfléchir à la fois à ce que la littérature contemporaine peut dire des camps - de
concentration et d'extermination - , à la trace qu'elle continue de porter de cette horreur du
XXe siècle et à ce que l'expérience des camps, leur ombre portée si insistante dans notre
mémoire,./»// à la littérature » (VIART 2005 : 170).
La question du témoignage littéraire - fondée sur les premiers récits de survivants publiés à
la fin des années 40 - est ici essentielle. Les rescapés des camps, qui ont témoigné de leur
expérience, ont tous été confrontés au problème du « comment dire? »; c'est donc dans
cette quête d'une forme d'expression qui permettrait de faire passer un message
apparemment intransmissible que réside la valeur littéraire des récits de camps. Il s'agit de
pouvoir avoir recours a l'imagination - c'est-à-dire aux outils de la littérature - tout en
sachant que l'expérience dont on cherche à témoigner dépasse les limites mêmes de cette
imagination : « La différence entre l'art du divertissement et l'exigence littéraire est ici
décisive : "Les artistes authentiques d'aujourd'hui sont ceux dans les œuvres desquels
l'effroi le plus extrême se prolonge dans un tremblement" » (VIART 2005 : 172)1.
L'espèce humaine, du Français Robert Antelme, fait partie de ces témoignages considérés
aujourd'hui comme des œuvres de littérature concentrationnaire. En effet, le texte
d'Antelme permet la « transformation d'une expérience en langage », pour reprendre les
mots de Georges Perec, rendant ainsi possible la transmission d'un vécu aussi incroyable
que celui des camps. Arrêté à Paris pour faits de résistance en juin 1944, Robert Antelme
passera onze mois dans les camps allemands de Buchenwald, Gandersheim et Dachau. Il
sera rescapé in extremis en mai 1945; atteint du typhus, ayant perdu près de 45 kilos, il
1
Les propos cités par Viart et Vercier sont ceux d'Adorno, tirés de sa Dialectique négative (1966).
mettra plus d'un an à se rétablir. C'est au lendemain de cette pénible convalescence qu'il
écrira le récit de son expérience, qu'il intitula L'espèce humaine.
Ouvrage unique d'un homme qui ne s'est jamais prétendu écrivain, L'espèce humaine
demeure un récit décisif et un témoignage-phare de ce que furent les camps de
concentration allemands. Publié en 1947 par une minuscule maison d'édition parisienne, le
texte passera complètement inaperçu; il faudra attendre sa publication par la prestigieuse
maison d'édition Gallimard, en 1957, pour que soit reconnu le travail d'Antelme. Depuis,
plusieurs lectures importantes de l'œuvre ont été faites - mentionnons entre autres l'analyse
de Maurice Blanchot parue pour la première fois en 1962 et celle de Georges Perec parue
en 1963 - et plusieurs ouvrages consacrés à Antelme et à son texte ont été publiés,
accréditant le caractère proprement littéraire de l'œuvre. Depuis la mort de Robert Antelme
en 1990, on assiste à un notable regain d'intérêt pour L'espèce humaine: trois
monographies et un recueil de textes portant sur l'œuvre ont été édités, ainsi qu'un certain
nombre d'articles. De plus, sept traductions du texte - sur un total de huit - ont été publiées
depuis 1993.
Bien que les qualités esthétiques et littéraires de L'espèce humaine soient de plus en plus
reconnues, il n'en demeure pas moins que peu d'études ont été consacrées à la forme du
texte. Plusieurs se sont penchées sur les principaux enjeux et questions défendus et illustrés
par Antelme dans son récit - la mémoire, la reconnaissance, l'identité, l'indicible et
l'inimaginable, et surtout, l'humanité2 — mais peu ont concentré leurs efforts sur l'aspect
formel du texte. Certains chercheurs ont comparé L'espèce humaine à d'autres récits de
littérature concentrationnaire3 - notamment aux ouvrages de Primo Levi, de David Rousset
ou de Georges Perec - mais sans considérer de façon précise les spécificités formelles de
l'œuvre d'Antelme.
2
Catherine Doroszczuk s'est intéressée à la notion de mémoire, Christophe Bident à celle de la
reconnaissance, Marylène Duteuil et Linda Pipet au concept de l'indicible et de l'inimaginable, Stéphane
Bikialo à l'identité et Martin Crowley et Alain Parrau à la notion d'humanité dans L'espèce humaine. On
trouvera une liste d'études en bibliographie.
3
C'est le cas de Françoise Carasso et de Manet Van Montfrans.
Dans un épisode de L'espèce humaine, alors que les soldats américains entrent dans le
camp de Dachau, Antelme explique que plusieurs détenus ont voulu leur parler, leur
raconter l'horreur qu'ils avaient vécue. Rapidement, les survivants se sont trouvés
confrontés à une grande difficulté de communication; voulant à tout prix parler et être
entendus, ils se butèrent à ce qu'Antelme appelle une « nécessaire incrédulité » :
II y en a qui essayent de lui raconter des choses. Le soldat, d'abord écoute, puis
les types ne s'arrêtent plus : ils racontent, ils racontent, et bientôt le soldat
n'écoute plus [...] l'ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu sa
propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en
bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui, sous cette réserve, le sentiment
qu'il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie,
intransmissible. [...] Les histoires que les types racontent sont toutes vraies.
Mais il faut beaucoup d'artifice pour faire passer une parcelle de vérité et, dans
ces histoires, il n'y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité.
(ANTELME 1978: 317)4
Ce que Robert Antelme appelle « l'artifice » consiste pour une bonne part en un travail
d'écriture et de mise en images. Dès son avant-propos, il souligne que le recours à
l'imagination sera pour lui la seule manière de témoigner de son expérience dans les
camps : « Cette disproportion entre l'expérience que nous avions vécue et le récit qu'il était
possible d'en faire ne fit que se confirmer par la suite. [...] Il était clair désormais que
c'était seulement par le choix, c'est-à-dire encore par l'imagination, que nous pouvions
essayer d'en dire quelque chose » (EH 9). Ce sont ces choix que nous avons cherché à
identifier et à analyser : nous avons voulu voir par quels moyens Robert Antelme parvient à
contourner cette nécessaire incrédulité afin de « faire passer » la vérité de son expérience,
car c'est bien ici que se situe la valeur littéraire de L'espèce humaine. Nous avons donc
cherché à analyser les aspects formels du texte et à voir de quelle manière le texte s'articule
et, surtout, comment il parvient à transmettre l'essence même d'une expérience souvent
qualifiée d'indicible.
L'espèce humaine étant un texte d'une éloquence rare — compte tenu de la difficulté que
représente le témoignage d'un vécu aussi incroyable -, nous nous sommes penchée sur ses
4
L'ouvrage L'espèce humaine sera désormais désigné par l'abréviation EH, suivie immédiatement du folio.
diverses caractéristiques, afin d'en comprendre la structure. Le but de nos recherches était
d'analyser la forme du récit - ses thématiques, sa structure narrative, son découpage
temporel, ses champs lexicaux, ses isotopies - plutôt que son seul contenu. En fait, il
s'agissait pour nous de découvrir de quelle manière le texte exprime et véhicule son propos,
plutôt que de strictement étudier le propos lui-même. Pour ce faire, nous avons procédé à
une analyse s'attachant avant tout à l'écriture du texte, et non pas au contexte social,
politique ou historique dans lequel il a été créé.
Dans le cadre de notre analyse de L'espèce humaine, nous avons tout d'abord procédé à un
découpage thématique du texte, afin d'en identifier les principales oppositions sémantiques.
Nous avons ensuite, à l'aide de divers outils propres à la rhétorique et à la stylistique,
identifié et répertorié les principales métaboles ainsi que les procédés langagiers récurrents.
Finalement, nous avons cherché à comprendre comment et pourquoi Antelme utilise ces
figures et procédés, et quels en sont les effets.
Dans le premier chapitre de notre étude, nous procéderons à une présentation de la vie et de
l'œuvre de Robert Antelme5. Même si son œuvre est de plus en plus reconnue par le monde
littéraire, Antelme demeure peu connu; c'est notamment en raison de son immense souci de
5
Nous avons cru bon fournir une chronologie en annexe (voir Annexe A) car le format du présent mémoire ne
nous permettait pas d'inclure tous les détails biographiques dans le corps du texte.
discrétion et du fait qu'il n'aura publié qu'un seul ouvrage qui, rappelons-le, attira peu
l'attention lors de sa parution. Souvent, le seul détail biographique que l'on connaît de lui
est son mariage avec la célèbre auteure Marguerite Duras; il aura pourtant fait partie de
plusieurs groupes importants dans les décennies 1950 et 1960 - Groupe de la rue Saint-
Benoît, Comité d'action contre la poursuite de la guerre en Algérie, Comité d'Action
Étudiants-Écrivains en Mai 68, etc. -, et aura participé à de nombreuses luttes politiques et
sociales, jouant un rôle important au sein du milieu intellectuel parisien de l'époque.
Comme ce sont bel et bien la vie et les actions de Robert Antelme - en l'occurrence son
appartenance à un mouvement clandestin et sa participation à des activités de résistance -
qui ont mené à son incarcération, une présentation de l'auteur nous permettra de mettre en
relief certains éléments biographiques éclairant non seulement le projet d'écriture de
L'espèce humaine, mais également la place qu'aura pris le récit dans la vie de son auteur.
En effet, les principes et notions exprimés dans L'espèce humaine — notamment
l'irréductibilité de l'espèce humaine et la reconnaissance infinie d'autrui - ont porté toutes
les actions, les prises de position et les luttes menées par Antelme au cours de sa vie. Nous
verrons comment son expérience dans les camps changea à jamais sa perception des
hommes et du monde, en plus de marquer profondément ceux et celles qui l'ont côtoyé.
Dans un deuxième temps, le premier chapitre examinera la rédaction, la publication et la
réception de L'espèce humaine, afin de préciser le statut littéraire du récit. Nous
examinerons les plus importantes lectures qui en ont été faites - celles de Maurice Blanchot,
Georges Perec, Martin Crowley et Lucie Bertrand, entre autres - et qui viennent en
confirmer le caractère hautement littéraire, c'est-à-dire qui mettent en évidence ses qualités
esthétiques en tant que témoignage, la pertinence de son propos et sa capacité à rendre
compte d'une expérience indicible. Finalement, nous nous attarderons sur le regain
d'intérêt que connaît l'œuvre depuis la mort de son auteur.
Dans le deuxième chapitre du présent mémoire, nous ferons une présentation de l'œuvre,
avant d'en analyser les principales caractéristiques formelles. Nous nous pencherons sur le
découpage temporel de L'espèce humaine, ou plutôt sur son indétermination temporelle.
Nous verrons comment Antelme plonge le lecteur au cœur de l'expérience en le privant de
toute mise en contexte, et comment cette entrée en matière brutale sert le témoignage en
reproduisant dans sa structure même l'égarement ressenti par les prisonniers lors de leur
arrivée au camp. À plusieurs reprises dans son récit, l'auteur placera son lecteur dans la
position d'un détenu novice qui fait son entrée au camp et qui n'en comprend pas les règles
de fonctionnement. Nous verrons également comment Robert Antelme laisse délibérément
son récit dans une sorte de « flou temporel » qui tend à reproduire le caractère irréel, lourd
et interminable du séjour.
Par la suite, nous verrons à dégager certaines spécificités stylistiques du récit, telles que la
construction phrastique, le rythme, le vocabulaire, le ton, etc. Nous observerons de quelle
manière Antelme adapte son style afin de raconter certains événements-clés de son
expérience, en plus de nous pencher sur l'utilisation de divers procédés langagiers - tels
que le pérégrinisme, le baragouin, le langage familier, les gros mots et les onomatopées -
qui participent à la transmission et à l'intelligibilité de son expérience.
Bien que Robert Antelme démontre clairement dans son texte que le processus de
déshumanisation visait avant tout les détenus, il fait le constat que les bourreaux ont eux
aussi été transformés par l'entreprise de destruction menée dans les camps. Ainsi, il montre
que les dirigeants nazis - SS et kapos - ont eux aussi été déshumanisés par le régime
infernal du camp. Pour ce faire, il use de deux isotopies importantes : celle du théâtre et
celle de la machine. Dans la dernière partie du deuxième chapitre, nous étudierons donc ces
deux isotopies, et verrons comment elles signifient que les bourreaux étaient eux aussi
affectés par le processus de déshumanisation mené dans le camp.
Dans le troisième et dernier chapitre de notre étude, nous observerons de façon plus précise
l'utilisation de la métonymie dans L'espèce humaine, et le rôle majeur qu'elle y joue. Nous
verrons comment la figure métonymique sert à illustrer le processus de déshumanisation
entrepris dans les camps, en montrant chacune des « étapes » de ce lent anéantissement : la
perte de valeur des détenus, le morcellement progressif de leur identité, leur lutte constante
contre la mort, la transformation de leur physionomie, etc. Nous nous pencherons sur le
rapport qu'entretient Antelme avec son corps, qui semble peu à peu se détacher de lui.
Aussi, nous observerons comment la métonymie sert à illustrer les rapports entre les
victimes et leurs bourreaux, et comment le corps joue un rôle essentiel dans ces relations.
Livre exemplaire d'une œuvre unique, dont le souci était aussi peu que
possible littéraire et qui appartient cependant au plus haut point à la
littérature, qui y appartient au point assez pour qu 'il n 'y ait pas jusqu 'à la
littérature qui n'en ait été profondément modifiée, L'espèce humaine est
l'unique livre de Robert Antelme et il est l'un des rares livres auxquels on
doive de savoir ce qu 'ont été les camps; auxquels on doive donc de savoir ce
qu 'a été ce siècle.
Michel Surya
Présentation de la revue Lignes no 21 - Robert Antelme,
Présence de L'espèce humaine
« C'est l'homme que j'ai connu qui a le plus agi sur les gens qu'il a connus, l'homme le
plus important quant à moi et quant aux autres. Je ne sais pas nommer cela. Il ne parlait pas
et il parlait. Il ne conseillait pas et rien ne pouvait se faire sans son avis. Il était
l'intelligence même et il avait horreur de parler intelligent », explique Marguerite Duras6,
pour décrire celui qui fut son époux, son compagnon de Résistance et son grand ami,
Robert Antelme.
Le nom de Robert Antelme est généralement associé à deux choses : la littérature dite
concentrationnaire, d'une part, et le « Groupe de la rue St-Benoît »7 d'autre part. Avec ce
dernier, Robert Antelme a été de plusieurs batailles : de la Résistance à l'opposition à la
prise de pouvoir du général De Gaulle, en passant par le droit à l'insoumission dans les
guerres d'Algérie et du Viêt-Nam et l'effervescence de Mai 68.
6
Les propos de Marguerite Duras, qui ont été recueillis par Jean-Pierre Saez pour le film « Autour de Robert
Antelme » réalisé par Jean Mascolo et Jean-Marie Turine, sont reproduits dans DOBBELS 1996 : 252-272.
7
L'appellation « Groupe de la rue St-Benoît » fait référence à l'appartement (5 de la rue Saint-Benoît à Paris)
que Marguerite Duras habita toute sa vie et dans lequel bon nombre d'intellectuels français se sont réunis,
réfugiés ou installés pour une période plus ou moins longue. Robert Antelme a joué un rôle crucial dans ce
groupe qui a réuni Marguerite Duras, Edgar Morin, Dionys Mascolo, Claude Roy, Georges Bataille, Michel
Leiris et plusieurs autres intellectuels et écrivains.
11
Dans cette première partie de notre étude, nous nous pencherons sur la vie et l'œuvre de
Robert Antelme. Il s'agit tout d'abord pour nous de replacer L'espèce humaine dans son
contexte; comme le récit se limite très strictement aux mois passés dans le camp et que
l'auteur ne dévoile rien de ce qui a précédé son incarcération - son enfance, sa famille et
amis, ses études et son métier, sa participation à des activités de résistance, les raisons et
circonstances de son arrestation, etc. -- ni de ce qui a suivi - son sauvetage, sa
convalescence, son état d'esprit lors de la rédaction de son témoignage, les conséquences
de son expérience sur sa vie, ses convictions et son implication politique, etc. - il nous
semble qu'une présentation de Robert Antelme s'impose. Par contre, mentionnons que
malgré l'absence de ces détails d'ordre biographique, L'espèce humaine n'en demeure pas
moins un tout complet et cohérent; il ne s'agit donc pas de « bonifier » le texte, mais bien
de le mettre en contexte de façon à bien en comprendre le projet d'écriture et les choix au
plan du contenu.
Par la suite, nous examinerons la question du statut littéraire de L'espèce humaine, en nous
attardant notamment à la rédaction et à la réception de l'œuvre, ainsi qu'à quelques
importantes lectures et analyses qui en ont été faites. Nous rendrons également compte du
regain d'intérêt que connaît l'œuvre depuis la mort de son auteur en 1990.
8
Scandale financier au crédit municipal de Bayonne, dévoilé en décembre 1933, qui contribua à la chute du
ministère Chautemps, au réveil de l'extrême droite et aux émeutes du 6 février 1934. À son origine, se trouvait
Alexandre Stavisky (1886-1934), dont la mort, suicide ou assassinat, ne fiit pas éclaircie.
9
Le père de Robert Antelme procéda à l'arrestation du maire et du patron du Crédit municipal de Bayonne en
décembre 1933. Il fut conséquemment rétrogradé au poste de percepteur.
12
Robert Antelme commence des études de droit en 1936, avant d'être incorporé à la fin de
l'été 1938. Il est envoyé à Rouen, dans le 39e Régiment d'infanterie. Lors d'une courte
permission en septembre 1939, il marie Marguerite Donnadieu (qui deviendra Duras), sa
compagne depuis trois ans. Il rentre à Paris en septembre 1940 et décroche un emploi de
rédacteur auxiliaire à la préfecture de Paris. C'est là qu'il participe à ses premières activités
de Résistance : il aide la rédactrice principale10 à transmettre des documents, à subtiliser
des dossiers compromettants, à aider des étrangers ou à détruire des dénonciations. Au
printemps 1943, Robert Antelme fait la rencontre de Dionys Mascolo11, et l'été suivant, de
François Mitterrand12. Au cours des mois qui suivent, il s'engage de plus en plus dans la
Résistance en militant au sein du groupe MNPDG (Mouvement National des Prisonniers de
Guerre et Déportés) dirigé par Mitterrand : il recrute dans les administrations, transmet des
documents qu'il vole au ministère où il est employé, en plus de faire disparaître des listes
de personnes recherchées.
L'expérience concentrationnaire
Au lendemain de son arrestation, Antelme est interné à la prison de Fresnes, près de Paris.
Quelques semaines plus tard, il est déporté en Allemagne; en août 1944 on l'envoie à
10
« Jacqueline Lafleur [rédactrice à la préfecture de Paris de 1938 à 1944] obtint, à la Libération, la médaille
de la Résistance et le mérite franco-britannique pour faits de résistance » (ADLER 1998 : 142). Elle sera
l'amie de Robert Antelme jusqu'à la fin de sa vie.
11
Dionys Mascolo (1916-1997) a été sans contredit l'ami le plus proche de Robert Antelme. Il fera partie de
l'expédition qui tirera Antelme du camp de Dachau en 1945.
12
François Mitterrand (1916-1996) est fait prisonnier en Allemagne en 1941 mais réussit à s'évader. Il
devient alors chef d'un mouvement de résistance en France, avant d'être nommé député puis ministre. Il sera
président de la France entre 1981 et 1995.
13
Dans L'espèce humaine, Antelme mentionne une seule fois le nom de l'un des camarades avec qui il a été
arrêté en juin 1944 : « Je suis remonté sur ma paillasse. Paul, avec qui j'avais été arrêté, dormait à côté de
moi » (EH 16). Il s'agit de Paul Pilven.
13
Buchenwald, camp de travail situé près de Weimar. Il y restera plus de deux mois, avant
d'être déplacé vers le camp de travail de Gandersheim, l'un des nombreux kommandos14 de
Buchenwald, situé dans la vallée du Harz. C'est dans ce deuxième camp que Robert
Antelme passera sa plus longue période de détention, soit près de sept mois.
Le 4 avril 1945, alors que les Alliés sont à moins de cinquante kilomètres de Gandersheim,
les 450 détenus quittent le camp et marchent sans répit pendant une dizaine de jours15.
Lorsqu'on les embarque dans un train qui les conduira à Dachau, il n'en reste plus que 150;
la faim, l'épuisement et les exécutions fréquentes auront eu raison des deux tiers d'entre
eux. Le 27 avril, les prisonniers arrivent à Dachau, camp de travail situé au nord de Munich.
Antelme a contracté le typhus; il demeurera alité, à l'article de la mort, jusqu'à ce qu'on le
rescapé. Soulignons que L'espèce humaine s'arrête quelques jours après la Libération.
Le soir de la découverte d'Antelme, Mitterand ne peut le sortir de Dachau1 . Dès son retour
à Paris, il contacte Georges Beauchamp, Dionys Mascolo et Jacques Bénet : les quatre
hommes organisent alors l'opération de sauvetage. Munis de faux papiers, ils se rendent à
Dachau et retrouvent Antelme. Dionys Mascolo raconte : « II était tout à fait
14
Un kommando extérieur est un camp annexe, dépendant d'un grand camp, se subdivisant lui aussi en divers
kommandos de travail. Les prisonniers y travaillent (usines, chantiers, instituts de recherche, etc). Le camp de
Buchenwald comptait plus d'une centaine de kommandos extérieurs, dont Gandersheim.
15
Les détenus ont parcouru près de 260 kilomètres à pied, en remorque et en train.
16
François Mitterrand s'est rendu à Dachau en compagnie d'une délégation de l'Assemblée consultative
provisoire, qui devait constater la libération de certains camps en Allemagne.
La direction du camp a refusé que Robert Antelme quitte les lieux pour contenir l'épidémie de typhus.
14
méconnaissable. [...] J'ai entendu une voix prononcer mon nom... Je me suis approché...
Je n'ai reconnu Robert qu'à l'espace qui séparait ses deux incisives supérieures. Il avait
perdu... peut-être 45 kilos. Il ne pesait plus que 35 kilos » (DOBBELS 1996 : 264). Grâce à
une ruse , ils le font sortir du camp et rentrent à Paris en deux jours. Le voyage de retour
est long et pénible : Antelme est extrêmement faible, son cœur qui n'est plus soutenu par
aucun muscle risque de se rompre à tout instant. Malgré cela, il n'arrête pas de parler :
« Dans son épuisement physique il n'est plus que parole [...] Garder le silence plus de
quelques instants lui serait impossible. Il parle continûment. Sans heurt, sans éclat, comme
sous la pression d'une source constante, possédé du besoin véritablement inépuisable de
parler le plus possible avant de peut-être mourir », explique Dionys Mascolo (ADLER
1998 : 220). C'est lors de cet épuisant monologue que Robert Antelme dira, entre autres :
« Lorsqu'on me parlera de charité chrétienne, je répondrai Dachau »19. De retour à Paris le
15 mai 1945, il flotte entre la vie et la mort. Grâce aux soins constants du docteur Deuil20 et
de son épouse Marguerite, il sera considéré hors de danger au début juin 45, mais mettra
plus d'un an à se remettre complètement.
La convalescence de Robert Antelme a été racontée avec force détails par Marguerite Duras
dans son texte La Douleur, d'abord publié anonymement en 1976 dans la revue Sorcières
sous le titre « Pas mort en déportation ». La publication de ce texte, avec les détails intimes
qu'il contient 21 , choquera grandement Antelme, qui a toujours refusé de dévoiler
publiquement ce qui pour lui était d'ordre privé; le texte avait d'ailleurs été publié sans son
consentement, car Duras et lui n'avaient plus de contacts depuis une dizaine d'années22. La
8
Dionys Mascolo, Jacques Bénet et Georges Beauchamp se sont présentés comme des agents de
renseignements français qui devaient interroger le prisonnier Antelme sur des services d e la Gestapo encore
actifs e n France.
19
Catholique, Robert Antelme perdit la foi en Allemagne.
20
« Patron d'un grand service de diabétologie, il avait vécu longtemps aux Indes et connaissait les carences de
la famine jusqu'alors inconnues e n Occident, il donne d u sérum à Robert a u lieu d e s aliments et lentement,
très lentement, lui réapprend à manger » ( A D L E R 1998 : 222).
21
L e texte décrit entre autres, en détails, l'évolution des excréments d'Antelme.
22
Les deux ex-époux auront complètement cessé de se voir après une soirée de 1966; Antelme aurait dit à
Duras que son narcissisme et son auto glorification permanente devenaient insupportables. (ADLER 1998 :
528)
15
publication de La Douleur, en avril 1985, causera également des remous23 et le récit sera
rejeté par les proches de Robert Antelme.
Après son retour des camps, Robert Antelme signe quelques articles dans diverses
publications. En novembre 1945, il fait paraître le texte « Vengeance ? »26, afin de dénoncer
les conditions faites à certains prisonniers de guerre allemands en France à la Libération. Il
publie ensuite, en septembre 1948, le texte « Pauvre - Prolétaire - Déporté »27 qui porte sur
l'éveil du prolétaire et les rapports entre pauvres et riches, qu'il met en parallèle avec les
rapports entre déportés et SS. Robert Antelme y explique que le régime d'exploitation qui
23
Notamment en raison d ' u n passage qui laissait entendre qu'Henri Frenay, h o m m e politique français,
n'aurait p a s tout fait pour protéger les déportés avant l'arrivée d e s Alliés dans les camps e n « laissant
fusiller ». Frenay a demandé à Duras d'apporter des corrections à son texte ce qu'elle refusa. ( A D L E R 1998 :
529-530).
24
Robert Antelme a adhéré a u P C F e n mars 1946.
!5
Robert Antelme utilise cette expression dans son texte « Les principes à l'épreuve » reproduit dans
DOBBELS 1996:33-38.
26
L e texte « Vengeance ? » a été publié en novembre 1945 dans Les vivants (2e" cahiers), cahiers publiés par
les prisonniers et déportés (Boivin et Cie). Il est reproduit dans D O B B E L S 1996 : 17-24.
27
Le texte « Pauvre - Prolétaire - Déporté » a été publié en septembre 1948 dans le neuvième numéro
(numéro spécial intitulé Le temps du pauvre) de la revue Jeunesse de l'Église. Il est reproduit dans
DOBBELS 1996:25-32.
16
avait cours dans les camps n'était en réalité qu'une « image nette de l'enfer plus ou moins
voilé dans lequel vivent encore tant de peuples » (DOBBELS 1996 : 32). Dionys Mascolo
explique qu'on peut considérer ce texte « comme un appendice politique à L'espèce
humaine » (MASCOLO 1987 : 85).
Il faut savoir que, dès son adhésion au PCF en 1946, Antelme milite activement tout en
manifestant un désaccord profond avec la politique du Parti en matière d'arts et
d'esthétisme31. Dès sa création en 1948, Antelme participe au Cercle des Critiques32 et
prononce une allocution mémorable quelques mois plus tard, dans laquelle il attaque avec
vigueur le « défaitisme intellectuel » de certains responsables du Parti33. Ses divergences
28
David Rousset (1912-1997) a été emprisonné au camp de Buchenwald de 1943 à 1945. Il est entre autres
l'auteur de L'Univers concentrationnaire et de Les jours de notre mort.
29
« J e demande instamment à tous les camarades d e s camps d e soutenir cette requête [de mettre s u r pied une
commission d'enquête]. Je le demande en particulier à ceux qui, après avoir vécu le monde concentrationnaire,
en ont porté témoignage, comme Martin-Chauffier, Agnès Humbert, Jean Cayrol, Robert Antelme, Eugen
Kogon » ( R O U S S E T 1949a : 1).
30
Antelme donne en fait son accord pour une enquête portant sur tous les pays et élargie à la question des
conditions de travail, et non pas uniquement pour une investigation ne visant que les camps soviétiques et qui
se voudrait une manifestation anticommuniste. Voir ANTELME 1949a : 4.
3
'Le PCF se rallie à un réalisme soviétique pur et dur et cherche à imposer un « art du parti», alors
qu'Antelme prône la libre création et le « devoir de transformation » des intellectuels et leur participation à la
lutte d'idées.
32
Ce groupe, dirigé par Pierre Daix, a été mis sur pied à l'hiver 1948 afin de permettre aux créateurs,
chercheurs et artistes communistes de s'exprimer et d'échanger librement sur les questions d'art et de
littérature.
33
Prononcée en mai 1948, l'allocution de Robert Antelme est en fait la présentation d'un rapport collectif
rédigé par Dionys Mascolo, Jacques-Francis Rolland et lui-même. Le rapport condamne surtout les positions
17
d'opinion en matière d'esthétisme, son intervention dans l'affaire Rousset ainsi que sa
participation à une soirée de la fin mai 1949 au café Le Bonaparte34 lui vaudront d'être
exclu du Parti en mars 1950. Malgré un plaidoyer solide, une longue lettre explicative et
l'intervention de divers membres en sa faveur, Antelme sera suspendu pour un an et ne
réintégrera jamais le PCF35. Cette éviction douloureuse ne marquera pas la fin de son
implication politique mais elle signera l'arrêt de mort de l'amitié qu'il entretenait
notamment avec Jorge Semprun et David Rousset.
En 1951, Robert Antelme commence à travailler chez Gallimard comme lecteur pour
l'Encyclopédie de la Pléiade36 et devient critique pour l'Office de radiodiffusion française.
Trois ans plus tard, la guerre d'Algérie éclate; il s'engage alors farouchement dans la lutte
contre ce conflit armé. Le 5 novembre 1955 il fonde, avec Mascolo, Duras et quelques
autres, le Comité d'action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord. Le Comité
publiera un appel37 lors de sa mise sur pied et diffusera un bulletin mensuel jusqu'à sa
dissolution en 195738. Lors de la prise de pouvoir du général Charles De Gaulle le 1er juin
1958, d'anciens membres du Comité (dont Robert Antelme) préparent depuis quelques
semaines 14 Juillet, « la revue du refus inconditionnel, la revue d'opposition au pouvoir
gaulliste fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster » (ADLER 1998 : 328). Dans le
premier numéro de la revue apparaît un texte de Robert Antelme intitulé « Les principes à
l'épreuve »39, dans lequel il expose le besoin « d'être reconnu sans limite » propre à chaque
humain et, conséquemment, au peuple algérien. Dans son texte, il pourfend le Parti
Communiste Français qui selon lui « inspire l'horreur » et rend ainsi encore plus flagrant le
de Jean Kanapa, rédacteur en chef de La Nouvelle Critique et ardent défenseur d ' u n réalisme pur et dur. Voir
STREIFF 1999 :22-28. Le texte intégral du rapport a été publié dans SURYA 1998 :25-39.
34
A u cours de cette soirée, des critiques et des railleries auraient été prononcées contre des dirigeants du P C F
(Laurent Casanova, notamment). Ces paroles seront rapportées au parti, de toute évidence par Jorge Semprun.
Cette soirée sera l'élément déclencheur d'une longue saga qui entraînera l'exclusion du PCF de Robert
Antelme, Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Monique Régnier et Bernard Guillochon. Voir STREIFF 1999 :
7-22.
35
O n lui offrira de reprendre sa carte d u P C F en avril 1951, proposition qu'il refusa.
36
Antelme travaillera pendant une trentaine d'années chez Gallimard.
37
Voir SURYA 1998 : 65-67.
38
Dionys Mascolo a été à l'origine d e cette dissolution. Il jugeait inacceptable que le Comité compte des
membres d u P C F qui militaient pour le droit d u peuple algérien mais qui acceptaient l'écrasement d u
soulèvement du peuple hongrois, dont le pays venait d'être envahi par l'armée soviétique. Voir S U R Y A
1998 : 7 2 - 7 3 .
39
Le texte est reproduit dans D O B B E L S 1996 : 33-38.
18
besoin d'un communisme autre, « fondé (sans fondement) dans la collectivité disparate qui
est celle de l'amitié, du besoin, du manque, de la souffrance » (CROWLEY 2004 : 112). Le
6 septembre 1960, paraît La Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre
d'Algérie, dite « Manifeste des 121 ». Le nom de Robert Antelme apparaît au bas du texte,
avec ceux de Blanchot, Breton, Sarraute, de Beauvoir, Sartre et de plusieurs autres. Le texte,
considérant justifié le refus de prendre les armes, sera publié dans Vérité-Liberté avant
d'être saisi40.
En mai 1967 la guerre du Viêt-Nam fait rage. Robert Antelme prend alors l'initiative d'un
appel international s'opposant à l'action des forces armées américaines au Viêt-Nam.
Publié en juillet 1967 dans Les Lettres Nouvelles, l'appel réaffirme, dans la foulée du
« Manifeste des 121 », le droit à l'insoumission ou au refus et le droit d'aider celui qui
refuse « les décisions d'un pouvoir militaire criminel, comme d'un pouvoir civil
tyrannique » (ANTELME 1998 : 100).
Mai 1968. La France est en ébullition. Les gens descendent dans la rue, occupent les
édifices et les écoles, votent des motions et manifestent. Robert Antelme sera bien entendu
de la partie; il participe à la mise sur pied, avec une soixantaine de philosophes, écrivains,
étudiants et journalistes, du Comité d'Action Étudiants-Écrivains. Le comité poursuivra ses
discussions pendant plusieurs mois, diffusera de nombreux tracts, appels et déclarations
avant de publier, en octobre 1968, un unique numéro de son bulletin Comité41, auquel
Robert Antelme collaborera. Le «tsunami social » de Mai 1968 frappe également la
Tchécoslovaquie, qui s'engage dans une tentative réformiste qui ne plaît guère aux
Communistes soviétiques, qui interviendront militairement pour freiner la réforme42. Fidel
Castro saluera cette intervention. À la suite de la déclaration du leader cubain, Robert
Antelme signe une Lettre ouverte au Parti Communiste de Cuba, dans laquelle il dénonce
40
Le gérant de la revue Vérité-Liberté sera inculpé d e provocation d e militaires à la désobéissance. La revue
Les Temps Modernes paraîtra avec trois pages blanches en lieu et place du texte.
41
Les textes du bulletin Comité sont reproduits dans S U R Y A 1998 : 133-174.
42
Cette tentative réformiste est mieux connue sous le nom « Printemps de Prague ». Le nouveau chef, Dubcek,
veut autoriser le pluralisme politique, reconnaître la liberté de l'information et libéraliser l'économie. E n août
1968, suivant les ordres de Moscou, les pays membres d u pacte de Varsovie interviennent militairement pour
rétablir la « légalité socialiste » en Tchécoslovaquie.
19
La dernière intervention publique de Robert Antelme se fera en juin 1974, alors qu'il
prendra la défense de son ami Bernard Rémy, jugé pour désertion par le tribunal permanent
des forces armées de Bordeaux-Aquitaine44. « Le mot "amitié" résonne à travers ce petit
texte [lu par Antelme devant la cour] qui dénonce l'aliénation capitaliste, qui fait valoir les
principes abstraits qu'exprime la devise de la République, et dont le premier mot est même
"Ami"» (CROWLEY 2004: 116-117). Au terme de ce procès, Bernard Rémy sera
condamné à dix-huit mois de prison.
Une dizaine d'années plus tard, soit en 1983, Robert Antelme subit une opération à la
carotide. Un accident cérébral survient lors de l'intervention, le laissant paralysé 45 .
Prisonnier de son corps, il éprouve de sérieuses difficultés d'élocution et sa mémoire est
affectée par une amnésie antérograde, c'est-à-dire un « oubli à mesure » qui frappe le passé
proche mais n'altère pas les souvenirs lointains. Il demeure pensionnaire de l'hôpital
militaire des Invalides pour les sept dernières années de sa vie. Dans la nuit du 25 au 26
octobre 1990, Robert Antelme rend l'âme. Il avait 73 ans.
Comme nous venons de le voir, Robert Antelme a été de plusieurs batailles, défendant
ardemment les droits fondamentaux de l'homme, de tous les hommes. Ses prises de parole
ont toujours été empreintes d'humanisme, d'engagement et de la conviction profonde que
l'affranchissement de l'homme passe par la prise de conscience de tous les prolétaires,
exploités et exclus. Antelme demeurera, bien au-delà de son implication - et dç son
exclusion - au sein du PCF, un militant communiste au sens large du terme.
43
La première lettre ouverte était signée Robert Antelme, Maurice Blanchot, Marguerite Duras et Dionys
Mascolo. Pour la seconde parution de l'appel, Claude Courtot, Georges Goldfayn, Gérard Legrand et Jean
Schuster se joindront aux quatre premiers signataires.
44
Bernard Rémy fut l'initiateur d'un groupe d'information sur l'armée (GIA).
45
Robert Antelme a été frappé d'hémiplégie, une paralysie totale d'un côté du corps opposé à la lésion
cérébrale pouvant atteindre le visage, le membre supérieur et le membre inférieur.
20
Tout au long de son implication politique et à travers les causes qu'il a défendues, Robert
Antelme n'aura fait que développer et mettre en pratique ce qu'il a énoncé dans L'espèce
humaine. Après la rédaction de son unique œuvre, sa vie et ses actions seront désormais
basées sur ce principe : il n'y a qu'une seule espèce humaine et son unité est inébranlable :
« Tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation
d'exploités, d'asservis et impliquerait par là-même, l'existence de variétés d'espèces, est
faux et fou » (EH 229). C'est donc cette folie et ce mensonge, vécus et subis dans les
camps, que Robert Antelme combattra toute sa vie.
Après son retour des camps, Antelme continuera de lutter contre les injustices et, surtout,
contre toute forme d'exploitation de l'homme par l'homme. Il n'écrira qu'une seule œuvre,
et une fois le texte publié, ne reparlera plus de son expérience individuelle dans les camps;
son propre vécu ne lui servira qu'à développer et mettre en pratique un communisme autre,
basé sur la reconnaissance et l'amitié, qui inclurait tous les hommes.
moment. [...] Pour le reste, je me souviens seulement que, lorsque je l'ai lu, je me suis
rappelé que je l'avais entendu me le dire » (MASCOLO 1987 : 50).
Le texte L'espèce humaine aurait été écrit entre l'automne 1946 et le printemps 1947 dans
l'appartement de la rue Saint-Benoît où habitaient Marguerite Duras et Robert Antelme46.
Le texte sera publié en mai 1947 par la maison d'édition La Cité universelle, créée à la fin
de 1945 par Antelme et Duras. Notons que leur carrière d'éditeurs sera courte : leur maison
d'édition ne publiera que trois livres47 avant de fermer ses portes pour des raisons
financières, moins de deux ans après sa fondation.
Bien que L'espèce humaine soit le seul ouvrage que Robert Antelme ait publié, quelques
semaines avant son arrestation, quatre de ses poèmes étaient parus dans la revue
Littérature4*; ils étaient extraits d'un projet de recueil intitulé Les mains aux grilles,
ouvrage qui ne verra jamais le jour. À la suite de la publication de L'espèce humaine,
Robert Antelme aurait souhaité écrire un roman, mais ne le fera jamais : « II m'a fait
confidence, longtemps après, qu'il avait tenté d'écrire autre chose et qu'il y avait renoncé
[...] La relation qu'il avait faite de quelque chose qui dépasse l'imagination, comme il le
dit lui-même [...] fait que recourir ensuite à l'imagination lui a sûrement semblé dérisoire »,
explique Dionys Mascolo (DOBBELS 1996: 267). Ainsi, L'espèce humaine est un livre
unique, au sens littéral : il aura été engendré par une nécessité de prendre la parole, un
« véritable délire » (EH 9) qui poussa Robert Antelme à raconter, dans un seul et même
souffle, l'expérience qu'il a vécue dans les camps de concentration allemands.
Lors de sa publication en 1947, L'espèce humaine a eu droit à la même réception que les
autres récits de déportés parus dans la même période, soit un désintéressement général :
« Malgré la qualité des articles qu'il suscite le livre ne rencontre pourtant qu'une totale
indifférence. Il est resté coincé, étouffé, entre d'autres témoignages » (ADLER 1998 : 261).
46
Bien qu'étant séparés, les époux vivaient sous le même toit. Leur divorce fut prononcé le 2 4 avril 1947.
47
L'an zéro de l'Allemagne d'Edgar Morin (1946), Discours, rapports, institutions républicains d e Saint-Just
(1946) et L'espèce humaine de Robert Antelme (1947) sont les seuls ouvrages publiés par la Cité Universelle.
48
Les poèmes « Le train », « Monologue du sang », « Les deux » et « Forêt » ont été publiés en j u i n 1944
dans le quatrième numéro d e la revue Littérature. Ils sont reproduits dans D O B B E L S 1 9 9 6 : 52-57.
22
En 1949, l'œuvre est republiée par l'éditeur Robert Marin49; cette seconde édition de
L'espèce humaine aura quelques échos, raflant le Prix de la Cote d'amour en 1949 et
recevant des critiques positives.
En 1957, L'espèce humaine est publié par la prestigieuse maison d'édition Gallimard, dans
la collection « Blanche »50. Soulignons que, dans cette troisième édition, Antelme a choisi
de retirer un passage relatant le vol d'un morceau de pain, craignant que le voleur ne puisse
être reconnu51. La publication de L'espèce humaine chez Gallimard a eu, on le devine,
davantage de répercussions que les deux précédentes : des critiques élogieuses paraissent
dans des périodiques importants, Antelme donne des entrevues52 et « se voit alors enfin
reconnu à la fois comme philosophe, écrivain, historien » (ADLER 1998 : 315).
En avril 1962, la Nouvelle revue française publie un texte de Maurice Blanchot53 dans
lequel se retrouve une lecture de L'espèce humaine. Blanchot entame son texte comme
suit : « Chaque fois que la question : Qui est "Autrui?" vient dans notre langage, je pense
au livre de Robert Antelme» (BLANCHOT 1996 [1969] : 77). Selon Blanchot, le récit
d'Antelme va au-delà du simple témoignage; il conduit à une réflexion essentielle, celle que
« l'homme est l'indestructible qui peut être détruit » (BLANCHOT 1996 [1969] : 77). Cette
lecture de L'espèce humaine est guidée par une approche lévinassienne d'un « rapport sans
rapport », que reprend Blanchot pour expliquer la relation non seulement dialectique mais
éthique du bourreau à la victime. S'appuyant sur le texte d'Antelme, qui explique que « le
SS peut tuer un homme mais il ne peut pas le changer en autre chose » (EH 241), Blanchot
réaffirme le pouvoir total de l'homme, sur le tout et sur lui-même - ce qu'il appelle « le
49
« T h e 1949 édition is presented as belonging t o t h e "Collection L a Cité Universelle", a n d bears the
legend, "Copyright b y Editions d e la Cité Universelle 1947" » ( C R O W L E Y 2003 : 6 ) .
50
Michel Gallimard et Albert Camus sont à l'origine de cette publication. L'espèce humaine demeurera dans
le catalogue d e Gallimard et sera réédité e n 1978 dans la collection « Tel ».
51
L e passage en question a été reproduit sous le titre « O n m ' a volé mon pain » dans D O B B E L S 1996 : 58-66.
52
« Dans les interviews qu'il donne alors — et où il est souvent comparé à Jean-Paul Sartre à la fois pour son
physique, m ê m e visage lourd, m ê m e yeux vifs derrière d e s verres à grand foyer, et pour le rôle qu'il assigne à
la classe intellectuelle - il en appelle à la vie explosive de la raison, à un pessimisme actif et à une lutte contre
toutes les répressions » ( A D L E R 1998 : 315).
53
Ce texte intitulé « L'indestructible » sera repris dans L'Entretien infini, publié en 1969.
23
Moi-Sujet » - qui fait que l'humanité du détenu ne peut pas être altérée, pas même par le
meurtre.
L'année suivante, soit en 1963, la revue Partisans publie un texte de Georges Perec intitulé
«Robert Antelme ou la vérité de la littérature»54. Dans cet article, Perec affirme que
L'espèce humaine définit la vérité de la littérature, voire celle du monde. Rappelant d'abord
l'attitude voulant que l'on « n'attaque pas » la littérature concentrationnaire et qu'il s'avère
« indécent » de mettre en rapport l'univers des camps et la littérature, Perec affirme que la
littérature ne doit pourtant pas être séparée de la vie : « La littérature est indissolublement
liée à la vie, le prolongement nécessaire de l'expérience, son aboutissement évident, son
complément indispensable » (PEREC 1996 : 174).
Selon lui, les auteurs de récits concentrationnaires ont cherché à exprimer l'inexprimable, à
faire comprendre ce que l'on ne pouvait pas comprendre; Robert Antelme a réussi mieux
que quiconque à élaborer et transformer les faits de son expérience à l'intérieur d'un cadre
littéraire spécifique, ce qui, clairement, accorde à L'espèce humaine une réelle valeur
littéraire. En refusant le spectaculaire et le recours à l'émotion immédiate, en privilégiant la
simplicité et en évitant l'apitoiement, Antelme a touché le cœur même de ce qu'est, pour
Perec, la littérature : « cette transformation d'une expérience en langage, cette relation
possible entre notre sensibilité et un univers qui l'annihile, apparaissent aujourd'hui
54
Ce texte de Georges Perec a été repris dans L.G. Une aventure des années soixante en 1992 et aussi dans
DOBBELS 1996: 173-190.
24
Ces analyses, conduites par deux personnalités importantes du monde littéraire, démontrent
bien que la publication de L'espèce humaine chez Gallimard a eu des répercussions plus
sérieuses que les deux précédentes. De plus, et de manière encore plus importante, les
lectures de Maurice Blanchot et de Georges Perec soulignent les qualités esthétiques du
texte d'Antelme, l'inscrivant dans un espace proprement littéraire et le distinguant des
autres témoignages qui ont davantage valeur de documents historiques.
Bien que les analyses de Blanchot et de Perec aient été publiées dans les années 60, il faut
attendre les années 80 pour que soit véritablement abordée la question du statut littéraire
des récits de camps, et par conséquent, de L'espèce humaine : « Ce n'est qu'au cours des
années 1980 que l'on envisage la question de la "Shoah" [...] les années 80, qui s'ouvrent
avec la publication de L'Écriture du désastre (1980), deux ans après la réimpression de
L'Espèce humaine, développent une nouvelle réflexion sur le traumatisme historique »
(VIART 2005 : 168). De plus en plus de philosophes et de théoriciens de la littérature se
penchent alors sur les récits concentrationnaires; ainsi, on parle de plus en plus de L'espèce
humaine55.
Cet intérêt renouvelé pour une œuvre publiée plus de trente ans auparavant ne fera
qu'augmenter avec les années. Depuis la mort de Robert Antelme en 1990, on assiste en
France et ailleurs dans le monde à un nouveau regain d'intérêt pour L'espèce humaine : le
texte a été traduit en huit langues - pour un total de onze ouvrages - et sept de ces
55
En 1985, Marguerite Duras publie son récit La douleur et en 1987 Dionys Mascolo rend publique une lettre
que lui a écrite Robert Antelme au sortir du camp dans Autour d'un effort de mémoire. Sur une lettre de
Robert Antelme. Ces deux publications ont également contribué à attirer l'attention sur L'espèce humaine et
sur Robert Antelme.
25
traductions ont été publiées depuis 199356. Il est également à l'étude dans certains collèges
de France57 et on l'y utilise pour les épreuves finales de français.
Quelques autres travaux portant sur L'espèce humaine ont été publiés au cours de la
dernière décennie. Mentionnons notamment l'ouvrage collectif Z,e.s Camps et la littérature :
une littérature du XXe siècle (1999), sous la direction de Daniel Dobbels et Dominique
Moncond'huy, dans lequel paraissent les articles de Catherine Doroszczuk, de Marylène
Duteuil et de Stéphane Bikialo qui portent respectivement sur la notion de mémoire, la
notion de l'indicible et de l'inimaginable et la notion d'identité dans L'espèce humaine5*.
Chacun d'eux prend appui sur le texte de Robert Antelme, en le comparant à d'autres textes
appartenant au même corpus dit « concentrationnaire », et certains particularités formelles
de L'espèce humaine y sont soulignées59. Signalons également le travail d'Alain Parrau qui,
dans son ouvrage Écrire les camps (1995), se penche sur quatre récits relatant des
expériences concentrationnaires, dont L'espèce humaine. Dans son analyse, Parrau aborde
56
Les traductions anglaise, japonaise, néerlandaise, espagnoles (Chili, Espagne et Uruguay), finlandaise et la
seconde traduction allemande (la première datant d e 1948) de L'espèce humaine ont été publiées entre 1993 et
2001.
57
« L'Espèce humaine était au programme de l'École Normale Supérieure d e 1999-2000 » ( B E R T R A N D
2005:70).
'8 Les articles ont pour titre « L a mémoire de l'oubli » (Doroszczuk), « L'imagination au secours d e
l'inimaginable : Robert Antelme et Jean Cayrol » (Duteuil) et « Langage et identité : les non-coïncidences d u
dire dans la littérature d u X X e siècle. Les cas d e Robert Antelme et d e Claude Simon » (Bikialo).
59
Stéphane Bikialo se penche sur la traduction ou non-traduction de termes allemands, la ponctuation, la
présence d e notes ainsi q u e l'utilisation d e s parenthèses et de l'italique. Bénédicte Louvat étudie quant à elle
les temps d e verbes, le recours à l'ironie, le discours multiple et la polyphonie. Catherine Doroszczuk fait
mention d e la vision cinématographique et de l'intertextualité présentes dans L'espèce humaine et Marylène
Duteuil fait référence au vocabulaire et à la syntaxe.
26
certains aspects formels du texte qui nous intéresse et expose, entre autres, le lyrisme de
l'écriture d'Antelme.
Depuis 2003, trois monographies consacrées à Robert Antelme ou h L'espèce humaine ont
été éditées. Martin Crowley, professeur au département de français de l'Université de
Cambridge a récemment publié deux ouvrages - l'un en anglais, l'autre en français - sur
l'œuvre de Robert Antelme. Le premier livre, intitulé Humanity, Community, Testimony
(2003), cherche à cerner les raisons du soudain regain d'intérêt que connaît L'espèce
humaine. Crowley y met aussi en lumière le legs de Robert Antelme dans le monde
littéraire et intellectuel français, en démontrant son influence sur la pensée et l'œuvre de
Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy et Jacques Derrida. Dans son second ouvrage intitulé
Robert Antelme : l'humanité irréductible (2004), Martin Crowley cherche à présenter la
pensée d'Antelme - c'est-à-dire un humanisme qui rompt avec les tendances exclusives de
l'humanisme «positif» et qui vise la reconnaissance infinie de l'autre - comme elle
s'élabore dans L'espèce humaine et dans ses autres écrits et interventions politiques. Ces
deux études viennent donc souligner l'apport de Robert Antelme à la littérature et à la
philosophie en France dans la seconde moitié du XXe siècle.
En 2005 paraît Vers une poétique de L'espèce humaine de Robert Antelme de Lucie
Bertrand. Cet ouvrage vise l'exploration des écrits concentrationnaires et, de façon plus
approfondie, de L'espèce humaine. Lucie Bertrand s'attarde sur la position générique des
récits de camps, allant jusqu'à dessiner les contours d'un genre empirique nouveau auquel
appartiendraient les témoignages de Rousset, Levi, Wiesel et Antelme. La chercheuse
française explore entre autres la question de la réception de ces œuvres, leurs
caractéristiques formelles et leur recours à la fiction, toujours en mettant en avant-plan
L'espèce humaine. Cette étude vient souligner, de façon encore plus précise que l'avaient
fait celles de Blanchot et Perec, le statut littéraire de L'espèce humaine.
On voit maintenant que, près de soixante ans après sa publication, L'espèce humaine jouit
enfin d'une reconnaissance de ses qualités esthétiques et littéraires. Notamment grâce aux
analyses de Maurice Blanchot et de Georges Perec dans les années 60 et tout récemment à
27
celles de Martin Crowley et de Lucie Bertrand, L'espèce humaine n'est plus considéré
simplement comme un témoignage des camps de la mort - même si il est aussi et même
sans doute avant tout un récit de l'expérience concentrationnaire -, il s'impose également
comme une œuvre à portée littéraire. La valeur de ce texte lui aura donc permis de déborder
du contexte politique ou historique dans lequel il a été écrit, et de venir s'inscrire dans un
espace proprement littéraire.
Je crois qu 'on n 'a pas écrit d'autre livre aussi « à ras de l'essentiel ». Il y a
d'autres très grands livres à avoir été écrits sur les camps [...] mais celui-ci
est le plus nu, comme l'était la voix de Robert Antelme, une voix parmi les
plus lisses. Pendant toutes ces pages, elle frémit à peine, elle ne s'élève pas.
Claude Roy 60
« J'ai essayé de retracer ici la vie d'un kommando d'un camp de concentration allemand
[...] Je rapporte ici ce que j'ai vécu ». Voilà comment Robert Antelme présente, dans son
avant-propos, L'espèce humaine. Retracer, rapporter, témoigner : c'est ce qu'il a cherché à
faire en écrivant son seul et unique ouvrage. L'intention est simple, mais la tâche
terriblement complexe.
Sous des airs de neutralité et de grande simplicité, Antelme réussit dans son récit, comme
l'a dit Georges Perec, la « transformation d'une expérience en langage »61, c'est-à-dire qu'il
parvient à transmettre son vécu d'une manière intelligible, cohérente et sensible, sans
tomber dans le piège du spectaculaire. C'est entre autres cette « relation possible entre notre
sensibilité et un univers qui l'annihile »62 qui nous permet de considérer L'espèce humaine
non seulement comme un témoignage-phare de l'expérience concentrationnaire, mais
comme une œuvre littéraire à part entière.
60
Les propos de Claude Roy, qui ont été recueillis p a r Jean-Pierre Saez pour le film « Autour d e Robert
Antelme » réalisé par Jean Mascolo et Jean-Marie Turine, sont reproduits dans D O B B E L S 1996 : 252-272.
61
PEREC 1996 : 1 8 8 .
62
PEREC 1 9 9 6 : 188.
29
jouent un rôle important dans la transmission de son expérience. Par la suite, nous nous
attarderons sur le style de L'espèce humaine à proprement parler, en examinant les
principales particularités formelles du récit : le ton, le rythme, la construction phrastique,
les emprunts, l'utilisation de la langue allemande, les isotopies, l'usage de divers procédés
langagiers, etc. Il ne faut pas perdre de vue que l'utilisation de tous ces outils stylistiques
n'a pas chez Antelme un but exclusivement esthétique : il s'agit avant tout pour lui de
témoigner d'une expérience inimaginable, soit celle des camps de concentration. Les
figures et les procédés littéraires dont il use ne sont donc que des outils permettant la
transmission de son vécu. Dans son récit, Antelme cherche à raconter son expérience en
tant que détenu français dans un kommando allemand : il veut relater la vie dans le camp,
mais également traduire le processus de déshumanisation qui avait cours dans le monde
concentrationnaire. Voilà d'ailleurs l'un des enjeux majeurs de L'espèce humaine:
Antelme cherche à rendre compte de la lente torture dont lui et ses codétenus étaient
victimes, et qui visaient à les humilier, les asservir, et au bout du compte, les exclure de
l'espèce humaine.
Après nous être attardée sur les caractéristiques formelles du récit, nous nous pencherons de
manière plus spécifique sur le processus de déshumanisation qui avait cours dans les camps
et que cherche à traduire L'espèce humaine. Ce processus de dépossession est l'un des
points fondamentaux du récit de Robert Antelme : tout au long de son texte, il cherche à
illustrer cette entreprise de destruction menée par les bourreaux allemands - SS et kapos -
et qui a eu raison de tant de ses codétenus. Nous observerons donc comment, dans le texte,
les détenus sont traités et considérés, comment ils sont désignés par leurs oppresseurs et
comment ils se perçoivent eux-mêmes. Nous verrons comment sont traduites la déchéance
et la déshumanisation progressive des détenus - qui se transforment peu à peu en bêtes, en
« êtres de cauchemar » qui ne semblent plus appartenir au genre humain - notamment à
l'aide de nombreuses analogies animales, ainsi qu'à des «jeux de lumière et d'ombre » qui
montrent bien la lente torture perpétrée contre les prisonniers.
Par contre, le processus de déshumanisation mené dans les camps ne se limite pas aux
prisonniers. Il attaque également les dirigeants du camp - officiers S S et kapos - qui sont
30
eux aussi affectés par un système d'oppression qui les déshumanise et les déresponsabilise.
Dans son texte, Antelme explique que les SS et les kapos allemands sont également
assujettis à l'immense machine de destruction qu'était le camp; bien que les bourreaux
n'aient pas été des proies au même titre que les détenus, ils étaient eux aussi déshumanisés
par le régime nazi. Pour faire cette démonstration, il use de deux isotopies : celle du théâtre
et celle de la machine. Dans la troisième partie de ce chapitre, nous étudierons donc ces
deux isotopies afin de voir comment les oppresseurs allemands sont eux aussi
déshumanisés et asservis par la « machine » concentrationnaire. Non seulement les
bourreaux n'ont pas réussi à exclure les détenus de l'espèce humaine, mais ils se trouvent
eux aussi affectés par le système concentrationnaire.
Dans la première partie de son texte, intitulée « Gandersheim », Antelme relate les six mois
passés dans ce camp de travail, où se trouve une usine produisant des carlingues d'avions
devant être envoyées à l'usine Heinkel de Rostock64. Antelme travaillera pendant un certain
temps dans l'usine, ainsi qu'au « zaun-kommando », c'est-à-dire au chantier extérieur.
Douze heures par jour, il transportera des poutres et des pierres dans des conditions
pénibles. Au cours de son séjour au camp, il devra faire face à la famine, au manque de
63
La date du 1er octobre 1944 apparaît dans L'espèce humaine (EH 16).
64
Heinkel Flugzeugwerke était une entreprise de fabrication d'avions allemande fondée par Ernst Heinkel à
Rostock dans les années 20. Elle a construit de nombreux bombardiers pour la Luftwaffe durant la Seconde
Guerre mondiale.
31
La troisième et dernière partie du texte, intitulée « La fin », raconte le voyage en train qui
mena les détenus de Bitterfeld au camp de concentration de Dachau, et les quelques jours
précédant la Libération. Les Américains entrent dans le camp le 29 avril 1945 69 ;
l'emprisonnement d'Antelme aura duré 210 jours.
L'engloutissement total
Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D'autres à côté de moi pissaient aussi :
on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec
un petit mur sur lequel d'autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit
toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches,
des toux, c'en était d'autres qui arrivaient. Les chiottes n'étaient jamais
désertes. À toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières. (EH 15)
65
Un contremaître allemand, qu'il appelle « Le Rhénan », lui dira de travailler plus lentement afin de ne pas
s'épuiser (EH 61) et une femme allemande lui donnera un morceau de pain blanc (EH 67-68).
66
II est indiqué dans le texte que les détenus ont évacué le camp le 4 avril 1945 (EH 226-227).
57
Ville située dans la région de la Saxe-Anhalt, à plus de 270 kilomètres du camp de Gandersheim.
68
C'est ainsi qu'est désigné le groupe de détenus marchant sur la route.
69
La date du 29 avril 1945 est indiquée dans le texte (EH 313).
32
Voilà comment débute L'espèce humaine. Sans préambule ni mise en contexte, le lecteur se
trouve plongé au beau milieu du récit, en plein cœur de l'expérience. L'utilisation d'un
lexique cru choque d'emblée et contribue à la création d'un climat sombre et insalubre,
dont la série d'ellipses accentue la densité. De plus, la figure métonymique se manifeste dès
les toutes premières lignes du texte : les détenus sont des « bruits de galoches » et « des
toux » et leur présence dans les latrines est une « vapeur [qui] flottait au-dessus des
pissotières » 70.
L'entrée en matière est donc brutale. De plus, Robert Antelme ne fait mention ni des
raisons ni des circonstances de sa capture, comme l'explique Lucie Bertrand : « si Primo
Levi évoque de façon analeptique son arrestation, Antelme, lui n'y fait jamais allusion [...]
le dernier a vécu sa détention sur le mode de l'engloutissement total » (BERTRAND 2005 :
213-214). En omettant les circonstances de son « entrée » dans le monde concentrationnaire,
Antelme met le lecteur dans la position d'un détenu novice : inexpérimenté et sous le choc,
le lecteur doit faire face à ce monde hors du commun sans explication ni préambule. C'est
ainsi que sont transmises les sensations de peur, de panique et d'incompréhension : le
lecteur se trouve déstabilisé, plongé sans préparation au cœur de l'expérience.
Mais plus important encore, l'amorce du récit est temporellement imprécise. La nuit dans
laquelle s'entame le témoignage de Robert Antelme semble en être une parmi tant d'autres :
aucun événement particulier ne vient la perturber. Le ton est calme, la nuit est tranquille. Le
choix d'une telle amorce accentue le caractère monotone et interminable de la vie au camp;
Antelme aurait pu se lever et sortir uriner à n'importe quel moment, au cours de n'importe
quelle autre nuit, et rien n'aurait été différent. Le temps semble figé dans le camp; les
marqueurs temporels sont rares et les journées s'enchaînent, indifférenciées.
1
Nous reviendrons en détail sur l'utilisation de la métonymie dans le troisième chapitre du présent mémoire.
Antelme. Bien que la présence même du livre révèle qu'il a bel et bien été rescapé, aucune
autre indication ne nous est donnée : le lecteur devra se rabattre sur les écrits des proches
d'Antelme pour connaître la suite des événements . Donc jamais Antelme ne vient
expliquer les raisons de son arrestation ni tenter de comprendre les conséquences de cette
expérience.
Comme nous l'avons vu dans le premier chapitre de notre étude, Antelme a été rescapé le
13 mai 1945 par ses amis Mascolo, Bénet et Beauchamp. Pourtant, il choisit de conclure
son témoignage une douzaine de jours avant son sauvetage; il ne fait pas non plus mention
de sa « rencontre » avec François Mitterrand le 1er mai 45, même si son récit se termine
dans la nuit du 1er au 2 mai. En limitant son témoignage aux stricts mois d'emprisonnement,
et en omettant de raconter son sauvetage pour le moins singulier, Antelme refuse d'avoir
recours à ce que Georges Perec appelle « le spectaculaire ». Antelme cherche à témoigner
d'une expérience unique, certes, mais il ne veut pas en faire uniquement une histoire
personnelle et individuelle; il veut avant tout « retracer la vie d'un kommando d'un camp
de concentration allemand » (EH 9), et non pas impressionner ou attirer la sympathie sur
son seul vécu. L'espèce humaine se veut donc avant tout le récit de l'expérience de l'un des
nombreux détenus du camp de Gandersheim, bien qu'il demeure le récit d'un segment de la
vie de Robert Antelme.
Un flou temporel
Dès les toutes premières lignes de L'espèce humaine, Robert Antelme raconte son
expérience « en simultané », entraînant le lecteur avec lui au cœur du camp. Il narre son
récit comme s'il était toujours là-bas, se gardant de faire des mises en contexte, d'évoquer
des souvenirs d'avant le camp ou de devancer les événements dont il connaît
l'aboutissement. Le lecteur suit le narrateur tout au long de son parcours sans en connaître
l'issue; Antelme semble lui-même ignorer ce qu'il adviendra de lui et de ses codétenus :
« Ma vie maintenant, si elle dure, contiendra ça toujours. Je me le jure pendant qu'on
71
Le sauvetage de Robert Antelme a été raconté par François Mitterrand, Dionys Mascolo et Georges
Beauchamp dans le film « Autour de Robert Antelme » de Jean Mascolo et Jean-Marc Turine. Leurs propos
sont reproduits dans DOBBELS 1996 : 254-267. Le retour à Paris et la convalescence de Robert Antelme ont
quant à eux été racontés par Marguerite Duras dans son texte La douleur.
34
marche » (EH 245). Le doute, l'incertitude d'une vie à tout moment menacée sont contenus
dans ces trois mots : si elle dure...
La première partie du récit raconte donc les six premiers mois passés en Allemagne. Une
première balise temporelle nous est donnée dès le début du texte : « Depuis deux jours nous
savions que nous allions partir. Nous savions même qu'on nous appellerait ce matin, 1er
octobre 1944 » (EH 16). Outre cette première indication, les repères temporels sont rares
dans la première partie du texte, ce qui a pour effet d'accentuer la monotonie et le caractère
interminable du séjour. Les événements sont racontés les uns après les autres et l'auteur ne
semble pas porter attention ni à la chronologie ni au temps qui passe. Le récit bat au rythme
du camp, qui suit son propre calendrier : « Nous avons gardé une certaine cadence de la
semaine et nous avons, nous aussi notre calendrier. [...] Nous nous sommes donnés des
relais. Cela a été le 11 novembre. Puis la Noël. Ensuite ce sera Pâques : les grandes dates
mythologiques de la fin. Mais il y a des havres plus modestes, qui sont les
dimanches » (EH 81).
La deuxième partie du texte s'ouvre sur une indication temporelle : 4 avril. Dans ce second
segment, les marqueurs de temps prennent une place importante, et ce, en raison de
l'imminence de la fin de la guerre. De plus, la position géographique des détenus et celle
des forces alliées qui approchent sont précisées à intervalles réguliers, ce qui provoque un
effet d'urgence et d'immédiateté qui donne un ton plus précipité au récit. Le lecteur,
comme les détenus sur la route, se sent à la fois pressé par le temps - sachant que les Alliés
se rapprochent et que les Allemands pourraient liquider les prisonniers à tout moment — et
ralenti par un récit lourd et sombre, dont la lenteur est parfois insoutenable.
Bien que la description de « La route » se veuille la plus fidèle possible, et qu'on y compte
de nombreux marqueurs temporels, une confusion demeure quant au déroulement de ces
dix journées. Après un examen minutieux, nous constatons que certaines journées ne sont
pas relatées. La non-concordance des jours et des événements racontés et l'embrouillement
temporel propre à ce segment viennent souligner le caractère interminable et surtout
absurde de la marche. Au cours de ce voyage, les Allemands feront littéralement « tourner
35
en rond » les détenus, ne sachant plus où aller ni quoi faire d'eux; de la même manière, le
récit fait d'incessantes boucles, nous empêchant de garder une perception claire du temps.
Notons que le même trouble se produit dans le récit du voyage en train, de Bitterfeld à
Dachau, qui se trouve dans la troisième partie du texte. Antelme fait lui-même état de sa
confusion :
C'est à Dachau, en apprenant la date de notre arrivée, que nous avons su
combien de jours nous avions passés dans le wagon [...] De ce qui s'est passé
entre ces deux dates, un petit nombre de moments demeurent détachés. Mais
entre ce dont je me souviens et le reste, je peux croire qu'il n'y a pas de
différence parce que je sais qu'il y a, dans ce qui est perdu, des moments que
j'ai voulu retenir. Il reste une sorte de souvenir de conscience sourd,
aveugle. (EH 290)
Cette incapacité à suivre une trame temporelle claire crée un effet de confusion et de
lourdeur : l'histoire semble sans début ni fin, comme un trou béant dans lequel Antelme
serait tombé. Les journées se ressemblent toutes, comme les semaines et les mois : « Parce
que le jour finit, la semaine aussi finit, et le mois finit » (EH 81). Le seul temps qui compte
est celui qui sépare la distribution de nourriture du matin de celle du soir : « Le dimanche,
on ne touchait pas de soupe le soir. Il n'y avait rien à attendre de la journée jusqu'au pain
du lendemain » (EH 91). Les détenus passent le temps, attendent, et le récit reflète bien ce
vide; le texte ne semble être que la répétition en boucle de la même journée, de la même
heure, de la même phrase : « La répétition des termes qui structure son témoignage donne
l'impression d'une litanie. On dirait que la voix d'Antelme répète sans arrêt la même
36
phrase, et qu'à la fin de son témoignage, on est en mesure d'entendre la douleur car elle est
redite sans cesse de la même façon » (LACHANCE 2003 : 67).
Antelme évoque tout d'abord la mort de personnes qu'il a côtoyées au camp, mort à
laquelle il a de toute évidence assisté : celle de K... et celle des copains qui sont morts en
jurant. Ensuite, il rappelle la mort des enfants gitans exterminés dans les camps allemands
et, finalement, celle de sa sœur cadette, Marie-Louise Antelme (M.-L. A.), déportée et
morte à Auschwitz à l'âge de 25 ans72. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent,
Robert n'a appris la mort de sa jeune sœur qu'en juin 1945; lors de la Pâques évoquée dans
ce passage de L'espèce humaine il ignorait donc le triste sort réservé à Marie-Louise et aux
enfants gitans73.
72
Marie-Louise Antelme est en fait décédée à Copenhague, à l'arrivée du transport qui la ramenait de
Ravensbrilck en mai 1945.
73
Nous ne pouvons dire avec certitude à quel moment Antelme a appris la mort des enfants gitans. Dans la
première partie de L'espèce humaine Antelme raconte : « Cinq détenus polonais sont arrivés d'Auschwitz. Ce
sont des seigneurs. [...] Certains ont des chronomètres en or. On sait déjà d'où ça vient. On connaît
Auschwitz » (EH 62-63). Ce commentaire nous laisse croire qu'Antelme était au courant des exécutions
massives perpétrées dans le camp d'Auschwitz, et ce, dès 1944. Par contre, il ne mentionne jamais les
exécutions qui avaient lieu dans le camp de Buchenwald.
37
La seconde fois, Robert Antelme dresse le terrible bilan des victimes nazies : « Objecteur
de conscience. Les quatre cents objecteurs marchent, ils veulent tenir le coup. L'objecteur,
personnage privé; les sept millions de Juifs, objecteurs; les 250 000 politiques français,
objecteurs. » (EH 244). Il est clair qu'Antelme, alors qu'il était prisonnier, ignorait le
nombre total de personnes décédées dans les camps allemands; cette réflexion est donc faite
à la lumière d'informations obtenues après la Libération des camps, et conséquemment,
après le retour de Robert Antelme en France.
Ces interventions, qui sont presque de l'ordre de la parabase, viennent rompre le fil narratif
en nous « sortant » momentanément du camp. Robert Antelme cherche-t-il ainsi à dénoncer
les horreurs commises dans les camps? Souligne-t-il la mort de ces gens pour éviter qu'elle
ne tombe dans l'oubli? On peut certes y voir une mise en contexte; Antelme prend un
certain recul et replace son expérience individuelle dans un contexte global, étant bien
conscient qu'il n'est pas le seul à avoir vécu l'enfer des camps, et que, contrairement à lui,
beaucoup n'en sont jamais revenus. En humaniste qu'il était, il a sans doute cherché à
souligner et à « faire reconnaître » le sort de toutes les victimes des camps nazis, qu'elles
soient juives, politiques ou autres.
Comme l'explique Georges Perec, Antelme transforme son expérience en œuvre littéraire,
sans tomber dans le piège du spectaculaire : « Pour nous rendre sensibles à l'univers
concentrationnaire [..,] Antelme élabore et transforme, en les intégrant dans un cadre
littéraire spécifique [...] les faits, les thèmes, les conditions de sa déportation. Et d'abord, il
choisit de refuser tout appel au spectaculaire, d'empêcher toute émotion immédiate, à
laquelle il serait trop simple, pour le lecteur, de s'arrêter» (PEREC 1996: 177).
Effectivement, l'écriture de Robert Antelme est impassible : le ton est calme, la description
des événements est menée de façon presque détachée. Même les épisodes les plus terribles
du récit sont relatés avec retenue : les faits sont racontés de façon précise, mais sans détails
superflus ni formules-choc. Le style est neutre, c'est-à-dire que Robert Antelme ne cherche
pas à « en rajouter »; il refuse d'avoir recours à des procédés « sensationnels », qui
détourneraient l'attention du lecteur et empêcheraient une véritable transmission de
l'expérience.
On a déjà souligné que le style de Robert Antelme est neutre : il opte pour des phrases
courtes, de construction simple, il use d'un vocabulaire précis et sans fioritures, il est avare
d'adjectifs et évite les éclats stylistiques. On retrouve dans L'espèce humaine de
nombreuses phrases parataxiques75, comme celle-ci : « Si je m'arrête, des coups. Si je
tombe, une rafale » (EH 234). L'efficacité d'une telle construction phrastique, matérialisant
74
Robert Antelme n'a pas, précisons-le, inventé d'événements ni de personnages.
75
« Parataxe : disposer côte à côte deux propositions ... sans marquer le rapport de dépendance qui les unit »
(DUPRIEZ 1984:328).
le régime intraitable du camp, où s'enchaîne brutalement toute une série d'actions, réside
dans cette économie langagière et ce style radical.
L'un des aspects stylistiques importants de L'espèce humaine tient au fait que le ton et le
rythme du texte semblent se conformer aux épisodes racontés : la cadence du texte s'adapte
lorsqu'il raconte certains événements-clés, c'est-à-dire qu'il reproduit, dans la structure
même de ses phrases, le discours qu'il porte. Ainsi, Antelme parvient à recréer la terreur, la
violence, le calme ou l'agitation au sein même du texte, et ce, sans avoir à identifier
explicitement ces sentiments ou ces impressions.
Au début de la deuxième partie du texte, avant l'évacuation du camp, certains détenus sont
entraînés dans une forêt derrière le camp et sont froidement abattus par les S S76 :
Presque toutes les persiennes étaient ouvertes et le jour remplissait la baraque.
Il était éclatant et on voyait des morceaux de ciel bleu dans le coin des fenêtres.
La place d'appel était toujours vide.
Rafale de mitraillettes. Rafale de mitraillettes. Des coups isolés. Un dernier coup.
Ils les ont descendus!
- Tu es fou!
Je te dis qu'ils les ont descendus!
Les deux types étaient dressés sur la paillasse, la tête tendue, ils se regardaient
en écoutant encore. Eux seuls avaient parlé. Mais tous les autres, assis, la tête
tendue, écoutaient avec eux. Toutes les têtes rasées, les yeux hagards,
écoutaient. Plus rien. (EH 228)
La structure et la sonorité de cet extrait sont évocatrices : le rythme lent et descriptif des
premières phrases est soudainement interrompu par une série de phrases courtes, saccadées
et répétitives, de la même manière que ce matin calme d'avril est ébranlé par des rafales
inattendues. On entend bien les coups de feu dans la courte phrase répétée deux fois et dans
les allitérations en « r » et en « t »; on entend la rafale ralentir, puis, s'arrêter. L'économie
de mots, les phrases courtes et dépourvues de verbes ainsi que le contraste entre la beauté
du matin (le soleil, le ciel bleu, le calme) et l'horreur de la rafale de mitraillettes mettent en
scène, sans le montrer, le peloton d'exécution. La tension des détenus qui écoutent se
76
Les SS ont fusillé les détenus qui n'étaient pas en mesure de prendre la route : les malades gardés à
l'infirmerie et les détenus qui s'étaient désignés comme incapables de marcher.
40
manifeste dans les longues phrases, haletantes. Puis, le silence de la mort tombe comme un
couperet : « Plus rien ».
Dans un autre épisode, tiré de la longue marche, Robert Antelme exprime ainsi son
épuisement physique et sa détresse : « Une sentinelle SS m'a donné sa valise à porter [...]
Je la ramasse, le SS me surveille, je marche vite, à petits pas, le corps penché sur la gauche.
Je change la valise de main. Je sombre, c'est cela, je cherche l'air, je ne dispose plus que de
grimaces » (EH 233-234). On voit et entend les petits pas que fait Antelme et, surtout,
l'effort que requiert le transport de cette valise : le rythme est saccadé comme les pas de
l'homme qui tente de reprendre son souffle.
De la même manière, Antelme parvient à donner à son texte un air de lenteur et de calme,
atmosphère inhabituelle au camp : « L'heure normale du réveil est dépassée [...] Un copain
va se laver d'un pas tranquille. Son voisin est encore couché. Un autre s'habille lentement.
D'autres se sont mis à bavarder. Cette lenteur est précieuse. Prendre tout son temps pour
enfiler ses chaussures, avoir le goût de se dire bonjour, aller pisser lentement, commencer à
s'attarder à tout : c'est le piège du dimanche matin » (EH 80). Le rythme du texte se
conforme à la « lenteur précieuse » dont il est question : les phrases sont longues et
comprennent plusieurs adverbes et plusieurs termes issus du champ lexical de la
« détente » - tranquille, lentement, lenteur, prendre tout son temps, avoir le goût,
s'attarder - ce qui contraste avec la cadence habituelle de la vie au camp, et par conséquent,
avec celle du texte.
La langue allemande joue sans contredit un rôle primordial dans L'espèce humaine. Elle est
bien entendu la langue des S S - « leur latin » comme le dit Antelme - et les détenus qui la
parlent se trouvent dans une situation plus enviable que ceux qui ne la maîtrisent pas. Il est
d'ailleurs indiqué à plusieurs reprises que la connaissance de l'allemand au camp est un
important atout, voire un gage de survie : « Parler la langue des maîtres reste un élément de
différenciation sociale, chez les détenus, d'une importante vitale » (PARRAU 1995 : 194).
Tout au long du texte, Antelme désigne les différents lieux que l'on retrouve dans le camp
par leur nom allemand : il parle du block, du zaun-kommando, du revier ou du lager. De la
même manière, il désigne les gens occupant différentes fonctions au sein de la hiérarchie du
camp par leur titre allemand: kapo, meister, stubendienst, lagerschultz, lagerattester,
schreiber, vorarbeiter, etc77. Comme l'explique Lucie Bertrand, ces termes constituent des
asémantèmes, c'est-à-dire des « signifiants auxquels on n'attribue aucun signifié et aucun
réfèrent78» (BERTRAND 2005 : 243). De cette façon, le lecteur se trouve plongé sans
transition dans l'univers du camp et placé dans la situation d'un détenu nouvellement
arrivé : quand il est confronté à un mot allemand non traduit, dont il ignore le sens, il se
retrouve dans une position d'incompréhension semblable à celle des personnages du récit79.
De plus, l'usage de l'allemand pour désigner les diverses fonctions de « l'aristocratie du
camp » rappelle que ce sont seulement les détenus qui maîtrisent la langue qui peuvent
accéder à ces postes.
Antelme utilise également l'allemand dans les citations, lorsqu'il rapporte le discours,
souvent brutal, des kapos ou des SS. Les paroles des bourreaux, courtes et incisives, sont
toujours précédées d'un verbe introducteur violent- gueuler, engueuler, jeter à la figure,
s'indigner, cogner, tomber dessus, crier — qui accentue leur caractère hargneux. Les
supérieurs du camp ne s'adressent aux détenus qu'avec des sons de haine et de mépris;
77
Pour des informations détaillées sur les différentes fonctions et la hiérarchie du camp, voir Annexe B.
78
Dans c e passage Lucie Bertrand cite Introduction à l'analyse stylistique d e Fromilhague et Sancier-Château.
79
II arrive cependant q u e Robert Antelme offre la traduction d ' u n m o t allemand, en mettant ce dernier en
italique et en donnant sa traduction ou définition entre parenthèses ou dans u n e note de bas de page. Il
procède ainsi lors de « démonstrations », lorsque la définition des termes employés est essentielle à la
compréhension. Par la suite, il utilisera ce même mot sans italique, comme s'il s'agissait d'un terme francisé,
commun. C'est entre autres le cas d u mot allemand « revier » qui désigne l'infirmerie du camp.
42
Fréquemment, Antelme reprend les mots et phrases des kapos allemands, sans que ceux-ci
ne soient véritablement cités; comme une réminiscence, un écho de ces paroles si souvent
répétées aux détenus : « À l'appel, en colonne par cinq, il fallait que dans chaque colonne le
SS pût compter cinq têtes. Zufunf! Zufùnfl. Cinq, cinq, cinq têtes » (EH 60). Les locutions
nazies sont répétitives, fortement ponctuées et ont un caractère presque hypnotique : « Los!
Une syllabe avec un élan de langue repliée. De los! en los! jusqu'ici; les premiers datent de
Paris; depuis Fresnes, c'est la même poursuite, interrompue la nuit, reprise dans
l'indignation le matin » (EH 49). Il semble que la brutalité langagière des kapos soit ancrée
dans le texte, comme imprégnée dans la pensée d'Antelme; elle lui revient sporadiquement,
comme un souvenir douloureux et incontrôlable. Soulignons que, même après son retour en
France, Antelme parlera de ces « hallucinations » et de ces troubles provoqués par la
réminiscence des sons du camp : « Je n'écarte pas le malaise instantané que me provoqua
récemment au cinéma, pendant la projection d'un vieux film allemand, l'audition de
certaines tonalités de la langue où je retrouvais celles de nos kapos », explique-t-il dans son
texte « Vengeance ? » publié en novembre 194580.
Toujours en utilisant la langue allemande, Antelme cite les courtes conversations qui ont
lieu entre les détenus et leurs maîtres, qu'ils soient kapos ou meisters81. Les détenus
s'expriment dans un allemand élémentaire, utilisant des phrases courtes, simples et parfois
mal construites : « Quand un type n'a pas la force de soulever une pièce trop lourde, il
arrive qu'il dise au meister : - Ich bin krank. Ou bien, d'un copain : - Er ist krank. Il essaie
80
Texte reproduit dans D O B B E L S 1996 : 17-24.
81
Les meisters étaient les contremaîtres civils d e l'usine.
de croire que l'autre va s'arrêter, s'embarrasser, peut-être répondre : Langsam... Mais il
répond, automatiquement : -Was, krank? Et il bouscule le type, et gueule : - Los, arbeite! »
(EH 105).
Les détenus ont donc dû apprendre quelques phrases en allemand afin de se faire
comprendre des dirigeants du camp, et surtout, de communiquer entre eux. Au début du
récit, Antelme tente de converser avec un codétenu allemand - qu'il appelle l'Évangéliste —
mais les deux hommes n'arrivent pas à franchir la barrière linguistique : « J'essayais de lui
parler en allemand, et de cette énorme volonté de parler sortaient des lambeaux de phrases
criblées des mêmes barbarismes qui me servaient pour les kapos et les meisters. [...] Après
un grand effort pour se comprendre, on restait silencieux, l'un et l'autre de chaque côté du
panier, impuissants » (EH 79). Antelme est conscient de son incapacité à utiliser une langue
allemande qui serait autre que celle du camp, c'est-à-dire différente de l'allemand violent,
incisif et barbare qu'il a appris au contact des SS. Il cherche en quelque sorte à
« humaniser » son rapport à la langue, afin de créer un véritable contact avec son codétenu
allemand.
À la fin du récit - dans la toute dernière scène de L'espèce humaine - Antelme converse en
allemand , dans le noir, avec un jeune prisonnier russe : « II parle doucement. Sa voix
semble jeune. Je ne le vois pas. - Wie ait? (Quel âge?) - Achtzehn (Dix-huit.) [...] Rien
n'existe plus que l'homme que je ne vois pas. Ma main s'est mise sur son épaule. - Wir sind
fret (Nous sommes libres.) Il se relève. Il essaye de me voir. Il me serre la main. - Ja. »
(EH 321). Avec des phrases simples, les deux hommes réussissent à communiquer et à
établir un rapport profondément humain. Ironiquement, ils énoncent leur libération dans la
langue de l'oppresseur; même si la langue allemande aura longtemps servi à les insulter et à
nier leur humanité, elle demeure un moyen de communication, un langage, un code propre
aux hommes. Même démunis, malades et épuisés, les prisonniers s'expriment «en
hommes »; et ils le font dans la langue qui les aura si longtemps humiliés et injuriés.
87.
Antelme fournit une traduction de la conversation au sein même du texte.
seule réplique à la violence du bourreau, prenons l'exemple du détenu Félix, puni pour
avoir couché avec un autre détenu :
Félix ne pouvait pas frapper. Il ne voulait pas être pendu. Il gueulait : « Bande
de vaches! Assassins! Je vous emmerde, je vous emmerde, nom de Dieu, je
vous emmerde! » II hurlait. Contre le jet et les coups, il n'avait que le génie de
sa langue. « Bande de salauds, vous serez baisés! » Félix draguait tout ce qu'il
savait d'injures [...] il ne pouvait résister qu'en injuriant. (EH 201)
Le langage ordurier est donc sa seule arme : la violence des mots répond à la violence des
coups. Lorsque Félix injurie les SS, en réplique à leurs assauts physiques, il crée un contact
rare : il « parle » aux SS, il s'adresse directement à eux, même si ce n'est qu'avec des
insultes. Après tout, quel autre discours pourrait-il tenir? Les détenus échangent parfois
quelques mots avec les S S ou les kapos - ils répondent à des questions, bien souvent - mais
ils ne s'adressent jamais directement à eux. En ce sens, Félix crée un contact inusité avec
ses oppresseurs en utilisant leur code, soit celui du mépris.
L'utilisation de langage familier et de gros mots dans le texte produit bien entendu un effet
d'authenticité; les horreurs vécues dans le camp ne sauraient être accompagnées de
dialogues littéraires ou « trop propres ». L'usage de mots grossiers accentue donc le climat
de violence, de mépris et de déchéance propre à l'univers concentrationnaire. Les nazis
cherchent ainsi à opprimer et à dénigrer les prisonniers qu'ils considèrent comme nuisibles
et sans valeur. Pour eux, les détenus ne sont même pas des hommes : la seule
communication possible en est donc une à sens unique, soit par l'ordre ou l'injure.
S'adresser aux détenus d'une autre manière établirait un contact presque «humain»,
rendant possible un échange que les S S veulent éviter à tout prix; voilà entre autres
pourquoi ils parlent des détenus, mais ne leur parlent jamais.
souis plus malade que vous et je travaille » (EH 183). L'usage du baragouin produit un effet
comique, qui tend à ridiculiser ce docteur qui maltraite les prisonniers malades et se moque
d'eux.
De la même manière, Antelme reproduit les cris de douleur du détenu X... qui reçoit vingt-
cinq coups de cravache pour avoir couché avec son codétenu Félix en échange de
nourriture : « - Zaehlen! crie le SS. - Compte! gueule Lucien. Le S S prend son élan; ça
tombe. - Un! crie X... Deueux... Il ne peut pas arrêter son cri. Son cul saute sous les coups.
Le SS reprend son élan. - Troââ... Elle retombe. - Quaaatre! Il hurle maintenant. Il ne
tiendra pas jusqu'à 25 » (EH 199).
La reproduction phonétique des hurlements s'appuie sur des phrases courtes, saccadées, qui
imitent les coups reçus - matérialisant la punition - et conséquemment, la douleur ressentie
par le puni. Dans son texte, Antelme a également recours à des onomatopées qui
reproduisent, entre autres, les éclats de violence perpétrés par les dirigeants du camp : « II a
rougi, comme réveillé d'un coup, il a henni et bang! sur la tête, encore sur la tête. Pieds-
Plats cognait de toutes ses forces, j'essayais de me protéger » (EH 158). L'utilisation d'une
onomatopée en plein cœur d'une phrase - figure ponctuée de surcroît - ajoute à l'effet de
surprise et de choc provoqué par le coup même.
À la fin de la première partie du texte, un autre coup vient secouer les détenus, mais cette
fois-ci le son de ce nouvel assaut apporte une vague d'espoir infini : « Encore Bamm...
L'oreille l'a desserti de la nuit. Encore. Il n'y a plus de doute [...] Encore. C'est ça. On ne
peut plus l'étouffer maintenant. Bamm! Notre bruit, le premier bruit pour nous. Lointaines
voix des SS, vain bruit de leur langue, tout est nettoyé, dissous par ce Bamm! arrivé de la
nuit. L'oreille est lavée » (EH 221). L'écho des canons alliés, qui résonne aux oreilles des
détenus, est porteur de tant de choses! L'onomatopée devient symbole, véritable message
adressé aux prisonniers : c'est le signal du début de la fin, l'annonce d'une libération
prochaine. Pour la première fois depuis des mois, un bruit - autre que celui de la langue
incompréhensible et haineuse des bourreaux, que rend subitement vain l'écho du canon -
47
s'adresse directement aux détenus. Le bruit du canon est leur bruit, un message qui leur est
directement adressé : le canon leur parle, reconnaît leur existence et leur redonne espoir.
Après avoir examiné les principales caractéristiques formelles du texte, il est maintenant
temps de se pencher sur l'un des points essentiels de L'espèce humaine : le processus de
déshumanisation qui avait cours dans les camps. Dans un premier temps, nous verrons de
quelle manière cette tentative de dépossession et de destruction affectait les prisonniers.
Dans un deuxième temps, nous observerons de quelle manière les nazis se trouvaient eux
aussi touchés par cette entreprise de déshumanisation, qui les robotisait et les
déresponsabilisait. Nous verrons donc comment Antelme illustre et explique ce processus
de déshumanisation qui à l'origine ne devait viser que les prisonniers, mais qui en réalité
affecta également leurs bourreaux.
humaine, en les asservissant et les torturant jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que des loques,
des déchets.
Les détenus sont, aux yeux des SS, des êtres nuisibles et sans valeur. Ils ne les considèrent
même pas comme des adversaires en ces temps de guerre - « Ça, des ennemis de
l'Allemagne? Une vermine, pas des ennemis » (EH 87) - mais bien comme une
marchandise. Lors de leur arrivée au camp de Gandersheim, les détenus sont « triés » selon
leurs aptitudes, afin de déterminer qui sera en mesure de travailler dans l'usine; les SS sont
alors étonnés de découvrir que certains détenus ont des compétences qui pourraient leur
83
« On n'oublie pas que l'histoire de chacun se fait à travers le besoin d'être reconnu sans limite ; l'amitié
désigne cette capacité infinie de reconnaissance », explique Antelme dans son texte « Les principes à
l'épreuve » (reproduit dans DOBBELS 1996 : 34).
49
« Ceux qui devaient travailler à l'usine étaient isolés des autres. Les civils s'occupaient
d'eux avec les kapos qui prenaient leurs noms » (EH 45). Notons que les détenus
compétents sont appelés par leur nom; comme on leur reconnaît une utilité - donc une
certaine valeur - on les distingue de l'ensemble des prisonniers et, surtout, on les traite
comme des êtres humains : « Bortlick parle avec celui [le détenu] qui parle sa langue et qui
a des mains habiles. Celui-ci ne peut rien avoir de commun avec les esclaves qui ne parlent
pas sa langue, et qui n'ont pas les mains habiles, qui sont maigres. Eux ne sont que de la
vermine » (EH 109). Les autres prisonniers - les « vrais détenus » comme le dit Antelme -
sont attroupés, rasés et comptés comme des têtes de bétail; on ne leur parle pas, on ne leur
reconnaît aucune valeur ni utilité et, surtout, on ignore leur nom.
84
Soulignons que Robert Antelme ne mentionne rien du métier qu'il exerçait avant d'être emprisonné.
50
C'est une expérience rarissime, au camp, d'être ainsi désigné : ce sera d'ailleurs la seule
ne
fois où Antelme sera appelé par son nom . Au camp, les prisonniers sont pour ainsi dire
inconnus, sans visage et sans identité : « Le regard du S S, sa manière d'être avec nous,
toujours la même, signifiaient qu'il n'existait pas pour lui de différence entre telle ou telle
figure de détenu » (EH 60). Ils ne sont ni identifiés par leur nom ni même par un matricule,
comme c'était le cas dans certains autres camps86. Ils portent simplement un symbole cousu
sur leur veste indiquant leur nationalité et le motif de leur incarcération : « Nous portions
un vêtement rayé bleu et blanc, un triangle rouge sur la gauche de la poitrine, avec un F
noir au milieu » (EH 19). Mentionnons que chaque groupe de détenus a des
caractéristiques distinctes et est traité différemment; de plus, la situation variait selon les
camps. Par exemple, à Gandersheim, les prisonniers polonais et les détenus de droit
commun allemands ont davantage de pouvoir au sein du camp, généralement en raison de
leur connaissance de la langue allemande. À l'inverse, les détenus français sont souvent les
plus durement traités88.
Il y a par contre quelques personnages que Robert Antelme désigne de manière plus
spécifique : certains sont affublés de sobriquets (L'assassin, Pieds-Plats) et d'autres sont
désignés par leur prénom. C'est entre autres le cas de ses camarades de Résistance
85
Soulignons que le récit n e précise p a s ce nom.
86
C'était notamment le cas à Mauthausen, à Auschwitz et à Buchenwald.
87
L e triangle rouge était le symbole désignant les détenus politiques. Le « F » tient pour Franzôsisch,
« Français » en allemand.
88
« Ils se voyaient traités, eux, Français, n o n seulement p a r les nazis c o m m e les pires ennemis d u nazisme,
mais aussi, par des gens qui étaient leurs "semblables", par des ennemis comme eux des nazis, avec une
hostilité spéciale, sans raison. [...] Il nous semblait ainsi, en arrivant, que nous [les détenus français] étions les
détenus les plus pauvres, la dernière classe d e détenus » ( E H 17).
51
(Georges, René) ou de certains codétenus avec qui il a entretenu une relation particulière
(Gilbert, Jacques, Félix). L'utilisation des prénoms démontre une certaine camaraderie; on
comprend donc pourquoi les détenus ainsi désignés sont tous français. La barrière
linguistique et la ségrégation qui avait cours dans le camp favorisaient naturellement les
rapprochements entre détenus de même nationalité. Soulignons qu'Antelme désigne
également certains de ses ennemis par leur prénom : certains détenus de droit commun
(Lucien, Paul) et, surtout, les kapos (Alex, Fritz, Ernst). Antelme avoue même le sentiment
honteux qu'il ressentait à désigner ces derniers par leur prénom :
C'était une coutume du camp de s'appeler par son prénom. On appelait aussi
Fritz uniquement par son prénom. On ne connaissait d'ailleurs pas son nom.
Je n'ai jamais échappé à la honte d'appeler un type comme Fritz par son
prénom. [...] Appeler ainsi celui qui n'avait pour fonction que de schlaguer et,
plus tard, de tuer, donnait le ton de l'hypocrisie substantielle des rapports qui
existaient entre ces kapos et nous. (EH 171-172)
Antelme a honte de « reconnaître » les kapos en les appelant par leur prénom, alors que ces
derniers ne le traitent - lui comme ses codétenus - qu'avec violence et mépris. L'utilisation
d'un prénom étant généralement un gage d'intimité, désigner un kapo par son prénom, dans
un environnement où les détenus sont constamment niés en tant qu'êtres humains, relève
effectivement du non-sens et, encore davantage, du mensonge : « Aile kameraden, disaient
nos kapos. Nous sommes tous des sujets du camp de concentration, tous des camarades.
Celui qui te tue est ton camarade » (EH 172). Cela démontre également, d'une autre
manière, la supériorité et la puissance des kapos : ils sont désignés, contrairement aux
détenus qui sont traités comme une masse difforme et anonyme. À eux on reconnaît une
identité, voire une personnalité.
Bien qu'il désigne certains de ses amis et codétenus par leur prénom, il arrive à plusieurs
reprises qu'Antelme se garde d'utiliser le prénom de certains personnages; il optera plutôt
pour leurs initiales - comme il le fait avec sa sœur Marie-Louise (M.-L. A.) - ou la
première lettre de leur prénom. Il utilise ce procédé d'altération graphique à plusieurs
reprises dans le texte, entre autres lorsqu'il fait mention de personnes qu'il a connues dans
sa vie d'avant : « Le pain est fini, on va rentrer, s'enfoncer en soi, en regardant ses mains,
s'enliser en regardant le poêle ou la figure d'un type, en étant là assis, s'enfoncer jusqu'à
52
Il faut également mentionner que ce refus de nommer les êtres qui lui sont chers s'inscrit
dans la même perspective que la stricte limitation du récit aux mois d'emprisonnement :
Antelme ne veut pas dévoiler de détails intimes qui mettraient l'accent sur sa propre
personne plutôt que sur son expérience en tant que détenu politique français dans un camp
de concentration allemand. Comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, Antelme était
un homme d'une grande discrétion - rappelons-nous sa réaction lors de la publication de La
douleur de Duras — qui n'a jamais cherché à attirer l'attention sur lui ni à révéler
53
publiquement des détails de nature privée; ce refus de nommer explicitement ses proches en
est une autre preuve.
Un autre exemple éloquent de cette altération graphique est celui de K..., ce copain de
Robert Antelme décédé à l'infirmerie du camp : « "K... va mourir", m'avait-on dit. Il était
au revier depuis une huitaine de jours. K... était instituteur. Il y avait au camp un de ses
amis qui l'avait bien connu en France. Il ne le reconnaissait plus depuis qu'il était ici. "K...,
c'était un militant solide", m'avait-il dit. Je n'avais vu qu'un homme voûté, dont la voix
était très faible, qui essayait de suivre » (EH 186). Soulignons que K... n'était pas l'ami
d'Antelme avant son arrestation; tout porte à croire qu'il ne le connaissait pas. Par contre,
Antelme prend soin de souligner qu'il était l'ami d'un autre copain du camp, qui l'avait
bien connu avant, là-bas en France; son souci de pudeur envers ses propres amis et proches
se transfère donc à ceux d'un autre détenu. Animé d'un constant souci de discrétion,
Antelme a toujours cherché à éviter que les acteurs de L'espèce humaine ne puissent être
identifiés. Pour ce qui est de K..., l'état de détérioration physique dans lequel il se trouvait
avant de mourir - Antelme n'arrivera pas à le reconnaître - était tel que cet homme n'était
plus lui-même, mais bien un fragment de ce qu'il avait jadis été; la détérioration de son
corps, l'effritement de son être, sont transposés dans son nom même. De plus, on peut
penser qu'Antelme aura cherché à conserver intacte l'image que sa famille avait de lui
avant son départ :
Celui que sa femme avait vu partir était devenu l'un de nous, un inconnu pour
elle. Mais à ce moment-là il y avait encore possibilité pour un autre double de
K..., que nous-mêmes nous ne connaissions pas, ne reconnaîtrions pas. [...]
K... allait mourir cette nuit. Cela voulait dire qu'il n'était pas encore mort;
qu'il fallait attendre pour déclarer mort celui que j'avais connu et dont j'avais
encore l'image dans la tête et dont l'ami avait une autre image encore plus
ancienne. (EH 188)
Tout comme avec sa propre épouse, Antelme utilisera cette structure antithétique
troublante : « Maintenant ce nom restait, K... Il flottait sur celui que je revoyais à l'usine »
(EH 188). Le nom y est, mais il demeure imprononçable. Il est y sans y être, seule l'initiale
reste pour désigner celui qui a disparu avant même de disparaître. Comme un murmure, un
petit bout de prénom sauvé de l'oubli ou du sanglot.
De la même manière, Antelme raconte le court épisode où le vieux B... (EH 277)
s'accrochait à son bras en sanglotant sur la route, ne trouvant plus la force de faire un pas...
Ou alors l'épisode où le pauvre H... (EH253) se traînait avec les autres détenus sur le
chemin, affolé et en pleurs, sachant sa mort proche... Ou encore celui de L... (EH 262) qui
souffrait d'hémorroïdes et qui, soutenu par deux copains, arrivait à peine à avancer... Dans
chacun de ces cas, Antelme a fait le choix de désigner ces personnes par la première lettre
de leur prénom, sans doute pour préserver la mémoire de ceux qu'il dépeint dans des
situations de détresse et de faiblesse extrêmes, et qui ont de toute évidence trouvé la mort
peu de temps après.
Antelme cherche donc à épargner la mémoire de ceux qu'il présente dans des situations
humiliantes, mais également celle de ceux qui ont posé des gestes indignes et
répréhensibles. C'est le cas de Et..., nommé responsable de l'administration du block après
avoir couché avec le responsable du camp, et qui dénonça certains de ses codétenus (EH
138). C'est également le cas de P..., un louche détenu de droit commun qui se porta
volontaire pour donner une raclée à un jeune détenu accusé de vol (EH 178). Comme nous
l'avons mentionné dans le premier chapitre, Antelme a même poussé plus loin ce refus de
l'humiliation en retirant de l'édition de 1957 de L'espèce humaine un passage relatant le
vol de son morceau de pain commis par l'un des détenus du block. Dans ledit extrait, il
désignait le voleur par son prénom - Simon - et racontait comment ce dernier avait dérobé
son pain et celui de leur codétenu aveugle et comment il était mort.
Les détenus perdent donc peu à peu leur identité, leurs capacités physiques et leur dignité.
Les nazis les traitent avec un mépris constant; en fait, ils les traitent comme des animaux. À
force d'être ainsi dégradé et humilié, Robert Antelme en vient à se désigner lui-même
comme une bête : « Nous réapparaissons comme des bêtes à peau trop dure, des êtres de
cauchemars, increvables » (EH 243). En ayant recours à ce parallèle, il cherche peut-être
des repères « plus connus » qui permettront au lecteur de se faire une idée de la façon dont
les détenus étaient considérés. Méprisés et traités avec dégoût, ils deviennent vermine;
battus, forcés à travailler sans relâche malgré le froid et l'épuisement, ils deviennent bêtes
de somme; abrutis et soumis, les voilà pauvres moutons.
« Eux [les détenus] ne sont que de la vermine, mais une vermine de prix, la vermine qu'on
a poursuivie des années et qu'on n'avait jamais vue d'aussi près » (EH 109) : voilà
comment Antelme parle de lui-même et de ses codétenus. Réduits à un tel état de
déchéance et de misère, couverts de furoncles et de poux, les détenus sont souvent
comparés à la vermine, aux rats, et par extension, à la peste. En plus de décrire l'état
pitoyable dans lequel se trouvent les prisonniers, l'allusion à la vermine contient de
nombreuses connotations négatives relatives à l'insalubrité, au parasitisme et à la nuisance;
de là la comparaison des détenus à la peste : « Le S S regarde la paille, le dommage [...]
Dans cette paille, nous avons mis la peste, et nous avons ri dans l'orgie » (EH 41).
L'utilisation d'une telle comparaison a également un effet ironique, allant jusqu'à
« justifier » la torture et l'extermination des détenus dans les camps nazis89. Ailleurs dans le
texte, Antelme utilise cette formule : « On devient très moches à regarder. C'est notre faute.
C'est parce que nous sommes une peste humaine. Les SS d'ici n'ont pas de Juifs sous la
main. Nous leur en tenons lieu » (EH 86). L'antithèse « peste humaine » et l'allusion aux
Juifs « de remplacement » viennent mettre en parallèle le traitement accordé aux détenus et
celui accordé aux Juifs. Toujours dans un élan de mépris, les SS et kapos allemands vont
qualifier les détenus de porcs, « schwein » en allemand : « Coups de crosse de mitraillette
89
Au Moyen-Âge la population juive a été accusée d'être à l'origine des épidémies de peste en Europe : « Les
médecins furent en effet confrontés à une croyance populaire qui faisait des juifs les fauteurs de l'épidémie »
(WEILL-PAROT 2004 : 76). Dans L'espèce humaine, Robert Antelme prétend que les détenus ont « mis la
peste » dans la paille de l'église où ils dorment.
56
du SS, Los, Schwein! » (EH 271). On sait que la comparaison au porc est une insulte,
synonyme de saleté et de bassesse.
Une autre comparaison animalière, à laquelle Antelme a souvent recours, est celle de la
bête de somme. Travaillant douze heures par jour dans les champs ou les mines, les détenus
deviennent des mulets et des chevaux, transportant sans répit de lourdes charges : « Nous
ne savons rien faire; comme les chevaux, nous travaillerions dehors à charrier des poutres,
des panneaux, à monter les baraques dans lesquelles le kommando devait loger plus tard »
(EH 45). Comme nous l'avons vu précédemment, ce sont les détenus sans compétence
particulière qui sont envoyés aux champs : leur force physique est exploitée, on les
transforme en bêtes de somme. Non seulement la comparaison est utilisée au second degré,
mais le corps des détenus se métamorphose peu à peu, dévoilant une comparaison littérale :
« Je reste près de la porte, les cuisses à l'air; elles sont violettes, grenues, elles n'ont plus de
forme; les genoux sont énormes comme ceux des chevaux » (EH 291). Le travail forcené
affecte l'état d'esprit des détenus, leur physionomie, et même leur rapport au langage :
« Komme, m'a dit Pieds-Plats. Komme, c'est tout, et je les ai suivis. Un petit signe et,
presque à voix basse, Komme, c'était pour moi, ça me déclenchait » (EH 152). Les ordres
des S S deviennent des mots-clés, appris par conditionnement, qui font littéralement avancer
la bête.
Une autre caractéristique animalière propre au détenu est la soumission; la comparaison aux
moutons est donc de mise : « Le con ne comprend pas que la sentinelle n'ait pas des tas de
choses à lui dire et qu'elle nous laisse comme ça, comme un troupeau, brouter notre
travail » (EH 87). Les détenus sont constamment regroupés, comptés comme des têtes de
bétail, soumis à des ordres stricts et violents. On les rase également, comme des moutons :
« Quand tous les types ont été tondus, on s'est lavés dans un long abreuvoir de bois et on
est allé attendre contre la chaudière de l'étuve » (EH 135). L'utilisation des termes
appartenant au lexique animal - tels que tondus et abreuvoir - renvoie directement à la
comparaison bestiale, tout en accentuant l'effet de brutalité et de déshumanisation de
l'opération. De plus, la comparaison aux moutons souligne le caractère passif des
prisonniers.
57
Enfin, soulignons l'utilisation récurrente du terme « zébré » pour désigner les détenus.
Allant au-delà de la simple description de la veste à bandes noires sur fond blanc que
portent les prisonniers, Antelme choisit un mot qui fait allusion au zèbre et n'est pas sans
rappeler les comparaisons chevalines décrites plus tôt.
Les S S traitent, sans contredit, les détenus comme des bêtes : ils les transportent dans des
wagons à bestiaux, les font marcher sur la route comme un pauvre troupeau, les font trimer
dans les champs comme des bêtes de somme, et vont même jusqu'à leur donner des biscuits
de chiens pour seule nourriture. Leur supériorité, leur position de « maître » est éloquente :
ils contrôlent la pitance des détenus, les dominent, les punissent et parfois les exécutent.
Par définition, une bête est « tout animal, l'homme excepté ». Antelme désigne donc les
détenus comme des bêtes afin de refléter l'état d'infériorité dans lequel ils se trouvent et,
avant tout, la tentative de déshumanisation menée contre eux par les dirigeants du camp. Le
mot bête renvoie à l'incapacité communicationnelle, à la rudesse, au manque d'esprit
civilisé et au manque d'organisation sociale : « On vient de toucher une tranche de pain.
Chacun mange pour soi, bête malade et dolente» (EH 303). L'une des différences
fondamentales entre l'homme et la bête se situe au niveau du langage; Antelme dira lui-
même, lors de son arrivée au premier camp allemand où il sera détenu, qu'il croyait les
détenus dépourvus de langage humain : « Quand on a vu en arrivant à Buchenwald les
premiers rayés qui portaient des pierres on ne s'attendait pas à ce qu'ils parlent. On
attendait autre chose, peut-être un mugissement ou un piaillement » (EH 106). Tout au long
du texte Antelme démontrera que le langage des détenus se trouve autant affecté que leur
physionomie : les détenus ne parlent pas, ils « gueulent », ils poussent des « aboiements de
chiens » autour du chaudron de nourriture, ils « râlent » et « s'engueulent » comme des
animaux.
Par contre, il arrive que des détenus résistent à cette transformation. C'est le cas de Gaston,
qui travaille dans la mine : « Pourtant, la bête de somme qu'ils en avaient faite, ils n'avaient
pas pu l'empêcher de penser en piochant dans la colline » (EH 210). C'est lui qui sera à
l'origine de la « séance récréative » au cours de laquelle des prisonniers chanteront et liront
des poèmes : « "Dimanche, il faudra faire quelque chose, on ne peut pas rester comme ça.
Il faut sortir de la faim" [...] Ça se passait dans le tunnel, ça se disait de bête de somme à
bête de somme. Ainsi, un langage se tramait, qui n'était pas celui de l'injure ou de
l'éructation du ventre, qui n'était pas non plus les aboiements de chiens autour du baquet de
rab » (EH 211). Une forme de communication, un langage réussit parfois à « creuser une
distance entre l'homme et la terre boueuse et jaune » (EH 211), permettant aux détenus de
retrouver un peu de leur condition d'homme.
Les S S sont plutôt désignés comme des êtres divins : « II n'y a plus que les SS. Ils sont
calmes, ils ne gueulent pas. Ils marchent le long de la colonne. Les Dieux. Pas un bouton de
leur veste, pas un ongle de leur doigt qui ne soit un morceau de soleil : le SS brûle. [...] On
n'approche pas de lui, on ne pose pas les yeux sur lui. Il brûle, il aveugle, il pulvérise » (EH
28). Le soldat SS est présenté comme une divinité, un être éblouissant et tout-puissant.
C'est bien à cela que les kapos aspirent - Antelme les appelle d'ailleurs des « demi-dieux »
- c'est-à-dire accéder au plus haut niveau de puissance et avoir droit de vie et de mort sur
autrui. Antelme le dit bien : le S S brûle (combien de victimes sont passées par les fours
crématoires?), il aveugle (avec quelle efficacité le peuple allemand a-t-il été endoctriné?) et
il pulvérise (combien de millions de corps ont été réduits en cendres?). De plus, on ne peut
passer sous silence le clair lien entre la luminescence des S S et la prétention de supériorité
du peuple aryen, considéré comme le peuple « élu » par la doctrine nazie.
59
Le caractère divin des SS se manifeste entre autres dans le texte par une grande
« luminosité ». Dans L'espèce humaine, la lumière joue d'ailleurs un rôle fondamental :
l'opposition entre l'ombre et la lumière est centrale dans l'œuvre. Les SS sont lumineux et
les détenus sont des créatures d'ombre. La lumière est symbole de valeur, certes, mais elle
est porteuse de plusieurs autres choses : le pouvoir, le prestige, le repos, la joie.
Cette perspective manichéenne, vision en noir et blanc, est bien présente tout au long du
récit : les SS sont dans la lumière, les prisonniers dans la noirceur. De façon récurrente les
prisonniers sont désignés comme des ombres; est-ce à dire qu'ils ne sont plus que l'ombre
d'eux-mêmes? « Blond, pas encore trop amaigri, la tête penchée sur les mains, l'aveugle
est resté assis un moment au pied de la paillasse. [...] Il était épuisant, on répondait à peine.
Pour échapper aux questions, je lui ai demandé s'il y voyait mieux. Il m'a dit qu'il
distinguait la lumière et qu'à ma place il voyait une ombre » (EH 91). La non-
reconnaissance des détenus, leur ignorance et leur impuissance se matérialisent dans cette
pénombre qui les enveloppe sans cesse.
L'exemple ci-haut démontre bien à quel point les détenus allemands occupent un « rang »
différent au sein du groupe de détenus. Ils sont en pleine lumière et tous peuvent les voir;
ils sont en vue, dans les deux sens du terme. De plus, on voit que ces futurs kapos sont assis
dans la zone lumineuse, comme on fait partie d'un groupe ou d'une clique. Le contraste est
d'autant plus frappant que les autres prisonniers, qui ne jouissent pas des mêmes privilèges,
sont décrits comme des « ombres groupées » ou des « taches troubles », paysage flou et
sans contraste qui ne met que davantage en valeur l'élite qui se trouve au centre du
60
rectangle lumineux. De plus, Antelme prend soin de mentionner que l'on « voit bien » les
Allemands qui se trouvent dans la lumière alors que l'on n'aperçoit des autres que des
« taches troubles de visages, de mains [qui] apparaissent et s'effacent ». Les détenus qui
sont baignés de lumière sont donc identifiés, (re)connus, alors que tous les autres ne sont
que des formes indistinctes, dépourvues d'identité.
Il est clair que les SS — et, par extension, tous ceux qui se trouvent dans une position
d'autorité - ont droit d'accéder à cette lumière, gage de pouvoir et de prestige : « Cette nuit,
la bougie seule éclairait le profil immobile de la sentinelle. À côté de moi, Gilbert et Paul
dormaient. J'avais les yeux ouverts, et d'autres, dans le noir, devaient avoir aussi les yeux
ouverts et fixer la flamme jaunâtre et les moustaches toujours, ce morceau de lumière
auquel le gardien avait droit comme pour se veiller lui-même et qui ne baignait que lui »
(EH 33). La lumière devient synonyme de pouvoir et de grandeur, mais également d'espoir
et de rémission - « II n'y a pas de rab, mais il y a de la lumière; on est assis sur un banc ou
par terre, c'est un répit » (EH 39) - car cet éclairage est parfois celui du feu, accompagné
d'une chaleur bienfaisante. Mais la lumière peut être porteuse de bien plus encore :
On regarde la cuisine, le mince trait de lumière dans le bas de la porte; ils sont
enfermés pour manger. Une ombre sort de la baraque du lagerâltester, une
lanterne à la main. C'est le kapo polonais. Il longe la baraque. Il frappe à la
porte de la cuisine. Elle s'ouvre. On ne le chasse pas. Il va aussi manger dans
la cuisine : une gamelle de patates. Il a encore faim : une autre gamelle. [...] Il
mange. Puis il s'arrête, parce qu'il n'a plus faim. Il en restait encore, mais il
n'a plus faim. C'est cela que signifie le trait de lumière au bas de la porte. (EH
198)
Ici la lumière est symbole de satisfaction, de satiété; ironiquement, le mince filet de lumière
porte en lui la gourmandise et l'abondance de nourriture. Le détenu polonais réussit à se
joindre au groupe sélect de ceux qui mangent à leur faim : l'ombre se hisse donc en pleine
lumière.
Au début du récit un groupe de détenus, dont fait partie Robert Antelme, est désigné pour
être envoyé en transport : « La lumière tombait sur nous, il y avait des zones d'ombre dans
le block. Le blockaltester nous regardait avec sérieux. Aucun cynisme sur sa figure, son
61
sourire avait disparu. Nous étions nouveaux mais nous partions en transport » (EH 23). Les
détenus qui partent en transport sont en quelque sorte élus - parce que choisis pour partir -
et leur caractère privilégié est désigné par la lumière qui tombe sur eux; les « zones
d'ombre » dont il est question sont les autres prisonniers, ceux qui ne partiront pas, ceux
que l'on ne voit pas.
À plusieurs reprises dans le texte, Antelme fait d'ailleurs allusion à « celui qu'on ne voit
pas » mais dont on soupçonne la présence dans la pénombre. Dès le premier transport en
train, il raconte qu'« à l'autre bout du wagon, un Français qu'on ne voit pas commence à
chanter » (EH 32) ou, plus tard dans le récit, qu'il entendit « un bruit d'eau qui coule :
c'était un copain qui pissait dans un baquet de fer qui avait été installé dans l'entrée. On ne
le voyait pas » (EH 137). La présence des détenus se fait donc sentir et entendre, mais ne se
fait pas voir. Les prisonniers sont en quelque sorte invisibles : même le jeune Russe avec
lequel Robert Antelme partage une cigarette à la toute fin de L'espèce humaine est lui aussi
désigné comme une ombre. Il demeure caché, anonyme :
À côté de moi, il y a une ombre et un bout de cigarette rouge. De temps en
temps, une bouffée éclaire une bouche et un nez comme un phare lointain. [...]
La cigarette est éteinte. Je ne l'ai pas vu. Demain je ne le reconnaîtrai pas.
L'ombre de son corps s'est penchée. Un moment passe. Quelques ronflements
s'élèvent du coin. Je me suis penché moi aussi. Rien n'existe plus que
l'homme que je ne vois pas. Ma main s'est mise sur son épaule. (EH 321)90
Les détenus sont donc constamment dans le noir; le récit lui-même s'entame et se termine
dans la pénombre. Ils ne sont pas reconnus et ne jouissent d'aucun privilège. La seule
occasion au cours de laquelle les prisonniers pourront jouir d'un certain « éclairage » est la
séance récréative organisée par Gaston. L'un après l'autre, les détenus monteront sûr une
scène de fortune pour chanter ou réciter un poème : « Comme il faisait très sombre, Gaston
a allumé une petite lampe à l'huile [...] La lumière éclairerait de cette façon le copain qui
serait sur le panneau » (EH 211). Les détenus peuvent donc être entendus, et surtout, être
vus. Vers la fin de cet épisode, après qu'un copain ait chanté Le Temps des cerises,
Antelme ajoute ceci : « La lumière était venue dans le block. [...] Les copains s'étaient
90
C'est nous qui soulignons.
62
groupés autour du tréteau. Ceux qui d'abord étaient restés allongés sur leur paillasse
s'étaient décidés à descendre. Si quelqu'un à ce moment-là était entré dans le block, il en
aurait eu une vision étrange. Tous souriaient » (EH 214-215). La lumière a donc touché les
prisonniers - il s'agit ici de la lumière de la reconnaissance et non pas de la luminosité de
puissance qui caractérise les S S - ; par la prise de parole, le rassemblement, la poésie et la
chanson, ils ont pu, l'espace d'un dimanche après-midi, retrouver une certaine dignité, une
certaine humanité, voire une certaine joie.
Lorsque Robert Antelme a recours à l'analogie de la machine, ce n'est pas uniquement pour
décrire la torture systématique et arbitraire subie par les prisonniers, mais également pour
souligner le processus de déshumanisation qui affectait aussi les S S et les kapos. Ainsi, il
désigne Gandersheim - et par extension le régime nazi - comme un gigantesque et terrible
engin. Les détenus ne sont que la matière première de cette immense machine, matériau que
l'on transforme jusqu'à l'anéantissement. Les bourreaux, quant à eux, sont les rouages de
ce même engin : ce sont eux qui doivent faire fonctionner la machine concentrationnaire.
Ainsi, cette dernière aura enrôlé tout le monde : la déshumanisation des détenus se fait aux
mains d'êtres eux-mêmes déshumanisés.
La machine nazie est toute-puissante, contrôlant autant les détenus que les bourreaux; ses
dimensions et son pouvoir sont telles que même les soldats SS y sont assujettis. Antelme ne
manque pas de mentionner les dimensions de cet horrible engin : « immense machine »
(EH 16) ou « une machine énorme » (EH 83). C'est ainsi que le soldat SS semble tout petit,
lui-même un rouage mineur de cette immense entreprise : « Quand je regarde la corne du
bois et que je vois ensuite le SS, il me paraît minuscule, enfermé lui aussi dans les barbelés,
condamné à nous, enfermé dans la machine de son propre mythe » (EH 53).
64
« La nuit de Buchenwald était calme. Le camp était une immense machine endormie. De
temps à autre, les projecteurs s'allumaient aux miradors : l'œil des S S s'ouvrait et se
fermait» (EH 16). Les projecteurs qui éclairent le camp de façon intermittente sont les
yeux du SS, alors que le haut-parleur qui charrie les ordres est la voix du SS : « Calme, la
voix ordonnait tout. Entre la voix et le régime imposé par les SS, il était d'abord impossible
de faire le rapprochement. C'était pourtant une même chose. La machine était au point,
admirablement montée, et cette voix tranquille, d'une fermeté neutre, c'était la voix de la
conscience SS absolument régnante sur le camp » (EH 25-26). L'immense machine nazie
va bien au-delà des individus qui la constituent, l'alimentent ou lui obéissent; les SS eux-
mêmes en sont esclaves : « Le crissement des pieds des SS n'est plus le même, nous ne
sommes plus dans une caisse, ils ne commandent plus la caisse, maintenant c'est la
machine qui commande. S'ils vont pisser et qu'ils s'attardent trop et que le train parte, ils
peuvent le manquer, et ils auront l'air con devant le train qui s'en va, con devant nous »
(EH 29).
La grande mascarade
En plus d'avoir recours à l'image de la machine pour démontrer le processus de
déshumanisation qui affecte les bourreaux, Antelme fait appel à une autre isotopie : celle du
théâtre. Comme l'explique Sarah Kofman, « Antelme multiplie les métaphores théâtrales
qui soulignent à la fois le caractère "irréel" et mensonger de ce monde "inimaginable", et la
stricte répartition des rôles qui s'y jouaient sous la direction toute-puissante des sinistres
metteurs en scène de ce théâtre de la mort » (KOFMAN 1987 : 89-90).
65
Les détenus, qui jouent leur rôle dans cette gigantesque comédie, doivent aussi porter un
costume : « Nous portions un vêtement rayé bleu et blanc, un triangle rouge sur la gauche
de la poitrine, avec un F noir au milieu, et des galoches neuves. [...] Ceux qui dans la
mascarade de Buchenwald s'étaient vu affubler d'un petit chapeau pointu, d'un béret de
matelot ou d'une casquette russe [...] avaient cessé ce matin d'être grotesques; ils étaient
transfigurés » (EH 19). Les détenus sont tenus de jouer un rôle : ils portent le déguisement
d'usage et font semblant de travailler dans une usine qui ne produit rien de valable. Tout le
monde sait que l'usine du camp de Gandersheim ne sert que de parure aux directeurs et
meisters nazis qui ne veulent pas se battre au front; pourtant chacun prétend y travailler,
chacun joue son rôle dans cette grande comédie : « Tous travaillaient à une chose dont ils
voulaient qu'elle ne fût pas. C'était du mime. Ils ressemblaient à des musiciens qui jouent
derrière une vitre et dont on n'entend pas la musique. Et le meister leur tapait dessus pour
leur faire entrer dans la tête que seule la pièce devait exister. Il avait des égards pour elle »
(EH 154-155). Notons le double sens du mot «pièce» qui se rapporte au morceau de
carlingue sur lequel le détenu trime, mais aussi au spectacle théâtral, à la représentation
d'un travail qui, en réalité, ne mène à rien.
Tout au long de leur détention les prisonniers vont « faire semblant » : ils prétendent
travailler, à l'usine ou aux champs, pour préserver leurs forces- «J'essayerai de me
planquer dans l'usine, de trouver un endroit où je ferai semblant de travailler » (EH 65) -
66
ou ils font semblant de pisser ou de déféquer pour prendre un peu de répit : « le SS ne sait
pas qu'en pissant on s'évade. Aussi, parfois, on se met contre un mur, on ouvre la braguette
et on fait semblant; le S S passe, comme le cocher devant le cheval » (EH 42).
Les détenus sont donc les personnages de cette mascarade, tout comme le sont les kapos et
les S S. Cette description du blockaltester (chef de block) le démontre bien : « II était là
depuis onze ans. C'était un personnage, un des acteurs de Buchenwald. Son décor, c'était la
Tour, la cheminée, la plaine d'Iéna avec au loin de petites maisons allemandes. [...] et ce
sourire voulait démasquer l'illusion que nous avions de croire qu'on les connaissait » (EH
20). L'isotopie théâtrale est ici bien présente : tous les éléments propres au théâtre sont
regroupés - acteurs, scénographie, fiction - et Antelme pousse plus loin l'analogie en
présentant cet acteur qui se livre à un véritable monologue de théâtre : « "Non, vous ne
serez pas libérés. Vous ne savez pas qui est Hitler. [...] Il y a des milliers et des milliers des
nôtres qui sont morts, nous aussi nous mourrons ici ". Quand il parlait ainsi, sa voix qui
était faible s'élevait, son débit se précipitait, son regard devenait fixe, mais il gardait son
sourire, ce n'était plus à nous qu'il parlait; envoûté par le drame, il se répétait à lui-même
cette oraison » (EH 21). Les kapos, les meisters et les SS sont donc eux aussi des
personnages de la grande mascarade nazie; de façon encore plus nette que les détenus, ils
jouent leur rôle au sein d'une horrible et énorme comédie.
Les SS ont donc un rôle précis à jouer dans le camp : ils sont les « dieux » de la mythologie
concentrationnaire, les porteurs du pouvoir et de la vérité nazie. Détenteurs d'une grande
puissance, ils sont souvent enviés par des « acteurs » de moindre importance. Ces derniers
tentent parfois de s'approprier le rôle du SS, comme le montre Antelme dans cet épisode
mettant en scène un civil allemand qui, un dimanche, vient superviser le travail des
détenus :
II se précipita brusquement sur le camarade qui était le plus près de lui et lui
flanqua deux grands coups de pied qui arrivèrent dans les reins du copain, et il
se mit à gueuler en rougissant [...] Ses lunettes avaient légèrement glissé, son
visage était écarlate. Il était grotesque. Il n'était pas habitué à donner des
coups de pied, il était grotesque comme il peut arriver à un civil de l'être
lorsqu'il enfreint la limite des gestes que lui assigne son costume [...]
67
grotesque comme un civil qui voudrait jouer à l'athlète. Il avait voulu jouer au
SS avec nous. (EH 206-207)
L'allure grotesque de ce civil, qui joue un rôle qui ne correspond pas à son costume, et la
locution «jouer au S S » s'inscrivent sans contredit dans l'isotopie théâtrale. Comme le S S
tient le rôle principal au sein de la comédie nazie - il est armé, il a droit de vie et de mort
sur les prisonniers, il se trouve à la tête de la hiérarchie concentrationnaire - certains tentent
de l'imiter, agissant aux dépens de ceux qui se trouvent dans une position inférieure.
Il faut savoir que la mascarade est, pour les S S et les kapos, nécessaire. Même lors de
l'arrêt des activités de l'usine, alors que les Alliés approchent, ils chercheront à tout prix à
faire tourner la machine; the show must go on, l'entreprise nazie ne doit pas s'écrouler. Les
détenus ne doivent pas apprendre ni l'offensive alliée ni l'imminence d'une libération : « II
aurait suffi que nous supposions qu'il se passait quelque chose pour que le décor
s'effondre » (EH 162). Décor de carton-pâte, scénographie morbide d'un théâtre
monstrueux, où « les rôles sont distribués; pour qu'ils vivent et grossissent il faut que les
autres travaillent, crèvent de faim, et reçoivent des coups » (EH 55).
Le processus de déshumanisation qui affecte les dirigeants du camp leur enlève toute forme
d'autonomie, d'individualité et de conscience personnelle : ils ne sont que des acteurs, des
marionnettes manipulées par un système qui les dépasse. Si le spectacle s'arrête, ils se
retrouveront démunis. Ne voulant pas se battre au front, ils font tout pour que la mascarade
continue, pour que demeure justifié - en apparence, du moins - le rôle qu'ils y jouent.
Comme nous venons de le voir, le processus de déshumanisation qui a cours dans les
camps s'attaque non seulement aux détenus, mais également à leurs bourreaux. Soulignons
par contre que le processus de déshumanisation perpétré contre les détenus est délibéré et
contrôlé par les dirigeants du camp, alors que celui qui affecte ces derniers est une
conséquence imprévue du régime de terreur nazi. Les détenus, qui ne sont en aucune façon
reconnus et qui sont traités comme des bêtes nuisibles et sans valeur, semblent perdre
progressivement toute figure humaine. Les bourreaux, quant à eux, sont robotisés et
déresponsabilisés par une immense machine de destruction, dont ils ne sont que de
minuscules rouages. Ils font partie d'une gigantesque et macabre comédie, dans laquelle
chacun doit jouer le rôle qui lui est assigné.
L'emprisonnement de Robert Antelme dans les camps allemands aura duré onze mois, mais
il demeurera marqué à vie par ce séjour à proprement parler sans fin. Afin de rendre compte
du caractère interminable de son expérience, Antelme fait le choix de laisser son récit dans
un « flou temporel », qui exprime bien la nature irréelle de la vie dans le camp. En
choisissant de rendre son témoignage sur le mode de « l'engloutissement total » - c'est-à-
dire en ne révélant rien des événements qui ont précédé ou suivi son incarcération - il
cherche à transmettre son vécu sans le personnaliser. Comme il l'explique dans son avant-
propos, son but était de retracer la vie d'un kommando d'un camp de concentration
allemand; pour lui, il s'agissait donc de témoigner d'une expérience en tant que détenu dans
un camp, en tant que prisonnier parmi des centaines d'autres. La stricte limitation de son
témoignage aux mois passés dans le camp et son refus de donner des détails d'ordre
personnel sont en parfaite concordance avec la nature même de son expérience; dans le
camp il n'était pas reconnu comme individu particulier ou différent des autres, et son
histoire personnelle n'intéressait personne. Antelme cherche donc à transmettre son
expérience individuelle tout en l'inscrivant dans une perspective globale, son témoignage
personnel rendant compte d'un drame collectif.
Les choix temporels du texte comptent pour beaucoup dans la transmission de l'expérience;
ils servent à révéler la nature irréelle et interminable de la vie dans le camp. D'autres
procédés stylistiques sont également mis à profit par Antelme pour raconter son vécu : il
use d'une écriture neutre, parfois brutale, qui démontre bien le caractère radical de
l'expérience concentrationnaire. Pour raconter certains événements, qui tranchent avec la
monotonie de la vie au camp, le récit s'adapte en modulant son rythme et en ajustant sa
construction phrastique, permettant ainsi de raconter avec justesse certains épisodes-clés.
Antelme fait également de nombreux emprunts à la langue allemande, en plus de manier les
divers niveaux de langue et les sonorités; ces outils langagiers sont surtout utilisés pour
illustrer les rapports entretenus dans le camp entre les bourreaux et les détenus.
69
Comme celui de toutes les victimes des camps de concentration, le vécu de Robert Antelme
dépasse l'entendement. Et comme tous ceux qui en ont témoigné, Antelme a dû faire face
au défi de la transmission de son expérience hors du commun : « Nous voulions parler, être
entendus enfin [...] Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de
combler la distance entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la
plupart, nous étions en train de poursuivre dans notre corps » (EH 9).
Dans son récit, Robert Antelme réussit à rendre intelligible une expérience qu'on a souvent
qualifiée d'indicible. Non seulement raconte-t-il les épisodes de la vie quotidienne au camp,
mais il réussit également à illustrer le processus de déshumanisation mis en place par les
71
nazis. Comme nous l'avons vu précédemment, cette tentative de dépossession, qui visait
d'abord et avant tout les détenus, touche également les dirigeants du camp : les bourreaux
sont eux-mêmes affectés par l'immense « machine concentrationnaire », qui les
déresponsabilise et les déshumanise.
Cette tentative de déposséder les détenus de toute trace d'humanité - entreprise qui se
révélera vaine - aura, selon Antelme, permis d'exposer le caractère indivisible et
intouchable de l'espèce humaine. Son récit repose en entier sur ce constat : la tentative de
négation de l'humanité des prisonniers aura non seulement échoué, mais lui aura révélé,
sans aucun doute possible, le caractère irréductible de l'espèce humaine. Le pouvoir des
bourreaux est limité à la puissance de meurtre : jamais ils ne pourront faire des prisonniers
autre chose que des hommes, donc jamais ils ne réussiront à les exclure de l'espèce
humaine. Tout au long de leur incarcération, les détenus ont combattu : ils ont lutté pour
survivre, certes, mais ils ont avant tout lutté pour demeurer des hommes : « La mise en
question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique
d'appartenance à l'espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette
espèce, sur sa distance à la "nature" et sa relation avec elle, sur une certaine solitude de
l'espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible »
(EH 11). Les bourreaux ne peuvent pas exclure les détenus de l'espèce humaine, de la
même manière que ces derniers ne peuvent pas nier que les nazis sont des hommes comme
eux.
métonymie, que ce soit les notions de vie et de mort, d'identité, de rapport à soi, d'altérité
et d'humanité.
Au cours de cette troisième partie, nous verrons comment la figure métonymique sous-tend
non seulement les rapports établis par Robert Antelme dans son récit - rapport à soi et à son
propre corps, relations entre les détenus, rapports de force entre bourreaux et victimes -
mais qu'elle sert avant tout à illustrer le processus de déshumanisation entrepris dans les
camps de concentration et, conséquemment, l'unicité de l'espèce humaine. Dans un premier
temps, nous observerons l'important rôle joué par la métonymie dans la démonstration que
fait Antelme de cette tentative de déshumanisation. Nous verrons comment la figure
métonymique est utilisée pour illustrer la constante menace de la mort et la défense de la
vie dans le camp, la perte d'individualité des détenus, leur déchéance physique et identitaire,
la perte de possession de leur corps, etc. Il s'agit donc d'observer de quelle manière la
métonymie montre chacune des « étapes » de ce processus de déshumanisation.
Dans un deuxième temps, nous verrons comment Robert Antelme utilise la métonymie
pour illustrer l'exemplarité de certaines situations et, de façon plus globale, de son
expérience dans les camps. Il s'agit pour Antelme de démontrer le caractère « universel »
de l'expérience des camps qui n'est fondamentalement, selon lui, qu'un exemple éloquent
de l'exploitation de l'homme par l'homme 91 . Après avoir montré le processus de
déshumanisation, qui morcelé le corps et l'identité des détenus, il procède à une
généralisation; ainsi, il souhaite élargir sa réflexion et l'appliquer à tous les hommes, et non
pas seulement à son cas personnel.
91
Dans son article « Pauvre - Prolétaire - Déporté », qui date de septembre 1948, Robert Antelme
affirme ceci : « On aura découvert ou reconnu qu'il n'y a pas de différence de nature entre le régime
« normal » d'exploitation de l'homme et celui des camps. Que le camp est simplement l'image nette de
l'enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples ». (Texte reproduit dans DOBBELS
1996:32)
73
Antelme use également de la métonymie pour montrer de quelle façon les prisonniers
luttaient contre la mort. Ce n'est pas sans raison que les camps de concentration allemands
sont aussi appelés « camps de la mort »; elle y est omniprésente. De la même manière, la
mort est partout dans L'espèce humaine : « Le mot du kapo, l'un de nos premiers jours au
camp, était revenu aux copains : "Ici, il n'y a pas de malades : il n'y a que des vivants et
des morts" » (EH 22). Bien qu'elle soit omniprésente, la mort ne se manifeste pas dans le
camp comme une menace immédiate et arbitraire, mais plutôt comme une torture lente et
obstinée. Antelme le précise d'emblée dans son avant-propos : « Je rapporte ici ce que j'ai
vécu. L'horreur n'y est pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni
crématoire. L'horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression
incessante, anéantissement lent » (EH 11). Même s'il n'y avait pas d'exécutions massives
92
Nous avons appuyé notre analyse des figures métonymiques contenues dans L'espèce humaine sur la
terminologie et la classification établies par Henri Morier dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique.
74
et arbitraires au camp, des centaines de détenus y ont tout de même péri; ils auront
succombé aux nombreux sévices corporels et aux privations subis jour après jour,
inlassablement.
Antelme énonce clairement dans son récit que la mort des détenus est le but premier des
bourreaux : « Chaque fois qu'on est devant un SS ou un meister on sait qu'il souhaite qu'on
meure. L'illusion impardonnable serait de l'oublier » (EH 104). Par contre, ce désir
d'anéantissement ne se manifeste pas de manière spectaculaire dans L'espèce humaine; il se
présente plutôt comme une « pesanteur » que porte le texte. Chaque petit élément du camp
contribue à l'asservissement et à l'affaiblissement des détenus, mais tout cela se fait de
façon graduelle : « Ils ne nous ont pas fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé
de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable » (EH 47).
Afin d'illustrer que la mort est partout dans le camp, Antelme use de diverses figures
métonymiques, qui nomment le concret pour désigner l'abstrait, expliquant ainsi que
chaque élément du camp est orienté vers une même finalité, soit la mort des détenus. Dans
un camp de concentration comme Gandersheim, la mort n'était pas une menace aussi
imminente que dans les camps d'extermination; la mort y était en quelque sorte abstraite,
en ce sens où elle pouvait être combattue, voire évitée; elle était davantage une ombre
angoissante qui planait sur le camp qu'une menace inévitable qu'une chambre à gaz aurait
systématiquement mise à exécution.
Par exemple, les détenus sont forcés de travailler dans les champs en plein hiver; le vent et
le froid sibériens transpercent leurs minces vêtements et les attaquent de toutes parts. La
mort est dans ce froid, le froid c 'est la mort : « Le froid est douloureux, mais les SS veulent
que nous mourrions par le froid, il faut s'en protéger parce que c'est la mort qui est dans le
froid » (EH 47). Les détenus sont conscients que le froid suffirait à les tuer, de là leur souci
constant de protéger leurs poumons : « Toujours l'angoisse pour les poumons. On n'y avait
jamais pensé comme ça. [...] La morsure du froid, les poumons ne la sentent pas. Le règne
du froid s'étend en silence et sans brutalité. On ne saura pas tout de suite si l'on est
condamné à mort; plus tard, on verra qu'on ne peut plus résister [...] la volonté ni la prière
n'y peuvent rien » (EH 88). Les éléments naturels semblent donc être de mèche avec les
bourreaux - « l'hiver était SS, le vent, la neige étaient SS » (EH 189) - et les assauts du
vent glacial, qu'Antelme illustre avec la métaphore de la morsure, sont aussi violents que
les coups des kapos93. En affamant les détenus et en les faisant trimer dans les champs en
plein hiver, les SS appuient leur violence sur la violence des éléments naturels, qui se
chargent encore plus efficacement qu'eux d'affaiblir puis de faire mourir les prisonniers :
« Le froid a plus de puissance que le SS » (EH 88).
La mort se trouve donc dans les éléments naturels; le froid est l'allié du SS, comme le sont
les poux, qui privent les détenus de sommeil. Elle est également dans toutes les privations,
les coups reçus, le manque d'hygiène et de sommeil, la maladie, l'épuisement : les détenus
vivent donc une agonie lente, patiente, interminable. Et cet « anéantissement lent », dont
parle Antelme dans son avant-propos, passe avant tout par la famine : « La faim n'est rien
d'autre que l'un des moyens du SS. Contre elle la révolte serait aussi vaine que contre le
barbelé, le froid. Elle déforme la figure, tend les yeux » (EH 97). Dans L'espèce humaine,
la faim est au cœur de toutes les discussions, de tous les épisodes, comme une ombre
menaçante ou une maladie contagieuse. Les passages où il est question de soupe, de pain ou
de toute autre forme de nourriture, sont innombrables.
93
Soulignons qu'à un moment Antelme décrit l'entrée d'un kapo allemand dans la baraque comme suit : « Un
violent courant d'air froid : c'était Fritz qui entrait » (EH 135).
76
Pour les détenus, chaque jour est une lutte : « Nous sommes tous [...] ici pour mourir. C'est
l'objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont pas fusillés ni pendus mais
chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps
variable. Le seul but de chacun est donc de s'empêcher de mourir » (EH 47). Pour la
majeure partie de leur incarcération, Antelme et ses codétenus auront combattu la mort qui
se logeait dans toutes les privations, les éclats de violence des kapos et les assauts du climat.
C'est seulement lorsque les détenus quittent le camp et entreprennent la longue marche qui
les mènera à Dachau que les S S deviennent une menace de mort immédiate: ils
commencent alors à fusiller des prisonniers94, accélérant subitement et dramatiquement le
rythme de la mort.
Après l'évacuation du camp, les prisonniers doivent marcher, toujours sous la menace
d'être désignés puis fusillés. Ils doivent parfois transporter de l'équipement ou des bagages
et une charrette suit la colonne; elle est tirée par les détenus, à tour de rôle : « Dans la
colonne, on sent la charrette comme un abcès. Personne ne veut y aller. [...] Ceux qui
Les premiers détenus fusillés sont les malades et ceux qui s'étaient désignés comme incapables de marcher.
77
avaient pris la charrette ce matin au départ de l'église ne sont plus là. On ne se retourne pas.
[...] Les types qui sont maintenant à la charrette vont y passer. C'est leur tour » (EH 251).
Ainsi, la charrette devient la mort : être désigné pour pousser ou tirer la charrette signifie
mourir. De la même manière, la mort prend la forme d'une valise que Robert Antelme doit
porter : « Je change la valise de main. Je sombre, c'est cela, je cherche l'air, je ne dispose
plus que de grimaces. [...] Je sais maintenant qu'un effort comme celui-ci, s'il devait se
prolonger, suffirait à me tuer. [...] Qu'on m'oblige encore à porter la valise, et je suis
liquidé » (EH 233-234). Les détenus souffrent de malnutrition et sont épuisés; certains
arrivent à peine à avancer et s'accrochent à leurs copains pour ne pas s'effondrer. Ils savent
qu'ils seront abattus s'ils s'affalent sur le sol : « Si je m'arrête, des coups. Si je tombe, la
rafale » (EH 234).
La mort est donc présente dans les éléments, dans les objets et même dans les lieux. Par
exemple, le mot « fossé » est fréquemment utilisé dans le texte pour désigner la mort95.
Dans L'espèce humaine le fossé n'est pas seulement un endroit où l'on place les cadavres,
c'est la mort elle-même : « C'est un autre Italien qui sort [...] Personne ne le tient au corps,
il n'a pas de menottes, il est seul au bord de la route, près du fossé; il ne bouge pas. Il
attend Fritz, il va se donner à Fritz » (EH 252). L'Italien est « près du fossé » comme il est
près de la mort; dans quelques secondes il sera descendu. Le fossé c'est le tombeau de
fortune des détenus anonymes, c'est la mort injuste et sans appel qui les fauche en bordure
de la route. C'est sans doute pour cette raison qu'Antelme n'arrive pas à y rester pour
uriner : « Tout près de la route, sur notre droite il y a un large et long fossé. Je descends
pisser dans le fossé. Mais je n'ai pas fini que je me retourne, je me sentais pris. Il ne se
passe pourtant rien d'anormal apparemment » (EH 250). Antelme étouffe dans le trou, il se
sent pris au piège; il sait que c'est l'endroit où les détenus sont abattus, comme son copain
D..., mort, « qu'on a mis dans un fossé » (EH 299).
Au début de son récit, avant de quitter le camp de Buchenwald, Antelme fait l'observation
suivante : « La mort était ici de plain-pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La
95
Comme le souligne Julie Lachance dans le second chapitre de son mémoire La posture testimoniale dans
L'espèce humaine de Robert Antelme et La douleur de Marguerite Duras.
78
cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il y
avait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et l'or de la bouche des morts
s'échangeait depuis longtemps contre le pain des vivants. La mort était formidablement
entraînée dans le circuit de la vie quotidienne » (EH 23). Cette troublante promiscuité de la
vie et de la mort - comme les deux cheminées qui fument côte à côte - est présente tout au
long du texte.
De la même manière que la mort réside dans les éléments, les objets ou les lieux, la vie se
matérialise, entre autres, dans le pain : « Le seul but de chacun est donc de s'empêcher de
mourir. Le pain qu'on mange est bon parce qu'on a faim, mais s'il calme la faim, on sait et
on sent aussi qu'avec lui la vie se défend dans le corps » (EH 47). Dans un monde où
chacun lutte continuellement contre la mort, le pain devient synonyme de vie, symbole d'un
avenir possible : « L'apparition du morceau de pain, c'est l'apparition d'un certain futur
assuré. La consommation du pain, c'est celle même de la vie » (EH 94). Le pain - tout
comme la soupe - devient morceau de vie, arme contre le lent anéantissement mené par les
SS. Les détenus préservent leur pain, comme ils préservent leurs forces, comme ils
préservent leurs poumons du froid : « II y a des montagnes de pain, des années-pains entre
la mort et nous » (EH 94). Le pain c 'est la vie : temps, moments épargnés, sursis.
L'un des signes de la mort imminente d'un détenu est le pain abandonné : « Quand on va
au revier et qu'on voit un type qui va mourir tenir son pain dans la main, et le tenir
distraitement [...] on regarde. Le morceau a séché. [...] C'est à cela qu'on est certain qu'il
va mourir. Il est quelqu'un d'ici, l'un d'entre nous, à qui le pain est devenu inutile » (EH
101). La vie disparaît quand le pain devient inutile, quand il n'est ni préservé ni défendu.
C'est sans doute en cela que le vol du pain d'un copain est une tragédie et une honte;
dérober le pain d'un détenu c'est le tuer en quelque sorte.
terme d'un long déclin qui les laisse méconnaissables. Le traitement imposé par les nazis
vise donc à détruire l'individualité et l'humanité des prisonniers en les maltraitant, les
confondant et les asservissant; ces derniers se transforment peu à peu en bêtes qui ne
semblent plus appartenir au genre humain. Tout au long de son récit, en usant de la figure
métonymique, Antelme fera la patiente démonstration de cette déchéance.
Les détenus perdent peu à peu forme humaine, ne conservant que leur capacité de faire du
bruit ou de produire de la chaleur : « Nous fabriquions encore cette chaleur, cette odeur;
tous ces types creux, collés les uns aux autres, fabriquaient ce nuage chaud, et, quand ils
pissaient, ça fumait encore » (EH 241). Dès le début du récit, Antelme désigne la présence
des prisonniers dans les latrines comme suit : « Les chiottes n'étaient jamais désertes. À
toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières » (EH 15). Ces manifestations
physiques, qui deviennent signes de la présence des détenus, prouvent que ces derniers sont
toujours en vie; les prisonniers sont des êtres vivants, certes, mais ils semblent être de
moins en moins humains.
Dans L'espèce humaine, les détenus sont souvent désignés par le bruit qu'ils font. Dès les
toutes premières lignes du texte, Antelme parle des « bruits de galoches », ces sons produits
par les prisonniers et qui semblent les définir : « Derrière nous, des bruits de galoches, des
toux, c'en était d'autres qui arrivaient » (EH 15). Le bruit devient signe de la présence des
détenus. C'est ainsi que la métonymie opère : les détenus sont des toux et des bruits de
galoches. Tout au long du texte cette métonymie du bruit s'imposera : les détenus semblent
peu à peu privés de langage mais ils produisent toujours des sons, ils sont toujours là. Ces
bruits deviennent la marque de leur identité, le signal de leur présence : « chez nous
personne ne parle. Seules les galoches font du bruit » (EH 37).
Les détenus sont donc souvent désignés par le bruit qu'ils font, que ce soit le son de leurs
chaussures contre le sol, leur toux, leurs râlements ou leurs plaintes. Comme ils sont soumis
à un traitement physique impitoyable, plusieurs sont malades; ils sont d'ailleurs souvent
80
mal ou pas du tout soignés96. Les prisonniers sont affaiblis, souffrants, et les symptômes de
leur mal en viennent également à les définir : « II y a une dizaine de lits à étage et les
malades y couchent [...] La plupart sont des Italiens qui viennent d'arriver dans un
transport de Dachau. Il y a aussi quelques Français. Surtout des pneumonies » (EH 100).
Les détenus sont des pneumonies, des toux, des râlements et des anthrax; la seule chose qui
les distingue, c'est leur maladie.
Lors de l'évacuation du camp, les SS fusillent les détenus trop faibles ou trop malades pour
prendre la route : « Calmes, ils se sont un peu écartés. Et ils ont tiré dedans; dans les types à
broncho-pneumonie, dans les tuberculeux, dans les types à œdème, dans les types sans voix,
dans les types à jambes de tibia, dans tous ceux qui croyaient qu'ils allaient tourner à
gauche, vers la route. Ça rentrait dans leur ventre quand on était assis sur les paillasses, les
yeux tendus et qu'on écoutait » (EH 229). Ces désignations presque cliniques mettent
l'accent sur la cruauté de l'exécution et sur le fait que les SS se soient attaqué aux plus
misérables des détenus, et ce, sans pitié aucune. Soulignons également que Robert Antelme
désigne ces victimes par le terme « types » et non pas « hommes » ou même
« prisonniers »; cette nomination souligne encore une fois le processus de déshumanisation
qui avait cours au camp.
96
« L'unique remède du revier est l'aspirine; quelquefois, une brique ou une pierre que l'on fait chauffer à la
cuisine » (EH 100).
confondent. Dans trois mois, nous serons encore différents, nous nous distinguerons encore
moins les uns des autres. Et cependant chacun continuera à entretenir l'idée de sa
singularité, vaguement » (EH 97). Ainsi, les détenus sont peu à peu désinvestis de leur
individualité. Leur perte d'identité est intimement liée aux transformations physiques qu'ils
subissent : le corps des détenus se métamorphose, les rendant tous semblables,
méconnaissables. Non seulement ils ne se ressemblent plus - rappelons que François
Mitterrand n'arriva pas à reconnaître son ami Robert Antelme lors de sa visite à Dachau -
mais ils se ressemblent tous. Ils ont tous le même corps bleui et le même visage osseux.
Au fil du temps, les détenus ne deviennent que des corps. Réduits à un tel état de déchéance
et de besoin, ne pensant qu'à leur survie - qui passe par la satisfaction temporaire de leurs
besoins vitaux - ils ne sont que des carcasses, « des tuyaux à soupe, quelque chose qu'on
remplit et qui pisse beaucoup » (EH 106). Antelme rend bien compte de cette omniprésence
du corps et de ses besoins - en même temps que la perte de la personnalité, des émotions et
de l'identité individuelle — en désignant les détenus comme des figures, des cuisses ou des
têtes : « chaque jour la carrière, la cheminée, et l'appel avant le départ pour le travail,
chaque matin sous les phares de la Tour, dirigés sur les milliers de têtes grises qu'il était
impossible de songer à distinguer par un nom, par une nationalité, ni même par une
expression » (EH 19). Par un mouvement de déshumanisation constant, que la métonymie
illustre bien, les prisonniers n 'ont plus de telles jambes ou un tel crâne, ils deviennent ces
jambes ou ce crâne : « Des civils passent sur une avenue qui domine notre emplacement. Ils
s'arrêtent contre les balustrades et regardent les zébrés couchés [...] figures barbues,
couvertes de plaques de crasse noire, sans joues, crânes rasés, corps ivres aux jambes
blanches de pus » (EH 280).
Les détenus sont également désignés par leurs vêtements - ils sont souvent appelés les
« zébrés » ou les « rayés » - toujours afin de démontrer leur perte d'identité et de valeur.
Ils ne sont donc que des « visages d'os » (EH 238), des « mains captives » (EH 84) ou des
« dos courbés » (EH 245), perdant possession de leur corps et ne devenant que des
membres épars, «une société de pieds et de hanches» (EH 312) qui se battent pour
survivre. La figure du démembrement est d'ailleurs très présente dans L'espèce humaine, et
tout particulièrement dans les passages qui racontent les déplacements en train. Dans un
wagon surchargé, les détenus doivent se battre pour se faire une place; on assiste alors à
une véritable lutte des corps : « De cette fureur qui s'élevait dans le noir lorsque les visages
ne se voyaient pas et que les yeux ne pouvaient la corriger, de cette fureur du corps à se
libérer des jambes, des bras, de la peau, de ce cauchemar dialogué entre inconnus à jambes,
entre voisins à hanches, il ne restait plus rien le jour venu » (EH 288). Les détenus sont ces
jambes, ces figures, ces hanches et ces bras. Les descriptions des prisonniers entassés dans
un endroit exigu - que ce soit un wagon à bestiaux, un gymnase ou une grange - sont
cauchemardesques. Ces représentations ne sont pas sans rappeler les images horrifiantes
des fosses communes dans lesquelles des milliers de corps étaient enfouis : le même
enchevêtrement d'os, les mêmes visages indistincts, la même peau noircie, la même
morbidité... Pourtant, dans son récit, Antelme décrit des gens vivants. Rendu à un tel point
d'épuisement et de dépossession, la ligne semble bien mince entre la vie et la mort :
Si tout à coup la salle s'éclairait, on verrait un enchevêtrement de loques
zébrées, de bras recroquevillés, de coudes pointus, de mains mauves, de pieds
immenses; des bouches ouvertes vers le plafond, des visages d'os couverts de
peau noirâtre avec les yeux fermés, des crânes de mort, formes pareilles qui ne
finiront pas de se ressembler, inertes et comme posées sur la vase d'un étang.
(EH 238-239)
Comme nous l'avons souligné dans le chapitre précédent, le style de L'espèce humaine est
neutre : même lorsque Robert Antelme décrit des scènes abominables, il le fait avec
sobriété, sans avoir recours à des superlatifs ou à des formules exclamatives. Dans ce cas-ci,
il ne procède qu'à une énumération de parties de corps emmêlées et semblables, et dont il
semble impossible d'identifier le propriétaire. Ces descriptions, desquelles se dégage un
certain effet d'objectivité, semblent relever des observations d'un œil extérieur : Antelme
cherche à montrer ce à quoi les choses ressembleraient si elles avaient pu être vues par un
observateur externe. Comme ça se passe dans l'obscurité, il prend même soin « d'éclairer »
la scène - « Si tout à coup la salle s'éclairait, on verrait... » - afin de littéralement mettre
en lumière le spectacle effrayant qu'il décrit.
lui-même partie. Il procède ainsi pour décrire certains épisodes ou pour faire certaines
mises en contexte, comme au tout début du texte : « Les rectangles sombres des Blocks
s'alignaient, percés de lumières jaunes. D'en haut, en survolant, on devait voir ces taches
jaunes et régulièrement espacées dans la masse noire des bois qui se refermait dessus. [...]
Quelques secondes plus tard, après avoir survolé le camp, on devait voir d'autres lueurs
jaunes à peu près semblables : celles des maisons » (EH 15). En empruntant le point de vue
d'un aviateur qui survolerait le camp, Antelme cherche à démontrer la proximité
géographique du camp et du village ainsi que leur similitude lorsque vus de loin. Il s'agit
ici d'une mise en contexte démontrant non seulement que le camp se trouvait très près d'un
village allemand - détail qui accentue le caractère odieux d'une détention qui se passait à
proximité de civils qui agissaient comme si de rien n'était - mais également qu'il n'était
pas « spectaculaire », c'est-à-dire qu'il n'aurait sans doute pas attiré l'attention de celui qui
le survolerait.
Antelme cherche donc à offrir une vue d'ensemble, en prenant du recul et en empruntant le
point de vue d'un observateur extérieur; il s'éloigne donc de la scène qu'il raconte. Dans un
même mouvement de va-et-vient, il procède souvent de manière inverse en s'approchant au
plus près de la scène. Comme s'il utilisait un miroir grossissant, il met l'accent sur les
parties du corps plutôt que sur les individus en entier; il s'approche tant d'un coude, d'une
figure ou d'une hanche que l'on en oublie le propriétaire : « Ce n'était qu'une lutte de
M
jambes. Les yeux fermés, on s'abandonnait à ce grouillement comme si le corps avait été
absent au-dessus du ventre [...] On sentait la figure sous le pied ou le pied sur la figure. Ça
gueulait dans le noir » (EH 286-287). Dans ce passage, Robert Antelme donne la parole à
un détenu qui se retrouve entassé avec des dizaines d'autres. Il sent un pied sur sa figure, ou
une figure sous son pied, mais il ignore à qui ils appartiennent; de la même manière, le
lecteur ignore de quel détenu il s'agit. En choisissant un pronom indéfini comme « on »,
Antelme démontre encore une fois la perte d'identité vécue dans le camp; est-ce lui qui
parle? Est-ce un autre? Cela importe peu, puisque tous les détenus se retrouvent dans la
même situation.
Antelme utilise généralement cette technique pour raconter les déplacements en train ou les
nuits passées à l'étroit avec des centaines d'autres prisonniers. Dans ces situations, où les
détenus sont entassés dans un endroit clos, chacun doit lutter physiquement pour obtenir un
minimum d'espace. À qui appartient la jambe ou le coude ne compte plus; il s'agit de
survivre, de se tailler une place suffisante pour dormir et reprendre des forces qui
permettront de tenir le coup le lendemain. Tout est question de survie.
Comme un anatomiste ou un médecin, Antelme parle de son corps comme s'il s'agissait de
celui d'un autre; le processus de déshumanisation passe donc par une perte de possession
de son propre corps, au détriment d'un corps plus général, dépersonnalisé, qui pourrait être
celui de n'importe lequel des détenus :
Nous devons rester ici, par petits groupes, agglutinés, les épaules rentrées,
tremblants. Le vent entre dans les zébrés, la mâchoire se paralyse. La cage
d'os est mince, il n'y a déjà plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au
centre, volonté désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d'attendre.
D'attendre que le froid passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu'on
peut tuer de votre corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester
debout. Le froid passera. (EH 85)
Les détenus, subissant tous les mêmes sévices, semblent partager un même corps. Dans son
texte, Antelme parle beaucoup de l'évolution de son corps, mais il le fait toujours de façon
délibérément généralisante. Grâce à un procédé métonymique efficace, le corps d'Antelme
devient le corps de tous les détenus, de chacun d'entre eux mais d'aucun en particulier. La
déshumanisation aura donc suivi son cours : les chairs se disloquent et les détenus se
confondent, ne devenant plus qu'un seul corps, qu'une seule et même figure : « Du même
rayé, du même crâne rasé, de l'amaigrissement progressif, du rythme de la vie ici, ce qui
apparaissait des autres pour chacun c'était bien, en définitive, une figure à peu de chose
près collective et anonyme » (EH 60).
Il arrive parfois que Robert Antelme décrive l'état de son corps en utilisant des adjectifs
possessifs - notamment lorsqu'il décrit l'infestation de poux qui lui ronge la peau97 - mais
en général il opte pour des descriptions presque cliniques, comme si son corps se séparait
graduellement de lui, devenant une entité indépendante qu'il observerait froidement. Le
sort du corps semble dépasser les limites de la volonté ou du courage; vers la fin du récit,
97
« II y en a dans la chemise, dans le caleçon. [...] Il y a du sang sur ma chemise, sur ma poitrine rouge de
piqûres écorchées » (EH 126).
86
Antelme se résigne à attendre la « décision » de son corps à savoir s'il survivra ou non :
« Je tomberai ou je ne tomberai pas; si je tombe, c'est le corps qui aura décidé. Moi, je ne
sais pas. Ce que je sais, c'est que je ne peux plus marcher, et je marche » (EH 259).
À mesure que le temps avance et que le corps se corrompt, Antelme assiste en lui-même au
passage de la volonté individuelle à la simple mécanique du corps : « Je n'ai pas coupé le
mien [mon pain] en deux [...] J'ai pensé qu'il valait mieux pour la fin avoir un gros
morceau dans la bouche. Je l'ai mâché longtemps, la tête immobile, puis malaxé entre la
langue, le palais et les joues; le morceau s'est désagrégé peu à peu et a fini par s'avaler »
(EH 92). On observe un subtil glissement de son pain au pain de son corps : sa volonté de
mâcher le pain s'est substituée au besoin de son corps d'être nourri à tout prix. Il semble
même que ce ne soit pas lui qui ait avalé le pain, c'est le pain qui s'est avalé lui-même; s'il
avait pu, Antelme aurait sans doute mâché le pain indéfiniment, sans jamais déglutir.
Lorsque Robert Antelme décrit les épisodes où il mange son pain, jamais il ne parle de sa
bouche ou de ses joues; ce sont la bouche et les joues d'un détenu parmi les autres, de tous
les détenus ou de n'importe lequel d'entre eux. Ce sont la bouche et les joues d'un corps
souffrant. Ultimement, c'est le corps de l'homme, de tous les hommes.
Il arrive parfois qu'Antelme prenne conscience de son corps comme étant le sien, et cette
constatation le bouleverse :
II n'y avait pas d'autre bruit que celui du wagon qui vibrait et engourdissait le
corps. Ces vibrations, cet engourdissement lui redonnaient passagèrement sa
sensibilité ancienne. À passer simplement la main sur ses jambes, on
redécouvrait cette propriété en commun avec ceux de là-bas, d'avoir un corps
à soi dont on pouvait disposer, grâce auquel on pouvait être une chose
complète. Et, grâce à lui encore, retrouvé, dans la demi-torpeur il semblait
qu'on allait pouvoir à nouveau, qu'on pourrait toujours accomplir un moment
de destinée individuelle. (EH 34y*
'M
C'est nous qui soulignons.
dernière fois que j'ai eu le miroir, il y avait longtemps que je ne m'étais pas regardé [...]
D'abord j'ai vu apparaître une figure. J'avais oublié. Je ne portais qu'un poids sur les
épaules » (EH 60). Les détenus n'ont plus de prise sur leur corps : ce sont les bourreaux qui
le contrôlent en rationnant la nourriture, en assignant les tâches - travail au chantier
extérieur ou bien au chaud dans l'usine - et en distribuant les raclées. Les prisonniers sont
« esclaves » de leur corps : leurs besoins vitaux passent bien avant leurs émotions, leurs
valeurs ou leurs convictions politiques. Asservis par leur propre métabolisme, n'étant pas
reconnus pour ce qu'ils sont et en venant à s'oublier eux-mêmes, les prisonniers ne
deviennent que des silhouettes grises et anonymes, chacun n'étant plus qu'une forme parmi
tant d'autres, un « rayé » sans nom, sans numéro et sans identité. La souffrance les aura
donc rendus identiques et méconnaissables.
Les rapports de force entre les détenus et leurs supérieurs passent également par le corps; la
différence la plus importante entre les prisonniers et les kapos concerne l'accès à la
nourriture. Les détenus sont rationnés" alors que les kapos mangent à satiété. Comme
certains détenus sont prêts à tout pour obtenir de quoi manger - vols, échanges de leurs
dents en or, prostitution, délation, violence - des réseaux s'organisent et des alliances se
créent avec les dirigeants du camp. La puissance des détenus se caractérise donc par la
quantité de pain ou de soupe qu'ils touchent; la nourriture devient hiérarchie : « Dans la
société concentrationnaire, la puissance a ses emblèmes, dont le plus éloquent est la
' Les détenus touchent un morceau de pain et deux louches de soupe par jour.
88
nourriture [...] Manger, ne pas manger : mesure de la puissance des uns, de l'impuissance
des autres » (PARRAU 1995 : 120-121).
Il est clair que l'accès à la nourriture a un effet visible sur le corps des détenus : «Cinquante
détenus polonais sont arrivés d'Auschwitz. Ce sont des seigneurs. Ils sont pour la plupart
solides; ils ont des joues rosés. Us ne sont pas vêtus de rayé. Ils portent des par-dessus
chauds, des pull-overs. Certains ont des chronomètres en or. On sait déjà d'où cela vient.
On connaît Auschwitz » (EH 62-63). Celui qui a des joues, c'est celui qui mange à sa faim.
Dans un rapport métonymique clair, les joues - Antelme ajoute souvent qu'elles sont rosés
- deviennent le symbole concret et visible de la faim rassasiée, et surtout, du pouvoir. Au
camp, avoir des joues signifie être en position d'autorité : que ce soit le docteur espagnol
qui soigne les détenus à l'infirmerie - « II est plutôt de petite taille, il a des joues rosés; il
porte une blouse blanche, il est propre » (EH 182) - ou les membres de l'aristocratie du
camp - « Chef de block sarrois, stubendienst hollandais, belge, français, propres, rasés, des
joues » (EH 310) - ou alors les détenus faisant partie des réseaux d'influence ou du trafic
de l'or.
Toujours en mettant l'accent sur les joues comme marque de pouvoir, Antelme prend soin
de spécifier à plusieurs reprises le manque déjoues de ses codétenus : « Ils s'arrêtent contre
les balustrades et regardent les zébrés couchés, ceux qui s'épouillent, ceux qui, en titubant,
vont aux chiottes : figures barbues, couvertes de plaques de crasse noire, sans joues, crânes
rasés, corps ivres aux jambes blanches de pus » (EH 280). Ces prisonniers n'ont aucun
pouvoir au sein de l'organisation du camp; ils sont donc misérables et maigres. Antelme
décrit son ami Gaston de la même manière : « II avait enlevé son calot et son crâne
apparaissait carré, osseux, écrasant son visage sans joues » (EH 213). Être « sans joues »
c'est crever de faim, n'avoir rien à se mettre dans la bouche, avoir le visage creux et mauve,
être répugnant : « De la tête, le type fait "non" plusieurs fois, lentement. Il a des yeux sans
larmes, mais sa figure pleure. Le policier à joues avec le bâton se tient devant le
"dégueulasse" sans joues, le "dégueulasse" qui se tient le ventre et qui va s'accroupir
encore et qui tend la main » (EH 311).
À l'extérieur du camp, lorsque les détenus quittent Gandersheim à pied, Antelme
commentera également les joues des soldats allemands rencontrés sur la route - « Nous
doublons un camion chargé de soldats [...] ils perdent la guerre, mais ils sont encore chez
eux, avec le pain, la confiture, les joues » (EH 275) - ou celles des civils qui montent dans
le même wagon qu'eux : « Le train arrive à Dresde. La porte du wagon s'ouvre. [...] Des
civils montent. [...] Ils sont bien habillés, ils ont des joues, ils remuent seulement les yeux
vers nous, mais sans trop risquer à tourner la tête » (EH 292).
De la même manière qu'il compare ceux qui ont des joues et ceux qui n'en ont pas,
Antelme compare la mâchoire des détenus et celle des dirigeants allemands. Il décrit les
détenus comme ayant la mâchoire molle; la bouche est ouverte - parce que vide - et la
mâchoire est relâchée par manque de nourriture à mastiquer. Les détenus vont parfois
jusqu'à « ruminer » comme des animaux, c'est-à-dire mâcher une nourriture qui n'existe
pas : « II ne souffre pas. Aucune douleur. Mais le vide dans la poitrine, dans la bouche,
dans les yeux, entre les mâchoires qui s'ouvrent et se ferment sur rien, sur l'air qui entre
dans la bouche. Les dents mâchent l'air et la salive » (EH 97). En opposition aux visages
maigres des détenus, les kapos et les SS ont une mâchoire forte, carrée, puissante : « Le
kapo s'est approché. Il était immense; de sa figure on voyait surtout une énorme mâchoire
inférieure » (EH 36). Ce trait de physionomie est propre aux Allemands et Antelme ne
manque pas de le souligner : « Le Blockfùhrer SS - adjoint du lagerfuhrer - est venu nous
rejoindre. C'est un grand type carré, la gueule classique de l'aryen des statues géantes de la
production nazie » (EH 88).
L'un des détails physiologiques propres aux détenus dont la mort est imminente est la
mâchoire inférieure pendante. Antelme décrit un détenu italien souffrant d'une forte fièvre
comme ceci : « Dans sa face en couteau, dont une barbe noircit encore la peau collée aux os,
la bouche est ouverte et la mâchoire pend : les yeux brillent, grands ouverts, fixes » (EH
100). Il décrit ensuite deux autres agonisants comme suit : « La mâchoire inférieure pend,
autour du nez il y a une croûte noire, de l'humeur en coule sur les lèvres [...] on ne pouvait
pas savoir s'ils étaient morts; parfois, ils soulevaient une paupière » (EH 270). Quand la
mâchoire se disloque pour de bon, c'est le signe de l'ultime abandon : « La mâchoire avide
90
qui se décroche, le ventre vide qui s'affaisse : la mort du copain est une catastrophe » (EH
105). Comme nous l'avons vu avec le pain abandonné, la mâchoire décrochée marque la fin
de la lutte pour survivre.
Les détenus, qui meurent souvent d'épuisement, sont bien entendu d'une maigreur extrême.
Leur visage est creux et leurs cuisses sont mauves et décharnées : « Je reste près de la porte,
les cuisses à l'air; elles sont violettes, grenues, elles n'ont plus de forme » (EH 291).
Comme il le fait avec les joues, qui sont une marque de puissance et d'accès à la nourriture,
Antelme présente les cuisses comme un symbole de pouvoir : « Mais Ernst ne peut rien
faire pour ne pas nous paraître indécent : ses caleçons sont blancs, ses cuisses énormes. Il
est fort même en chiant. Il ne peut pas devenir un type à cuisses grises ou mauves, à genoux
proéminents. Il est plus criant que jamais qu'il bouffe au moins ses trois rations de pain par
jour » (EH 113). Les cuisses deviennent donc un autre indicateur de la santé, et surtout, de
la puissance de certains détenus. Ceux qui mangent à leur faim ont des cuisses dodues,
rosés, et ont également conservé une certaine libido :
II avait des cuisses presque normales et propres. [...] La nuit, quand on allait
pisser, on le rencontrait quelquefois en chemise et on voyait ses cuisses et son
sexe. Le matin, en se réveillant, il lui arrivait de rigoler en disant : « Merde,
qu'est-ce que je me suis mis en dormant... J'en suis plein! » Les copains
avaient regardé Félix d'abord avec étonnement, puis avec haine à cause de ces
cuisses, à cause des patates qu'il planquait entre la paillasse et le montant de
son lit. (EH 200)
Les cuisses de Robert Antelme ne sont ni rosés, ni dodues. De plus, il ne ressent aucun
désir sexuel : « Des visages passaient et repassaient dans ma tête. Je n'embrassais personne,
je ne serrais personne dans mes bras. J'ai touché mes cuisses, j'ai passé la main sur leur
peau plissée, mon corps ne désirait rien, il était plat » (EH 123).
Contrairement aux cuisses des puissants qui sont grasses et rosés, les cuisses des détenus
sont chenues, mauves et plissées : « c'est toujours les mêmes petites cuisses violettes et les
tibias en bâtons sur lesquels la chemise pend » (EH 311). Soulignons ici l'importance des
couleurs dans le récit d'Antelme : la description des personnages - qu'ils soient détenus ou
bourreaux - contient très souvent un adjectif de couleur. Par exemple, Antelme décrit les
91
détenus comme « une matière gris-bleu-violet, brouillardeuse dans le faible matin » (EH
33). Les couleurs propres aux prisonniers sont donc froides et sombres : ils ont « des
visages d'os couverts de peau noirâtre » (EH 238) en raison du manque d'hygiène, leurs
jambes sont « deux bâtons violets » (EH 36) à cause du froid et de la maigreur extrême.
Ainsi, les détenus favorisés ou les dirigeants allemands sont désignés comme étant
« rosés », c'est-à-dire propres, en santé, et surtout bien nourris :
Un matin le meister Bortlick est venu regarder mon travail [...] Ses mains
étaient rosés, ses cheveux bruns, partagés par une raie nette, luisaient [...]
J'avais l'impression que je me trouvais à côté d'un homme vierge, d'une sorte
de bambin géant. Cette peau rosé était répugnante. [...] Cette peau intacte qui
n'avait pas froid, cette peau rosé et bien nourrie qui allait se coller le soir sur
une peau de femme, cette peau était horrible; elle ne savait rien. (EH 125-126)
II est fascinant de voir ici le renversement : ce n'est plus le détenu crasseux et maigre qui
est dégoûtant, mais bien le meister allemand bien en chair et en santé. Au camp, ceux qui
sont gras sont répugnants parce que, dans la plupart des cas, ils ont obtenu leurs rations de
nourriture supplémentaire en dénonçant, en molestant ou en abusant des détenus. Tout au
long du récit, le rosé devient donc synonyme de l'oppression et de la mort :
C'est un autre Italien qui sort, un étudiant de Bologne. Je le connais. Je le
regarde. Sa figure est devenue rosé. Je le regarde bien. J'ai encore ce rosé dans
les yeux. [...] La rafale. Toujours la même chose, les coups en vrac, comme
un tombereau qu'on renverse, puis des coups isolés. [...] Prêts à mourir, je
crois qu'on l'est, prêts à être désignés au hasard pour mourir, non. Si ça vient
sur moi, je serai surpris, et ma figure deviendra rosé comme celle de l'Italien.
(EH 252-253)
Le visage des détenus devient rosé quand la mort tombe sur eux, quand les kapos ou les SS
— qui eux ont la peau rosé en permanence - les ont choisis pour une exécution aléatoire et
sans appel. Ce surgissement du rosé, dans un contexte aussi différent, ne manque pas
d'étonner. Lorsque les détenus sont désignés pour mourir, on voit leurs joues rosir : leur
confusion et leur incrédulité face à une mort imminente, et surtout aléatoire, se manifestent
ainsi. Tout au long de leur détention, les prisonniers auront été passifs, n'ayant pas ou peu
de réactions émotives; par contre, quand au bout d'une interminable lutte ils sont choisis au
hasard pour mourir, ils sont véritablement surpris. Ils se retrouvent alors « à nu » devant la
mort, embarrassés et confus.
92
À un autre moment dans le récit, les lunettes de Robert Antelme lui vaudront d'être repéré.
Alors qu'il travaille à l'usine, il est désigné par le meister Bortlick pour joindre une autre
équipe : « Je m'étais amené et j'étais arrêté devant eux. Il s'agissait de moi. Tel que j'étais,
je ne pensais pas qu'on pouvait venir me pêcher pour parler de moi. Je pensais que j'étais
les cinq cents types du kommando, qu'il n'y avait pas une tête de ces meister dans laquelle
je pouvais apparaître avec tant d'insistance que l'on en vienne à m'appeler. Les lunettes y
avaient été pour quelque chose » (EH 152)100. Avec l'appel des noms, il s'agit de la seule
occasion où Robert Antelme sera désigné et reconnu comme individu. Ces deux exemples
sont donc exceptionnels; comme nous l'avons vu plus tôt, les détenus sont généralement
indifférenciables les uns des autres et ne sont considérés que comme une masse uniforme et
anonyme. On ne peut ni distinguer les détenus les uns des autres, ni en identifier un dans le
lot; leur visage et leur corps ne deviennent qu'un, forme commune et indistincte.
Tout au long du texte, on voit l'évolution de cette « désignation englobante » qui fait des
détenus une masse unique et les rend indifférenciables. Au début de son récit, Antelme
parle au «je » et prends le temps de nommer et de présenter les détenus qui se trouvent
autour de lui dans le camp : « Je suis remonté sur ma paillasse. Paul, avec qui j'avais été
arrêté, dormait à côté de moi. Gilbert, que j'avais retrouvé à Compiègne, aussi. Georges, au
100
C'est nous qui soulignons.
93
dessous » (EH 16). Plus le texte avance, plus les prisonniers deviennent indissociables les
uns des autres; Antelme utilise de moins en moins la première personne du singulier et
parle de lui-même et de ses codétenus comme d'une seule masse : « II faut sortir pour
toucher la soupe. Nous sommes 500 environ à servir. Ce sera très long, nous ne sommes
pas couverts, et le vent est froid. On va grelotter. Tout le monde ne sort pas de la chambrée,
il en reste beaucoup sur les planches » (EH 318).
Antelme aura recours à une métonymie du même genre en parlant du wagon pour désigner
les détenus qui y sont enfermés : « II n'y avait pas de place pour caser les jambes. Ceux qui
les premiers se lassaient de lutter étaient écrasés. Dans l'autre moitié du wagon, c'était la
même chose. Le wagon hurlait. » (EH 286). De la même manière, Antelme raconte que « le
101
Antelme identifie ici le détenu qui a été abattu; il le décrit ensuite comme « l'une des vies » de la colonne.
N o u s avons vu précédemment qu'Antelme s'était lié d'amitié avec l'Évangéliste allemand; l'utilisation d u
terme « là-dedans » pour désigner ce copain que Fritz a fusillé met encore plus en évidence le caractère cruel
de l'opération et la perte de valeur des prisonniers.
102
Notons le double sens d u mot colonne qui signifie à la fois le groupe d e détenus et l'épine dorsale d e
chaque homme.
94
wagon dort » (EH 33) lors du transport de Buchenwald à Gandersheim. Le recours à cette
métonymie - qui focalise sur l'ensemble contenant-contenu - vient amplifier l'effet de
dénaturalisation des détenus, de leur déshumanisation et de leur perte totale d'individualité.
Comme nous venons de le constater, la figure métonymique est présente tout au long du
texte, afin d'illustrer chacune des étapes du processus de déshumanisation que subissent les
détenus. Elle sert à démontrer l'omniprésence de la mort dans le camp, à expliquer la lente
déchéance physique et identitaire des victimes, en montrant notamment de quelle manière
ces dernières se voient dépossédées de leur propre corps. La métonymie est également mise
à contribution dans l'illustration des rapports de force entre détenus et bourreaux, mettant
en autres en lumière le rôle et la symbolique du corps dans ces relations.
La métonymie est donc un élément essentiel de la démonstration que fait Robert Antelme
dans son témoignage, à savoir que lui et ses codétenus étaient sans cesse niés comme êtres
humains, et que le ressort de leur lutte dans le camp était de demeurer, malgré tout, des
hommes.
95
Pour ce faire, il a surtout recours à la figure métonymique. Il met entre autres en scène les
différents acteurs du camp comme s'ils n'étaient qu'une seule personne. Comme dans le
cas de l'isotopie théâtrale — où « le S S » pouvait être n'importe lequel des dirigeants nazis
du camp en autant qu'il jouait le rôle « du » S S — Antelme illustre son propos en prenant
certains personnages en exemple ou en en faisant les représentants de tout un groupe.
II est clair que ce type, qui attend près de la cuisine, pourrait être n'importe lequel des
détenus; tous les prisonniers ont, à un moment ou à un autre, tenté leur chance auprès des
cuistots afin d'obtenir un peu de nourriture. Cet épisode est en fait un exemple, une
démonstration d'une réalité que tous et chacun vivent quotidiennement au camp. Chaque
soir, un prisonnier différent se présente peut-être à la porte de la cuisine, mais il n'en
demeure pas moins le même « type »; celui dont parle Antelme dans cet extrait c'est « le »
détenu, tous les détenus à la fois mais aucun d'entre eux en particulier.
De façon récurrente dans le texte, Antelme a recours à ces synecdoques qui jouent sur le
nombre et qui prennent le singulier pour le pluriel. Par exemple, il parle souvent « du » SS
plutôt que « des » SS. Nous devinons que de nombreux soldats allemands étaient présents
dans le camp, mais Antelme les désigne par une appellation singulière, comme si tous ces
membres de la police nazie n'en était qu'un seul : « Un wagon qui est wagon, un cheval qui
est cheval, les nuages qui viennent de l'ouest, toutes les choses que le S S ne peut pas
contester sont royales; jusqu'à la pesanteur qui fait que le S S peut tomber. Les choses pour
nous ne sont plus inertes » (EH 53). Lorsqu'il parle « du » SS, c'est dans la même
perspective que lorsqu'il dit « l'homme ». Antelme cherche à montrer l'exemplarité de
certaines situations : les pouvoirs d'un SS - dont celui de ruer - transcendent la
personnalité ou l'individualité de chacun des hommes qui occupent cette fonction. Comme
l'immense machine du camp surpasse tous ceux qui la font fonctionner, « le » SS devient
une entité grandiose, presque divine. Comme nous l'avons souligné plus tôt, le SS est un
personnage de la grande mascarade nazie; peu importe l'interprète, c'est le rôle qui
compte : « À Buchenwald, à l'appel, on l'attendait des heures. [...] Il n'est pas encore là,
mais il vide l'air, le raréfie, le pompe à distance. [...] Il est là. On ne l'a pas encore vu. Il
apparaît. Seul. N'importe quelle figure, n'importe qui, mais un SS, le SS » (EH 28).
De la même manière, il parlera des Allemands qui ignorent le sort réservé aux détenus dans
les camps en les désignant comme un seul homme, qui marche sur la route qui longe le
97
camp. Voyons comment Antelme le présente : « Celui qui, longeant les barbelés, passe sur
la route, petite silhouette noire sur la neige, est bien une puissance de la terre. Mais s'il
nous voit derrière les barbelés, s'il lui arrive simplement de penser qu'autre chose est
possible dans la nature que d'être un homme qui marche libre sur la route, s'il s'embarque à
penser ainsi, il risque vite alors de se sentir menacé par toutes ces têtes rasées » (EH 83).
L'homme qui marche sur la route, qui ignore tout du sort des détenus - et, conséquemment,
de sa propre liberté - est à lui seul tous les Allemands, tous ceux qui vivent dans les
villages avoisinants et qui n'ont pas conscience de la terrible destinée des prisonniers des
camps :
Sur la route qui longe le camp, des hommes passent, coiffés de passe-
montagnes. Parfois, ils tournent la tête, ils voient derrière les barbelés, sur la
neige, par petits essaims, ces formes qui se traînent. [...] On voit sur la route
l'homme qui marche dégagé malgré le froid, qui fait un série de pas rapides,
qui se mouche, balance les bras, tourne la tête par saccades pour rien, qui fait
une foule de gestes inutiles, d'une générosité merveilleuse, atroce. [...]
L'homme de la route ne sait toujours rien; il n'a vu que le barbelé et, de ce qui
est derrière, tout au plus des prisonniers. (EH 161)
On voit encore ici, clairement, le glissement du pluriel au singulier; les « hommes [qui]
passent » au début de l'extrait deviennent « l'homme de la route », celui qui représente tous
les autres : ceux qui vivent aux abords des camps sans en connaître la véritable nature, ceux
qui ne voient les détenus que comme de simples prisonniers de guerre qui piochent dans les
champs et triment dans les usines. L'homme de la route semble s'opposer en tout point à
« l'homme du camp »; le premier est libre de ses déplacements et de ses mouvements,
contrairement au second qui est encagé. Et pourtant, ils ont certaines choses en commun.
Observons donc comment Antelme décrit l'homme du camp : « Les copains avaient pensé
que l'idée de la mort d'un homme pouvait encore l'ébranler. Mais tout se passait comme si
rien de ce qui pouvait arriver d'imaginable à un homme n'était plus susceptible de
provoquer en lui ni pitié ni admiration, ni dégoût ni indignation; comme si la forme
humaine n'était plus susceptible de l'émouvoir. Sans doute était-ce là le sang-froid de
l'homme du camp » (EH 21). Ainsi, « l'homme du camp » est un type calme, que la mort et
la souffrance ne semblent pas ou plus émouvoir; il est indifférent comme l'est l'homme de
la route. Comment ne pas voir le parallèle entre cette « forme humaine » qui le laisse
insensible et ces « formes qui se traînent » derrière les barbelés qui laissent l'homme de la
route indifférent? L'homme du camp serait-il donc comme celui de la route, ne voyant les
détenus que comme des silhouettes, des ombres?
Tout à l'heure ce serait fini, nous ne serions plus à perdre, nous serions même
oubliés. Ils le savaient, et nous le savions. Mais nous nous demandions
ensemble, eux et nous, [les détenus qui partent en transport et ceux qui restent
au camp de Buchenwald] si nous aurions toujours la force de vouloir retenir
l'autre dans la vie. Et si, même dans le calme relatif, non traqués, nous en
arrivions à ne plus vouloir, à ne plus avoir la force de le vouloir? Alors nous
serions sans doute devenus l'homme adulte du camp, le chef de block, une
espèce d'homme nouveau. (EH 25)
Antelme refusera toujours de devenir cet « homme du camp », cet être insensible et détaché
d'une réalité effroyable. L'humanisme qui marquera toutes les actions et les prises de
position de Robert Antelme au cours de sa vie sera donc né au camp : il sera né de sa
résistance, de sa volonté de ne pas devenir insensible et égoïste, de ne pas se transformer en
homme du camp : « Plus on est contesté en tant qu'homme par le SS, plus on a de chances
d'être confirmé comme tel. Le véritable risque que l'on court, c'est celui de se mettre à haïr
le copain d'envie, d'être trahi par la concupiscence, d'abandonner les autres. [...] L'erreur
de conscience n'est pas de "déchoir", mais de perdre de vue que la déchéance doit être de
tous et pour tous » (EH 107). Il expliquera d'ailleurs plus loin dans son récit comment la
véritable nature des détenus s'est révélée dans les camps, permettant ainsi de créer des
distinctions nettes entre eux, que les SS souhaitaient pourtant confondus et
méconnaissables :
C'est ici qu'on aura connu les estimes les plus entières et les mépris les plus
définitifs, l'amour de l'homme et l'horreur de lui dans une certitude plus totale
que jamais ailleurs. [...] Plus on se transforme, plus on s'éloigne de là-bas,
plus le S S nous croit réduits à une indistinction et à une irresponsabilité dont
nous présentons l'apparence incontestable, et plus notre communauté contient
en fait de distinctions, et plus ces distinctions sont strictes. L'homme des
camps n'est pas l'abolition de ces différences. Il est au contraire leur
réalisation effective. (EH 98)
un étudiant en médecine [...] Jacques est long, maigre, il parle peu. Il est arrêté depuis
1940 » (EH 50). Lorsque Robert Antelme explique que la nature profonde de chacun s'est
révélée au camp, il prend Jacques pour modèle :
Si on allait trouver un SS et qu'on lui montre Jacques, on pourrait lui
dire : « Regardez-le, vous avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit
ressembler le mieux à ce que vous pensez qu'il est par nature : le déchet, le
rebut, vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ceci, qui devrait vous étendre
raide si "l'erreur" pouvait tuer : vous lui avez permis de se faire l'homme le
plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de
la portée de ses actes, le plus fort. » (EH 99)
Comme la nature profonde des détenus s'est dévoilée dans les camps, il est clair que
certains se seront révélés cruels et égoïstes : « II y a des types qui seront peut-être respectés
là-bas [en France] et qui nous sont devenus aussi horribles, plus horribles que nos pires
ennemis de là-bas » (EH 98). Par contre, ils n'en demeurent pas moins des hommes : qu'ils
soient mouchards, traîtres ou voleurs, ils appartiennent tous et toujours à la race humaine.
Même les êtres les plus ignobles restent des hommes; même les SS sont des hommes. Ils
appartiennent à la même race humaine que ceux qu'ils ont tenté de détruire : « si, entre les
S S et nous [...] nous ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la
nature et en face de la mort, nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce
humaine » (EH 240-241). Les S S étant des hommes comme les autres, leur pouvoir est
limité à celui de l'homme : « la puissance du bourreau ne peut être autre chose qu'une de
celles de l'homme : la puissance du meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le
changer en autre chose » (EH 241). Ils ne peuvent donc pas faire des détenus autre chose
que des hommes; même réduits à un état de déchéance effroyable, même souffrants,
affamés et couverts de furoncles, les prisonniers sont encore et toujours des êtres humains.
Les S S et leurs victimes appartiennent donc à la même espèce, et rien ne peut changer cela.
L'irréductibilité de l'espèce humaine se sera donc révélée à Antelme lors de son séjour dans
les camps. Même asservi, affamé et méprisé par ses bourreaux, il admettra que ses
oppresseurs sont des hommes comme lui. En ce sens, Robert Antelme était un humaniste.
Dans son récit, il cherche à démontrer le caractère universel, unique et indivisible de
l'humanité. Il revendique l'appartenance à l'espèce humaine de chacun des hommes, qu'ils
soient détenus ou SS, victimes ou bourreaux :
II n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que
nous sommes des hommes comme eux que les S S seront en définitive
impuissants devant nous. [...] Et si nous pensons alors cette chose qui, d'ici,
est certainement la chose la plus considérable que l'on puisse penser : « Les
SS ne sont que des hommes comme nous »; si, entre les SS et nous [...] nous
ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la nature et
en face de la mort, nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce
humaine. (EH 240-241)
101
De façon habile, Antelme passe du pluriel - avec le « nous » désignant ses codétenus et lui-
même et le « eux » que sont les bourreaux des camps allemands - au singulier, un singulier
universalisant et englobant qui regroupe tous les humains sous une seule appellation :
l'espèce humaine. Grâce à ce glissement, Antelme parvient à universaliser son propos, à
faire de son expérience un « exemple », une situation qui peut servir de modèle à un
humanisme qui nous regrouperait tous. Il ne s'agit pas d'un choix mais bien d'un constat
irréfutable - « nous sommes obligés de dire... » - qui va au-delà de la volonté individuelle.
C'est une vérité que ni les S S ni les détenus ne peuvent contester; les S S ont bien tenté de le
faire, mais en vain.
Comme il l'a fait dans son récit, il passe de la singularité de son expérience aux destins
pluriels des hommes du monde entier : « nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une
espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les
êtres dans la situation d'exploités est faux et fou » (EH 241). En racontant sa détention dans
les camps, Antelme ne cherche pas à « épater » ou à se donner en spectacle; en tant que
détenu - un prisonnier parmi des milliers d'autres —, il a vécu une expérience d'oppression
et d'asservissement épouvantable, et en témoigne. Bien que son expérience soit hors du
commun, il ne veut pas en faire un cas spectaculaire; il cherche plutôt à en faire un cas
« exemplaire », en ce sens où son expérience personnelle n'est qu'un exemple - plus
éloquent et terrible que les autres, il va sans dire - de l'exploitation de l'homme par
l'homme.
103
Texte reproduit dans DOBBELS 1996 :32.
102
En jouant sur la focalisation - à la manière d'un photographe qui met l'accent sur un seul
élément en utilisant un zoom - Robert Antelme réussit à universaliser et à mettre en
perspective une expérience qui semble, à première vue, intransmissible. Il passe de
l'anatomie d'un homme à celle de tout un groupe de détenus, de sa souffrance personnelle à
celle de tous les hommes opprimés. Son expérience individuelle devient celle de ses
codétenus, puis celle de tous les prisonniers de guerre, puis celle de tous les hommes.
Comme nous venons de le voir, la figure métonymique joue un rôle primordial dans le
témoignage de Robert Antelme. Elle en est véritablement la pierre angulaire : elle sert à
illustrer les épisodes et les idées les plus importants de L'espèce humaine et participe
activement à la transmission de l'expérience. Tout d'abord, nous avons examiné comment
la métonymie sert à montrer chacune des étapes du processus de déshumanisation mené
dans les camps, ainsi que leurs conséquences sur les victimes : la perte de valeur
individuelle, le morcellement et la dépossession corporels, l'omniprésence de la mort et la
défense de la vie, la dictature du besoin, la « fusion » qui fait des prisonniers une masse
unique et anonyme, etc.
Robert Antelme procède ainsi pour démontrer que l'enfer des camps de concentration
allemands n'est qu'un exemple, infernal et sans précédent, de l'exploitation de l'homme par
l'homme. Il cherche ainsi à universaliser son propos et à inscrire son expérience dans un
contexte plus large, une perspective qui nous engloberait tous.
CONCLUSION
Seul un récit qui serait une œuvre d'art saurait restituer, dans son évocation
ramassée et poignante, ce que fut véritablement notre existence en enfer.
Robert Antelme avait 27 ans. Militant au sein d'un groupe de résistance français, il est
arrêté par la Gestapo et déporté en Allemagne. Il passa onze mois dans l'enfer des camps de
concentration. Il lutta quotidiennement contre la mort, subissant sans relâche les privations
et les éclats de violence des bourreaux nazis. On l'a affamé, asservi, insulté, humilié et
battu : presque par miracle, il en est sorti vivant. Et il a raconté son expérience dans un récit
qu'il intitula L'espèce humaine.
Comme peu d'autres avant lui, Robert Antelme est parvenu à transmettre la vérité de son
vécu dans un cadre proprement littéraire. Il est non seulement arrivé à témoigner de son
expérience de façon profondément intelligible, mais également à faire de son témoignage
une œuvre littéraire, comme l'explique le philosophe Edgar Morin :
L'espèce humaine était le premier, je dirais même le seul livre qui fût au
niveau de l'humanité, au niveau de l'expérience nue, vécue et exprimée avec
les mots les plus simples et les plus adéquats qui soient. De ce fait-là, ce livre
qui dans un sens était de l'anti-littérature, ajuste titre parce qu'il ne voulait pas
faire de la littérature sur la concentration, était un livre de pure littérature,
c'est-à-dire qu'on ne pouvait plus rien écrire d'autre.
(DOBBELS 1996 :266-267)
De nombreux travaux, portant sur les récits des déportés et survivants des camps de
concentration, ont souligné les mérites esthétiques et littéraires de L'espèce humaine. Le
texte est donc maintenant considéré non seulement comme un témoignage précieux de
104
Extrait cité dans l'article « La parole contre l'extermination » de Raphaëlle Rérolle et Nicolas Weill publié
dans Le Monde du 25 février 1994.
104
l'enfer des camps de la mort, mais également comme une œuvre « de littérature
concentrationnaire », prise en compte par les philosophes et les théoriciens de la littérature.
Lorsque nous avons entrepris les recherches qui ont mené au présent mémoire, il n'était pas
simplement question, pour nous, de faire l'inventaire des métaboles présentes dans le texte
de Robert Antelme. Nous cherchions à faire l'analyse textuelle de L'espèce humaine afin
d'en saisir la portée et d'en comprendre la structure et le fonctionnement. Pour ce faire,
nous avons analysé les figures et les procédés qui participent à la transmission de
l'expérience de son auteur. En d'autres mots, nous avons cherché à comprendre de quelle
manière le texte parvient à exposer une réalité qui dépasse l'entendement, et ce, de façon
aussi retenue qu'éloquente.
Nous avons abordé l'analyse textuelle de L'espèce humaine avec une visée claire:
découvrir et étudier les outils littéraires dont se sert Robert Antelme pour « faire passer sa
vérité », c'est-à-dire témoigner de son expérience dans les camps. Comme il l'explique
dans son avant-propos, témoigner de l'expérience concentrationnaire est un défi de taille :
les rescapés des camps doivent non seulement faire face à l'incompréhension de leur
lecteur - qui n'arrive pas à « imaginer » ce à quoi peut ressembler un séjour dans un camp
de concentration - mais également aux limites mêmes du langage, qui ne semble pas être
fait pour exprimer une telle réalité. Dès les premières lignes du texte, Antelme dira que le
recours à l'imagination est la seule voie permettant d'exprimer et de raconter l'enfer des
camps : « Cette disproportion entre l'expérience que nous avions vécue et le récit qu'il était
possible d'en faire ne fit que se confirmer par la suite [...] Il était clair désormais que
c'était seulement par le choix, c'est-à-dire encore par l'imagination, que nous pouvions
essayer d'en dire quelque chose » (EH 9). C'est donc ce choix, ce recours à l'imagination et
aux ressources de l'écriture, que nous avons cherché à scruter.
Avant de plonger dans l'analyse formelle de L'espèce humaine à proprement parler, nous
avons jugé bon de procéder à une présentation de son auteur, Robert Antenne, afin de
mettre en contexte L'espèce humaine et de bien en saisir les choix au plan du contenu.
Comme le témoignage d'Antelme se limite très strictement aux mois passés dans les camps
— sans rien dévoiler de ce qui a précédé ou suivi son incarcération — il nous semblait
105
Dans la deuxième partie du premier chapitre, nous avons exposé le contexte de création de
L'espèce humaine et abordé la question du statut littéraire du récit. Pour ce faire, nous
avons présenté les principales lectures qui en ont été faites - que ce soit dans les années 60
avec celles de Blanchot et de Perec ou tout récemment avec les travaux de Crowley et de
Bertrand - afin d'établir de façon claire le caractère proprement littéraire du texte de Robert
Antelme. Finalement, nous avons examiné le notable regain d'intérêt que connaît l'œuvre
depuis la mort de son auteur, en 1990.
Après avoir procédé à la mise en contexte de l'œuvre, qui passe par la présentation de la vie
de son auteur, les circonstances de sa création et sa réception, nous avons consacré le
deuxième chapitre de notre étude à l'analyse formelle de l'œuvre. Dans un premier temps,
nous nous sommes penchée sur plusieurs particularités textuelles- la temporalité, la
construction phrastique, le rythme, l'utilisation de la langue allemande, de gros mots et
d'onomatopées, la focalisation, les isotopies, la narration, les champs lexicaux, le ton, etc. -
grâce auxquelles Robert Antelme parvient à exprimer les enjeux, sensations et implications
de son expérience dans les camps. Nous avons également démontré de quelle manière
Antelme adapte son style pour raconter certains événements-clés et comment il manie les
niveaux de langue et les emprunts pour rendre les dialogues plus authentiques et pour
illustrer les rapports entretenus entre les différents acteurs du camp.
Ce portrait général tracé, nous nous sommes attardée, dans un deuxième temps, sur l'un des
enjeux majeurs du texte : le processus de déshumanisation mené par les SS dans les camps.
Nous avons vu comment s'illustre dans le récit d'Antelme cette tentative de dépossession,
qui voulait faire des détenus des déchets, des loques n'appartenant plus au genre humain.
Nous avons observé de quelle manière les prisonniers sont désignés : ils ne sont en aucune
106
façon reconnus - on ne les appelle jamais par leur nom, on ne s'adresse jamais à eux et on
ne leur reconnaît aucune valeur - et sont traités comme des bêtes inférieures et méprisables.
Antelme use d'ailleurs de nombreuses analogies animales dans son récit : méprisés, les
détenus deviennent vermine, forcés à trimer dans les champs ils deviennent bêtes de somme,
abrutis et soumis, les voilà pauvres moutons. Antelme joue également avec l'ombre et la
lumière afin de démontrer la supériorité des bourreaux nazis, qui sont présentés dans le
texte comme des êtres divins et lumineux, et la perte de valeur et d'identité des détenus, qui
n'y sont que des ombres.
Bien que le processus de déshumanisation mené dans les camps vise avant tout les
prisonniers, les bourreaux se sont trouvés eux-mêmes affectés par l'entreprise
concentrationnaire. Antelme montre bien dans son récit que les dirigeants nazis sont eux
aussi touchés par le processus de déshumanisation conduit dans les camps; pour ce faire, il
utilise deux isotopies importantes : celle du théâtre et celle de la machine. Dans la troisième
partie de ce chapitre, nous avons donc observé de quelle manière les dirigeants du camp -
qu'ils soient meisters, kapos ou SS - se trouvent déresponsabilisés et déshumanisés par une
immense entreprise qui les dépasse. Ainsi, tous sont touchés par la terrible machine nazie :
sous son joug, les détenus deviennent des bêtes et les bourreaux deviennent des outils, êtres
robotisés qui ne font qu'obéir aux ordres.
Ce désir de déposséder les détenus de leur humanité joue un rôle primordial dans le texte,
car c'est cette tentative même de déshumaniser les prisonniers qui rendra incontestable, aux
yeux d'Antelme, l'irréductibilité et l'unicité de l'espèce humaine. Le récit cherche à
illustrer le processus de déshumanisation entrepris dans le camp - processus qui, rappelons-
le, passe par l'asservissement, la perte d'identité individuelle et la détresse physique - en
démontrant de quelle manière tous les éléments du camp, aussi infimes soient-ils, étaient
orientés vers cette même finalité, mais opposera cependant à ce processus une force inverse,
celle de l'irréductibilité de l'espèce humaine.
Dans la troisième et dernière partie de notre étude, nous nous sommes penchée sur l'usage
de la métonymie dans L'espèce humaine, et plus particulièrement dans la mise en présence
107
Dans un deuxième temps, nous avons étudié de quelle manière Antelme démontre
l'exemplarité de certaines situations en usant de la figure métonymique. En faisant de
certains acteurs les représentants de tout un groupe, il cherche à démontrer le caractère
exemplaire de son expérience dans les camps; pour lui, le régime de terreur des camps de
concentration allemand n'est qu'un exemple éloquent de l'exploitation de l'homme par
l'homme : « On aura découvert ou reconnu qu'il n'y a pas de différence de nature entre le
régime "normal" d'exploitation de l'homme et celui des camps. Que le camp est
simplement l'image nette de l'enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de
peuples », explique-t-il dans un article postérieur à L'espèce humaine1 5. Ce constat repose
avant tout sur le fait que l'espèce humaine ne peut être divisée, et que ni les prisonniers ni
les bourreaux ne peuvent en être exclus.
105
Le texte « Pauvre - Prolétaire - Déporté », publié en 1948, est reproduit dans DOBBELS 1996 : 25-32.
108
Robert Antelme était un humaniste. Il a certes témoigné d'une expérience personnelle, mais
en refusant de s'apitoyer sur son sort ou de se donner en spectacle; pour lui, son vécu
individuel devait s'inscrire dans une perspective plus large, une perspective qui engloberait
tous les hommes opprimés. C'est sans doute pour cette raison que l'expérience narrée se
limite strictement au séjour dans les camps et que se voient exclus du récit les événements
ayant précédé ou suivi les mois d'internement. Au même titre que les autres signes
d'individuation auxquels évite de recourir le récit - prénoms et noms des prisonniers,
souvenirs personnels des uns et des autres, etc. — le parcours personnel et biographique de
Robert Antelme est soigneusement mis à distance.
L'irréductibilité de l'espèce humaine s'est révélée à Robert Antelme lors de son séjour dans
les camps, là même où l'on a tout fait pour le déposséder - lui et ses codétenus — de toute
trace d'humanité. Bien que les nazis aient tout tenté pour asservir les détenus et les réduire
à un état de déchéance qui leur enlèverait toute forme humaine, ils n'y sont pas parvenus.
Étant eux-mêmes des hommes, leur pouvoir se limite à celui de l'homme : « la puissance
109
106
BLANCHOT 1996 [1993] : 71-72.
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Rouen.
(MNPGD).
118
Paris.
27 avril 1945 Les détenus arrivent à Dachau. Il ne reste que 150 détenus.
Dachau.
1er mai 1945 Visite du camp de Dachau par François Mitterand et Pierre
Buisson.
119
21 juin 1945 Envoi d'une lettre à Dionys Mascolo (cette lettre sera publiée
vivants.
universelle.
Le Patriote résistant.
soviétique).
Pierre Daix).
renvoi.
cofondateur.
121
la collection « Blanche ».
Marguerite Duras.
Duras.
73 ans.
ANNEXE B
HIÉRARCHIE ET FONCTIONS AU CAMP DE
GANDERSHEIM
Lagerfuhrer SS
Commandant du camp.
Blockfuhrer SS
Adjoint du Lagerfuhrer.
Lagerschutz
Policier du camp.
Lagerâltester
Chef des kapos. Doyen du kommando. Responsable du camp devant les SS.
Kapo (Kameradenpolitzei)
Détenu chargé d'encadrer les prisonniers.
BLOCK USINE
Blockâltester Meister
Détenu chef de block (détenu allemand). Contremaître civil.
Stubendienst Werkschutz
Détenu responsable de Surveillant d'usine.
l'administration du block.
Vorarbeiter
Détenu qui est chargé de contrôler le travail d'une équipe.
Dolmetscher
Interprète.
Hâftling
Détenu.