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Le conte à visée morale et philosophique de Fénélon à

Voltaire
Magali Fourgnaud

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Magali Fourgnaud. Le conte à visée morale et philosophique de Fénélon à Voltaire. Literature.
Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2013. French. <NNT : 2013BOR30036>.
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Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
École Doctorale Montaigne Humanités (ED 480)
THÈSE DE DOCTORAT EN LETTRES MODERNES

Le conte à visée
morale et philosophique
de Fénelon à Voltaire

Thèse présentée et soutenue publiquement le 22 novembre 2013 par

Magali FOURGNAUD
Sous la direction d’Aurélia GAILLARD

Membres du jury :

Mme. Anne DEFRANCE, Maître de Conférences, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3.


M. Colas DUFLO, Professeur, Université Paris X – Paris Ouest La Défense.
Mme. Aurélia GAILLARD, Professeur, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3.
M. Christophe MARTIN, Professeur, Université Paris IV-Sorbonne.
M. Jean-Paul SERMAIN, Professeur, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle.
2
Remerciements

C’est avec un grand plaisir que je remercie Madame Aurélia Gaillard, qui m’a fait
découvrir certaines œuvres étudiées ici et qui est à l’origine de cette thèse. Je tiens à lui
exprimer toute ma gratitude pour m’avoir encouragée et éclairée, lors de ma formation et
tout au long de ce travail qui lui doit beaucoup : ses ouvrages, ses articles et ses conseils
avisés n’ont cessé de stimuler mes recherches. Ma reconnaissance va également à tous
ceux qui m’ont soutenue durant ces années, tout particulièrement Christine Dethan,
Danielle Goumy-Le Guennec, Jean Le Guennec, Aymeric Lemonze et Bernadette Poulou.

3
4
Sommaire

Introduction 9

I. Première partie 23

Délimitation du conte à visée morale et philosophique 23

Introduction : Délimiter le sous-genre 25

I.I. Les titres et les sous-titres 27

I.I.1.Les contes moraux, philosophiques et allégoriques 28


I.I.2.Les histoires morales, philosophiques et allégoriques 48
I.I.3.Les nouvelles morales, philosophiques et allégoriques 58
I.I.4.Les anecdotes morales 68

I.II. Les dispositifs péritextuels et les discours préfaciels 73

I.II.1.Les frontispices et les vignettes 73


I.II.2.Les épigraphes 86
I.II.3.Les préfaces 89

I.III. Les archidispositifs 109

I.III.1.Les bibliothèques et les séquences 109


I.III.2.Les périodiques 113
I.III.3.Les corpus et les recueils 122

I.IV. Les indices internes 127

I.IV.1.L’onomastique 128
I.IV.2.Les personnages philosophes 129
I.IV.3.La féerie et la philosophie 138
I.IV.4.Les espaces 142
I.IV.5.Les dispositifs narratifs 151

Conclusion : De l’allégorie à l’analogie 159


5
II. Deuxième partie 161

Du conte didactique au conte philosophique 161

Introduction : Les traités d’éducation 163

II.I. Les contes féneloniens 167

II.I.1.Le traitement fénelonien du conte de fées 169


II.I.2.De l’insinuation à la conversion 177
II.I.3.De la fable chrétienne au conte moral 180
II.I.4.Une propédeutique à la philosophie 183

II.II. La « chaîne secrète » entre philosophie, morale et fiction dans les contes de
Montesquieu 191

II.II.1.De la fable au conte moral 193


II.II.2.De l’utopie à la réflexion philosophique 200
II.II.3.Les enjeux de la structure enchâssée 207
II.II.4.Une expérience de pensée : le moi-multiple 213

II.III. Histoire du prince Titi de Saint-Hyacinthe, un conte merveilleux politique et


philosophique 221

II.III.1.Une fable économico-politique 223


II.III.2.Une fiction expérimentale 231
II.III.3.La fiction comme désillusionnement 238
II.III.4.La fée-Diamantine, un personnage-palimpseste 243

Conclusion : Le conte à visée morale et philosophique et la franc-maçonnerie 247

6
III. Troisième partie 253

Poétique de l’imbrication : Crébillon, Diderot, Rousseau 253

Introduction : La structure enchâssée 255

III.I. Crébillon, le conte philosophique comme laboratoire de la fiction 257

III.I.1.De l’allégorie politique au conte philosophique 261


III.I.2.Une quête infinie de sens 267
III.I.3.Un laboratoire herméneutique 273
III.I.4.Les enjeux sociologiques du conte moral 279

III.II. Diderot, la fonction cognitive du conte philosophique 287

III.II.1.La structure emboîtée ou la déconstruction de tous les discours 292


III.II.2.Les enjeux moraux de l’analogie 300
III.II.3.La mystification comme expérience de dessillement 307
III.II.4.La fonction cognitive de la fiction 313

III.III. Rousseau, la réversibilité du conte philosophique 319

III.III.1.Une expérience du retournement 323


III.III.2.Les tergiversations du conte philosophique 330

Conclusion : Des contes dangereux 335

IV. Quatrième partie 337

Poétique de la mise en recueil : Voltaire et Marmontel 337

Introduction : La mise en recueil 339

IV.I. Les contes voltairiens ou l’expansion de l’esprit philosophique 341

IV.I.1.Les différentes éditions des contes de Voltaire 344


IV.I.2.Du conte-apologue au conte philosophique 360
IV.I.3.Des contes dialectiques et dialogiques 372
IV.I.4.« L’estrangement » comme méthode d’apprentissage 378
IV.I.5.La sociabilité instaurée par les recueils 402

7
IV.II. Les contes marmontéliens ou la transmission des Lumières 409

IV.II.1.L’art vraisemblable 412


IV.II.2.Le merveilleux moral 416
IV.II.3.L’éclairement des consciences 420
IV.II.4.Argumentation et dialogisme dans le conte moral 428
IV.II.5.Le recueil comme outil didactique 432

Conclusion : La sociabilité des contes à visée morale et philosophique 439

Conclusion générale 441

Annexes 451

Préfaces des contes à visée morale et philosophique 451

Résumés des contes 497

Bibliographie 543

Index des auteurs et du corpus 577

Index des noms de personnes 581

8
Introduction

Les contes que Fénelon écrit pour l’éducation du duc de Bourgogne ont a priori peu
de rapports avec les contes philosophiques de Voltaire ou les contes moraux de Marmontel :
les premiers sont généralement considérés comme des fictions didactiques, à des fins
d’édification morale et religieuse, les seconds comme les représentants de l’argumentation
indirecte au siècle des Lumières et les derniers, comme les indices d’une moralisation de la
littérature dans la deuxième moitié du siècle. Pourtant, ils témoignent, à leur manière, de
l’entremêlement de la philosophie et de la littérature, en particulier du conte, de la fin du
XVIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, phénomène qui n’a sans doute pas eu d’égal dans
toute l’histoire littéraire :
Ceux qui savent à quoi se réduit de nos jours le grand mot de philosophie […] n’ignorent
point que ce mot est devenu comme le passeport banal de tous les ouvrages de ce temps.
Essais, Pensées, Réflexions, Amusements, Bagatelles, etc. tout est philosophie, ou promet
de l’être. Pourquoi des contes ne jouiraient-ils pas au moins de ce dernier privilège ?1

Par cette question rhétorique, Nicolas Bricaire de La Dixmerie, ami de Voltaire et


auteur de son éloge funèbre prononcé dans la loge maçonnique des Neuf Sœurs, justifie
l’écriture de ses Contes philosophiques (1765), six ans avant le premier regroupement des
contes de Voltaire, dans un volume de Romans allégoriques, philosophiques et historiques.
Or à cette époque, la question semble ne plus attendre de réponse : depuis le début du siècle,
les auteurs de contes insèrent au cœur-même de leurs textes des réflexions philosophiques et
morales. On assiste même à l’apparition d’une nouvelle veine du conte de fées, dans laquelle
les personnages parlent « non plus comme des héros de tragédies ou de roman courtois, mais
comme de vrais philosophes animés par de nouvelles fictions et participant à une nouvelle
préciosité aussi intellectuelle que sentimentale2». Le texte représentatif de cette nouvelle
catégorie du conte de fées est l’Histoire du prince Titi, de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, un
conte-roman destiné à l’éducation du Prince, paru pour la première fois en 1736, puis dans le
Cabinet des fées de Charles Mayer (1786). Dans l’étude de Jacques Barchilon, consacrée au
conte merveilleux de 1690 à 1790, cet ouvrage, considéré aujourd’hui comme un éloge du

1
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, « Préface », Contes philosophiques et moraux, par M. de La Dixmerie. T. I,
Londres/ Paris, Duchesne, 1765, p. VII.
2
Jacques Barchilon, Le Conte merveilleux français de 1690 à 1790, Paris, H. Champion, 1975, p. 86.
9
« despotisme éclairé »1, est placé entre les Fables et opuscules pédagogiques de Fénelon,
destinés au duc de Bourgogne, et les contes moraux de Mme Leprince de Beaumont
rassemblés dans son Magasin des enfants (1756). Le chapitre consacré au rapport entre
« lumières, morale et merveilleux2 » se conclut par le conte d’Antoine Coypel, Aglaé ou
Nabotine, publié de manière posthume en 1772. Une telle perspective fait donc bien
apparaître l’émergence, à partir de la fin du XVIIe siècle, d’un sous-genre, c’est-à-dire d’une
nouvelle catégorie de contes, pas seulement féeriques, qui affichent une visée morale ou
philosophique.
De fait, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, certains auteurs utilisent le conte comme un
moyen de transmettre une vérité philosophique ou morale, les deux adjectifs étant alors
synonymes. Philippe-Auguste de Sainte-Foy d’Arcq, l’auteur du conte, Le Palais du silence,
conte philosophique (1754), déclare dans son avertissement au lecteur : « cette histoire, ou
fiction (car je ne sais encore quel caractère lui donner), m’a paru renfermer des vérités
essentielles, et une morale pure3». Le Père Philippe Barbe écrit également dans la préface de
ses Fables et contes philosophiques (1771) : « les sujets sur lesquels je me suis exercé sont
tous instructifs4 ». Le Mercure reconnaît pour Sidnei et Silli de Baculard d’Arnaud que « c’est
un plan très philosophique que de présenter ainsi la morale en action ; et de rendre les
hommes meilleurs en exerçant leur sensibilité5. » Cherchant à délivrer une vérité tout en
amusant, le conte continue, semble-t-il, à entretenir des rapports étroits avec la fable, jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle. En 1786, Charles Mayer, dans la préface de son édition des contes de
fées du siècle écoulé, considère encore le genre comme une « école des rois », une sorte de
miroir des princes capable de « former et perfectionner le cœur de ceux qui sont destinés à
gouverner6 ». Dès lors, l’expression « conte moral » ou « conte philosophique » serait un
pléonasme. Pourtant, comme l’ont démontré Aurélia Gaillard7 et, à sa suite, Julie Boch8, le
pacte allégorique qui régnait tout au long du XVIIe siècle ne tient plus après 1700 : le rapport
classique entre le récit et la « morale » a profondément évolué ; le conte, la fable et le mythe
s’autonomisent en genres distincts et la fable semble prendre en charge seule la valeur
didactique de la fiction. Par conséquent, si le conte conserve la double articulation du sens

1
Élisabeth Carayol, Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Oxford, SVEC, n°221, 1984, p. 149.
2
Jacques Barchilon, op. cit., p. 85-95.
3
Philippe de Sainte-Foy d’Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique, Amsterdam, 1754, p.8.
4
Philippe Barbe, Fables et contes philosophiques, Paris, Delalain, 1771, p. 11.
5
Mercure, avril 1771, p. 151.
6
Charles Mayer, Nouveau Cabinet des fées, XVII, cité par Jacques Barchilon, op. cit., p. 87.
7
Aurélia Gaillard, Fables, mythes, contes, l'esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Paris, H.
Champion, 1996.
8
Julie Boch, Les Dieux désenchantés, la fable dans la pensée française de Huet à Voltaire (1680-1760), Paris,
H. Champion, 2002.
10
(littéral/ figuré), le déchiffrement qu’il suscite est différent de celui de la fable : « la Fable
serait un conte sacré, tendu vers la fondation du monde, le conte, un récit humain, laïc, tendu
vers la refondation d’un ordre humain1. » Le conte à visée morale et philosophique apparaît
ainsi à un moment charnière : il témoigne de l’évolution du pacte de lecture fictionnel, qui
passe de l’allégorie à l’analogie2, et participe à la naissance des idées des Lumières.
Notre propos consiste dès lors à montrer que la fonction philosophique et morale de
ces contes réside moins dans le message transmis que dans le mode de déchiffrement qu’ils
induisent et dans la singularité de l’expérience qu’ils font vivre au lecteur. Les contes à visée
morale et philosophique ne sont pas seulement des illustrations d’une thèse préalable, ils
déclenchent la réflexion du lecteur grâce à un dispositif narratif particulier, qui fait appel à la
fois à la raison et à la sensibilité : le lecteur est amené, grâce à l’analogie généralisée, à opérer
un retour réflexif sur lui-même. C’est par cette démarche, à la fois critique et sensible, que ces
contes participent à l’éducation morale et philosophique de leur lecteur. Mais il ne s’agit pas
ici d’une instruction exogène, délivrée par une instance narrative omnisciente. La lecture de
ces textes s’apparente à une initiation, dans la mesure où l’essentiel réside dans l’expérience :
ils proposent un cadre qui permet au lecteur de trouver en lui-même et par lui-même sa propre
clé de l’énigme. Dans notre thèse, « le conte à visée morale et philosophique », l’expression
« à visée » énonce l’intention explicite ou implicite des auteurs qui considèrent le conte
comme un lieu possible de conceptualisation et d’expérimentation philosophique. Elle
souligne également la porosité des contours de cette catégorie de textes qui se définissent
avant tout par les effets escomptés. Elle exprime enfin la tension propre de ces contes qui
combinent deux discours apparemment contradictoires, à savoir la fiction, qui cherche à
susciter l’adhésion du lecteur et à créer l’illusion, et la philosophie, dont la démarche critique
vise au contraire à désillusionner le lecteur et à le rendre plus lucide. Le conte à visée morale
et philosophique repose donc sur un paradoxe : il cherche à mystifier son lecteur, afin de le
démystifier et d’éveiller sa conscience. En ce sens, cette nouvelle catégorie du conte s’inscrit
dans une perspective sensualiste, qui reconnaît la fonction cognitive des sens et des arts. Elle
met effectivement en pratique les principes d’écriture fictionnelle que reconnaît Diderot dans
l’Éloge de Richardson : il s’agit de favoriser la plongée du lecteur au cœur de la fiction, afin
de lui faire sentir les contradictions humaines et partant le rendre plus tolérant. À l’instar de la
philosophie, la fiction est capable de dessiller les yeux du lecteur et de faire disparaître les
fantômes et autres chimères qui aveuglent les hommes : elle devient « le flambeau au fond de

1
Aurélia Gaillard, « La clé et le puits : à propos du déchiffrement des contes et des fables », Féeries n°7, 2010,
p. 190.
2
-, « La fable (ou fiction fabuleuse) aux XVIIe et XVIIIe siècles, entre allégorie et analogie : une écriture du
détour ou de la conciliation ? », communication au séminaire Gadges, université Lyon 3, à paraître.
11
la caverne », car elle « apprend à discerner les motifs subtils et déshonnêtes qui se cachent et
se dérobent sous d’autres motifs qui sont honnêtes et qui se hâtent de se montrer les
premiers »1. L’autre particularité de cette poétique est de déclencher réflexion individuelle et
débats collectifs2 : elle participe ainsi à l’émergence d’une nouvelle sociabilité, caractéristique
des Lumières.
De nombreuses recherches sur le rapport entre littérature et développement des
Lumières ont certes déjà été menées : Roger Chartier3, notamment, a montré combien les
transformations des manières de lire (mobilité du lecteur, individualisation de l’acte de lire,
désinvestissement religieux de la lecture) ont pu rendre admissible la rupture avec la
monarchie absolue ; Robert Darnton a, quant à lui, montré l’impact des pamphlets et de la
littérature vendue « sous le manteau »4 dans le processus de désacralisation des symboles et
des mythes de la monarchie. Dans son célèbre article consacré aux lecteurs réels de
Rousseau5, l’historien américain a également souligné le rôle du roman dans le
développement de l’autonomie morale des lecteurs, en particulier grâce à la communion de
sentiments entre l’auteur et ses lecteurs6. Dans la continuité de ces études, Lynn Hunt7 a
confirmé la fonction morale du roman : grâce à ce dernier, les lecteurs ont pu, par
l’imagination, se mettre à la place d’un autre, dont ils n’avaient sans doute pas pleinement
conscience de l’existence (valets, femmes,…) et auquel ils reconnaissaient la capacité de
créer, comme eux, un monde moral. Ces recherches prennent comme postulat de départ
l’identification du lecteur aux personnages romanesques. Sans négliger l’apport de ces
travaux essentiels, nous avons souhaité adopter une autre perspective. Selon nous, le conte
philosophique ne tend pas un miroir au lecteur, il lui offre au contraire une expérience de
distanciation et de dépaysement propice à la fois à l’éveil de sa conscience et à l’exacerbation
de sa sensibilité : il invite le lecteur à vivre une expérience de l’altérité, qui le conduit à porter
un regard nouveau sur ce qui l’entoure.

1
Diderot, Éloge de Richardson, dans Contes et romans, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 2004, p. 899.
2
« J’ai remarqué que, dans une société où la lecture de Richardson se faisait en commun ou séparément, la
conversation en devenait plus intéressante et plus vive. […] J’ai entendu, à l’occasion de cette lecture, les points
les plus importants de la morale et du goût discutés et approfondis. », ibid., p. 903.
3
Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
4
Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1983.
5
-, « Le courrier des lecteurs de Rousseau : la construction de la sensibilité romantique », dans Le Grand
massacre des chats, attitudes et croyances dans l’ancienne France, titre original : The Great Cat massacre,
traduit de l’américain par Marie-Alyx Revellat, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 201-238.
6
« Auteur et lecteur communient par l’intermédiaire de la page imprimée, chacun d’eux assumant la forme
envisagée dans le texte », ibid., p. 231.
7
Lynn Avery Hunt, Inventing human rights : a history, New York, Etats-Unis, Royaume-Uni, W.W. Norton and
Company, 2007.
12
Cette investigation sur la fonction morale et cognitive de la fiction s'inscrit dans le
cadre d'une réflexion plus générale sur l'articulation de la philosophie, de la morale et de la
littérature, sujet pour lequel la recherche, aussi bien philosophique1 que littéraire2, montre un
intérêt renouvelé. Plus particulièrement, les récents ouvrages de Colas Duflo3 et de Pierre
Hartmann4 s’interrogent sur les différents aspects de la présence de la philosophie dans le
roman à l'âge classique et sur ses effets littéraires. L’ouvrage de Franck Salaün5, consacré à
l’œuvre de Diderot, inaugure, quant à lui, une nouvelle collection d’Essais aux éditions
Hermann, intitulée significativement « fictions pensantes » : un tel sous-titre souligne qu’il
s’agit bien de voir comment la forme elle-même pense et produit des effets de sens. Ces
travaux s’attachent aux romans, aux fables, et aux journaux6, et laissent paradoxalement de
côté le conte, et ce pour deux raisons, semble-t-il. La première consiste à considérer le conte
moral uniquement comme un conte didactique. René Godenne affirme au sujet de
Marmontel : « La vision des choses est naïve, trop simpliste. Marmontel n’anime pas ses
personnages de la complexité de la vie. Ils sont trop « typés » pour cela. Ce ne sont hélas !
que des entités morales. L’auteur n’a pas su éviter les défauts du récit didactique. Nous
touchons là aux limites du genre7 ». On reproche ainsi au conte moral de ne pas être assez
« réaliste », de développer une psychologie trop abstraite, le narrateur s’en tenant à des
indications très générales, « sans les interpréter, sans donner au lecteur le moyen de les
préciser8 ». Or n’est-ce pas justement le but visé ? En effet, cette catégorie de contes, à visée
philosophique, ne cherche ni à rendre compte de la réalité, ni à transmettre une leçon : son
intention est au contraire de dessiller les yeux du lecteur, de lui faire prendre conscience des
mécanismes de l’illusion et de participer en ce sens seulement à son éducation morale, ce qui

1
De récentes études en philosophie morale s’interrogent sur l’éducation morale transmise par les œuvres
littéraires, non pas au sens d’une édification ou de la transmission d’un contenu, mais au sens où une œuvre
apprend à son lecteur à considérer, à vivre sa propre aventure (morale) de lecteur : voir Martha Nussbaum (La
Connaissance de l’amour : essais sur la philosophie et la littérature, trad. Solange Chavel, Paris, les Éd. du
Cerf, 2010), Cora Diamond (L’Im ortance d’ tre humain et autres essais de hiloso hie morale, trad. J.-Y.
Mondon, Paris, Presses universitaires de France, 2011) et Sandra Laugier (Éthique, littérature, vie humaine,
Paris, PUF, 2006).
2
Littérature et exemplarité, éd. Emmanuel Bouju et al., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007 ; Jean-
Charles Darmon, Philippe Desan, Pensée morale et genres littéraires, Paris, PUF, 2009.
3
Colas Duflo, Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIII e siècle, Paris, CNRS Éditions,
« Biblis », 2013 ; Fictions de la pensée, pensées de la fiction. Roman et philosophie aux XVII e et XVIIIe siècles,
éd. Colas Duflo, Paris, Hermann, 2013.
4
Le Philosophe romanesque : l’image du hiloso he dans le roman des Lumières, éd. Pierre Hartmann et
Florence Lotterie, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007.
5
Franck Salaün, Le Genou de Jacques. Singularités et théorie du moi dans l’œuvre de Diderot, Paris, Hermann,
« Fictions pensantes », 2001.
6
Marc Escola, « Morale et fiction, de La Bruyère à Marivaux », Un Siècle de deux cents ans ? Les XVIIe et
XVIIIe siècles : continuités et discontinuités, Paris, Desjonquères, 2004, p. 202.
7
René Godenne, Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Droz, 1970, p. 175.
8
Etienne Servais, Le Genre romanesque en France de uis l’a arition de la « Nouvelle Héloïse » jusqu’aux
approches de la Révolution, Bruxelles, Académie royale de Belgique, classe des Lettres et des Sciences morales
et politiques, Mémoires-Collection in_8, deuxième série, XVIIe fasc., 1922, p. 130.
13
est bien le propre de la philosophie, telle qu’elle est conçue au XVIIIe. La seconde raison, qui
a sans doute écarté le conte de l’étude croisée de la philosophie et de la littérature, est l’idée
selon laquelle il n’existerait pas de genre à proprement dit, mais seulement des contes écrits
par des philosophes pour se divertir. Dans son article consacré au « Destin du conte moral »1,
Henri Coulet affirme l’impossibilité de définir une catégorie particulière de contes, tant
l’étiquette semble regrouper de textes non seulement de compositions, de registres, mais
également d’intentions différentes : on utilise en effet la même étiquette générique pour
désigner aussi bien les contes satiriques du début du XVIIIe siècle que les récits moralisateurs
de la fin du siècle et de la Restauration. Est-ce à dire que l’évolution historique conduirait le
conte moral de l’impertinence à l’esprit de sérieux ? Une telle hypothèse a des limites car
jusqu’à la fin du siècle, on trouve des « contes moraux » qui revendiquent une certaine
désinvolture amusée, comme l’illustre le titre du conte de Fanny de Beauharnais, Volsidor et
Zulménie, conte our rire, moral si l’on veut, et hiloso hique en cas de besoin, paru en
1776. En outre, c’est paradoxalement sous la plume de Crébillon qu’apparaît pour la première
fois l’expression « conte moral » en 1742, comme sous-titre de son récit libertin, Le Sopha,
conte moral. Ces constantes et ces entremêlements du sérieux et du comique tout au long du
siècle laissent donc entrevoir les contours d’une catégorie, certes polymorphe, mais bien
réelle. Nous sommes donc confrontés à trois difficultés. D’une part, la dénomination
générique, conte moral ou conte philosophique, qui semble avoir été formulée à partir de
critères intuitifs et implicites, regroupe des textes de formes et de contenus très variés. D’autre
part, cette sous-catégorie du conte apparaît alors même que le qualificatif (« moral »
ou « philosophique ») subit une complète transformation sémiologique : faut-il comprendre
par là que la morale change mais que le mot reste ? ou bien que le sous-genre se définit
précisément parce que la catégorie qu’il recoupe est en pleine transformation et qu’il sert à en
expérimenter les qualités et les limites ? Enfin, les notions de morale et de philosophie sont
tellement entremêlées au XVIIIe siècle qu’elles ne peuvent pas constituer deux catégories
distinctes. Un panorama des définitions apparaît donc nécessaire, afin de mieux saisir ce
qu’elles désignent et d’en comprendre les nuances.

1
Henri Coulet, « Destin du conte moral », dans Transformation du genre romanesque au XVIII e siècle, Eighteen-
Century Fiction, vol. 13, numéros 2-3, janvier-avril 2001, p. 247-258.
14
Philosophie et morale

Selon le Dictionnaire de l’Académie de 1694, la « morale » désigne « la doctrine des


mœurs1», c’est-à-dire l’enseignement des « habitudes naturelles ou acquises pour le bien ou
pour le mal2 ». Les philosophes encyclopédistes, quant à eux, ne considèrent plus la morale
comme la séparation entre le Bien et le Mal, mais comme la « science des mœurs », qui elle-
même « dépend du climat, de la religion, des lois, du gouvernement, des besoins, de
l’éducation, des manières & des exemples3 », comme l’affirme Diderot, dans l’article
« mœurs », s’inscrivant ainsi dans la lignée De l’es rit des Lois4, de Montesquieu. Pour le
Chevalier de Jaucourt, il s’agit d’une « science des hommes », parce qu’elle est une
« connoissance généralement proportionnée à leur capacité naturelle et d’où dépend leur plus
grand intérêt. » Dans l’article « morale », il montre qu’elle ne peut être traitée par des
« arguments argumentatifs »5 et il va même jusqu’à identifier la « vérité morale » au préjugé,
c’est-à-dire à la « conformité de la persuasion de notre esprit avec la proposition que nous
avançons, soit que cette proposition soit conforme à la réalité des choses ou non 6 ». Ces
définitions mettent en évidence le passage d’une conception religieuse et dogmatique de la
morale comme frontière fixe entre le bien et le mal, à une acceptation de la relativité des
habitudes de vie et de pensée. La morale devient ainsi une philosophie des mœurs, et la
philosophie des Lumières peut se définir comme une philosophie morale7 : pour elle,
l’homme n’est ni moral, ni immoral, et s’il le devient, c’est faute d’une éducation morale,
comprise comme une police des mœurs. De fait, la force du modèle lockéen, à la fois
sensualiste et empirique, repris, modifié et dépassé par Condillac et Hume notamment, a ruiné
tout essentialisme moral. Dès lors, la moralité du sujet ne repose plus dans son for intérieur,
dans sa conscience intime, mais dans son expérience pratique : il s’agit d’écrire les mœurs, de
raconter des expériences pour comprendre ce qu’est l’homme et sa socialité, le récit
participant pleinement à la réflexion morale.

1
Article « Mœurs », Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy, T. II, Paris, Vve de Jean-Baptiste
Coignard, 1694, p. 77.
2
ibid.
3
Denis Diderot, « Mœurs », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des lettres, Paris,
Briasson, David, Le Breton, Durand, vol. II, t. IX, 1757, p. 105.
4
Charles-Louis de Secondat de Montesquieu, De l’es rit des lois, Livre XVI, dans Œuvres com lètes II, éd.
Roger Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 508.
5
Jaucourt, article « Morale », Encyclopédie, vol. II, t. X, op. cit., p. 699.
6
Ibid.
7
Martin Rueff, Article « Morale et mœurs », dans Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 2007,
p. 839.
15
Depuis la fin du XVIIe siècle, la philosophie elle-même a changé : elle n’est plus
considérée uniquement comme quête de La Vérité. Le mot forme désormais une nébuleuse de
sens, qui comprend toujours l’idée d’une philosophie expérimentale, et dont l’horizon
s’élargit progressivement, repoussant les frontières, mobiles, entre le connu et l’inconnu. De
même que la physique, avec Newton, s’attache à décrire la nature, en fixant des lois de
fonctionnement sans s’interroger sur les causes premières, de même, la philosophie
« naturelle » délimite son champ et se contente de décrire la nature humaine, ses ressources, et
ses forces. Le siècle des systèmes métaphysiques et de la philosophie française, le grand
Siècle de Louis XIV, laisse place à une « nouvelle philosophie », l’empirisme anglais, né avec
Bacon et développé avec Locke. Ce dernier a proposé dès la fin du XVIIe siècle un profond
changement méthodologique : il ne s’agit plus d’augmenter notre connaissance des choses,
mais de s’intéresser aux instruments et aux matériaux qui rendent celle-ci possible. Or notre
connaissance est limitée aux expériences que nous faisons du monde et de nous-mêmes,
lesquelles sont forcément situées et partielles. Il s’agit donc d’une « philosophie de la
connaissance », une « épistémologie » entendue comme cette entreprise réflexive par laquelle
nous nous efforçons de connaître le connaître lui-même et de manière plus générale les
différents actes de l’entendement (le jugement, la croyance ou l’opinion) et leurs modalités
épistémiques (certitude ou probabilité). Locke propose à l’égard de l’esprit ce que d’autres
proposaient à la même époque en médecine ou en botanique (comme Thomas Sydenham, cité
par Voltaire dans Micromégas), c’est-à-dire ne considérer que ce qui se donne dans
l’expérience, et « essayer d’en faire la peinture la plus exacte, la plus compréhensive possible,
en s’assurant chaque fois que ce qu’on l’on dit est vérifiable par chacun parce qu’il peut lui-
même en faire l’expérience1. » Le récit, comme expérience de la pensée, joue dès lors un rôle
majeur dans cette connaissance de l’esprit humain : les philosophes eux-mêmes ont recours à
des fictions expérimentales, que l’on songe aux récits à métempsycose développés par Locke,
dans son Essai sur l’entendement humain (1690), au philosophe extraterrestre de Voltaire
dans son Traité de Métaphysique (1734) ou à la fiction de la statue de Condillac, dans son
Traité des Sensations (1754).
De ces évolutions de la morale et de la philosophie découle une nouvelle conception
de l’intellectuel, de l’écrivain et donc du lecteur. On connaît la célèbre définition de
Dumarsais2, pour qui le philosophe est un homme éclairé par la raison et socialement engagé,
qui veut sortir de son isolement pour s’insérer dans la société réelle et y influer, pour

1
Philippe Hamou, « Introduction », dans John Locke, Essai sur l’entendement humain, Paris, Librairie générale
française, 2009, p. 20.
2
César Chesneau Dumarsais, article « Philosophe », dans Encyclopédie, Vol. II, T. 12, op. cit., p. 509.
16
contribuer, à travers sa voix, à libérer les consciences des fausses vérités, du fanatisme et des
chimères métaphysiques ou religieuses. Pour autant, pour les Encyclopédistes, le philosophe
n’est ni un prédicateur, même laïc, ni un instructeur. Si sa raison est un « flambeau », elle ne
cherche pas à éblouir. Elle est au contraire la force qui cherche à déstabiliser les consensus de
la doxa, l’énergie qui crée du dissensus dans le champ conceptuel : « D'autres en qui la liberté
de penser tient lieu de raisonnement, se regardent comme les seuls véritables philosophes,
parce qu'ils ont osé renverser les bornes sacrées posées par la religion, & qu'ils ont brisé les
entraves où la foi mettoit leur raison1 ». Si la raison permet de lutter contre toute forme de
servitude, et en premier lieu contre les préjugés liés à la religion, c’est parce qu’elle refuse
toute pensée homogène et dogmatique, parce qu’elle sépare ce que l’esprit de système cherche
à unifier. Comment dès lors concilier cette force émancipatrice de la philosophie et sa volonté
de transmettre ? En d’autres termes, comment le « penser pour les autres » peut-il engager à
« penser par soi-même » ? Cette philosophie, dont l’intention est de donner aux hommes les
outils de se libérer eux-mêmes de leurs propres chaînes, ne peut s’exprimer par la langue des
traités et des démonstrations, mais par un langage nouveau, capable de créer des idées neuves,
par un style philosophique qui maintient un écart, que le lecteur peut venir combler de ses
propres pensées. Il s’agit moins de transmettre une vérité que d’offrir des conditions
favorables à l’exercice du jugement : « Le jugement est un don qui ne peut pas du tout être
appris, mais seulement exercé2 », dira Kant. La philosophie, telle qu’elle est conçue au XVIIIe
siècle, cherche donc à dire le vrai, mais dans un cadre et par un langage inattendus et
déconcertants, par l’association d’éléments contradictoires, afin que le lecteur soit amené à
démêler par lui-même le faux du vrai, en somme d’exercer son jugement. Partant, si « l’esprit
philosophique » est « un don de la nature perfectionné par le travail, par l'art, & par l'habitude,
pour juger sainement de toutes choses3», comme l’affirme le Chevalier de Jaucourt, le conte à
visée morale et philosophique semble bien participer à son expansion, car il cherche à lutter
contre toute forme de conditionnement de la pensée.

1
ibid.
2
Immanuel Kant, Critique de la raison pure, P. II, D. I, L. II, introduction, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud,
Paris, PUF, Quadrige, 1944, p. 148.
3
Jaucourt, article « Esprit philosophique », Encyclopédie, op. cit, T. 12, p. 505.
17
Littérature et philosophie

Le recours au récit comme moyen de transmettre un savoir n’est certes pas nouveau
et on sait combien le cadre des entretiens galants a pu être propice à la vulgarisation des
découvertes scientifiques au XVIIe siècle. Mais pour la génération des philosophes, il ne
s’agit plus de lier discours galant et discours savant, « plaisir » et « savoir ». Ils s’opposent en
ce sens à Fontenelle, comme l’exprime Bordeu dans Le R ve de d’Alembert : « Franchement,
je ne sais si ce ton frivole convient aux sujets graves1. » Voltaire lui-même fait la satire des
« petites douceurs » de Fontenelle dans Micromégas, histoire philosophique. La littérature
n’est donc plus conçue comme un ornement, mais participe à la démarche scientifique et au
travail de la raison : « je ne veux pas qu’on me plaise, je veux qu’on m’instruise2», dit
l’habitant de Sirius dans le conte philosophique. Telle est également l’intention des Éléments
de la philosophie de Newton, dédiés à la marquise du Châtelet, qui a initié Voltaire aux
recherches du scientifique anglais. Dans l’avant-propos, il formule explicitement le nouvel
entrelacement de la science et des lettres auquel il entend participer : « La philosophie est de
tout état et de tout sexe ; elle est compatible avec la culture des belles-lettres, et même avec ce
que l’imagination a de plus brillant, pourvu qu’on n’ait point permis à cette imagination de
s’accoutumer à orner des faussetés, ni de trop voltiger sur la surface des objets 3.» En écrivant
les Éléments, Voltaire participe donc à une nouvelle manière de présenter la science. Comme
l’affirme Véronique Le Ru, « il ne s’agit plus de divertir et d’amuser marquises et gens de
lettres mais de les instruire en leur faisant prendre conscience que n’est pas savant qui veut :
nul n’entre ici s’il n’est géomètre4 ». On pourrait ajouter que nul n’entre ici s’il n’est que
géomètre, car il faut aussi être amateur de contes et savoir lire entre les lignes. La littérature
apparaît dès lors comme le moyen de « rendre la philosophie populaire5 », selon l’expression
utilisée aussi bien par Diderot que par Voltaire. Pour les auteurs de l’Encyclopédie, cela ne
signifie pas vulgariser, ou simplifier, mais agrandir, par la transmission du savoir, la
communauté des gens de lettres, afin de développer chez les hommes l’esprit philosophique et

1
Diderot, Le R ve de D’Alembert, éd. Colas Duflo, Paris, Flammarion, 2002, p. 97.
2
Voltaire, Micromégas, histoire philosophique, dans Contes en vers et en prose, éd. S. Menant, Paris, Bordas,
1992, p. 67.
3
Voltaire, « À Madame La Marquise du Chastelet, avant-propos », Éléments de la philosophie de Newton, éd.
Robert L. Walters et W.H. Barber, dans Les Œuvres com lètes de Voltaire 15, Oxford, The Voltaire foundation,
1992, p. 192.
4
Véronique Le Ru, Voltaire newtonien, le combat d’un hiloso he our la science, Paris, Vuibert-Adapt, 2005,
p. 60.
5
Pensées sur l’interprétation de la nature, ed. Colas Duflo, Paris, GF Flammarion, 2005, p. 93.
18
la liberté de penser. Il s’agit de placer le lecteur dans une démarche exigeante et critique,
similaire à celle de la démarche expérimentale, au sens où la définit Nicolas Fréret :
On sait aujourd’hui distinguer l’esprit de système de l’esprit philosophique : la vraie
critique n’est autre chose que cet esprit philosophique appliqué à la discussion des faits ;
elle suit dans leur examen le même procédé que les philosophes emploient dans la
recherche des vérités naturelles1.

L’intention de ces auteurs est donc bien d’instruire, non au sens de faire la leçon,
mais d’offrir au lecteur les conditions propices, afin qu’il puisse faire usage de son propre
entendement. Telle est bien la démarche que le lecteur est invité à suivre, notamment par
Voltaire dans le Dictionnaire philosophique, avec le mot d’ordre de milord Boldmind, dans
l’article « liberté de penser » : « il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui
vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même2. » Les articles « morale » et
« sensation3 » corroborent cette idée :
La morale n’est point dans la superstition, elle n’est point dans les cérémonies, elle n’a
rien de commun avec les dogmes. On ne peut trop répéter que tous les dogmes sont
différents, et que la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur
raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière. Nos superstitions ne sont que
ténèbres. Lecteur, réfléchissez : étendez cette vérité ; tirez vos conséquences4.

La morale est clairement présentée non pas comme la mise en pratique de bonnes ou
de mauvaises actions, mais comme la quête d’un fonds humain universel, démarche dont le
seul outil est la raison. En ce sens, la réflexion morale suit une démarche similaire à celle de
l’empirisme : il s’agit de retrouver des lois naturelles derrière la multitude des situations
particulières et ainsi de lancer un processus par lequel l’homme puisse se libérer des tuteurs
qu’il s’impose lui-même (directeur spirituel, savants,…). On reconnait la devise horatienne
qui, pour Kant, définit justement les Lumières : « sapere aude5 ». Pour lui, cet usage
autonome de la raison permet « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-
même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la
conduite d’un autre6. » Cette aliénation trouve sa source notamment dans l’usage mécanique
des codes langagiers et sociaux et dans le mauvais usage de ses dons naturels.

1
Nicolas Fréret dans ses Réflexions sur les anciennes histoires et sur le degré de certitude de leurs preuves (dans
Mémoires de littérature de l’Académie royale des inscri tions et des belles lettres, t. 6, 1729, p. 151), cité par
Véronique Le Ru, Voltaire newtonien, le combat d’un hiloso he our la science, op. cit., p. 56, note 101.
2
Voltaire, Article « Liberté de penser », Dictionnaire philosophique, éd. R. Naves et O. Ferret, Paris, Classiques
Garnier, 2008, p. 266.
3
« Que conclure de tout cela ? Vous qui lisez et qui pensez, concluez. », Article « Sensation », ibid., p. 366.
4
Article « Morale », ibid., p. 366.
5
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est la devise des Lumières »,
Immanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. J. Mondot, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007,
p. 70.
6
Ibid.
19
Dès lors, si la littérature entretient des rapports étroits avec la philosophie et la
science, c’est qu’elle entend placer le lecteur dans une situation telle qu’il doive faire appel à
son propre entendement. Il ne doit donc pas avoir accès facilement et directement au sens,
mais doit faire appel à son sens critique et s’engager dans un processus de décryptage. C’est
dans ce contexte épistémologique qu’émerge le conte à visée morale et philosophique. Sa
structure lui permet d’intégrer tous les discours, notamment les théories scientifiques,
philosophiques et économiques de l’époque, et partant, d’en montrer les mécanismes : il
acquiert de cette manière une fonction épistémologique. En mettant en lumière l’artificialité
des codes, en déréalisant le réel, cette sous-catégorie du conte apparaît comme le lieu d’une
distanciation propice à un nouveau regard sur le monde. La dimension philosophique et
morale de ces contes ne réside donc plus seulement dans leur contenu, dans le message qu’ils
transmettent, mais dans leur forme même et dans la démarche de lecture qu’ils induisent : le
conte philosophique construit et façonne sa propre réception. De fait, il met en scène un
lecteur idéal qui réfléchit par lui-même, ose parler selon son propre assentiment, comme M.
André dans L’Homme aux quarante écus qui lit Candide et devient à son tour conteur.
L’épître dédicatoire de Zadig invite également la sultane à lire et juger un « ouvrage qui dit
plus qu’il ne semble dire1 ». Le conte philosophique apparaît d’emblée comme un texte
incomplet, que le lecteur doit venir combler. Il est « utile », au sens où Voltaire emploie
l’adjectif : « les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié ; ils
corrigent ce qui leur semble défectueux et fortifient par leurs réflexions ce qui leur paraît
faible2. » Ainsi pensé et espéré, le lecteur de contes philosophiques et moraux est placé en
situation de quête : il est amené à repérer les analogies et à faire des liens entre ce qui lui
paraît a priori sans rapport, afin de dégager des lois humaines, derrière la variété des
caractères et des comportements, comme l’affirme Marmontel, dans ses Éléments de
littérature. Il définit cette notion de « nature » comme « le sentiment des convenances
inaltérables et de ces vérités de mœurs qui sont universellement inhérentes au cœur
humain3 ». Plus que des modèles à imiter, le récit propose une variété de portraits et
d’aventures derrière lesquels se dessine un fonds humain universel, au-delà des frontières
géographiques et temporelles, comme le suggère Philippe-Auguste de Sainte-Foy d’Arcq dans
la préface du Palais du silence, conte philosophique : « On verra par le peu d’événements
rapportés dans le Palais du silence que […] les temps et les climats ne changent rien à nos
penchants, qui tiennent trop à la dispositions de nos organes, pour que les effets ne soient pas

1
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, dans Voltaire, Contes en vers et en prose, op. cit., p. 113.
2
« Préface », Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 4.
3
Jean-François Marmontel, « Essai sur le goût », dans Éléments de littérature, Paris, Desjonquères, 2005, p.42.
20
toujours les mêmes, dans tous les âges du monde1. » L’esthétique de la variété, caractéristique
de cette catégorie de contes, trouve ainsi un fondement moral et philosophique : il s’agit de
conduire le lecteur à rechercher, derrière les différences des récits rassemblés dans les
recueils, la voix du droit naturel. Ainsi, certains auteurs voient dans le conte la possibilité
d’initier leurs lecteurs aux mystères du cœur et de l’esprit, comme dans la tradition moraliste,
mais selon une nouvelle perspective : il s’agit de peindre les défauts des hommes, non
seulement pour en rire, mais surtout pour mieux les comprendre et participer à la construction
d’une communauté de lecteurs, prêts à s’améliorer eux-mêmes pour améliorer la société.
Notre étude porte donc sur les contes, parus entre les années 1690 et 1775, qui ont
une visée morale et philosophique : la perspective diachronique permet de mettre en évidence
les liens qui unissent les contes féneloniens, écrits pour le duc de Bourgogne, aux contes
voltairiens, réunis pour la première fois en recueil en 1771, sous le titre Romans et contes
philosophiques. Notre développement se fait quatre parties. La première s’attache à définir les
indices de cette nouvelle catégorie, polymorphe, du conte : l’examen des titres et des sous-
titres, puis des dispositifs péritextuels et des discours préfaciels (épigraphes, frontispices,
préfaces) nous permet de dégager des constantes, au-delà de la perspective diachronique. Il
s’agit en particulier de définir le mode de déchiffrement induit par ces textes, dès le seuil de la
lecture. Le corpus est constitué des textes sous-titrés « conte moraux » ou « contes
philosophiques », mais le flottement générique nous conduit également à comparer ces textes
avec d’autres récits, sans indication générique, ou sous-titrés nouvelles, anecdotes, histoires,
qui affichent une intention d’éducation morale. L’analyse des archidispositifs (périodiques,
collections, corpus, recueils, suites, continuations, bibliothèques) vise à définir les critères
externes du sous-genre, tandis que le repérage des structures et des motifs récurrents met en
lumière les indices internes. Une fois cette nouvelle catégorie du conte délimitée, il s’agit
ensuite d’étudier de manière plus précise comment s’opère l’entremêlement des discours
philosophiques et moraux et de la fiction. La deuxième partie étudie les textes fondateurs
(ceux de Fénelon, Montesquieu et de Saint-Hyacinthe), afin de voir l’évolution du conte
didactique au conte philosophique : dans le conte à visée morale et philosophique, l’histoire
n’est pas seulement l’illustration d’une thèse ; la lecture du conte devient elle-même une
expérience philosophique. Dans les troisième et quatrième parties, nous étudions deux
modalités particulières du sous-genre : la structure enchâssée et la mise en recueil. En effet,
ces deux dispositifs narratifs induisent une posture de lecture différente. Dans le premier cas,
le conte est un instrument d’investigation et de critique de la croyance et de la fiction elle-

1
Philippe-Auguste de Sainte-Foy d'Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique., Amsterdam,1754, p.7.
21
même : ce sont les contes de Crébillon, de Diderot et de Rousseau qui revendiquent leur force
subversive et comique. Certes les contes de Voltaire et de Marmontel démontent également
les mécanismes de l’illusion, mais ils s’inscrivent explicitement dans une démarche
d’éducation morale et politique du lecteur. Pour le dire autrement, si les premiers
déconstruisent les discours et sapent toute forme d’autorité, les seconds cherchent à
reconstruire de nouveaux modèles de sociabilité.

22
I. Première partie

Délimitation du conte à
visée morale et philosophique

23
24
Introduction : Délimiter le sous-genre

D’emblée, la question du conte à visée morale et philosophique comme nouvelle


catégorie du conte s’avère problématique, dans la mesure où l’indication générique (« contes
moraux », « contes philosophiques » ou « contes allégoriques ») regroupe des textes de
formes, de registres et de thèmatiques très variés. Définir le sous-genre, ce n’est donc pas le
considérer comme un classement exclusif, ni même chercher des règles qui présideraient à
l’écriture de ces contes, qui justement remettent en question les codes littéraires. Parler de
« sous-genre » nous permet en fait de délimiter un champ d’étude, afin de tenter de
comprendre l’articulation d’une forme particulière (le conte) et d’une pensée (philosophique
et morale) au XVIIIe siècle. Notre hypothèse est que la fonction morale et philosophique de
ces contes réside avant tout dans le mode de déchiffrement qu’ils proposent : la question est
de voir quelles sont les modalités de décryptage de ces textes et dans quelle mesure elles
construisent une posture critique et induisent une réflexion philosophique et morale chez le
lecteur. Le conte à visée morale et philosophique désigne une constellation de textes, désignés
aussi bien comme des « contes », des « histoires », des « nouvelles », que comme des
« anecdotes ». L’étude consiste à rechercher des constantes parmi cet ensemble flou, par la
comparaison des paratextes (titres, épigraphes, frontispices, préfaces), des dispositifs dans
lesquels ces textes s’insèrent (périodiques, recueils, corpus), ainsi que par l’examen de leur
composition interne. La confrontation de ces contes avec ce qu’ils ne sont pas tout à fait (la
fable, le roman, le pamphlet) contribue également à délimiter le concept. Aucun des textes
étudiés ne possède tous les indices repérés. Pour autant, ces indications nous permettent
d’observer, au cœur des textes, les enjeux philosophiques et épistémologiques des
modifications du pacte de lecture, qui caractérise le sous-genre.

25
26
I.I. Les titres et les sous-titres
À la fois slogan rhétorique, signe distinctif d’un ouvrage singulier et marque du
genre auquel il appartient1, le titre est souvent stéréotypé, mais également riche de
significations, car il est le « témoin d’une conscience (ou d’une inconscience) collective2 ».
Les titres relèvent tout d’abord d’une stratégie argumentative : ils cherchent à attirer le
lecteur, au risque parfois d’être en contradiction avec l’ouvrage lui-même. Recours à la
métaphore, fanfaronnade ou au contraire modestie affectée, quête immodérée des Nouveautés,
détournement comique de titres sacrés sont autant de détours qui cherchent à séduire le lecteur
et qu’Adrien Baillet3 invite à analyser : dès 1722, le bibliothécaire érudit de l’avocat général
Lamoignon met en garde les lecteurs contre les « préjugés du titre du livre ». Les stratégies
éditoriales qui orientent le choix des titres et des sous-titres révèlent donc le goût et les
attentes du public : grâce aux sous-titres, « le lecteur, s’il ne sait pas exactement quelles
histoires on lui présente, sait avec précision si c’est le genre d’histoire qu’il attend4 », comme
l’affirme Jean-Paul Sermain au sujet des contes arabes. Ainsi, même si les indications
génériques, comme « conte moral » ou « conte philosophique », ont un statut officiel tout à
fait contestable au XVIIIe siècle, elles jouent néanmoins un rôle proche de celui d’un titre de
collection, aujourd’hui. Malgré la possibilité d’un emploi « publicitaire » des sous-titres, leur
confrontation aux textes (aussi bien les recueils que les opus parus isolément) permet de
mieux comprendre ce que désigne un tel étiquetage : il s’agit ici de voir le rapport qui s’établit
entre la terminologie et la réalité textuelle, entre le mot et la chose. Bien que les sous-titres,
tels que « contes moraux », « contes philosophiques » ou « contes allégoriques », désignent
des textes extrêmement variés, leur comparaison fait pourtant émerger des constantes. En
outre, des opus qui ne sont pas désignés comme des « contes », mais comme des « histoires »,
« nouvelles » ou « anecdotes », peuvent également être considérés comme des contes à visée
morale et philosophique, comme en témoigne leur insertion dans les recueils. Par exemple, le
recueil de Contes philosophiques et moraux de Nicolas Bricaire de La Dixmerie (1765),
regroupe à la fois un « conte lydien », une « nouvelle persane » et une « nouvelle espagnole et

1
Roland Barthes, « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », dans Sémiotique narrative et textuelle, éd. C.
Chabrol, Paris, Larousse, 1973, p. 29-54; Serge Bokobza, Variations sur le titre « Le Rouge et le Noir » :
contribution à la titrologie romanesque, Genève : Droz ; Paris, 1986, p. 20-33.
2
François Furet, Livre et société dans la France du XVIII e siècle. II, Paris / La Haye, Mouton, 1970, p. 98.
3
Adrien Baillet, Gilles Ménage, Bernard de La Monnoye[et al.], Jugemens des savans sur les principaux
ouvrages des auteurs. Par Adrien Baillet. Revûs, corrigés, & augmentés ar M. de La Monnoye de l’Académie
françoise, Paris, Moette/ Le Clerc/ Morisset/ Prault/ Chardon, 1722, ch. 13 « Préjugés du titre du livre », p. 259-
288.
4
Jean-Paul Sermain, « Présentation », Les Mille et Une Nuits, traduction d’Antoine Galland, éd. J.-P. Sermain et
A. Chraïbi, Paris, Flammarion, 2004, p. VIII.
27
françoise ». Le recueil anonyme Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes moraux
(1761) rassemble également un « conte nouveau » (Le Van1), une « histoire véritable »
(Rosalie), des « mémoires » (Mémoires de Madame de ***, écrits par elle-même), une
« nouvelle traduite de l’anglais » (Sara Th.), un « conte anglais » (La Femme de Bath), un
« conte allégorique » (L’Amour et le Mystère) et une « anecdote historique » (Jacques ou La
Force du sentiment). Certains auteurs usent même du seul mot d’ « anecdote » pour désigner
des recueils de récits, voire de récits indépendants, qui peuvent être lus comme des contes
moraux2. Est-ce à dire que la mise en recueil confère à ces textes un statut particulier ? De
fait, certains contes, publiés une première fois sans indication générique, sont ensuite désignés
comme des nouvelles ou intégrés dans des recueils de contes moraux. Marmontel lui-même a
d’abord publié ses contes dans le Mercure, les désignant comme des histoires anciennes,
anecdotes françaises, ou anecdotes morales3 . Ceci nous conduit donc à élargir le corpus à
d’autres textes qui ne sont pas explicitement intitulés « contes moraux » ou « contes
philosophiques » mais qui en possèdent pourtant les indices.

I.I.1. Les contes moraux, philosophiques et allégoriques

Les tableaux ci-après répertorient les contes référencés dans le catalogue de la


Bibliothèque de France, parus entre 1699 et 1776, qui sont sous-titrés « contes moraux »,
« contes philosophiques » et « contes allégoriques ». Les éditeurs ne font a priori pas de
différences entre ces trois adjectifs, comme le laissent penser les dernières éditions des contes
de Voltaire. En édition isolée, aucun conte de Voltaire n’est qualifié de « philosophique » :
Micromégas prend le sous-titre histoire philosophique, seulement en 1754, dans une édition
des œuvres complètes de Voltaire (Dresde, chez George Conrad Walther, libraire du Roi). En
revanche, à partir de 17714, le terme est employé pour désigner l’ensemble des récits
voltairiens, réunis dans des volumes intitulés Romans, contes philosophiques, etc. (1771) ou
Romans allégoriques, philosophiques et historiques (1775). Voltaire a peu pris part à ces
éditions si bien que ces titres reflètent surtout l’opinion des éditeurs, les frères Cramer. Ces
derniers semblent considérer les adjectifs « allégoriques » et « historiques », comme des

1
Ce conte est tiré des cent Nouvelles nouvelles de la Reine de Navarre.
2
René Godenne, Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Droz, 1970, p. 180.
3
Henri Coulet, Nouvelles du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. XXI.
4
Pour Sylvain Menant, « c’est cette édition de 1771 qui impose l’idée d’un ensemble de récits qu’unifierait une
commune inspiration philosophique », dans Voltaire, Contes en vers et en prose, éd. S. Menant, Paris, Bordas,
1992, p. X.
28
synonymes du terme « philosophique ». Dans ce cas, quelles nuances de sens les trois
qualificatifs expriment-ils ? La comparaison des textes ainsi désignés vise à repérer leurs
points communs et à établir éventuellement des distinctions.

Date Auteur Titre Édition Format Style


1 1697 Eustache Contes et fables avec le sens moral Lyon 2 vol. Vers
Le Noble Rey in-12

2 1735 Collectif Nouveaux contes des fées allégoriques, Paris 284 p. Prose
contenant Le Phénix, Lysandre, Carline, Didot In-12
Boca, etc, par M. D***
3 1739 Louis-François Qu'a-t-il ? Qu'a-t-elle, ou la République Paris 65 p. Vers
Delisle de La des oyseaux, Alexandre ressuscité, et autres Prault père In-8°
Drevetière fables et contes allégoriques
4 « an de Claude- Le Sopha, conte moral Gaznah 2 tomes Prose
l'hégire Prosper Jolyot imprimerie du 1 vol.
1120 » de Crébillon très-pieux, in-12
[1742] très-clément et
très-auguste
sultan des
Indes
5 1745 Marie- Tanastès , conte allégorique La Haye IV Prose
Magdeleine Van der 65 p.
Bonafons Slooten in-12
6 1754 Philippe de Le Palais du silence, conte philosophique Amsterdam 2 t. Prose
Sainte-Foy 270 p.
d’Arcq in-12
7 1755 Voisenon Il eut raison, conte moral Paru dans le p. 9-20. Prose
Mercure
8 1758 Jean-Jacques La Reine Fantasque, conte cacouac, par s.l. 30 p. Prose
Rousseau Mr. R. C. de G.(édition subreptice) In-12
9 1758 Jeanne-Marie Magasin des enfans, ou Dialogues d'une Lyon : J.-B. 2 vol. Prose
Leprince de sage gouvernante avec ses élèves de la Reguilliat in-12
Beaumont première distinction, dans lesquels on fait
penser, parler, agir les jeunes gens suivant
le génie, le tempérament et les inclinations
de chacun... on y donne un abrégé de
l'histoire sacrée, de la fable, de la
géographie, etc., le tout rempli de
réflexions utiles et de contes moraux

29
Date Auteur Titre Edition Format Style

10 1759 Anonyme Le Télescope, petit conte moral Moscou 83 p. Vers


in-12
11 1760 Rabelleau Le Cosmopolite ou les Contradictions, s.n. 116 p. Prose
histoire, conte, roman ou tout ce qu’on in-8
voudra
12 1761 Jean-François Contes moraux, suivis d'une Apologie du Amsterdam, 2 vol. Prose
Marmontel théâtre La Haye et in-12
Paris, chez
Lesclapart

13 1763 Mademoiselle Contes moraux dans le goût de ceux de M. Amsterdam/ 4 t. Prose


Uncy Marmontel recueillis de divers auteurs Paris in-12
Vincent
14 1763 L’abbé Jean- L' Amour filial, conte moral dont l'idée est S. l. 4 p. Vers
Louis Aubert prise du tableau de M. Greuze ; exposé au in-8
Salon du Louvre
15 1763 Jacques Le Plaisir, conte moral et L’Aventure du S.l., S.n. 2 t. en un Prose
Cazotte pèlerin, conte moral dans Ollivier, poème volume
16 1764 Antoine-Fabio Le Sauvage en contradiction, conte moral Londres 35 p. Prose
Sticotti J. Nourse In-8°
17 [1764] Voltaire Macare et Thélème allégorie, par M. de [Paris] : [s.n.], 8 p. ; in-8 Vers
Voltaire
18 1765 Jean-François Nouveaux contes moraux Paris In-12, Prose
Marmontel J. Merlin 256 p.
19 1765 Alexis Maton Mikou et Mézi, conte moral avec plusieurs La Haye/ Paris In-8 Prose
pièces fugitives en vers Par M.M*** Durand

20 « l'an Anonyme Feraddin et Rozéide, conte moral, Gaznah 3 vol. Prose


1167 de politique et militaire Fidèle in-12
l'Hégire »
[1765]
21 1765 Nicolas Contes philosophiques et moraux Londres / 2 vol. Prose
Bricaire de La Paris, in-12
Dixmerie Duchesne
22 1766 Claude- L'Heureuse Famille, conte moral Genève/ II-60 p. Prose
François- Nancy In-8°
Adrien Lezay- Leclerc
Marnezia
23 1767 Louis Nouveaux contes moraux ou historiettes Amsterdam, 3 parties Prose
Charpentier galantes et morales par M. C*** Liège en 1 vol.
Bassompierre in-12
24 1768 Louis- Contes moraux ou les Hommes comme il y Paris VIII- Prose
Sébastien en a peu Pankouke 246 p. In-
Mercier 8°

30
Date Auteur Titre Edition Format Style
25 1768 Claude- Alphonse ou de l'Alcide espagnol, conte très Genève 38 p. Prose
Joseph Dorat moral in-8°
26 1768 Marie-Anne Les Ondins, conte moral Londres 2 t., vol. Prose
Robert Delalain in-12
27 1768 Gabrielle- Le Temps et la Patience, conte moral Amsterdam/ 2 t. Prose
(posth.) Suzanne de Paris en 1 vol.
Villeneuve C. Hochereau in-12
28 1769 Brunet de Le Passetems, ou Recueil de contes Londres/ Paris In-12 Prose
Baines intéressans, moraux et récréatifs, L. Cellot
29 1769 Anonyme Le Goût de bien des gens ou Recueil de Amsterdam/ 3 vol. Prose
contes moraux, tant en rose qu’en vers Paris in-12
Changuion/
Le Jay
30 1769 Jean Fables et contes moraux en vers Londres/ Paris Vve Vers
Fontaine- Duchesne
Malherbe
31 1769 Madeleine, Le Goût de bien des gens ou Recueil de Amsterdam Prose
Madame de contes moraux, tant en rose qu’en vers Changuion
Puisieux
32 1771 Le Père Fables et contes philosophiques Paris Delalain In-12 Vers
Philippe
Barbe
33 1770 Claude- Guliane, conte physique et moral traduit de Londres [1] 131p. Prose
Prosper l'anglais et enrichi de notes pour servir à Jean Nourse in-12
Jolyot de l'intelligence du texte
Crébillon
34 1771 Voltaire Romans, contes allégoriques, philosophiques Neufchatel 2 vol. Prose
et historiques, etc... in-12
35 1771 Just Louise ou Le Pouvoir de la vertu du sexe, Francfort, V-99 p. Prose
Friedrich conte moral traduit de l’allemand ar M. Varentrapp, in-8
Wilhelm Junker à Paris, chez
Zachariae Prevost
à Chalons-sur
Saône, chez
Livani
36 1771 Melle de Mes délassemens ou Recueil choisi de contes Paris IV- Prose
Morville moraux et historiques traduits de différentes Pillot 320 p. In-
langues par Mademoiselle M. de Morville 12
[Laus de Boissy]
37 1772 Claude- Fables ou allégories philosophiques La Haye/ Paris 181 p. Vers
Joseph Delalain In-8°
Dorat
38 1772 Voltaire La Bégueule, conte moral Château de 11 p. Vers
Ferney In-8°

31
Date Auteur Titre Edition Format Style
39 1773 Denis Contes moraux et nouvelles idylles de D... et Zurich 14-184p. Prose
Diderot Salomon Gessner Salomon in-4
[Contient : Les Deux Amis de Bourbonne et Gessner
Entretien d’un ère avec ses enfants.]
40 1774 Madame de Nouveaux contes moraux Paris 2 t. 1 vol. Prose
Laisse Valade in-12
41 1774 J.-P-M. Le La Constance inimitable, ou Les Amours de à Genève In-12, Prose
Clerc Lindor et d’Anacréonte, conte moral imité de XIV-126
Marmontel, p.
42 1775 Fulgence La Fille philosophe, conte moral Paris 48 p. Prose
Bedigis In-12
43 1775 Charles Colette ou La Vertu couronnée par l'Amour Amsterdam / 2 vol. Prose
Compan conte moral Paris in-12
Mérigot
44 1775 Voltaire Romans et Contes philosophiques Londres 2 vol. Prose
[Rouen : in-12
Machuel] 352 p.
45 1776 de La Le Repentir inutile, conte moral en vers. s.l. 16 p. Vers
Vieville in-12
46 1776 J.-B.-G.-M. Azor et Ziméo, conte moral, suivi de: Paris 124 p. Prose
de Milcent Thiamis, conte indien Mérigot In-12
47 1776 Fanny de Volsidor et Zulménie ; conte pour rire; moral Amsterdam / 280 p. Prose
Beauharnais si l'on veut ; et philosophique en cas de Paris 2 parties
besoin Delalain en 1 vol.
in-8°

Ce qui frappe tout d’abord à la lecture de ces tableaux, c’est la fréquence et la


régularité des parutions de cette catégorie de contes entre les années 1761 et 1776. Cette
période, encadrée par l’édition des Contes moraux de Marmontel (1761) et par la seconde
édition du recueil des Romans et Contes philosophiques de Voltaire (1775), apparaît comme
l’apogée du sous-genre. L’apparition des sous-titres (conte moral, philosophique, allégorique)
durant cette période est le signe d’une prise de conscience de l’émergence d’une nouvelle
catégorie de contes. Une équivalence s’établit entre le thème du récit (indiqué par le titre) et
sa visée (soulignée par le sous-titre) : le thème (ce qu’on dit) est associé à un rhème (ce qu’on
en dit). L’indication générique met ainsi en évidence le processus de rhématisation des titres
thématiques : la dimension morale ou philosophique qui était d’abord thématique (le titre de
Candide ou L’O timisme, par exemple, présente la pensée philosophique comme le thème de
l’ouvrage) devient rhématique, c’est-à-dire un indice de la catégorie. Paradoxalement, le
répertoire des titres montre d’emblée que sont désignés comme moraux, philosophiques et
allégoriques des contes en vers ou en prose, de longueur variable, allant de quelques pages à
plusieurs volumes. On trouve aussi bien des contes de fées (Les Ondins, conte moral) que des
contes orientaux (Feraddin et Rozéide conte moral, politique et militaire, par exemple), des

32
contes édifiants (Colette ou La Vertu couronnée ar l’amour, conte moral, de Compan par
exemple) que des contes comiques (Volsidor et Zulménie, conte our rire, moral si l’on veut,
et philosophique en cas de besoin, de Fanny de Beauharnais). Ainsi, les critères traditionnels
de longueur, de registres ou de style s’avèrent ici inopérants. En outre, certains titres, comme
celui de Fanny de Beauharnais ou de Rabelleau (Le Cosmopolite ou Les Contradictions,
histoire, conte, roman ou tout ce qu’on voudra), expriment la désinvolture amusée des auteurs
à l’égard des classements génériques, voire une volonté explicite de faire éclater les règles
classiques. L’ajout incongru d’adverbes et d’adjectifs contradictoires à l’intérieur-même des
sous-titres (conte très moral, de Dorat ; conte our rire, moral si l’on veut, hiloso hique en
cas de besoin, de Fanny de Beauharnais, conte hysique et moral traduit de l’anglais et
enrichi de notes our servir à l’intelligence du texte, attribué à Crébillon) manifeste l’ironie
de ces auteurs qui se jouent des codes traditionnels.
Malgré le caractère exploratoire et polymorphe de cette catégorie de contes1, des
indices communs apparaissent. Le premier est le fait qu’ils laissent tous entendre autre chose
que ce qu’ils disent. Si l’adjectif « allégorique » désigne explicitement un « discours par
lequel en disant une chose, on en fait connoistre une autre, dont elle est la figure 2 », les
adjectifs « moral » et « philosophique » désignent également des textes bien différents de
ceux qu’ils semblent annoncer et fonctionnent fréquemment comme des antiphrases. Il est
significatif que ce soit sous la plume de Crébillon fils, en 1742, qu’apparaisse pour la
première fois, l’expression « conte moral » pour désigner, ironiquement, son récit libertin, Le
Sopha3, dont le titre, métonymique, connote la licence des mœurs. Dans le jargon de la
librairie, l’adjectif « philosophique » était d’ailleurs lui-même utilisé pour désigner les romans
licencieux, voire pornographiques, comme le rappelle François Moureau4. Ces sous-titres
signalent le caractère subversif de ces textes, lié à une lecture à double entente. C’est pourquoi
l’éditeur de La Reine Fantasque, le conte de Rousseau publié en 1758 à son insu, utilise le
terme ouvertement péjoratif de « cacouac » (forgé à partir du grec kakos, méchant5), pour
souligner son appartenance à cette vague de contes « qui ne sont pas des contes d’enfant » et
qui « voudraient ensevelir les lois, les mœurs et la religion dans le même tombeau »6. Les
qualificatifs « allégorique », « moral », et « philosophique » semblent désigner des textes qui

1
Les contes cités sont résumés en annexe.
2
Dictionnaire de l’Académie française, vol. I, Paris, J. B. Coignard, 1694, p. 28.
3
Crébillon a commencé à rédiger son récit dès 1737 et l’a fait ensuite circuler en manuscrit.
4
François Moureau et Robert Darnton, La Plume et le Plomb : es aces de l’im rimé et du manuscrit au siècle
des Lumières, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2006, p. 31.
5
Le terme « cacouac » avait été par un auteur anonyme en 1757, pour désigner les Encyclopédistes et les
« Philosophes ».
6
« Avertissement du libraire », La Reine Fantasque, conte cacouac, par M.R.C. de G., 1758, dans Contes, éd. A.
Defrance et J.-Fr. Perrin, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n°16, 2008, p. 736.
33
cherchent à remettre en cause les codes préétablis et qui invitent le lecteur à lire autre chose
que ce qui est écrit. Les textes ainsi désignés auraient donc en commun un mode de
déchiffrement particulier, qui leur conférerait une fonction morale et philosophique. C’est
l’hypothèse qu’il nous faut vérifier, par la comparaison des sous-titres et des textes.

L’adjectif « allégorique » désigne effectivement des contes qui, sous le voile de la


fiction, dissimulent un sens caché, que le lecteur complice doit comprendre à demi-mots.
C’est ainsi que sont sous-titrés les récits à clefs pamphlétaires, qui attaquent, par le détour
d’une fiction, aussi bien la cour et la monarchie que des personnages illustres. Tel est le cas
du texte de Claude Godart d’Aucourt, La Naissance de Clinquant et de sa fille Mérope, conte
allégorique et critique (1764), qui tourne en dérision Voltaire. Certes son nom n’est jamais
prononcé, mais le récit des circonstances de la création de la tragédie de Mérope est
transparent. Le conte de Marie-Magdeleine de Bonafons, Tanastès, conte allégorique (1745)
a, quant à lui, été lu comme une critique des amours de Louis XV, ce qui a conduit son auteur
à la Bastille1 : Tanastès serait une figuration de Louis XV, Oromal de Fleury et Ardentine de
Mme de Châteauroux2. Cette lecture politique est confirmée par le fait que l’on retrouve dans
ce texte des personnages présents dans le libelle attribué à Crébillon, Les Amours de
Zeokinizul, roi des Kofirans, ouvrage traduit de l’Arabe ar le voyageur Krinebol3. L’édition
de 1747 de ce pamphlet offre aux lecteurs un index permettant de décoder les allusions et de
traduire les anagrammes : Zéokinizoul (Louis XV), Zeoteirizoul (Louis XIII), Zokitarezoul
(Louis XIV), le Mollak Jeflur (le cardinal Fleury) ; le kam de Kelirieu (le duc de Richelieu),
Lenertoula (Mme de Tournelle), Leutimil (Vintimille), Liamil (Mme de Mailly), Suesi
(Jésus). La fiction est ici une translation de la situation du roi et du royaume français dans un
cadre fantaisiste oriental, à des fins de divertissement et de dérision. En revanche, le conte de
Marie-Magdeleine de Bonafons ne donne pas explicitement les clés et peut être lu comme un
récit de formation du prince, les mauvaises fées et les génies malfaisants représentant les
passions qui aveuglent les puissants (orgueil, jalousie, avidité) et contre lesquels Tanastès

1
« 11582. Affaire de Tanastès, satire allégorique des amours du roi avec Mme de Châteauroux, et autres
histoires de la cour, composées par Magdeleine Bonafons (plus souvent appelée Bonafous), femme de chambre
de la princesse de Montauban. Magdeleine Bonafons fut mise à la bastille le 29 août : elle fut transférée le 8 févr.
1747 aux Bernadines de Moulins, et mise en liberté avec une pension de 300 lb., le 19 janvier 1759 », Catalogue
des manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, t. IX, par Franck Funck-Bretano Paris, Plon, 1892, p. 153, cité
par Simon F. Davies, introduction aux Amours de Zeokinizul, roi des Kofirans, dans Claude-Prosper Jolyot de
Crébillon, Œuvres complètes. T. 1, éd. J. Sgard, Paris, Garnier, 1999, p. 450.
2
Les Amours de Zéokinizul, roi des Kofirans, dans Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, Œuvres com lètes. T. 1,
éd. J. Sgard, Paris, Garnier, 1999, p. 452.
3
L’auteur n’a pas été arrêté, mais le titre a été saisi au moins une fois par la douane parisienne en 1779 et figure
sur la liste des inventaires dressés par la police après des rafles chez les libraires, Robert Darnton, The Corpus of
Clandestine literature in France 1769-1789, New-York, Norton, 1995, p. 16.
34
apprend à lutter. Ainsi, le sous-titre « conte allégorique » peut désigner aussi bien un libelle
qu’un conte philosophique polysémique : dans les deux cas, ce sont des fictions fabuleuses,
qui se caractérisent par une structure double, une histoire et une pensée. Par conséquent, le
conte allégorique semble reposer sur les mêmes modalités que la fable.
D’ailleurs, les titres de certains recueils mettent en évidence le rapport qu’entretient
le conte allégorique avec la fable : Qu’y a –t-il ? Qu’y a-t-elle, ou la République des oyseaux,
Alexandre ressuscité, et autres fables et contes allégoriques de Delisle de la Drevetière
(1739), Fables ou Allégories philosophiques de Dorat (1772). Tandis que dans le titre du
premier recueil, la coordination « et » semble maintenir une distinction entre les fables, d’un
côté, et les contes allégoriques, de l’autre, dans le second titre, la conjonction prend une
valeur inclusive, soulignant la dimension philosophique des fables. Dans ce cas-là, les sous-
titres seraient le signe d’une lecture philosophique de la fiction fabuleuse et non de
l’émergence d’une nouvelle catégorie du conte. Pourtant, des différences apparaissent bien
entre les textes : Dorat reconnaît que la fable V, « Le Secret de l’éducation », « pourroit
passer pour un petit Conte moral ; l’on en trouvera dans ce recueil plusieurs du même genre ;
mais [il a] cru devoir les comprendre toutes sous le même titre. » L’adversatif et le
modalisateur font entendre une nuance : certes, le conte allégorique ou moral et la fable ont
une intention commune (utiliser une fiction afin de déclencher une prise de conscience morale
chez le lecteur), mais ils utilisent des moyens différents. Dans le recueil de Delisle de la
Drevetière, certains textes induisent une lecture allégorique : les animaux, mis en scène dans
les fables, représentent des caractères humains (Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-elle, ou la République
des oyseaux, le Chat qui veut débrouiller l’écheveau de fil, l’homme et le chien) et le récit
allégorique (Voyage de l’amour- ro re dans l’Isle de la fortune) personnifie des catégories
morales. Dans ces deux cas, l’allégorie établit un rapport unique d’équivalence entre la fiction
et l’univers référentiel : ces textes sont des fables. En revanche, le récit sous-titré « conte
allégorique » (Alexandre ressuscité) raconte l’histoire d’une prise de conscience : devenu un
anonyme, Alexandre ressuscité voit les horreurs dont il a été la cause, ce qui le pousse à
modifier son comportement : cette fiction met ainsi en abyme l’effet escompté sur le lecteur.
Ce conte repose non sur une allégorie (malgré son sous-titre), mais sur une analogie. Ce
recueil témoigne donc de l’entremêlement de deux pactes de lecture différents, l’un
allégorique, l’autre analogique. Les recueils rassemblant des contes moraux et des fables
confirment ce phénomène.
En 1697, les deux termes, contes et fables, désignent encore la même catégorie de
textes, ce que montre le recueil d’Eustache Le Noble, Contes et fables avec le sens moral : la
table des matières fait alterner des « contes » et des « fables » sans ordre apparent ; tous les
35
textes rassemblés sont en vers et suivent la même composition1. En revanche, dans les années
1770, des différences structurelles apparaissent au cœur des textes et elles sont mises en
évidence par l’organisation même des recueils. Tandis que les fables proposent des saynètes
dialoguées, resserrées dans un lieu et un temps uniques, les contes moraux, bien qu’écrits eux
aussi ici en vers, ont une temporalité plus grande et tracent le parcours du personnage
principal. Les contes de Fontaine-Malherbe, Le Villageois corrigé ou L’Ambitieux et la
Mort , insérés dans son recueil de Fables et contes moraux en vers (1769), en sont un
exemple. Certes, une « moralité » vient clore ces histoires, ce qui prouve leur visée éducative.
Mais ici, ce n’est pas un personnage extérieur (fée ou narrateur omniscient) qui délivre la
leçon : ce sont les aventures qui conduisent le personnage à prendre conscience de ses erreurs.
Ces textes affichent bien leur intention didactique, toutefois, à la différence de l’allégorie dans
laquelle les personnages incarnent des valeurs morales, ici c’est l’action, l’épreuve qui permet
au personnage d’apprendre, plus ou moins à ses dépens. Le recueil de Fables nouvelles (1773)
de l’abbé Jean-Louis Aubert distingue de manière plus explicite encore les fables et les
contes, chaque livre de fables se terminant par un « conte moral ». Le premier, Telamon et
Zirphé, Hilas et Zénéide, conte moral est une pastorale ; le second, L’Amour paternel, conte
moral, un récit de formation du prince ; le troisième et le quatrième, L’Accordée de village,
conte moral, et L’Amour filial, conte moral, sont inspirés des tableaux de Greuze, exposés au
Salon du Louvre en 1761 et en 1763 ; le dernier, Colin et Lisette, conte moral, raconte
l’amour fraternel entre deux paysans. La séparation matérielle et la présence des sous-titres
expriment la prise de conscience de l’existence d’une catégorie spécifique de contes, qui se
distingue alors de la fable. Par conséquent, le terme « allégorique » ne semble plus désigner
une catégorie de textes exclusive, mais deux modalités de lecture différentes : l’une établit
une équivalence entre les éléments fictionnels et l’univers de référence, alors que l’autre met
en abyme les effets visés par la fiction, en racontant le parcours d’un personnage, qui apprend
grâce à un retour réflexif sur ce qu’il a vécu. Dans ce cas, la « leçon » tient moins au message
transmis, qu’à l’expérience vécue, aussi bien pour le personnage que pour le lecteur. Les
mises en recueil montrent que ces deux modalités de lecture sont en fait combinées, ce que
confirme la comparaison de deux contes de fées « allégoriques » : Le Phénix et Boca,
regroupés dans le recueil de Nouveaux contes de fées allégoriques, contenant le Phénix,
Lysandre, Carline, Boca, etc (1735).

1
La première strophe est composée d’un distique latin, dont le premier vers explique la fable, le second, le sens
moral ; la seconde strophe, en italique, est une sorte de moralité en vers, une maxime qui renferme l’instruction ;
la troisième correspond à la narration ; la quatrième strophe est un petit précis de morale en prose qui contient
toute la leçon, que doit produire le profit de la lecture.
36
Ces deux contes sont allégoriques car ils présentent une structure double, une histoire
et une pensée morale. Néanmoins, le rapport entre ces deux aspects du conte est différent,
malgré leur étiquetage commun. Dans le premier, attribué à la Présidente de Dreuillet, les
personnages symbolisent les passions humaines : ce sont des personnifications d’entités
abstraites, ce que montre l’emploi de la majuscule. Il s’agit du récit des épreuves subies par la
princesse Constance et des obstacles que lui inflige la Mauvaise fée : elle tombe amoureuse
du Prince Discret, transformé en phénix, et que seul un amour réciproque pourrait faire
renaître de ses cendres. La Présidente de Dreuillet fait ainsi du mythe grec une métaphore des
sentiments humains. Ce texte, publié de manière posthume, a été écrit à la cour de Sceaux1,
auprès de la duchesse du Maine, dans le même contexte que les premiers contes en vers de
Voltaire. On y trouve d’ailleurs le même emploi des motifs mythologiques, dans une
perspective morale et philosophique. En revanche, dans le second conte, Boca de Madame Le
Marchand, aucun des personnages n’incarne une qualité ou un défaut humain. Pourtant, ce
conte n’en a pas moins une fonction morale, comme l’annonce le sous-titre ajouté par
Madame Husson, lors de la publication en opus isolé en 1756. La plagiaire complète en effet
le titre qui devient : Boca ou La Vertu récompensée. Dans ce conte, le rapport entre l’histoire
et la pensée morale ne se fait plus seulement au niveau des personnages mais également au
niveau de la structure : la composition enchâssée, similaire à celle des recueils, favorise les
effets d’analogie entre les niveaux narratifs et emporte le lecteur dans une démarche
herméneutique. Le récit-cadre raconte l’histoire de Boca, un menuisier, fils d’un sculpteur
tombé dans la misère, qui passe son temps libre à sculpter des boîtes en ivoire. Par trois fois,
des inconnus lui achètent très cher l’une de ses boîtes, mais à chaque fois, l’argent se
métamorphose en fourmis, en mouches, en oiseaux ou en araignées. La troisième fois, il
trouve un bâton et un billet qui l’enjoint de marcher vers l’Orient sans jamais s’arrêter. Il
franchit ainsi plusieurs épreuves, semblables aux épreuves traditionnelles du héros princier
des contes de fées, mais qui servent ici à éprouver sa valeur morale et sa tenacité : s’étant déjà
fait piéger par les apparences de la fortune, il refuse désormais toutes les tentations, et
respecte l’impératif donné par l’oracle, jusqu’au jour où il sauve une jeune fille des bras de
deux brigands. « Chaque moment du récit est ainsi l’occasion de dégager une règle de
comportement à usage des gens du peuple2 », commente Raymonde Robert, qui note par
ailleurs le caractère surprenant de ce conte dans le paysage du conte de fées littéraire.
Effectivement, si l’on ne considère que le parcours de Boca, celui-ci apparaît comme un récit

1
Raymonde Robert, « Notices », dans Contes, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées »,
n° 13, 2007, p. 465.
2
-, « Deux exemples des relations ambiguës du conte merveilleux et de la morale : Les Aventures d’Abdallah de
l’Abbé Bignon, Boca de Mme Le Marchand », Féeries, n°7, 2010, p. 156.
37
exemplaire, dans lequel l’artisan est contraint d’accepter le rang social qui lui est attribué :
vertueux et modeste au début, il le reste à la fin, refusant les richesses que lui propose la fée.
Mais Boca rencontre ensuite, dans un bois de cyprès, une statue, qui lui raconte son histoire.
L’insertion de ce récit à l’intérieur-même de l’histoire de Boca oriente la lecture dans une
autre direction. Le récit enchâssé, l’histoire de la princesse Abdelasis, s’apparente à un conte
oriental, notamment par la reprise de motifs extraits des Mille et Une Nuits : la métamorphose
de la statue, l’enfermement du prince dans le souterrain, jusqu’au nom du personnage,
Zobéide, sont des reprises de « l’histoire des Trois calenders ». Cet héritage est renforcé par la
filiation allégorique de la princesse Abdelasis, fille du roi de l’île d’Ebène et de la princesse
de l’île d’Ivoire (on retrouve cette opposition symbolique dans le conte de Voltaire, Le Blanc
et le Noir). Mais ce sont surtout les épreuves subies par la princesse qui ont une valeur
morale. La princesse Abdelasis a été élevée dans l’ignorance de l’existence des hommes, et
elle est destinée au prince Quinteux, surnommé le prince Jaloux. Son parcours consiste à se
défendre contre sa mauvaise marraine, la fée Envieuse, victime elle-même de la jalousie du
prince (dont les sarcasmes évoquent d’ailleurs les humiliations que le Prince inflige à
Grisélidis dans le conte de Perrault) : en fait, elle lutte contre sa propre jalousie et les désirs
qu’elle ne peut refreiner et qui la rendent malheureuse. Des effets d’échos et d’analogie
apparaissent donc entre les deux niveaux de la narration : les épreuves de Boca et d’Abdelasis
sont les étapes d’un parcours au terme duquel les personnages ont appris à être heureux, car
ils ont su lutter contre leurs propres passions aveuglantes (l’avidité, la jalousie). Le narrateur
souligne d’ailleurs la dimension symbolique des épreuves tentatrices auxquelles Boca résiste :
« il continua son chemin, en réfléchissant sur les chimères séduisantes où se laissent entraîner
tous les hommes1». Ici, la féerie ne punit pas les personnages, ni ne les récompense, elle
révèle leur valeur intérieure, leur humanité. L’oracle annonce significativement à Boca :
« Pour faire des miracles/, il suffira d’être humain2. » Paradoxalement, les épreuves qu’il subit
pour sauver la princesse lui confèrent une dimension messianique : artisan étranger, fils d’un
artisan, Boca affronte une tempête, dans un bateau rempli d’animaux, où, nouveau Noé, il est
le seul humain ; il arrive ensuite dans un nouvel Eden, une « prairie émaillée de fleurs3 »,
entourée de montagnes au septentrion, de paysages charmants à l’occident et d’une forêt
épaisse à l’orient. Le conte de Madame Le Marchand témoigne du processus de laïcisation de
la féerie et des mythes chrétiens : les épreuves morales ne mettent pas à l’épreuve la piété et la
foi des personnages, mais leur humanité. Ainsi, ces deux contes de fées, Le Phénix et Boca,

1
Madame Le Marchand, Boca, dans Contes, op. cit., p. 507.
2
Ibid., p. 499.
3
Ibid., p. 504.
38
montrent l’évolution du pacte de lecture au tournant des XVIIe et XVIIIe siècle. S’ils sont bien
tous les deux « allégoriques », car ils symbolisent les passions et la destinée humaines,
l’articulation entre l’histoire et l’idée s’opère à des niveaux différents : dans le premier cas,
c’est essentiellement au niveau des personnages ; dans le second, au niveau des actions et de
la structure. Ces deux pactes de lectures sont combinés non seulement dans les recueils, mais
également au sein-même des textes.

Si les contes intitulés « allégoriques » entremêlent des modalités de déchiffrement


différents, il en va de même pour certains contes de fées désignés comme des « contes
moraux ». C’est le cas notamment de deux contes, parus en 1768, Les Ondins, conte moral de
Madame Robert et Le Temps et la Patience, conte moral de Madame de Villeneuve. La
structure des Ondins, conte moral est complexe, multipliant les aventures et les récits
enchâssés. Ce conte est allégorique car il met en scène des personnifications d’entités
abstraites (le Prince Verdoyant, la fée Turbulente), auxquels le personnage principal,
Tramarine, fille du roi de Lydie, est confrontée. Le père de la jeune fille l’exile de son pays,
suite à un oracle funeste. Elle est amenée à passer plusieurs épreuves qui fortifient son amour
pour le Prince Verdoyant (qu’elle a vu en rêve), mais également ses capacités à gouverner.
Elle tire des leçons de chacune de ses rencontres et apprend à voir le monde sous un angle
différent. Les personnages secondaires sont donc des allégories des passions destructrices que
l’héroïne apprend à dominer. Ce texte a de nombreux points communs avec celui de Mme de
Villeneuve, Le Temps et la Patience, conte moral1. Publié de manière posthume en édition
séparée, ce récit avait été annoncé en 1741 par le récit-cadre de La Jeune Américaine sous le
titre de « l’Empire du Temps et le Pouvoir de la Patience. » Comme le conte de Madame
Robert, celui de Madame de Villeneuve trace le parcours d’une jeune princesse destinée au
trône et confrontée à de multiples épreuves (séparation, esclavage, travestissement en garçon,
lutte contre un ogre monstrueux,….). Il s’agit dans les deux cas d’un voyage initiatique,
conduisant les héroïnes à une pleine conscience et une pleine acceptation de leur identité et au
rejet de toute forme de déviance et de violence : les personnages principaux, destinés à régner,
doivent apprendre, avant de monter sur le trône, à maîtriser leurs pulsions et leurs passions
(orgueil, soif du pouvoir), dont ils voient les graves conséquences. Certains préfèrent
« cultiver leur jardin » et vivre isolés de la rumeur du monde. En ce sens, ce sont bien des
contes moraux, voire philosophiques. La majuscule accordée à certains personnages montre

1
Ce conte est une version, inconnue au catalogue Delarue-Ténèze, de « La Petite fille qui cherche ses frères »
(n°451), enrichi d’éléments empruntés à « L’Oiseau de vérité » (n°707), Elisa Biancardi, « Notices des contes »,
dans Madame de Villeneuve, La Jeune Américaine et les contes marins (La Belle et la Bête), Les Belles
solitaires, Paris, H. Champion, BGF n° 15, 2008, p. 1456-1457.
39
leur dimension allégorique : le Temps et la Patience jouent le même rôle que les fées dans un
conte traditionnel. Mais d’autres éléments narratifs relèvent davantage du symbole que de
l’allégorie. Alors que celle-ci établit un rapport d’équivalence unique entre le personnage et la
notion, le symbole quant à lui est polysémique et philosophique : la boule, qui guide les
personnages dans leurs aventures, et le palais, dont les galeries représentent chacune une étape
de la vie humaine, peuvent être lus comme des symboles du hasard et du destin. Une telle
interprétation reste implicite, elle est laissée au soin du lecteur. Elle n’en déclenche pas moins
une réflexion philosophique sur la question du hasard et du bonheur. En outre, ce conte est
porteur d’une réflexion sur les rôles dévolus traditionnellement aux deux sexes. À la fin du
conte, les tensions politiques initiales disparaissent, grâce à la juste rébellion d’une jeune
héroïne qui préfère l’équité aux abus. Certes, cet équilibre retrouvé est un topos du conte de
fées. Mais il prend ici d’autres connotations : l’échange de qualités traditionnellement
considérées comme féminines ou masculines suggère les implicites « féministes » de ce conte.
L’impatiente et généreuse Mérille mêle sa beauté et sa sensibilité au courage, à l’énergie et à
la force de détermination. Son indifférence à l’égard de son apparence vestimentaire l’éloigne
des stéréotypes romanesques de la jeune fille ; quant à Zerbèke, son frère jumeau, il est doué
de courage et de vaillance, mais aussi de « bonne grâce » et de sensibilité et il a la prudence
qui manque à Mérille, celle-ci montrant la disposition à régner que son frère n’a pas. La
réconciliation finale est donc à la fois politique et sexuelle : elle connote « la collaboration
plutôt que la concurrence, la solidarité et la complicité plutôt que l’opposition1. » Cette quête
de l’harmonie entre les sexes, considérée comme un modèle de gouvernement politique,
rapproche ce conte de celui de Fanny de Beauharnais, Volsidor et Zulménie, conte pour rire,
moral si l’on veut, et philosophique en cas de besoin (1776), qui est aussi un conte de fées.
Comme Madame de Villeneuve, Fanny de Beauharnais inverse également les rôles dévolus
traditionnellement aux personnages féminins et masculins. À l’instar du royaume amazonien
de Carcéra dans le conte de Madame Robert, la fée Sincère établit une société dans laquelle
les femmes acquièrent « une science utile »2, revendiquent l’égalité des droits lors du
mariage3 et le libre choix de l’époux. Lorsque Volsidor arrive dans ce pays, les nymphes, qui
n’ont jamais vu de représentants de la gente masculine, prennent le Génie Volsidor pour « une
grande femme4 ». Ne voyant en lui aucune marque d’orgueil, elles ne peuvent croire qu’il soit

1
Ibid., p.1460.
2
Marie Anne Françoise [Fanny] Mouchard de Chaban, comtesse de Beauharnais, Volsidor et Zulménie; conte
pour rire; moral si l'on veut; et philosophique en cas de besoin, Amsterdam / Paris, Delalain, 1776, p. 73.
3
« Il faut seulement lui signifier que vous avez assez d’une bonne, sans avoir encore un maître » dit Zephirine à
son amie Zulménie, ibid., p. 93.
4
Ibid.
40
un homme1, qu’il soit de ce « sexe qui trompe, afflige2 ». Alors que le masculin est assimilé à
l’esprit de discorde et à la corruption responsable des défauts des femmes3, le féminin est
présenté, au contraire, comme un signe de paix et de civilisation : il est assimilé à la vertu,
entendue comme force morale qui s’oppose aux conflits infantiles. Zelidan, le compagnon de
Volsidor, s’exclame à propos des « Sages Quadrupèdes », société de savants dont sont exclues
les femmes : « Archangelino, en effaçant de leur mémoire le sexe le plus aimable les a
enlevés même aux vertus.»4 Finalement, les trois contes s’achèvent de manière topique,
hommes et femmes retrouvant les rôles qui leur sont traditionnellement attribués. Pour autant,
le comique de ces trois textes et les échanges d’attributs créent bel et bien une rupture, un
dissensus, propre à faire naître une prise de conscience des préjugés. Ils témoignent ainsi de
l’évolution du pacte de lecture : si la personnification d’entités morales confirme la dimension
allégorique de ces contes, ils reposent également sur un système d’analogies, ce que renforce
leur structure. La structure complexe de ces trois contes multiplie effectivement les échos et
les oppositions entre les niveaux narratifs, ce qui conduit le lecteur à faire des liens entre ce
qui a priori était sans rapport. Le conte de Madame de Villeneuve, par exemple, est composé
selon trois niveaux de narration et multiplie les épisodes secondaires qui se reflètent les uns,
les autres. À la fin de ce conte, les renoncements au pouvoir et à l’amour d’Almenza et de
Zélima (personnage du premier niveau) entrent en écho avec ceux du roi solitaire et
philosophe : ce roi altruiste, victime d’une tentative d’usurpation, abdicataire et heureux dans
sa solitude, annonce les choix d’Almenza. La composition, à la fois kaléidoscopique et
répétitive, met ainsi en évidence les analogies entre les différentes histoires racontées.
Ces trois contes de fées font donc apparaître de nouveaux indices du sous-genre :
l’apprentissage du personnage, et du lecteur avec lui, consiste avant tout à changer de regard
sur le monde, à faire des liens entre ce qui a priori est opposé et ainsi à voir la fécondité des
oppositions. Cette démarche est induite par la composition complexe de ces textes, qui
multiplient à la fois les effets d’analogie5 et d’oppositions entre les niveaux narratifs. Le
déplacement en Orient suppose un déchiffrement similaire.

Dans les contes à visée morale et philosophique, l’Orient n’est pas un simple
masque : il permet de transposer les structures de la société occidentale dans un autre cadre,

1
Ibid.., p. 73.
2
Ibid., p. 88.
3
Ibid., p. 64.
4
Ibid.
5
« Les Tropes par ressemblance consistent à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou
plus connue, qui, d’ailleurs, ne tient à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou
analogie », Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Champs Flammarion, 1977, p. 99.
41
afin de mettre en lumière leurs mécanismes et leurs absurdités. C’est ce que montre le conte
d’Antoine Sticotti, Le Sauvage en contradiction, conte moral (1764), paru quatre ans plus tôt
sous le titre, Le Cosmopolite ou Les Contradictions, histoire, conte, roman ou tout ce qu’on
voudra (1760), que Henri Coulet définit comme « une fiction philosophique1 ». Sur le modèle
des Lettres persanes, le récit raconte les aventures d’un Indien en Europe. À travers le regard
de l’étranger, le narrateur porte un regard surpris et amusé sur les mœurs et usages de ses
contemporains : transposer les structures de la société occidentale en Orient permet de les
observer avec un regard distancié et étranger et ainsi de prendre conscience de leur relativité
et de leur artificialité. L’Orient apparaît dès lors comme un indice du sous-genre. Les textes
suivants relèvent de cette catégorie : Feraddin et Rozeide, conte moral, politique et militaire
(1765), Mikou et Mézi, conte moral (1765), Azor et Ziméo, conte moral (1776). La
juxtaposition des deux adjectifs « moral » et « politique », associée à un cadre oriental, se
trouve également dans un conte satirique de Crébillon, Ah quel conte !, conte astronomique et
politique (1754), ce qui nous invite à le considérer également comme un exemple du sous-
genre. Dans ces textes, l’Orient n’est pas seulement un voile de la satire : ce ne sont pas des
récits à clés, leur lecture ne se réduit pas à un repérage des allusions historiques et politiques ;
elle consiste au contraire à mettre en rapport des éléments apparement sans rapport et c’est
cette mise en relation qui leur confère une dimension symbolique. Ils s’inscrivent d’ailleurs
dans plusieurs traditions : celle des contes de fées, celle des contes arabes (le recueil des Mille
et Une Nuits traduit par Galland est diffusé à partir de 1704) et celle des miroirs des princes.
En effet, ces contes peuvent être lus comme des récits de formation du prince qui apprend à se
gouverner lui-même, en affrontant plusieurs épreuves, avant de gouverner les autres : ils
fictionnalisent ainsi les effets visés par le conte lui-même. Ces contes orientaux sont
philosophiques car ils visent à modifier le regard du lecteur, à remettre en cause le
conditionnement de ses idées.

D’ailleurs, les instruments d’optique prennent une place non négligeable dans les
contes à visée morale et philosophique, comme l’illustre le conte anonyme, Le Télescope,
petit conte moral (1759). Leur emploi symbolique dans le cadre de la critique des mœurs n’est
pas nouvelle2 ; mais l’allusion à la lunette astronomique, inventée en 1668 par Newton,
devient ici la métaphore de la démarche herméneutique induite par le sous-genre. De même
que, pour redresser l’image, le télescope doit intégrer un deuxième miroir incliné à 45°, de

1
Henri Coulet, Nouvelles du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. XXI.
2
Bernard Roukhomovsky, L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort : actes du Colloque international
de Grenoble, des 27-29 mars 2003, Paris, H. Champion, 2005.
42
même, le conte à visée morale et philosophique transmet des messages divergents suscitant le
doute du lecteur et sa réflexion : c’est « l’aberration, qui le met sur le chemin », affirme Anne
Defrance, « Lumineuse aberration, d’où naît le sens, voilé »1. Le conte anonyme conduit
effectivement le lecteur à changer de point de vue : tantôt un point de vue omniscient lui
permet d’observer en spectateur les saynètes parfois grivoises entre un abbé et une marquise,
tantôt il se trouve plongé dans les versions très personnelles des textes fondateurs que l’abbé
raconte lui-même à son auditrice. Le lecteur suit alors, grâce à un point de vue interne, Enée
ou Orphée aux Enfers. Le titre prend ainsi une valeur métatextuelle, désignant
métaphoriquement le dispositif narratif et énonciatif lui-même. On peut le constater dans le
titre choisi par Philippe de Sainte-Foy d’Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique
(1754), qui désigne le lieu central de l’histoire et symbolise l’ensemble du conte. Isolé du
reste du monde, au fond d’une grotte assimilée à un temple, le personnage principal prend
conscience de ses erreurs en contemplant les images qui sont projetées sur les parois du palais
du silence. Ce dernier apparaît comme la métaphore de la démarche du lecteur qui, dans le
silence de la lecture, apprend à se connaître par le détour de la fiction. Le conte philosophique
met ainsi en abyme les répercutions morales escomptées sur le lecteur, à savoir avant tout un
dessillement.
Ainsi se dégage un autre indice du sous-genre : les objets traditionnels des contes de
fées (le miroir, l’anneau par exemple) ne sont plus des indices de la féerie et de l’illusion, ils
sont utilisés, au contraire, comme des outils de désillusionnement. C’est le cas notamment
dans le conte de Jacques Cazotte, L’Aventure du pèlerin, conte moral, inséré dans le roman
Ollivier, paru en 1763. Le conte ne trace pas le parcours d’un personnage, mais rend compte
de la rencontre et du dialogue entre le roi Roger et un pèlerin qu’il a croisé sur un chemin
dans la forêt et dont il a partagé pour un temps la situation d’égarement. Cette rencontre a
pour effet d’éclairer le roi sur l’hypocrisie de la cour. Le pèlerin lui propose un stratagème
pour démystifier l’attitude et les discours des courtisans : le roi devra leur faire croire que le
pèlerin est un magicien, dont le miroir magique a le pouvoir de peindre les pensées et les
rêves les plus intimes. Aucun courtisan ne prend le risque que l’on puisse lire ses véritables
intentions. La mise en scène confirme ainsi le postulat du pèlerin, à savoir qu’à la cour,
personne ne veut se montrer tel qu’il est. Le recours au miroir magique est certes un motif
récurrent des contes traditionnels. Mais il prend ici un pouvoir didactique et démystifiant, tout
comme l’anneau démystificateur dans Les Bijoux indiscrets (1748) de Diderot. Dans ce conte,
le sultan acquiert le pouvoir de faire parler l’intimité des femmes, à leur insu, grâce à un

1
Anne Defrance, « La réfraction des sciences dans le conte de fées », Féeries, n°6, 2009, p.81.
43
anneau magique. De telles révélations déclenchent le chaos à la cour, mettant à jour les
manipulations et les hypocrisies. Apparaît dès lors un autre indice du sous-genre : les
aventures racontées permettent de peindre un tableau des mœurs.

Telle est la visée du second conte moral que Cazotte insère dans son roman Ollivier :
Le Plaisir, conte moral, qui raconte comment, le Plaisir ayant déserté l’Olympe, Mercure
entreprend de venir le chercher sur terre. Cette quête est l’occasion d’une peinture des mœurs
mondaines : Mercure se rend au théâtre, dans les banquets, et même dans une petite maison,
mais c’est loin de la cohue, au cœur d’un hameau, qu’il trouve le Plaisir « sur un lit de mousse
et de roses », auprès de Démophon et de Mélite, deux jeunes amants tout droit sortis d’une
pastorale. La personnification de notions abstraites met en évidence la dimension allégorique
du conte : Mercure rencontre sur son passage « la Cabale, la Préoccupation, le Dégoût, uni de
l’Habitude1 ». Néanmoins, le conte ne se réduit pas à une allégorie, car il a également recours
à une écriture oblique, reposant sur l’analogie. Pour évoquer les milieux mondains et
dénoncer leur superficialité et leur artificialité, le narrateur utilise des formules antiques, en
décalage avec la réalité évoquée : ainsi le lieu de promenade est présenté comme un véritable
champ de bataille, comme une « carrière » où « mille chars disputent entre eux de richesse et
d’élégance »2, le « temple qui paraît consacré à l’amour et au mystère », où se mettent en
œuvre « toutes les ressources du libertinage »3 désigne une petite maison. De cette manière, le
parcours de Mercure crée les mêmes effets que le récit de métempsycose d’Amanzéi dans Le
Sopha, conte moral de Crébillon (1742) : même si ce dernier développe davantage la satire
sociale, religieuse et politique que Cazotte, dont le conte ne fait que quelques pages, l’âme
d’Amanzéi se déplace de boudoirs en petites maisons, comme Mercure, observe les mêmes
attitudes hypocrites et superficielles et cherche elle aussi un amour sincère afin de pouvoir
retrouver son incarnation corporelle. On trouve donc une même critique des plaisirs superflus
et une quête du bonheur véritable, nouvel indice du sous-genre.
La question du bonheur est effectivement centrale dans l’ensemble des textes ici
étudiés et elle est intimement liée à celle de la vertu, les deux notions étant indissociables au
XVIIIe siècle, comme l’a montré Robert Mauzi dans son ouvrage fondateur, L’Idée de
bonheur dans la littérature et la pensée du XVIIIe siècle4. Le thème est récurrent dans les

1
Jacques Cazotte, Le Plaisir, conte moral, dans Contes, éd. A. Defrance et J-Fr. Perrin, Paris, H. Champion,
BGF n°16, 2008, p. 1168.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 1169.
4
Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIII e siècle, Genève-Paris
Slatkine Reprints, 1979.
44
titres des ouvrages explicitement didactiques : Louise ou Le Pouvoir de la vertu du sexe, conte
moral (Zachariae, 1771), Colette ou La Vertu couronnée ar l’amour, conte moral (Compan,
1775). Ces titres font clairement référence au roman de Richardson publié trente ans plus tôt,
Pamela, ou La Vertu récompensée1. La conjonction de coordination « ou » établit une
équivalence entre l’histoire racontée et l’idée morale, dont elle est l’illustration : ce sont bien
des textes allégoriques. Mais dans ces contes, le narrateur ne délivre pas une moralité, il
cherche à toucher le lecteur par la peinture sensible d’une vie bonne et vertueuse. En ce sens,
ces récits transmettent une « morale », caractéristique des Lumières2 : vivre en harmonie avec
son entourage au quotidien, avoir recours à l’amour et à la sensibilité comme réponses aux
problématiques de la vie. Ces contes dessinent l’image d’une vie bourgeoise, dans laquelle les
relations familiales servent de noyau et de modèle à la société civile, dont les piliers devraient
être l’entraide et la compréhension mutuelle. D’autres titres présentent l’amour et la famille
comme des flambeaux de la vertu : L’Amour filial, conte moral dont l’idée est rise du
tableau de Greuze (1763), La Constance inimitable, ou Les Amours de Lindor et d’Ancréonte
(1774) et L’Heureuse Famille, conte moral (1766). Dans ces contes, les récits individuels sont
interrompus par des réflexions plus générales sur l’agriculture, sur l’opposition entre la
sérénité de la vie à la campagne et l’hypocrisie de la cour et surtout sur les principes
d’éducation. Ils montrent soit le bonheur et la félicité qu’induisent une éducation morale
rigoureuse et des relations familiales chaleureuses, soit au contraire, les désastres d’une
éducation défectueuse, comme dans Le Repentir inutile, conte moral (1776). Ils expriment
également l’idée d’une perfectibilité de l’homme. De fait, tous ces textes racontent la
palingénésie des personnages : des conseils leur sont donnés, mais aucune règle n’est à suivre
a priori, ce sont leurs propres expériences qui conduisent les personnages à réfléchir sur eux-
mêmes et à progresser moralement, c’est-à-dire dans leurs relations avec autrui. Ces textes
confirment donc bien les modifications de la conception de l’allégorie : la « leçon » réside
moins dans le contenu d’un discours, ou du conte lui-même, que dans les épreuves et les
expériences, par lesquelles le personnage, et le lecteur avec lui, découvre les conditions du
bonheur, pour lui-même et pour son entourage.
Deux contes notamment illustrent cette idée, La Fille philosophe, conte moral de
Bedigis (1775) et La Bégueule, conte moral de Voltaire (1772). Ils mettent tous deux en scène

1
Samuel Richardson, Pamela, or Virtue rewarded, in a series of familiar letters from a beautiful young damsel
to her parents, and afterwards in her exalted condition between her and persons of figure and quality, upon the
most important and entertaining subjects in genteel life... published in order to cultivate the principles of virtue
and religion in the mind, of the youth of both sexes [by S. Richardson], London, printed for S. Richardson and
sold by J. Osborn and J. Rivington, 1742.
2
« The moral of the story, where there is one, is based on enlightened ideas of humanity », Katherine Astbury,
The Moral tale in France and Germany, 1750-1789, Oxford, Voltaire Foundation, 2007, p. 13.
45
des personnages féminins sûrs d’eux-mêmes et en rupture avec leurs semblables : la première
se dit savante et se montre misanthrope, mais tombe dans le piège de libertins peu scrupuleux.
La seconde, Arsène, belle, jeune, riche, mariée à un tendre mari, a tout pour être heureuse
mais se plaint incessamment de sa situation. Elle parvient à convaincre sa fée-marraine de
l’emmener dans son pays éthéré, mais là encore elle s’ennuie du luxe, car il n’y a ni homme ni
amour. Elle s’enfuit, se retrouve en pleine nature où un charbonnier lui propose l’hospitalité
mais il abuse d’elle. Sa marraine lui fait la morale (des dangers de quitter le mieux pour le
pire), mais Arsène tire bien d’autres leçons de son expérience : elle a appris à se satisfaire de
son sort, se montre plus douce et compréhensive, mais elle a surtout découvert la sensualité.
Voltaire joue ainsi sur les codes de la fable. Il présente bien son récit comme une preuve à
l’argument explicité dès l’introduction :
Dans ses écrits, un sage italien
Dit que le mieux est l’ennemi du bien ;
Non qu’on ne puisse augmenter en prudence,
En bonté d’âme, en talents, en science ;
Cherchons le mieux sur ces chapitres-là ;
Partout ailleurs évitons la chimère.
Dans cet état, heureux qui peut se plaire,
Vivre à sa place, et garder ce qu’il a !
La belle Arsène en est la preuve claire.1

Mais l’insertion d’une conclusion supplémentaire, après la moralité délivrée par la


fée, réoriente le sens dans une direction plus libertine. Le conte n’en est pas moins « moral »
dans le sens où il trace l’évolution de la conscience d’un personnage qui s’appuie sur son
expérience pour changer d’attitude et modifier son regard sur le monde2, ce qui lui permet
d’accéder au bonheur. Dès lors, le conte moral, loin d’être l’illustration d’un modèle
exemplaire, apparaît comme une preuve des contradictions humaines : « ceci a l’air d’un
paradoxe, cela va devenir une démonstration3 », dit Voisenon dans l’incipit de son conte, Il
eut raison, conte moral, paru en février 1755 dans le Mercure. L’histoire raconte
effectivement comment Azéma en vient à préfèrer se marier avec une veuve qui le trompe,
plutôt qu’avec une jolie coquette fidèle. Le récit raconte l’éducation du jeune homme, qui
découvre et accepte les « choses comme elles sont », selon les vœux de sa mère, c’est-à-dire
conformément aux règles sociales (la veuve infidèle « respecte l’opinion4 »), auxquelles il
finit par se plier. Mais le génie ici ne délivre aucune leçon, au contraire, il laisse à Azéma le

1
Voltaire, La Bégueule, conte moral, dans Contes en vers et en prose, t. II, op. cit., p. 344.
2
« La leçon faite, on reconduit la belle/ Dans son logis. Tout y changea pour elle/ En peu de temps, sitôt qu’elle
changea. », ibid., p. 349.
3
Voisenon, Il eut raison, conte moral, dans Voisenon et autres conteurs, éd. Françoise Gevrey, Paris, H.
Champion, BGF n°18, 2007, p. 367.
4
Ibid., p. 373.
46
soin de commettre des « sottises », car c’est d’elles qu’on apprend : « ce sont des
connaissances qui ne s’acquièrent qu’en chemin faisant1. » Ainsi, les contes de Crébillon, de
Voisenon, et de Voltaire, tous les trois sous-titrés « conte moral », mettent en évidence
l’évolution sémantique du mot : il ne s’agit plus de distinguer le bien et le mal, mais de faire
un tableau des mœurs, et de suivre l’apprentissage d’un personnage, qui apprend de ses
expériences.

Si les critères traditionnels, de longueurs, de formes, de registres et de thématiques


ne permettent pas de caractériser le sous-genre, la confrontation des titres des contes
allégoriques, moraux et philosophiques parus entre 1699 et 1776 nous a permis toutefois de
dégager un certain nombre d’indices. Le conte à visée morale et philosophique se définit tout
d’abord comme un texte qui dit autre chose que ce qu’il annonce et qui articule une histoire et
une pensée : il engage le lecteur dans une lecture multiple. En outre, il met en scène le
parcours d’un personnage, au terme duquel ce dernier porte un regard nouveau sur le monde
qui l’entoure, et atteint ainsi la sérénité. Un tel apprentissage le conduit à accepter les
contradictions humaines et à s’interroger sur les conditions du bonheur. Si ces contes
établissent bien un rapport entre la fiction et une signification, ils ne se réduisent pas à une
allégorie, telle qu’elle est conçue au XVIIe siècle : ils établissent des effets d’analogies et de
contrastes, qui conduisent le lecteur à mettre en rapport ce qui a priori n’en avait aucun. De
cette manière, le lecteur est invité à suivre une démarche critique et réflexive, à l’image du
personnage. La comparaison des textes sous-titrés « contes allégoriques, moraux ou
philosophiques » a également permis d’opérer des distinctions. De fait, l’équation mise en
place entre l’histoire et le sens est complexe et variable : elle peut s’appuyer sur une simple
allusion (récit à clef), ou bien avoir recours à la personnification d’entités abstraites (allégorie,
au sens restreint du terme) ; l’histoire peut servir d’exemple, de modèle à un précepte moral
(apologue) ; enfin, le conte peut multiplier les pistes interprétatives voire en proposer de
contradictoires (conte parodique et satirique). Plus précisément, le conte à visée morale et
philosophique entremêle ces différents modes de lecture. Les textes qui correspondent à cette
première définition du sous-genre ne sont pas tous explicitement désignés comme des
« contes », philosophiques ou moraux, ce qui nous conduit à élargir notre champ
d’investigation aux textes sous-titrés « histoires ».

1
Ibid., p. 368.
47
I.I.2. Les histoires morales, philosophiques et allégoriques

En 1754, les éditeurs des Œuvres com lètes de Voltaire emploient pour la première
fois l’expression « histoire philosophique » pour désigner un de ses contes : Micromégas,
histoire philosophique. La même année, Philippe de Sainte-Foy d’Arcq publie Le Palais du
silence, conte philosophique. Le terme « histoire » apparaît donc comme un synonyme de
« conte », comme le suggérait déjà le recueil de contes de Perrault, intitulé Histoires ou contes
du temps passé, avec des moralités (1697). Le tableau ci-après présente les histoires
explicitement qualifiées de « morales », « philosophiques » et « allégoriques », ou qui
présentent dans leur titre un sujet philosophique, publiées hors des recueils entre 1699 et
1776. Leur comparaison va nous permettre d’une part de vérifier leur appartenance au sous-
genre, d’autre part de voir quelle nuance de sens est engendrée par le sous-titre « histoire ».

Date Auteur Titre Edition Format Style


1 1698 Charles Du Le Puits de la vérité, histoire Paris : M. In-12, Prose
Fresny gauloise Brunet 285 p.

2 1699 Henriette-Julie Histoires sublimes et Paris 2 tomes Prose


de Castelnau, allégoriques, dédiées aux fées Florentin et 1 vol.
comtesse de modernes Delaulne in-12
Murat
3 Ecrit Charles-Louis Histoire véritable Prose
entre de Secondat,
1723 et baron de
1738, Montesquieu
publi.
posth.
4 1732 Louise Célénie, histoire allégorique Paris 6 parties Prose
Levesque P. Prault 2 tomes
in-12
5 1734 Claude-Prosper Tanzaï et Néadarné, histoire Pékin 2 vol. Prose
Jolyot de japonoise chez Lou-chou- XX-[4]-
Crébillon chu-la, seul 266 ;
imprimeur de Sa [6]-436-
Majesté chinoise [1] p.
pour les langues in-12
étrangères.

6 1736 Thémiseul de Histoire du prince Titi, A.R Paris 3 tomes Prose


Saint-Hyacinthe (Allégorie Royale) Pissot

7 1739 J.-Fl.-J. de La Pudeur, histoire allégorique et Paris 63 p. Prose


Neufville de morale P. Simon In-12
Brunaubois-
Montador

48
Date Auteur Titre Edition Format Style

8 1747 Voltaire Zadig, ou La Destinée, histoire s.l. X-195 Prose


orientale p.
In-12
9 1749 Nicolas Bricaire Le Livre d’airain, histoire S. l. 142 p. Prose
de La Dixmerie indienne In-12

10 1751 Claude-Henri de Histoire de la félicité Amsterdam/ 136 p. Prose


Fusée de Paris in-12
Voisenon Laurent-
François Prault
11 1751 André-François La Fortune, histoire critique Paris 31-198 Prose
Boureau- Laurent Durand p.
Deslandes in-8

12 1754 Voltaire Micromégas, histoire Dresde, Conrad 92 p. Prose


philosophique In-12
13 1764 François- Fanni, ou L’Heureux Repentir, A Londres [i.e. p.5-149 Prose
Thomas-Marie, histoire angloise Paris in-12
Baculard
d’Arnaud

14 1767 Louis-Sébastien La Sympathie, histoire morale Amsterdam 108 p. Prose


Mercier Zacharie in-12

15 1769 Antoine Gautier Nadir, histoire orientale, roman La Haye 166 p. Prose
de Montdorge moral et politique applicable aux C. Lefebure
moeurs du jour.

Alors que le terme générique « conte moral » se répand plutôt dans les années 1760-
1770, entre 1699 et 1760, c’est le mot « histoire » qui semble privilégié. Le terme est associé
à cinq adjectifs, qui comme pour les contes, apparaissent comme des indices du sous-genre :
« allégorique », « philosophique », « moral », mais aussi « oriental » (et sa variante
« indien ») et « critique ». Dans deux titres, le nom « histoire » est utilisé seul : l’Histoire
véritable, de Montesquieu et l’Histoire de la félicité, de Voisenon. Dans le premier cas, la
dimension philosophique est comprise dans l’allusion au récit antique de Lucien ; dans le
second, c’est le terme « félicité » qui induit une réflexion morale et philosophique sur le
bonheur.
Comme pour les textes désignés explicitement comme des « contes », l’adjectif
« allégorique », associé au terme « histoire », désigne des textes qui ont tous une double
structure, à savoir une histoire et son interprétation. Mais des différences importantes
apparaissent. Ainsi, le texte de Jean-Florent-Joseph de Neufville de Brunaubois-Montador, La
Pudeur, histoire allégorique et morale (1739), est un conte étiologique car il raconte la
naissance de la déesse Pudeur, de son arrivée sur la Terre et de son refuge auprès des enfants.
49
Ce texte ne trace pas le parcours d’une conscience et n’incite pas le lecteur à changer
d’attitude. Il ne s’agit donc pas d’un conte philosophique. En revanche, les Histoires sublimes
et allégoriques (1699), d’Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat, ont certes, elles
aussi, une fonction morale, mais elles proposent un autre mode de déchiffrement. Dans Le Roi
Porc, histoire1 par exemple, les personnifications d’entités abstraites (les fées Bienfaisante et
Rancune dont les mortels sont les jouets, et qui leur imposent des épreuves à passer)
confirment la dimension allégorique du récit. Mais ce qui en fait un conte moral, c’est la prise
de conscience du jeune prince. Le récit trace le parcours initiatique qui conduit le prince à se
délivrer de l’aliénation de ses instincts et de ses pulsions (ce que symbolise son apparence
animale) : conduit dans une grotte, il se rend compte de l’amour que lui porte une princesse
inconnue qui a découvert son portrait, et grâce au spectacle de l’émotion de la jeune fille, il
découvre son humanité. C’est donc un récit de formation du prince. Dans L’Isle de la
magnificence ou La Princesse Blanchette et Le Sauvage, histoire, les personnages sont de
nouveau des personnifications de notions abstraites, auxquelles le héros est confronté : dans le
premier conte, la reine Plaisir prend sous sa coupe trois garçons, Esprit, Mémoire et
Entendement, et trois filles, Félicité, Histoire et Prudence, dont l’histoire raconte les multiples
aventures ; le second rapporte les aventures de Constantine, sœur de Disgrâce, Douleur et de
Désespoir. La jeune princesse refuse d’épouser l’homme que lui destine son père, s’enfuit du
royaume, travestie en homme, et parcourt le monde, avant d’arriver en Sicile où elle tue le
prince héritier : le déguisement permet à Constantine de se rebeller contre le pouvoir
autoritaire masculin. Ce qui frappe dans ce conte, c’est d’une part la place laissée aux
femmes, mais également la revendication de leurs droits : Constantine préfère rester fille
plutôt que subir un mariage forcé. Les aventures de l’héroïne mettent ainsi à l’épreuve son
courage et sa détermination, et prennent une fonction morale. Comme dans les « contes
allégoriques » tels que Le Phénix ou Boca, et comme dans les contes de fées moraux de
Madame Robert ou de Madame de Villeneuve, le personnage tire des leçons de ce qu’il vit,
acquiert des connaissances grâce à ses expériences. En outre, les histoires « allégoriques » de
la comtesse de Murat entremêlent également les deux modes de lecture, allégoriques et
analogiques : elles relèvent donc bien du sous-genre et confirment l’évolution sémantique de
l’adjectif.
En revanche, certains textes, bien que sous-titrés « histoire allégorique », ne mettent
pas en scène des entités abstraites personnifiées, comme on peut l’observer dans le conte de
Louise Levesque, Célénie, histoire allégorique (1732). Ici, l’articulation entre l’histoire et son

1
Madame de Murat reprend le motif de « l’époux monstrueux » (conte-type n°433) bien connu depuis le conte
d’Apulée, mais elle s’éloigne de ses modèles, en particulier dans la deuxième partie.
50
interprétation ne se fait pas au niveau des personnages, mais au niveau de la structure. Ce
conte repose sur une composition complexe, qui multiplie les enchâssements de récits. Dans
le récit-cadre, une narratrice entreprend de mettre par écrit les récits qu’elle a entendus lors
d’un voyage entre Paris et Lyon, notamment celui d’une jeune et belle femme, Célénie. Cette
dernière raconte comment ses métamorphoses animales l’ont instruite, notamment sur les
fonctionnements de la société. Les effets d’échos entre les histoires insérées mettent en
évidence leurs points communs, au-delà des différences des parcours individuels : une telle
composition induit un déchiffrement singulier, analogique, comme pour les contes moraux ou
philosophiques. C’est le cas également dans l’Histoire du prince Titi, A.R. (1736) de
Thémiseul de Saint-Hyacinthe : les initiales A.R. assimilent ce texte à une allégorie, ce que
confirme sa traduction en anglais The History of Prince Titi, a royal allegory (Londres, 1736).
Si cette histoire, qui est un conte de fées, est allégorique, ce n’est pas parce qu’elle propose
des personnifications de notions morales, mais parce qu’elle s’apparente à une fable politico-
économique. Néanmoins, elle ne peut se réduire à l’illustration d’une thèse préalable. La
narration trace avant tout le parcours d’un prince, au cours duquel celui-ci apprend non
seulement sur lui-même, mais également sur le monde qui l’entoure, avant de monter sur le
trône. La fiction est ainsi un lieu de réflexion et d’expérimentation des nouvelles idées
politiques et économiques qui émergent dans la première moitié du XVIIIe siècle. L’insertion
de tous les types de discours au cœur de la fiction lui confère une fonction critique et
épistémologique : le cadre du conte de fées, en affichant d’emblée sa fictionnalité, a pour effet
de déréaliser les pratiques langagières, ce qui met en évidence leurs mécanismes, leur
artificialité et parfois même leur vanité. Par conséquent, bien qu’apparamment très
différentes, ces quatre « histoires allégoriques » relèvent bien du sous-genre, entremêlant à la
fois une lecture allégorique et une lecture analogique : leur intention critique et analytique
s’investit dans ces deux modalités de déchiffrement. Elles offrent ainsi de nouveaux indices
de cette nouvelle catégorie du conte : le parcours du personnage s’apparente à une initiation,
et la lecture de ces textes contribue à l’élargissement de la conscience du lecteur.

Comme pour les « contes », certaines « histoires » qui relèvent du sous-genre sont
qualifiées d’ « orientales » : l’adjectif (ou les termes spécifiques comme « japonaise » ou
« indienne ») remplace même le terme « allégorique » à partir des années 1740, comme le
montrent les tableaux ci-devant. L’imaginaire oriental s’entremêle à une réflexion sur la
destinée humaine et sur les mœurs, comme l’annonce le titre du conte voltairien, Zadig, ou La
Destinée, histoire orientale. La succession du « sous-titre » (ou La Destinée) et de l’indication
générique (histoire orientale) met en évidence le lien entre le sous-genre et les contes de
51
sagesse arabes. Le cadre oriental est ici utilisé comme un outil de dépaysement, favorable à la
distance critique : la transposition, dans un Orient imaginaire, des travers des mœurs
occidentales, en particulier des absurdités et des horreurs commises au nom de la religion,
vise à éveiller le lecteur. L’Orient est donc un cadre propice à l’initiation du personnage,
comme l’illustre le conte de Nicolas Bricaire de La Dixmerie, Le Livre d’airain, histoire
indienne (1749). Le texte est attribué également à Voltaire, tant le parcours de l’Indien Tamzy
ressemble à celui de Zadig. Honnête et intelligent, amoureux de Zisca, mais curieux du
monde, Tamzy quitte celle qu’il aime et parcourt le monde au gré des rencontres et des
hasards. Un livre d’airain, découvert dans une grotte, lui délivre des oracles contradictoires
qu’il interprète en fonction de ses états d’âme. Comme Zadig, il connaît toutes les situations
sociales, il est balloté entre des moments de grande satisfaction et de profonds malheurs. Son
parcours le conduit, lui aussi, sur le trône où il règne avec Zisca, son amour retrouvé, en
prince éclairé : il œuvre à la fois à son bonheur personnel et à la félicité de ses sujets.
L’histoire d’Antoine Gautier de Montdorge, Nadir, histoire orientale, roman moral et
olitique a licable aux mœurs du jour (1769), est également un récit de formation du prince-
philosophe. Elle raconte l’enfance et l’adolescence du jeune Nadir (« exceptionnel, rare », en
arabe), durant lesquelles il vit isolé, avec son père. Ce dernier s’attache particulièrement à son
éducation, à la fois morale, philosophique et politique, sachant qu’il devra assumer de lourdes
responsabilités. À l’âge de vingt-ans, Nadir doit quitter son père et poursuivre son
apprentissage par les voyages, à travers la Perse et les pays voisins. Il s’engage dans l’armée
où il montre sa vaillance et parvient jusqu’au trône. Là, il se laisse séduire par les flatteries et
oublie les principes que lui a inculqués son père. Ce dernier, mourant, parvient jusqu’à son
fils qui prend alors conscience de ses erreurs. Il se ressaisit, rétablit la justice et l’ordre dans le
gouvernement, travaille au bien-être matériel et moral de son peuple. Nadir retrouve ainsi une
vie simple, entouré de son père, de son ami fidèle et de celle qu’il aime. Ces histoires
orientales mettent en évidence un nouvel indice du sous-genre. Ce dernier met en action les
principes moraux des Lumières, à savoir : études et travail sur soi pour devenir autonome et
responsable, recherche du juste et bienveillance, pour assurer un bonheur à la fois collectif et
individuel.
Ces trois « histoires » montrent que, comme dans les contes philosophiques, l’Orient
n’est pas seulement un masque pour critiquer les mœurs occidentales : le déplacement et le
dépaysement participent à l’éducation morale du personnage, et du lecteur avec lui. Ainsi,
l’indication générique histoire orientale apparaît bien comme un indice du sous-genre, ce qui
nous conduit à inclure dans le corpus le conte oriental de Crébillon, Tanzaï et Néardané,
histoire japonaise (1734), qui a été lu comme un conte licencieux et une satire politique et
52
religieuse. Mais comme pour les contes orientaux étudiés précédemment, nous verrons qu’il
dépasse le libelle politique et développe une réflexion profonde sur le langage et sa force de
manipulation.

Outre les histoires « orientales », une autre histoire, « gauloise » cette fois-ci, peut
également être considérée comme relevant du sous-genre : Le Puits de la vérité, histoire
gauloise1, de Charles Du Fresny, publié en 1698, que Mademoiselle Uncy insère
significativement dans son recueil de Contes moraux2 en 1763. Le système des personnages
confère au texte une dimension allégorique : il oppose, de manière manichéenne, non
seulement deux princesses, Glorieuse, superficielle et vaine, et Francianne, bienveillante et
naturelle, mais également deux peuples, les Gaulois et les Gascons. Les premiers écoutent les
conseils du vénérable druide, capable de reconnaître la Vérité, qui, rejetée par les hommes,
s’est enfuie au fond d’un puits ; les seconds se laissent manipuler par le faux druide, magicien
et soi-disant annonciateur de l’avenir. Cette dialectique entre mensonge et vérité structure
l’ensemble de l’histoire. En outre, les oppositions d’ordre moral et politique entre les
Gascons, manipulateurs, hypocrites et orgueilleux, et les Gaulois, sincères, généreux et bons,
sont aussi langagières et poétiques : les discours trompeurs des orateurs et du druide gascon
contrastent avec le langage simple et naturel de la future reine des Gaulois. Par conséquent, le
sous-titre « histoire gauloise » ne donne pas seulement une indication géographique, il a une
fonction métatextuelle : le sous-genre auquel ce texte appartient se place du côté du faux vrai,
et s’oppose radicalement au vrai faux, aussi bien dans le domaine moral que littéraire. Le
texte de Du Fresny nous offre ainsi un nouvel indice du conte à visée morale et
philosophique : ce dernier vise à persuader le lecteur de l’existence d’une loi morale
« naturelle ».

Certains textes sous-titrés « histoire morale » ou « histoire critique » appartiennent


également à cette nouvelle catégorie du conte. Par exemple, le récit de Louis Sébastien
Mercier, La Sympathie, histoire morale (1767), raconte comment Charidème, orphelin de
mère, parvient à échapper aux tourments que lui inflige sa marâtre, grâce au soutien et à
l’amitié de Mondor et de sa nièce, Elise. Mercier fait ici le tableau d’une vie sociale fondée
sur la solidarité et sur l’entraide. La personnification de la sympathie dès le titre souligne le
caractére allégorique du texte : le parcours de Charidème entend montrer l’impact de la

1
Charles Du Fresny, Le Puits de la vérité, histoire gauloise, Paris, M. Brunet, 1698.
2
Contes moraux dans le goût de ceux de M. Marmontel recueillis de divers auteurs, éd. Mademoiselle Uncy,
Amsterdam / Paris, Vincent, 1763, p. 5-66.
53
« sympathie » sur les mœurs. Mercier définit ce sentiment comme ce qui unit deux belles
âmes, mais qui échappe au raisonnement, comme « une de ces vérités de sentiment qu’il ne
faut ni prouver, ni discuter ; et qui les raisonneroit ne seroit point digne de les sentir1 » : c’est
un sentiment d’évidence, la reconnaissance du juste et du vrai. Se trouve ainsi exprimé un
élément supplémentaire de la morale des Lumières : le sentiment que le XVIIIe siècle nomme
« sympathie » permet de se passer d’un critère transcendant pour fonder la moralité,
l’humanité étant choisie comme seul critère de l’expérience morale. En ce sens, l’histoire de
Mercier est philosophique car elle cherche à faire sentir au lecteur la loi morale universelle.
Le texte de Claude-Henri de Fusée de Voisenon, Histoire de la félicité, paru en 1751,
peut être également considéré comme un conte à visée morale et philosophique. Ici, aucune
notion abstaite n’est personnifiée (la félicité n’est pas à proprement parler un personnage).
Pourtant, l’histoire des protagonistes est bien porteuse d’un message. Le récit raconte en effet
comment, après avoir dilapidé leur jeunesse dans les faux-semblants de la mondanité et après
avoir fait l’expérience de leurs erreurs et les avoir corrigées, Théodore et Zelamire trouvent le
bonheur dans l’estime mutuelle et la tranquillité. Dès l’introduction, l’histoire est
explicitement annoncée comme l’illustration d’une idée préalable :
La félicité est un être qui fait mouvoir tout l'univers ; […] tout le monde la nomme, la
désire, la cherche ; presque personne ne la trouve, presque personne n'en jouit : elle existe
pourtant ; chacun la porte dans son coeur, et ne l'apperçoit que dans les objets étrangers.
Plus on s'écarte de soi-même, plus on s'écarte du bonheur : c'est ce que je vais prouver
par l' histoire d' un pere et d' une mere, qui, revenus de leurs erreurs, en firent le récit à
leurs enfans, et sacrifierent leur amour-propre au désir de les instruire2.

L’histoire de Théodore et Zelamire sert non pas de modèle à suivre, mais de preuve :
leur expérience montre que la morale des Lumières est une philosophie naturelle et
universelle, dans la mesure où, grâce à leur raison, ils ont pu assurer leur bonheur. Cette
histoire comprend ainsi tous les ingrédients du conte moral marmontélien : quête du bonheur
grâce à la philosophie et à l’amour, critique de la société, ironie et humour qui éloignent le
récit d’un sermon. Comme l’histoire de Mercier, celle de Voisenon est donc philosophique,
car elle transmet la philosophie des Lumières. En outre, dans ces deux textes, le parcours du
personnage est une palingénésie : il prend conscience de ses aveuglements et met tout en
œuvre pour construire son bonheur, entendu comme gaieté de l’âme, et non comme
assouvissement des désirs. En ce sens, ces récits relèvent du conte moral, comme celui de
Voltaire, précédemment cité, La Bégueule, conte moral : dans les deux cas, l’histoire du

1
Louis-Sébastien Mercier, La Sympathie, histoire morale, Amsterdam, Zacharie, 1762, p. 12.
2
Claude-Henri de Fusée de Voisenon, Romans, contes et autres œuvres de M. de Voisenon, A Londres, s.n.,
1777[1éd. 1751], p. 73.
54
personnage est l’occasion d’une réflexion sur les conditions du bonheur et sur les obstacles
que les hommes s’imposent eux-mêmes pour l’atteindre. Seule la philosophie permet de
prendre conscience de cet asservissement volontaire et donc de « devenir heureux1», comme
l’affirme le sage que rencontre Thémidore, dans le conte de Voisenon :
La philosophie conduit toujours au vrai bonheur, lorsqu’on se garantit de l’amour-propre.
[…] La philosophie dont je parle est une vertu douce, qui craint le vice, et qui plaint les
vicieux ; qui, sans le moindre étalage, pratique exactement le bien ; qui sait distinguer une
foiblesse d’avec le sentiment ; qui chérit, qui respecte tout ce qui serre les nœuds de la
société ; qui établit une parfaite égalité dans le monde ; qui n’admet de prééminence que
celle que donnent les qualités d’ames ; qui loin de haïr les hommes, les prévient, les
soulage, leur fait connoitre les charmes de l’amitié par le plaisir de l’exercer, et qui tâche
d’enchaîner tous les cœurs par les liens de l’amour et de la reconnaissance2.

Voisenon nous offre ainsi une définition de la philosophie que transmet cette
nouvelle catégorie de contes et formule ses effets escomptés : prévenir, soulager les hommes
et leur faire expérimenter « les charmes de l’amitié ». Les verbes d’aspect perfectif (conduire,
établir) expriment la fonction perlocutoire de cette philosophie, qui entend changer le
comportement de ses récepteurs. Le cadre du conte, dont la structure très codifiée lui confère
une forte dimension persuasive, participe dès lors à la stratégie argumentative de cette
philosophie du bonheur.
Comme le texte de Mercier, le récit d’André-François Boureau-Deslandes, paru en
1751, met en scène une notion abstraite personnifiée, comme l’indique son titre : La Fortune,
histoire critique. Il s’agit effectivement d’un conte allégorique, qui a une visée
philosophique : il raconte le voyage sur terre de la Fortune, accompagnée de Mercure. Ils
découvrent tous deux les mœurs humaines et s’interrogent sur la perception qu’ont les
hommes de la destinée. Boureau-Deslandes utilise ainsi le même motif narratif que Voltaire,
dans Micromégas (1752) et dans son Traité de Métaphysique (1734). À chaque fois, le voyage
sur terre d’un extraterrestre, variation des voyages orientaux, a une fonction méthodologique :
on prend comme postulat de départ un être doué de raison, mais vierge de tout préjugé lié à
l’éducation, notamment religieuse, afin d’observer les hommes tels qu’ils sont. Dans l’histoire
de Boureau-Deslandes, la Fortune s’insurge contre l’injustice qui oppose le sort enviable dont
bénéficie des hommes qui ne cherchent que richesses et honneur, et le malheur des honnêtes
hommes. Elle cherche dès lors à interpeller les humains et les invite à trouver leur bonheur
dans leur propre fonds, dans leur manière de penser, dans la fermeté de leur conduite, et dans
la modération de leurs désirs3, en somme dans la philosophie. Pour le narrateur, la philosophie
n’est pas une science de pure spéculation : elle doit autant servir à éclairer l’esprit qu’à former

1
« Le seul moyen de devenir heureux est d’être philosophe », ibid., p. 88.
2
Ibid., p. 88-89.
3
André-François Boureau-Deslandes, La Fortune, histoire critique, Paris, Laurent Durand, 1751, p. 95.
55
le cœur, autant à apprendre à bien juger de tout qu’à bien vivre avec tout le monde 1. Le
bonheur individuel, la gaieté de l’âme, demande un travail incessant de lutte contre les
préjugés, la volonté farouche de se défaire des automatismes de pensée. Cette quête est l’étape
nécessaire à une vie meilleure, plus en harmonie avec soi-même, partant avec les autres. On
reconnaît ici la définition du philosophe que donne Dumarsais dans l’article de
l’Encyclopédie, et celle de la « sociabilité des Lumières2», qui n’est pas un modèle de
relations sociales, mais un ensemble de principes sur lesquels devrait reposer toute vie en
société, à savoir la bienveillance envers autrui et la solidarité3. Dans l’histoire de Deslandes,
le noyau familial est d’ailleurs présenté comme un modèle de gouvernement à suivre, comme
une République en miniature4. En ce sens, le texte s’apparente à une fable, qui transmet la
morale et la philosophie des Lumières : on peut même le considérer comme un apologue
déiste. De fait, au pontife qui lui demande quel a été le but des dieux en faisant des hommes si
faibles, si ridicules, si malheureux, si obscurcis par les préjugés et par mille erreurs, Mercure
répond par un discours aux accents leibniziens :
Toutes vos remarques seroient justes, toutes vos objections seroient fondées, s’il n’y avoit
qu’un seul monde. Les Dieux auroient alors pris plaisir à le parer, à l’embellir, à y
répandre l’abondance, et toutes les commodités possibles ; à y placer des etres
raisonnables, éclairés, et aussi heureux que la condition des Etres bornés peut le
permettre. Mais il y a une infinité de mondes, parce que la matiere est infiniment étendue
: il a donc fallu, pour éviter l’uniformité toujours désagréable, diversifier ces mondes à
l’infini, et leur donner à chacun des habitans qui n’eussent entr’eux aucune ressemblance,
ni pour la figure extérieure, ni pour le caractère de l’esprit, ni pour les inclinations, ni
pour la manière de vivre5.

Une telle justification n’est pas sans rappeler le discours que l’ange Jesrad tient à
Zadig. Mais à la différence de Voltaire qui laisse en suspens toute réponse d’ordre
métaphysique, Boureau-Deslandes développe explicitement un discours déiste. La Fortune,
écœurée de l’attitude des hommes, finit par remonter au ciel et affirme : « je laisserai le

1
Ibid., p. 97.
2
Dans l’article « Sociabilité » de l’Encyclopédie, Jaucourt définit la notion comme « cette disposition qui nous
porte à faire aux hommes tout le bien qui peut dépendre de nous, à concilier notre bonheur avec celui des autres,
& à subordonner toujours notre avantage particulier, à l'avantage commun et général », Jaucourt, article
« sociabilité », dans Encyclopédie, vol. III, T. 15, op. cit., p. 251.
3
« On n’est pas heureux, dit Mercure qui s’impatientoit, parce qu’on acquiert de grandes richesses et qu’on les
renferme dans un coffre-fort, mais parce qu’on en sait jouïr à propos, tant pour se procurer les commodités de la
vie, que pour soulager des amis qui se trouvent dans la disette, et encourager d’illustres malheureux dont les
talens sont négligés », André-François Boureau-Deslandes, La Fortune, histoire critique, op. cit., p. 134-135.
4
« Dans une grande République, où il y a des caractères et des intérêts si differens les uns des autres, où les
mœurs, les coûtumes, les bienséances sont nuancées et variées à l’infini, où les plaisirs succedent rapidement aux
affaires, et les font même quelquefois oublier : dans un pareille Republique, chaque famille compose une
République particuliere ; et ce sont toutes ces familles réunies qui donnent le ton, et la forme au gouvernement.
Plus elles conspirent à le faire fleurir, et plus il fleurit en effet : plus il s’accredite et devient puissant. », ibid.,
p.12.
5
Ibid., p. 39.
56
monde aller comme il va1. C’est une machine, ô Mercure, dont tous les mouvemens sont
irréguliers : mais qui trouve dans cette irrégularité même, le principe de son action et la force
intérieure qui la fait mouvoir2. » S’exprime ainsi une vision mécaniste et déiste du monde
selon laquelle l’univers serait le produit d’un Grand Horloger ingénieux. Le Bien et le Mal
n’existent pas en eux-mêmes, mais sont les conséquences d’un ordre qui dépasse les
circonstances particulières3. On retrouve le même motif de l’ange descendu du ciel et porte-
parole d’un message déiste dans un conte de Dubois-Fontanelle, Saëb ou Le Rêveur 4. Bien
qu’il n’ait aucun sous-titre, ce texte relève pourtant du sous-genre. Il doit beaucoup aux contes
voltairiens, non seulement pour les personnages (femmes volages, prêtres libertins, sage en
proie au doute et à l’angoisse devant ses malheurs personnels et le malheur du monde), mais
aussi pour la chute finale, qui est une reprise du Songe de Platon5. Cherchant partout le
bonheur, mais ne le trouvant pas, Saëb prend ses désirs pour des réalités, mais ses rêves de
gloire et de fortune ne sont que le produit de son imagination, ce que tourne en dérision le
narrateur. Saëb est alors conduit à prendre conscience que sa vision du monde est partielle et
partiale, grâce à l’expérience que lui fait vivre la « Substance ». Cet esprit se présente comme
« le centre et la circonférence, l’Eliph et l’Ye », capable d’ « éclairer » le rêveur et de lui
donner « la clef de tout ce qui [l]’étonne dans le monde »6. La « Substance » permet à Saëb de
voir le monde d’un point de vue divin et de se rendre compte de la chaîne des êtres et du
monde.
Si l’ « histoire morale » de Mercier peut effectivement être considérée comme un
conte à visée morale et philosophique, tout comme les « histoires » de Boureau-Deslandes et
de Voisenon, en revanche, certaines histoires dites « morales » et « critiques » ne relèvent pas
du sous-genre. C’est le cas du texte de François-Antoine Chevrier, Le Colporteur, histoire
morale et critique (1761), qui n’est pas un conte, mais un dialogue entre un chevalier, une
marquise et un abbé, qui commentent les ouvrages que résume et critique le colporteur. Le

1
Le conte de Voltaire, Le Monde comme il va, vision de Babouc écrite par lui-même, a été publié pour la
première fois en 1748, soit quatre ans avant celui de Boureau-Deslandes, dans un recueil des Œuvres de M. de
Voltaire, T. VIII, Dresde, chez George Conrad Walther, Libraire du Roi.
2
André-François Boureau-Deslandes, La Fortune, histoire critique, op. cit., p. 178-179.
3
« Comme ils [les hommes] ne voyent que quelques détails, que leur vuë y est bornée, ils trouvent souvent à
redire à ce que nous [les dieux] faisons. C’est l’effet de la foiblesse humaine. Or nous, qui voyons les choses en
grand, qui voyons le tout-ensemble, nous devons assurément trouver que tout est bien arrangé. D’ailleurs, l’ordre
des destinées ne se change point », affirme Jupiter, ibid., p. 22.
4
Le conte paraît dans Le Goût de biens des gens ou recueil de contes, tant en vers qu’en rose, tome 2, à Lyon, à
Rouen, à Bordeaux, à Caen, à Marseille, à Lille, à Amsterdam, Changuion, 1769, p. 121-124. Les citations sont
extraites de l’édition parue dans la Bibliothèque de la Pléiade : Dubois-Fontanelle, Saëb ou Le Rêveur, conte,
dans Nouvelles du XVIIIe siècle, éd. Henri Coulet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 743-
751.
5
« Saëb redoubla d’attention ; la Substance parla ; et… Saëb se réveilla. », ibid., p. 751.
6
Ibid., p. 749.
57
texte, qui fit scandale au moment de sa parution en 1761, est en fait un pamphlet : la cible est
univoque et facilement reconnaissable par les lecteurs contemporains, ce qu’annonce l’auteur
lui-même dans son avertissement1. Chevrier développe donc un portrait satirique et non un
récit. Il ne trace ni un parcours, ni un enchaînement d’événements : ce n’est pas un conte
moral, malgré son sous-titre, c’est pourquoi il ne paraît pas dans le tableau.

Les textes intitulés « histoire philosophique », « histoire allégorique », « histoire


morale », « histoire critique » et même « histoire orientale » présentent donc bien les mêmes
indices que les contes précédemment étudiés, à condition qu’un terme du titre confirme la
présence d’une réflexion sur la destinée ou sur les mœurs. Ces textes sont effectivement
allégoriques (ils articulent une fiction et une signification), moraux (ils racontent le parcours
initiatique d’un personnage, l’élargissement de sa conscience et son acquisition de
connaissances sur le monde et sur lui-même), et philosophiques (ils transmettent la morale et
la philosophie des Lumières). En outre, le terme « histoire » introduit deux idées
supplémentaires : il souligne l’oralité des récits transmis et il connote également la notion de
point de vue, chaque histoire étant une version subjective des événements vécus.

I.I.3. Les nouvelles morales, philosophiques et allégoriques

Alors que de nombreux textes insérés dans les recueils de contes philosophiques et
moraux sont sous-titrés « nouvelles », nous n’avons trouvé que deux opus avec une telle
indication générique, parus en édition isolée, qui peuvent être considérés comme des contes à
visée morale et philosophique : La Marquise de Saluces ou La Patience de Griselidis,
Nouvelle (1691), de Charles Perrault, et Sarah Th…, nouvelle traduite de l’anglais (1771), de
Saint-Lambert.
Le texte de Charles Perrault est un récit en vers, publié la première fois en 1691, dans
un Recueil de lusieurs ièces d’éloquence et de oésie résentées à l’Académie française
our les rix de l’année, sans nom d’auteur, et en édition isolée2. Il est paru ensuite dans le
Mercure galant en 1693 et en 1694 dans un recueil, avec le conte de Peau d’Âne et celui des

1
« J'ai nommé beaucoup de monde dans le Colporteur, et j'ai suivi en cela l'exemple des satyriques romains et
françois […] ; ceux dont les noms exigent des ménagemens, y portent des titres masqués ; mais si je suis parvenu
à les peindre d'après nature, le public les reconnoîtra, et me lavant alors de l'application, je dirai au lecteur ce que
disoit Phedre à Oenone : c'est toi qui l'as nommé », De Chevrier, Le Colporteur, histoire morale et critique, par
M. de Chevrier, A Londres, chez J. Nourse, p. 11-12.
2
La Marquise de Salusses, ou la Patience de Grisélidis. Nouvelle. [Par Perrault.], Paris, J.-B. Coignard, 1691.
58
Souhaits ridicules1. Le texte reprend le motif topique des contes de fées de l’amour entre un
prince et une princesse. Mais point de fée ici, ni de merveilleux. Le prince, doué de talents
divins, bon avec ses sujets, a été déçu par les femmes, et se montre résolu à ne plus aimer,
malgré l’insistance du peuple et de ses conseillers. Lors d’une chasse, il rencontre une bergère
dont il tombe si éperdument amoureux qu’il décide de l’épouser. Arrivée à la cour, Grisélidis
découvre le faste et les mondanités, son esprit se développe, ce qui accroît la méfiance et
l’humeur acariâtre du prince. Elle met au monde une petite fille qu’elle décide d’allaiter. Le
prince se met à épier la belle, la suit et la tourmente. Il commence par l’enfermer dans sa
chambre, puis la sépare de son enfant, lui annonce même sa mort. Profondément chrétienne,
la bergère voit dans ces humiliations des épreuves que Dieu lui fait subir « pour se corriger2 ».
Elle répond donc avec abnégation et douceur. La fille de Grisélidis grandit loin des yeux de sa
mère. À ses quinze ans, un noble seigneur la voit à travers la grille de son couvent, en tombe
amoureux et souhaite l’épouser. Mis au courant, le Prince profite de la situation pour éprouver
une nouvelle fois sa fidèle épouse. Il lui annonce qu’il souhaite se remarier avec une plus
jeune fille et qu’elle doit quitter la cour. Sa perversion va jusqu’à ordonner à Grisélidis de
préparer sa nouvelle épouse pour ses noces. Une fois tous réunis, le Prince révèle l’identité de
la jeune fille dont il accepte le mariage avec le jeune seigneur et accueille à la cour Grisélidis,
dont le peuple loue et admire la patience et l’amour.
L’absence de féerie et de surnaturel explique le sous-titre « nouvelle », que Perrault
lui-même définit comme un « récit de choses qui peuvent être arrivées, et qui n’ont rien qui
blesse absolument la vraisemblance3». En outre, ce texte est la réécriture de la dernière
nouvelle du Décameron de Boccace, ou de sa version populaire transmise par la Bibliothèque
bleue4. Pour Boccace, la « nouvelle » relève de la fiction fabuleuse, c’est-à-dire de la fiction
porteuse d’un message moral :
J’entends, en guise de secours et de refuge pour celles qui aiment, tant il est vrai que
suffisent aux autres fuseau, aiguille et dévidoir, raconter cent nouvelles, qui pourraient
recevoir aussi bien le nom de fables, de paraboles ou d’histoires […] et celles des dames
que j’ai dites qui liront ces nouvelles pourront tout à la fois prendre plaisir aux choses
amusantes qui y sont décrites et en tirer d’utiles conseils, en ce qu’elles pourront y
reconnaître ce qu’il convient d’éviter, et, semblablement, ce qu’il est bon de suivre5.

1
Griselidis, nouvelle, avec le conte de Peau d’Asne et celui des Souhaits ridicules, publié à Paris, chez la Vve J.-
B. Coignard. Sans nom d’auteur.
2
Charles Perrault, Contes, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1981, p. 76.
3
« Préface » des Contes en Vers, 1694, ibid., p. 50.
4
Marc Soriano, Les Contes de Perrault : culture savante et traditions o ulaires, Paris, Gallimard, 1977, p. 99-
100.
5
Boccace, Le Décaméron, trad. Giovanni Clerico, éd. Claude Laurens, Paris, Gallimard, 2006, p. 35-36.
59
Boccace affirme ici la visée moralisatrice de son récit, qui doit à la fois soulager et
guider ses lectrices. Telle est bien l’intention que Perrault affiche dans la préface de ses
Contes en vers, qu’il désigne lui aussi comme des « Fables »1. La fiction sert à transmettre des
instructions de manière « indirecte »2, selon l’expression de Fénelon ; en ce sens, elle est
allégorique. Perrault explicite d’ailleurs la « morale » de son texte : « Grisélidis […] tend à
porter les femmes à souffrir de leurs maris, et à faire voir qu’il n’y en a point de si brutal ni de
si bizarre, dont la patience d’une honnête femme ne puisse venir à bout.3 » La moralité qui
clôt la nouvelle semble confirmer cette lecture, faisant de l’épouse, patiente et soumise aux
cruels caprices de son époux, un « modèle4 » à suivre.
On a effectivement pu lire la soumission de Grisélidis comme l’expression du « pur
amour » chrétien. Jacques Le Brun5 a notamment montré l’infléchissement religieux de la
nouvelle de Boccace dès Pétrarque, et plus encore à la Renaissance française, où le récit sert
d’exemplum « de la vertu du sacrement du Mariage6», notamment dans la littérature
didactique. L’abnégation de Grisélidis semble s’expliquer par la force de sa piété. C’est
Grisélidis elle-même qui, la première, interprète les gestes du prince comme relevant d’une
mission suprême : « Le Seigneur […] me choisit comme un enfant qu’il aime,/Et s’applique à
me corriger./Aimons donc sa rigueur utilement cruelle […] Aimons sa bonté paternelle/Et la
main dont elle se sert. » Pour elle, le tourment que lui inflige le prince est une épreuve
envoyée par Dieu « pour exercer [s]a constance et [s]a foi »7. La scène finale est assimilée à
une Assomption : « Sa patience éprouvée/Jusques au Ciel est élevée/Par mille éloges
glorieux8». Mais l’assimilation du seigneur (à la fois roi et mari) au Seigneur, dans les
séquences précédentes, montre que le modèle de la monarchie de droit divin sous-tend
également le texte.
Paradoxalement, dans l’épître à Mademoiselle*** qui précède la nouvelle, Perrault
reconnaît la vanité de la fonction morale et édifiante :

1
« [Les Anciens] ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pure bagatelles, qu’elles
renfermaient une morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n’avait été choisi que pour les
faire entrer plus agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout ensemble », « Préface »
des Contes en Vers », dans Perrault, Contes, op. cit., p. 49.
2
François de Salignac de La Mothe Fénelon, De l’éducation des filles, Œuvres, T.I, éd. J. Le Brun, Gallimard,
1997, p. 102-103.
3
« Préface » des Contes en vers, dans Perrault, Contes, op. cit., p. 51.
4
« Par mille éloges glorieux, /Des peuples réjouis la complaisance est telle / Qu’ils vont jusqu’à louer son
épreuve cruelle, / À qui d’une vertu si belle, / Si séante au beau sexe, et si rare en tous lieux, / On doit un si
parfait modèle. », ibid., p. 89.
5
Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan, Paris, Éd. du Seuil, 2002, p. 89-105.
6
Ilia Nikolaevitch Golenichtchev-Koutouzov, L’Histoire de Griseldis en France au XIVe et au XVe siècle, Thèse
doctorat, E. Droz, 1933, cité par Jacques Le Brun, p. 98.
7
Ibid., p. 75.
8
Grisélidis, op. cit., p. 89.
60
Une dame aussi patiente
Que celle dont ici je relève le prix,
Serait partout une chose étonnante,
Mais ce serait un prodige à Paris.
[…] Ainsi je vois que de toutes façons,
Grisélidis y sera peu prisée,
Et qu’elle y donnera matière de risée,
Par ses trop antiques leçons1.

Cette prévention laisse ainsi entendre qu’une lecture satirique, voire politique est
possible. Anne Defrance2 a exposé les ressemblances entre le marquis de Saluces et Louis
XIV ainsi que les nombreuses analogies que l’on peut établir entre le cadre du conte et le
contexte historique de la fin du règne du Roi Soleil. En outre, la mélancolie du prince est liée
à ce que l’on pourrait appeler une « névrose du pouvoir ». Voyant le mal partout, méfiant à
l’égard de son épouse qu’il juge trop parfaite, le prince incarne le régime despotique fondé sur
la crainte, l’inquiétude, et sur une autorité absolue laissée aux mains d’un seul homme. Le
Prince affirme d’ailleurs lui-même vouloir régner en maître à la fois sur son royaume et sur sa
famille3. Mais dans la scène finale où le Prince reconnaît ses erreurs et présente Grisélidis
comme une figure exemplaire, dont l’Histoire se souviendra, il ne manifeste aucun signe de
contrition ni de remords ; c’est à sa postérité qu’il travaille : « il se fantasme comme posant la
couronne sur les têtes, sanctifiant les êtres d’exception au regard des valeurs chrétiennes, les
martyres (fantasme qui n’est pas totalement étranger au gallicanisme de Bossuet – et de Louis
XIV qui entendait nommer lui-même les évêques de France, en se passant de l’autorité
romaine)4», comme l’affirme Anne Defrance. Le conte nous montre ainsi l’envers du décor, la
face privée et complexe du prince, les dangers du fantasme de toute puissance et
l’aveuglement du peuple et des conseils. Les stratégies de manipulation du prince éclatent au
grand jour : il manie habilement la rhétorique et possède un art de la mise en scène
consommée, il sait habilement préparer ses effets. Tout le monde est dupe, le narrateur est le
seul à souligner les failles, notamment en ironisant sur l’aveuglement du prince. Le conte
dégonfle en ce sens les mythologies et les rites sur lesquels s’est construite la monarchie de
droit divin. On a même poussé cette lecture au point de voir dans le conte les prémisses d’une
remise en cause du pouvoir monarchique, cruel et capricieux, comme l’image « des masses

1
Ibid., p. 57-58.
2
Anne Defrance, « La politique du conte aux XVIIe et XVIIIe siècles », Féeries, n°3, février 2006, p. 13–41.
3
« Je suis convaincu que dans le mariage/On ne peut jamais vivre heureux,/Quand y commande tous deux »,
Grisélidis, op. cit., p. 62.
4
Anne Defrance, art. cit., p. 24.
61
populaires soumises à l’arbitraire1», voire comme une œuvre non pas misogyne mais
féministe2. Néanmoins, il n’y a aucun indice explicite de satire religieuse dans ce conte, qui
n’est pas ostensiblement subversif. Ce sont en fait les contradictions du personnage et du texte
lui-même qui créent une faille, un dissensus, et viennent fissurer l’idéal monarchique. Dès
lors, le conte de Perrault ne peut se réduire à une allégorie, car il multiplie les interprétations
possibles.
De fait, le conte exhibe aussi, de manière plus générale, le mécanisme de l’illusion et
ses conséquences à tous les niveaux de la société : cécité du roi ébloui par son fantasme de
toute puissance, cécité du peuple manipulable par le moindre orateur, cécité de la femme
soumise et illusionnée par l’espoir de l’utilité de son sacrifice3. Le lexique de la tromperie et
de la croyance émaille l’ensemble du texte : l’égarement du prince au cœur de la forêt
labyrinthique a une forte dimension métaphorique. Le dérèglement de l’esprit du prince est
intimement lié à un désordre du corps :
Ce tempérament héroïque
Fut obscurci d’une sombre vapeur
Qui, chagrine et mélancolique,
Lui faisait voir dans le fond de son cœur
Tout le beau sexe infidèle et trompeur4.
[…] Mais sa bile s’élève et fière lui défend
De rien découvrir du mystère
Qu’il peut être utile de taire5.

On reconnaît ici la théorie des humeurs, selon laquelle les maladies de l’âme sont en
relation avec les maladies du corps. En outre, l’illusion du prince est exprimée par le recours
au lexique de la fiction, et en particulier du conte lui-même : l’imagination du Prince,
façonnée par les fictions, influence son jugement moral. Le Prince considère par exemple les
charmes féminins comme de véritables « enchantements6 », il voit le « beau sexe » comme
l’incarnation du Mal :
Il voyait une âme hypocrite,
Un esprit d’orgueil enivré,
Un cruel ennemi qui sans cesse n’aspire
Qu’à prendre un souverain empire
Sur l’homme malheureux qui lui sera livré7.

1
Michèle Longino, « Griselidis : issues of gender, genre, and authority », Actes de Banff: papers on French
Seventeenth-Century Literature/ Biblio 17 (1986), citée par Béatrice Didier, « Perrault féministe? », Europe
(Paris, 1923), vol. 68 / 739-740, 1990, p. 101‑113.
2
Ibid.
3
« […] cette Princesse charmante […] Ne pourra supporter, sans en perdre la vie, / les mêmes traitements que
j’ai reçus de vous. », Grisélidis, op. cit., p. 85.
4
Ibid., p. 60.
5
Ibid., p. 79.
6
Ibid., p. 75.
7
Ibid., p. 60.
62
Le registre épique exprime l’emportement du prince dont l’illusion est confortée par
les souvenirs littéraires. Après l’univers guerrier, c’est l’imaginaire pastoral qu’il convoque
lors de sa première rencontre avec Grisélidis : il se trouve « rempli de douces rêveries/
qu’inspirent les grands bois, les eaux et les prairies1 » ; quant au chemin du retour, qu’il
cherche à mémoriser comme le Petit Poucet, il dessine une véritable carte du tendre 2. Le
prince paraît illusionné par les récits qu’il a pris au pied de la lettre, confondant fiction et
réalité. Certes, il n’a pas la dimension burlesque et loufoque qu’aura Schah-Baham, le sultan
colérique de Crébillon, amateur de récits libertins dont il fait lui aussi une lecture naïve ; mais
l’illusion des deux rois est bien liée à une confusion entre signes et signifiés et à un manque
de discernement. À travers le prince et Grisélidis, la nouvelle de Perrault met donc en scène
deux lectures du monde, dogmatiques et absolutistes, toutes deux erronées, et il invite le
lecteur à les dépasser, à dénouer « l’énigme3 » des comportements contradictoires, des
apparences trompeuses.
Présenter l’illusion du prince et de Grisélidis comme des conséquences de leur
lecture orientée du monde conduit le lecteur à s’interroger sur sa propre lecture, ce qui est
possible grâce à la dimension métatextuelle4 du texte, qui fictionnalise ses propres effets.
C’est effectivement le spectacle touchant et sensible des larmes de Grisélidis et de sa vertu
qui déclenche la prise de conscience du prince :
Par cette complaisance et si grande et si prompte
Il fut touché de regret et de honte ;
[…] Cette bonté, cette ardeur sans égale
D’amitié conjugale,
Du Prince tout à coup désarmant la rigueur
Le touche, le pénètre et lui change le cœur5.

On pourrait voir dans l’efficacité morale des sentiments une mise en abyme des
effets recherchés par le conte. Dans la préface des Contes en vers, Perrault affirme lui-même
le rôle de l’émotion dans l’éducation morale : les sentiments du lecteur sont « des semences
qu’on jette qui ne produisent d’abord que des mouvements de joie et de tristesse, mais dont il
ne manque guère d’éclore de bonnes inclinations6. » Or dans Grisélidis, l’ironie du narrateur
met à distance cette confiance dans cette rhétorique pathétique. De fait, il dénonce la fatuité

1
Ibid., p. 64.
2
« Et son ingénieux Amour/ Qui songeait au retour/ En fit une carte fidèle », ibid., p. 66.
3
Ibid., p. 87.
4
Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730), la réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, H.
Champion, 2002, p. 420-422.
5
Grisélidis, op. cit., p. 78.
6
« Préface » des Contes en vers, op. cit., p. 52.
63
de l’orateur, si fier de son éloquence qu’il se croit seul responsable du changement d’avis du
prince à l’égard des femmes :
Le plus content fut l’Orateur,
Qui par son discours pathétique
Croyait d’un si grand bien être l’unique Auteur.
Qu’il se trouvait homme de conséquence !
« Rien ne peut résister à la grande éloquence »,
Disait-il sans cesse en son cœur.1

Ne peut-on pas voir dans cette ironie à l’égard de cet « Auteur », comme du Prince
qui revendique son autorité sur toute chose, l’expression critique d’un défenseur des
Modernes contre toute forme de dogme autoritaire ? En outre, le dialogue qui s’établit entre le
conte de Perrault et les fables de La Fontaine tisse un réseau intertextuel. Marc Escola2 a
montré ce que Perrault doit au fabuliste dans ses trois contes en vers, et notamment dans
Grisélidis : ce texte est émaillé d’emprunts à des contes précis, comme La Coupe enchantée
(III, 4), mais aussi à des fables du second recueil (« Le berger et le Roi », X, 9), ou encore à
Adonis et à l’hymne à la volupté à la fin de Psyché. L’allusion à la « Mère Lionne [qui] avait
perdu son fan3 » est également explicite : « [Il] Craignait de revoir la princesse/ Comme on
craint de revoir une fière Tigresse/ À qui son faon vient d’être ôté4. » Paradoxalement, le
souvenir littéraire ne déclenche pas ici d’empathie, mais au contraire, pousse le prince à
renchérir dans la cruauté, rendant le remords insupportable. La fiction devient dès lors un lieu
d’expérimentation et d’interrogations sur la fiction elle-même et sur ses effets.
La nouvelle de Perrault peut donc être considérée comme une fable, dans la mesure
où elle articule une histoire et ses interprétations, qu’elles soient chrétiennes, politiques ou
métatextuelles. Pour autant, elle ne peut se réduire à une allégorie (aucune entité abstraite
n’est personnifiée) ni à un apologue (le conte transmet bien un message, mais il n’est pas
univoque) car elle induit un autre déchiffrement. Elle s’apparente à un conte moral, non pas
dans le sens où elle montrerait un modèle de vertu à suivre, mais bien parce qu’elle trace
l’évolution de la conscience d’un personnage aveuglé par ses craintes et ses illusions, qui
trouve enfin une forme de bonheur au sein de sa famille. Or l’imagination trompeuse du
prince est façonnée par son fantasme d’absolu et alimentée par les mythes et les clichés
littéraires. La nouvelle met ainsi à jour le mécanisme de l’aveuglement de la conscience.
Apparaît donc un autre élément de définition du sous-genre : cette catégorie de contes vise à
dessiller les yeux du lecteur, en mettant en scène l’illusionnement d’un personnage et en

1
Grisélidis, op. cit., p. 68.
2
Marc Escola, Contes de Charles Perrault, Paris, Gallimard, Folio, 2005, p. 80.
3
Jean de La Fontaine, « La Lionne et l'Ourse», livre dixième, fable XII, dans Fables, éd. Jean-Charles Darmon
et Sabine Gruffat, Paris, Librairie générale française, 2002, p. 320.
4
Grisélidis, op. cit., p. 78.
64
s’interrogeant sur les pouvoirs illusoires de la fiction elle-même. En ce sens, le sous-genre
rejoint bien la fable qui est, selon la définition d’Anne Ubersfeld, « la création d’un
imaginaire dont la fonction est double et de sens contraire : elle crée l’illusion. Telle Esope,
elle contraint le destinataire à entendre le message, puis elle démonte l’illusion, toutes les
illusions, par le moyen de celle-là qu’elle a elle-même créée […] ce faisant, elle contraint le
destinataire à la réflexion sur la contradiction. […] Elle est par nature le domaine du double
sens. »1 Comme la fable, le conte à visée morale et philosophique crée effectivement l’illusion
pour mieux la déconstruire, et cette démarche critique passe par une interrogation des
pouvoirs et des limites de la fiction, par la fiction elle-même. De cette manière, le conte à
visée morale et philosophique engage le lecteur dans une démarche critique.

Si la nouvelle de Perrault entend transmettre une vérité, entendue comme envers de


l’illusion, celle de Saint-Lambert, Sarah Th…, nouvelle traduite de l’anglais2 (1771), qui
peut, de surcroît, être considérée comme un conte à visée morale et philosophique, vise, quant
à elle, à illustrer la vérité de la loi morale naturelle. Avant d’être publié dans la Gazette
littéraire de l’Euro e, au tome VI, des mois de juin, juillet et août 1765, le récit de Saint-
Lambert était paru, dès 1761, dans Le Goût de bien des gens, ou recueil de contes moraux,
our servir de su lément à tout ce qui a aru jusqu’à résent dans ce genre. Il fait
également partie du recueil de Nouveaux contes moraux3 de Madame de Laisse, paru en 1774,
ce qui témoigne de sa large et durable diffusion. Comme les contes tels que Colette ou La
Vertu couronnée ar l’Amour, de Compan, et Louise ou Le Pouvoir de la vertu du sexe, de
Zachariae, la nouvelle de Saint-Lambert multiplie les effets de réels, notamment par le recours
à une narration à la première personne et à l’évocation de lieux réels. Alors que le narrateur,
un jeune voyageur près de se marier, se rend sur ses terres au nord de l’Écosse, il demande
l’hospitalité aux habitants d’une métairie, près de Hamstead. Il est accueilli par Sarah
Philipps, entourée de son mari, de ses cinq enfants, de son beau-père et de ses domestiques.
Le narrateur est surpris par la sérénité qui règne dans ces lieux : la vie de la ferme repose sur
les principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Les hommes s’entraident aux champs, Sarah
se montre attentive à ses domestiques et à son beau-père âgé. Le repas est l’occasion de
partager les plaisirs de bouche, mais aussi la joie du travail accompli et l’admiration de la

1
Pierre Abraham, Anne Ubersfeld et Roland Desné, Histoire littéraire de la France. 4, 1660-1715, Paris,
Éditions sociales, 1975, p. 228.
2
Jean-François de Saint-Lambert, Les Saisons, poème par Saint-Lambert. - L’Abenaki, Sara Th..., Ziméo, contes.
- Pièces fugitives. - Fables orientales, Amsterdam, 1769.
3
Madame de Laisse, Nouveaux contes moraux, par Mde de Laisse, é ouse d’un ca itaine de cavalerie, au
régiment d’Artois, Paris, Valade, 1774.
65
nature. Le narrateur s’étonne de l’esprit philosophique de Sarah et découvre que ces fermiers
possèdent une bibliothèque où il trouve des ouvrages de philosophie morale (Pufendorf,
Shaftesbury, Hutcheson), le Poème sur la loi naturelle de Voltaire, les Essais de Montaigne,
les romans de Richardson, des ouvrages latins (les Églogues et les Géorgiques de Virgile), …
Le mari de Sarah, Philipps, accorde beaucoup d’importance aux expériences de bonheur
partagé, dont font partie la littérature et les spectacles. Le lendemain, Sarah raconte son
histoire au narrateur. D’origine noble, elle a été éduquée par son père qui lui a transmis son
amour de la philosophie et des lettres, celles-ci étant considérées comme des piliers du
bonheur. Par amour pour Philipps, un jeune écossais qui travaillait au service de son père, elle
a décidé de quitter sa condition d’aristocrate et ses richesses pour venir s’installer dans la
ferme de son beau-père. Sarah explique également au narrateur les principes sur lesquels ils
fondent leur bonheur : recherche des biens nécessaires et lutte contre les plaisirs vains,
bienveillance à l’égard des autres, usage de leur entendement, amour mutuel, étude de la
philosophie et des lettres pour les soutenir dans leur quête de vertu, et surtout volonté sans
cesse renouvelée de se « perfectionner l’un par l’autre1 ». Le narrateur est profondément
touché par le récit de Sarah, qui lui redonne espoir et lui montre que le bonheur sur terre est
possible.
Le texte de Saint-Lambert exprime ainsi la morale et la philosophie des Lumières et
peint la société bourgeoise alors en développement, telle qu’elle se représente : ces paysans
aisés trouvent la félicité à la campagne, dans le travail de la terre, la vie familiale et l’étude
des livres. Leur bonheur individuel, inséparable de la quête du bonheur d’autrui, repose sur
une philosophie de sagesse, qui fait jouir de la vie avec modération, et qui a quelque
ressemblance avec ce que Rousseau, parlant de l’art de vivre de Julie, dans La Nouvelle
Héloïse, appelait « l’épicurisme de la vertu »2. Mais à la différence de Rousseau, Saint-
Lambert remet en cause les préjugés de classes et de sexes : chez les Philipps, les domestiques
mangent à la même table que les maîtres, hommes et femmes travaillent ensemble et surtout
Sarah a épousé celui qu’elle aime, désobéissant ainsi aux conventions sociales. En ce sens, la
portée philosophique de la nouvelle de Saint-Lambert réside dans la critique des hiérarchies
sociales3. Cependant, si Sarah donne le primat à ses sentiments sur les préjugés de classes, ce
n’est pas sans cas de conscience et sans larmes. Pour justifier sa décision, elle s’appuie sur sa
connaissance des textes de philosophie morale, et en particulier sur la philosophie du droit

1
Jean-François de Saint-Lambert, Sarah Th…, nouvelle traduite de l’anglais, dans Henri Coulet, Nouvelles du
XVIIIe siècle, op. cit., p. 640.
2
Cité par Henri Coulet, ibid., p. 1416.
3
« Notice de Sarah Th…», ibid., p. 1476.
66
naturel, que son père lui a apprise. Elle ne suit donc pas un caprice, mais écoute son cœur et
sa raison, et partant la voix de la nature et de la philosophie.
Cette nouvelle relève donc du sous-genre non seulement parce qu’elle transmet des
principes moraux des Lumières, mais également parce qu’elle rend compte de l’évolution de
la conscience du narrateur. Ce dernier retrouve espoir dans l’humanité, grâce à l’exemple de
la famille de Sarah. Or celle-ci n’est pas présentée comme un modèle à suivre : « nous ne
nous croyons point parfaits, mais nous tendons à le devenir1», reconnaît-elle. C’est le partage
des sentiments et des réflexions qui conduit le narrateur à changer son regard sur la nature
humaine : il est à la fois ému par la sensibilité de Sarah et convaincu par sa conception du
bonheur. Ce récit est le signe que les partisans de la sensibilité ont contribué à l’éveil d’une
conscience morale et sociale. Comme La Nouvelle Héloïse et les romans de Richardson que
lit Sarah, le récit de Saint-Lambert insiste sur l’autonomie et la liberté de l’héroïne, qui ose
penser par elle-même et écouter sa raison et son cœur : « [mes parents] avaient fait avancer
pour moi le temps où nos lois donnent aux filles le droit de disposer d’elles et de leur
fortune2 », dit-elle. En outre, Sarah confirme l’influence des romans de Richardson sur ses
actions morales : « combien de fois avons-nous fait le bien dont il nous a donné l’idée ; et que
peut-être nous n’aurions pas fait sans lui !3 ». De cette manière, le conte met en abyme les
effets qu’il cherche à provoquer sur le lecteur. L’énumération de tous les ouvrages de la
bibliothèque de Sarah, qui regroupe aussi bien des ouvrages de philosophie que des fables
antiques et des romans contemporains, renforce cette métatextualité : ces « incrustations
anthologiques4 », selon l’expression de Jean-François Perrin, sont la figuration d’une
réflexion d’ordre poétique sur les mélanges d’influences, philosophiques et littéraires, qui
s’exercent sur le sous-genre. Elles expriment également le rôle accordé à la fiction dans
l’éducation morale du lecteur.
Enfin, cette nouvelle est bien un conte philosophique, dans la mesure où, même si la
narration homodiégétique tend à effacer la dimension fictionnelle du récit, et que la préface
ajoutée dans la version éditée dans la Gazette littéraire le présente comme un « petit
roman5 », le récit n’est pas un miroir de la réalité et il ne repose pas sur un principe
d’identification. La peinture idyllique de la ferme de Sarah l’assimile à un nouveau jardin
d’Eden, bien loin de la réalité de la vie paysanne. Le narrateur affirme d’ailleurs lui-même

1
Sarah Th…, ibid., p. 640.
2
Ibid., p. 635.
3
Ibid., p. 640.
4
Jean-François Perrin, « Recueillir et transmettre. L’effet anthologique dans le conte merveilleux (XVII e-XVIIIe
siècle) », Féeries, n°1, 2004, p. 145-171.
5
Henri Coulet, « Notice de Sarah Th…», op. cit., p. 1416.
67
que tout ce qu’il voit lui apparaît comme un songe. Mais ce détour par un idéal n’en a pas
moins une fonction morale : elle redonne espoir au narrateur. Telle est bien l’éthique de Sarah
et de sa famille : « nous espérons nous rendre meilleurs ; nous jouissons de l’espérance du
mieux dans la jouissance du bien ; le présent nous contente, et l’avenir nous transporte1. » Le
personnage exprime ici l’idée d’une perfectibilité morale et intellectuelle à laquelle participe
la fiction : cette dernière, grâce au détour par le mythe, ouvre un autre possible et invite le
lecteur à suivre une telle démarche.

Ces deux « nouvelles », qui peuvent être considérées comme des contes à visée
morale et philosophique, mettent en évidence de nouveaux indices du sous-genre : il cherche
à déconstruire les faux semblants et les discours trompeurs, y compris ceux de la fiction elle-
même, et revendique, au contraire, le naturel et le vrai. Le sous-genre propose alors deux
nouvelles articulations possibles entre l’histoire et l’idée : l’histoire est soit la révélation d’une
vérité comprise comme envers de l’illusion (aletheia), soit la présentation de la vérité de la loi
morale naturelle (adequatio). Dans le premier cas, la fiction est une « opération qui dévoile ce
qui était caché, qui met à la surface ce qui restait enfoui, qui remet en mémoire ce qui était
oublié (lethe)2», comme l’explique Jan Herman; dans le second, la vérité fictionnelle naît d’un
fonds humain universel.

I.I.4. Les anecdotes morales

Récit bref rendant compte d’un événement de peu d’importance, l’anecdote,


lorsqu’elle est écrite, est souvent insérée dans un premier discours, romanesque ou historique,
et prend une valeur exemplaire : elle illustre une idée générale, tout en divertissant le lecteur,
par son caractère concis et percutant. Elle se rapproche donc des contes moraux : Henri
Coulet va même jusqu’à englober les anecdotes, histoires, nouvelles et contes du XVIIIe
siècle sous l’étiquette générale de « récits courts3 ». Aux côtés des histoires, contes et
nouvelles, certains textes sous-titrés « anecdotes », publiés soit dans les recueils, soit
isolément, peuvent, effectivement, être considérés comme des contes à visée morale et

1
Sarah Th…, ibid., p. 640.
2
Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable : stratégies réfacielles au XVIII e siècle,
Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 56.
3
Henri Coulet, « Le récit court en France au XVIIIe siècle : problèmes d'attribution et problèmes d'édition »,
dans Anecdotes, faits-divers, contes, nouvelles 1700-1820, actes du colloques d’Exter, septembre 1998, éd. M.
Cook, M.-E. Plagnol-dieval, Bern, Peter Lang, 2000, p. 15.
68
philosophique. Par exemple, le texte de Charles-Claude-Florent Thorel de Campigneulles,
Cléon ou Le Petit-Maître esprit fort, anecdote morale (1757) apparaît bien comme un conte
philosophique. Comme le conte de Saint-Lambert, Sarah Th… (1765), c’est un récit à la
première personne, dans lequel la vie des personnages est l’occasion d’une réflexion générale
d’ordre moral. Le narrateur-philosophe s’inquiète au sujet de son ami Cléon, un petit-maître
libertin qui dilapide sa vie dans les plaisirs, et qu’il veut sauver. Il l’exhorte notamment à faire
usage de son entendement : « ose penser et tu connaîtras le vide de ta conduite1. » Mais Cléon
préfère résolument les plaisirs à la réflexion et à la vertu, qu’il juge austères et ennuyeuses.
Sur son lit de mort, il se repent et donne sa fortune aux moines dont il s’était tant moqué. Le
libertin a noté toutes ses manipulations dans son journal intime, que le narrateur insère au
cœur de ses réflexions sur la nature humaine. L’histoire du libertin sert donc d’exemple à un
propos général et Cléon devient même un représentant de l’humanité : comme Cléon,
l’homme est défini comme un « mélange étonnant de grandeur et de bassesse, de science et
d’obscurité et de vertus et de vices2 ». En ce sens, son histoire est allégorique et
philosophique. Cette considération sur la nature contradictoire de l’homme, qui rend toute
prétention vaine et ridicule, n’est pas sans rappeler les Discours en vers de Voltaire (1738) et
son Poème sur la loi naturelle (1756). Le dialogue entre l’athée libertin et le sage lettré déiste
qui espère « changer » son ami par la raison nous évoque le conte voltairien, l’Histoire de
Jenni, ou Le Sage et l’athée (1775). De plus, la composition emboîtée (les commentaires du
narrateur encadrent complètement le journal intime) invite le lecteur à se plonger dans
l’intimité du personnage, puis à prendre de la distance et à s’interroger sur lui-même. Aucun
jugement satirique, aucun rire de supériorité n’est possible : on observe au plus près les
contradictions de l’âme humaine, ce qui ne peut conduire qu’à une posture d’humilité et au
doute. Cette lecture analogique est renforcée par les effets de mise en abyme : le conteur-
philosophe est lui-même lecteur (de Montaigne, de Pope et de Voltaire), et invite son propre
lecteur à philosopher. L’anecdote a connu un grand succès comme en témoignent ses
nombreuses réécritures : parue à Genève en 1757, puis rééditée plusieurs fois en 1757 et
1758, elle fut d’abord insérée dans les Anecdotes morales sur la fatuité3 puis dans les Contes
moraux de Melle Uncy4 (1763, tome I). Ces publications sont significatives : elles montrent
que ce texte était bien considéré à l’époque comme un conte moral.

1
Charles-Claude-Florent Thorel de Campigneulles, Cléon ou Le Petit-maître esprit fort, anecdote morale, dans
Henri Coulet, Nouvelles du XVIIIe siècle, op. cit., p. 524.
2
Ibid., p. 520.
3
Anecdotes morales sur la fatuité, suivies de recherches & de réflexions critiques sur les petits-maîtres anciens
& modernes, Anvers, et se trouve à Paris, chez Urbain Coutelier, quai des Augustins, près la rue Gil es-Cœur
[sic], & chez Cuissart, libraire, au milieu du quai de Gêvres, 1760.
4
Henri Coulet, op. cit., p. 1398.
69
En revanche, il n’en va pas de même pour les Anecdotes physiques et morales
(1738), attribuées, à tort, à Pierre-Louis Moreau de Maupertuis1. Le titre a beau présenter les
mêmes adjectifs que celui du conte attribué à Crébillon, Guliane, conte physique et moral
traduit de l’anglais et enrichi de notes our servir à l’intelligence du texte (1770), il s’agit en
fait d’un pamphlet et non d’un conte moral : la critique virulente des mesures de Newton et
des scientifiques nordiques est suivie d’une critique des mœurs, non pas des hommes en
général, mais de M. de M. (Maupertuis), accusé d’avoir été plus intéressé par les beautés des
femmes lapones que par les mesures scientifiques. Ouvertement polémique et diffamatoire,
l’ouvrage n’a pas la valeur représentative et symbolique des contes du sous-genre, il ne
retrace aucun parcours initiatique et ne présente aucune réflexion morale ou philosophique.
Par conséquent, les anecdotes morales éditées seulement de manière isolée ne relèvent pas du
même genre que les anecdotes morales de Marmontel. En revanche, l’insertion d’anecdotes
dans des recueils de contes moraux est le signe que les éditeurs, et les lecteurs, les ont
considérées comme appartenant au sous-genre. On peut dès lors émettre l’hypothèse que la
mise en recueil joue un rôle déterminant dans la poétique du conte à visée morale.
Tout nous porterait aussi à croire que les textes rassemblés dans Le Fatalisme ou
collection d’anecdotes our trouver l’influence du sort sur l’histoire du cœur humain (1769)2,
de La Morlière, appartiennent au sous-genre. Ce recueil paraît au moment-même où le
fatalisme philosophique connaît son apogée : les années 1770 voient la parution de maintes
éditions du Système de la nature de d’Holbach (dont le chapitre 12 est une apologie du
« Fatalisme »), de plusieurs réfutations de ce livre, ainsi que la composition de Jacques le
fataliste par Diderot. Or les anecdotes de La Morlière ne peuvent pas être considérées comme
des contes philosophiques. Ces narrations relèvent davantage du roman, dont l’auteur lui-
même fait l’éloge dans la préface, et en particulier du roman noir, alors en vogue. Ayant pour
cadre l’Écosse et l’Angleterre, ces textes mettent en scène la tragique destinée de personnages
mus par leurs passions, qui les dépossèdent d’eux-mêmes et de leur moralité. Ils se
caractérisent par une atmosphère oppressante de désespoir, de meurtre, de jalousie et de
trahison et expriment ainsi la double fatalité, de l'amour et de la mort, comme le souligne le
titre de la seconde édition en 1779, rebaptisée La Force de la destinée, ou Influence du sort
sur l'histoire du cœur humain. Ainsi le fatalisme de La Morlière est bien éloigné du

1
[Pierre-Louis Moreau de Maupertuis], Anecdotes physiques et morales, S. l, 1738. Attribué à tort par de La
Lande "Bibliographie astronomique" et par Barbier à Pierre-Louis-Moreau de Maupertuis qui avait dirigé
l'expédition du nord dont les résultats furent publiés et contestés en 1738. Est au contraire l'oeuvre d'un
adversaire de Maupertuis, et partisan des théories de Cassini.
2
Jacques Rochette de La Morlière, Le Fatalisme, ou Collection d’anecdotes our rouver l’influence du sort sur
l’histoire du coeur humain, ar M. le Cher de La Morlière, Londres / Paris, Pissot, 1769. 1 vol.
70
déterminisme de Diderot ou de d’Holbach : il s’agit d’un fatalisme libertin, qui justifie
l’immoralité par la fatalité des passions. La fatalité n’est pas, pour La Morlière, le principe
rationnel de l'ordre cosmique : il n’évoque pas l'ordre de la nature ou le lien causal entre les
phénomènes, mais au contraire, une force obscure qui échappe à la raison. Convaincu que
seules les pulsions gouvernent les actions humaines, il nie à l’homme toute liberté et toute
responsabilité morale. Dès lors, ses anecdotes, par contraste, nous permettent de poursuivre la
délimitation du sous-genre : le conte à visée morale et philosophique suppose, pour sa part,
l’idée d’une perfectibilité morale, il est donc l’expression d’une vision singulière de l’homme.

L’étude des titres et des sous-titres du corpus nous conduit donc à formuler une
première définition du sous-genre. Le conte à visée morale et philosophique est une fiction
fabuleuse car il unit deux composantes, un récit et une pensée. En ce sens, il peut être
considéré comme « allégorique ». Mais loin d’établir une équivalence univoque entre
l’histoire et sa signification, comme dans une allégorie (du moins telle qu’elle est conçue au
XVIIe siècle), le sous-genre entremêle des pistes d’interprétation parfois contradictoires : il
construit un pacte de lecture qui repose sur l’analogie, même s’il continue d’accueillir en son
sein des allégories. Ces nœuds interprétatifs ont pour effet de déclencher la réflexion du
lecteur. Dès lors, le conte à visée morale et philosophique exprime une confiance dans la
perfectibilité morale du lecteur, pour laquelle la fiction peut jouer une rôle majeur, non pas
parce qu’elle délivre un contenu moral, mais parce qu’elle contribue à dessiller les yeux du
lecteur, en lui montrant les mécanismes de l’illusionnement. Ainsi, cette nouvelle catégorie de
contes se caractérise par un contenu (le récit de l’évolution de la conscience d’un personnage),
par des thèmes philosophiques et moraux (conditions du bonheur, contradictions de l’âme
humaine, question du bien et du mal, de la vérité et de l’illusion), par un mode de lecture (un
décryptage) et par des effets (éveil des sentiments et de la conscience du lecteur). Certains
contes revendiquent leur fictionnalité grâce au recours à la féerie ou à l’imaginaire oriental :
ce déplacement est propice à la remise en cause des préjugés. En revanche, dans la deuxième
moitié du XVIIIe siècle, se développent également des récits qui tracent le parcours
d’individus singularisés, ancrés dans un cadre réaliste, tout en conservant une dimension
symbolique et générale. Ces deux modalités du sous-genre illustrent deux conceptions
différentes de la vérité fictionnelle : la vérité comme aletheia ou comme adequatio. Il nous
faut désormais voir si les dispositifs péritextuels et les préfaces confirment cette définition et
quels indices supplémentaires ils apportent.

71
72
I.II. Les dispositifs péritextuels et les
discours préfaciels

I.II.1. Les frontispices et les vignettes

L’étude rhétorique des titres ne peut être séparée de l’étude iconographique des
frontispices, car ils mettent en place, dès le seuil de l’ouvrage, les modalités de déchiffrement.
Le frontispice se présente d’emblée comme un objet à décrypter, se rapprochant en ce sens de
l’emblème, comme l’illustre celui des Contes de Perrault (1697), que Louis Marin1 et
Catherine Velay-Vallantin2 ont étudié. Les mots gravés sur la plaque de pierre fichée par
quatre clous sur la porte (Contes/ de ma / mère Loye) sont ceux du titre, qui figure sur la page
imprimée en regard du frontispice : Histoires/ ou / Contes/ du temps passé. L’image a ainsi
une valeur ornementale d’encadrement du titre. Elle représente l’intérieur d’une maison : une
vieille nourrice est entourée d’enfants et d’adolescents au coin du feu. Ainsi, la « mise en
représentation de la narration de ces histoires, de leur énonciation 3» crée un effet de mise en
abyme. En outre, la proximité du texte et de l’image induit, dès le seuil de l’ouvrage, une
lecture herméneutique : de la bougie placée sur le rebord de la cheminée au trou de la serrure,
en passant par le regard du chat fixé sur le spectateur, jusqu’au comput digital que la fileuse
forme avec ses doigts, chaque élément prend une valeur symbolique, devient un signe à
déchiffrer. Il s’agit de voir ici si des constantes apparaissent dans les frontispices des contes à
visée morale et philosophique et si les enjeux de ces gravures ont évolué dans le temps.
À la fin du XVIIe siècle, les frontispices des contes allégoriques ne diffèrent pas de
ceux des autres ouvrages : ce sont avant tout des ornements à la gloire du destinataire ou du
monarque. Par exemple, la gravure du recueil de contes de Mlle de Murat, Histoires sublimes
et allégoriques (1699) représente Louis XIV et comporte l’inscription, imperio virtute4. Le
frontispice, qui s’apparente ici à une devise, est un discours en image et relève de l’éloge : il a
une fonction à la fois ornementale et rhétorique de défense de l’ouvrage.

1
Louis Marin, « Préface-image : le frontispice des Contes de Perrault », Europe, vol. 68 / 739-740, 1990, p. 114‑
122 ; « Les enjeux d’un frontispice », dans L’Es rit créateur, Université de Louisiane, 1987, vol. 27, n°3, p. 49-
57.
2
Catherine Velay-Vallantin, « Charles Perrault, la conteuse et la fabuliste : ‟ l’image dans le tapis” », Féeries,
n°7, 2010, p. 95‑121.
3
Louis Marin, art. cit., p. 116.
4
« Le pouvoir du gouvernement. »
73
Figure 1 : Henriette-Julie de Castelnau de Murat, Histoires sublimes et allégoriques par Madame la
Comtesse D**, dédiées aux fées modernes, Paris, Florentin/ Delaune, 1699.

De telles gravures jouent le même rôle que les devises, dont elles imitent
l’allégorisme statique. Pourtant, tout au long du XVIIe siècle, les frontispices s’éloignent
progressivement de cet art décoratif, pour devenir une « peinture imaginaire » gravée, comme
l’a montré Marc Fumaroli1. À la fin du XVIIIe siècle, les devises sont même devenues des
« fadaises sans galanterie2», selon l’expression de Marmontel dans ses Éléments de littérature
(1787). Pour l’auteur de Bélisaire, l’association d’une figure et de paroles n’est plus
indispensable, l’image parle d’elle-même et s’adresse à l’entendement du lecteur/ spectateur :
« dans les armoiries ou sur la tombe d'un magistrat, la figure de l'équerre ou celle de l'aplomb,
symbole de la rectitude, n'aurait pas besoin de légende3», l’emblème parfait étant un « petit
tableau qui exprime allégoriquement une pensée morale ou politique4». Les vignettes placées
en tête des contes allégoriques et philosophiques témoignent de cette nouvelle conception de
l’image éloquente et du lecteur capable de la décrypter.

1
Marc Fumaroli, L’École du silence : le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 342.
2
Jean-François Marmontel, Éléments de littérature, éd. Sophie Le Ménahèze-Lefay, Paris, Desjonquères, 2005,
p. 394.
3
Ibid..
4
Ibid., p. 475.
74
Certes, ces images n’apparaissent pas en tête de tous les contes du sous-genre.
Pourtant, certaines témoignent du nouveau rapport qui s’établit entre l’œuvre et son public,
dans la première moitié du XVIIIe siècle car elles associent plusieurs outils très symboliques,
qui constituent une sorte de langage universel. On retrouve significativement la même
vignette au seuil de deux ouvrages très différents : Célénie, histoire allégorique de Louise
Levesque (1732), et Le Sopha, conte moral de Crébillon (1742). En outre, cette figure est très
proche de celle des Contes de Guillaume Vadé, de Voltaire (1764).

Figure 2 : Levesque, Célénie, Histoire Figure 3 : Voltaire, Contes de Guillaume Vadé1


allégorique (1732) et Crébillon, Le Sopha, conte (1764).
moral (1742).

Ces deux emblèmes rassemblent symboliquement des disciplines très différentes :


l’astronomie (par le globe), l’art (par la palette), les mathématiques (par le compas), les lettres
(par les ouvrages) et la musique (par la lyre), mais aussi la sculpture (le burin) et la toilette (le
miroir). De telles vignettes placent ainsi le conte qui va suivre sous le signe de l’union de la
science et des arts, de la vérité et de la fiction, du sérieux et du futile. Les deux figures
présentent deux symboles de la science et du voyage, le compas et le planisphère, fréquents
sur les frontispices des traités de rhétorique au XVIIe siècle2. Le compas, emblème de la
rigueur mathématique, est l’outil qui permet de dessiner des cercles, de relier des points à

1
On trouve la même vignette en tête du tome III des Œuvres com lètes de Voltaire (1756) : Mélanges de
philosophie avec des figures, Œuvres com lettes de Mr. De Voltaire, première édition, Cramer, 1756 (Bengesco
n° 2133).
2
Marc Fumaroli, op. cit., p. 335.
75
égale distance. Il est souvent associé à la démarche newtonienne (dans Les Bijoux indiscrets,
le disciple de Newton se nomme Circino, du latin circinus, le compas). Ne peut-on pas y voir
le symbole du lecteur lui-même qui, immobile dans son fauteuil, est conduit à établir des
rapport entre ce qui a priori est sans rapport, à rechercher un fonds commun, derrière la
diversité des histoires rassemblées dans le recueil (pour l’ouvrage de Voltaire) ou insérées au
cœur-même du conte (pour ceux de Levesque et de Crébillon) ? Dans ce cas, le compas
pourrait symboliser le pacte de lecture analogique du conte à visée morale et philosophique, et
inviterait le lecteur à être géomètre. L’aimant, quant à lui, connote l’attraction physique ou
affective : il peut être lu comme le symbole de la « sympathie » qui s’instaure entre l’œuvre et
le lecteur. Dans son article de l’Encyclopédie, le Chevalier de Jaucourt définit ce sentiment :
« Il s'agit ici de cette communication qu'ont les parties du corps les unes avec les autres, qui
les tient dans une dépendance, une position, une souffrance mutuelle, qui transporte à l'une
des douleurs, les maladies qui affligent l'autre. Il est vrai pourtant que cette communication
produisoit aussi quelquefois par le même méchanisme un transport, un enchaînement de
sensations agréables.1 » La vignette symbolise ainsi la communication émotionnelle qu’établit
le conte. Le miroir invite, pour sa part, le lecteur à voir son propre reflet dans l’histoire
racontée : comme le miroir magique, il évoque également l’idée d’une divination, ou du
moins d’une révélation. Entrecroisé avec l’aimant, il fait du conte un outil de connaissance de
l’âme et du cœur. Quant au burin, c’est l’outil qui sert à polir, à enlever les impuretés :
transposé dans le domaine intellectuel et moral, il symbolise la lutte contre les erreurs et un
travail sur soi-même. La lunette télescopique, placée en arrière-plan, au sommet de la
pyramide tracée par les lignes directrices, est l’image de la vue juste, de la lucidité. C’est elle
qui permet également d’observer un objet en changeant de focale, d’effectuer des
éloignements et des rapprochements, nécessaires à sa compréhension : la scénographie en fait
le but ultime que se fixe le conte. Par conséquent, ces deux figures rassemblent,
symboliquement, les outils hétérogènes dont le lecteur a besoin pour déchiffrer l’ouvrage. En
ce sens, elles ont une fonction méthodologique car elles proposent une démarche de lecture
particulière : celle-ci fait appel à la fois à la raison et aux sentiments et consiste à établir des
liens entre des éléments contradictoires afin d’en repérer l’unité, et à saisir le rapport entre la
singularité des histoires racontées et leur portée universelle. La lecture du conte à visée
morale et philosophique suit ainsi un triple mouvement : observation du détail (l’histoire),
décentrement et généralisation (sa portée universelle), puis recentrement (le lecteur étant
amené à s’interroger sur lui-même). Multipliant les symboles, ces vignettes ne relèvent pas de

1
Jaucourt, article « Sympathie », dans Encyclopédie, T. 15, op. cit., p. 736.
76
l’allégorie, comprise comme l’image d’une idée unique et précise ; ce sont des emblèmes :
elles unissent des symboles a priori contradictoires dont la confrontation peut faire surgir
plusieurs interprétations. De telles figures peuvent donc être considérées comme des
métonymies du sous-genre : elles annoncent son fonctionnement complexe et le rapproche de
l’énigme, ce que confirment les frontispices.

Figure 4 : Antoine-César Gautier de Montdorge, Nadir, histoire orientale, roman moral, et politique,
applicable aux moeurs du jour (1769).

77
Comme dans les vignettes précédentes, le frontispice du récit de Gautier de
Montdorge, Nadir, histoire orientale (1769), rassemble des symboles hétérogènes : le
planisphère côtoie la balance, la lunette, la mitre et les livres, et en particulier le conte qui va
suivre, comme le laissent penser les sous-titres « morale, politique, philosophique » inscrits
sur l’ouvrage au premier plan. La science se trouve ainsi unie à la justice, à la religion et à la
fiction. En outre, les effets de mise en abyme confirment l’établissement d’un pacte de lecture
analogique, qui s’entremêle au pacte allégorique. C’est également le cas du parcours qu’offre
le dispositif péritextuel du conte de Duclos, Acajou et Zirphile (1744).
Ecrit dans le cadre des jeux littéraires et parodiques de la Société du Bout-du-banc, et
rédigé à partir des gravures faites par Boucher pour le Faunillanne du comte de Tessin, ce
texte est un conte philosophique, sous l’apparente frivolité d’un conte de fée parodique et
satirique. Il s’agit du récit d’une quête, au terme de laquelle Acajou et Zirphile trouvent le
bonheur, grâce à l’harmonie retrouvée entre leur corps et leur esprit. En ce sens, ce texte est à
rapprocher du conte de Crébillon, Le Sopha, conte moral, dans lequel le narrateur ne retrouve
sa forme humaine que lorsque son âme et son corps sont en concordance. Cette réunion du
corps et de l’esprit, cette réconciliation entre les sens et la raison symbolise,
métonymiquement, le nouveau rapport qui s’établit entre la fiction et sa signification, en
particulier sous l’influence de la pensée sensualiste : la vérité que transmet la fiction fabuleuse
au XVIIIe siècle est aussi une vérité du corps, comme l’a montré Aurélia Gaillard1. En outre,
la particularité du conte de Duclos est d’accueillir, au cœur-même du conte satirique et
parodique, des allégories, comme l’illustre le char de la Fée Envieuse :
Harpagine qui s’étoit rendue invisible pour les surprendre [Zirphile et Acajou], parut à
leurs yeux escortée par la Fée Envieuse, montée sur un char tiré par des serpens et
entourée d’une quantité prodigieuse de cœurs percés de traits ; c’étoient autant de
Talismans qui représentoient tous ceux qui rendent hommage à l’envie ; et les flèches
étoient l’image du mérite qui fait le plus cruel supplice des envieux2.

Mais l’histoire tout entière ne se réduit pas à une allégorie. La coupure du récit3
rappelle d’ailleurs le décalage maintenu entre la fiction et sa signification : le rapport entre les
deux est diffracté, conduisant le lecteur à faire des liens entre ce qui a priori est sans rapport,
en somme, à établir des analogies, comme l’illustre la description du Pays des Idées. Cet
endroit, où a été exilée la tête de Zirphile, regroupe des êtres incomplets et même fous (des
amoureux qui ont perdu la tête, des têtes d’auteurs, des têtes perdues par la quête de la gloire

1
Aurélia Gaillard, « La fable (ou fiction fabuleuse) aux XVIIe et XVIIIe siècles, entre allégorie et analogie : une
écriture du détour ou de la conciliation ? », communication au séminaire Gadges, Université Lyon 3, à paraître.
2
Charles Duclos, Acajou et Zirphile, à Minutie, 1744, p. 43-44.
3
« Il manque ici un cahier plus considérable que tout le reste de l’Ouvrage : si le lecteur le regrette, il peut y
suppléer en commençant par lui-même. », ibid., p. 74.
78
et de la fortune, des têtes de philosophes, de mystiques, de chimistes). La spécificité de ce
pays réside dans son gouvernement : « Il n’y a point de sujets, chacun y est roi, sans rien
usurper sur les autres dont la puissance n’est pas moins absolue. Parmi tant de Rois on ne
connaît point de jalousie, ils portent seulement leur couronne d’une façon différente. Leur
ambition est de l’offrir à tout le monde, et de vouloir la partager : c’est ainsi qu’ils font des
conquêtes.1» Duclos, membre de la Société Royale de Londres2 (comme Thémiseul de Saint-
Hyacinthe), n’évoque-t-il pas ainsi les nouveaux modes de sociabilité qui se développent au
début du XVIIIe siècle ? On peut y voir effectivement une allusion à l’émergence des
nouvelles associations d’individus (loges maçonniques, salons littéraires, clubs,…), qui ne
reposent plus sur une organisation hiérarchique (« il n’y a point de sujets »), et qui
rassemblent des membres soucieux de « partager » leurs découvertes et une expérience
sensible commune (littérature, banquets). Mais une autre interprétation, métatextuelle cette
fois, est possible : le Pays des Idées, c’est aussi celui de la fiction, univers dans lequelle la
hiérarchie établie par l’allégorie traditionnelle entre l’auteur et le lecteur, a disparu, et a laissé
place à une relation égalitaire, la « conquête » consistant désormais à répandre l’esprit
philosophique propre aux lettres. Par conséquent, on voit comment le conte philosophique
maintient entrelacés les deux pactes de lecture, allégorique et analogique, et cette tension
s’exprime dès le seuil de l’ouvrage, au niveau des frontispices et des vignettes.

1
Ibid., p. 54.
2
Anne Defrance, « notice de Acajou et Zirphile », dans Contes, éd. A. Defrance et J.-Fr. Perrin, Paris, H.
Champion, BGF n° 16, 2008, p. 1311.
79
Figure 5 : Charles Duclos, Acajou et Zirphile (1744), frontispice.

Figure 6 : Vignette placée sous le titre.

80
Figure 7 : Cul-de-lampe placé à la fin de la préface.

Figure 8 : Linteau.

La succession de ces images les rapproche d’un rébus1, dont le message est
contradictoire. Le premier frontispice (figure 5) et le linteau (figure 8) rappellent au lecteur
que le conte qui suit est une fiction imaginaire anodine, une histoire de fée et de dragon, dont
rêve le conteur, à moitié assoupi, et qui est propre à endormir le lecteur. Or annoncer le
caractère illusionniste et anesthésiant du conte, n’est-ce pas d’emblée aiguiser l’attention du
lecteur et éveiller sa vigilance ? Le cul-de-lampe (figure 7), placé à la suite de l’épître
dédicatoire, s’apparente à une devise, associant un texte et une image, et il déclenche un
processus herméneutique. Il représente une scène de théâtre, avec des tréteaux, devant
lesquels sont rassemblés des spectateurs. Cette image est surmontée d’un bandeau : « hic
deludimus ineptos2». Le comédien, le masque relevé sur le front, tient son chapeau d’une
main et de l’autre brandit une pancarte sur laquelle est inscrit le mot « nugae » (bagatelles,
sornettes). Le personnage masqué est un être hybride, à la fois humain et animal, et même
singe et cochon (il est affublé d’un groin). En ce sens, il est l’emblème de la fiction fabuleuse,
qui comme Janus, a deux visages, c’est-à-dire une histoire et son interprétation. Or ce
personnage est ici au cœur d’un jeu de miroitement et de mise en abyme : un tel dispositif est
bien celui du conte à visée morale et philosophique, dans lequel l’allégorie se diffracte,
déviant ainsi les rayons du sens. De fait, l’image théâtrale associée à la thématique de la
tromperie est métatextuelle et provoque chez le lecteur une prise de distance : le lecteur, placé
à son tour en situation de spectateur, est amené à observer les mécanismes de l’illusion et de

1
Anne Defrance, « notice de Acajou et Zirphile », ibid., p. 1329.
2
« C’est ainsi que nous nous jouons des sots », ibid., p. 1333.
81
la manipulation, notamment par la fiction. Par conséquent, l’image est l’emblème de
l’ouvrage lui-même, dont Duclos reconnaît le « but moral1» dans la préface : la « sottise »,
dont il s’agit ici de se jouer, désigne à la fois l’histoire mise en scène par les comédiens, et
donc le conte lui-même (Duclos utilise la même expression dans la préface pour parler de son
récit), mais aussi l’illusion des spectacteurs, et des lecteurs du conte. Comme l’introduction
du conte de Crébillon, Le Sopha, conte moral, les frontispices du conte de Duclos mettent en
scène deux lectures possibles de la fiction : l’une naïve, qui emporte le lecteur dans le plaisir
de l’illusion, et l’autre distanciée et critique, qui induit une quête de significations. La
composition complexe des frontispices suggère la simultanéité de ces deux modalités de
lecture : le conte philosophique crée l’illusion pour mieux la démonter, il nécessite
l’abdication momentanée de la raison du lecteur, pour mieux éveiller sa conscience. Enfin, les
effets d’emboîtement et de mise en abyme soulignent l’appartenance de ce conte à
l’esthétique rococo et nous invitent à considérer les dispositifs narratifs comme des indices du
sous-genre, idée que corrobore le conte de Philippe de Sainte-Foy d’Arcq, Le Palais du
silence (1754), premier texte sous-titré « conte philosophique ».

Figure 9 : Philippe de Sainte Foy d'Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique (1754).

1
Charles Duclos, Acajou et Zirphile, conte, A Minutie [i.e. Paris], 1744, p. 2.
82
Le frontispice (figure 9) représente un épisode central du récit, l’entrée du héros,
Iphis, dans le palais du silence1. Le jeune prince, à genoux, implore l’aide du dieu Harpocrate,
le dieu du silence, qui préside au déroulement de son initiation. De fait, le jeune homme vit, à
l’intérieur du temple, une profonde transformation morale : il se rend compte des pensées et
des intentions des membres de son entourage, grâce aux images qui se projettent sur les murs.
Sa prise de conscience et son désillusionnement s’effectuent ainsi en silence et grâce à une
scénographique spéculaire. De nombreux éléments rapprochent ce frontispice de la
symbolique maçonnique (le temple, le silence, l’initiation2). Pourtant, nous n’avons trouvé,
pour le moment, aucun indice confirmant l’appartenance de Sainte Foy d’Arcq à cet ordre, qui
apparaît en France au tournant des XVIIe et XVIIIe siècle3. Chevalier de l’ordre de Malte,
descendant direct de Louis XIV, il a montré, dans ses textes théoriques (Mes Loisirs ou
ensées diverses, suivi de L’A ologie du genre humain, 1755 ; La Noblesse militaire ou le
patriote français, 1756), une vive préoccupation pour les difficultés sociales et politiques du
pays4. Mais de nombreuses dissensions existaient entre lui et les philosophes réformateurs5 : il
prône, par exemple, un retour à l’austérité et affirme son allégeance à une monarchie absolue,
dont le principe hiérarchique est l’honneur militaire. Pour autant, l’auteur de sa notice
biographique, dans le Bulletin de la société archéologique et historique de 1878, reconnaît
que le chevalier d’Arcq aurait pu jouer un rôle dans les assemblées politiques et devenir un
des chefs de la révolution, tandis que tous ses ouvrages expriment une réflexion approfondie
sur les conditions d’un gouvernement juste et libéral6. Au-delà des contradictions propres à la
vie mouvementée du chevalier, le frontispice de son conte philosophique n’en propose pas
moins une démarche particulière. « Le Palais du silence » désigne à la fois le lieu où se
produit l’éveil de la conscience d’Iphis, et le livre lui-même, suggérant ainsi que le lecteur est
invité à vivre une expérience similaire à celle du personnage. Cet effet d’analogie est renforcé
par l’introduction qui suit cette première gravure. Le conte philosophique est précédé d’une
« dissertation historique et critique sur l’établissement des Colonies de la Grèce dans l’Asie

1
« J’arrivai au Palais ; la porte du vestibule s’ouvrit, encore, à mon aspect. Le premier objet, sur lequel mes
regards s’arrêterent, fut une statue de grandeur naturelle, qui représentait un homme tenant le doigt sur sa
bouche. Je ne doutai pas, à la beauté de cette statue, qu’elle ne fût l’image du Dieu, qui prenait soin, et qui devait
m’instruire de mon sort », Philippe-Auguste de Sainte-Foy d'Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique, T.
II, Amsterdam [i.e. Paris, Philippe Vincent], 1754, p. 11.
2
Dictionnaire de la franc-maçonnerie, éd. Daniel Ligou, Paris, PUF, Quadriges, 2006, p. 1185, 1130, et 616.
3
Sébastien Galceran, Les Francs-maçonneries, Paris, La Découverte, Repères, 2004.
4
Il dédie en 1788-1789 à la ville de Montauban son Invitation à ma atrie en faveur de l’humanité souffrante.
5
« D’Arcq professait des opinions politiques religieuses diamétralement opposées à l’utilitarisme de la secte
philosophique », Jean-Pierre Brancourt, « Un théoricien de la société au XVIIIe siècle : le chevalier d’Arcq »,
Revue Historique, vol. 250 / 2 (508), octobre 1973, p. 340.
6
Édouard Forestié, « Le comte de Sainte Foy Chevalier d'Arcq », Bulletin de la Société Archéologique et
Historique de Tarn-et-Garonne, T. VI, 1878, p. 28.
83
Mineure » qui expose les origines du récit et les conditions présumées de sa découverte. Le
narrateur clôt sa présentation par l’évocation du frontispice de l’ouvrage, présenté comme un
trésor à déchiffrer :
Le frontispice de l’exemplaire, qui nous est tombé entre les mains, porte une inscription,
où l’on trouve le nom de ce Prince, et celui de l’histoire dont nous parlons. Cet
exemplaire paraît être le même que celui qui lui fut envoyé : on y lit ces mots1 :

Le conte de Saint Foy d’Arcq confirme ainsi la mise en abyme comme un indice
important du sous-genre. En outre, comme les vignettes, le frontispice du Palais du Silence,
qui est significativement le premier texte sous-titré « conte philosophique », a une fonction
méthodologique : il engage le lecteur dans une démarche herméneutique et par là, l’invite à
profiter du silence de la lecture pour voir lucidement ce que la vie lui offre furtivement et ce
que sa conscience refuse plus ou moins de voir.

En conclusion, les frontispices des contes philosophiques témoignent du


développement d’une nouvelle conception du rapport entre la fiction (ou l’image) et sa
signification. L’allégorie, telle qu’elle était considérée au XVIIe siècle, instaurait un rapport
entre auteurs et lecteurs qui maintenait sans cesse une distance, semblable à la relation inégale
qui séparent les savants des ignorants : pour comprendre l’image (ou la fiction), le lecteur
devait avoir recours à un savoir extérieur (ou que la fiction pouvait lui délivrer in fine). Au
contraire, l’allégorie, telle qu’elle est considérée au XVIIIe siècle, c’est-à-dire davantage
comme une analogie, considère que le lecteur est capable de la décoder par lui-même, en
faisant appel à son entendement, à ses sentiments et à son expérience. Elle s’offre ainsi
comme une évidence, comme l’exprime Marmontel lui-même :
Le mérite de l'allégorie est de n'avoir pas besoin d'expliquer la vérité qu'elle enveloppe;
elle la fait sentir à chaque trait par la justesse de ses rapports. L'apologue, par sa naïveté,
doit ressembler à un conte puéril, afin d'étonner davantage, lorsqu'il finit par être une
grande leçon. Son artifice consiste à déguiser son dessein, et à nous présenter des vérités
utiles sous l'appât d'un mensonge frivole et amusant. C'est Socrate qui joue l'homme
simple, au lieu de se donner pour sage2.

1
On parvient difficilement à déchiffrer : « Ptolémée Philométor et Atrachyde le Cnydien, roi d'Alexandrie »,
Philippe-Auguste de Sainte-Foy d'Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique, op. cit.
2
Jean-François Marmontel, op. cit., p. 121.
84
Pour Marmontel, cette simplicité et cette naïveté rapprochent la fiction fabuleuse de
son lecteur : l’auteur n’est plus un sage qui délivrerait des leçons de vie, mais un homme
simple qui conte, à l’égal de son lecteur. Cette posture est bien sûr un jeu (« C’est Socrate qui
joue l’homme simple »), une illusion, laissant apercevoir par là que la quête de la vérité est
toujours renouvelée. En revanche, elle ne sera jamais donnée telle quelle au lecteur, il devra la
chercher seul, dans un dialogue avec lui-même (ou avec d’autres lecteurs). En outre,
l’évidence n’est pas la simplicité, elle passe même par un certain hermétisme : la fiction
engage le lecteur sur « un chemin1 », métaphore de la démarche philosophique d’élucidation,
ce que montrent les frontispices et les vignettes. Si la symbolique du XVIIIe siècle se
distingue de la symbolique humaniste, notamment par sa discursivité, opposée à la
synthétisation du texte et de l’image de l’ut pictura poesis, elle n’en garde pas moins une
dimension universelle : « si la symbolique subsiste comme idée d’une langue universelle,
c’est à titre d’outil philosophique, d’idéal qui tisse justement les relations entre les
disciplines2», comme l’affirme Anne-Elisabeth Spica. De fait, les vignettes et les frontispices
des contes à visée morale et philosophique rassemblent des outils hétérogènes, issus de
disciplines diverses et induisent une démarche herméneutique. Le sous-genre s’apparente
ainsi à une énigme, cet ensemble de « pièces à plusieurs faces qui peuvent s'ajuster et former
un ensemble ; mais il s'agit d'apercevoir dans leurs surfaces, bizarrement taillées, le point qui
doit les réunir3», comme le dit Marmontel dans ses Éléments de littérature : il compare même
l’énigme à une définition philosophique4. De fait, cette nouvelle catégorie du conte invite le
lecteur à faire œuvre de géomètre, à repérer les rapports entre la singularité des histoires et
leur portée universelle. De plus, l’association d’allégories contradictoires diffracte le sens et
confère aux contes moraux et philosophiques un certain hermétisme. Une telle obscurité est à
même de provoquer la sagacité du lecteur et d’aiguiser sa raison. Par conséquent, l’étude
iconographique montre que l’intention philosophique et morale de ces contes réside bien dans
leur structure et dans les modalités de lecture qu’elle induit, ce que confirme l’étude des
épigraphes.

1
Ibid.
2
Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique : l’évolution et les genres, 1580-1700, Paris, H.
Champion, 1996, p. 500.
3
Ibid., p. 478.
4
« L'énigme proprement dite est une définition de choses en termes vagues et obscurs, mais qui, tous réunis,
désignent exclusivement leur objet commun et laissent à l'esprit le plaisir de le deviner.[...] L'énigme, ainsi que la
définition philosophique ou oratoire, doit avoir un objet distinct et en convenir qu'à lui seul. », Jean-François
Marmontel, op. cit., p. 477.
85
I.II.2. Les épigraphes

Les épigraphes, inscriptions placées sous les titres, confirment le lien étroit entre les
contes à visée morale et philosophique et l’énigme. Elles se présentent elles-mêmes comme
des devinettes, proposant une définition ou une maxime faite à dessein, mais en termes
ambigus : ces mots qui font image invitent le lecteur au déchiffrement. Or des rapports
différents entre la sentence et sa signification apparaissent d’un conte à l’autre. Le tableau ci-
après répertorie les treize épigraphes relevées dans les textes du corpus.

1 1744 Duclos, Acajou et Zirphile Hic deludimus ineptos1

2 1748 H.B de Blanes, Néaïr et Melhoe, conte ou Jocamur, non laedimus2.


histoire, ouvrage orné de digressions

3 1751 Boureau-Deslandes, La Fortune, histoire Quis me uno vivit felicior, aut mage nostra hac,
critique Optandam vitam ducere quis poterit ?3 Catul.

4 1759 Anonyme, Le Télescope, petit conte moral Trahit sua quemque voluptas4, Virgile

5 1761 Marmontel, « Lausus et Lydie », dans Contes lausus equum domitor debellatorque ferarum. 5
moraux

6 1765 Anonyme, Feraddin et Rozéide, conte moral, Vitiis nemo sine nascitur : optimus ille est, qui
politique et militaire minimis urgetur6. Horace, Satyre III.

7 1766 Lezay-Marnezia, L'Heureuse Famille, conte Il laboure le champ que labourait son père. Racan.
moral

8 1767 Mercier, La Sympathie, histoire morale Virtus virtuti placet7. Sen.

9 1768 Suzanne Bodin de Boismortier, Histoires De toute fiction l’adroite fausseté/ Ne tend qu’à
morales faire aux yeux briller la vérité. Boileau ép. 9.
10 1769 Fontaine-Malherbe, Fables et contes moraux … Mutato nomine de te Fabula Narratur8.Hor.
11 1769 Gautier de Montdorge, Nadir, histoire orientale, Quid rides ? … Fabula de te narratur9.. Horace.
roman moral et politique, a licable aux mœurs
du jour
12 1775 Fulgence Bedigis, La Fille philosophe Il désunit les hommes quand ils sont assez foibles
pour ne le point approfondir. Bedigis, lett.6.
13 1776 Milcent, Azor et Ziméo, conte moral La Vérité, pour plaire, a besoin de la Fable.

1
« C’est ainsi que nous nous jouons des sots ».
2
« Nous plaisantons, mais nous ne blessons point. »
3
Catulle, Carmen, 107 : « Est-il un mortel plus heureux que moi ? Et qui pourra dire que rien ne soit plus
enviable que ma vie ? »
4
« Chacun est emporté par son penchant. »
5
« Lausus, dompteur de chevaux et chasseur de fauves », Virgile, L’Énéide.
6
Horace, Satire, Livre I, Satire III, « Car enfin vers le mal chacun a son penchant, Et le plus vertueux n’est que
le moins méchant. » (trad. Louis-Vincent Raoul, 1829).
7
« La vertu plaît aux vertueux. »
8
« En changeant le nom, ce sera ton histoire. »
9
« Tu ris ? … ce sera ton histoire. »
86
Le caractère polymorphe du sous-genre, qui regroupe des contes de tonalités et de
registres très variés, est de nouveau mis en évidence par ce tableau. Pourtant, la présence
d’épigraphes en tête de ces textes, aussi divers soient-ils, en particulier dans la deuxième
moitié du XVIIIe siècle, est le signe de la similitude de leur pacte de lecture. Les épigraphes
énoncent, de manière plus ou moins implicite, la signification de l’histoire qui suit. En ce
sens, elles ont la même fonction que les moralités placées au début de la fable : l’histoire est
alors l’illustration du précepte annoncé. Tout se passe donc comme si cette catégorie de
contes reconstruisait un pacte de lecture allégorique, pourtant dissous depuis la fin du XVIIe
siècle. Jean-Baptiste-Gabriel-Marie de Milcent rappelle même, en ouverture de son conte
Azor et Ziméo, conte moral (1776), que « la Vérité, pour plaire, a besoin de la Fable ». Ce que
confirme la citation de Boileau que Suzanne de Boismortier place en tête de ses Histoires
morales suivies d’une corres ondance é istolaire entre deux dames (1768) : « De toute
fiction l’adroite fausseté/ Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité ». De telles affirmations
n’avaient rien d’étonnant en tête d’un conte ou d’une fable, au XVIIe siècle, dans la mesure où
toute fiction narrative (conte, fable, mythe) était alors considérée comme une fiction
fabuleuse, porteuse d’une signification, ce qu’a théorisé le Père Le Bossu dans son Traité du
poème épique, publié pour la première fois en 1675. Cette revendication de l’allégorie à la fin
du XVIIIe siècle est donc le signe d’une réconciliation entre le conte et le sens. Certes,
l’histoire s’articule toujours avec une signification, mais leur rapport est désormais
volontairement obscur, comme l’illustre la laconique épigraphe inscrite en tête du conte de
Fulgence de Bedigis, L’Ouï-dire, placé à la suite de La Fille philosophe, conte moral (1775) :
« Il désunit les hommes quand ils sont assez foibles pour ne le point approfondir. »
L’épigraphe ressemble ici à une devinette, que l’on peut comprendre à condition de la mettre
en rapport avec l’histoire : l’anecdote morale raconte comment un jeune homme, rapportant
des médisances et des faits sans preuves, se trouve pris à son propre piège, contraint de se
justifier devant les personnes qu’il avait jugées sans vérifier ses sources. En outre, cette
épigraphe annonce d’emblée le lien entre la singularité de l’histoire et sa dimension
universelle : l’épigraphe construit un pacte de lecture qui n’est plus allégorique mais
analogique.
De fait, le lecteur est invité à chercher le sens non pas derrière le voile de l’histoire,
mais en lui-même. Plusieurs épigraphes insistent sur la similitude entre la situation du
personnage et celle du lecteur. Certaines l’interpellent directement et lui tendent un miroir
déformant : en 1769, Gautier de Montdorge (Nadir, histoire orientale, roman moral et
olitique, a licable aux mœurs du jour) et Jean Fontaine-Malherbe (Fables et contes

87
moraux) utilisent la même citation d’Horace (Fabula de te narratur1), qui invite le lecteur à
lire dans le conte sa propre histoire. Les références à l’auteur des Satires rapprochent ces
contes de la tradition moraliste : leur intention est de faire rire (ou du moins sourire) le
lecteur, pour l’éclairer sur son propre comportement. En revanche, d’autres épigraphes
énoncent des sentences philosophiques et présentent l’histoire qui suit comme le symbole de
la condition humaine. La question de la vertu, par opposition aux penchants destructeurs, est
récurrente. On la trouve en tête de Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire
(1765), du conte anonyme, Le Télescope, petit conte moral (1759) et du conte de Mercier, La
Sympathie, histoire morale (1767). Paradoxalement, ces maximes ne sont pas des exhortations
à être vertueux, mais des avertissements sur la difficulté à l’être. L’épigraphe entre ainsi en
apparente contradiction avec le sous-titre : le conte moral n’est pas un conte édifiant, mais un
tableau des mœurs. Le thème de la destinée, qui est au cœur du conte d’André-François
Boureau-Deslandes, La Fortune, histoire critique (1751), est annoncé par deux citations
contradictoires : la reconnaissance d’une vie heureuse, formulée par la phrase de Catulle,
s’oppose à la pensée commune, qui se plaint des caprices de la fortune, rapportée dans la
citation de l’ Histoire naturelle de Pline. Ces effets de contrastes placent le lecteur dans une
situation de doute et d’étonnement, propice à la réflexion philosophique. En ce sens, ces
épigraphes ont la même fonction que le « connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du
temple de Delphes2. Comme cette inscription, les épigraphes sont des engagements à la
tempérance et à la sagesse, en somme à la vertu, mais formulés de manière énigmatique. Leur
énonciation laconique rappelle d’ailleurs la concision des discours de Socrate : pour que la
« leçon » philosophique soit efficace, c’est-à-dire pour qu’elle incite le lecteur ou l’auditeur à
philosopher lui-même, elle ne doit pas être explicite, donnée clés en main. Au contraire, son
aspect hermétique fait entrer le disciple dans un processus herméneutique. Telle est bien la
démarche proposée par les contes à visée morale et philosophique.
Ainsi, les épigraphes, qui associent une maxime morale ou philosophique à un conte,
indiquent le caractère hybride du sous-genre : ce dernier unit deux discours apparemment
contradictoires, à savoir la fiction qui cherche à créer l’illusion du lecteur, et la philosophie,
qui, au contraire, cherche à le désillusionner. Cette union surprenante crée un effet de rupture
dans l’horizon d’attente du lecteur, dissensus susceptible de déclencher une réflexion et de
faire vaciller les préjugés. Si cette nouvelle catégorie du conte participe au développement de
l’esprit philosophique des Lumières, c’est par la confrontation des contraires et grâce à la
lecture analytique et critique qu’elle induit.

1
« Tu ris ? … ce sera ton histoire. »
2
Platon, Charmide, 164 D, traduction Louis-André Dorion, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 95.
88
I.II.3. Les préfaces

La confrontation des titres et des sous-titres aux textes, puis l’étude des frontispices
et des épigraphes ont mis en évidence l’existence d’une catégorie de contes qui, bien que très
divers, présentent un pacte de lecture et des éléments narratifs similaires. Ces deux approches
doivent désormais être confrontées aux discours des auteurs eux-mêmes, tels qu’ils les
développent dans les préfaces. Cette étude va, en outre, nous permettre de poursuivre la
délimitation du sous-genre. Le tableau ci-après répertorie les discours préfaciels des contes
qui constituent notre corpus1.

Date Auteur Titre Discours préfaciels

1 1697 E.Le Noble Contes et fables avec le sens moral Préface


2 C. Du Fresny Le Puits de vérité, histoire gauloise Avertissement au lecteur (3p.)
1698
3 1699 Madame de Murat Histoires sublimes et allégoriques Épistre [sic] aux Avertissement
fées modernes.
4 1736 T. de Saint- Histoire du prince Titi A.R Préface (2 p.)
Hyacinthe
5 1742 C.-P. J. de Le Sopha, conte moral Introduction (14 p.)
Crébillon
6 1744 C.Pinault Duclos Acajou et Zirphile Épître au public

7 1751 A.-Fr. Boureau- La Fortune, histoire critique Lettre préliminaire à Madame de


Deslandes Rob…
(33 p.)
8 1754 P. de Sainte-Foy Le Palais du silence, conte Avertissement Dissertation
d’Arcq philosophique 6 p. (ouvrage historique et
traduit du grec) critique sur
l’établissement
des Colonies de
la Grèce dans
l’Asie Mineure,
pour servir
d’introduction
au Palais du
Silence
(42 p.)
9 1759 Anonyme Le Télescope, petit conte moral Préface (11 p.)

10 1761 J.-Fr. Marmontel Contes moraux suivis d’une A ologie du Préface


théâtre

1
Les textes sont en annexe.
89
Date Auteur Titre Discours préfaciels

11 1763 Melle Uncy Contes moraux dans le goût de ceux de Préface (7 p.)
M. Marmontel, recueillis de divers
Auteurs
12 1764 Voltaire Contes de Guillaume Vadé Préface de Catherine Vadé
13 1765 Anonyme Feraddin et Rozéide, conte moral, Epître consécratoire au Préface
politique et militaire toujours invincible indispensable
sultan, mon maître
14 1765 A. Maton Mikou et Mézi, conte moral avec Préface (3 p.)
plusieurs pièces fugitives par M. M***
15 1765 N. Bricaire de Contes philosophiques et moraux Épître à la marquise de Préface 14 p.
La Dixmerie Polignac
16 1766 C.-Fr.-A. Lezay- L'Heureuse Famille, conte moral Lettres écrites à M. À Madame la
Marnezia Marmontel au sujet de …
Bélisaire
17 1767 L. Charpentier Nouveaux contes moraux ou historiettes Epître à sa femme (15 p.)
galantes et morales
18 1767 L.-S. Mercier La Sympathie, histoire morale Epître dédicatoire à Mademoiselle B***

19 1769 J.Fontaine- Fables et contes moraux Avertissement


Malherbe
20 1769 B. de Baines Le Passetems ou Recueil de contes Préface (21 p.)
intéressants, moraux et récréatifs
21 1770 C.-P. J. de Guliane, conte physique et moral traduit Avant-propos (15 p.)
Crébillon de l’anglais et enrichi de notes our
servir à l’intelligence du texte ar M…
22 1771 P. Barbe Fables et contes philosophiques Épître à Monsieur de Préface
Bourbon, comte de Buffet et
de Chalus, baron de Saint
Martin-du-Puys, et de Puy-
Agut, Maréchal des Camps et
Armées du roi, etc…. Elle a
pour titre « Fable : Le lierre
et le Chesne ».
23 1771 Melle de Morville Mes Délassemens ou Recueil de contes Préface
moraux et historiques, traduits de
différentes langues
24 1774 J-P-M. Le Clerc La Constance inimitable, ou Les Amours Préface
de Lindor et d’Anacréonte, conte moral
imité de Marmontel
25 1775 C.Compan Colette ou La Vertu couronnée par Préface
l’amour, conte moral
26 1776 Milcent Azor et Ziméo, conte moral Épître à M. D*** préface
27 1776 L.-S. Mercier Les Hommes comme il y en a peu et les Avertissement des éditeurs
génies comme il n’y en a oint, contes
moraux, orientaux, persans, arabes,
turcs, anglois, françois, etc, les uns pour
rire, les autres à dormir debout
28 1776 J.-L. Aubert Fables nouvelles Épître Avant- Avertissement
dédicatoire propos

90
L’inventaire des épîtres et des préfaces nous permet de faire d’emblée un constat :
assez peu nombreux jusque dans les années 1750, les discours préfaciels se multiplient et
s’accroissent dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ce qui nous conduit à faire
l’hypothèse d’une progressive conceptualisation du sous-genre. Les préfaces des contes à
visée morale et philosophique reprennent à leur compte les arguments de légitimation du
conte et du roman, mais elles témoignent également du nouveau rapport qui s’établit entre
auteurs et lecteurs, à partir de la fin du XVIIe siècle.
Le premier argument récurrent dans ces préfaces est la fonction éducative et morale
de la fiction, comme Eustache Le Noble le souligne dans la préface de ses Contes et fables
avec le sens moral (1697) : « Elle a donc une fin commune avec la Philosophie morale, c’est-
à-dire la correction des mœurs, en louant les bonnes et blâmant les mauvaises, aussi l’on y
voit toujours la vertu peinte avec avantage et le vice détesté1. » De même, dans la préface de
ses Contes moraux (1763), Melle Uncy souhaite que ses contes soient utiles et agréables au
public : « La vérité, lorsqu’elle est présentée sans ornement, nous importune, c’est une
lumière trop vive pour nos faibles yeux : de tristes moralités ne font souvent qu’aigrir nos
chagrins ; mais les images riantes de l’honnêteté et du vrai captivent notre attention : elles
nous instruisent en nous amusant2. » Pour ces auteurs, le conte moral du XVIIIe siècle semble
donc avoir la même visée que la fiction fabuleuse du XVIIe siècle : il cherche à montrer une
vérité utile, par le détour d’une fiction agréable. Tel était l’argument utilisé par Perrault pour
légitimer ses contes : le voile de la fiction « n’avait été choisi que pour les faire entrer plus
agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout ensemble3». Pourtant,
à la différence de l’allégorie, telle qu’elle est conçue au XVIIe siècle, le conte moral ne
cherche pas à délivrer une leçon de morale, mais à éveiller le lecteur sur ses propres défauts.
C’est ce qu’affirme Jean Fontaine-Malherbe dans son avertissement préalable à ses Fables et
contes moraux (1769) :
La morale mise en action fait sur l’ame une impression bien plus profonde que la morale
simplement mise en préceptes. Telle est la nature de l’homme, qu’il faut le tromper sans
cesse, et que pour lui faire aimer la vérité, il est nécessaire de la lui présenter sous l’appas
des fictions. Cette idée me donna celle de traiter ce petit nombre de Contes Moraux, que
l’on pourrait peut-etre aussi intituler Apologues héroïques. S’il arrivait que je fusse assez
heureux pour ne pas déplaire à mes lecteurs, et que dans la suite on adoptât mon idée, je
n’aurais pas pour cela l’orgueil de croire que j’eusse introduit un nouveau genre, mais je
goûterais le plaisir dont jouit un honnête homme, qui a le bonheur d’être utile aux autres4.

1
Eustache Le Noble, Contes et fables avec le sens moral, Amsterdam, G. Gallet, 1697, n. p.
2
Melle Uncy, Contes moraux dans le goût de ceux de M. Marmontel, recueillis de divers auteurs, publiés par
Mademsoielle Uncy, T.I Amsterdam/ Paris, 1763, p. vj.
3
Ibid.
4
Jean Fontaine-Malherbe, Fables et contes moraux en vers, par M. Fontaine, Londres ; et Paris, Vve Duchesne,
1769, avertissement, s.p.
91
On reconnaît ici la définition que La Fontaine donne du conte1. Corriger les mœurs
signifie ici désabuser le lecteur de ses objets trompeurs. Tandis que Jean Fontaine utilise les
histoires comme des « appâts », Marmontel cherche, quant à lui, à faire sentir « la folie des
hommes » grâce à la fiction, mais parce qu’elle est justement plus à même de montrer le
mécanismes des fictions, au sens d’illusions :
Je me proposai d’y faire sentir la folie de ceux qui emploient l’autorité pour mettre une
femme à la raison ; et je pris pour exemple un sultan et son esclave, comme les deux
extrémités de la domination et de la dépendance. […] L’idée singulière que les jeunes
personnes se font de l’amour, d’après la lecture des romans, et le chagrin qu’elles ont de
ne pas le trouver dans la nature tel qu’il est peint dans les livres, était un petit ridicule à
combattre ; et puis, sous deux points de vue, il fut le sujet de deux contes. Dans l’un, c’est
une femme mécontente de sa façon d’aimer. Dans l’autre, c’est une femme mécontente de
la façon dont elle est aimée2.

Il entend ainsi mettre en scène les contradictions de l’imagination, montrer ce qui


aveugle les hommes et les rend malheureux. L’opposition entre la folie et la sagesse, la fiction
et le réel, est ainsi renversée : la fiction n’est pas considérée comme le règne de la folie et de
l’invraisemblance ; au contraire, ces deux travers caractérisent l’absurdité des comportements
humains, que la fiction permet de dévoiler. Pour ce faire, le lecteur doit être placé face aux
contradictions humaines, en situation d’observateur et de juge, comme en témoigne l’emploi
des diptyques : « les deux extrémités de la domination et de la dépendance », les deux femmes
mécontentes l’une de sa façon d’aimer, l’autre d’être aimée. Le dispositif narratif que met en
place Marmontel conduit le lecteur à comparer les situations et à trouver un moyen de
dépasser le dilemme. Par conséquent, l’adjectif « moral » a bien changé de signification : il ne
s’agit plus de distinguer le Bien et le Mal, mais de faire une étude des mœurs, afin d’une part,
de rendre le lecteur conscient des mécanismes qui l’illusionnent, d’autre part, de rechercher,
derrière les différentes situations, l’expression d’une loi universelle et naturelle.
Les auteurs de contes à visée morale et philosophique ne prennent pas pour autant
une posture moralisatrice ; au contraire, ils proclament, paradoxalement, la frivolité et
l’insignifiance de leurs textes. Certes, cette posture est une stratégie de légitimation utilisée
également par le conte et le roman3 : elle est un moyen, pour les auteurs de fictions, de se
défendre face aux autorités religieuses, politiques et littéraires. Pourtant, cette insistance à se

1
« Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être./ Le plus simple animal nous y tient lieu de maître./ Une
morale nue apporte l’ennui ;/ Le conte fait passer le précepte avec lui. », Jean de La Fontaine, Fable I, L. VI,
Fables, éd. J.-C. Damon, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 181.
2
Jean-François Marmontel, Contes moraux, par M. Marmontel ; suivis d’une A ologie du théâtre, La Haye,
1761, préface, p. v.
3
Elisabeth Zawiska, « La préface dans les romans des Lumières », Romanic review, vol. 83, n°3, 1992., p. 281-
296, p. 291 ; « La République des Lettres ou l’empire de la rhétorique : une question de préface », dans Lumen,
travaux choisis de la société canadienne d’étude du XVIII e siècle, T. XII, Edmonton, Alberta, Canada, 1993,
p. 123-130 ; « Les préfaces romanesques des Lumières », Australian Journal of french studies, vol. 32 n°2,
Monach University, Victoria, Australian, 1995, p. 155-175.
92
placer du côté du frivole a assurément la même visée que les frontispices du conte de Duclos :
se démarquer d’une lecture naïve qui ne verrait dans ces fictions que des histoires anodines,
sans signification. Ainsi, en 1744, Duclos ne veut donner son texte « que pour un conte1 ».
Dans la préface de ses Contes moraux (1761), Marmontel reprend à son compte le mot de
Perrault2 : « Ce conte eut le succès que pouvait avoir une bagatelle3 ». Dans la préface des
Contes de Guillaume Vadé (1764), tandis que la cousine du soi-disant conteur lui demande
l’autorisation de publier ses « contes à dormir debout4 », Voltaire fait répondre à Vadé qu’il
n’a pas la prétention, avec ses « opuscules5 », ses « fadaises6 », de rivaliser avec les grandes
œuvres. Dans sa correspondance, le patriarche de Ferney présente lui-même Candide comme
une plaisanterie, voire une « coïonnerie7». La revendication de l’insignifiant n’est pas
seulement un stratagème, une protection contre les autorités : c’est du petit lui-même, de la
« sottise » dirait Duclos, qu’émerge le (ou plutôt les) sens. Nicolas Bricaire de La Dixmerie
refuse lui aussi de prendre « l’âpre ton du censeur8», renonce au « triste emploi d’instruire ».
Dans l’épître adressée à Madame de Polignac qui ouvre ses Contes philosophiques et moraux
(1765), il feint même d’avouer humblement :
Dans plus d’un tableau fantastique
Un sage d’autrefois peignit la vérité.
Je ne suis point sage, et j’eusse en vain
Tenté sa mission philosophique9.

Cette opposition entre la sagesse des auteurs passés, donneurs de leçons, et l’humilité
du conteur exprime bien la conception d’un Moderne, qui semble rejeter la fable didactique et
le dogmatisme de tout récit cherchant à instruire. Pourtant, ces affirmations entrent en
contradiction avec le titre de l’ouvrage, et avec la préface :
Le mot « philosophe » est devenu comme le passe-port banal de tous les ouvrages de ce
temps. Essais, Pensées, Réflexions, Amusements, Bagatelles, etc. tout est philosophique,
ou promet de l’être. Pourquoi des contes ne jouiraient-ils pas au moins de ce dernier
privilège ?10

1
Charles Duclos, Acajou et Zirphile, dans Contes, éd. Anne Defrance et Jean-François Perrin, Paris, Champion,
2008, p. 1342-1343.
2
Charles Perrault, « préface aux Contes en vers », dans Contes, op. cit., p. 49.
3
Jean-François Marmontel, « Préface », Contes moraux, par M. Marmontel ; suivis d’une A ologie du théâtre,
La Haye, 1761.
4
Voltaire, « Préface de Catherine Vadé », dans Contes de Guillaume Vadé, s.l., 1764, p. VI.
5
Ibid.
6
Ibid., p. VII.
7
D 8187.
8
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, Contes philosophiques et moraux, T. I, Londres/ Paris, Duchesne, 1765, p. 3.
9
Épître adressée à Madame de Polignac, ibid., n.p.
10
Ibid., p. 5.
93
Si les contes de Bricaire de La Dixmerie sont « moraux et philosophiques », ils ne
délivrent pas des maximes de comportement : au contraire, ils entendent susciter une réflexion
d’ordre philosophique et moral. Philosophique n’est donc pas didactique : comme Socrate, il
s’agit d’inviter le lecteur à trouver lui-même sa vérité.
Partant, si les thèmes et les situations qu’ils traitent sont « moraux », c’est qu’ils
mettent en scène des travers humains universels, déjà décrits par leurs prédécesseurs. Se
placer dans la lignée d’illustres ancêtres, qui se sont exercés dans les genres reconnus, est
aussi une manière de se défendre par anticipation contre les critiques. Ainsi, Madame de
Murat utilise cet argument d’autorité dans « l’avertissement » de ses Histoires sublimes et
allégoriques (1699). Elle précise qu’elle reprend les idées des contes d’un « auteur ancien1 »,
Les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, recueil imprimé pour la seizième fois en 1615.
Mais la reprise de topoï n’a pas qu’une fonction rhétorique : la récurrence des motifs moraux
est le signe d’un fonds humain universel, que le conte moral cherche à exprimer. Dans la
préface de ses Contes moraux (1761), Marmontel justifie l’invraisemblance de la scène de
réconciliation dans Le Mari Sylphe par le fait que c’est un ressort du théâtre, genre noble s’il
en est : « Le moyen de conciliation que j’ai pris est un peu singulier ; mais il est reçu au
théâtre : il n’y a de moi, dans cette fable, que les détails épisodiques, les caractères et la
moralité.2 » De même, Le Misanthrope corrigé est explicitement une réécriture de la pièce de
Molière. Pour Marmontel, cette permanence des scénarios d’un siècle à l’autre, d’un genre à
l’autre, confirme l’universalité des fonctionnements humains et des « sentiments de la
nature ». C’est d’ailleurs en menant une étude sur la comédie, sur les injonctions de Boissy,
que Marmontel a décidé de mettre en récit la critique des mœurs :
Enfin j’ai tâché partout de peindre, ou les mœurs de la société, ou les sentiments de la
nature ; et c’est ce qui m’a fait donner à ce recueil le titre de contes moraux. À la vérité
des caractères, j’ai voulu joindre la simplicité des moyens, et je n’ai guère pris que les
plus familiers3.

Marmontel refuse ainsi toute posture normative ou moralisante : il prend bien celle
d’un moraliste, c’est-à-dire celle d’un observateur « qui décrit les mœurs de façon souvent
critique et peu didactique4». Au contraire, un auteur qui chercherait à délivrer une « morale »
serait considéré comme un antiphilosophe. Telle est l’attaque contre laquelle le père Jean-
Louis Aubert se défend dans la préface de ses Fables nouvelles (1773), recueil qui intègre des

1
Mademoiselle de Murat, Histoires sublimes et allégoriques par Madame la Comtesse D**, dédiées aux fées
modernes, à Paris, chez Florentin et Pierre Delaulne, 1699.
2
Ibid.
3
Jean-François Marmontel, op. cit., p. xiij.
4
Pierre Schoentjes, article « Moraliste », Le Dictionnaire du littéraire, éd. P. Aron, D. Saint-Jacques et A.
Viala, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 396.
94
« contes moraux » à la fin de chaque livre : l’abbé reconnaît la portée philosophique des
fables de La Fontaine et la nécessité de s’adapter au goût de l’époque. Il précise même qu’il a
puisé ses sources dans les ouvrages de Montesquieu et de Voltaire. Le refus de la posture
d’auteur témoigne donc d’un nouveau rapport qui s’établit entre l’auteur et le lecteur : il ne
s’agit plus de susciter l’admiration du lecteur, ni de l’édifier, mais de déclencher sa réflexion.
L’auteur ne veut plus être un donneur de leçons, mais un passeur d’histoires, histoires qui
appartiennent à tout le monde et qui transmettent une philosophie de vie accessible à tous. De
manière significative, Voltaire ne fait pas apparaître son nom lors de la parution des Contes de
Guillaume Vadé (1764), laissant la paternité de ces récits à Guillaume Vadé, auteur mort en
1757 et connu à l’époque pour ses œuvres en style poissard et ses opéras comiques. Perrault
lui-même avait déjà refusé de paraître comme l’auteur de ses contes en prose, en les attribuant
à son propre fils, Pierre Perrault, comme en témoigne l’épître dédicatoire, signée P.P., de
l’édition de 1695. L’attribution à un enfant qui fut d’abord auditeur, et qui prend place dans
une chaîne de conteurs, dessine « un scénario d’appropriation que l’on doit lire comme
l’image inversée de la construction de l’autorité de l’auteur telle que les partisans des Anciens
la concevaient1 », selon Marc Escola. De la même façon, l’auteur de contes moraux et
philosophiques s’inscrit dans une lignée et place à son tour le lecteur dans une chaîne
d’énonciation, le rend actif et responsable de sa propre interprétation : l’existence de plusieurs
« auteurs », présentés dès lors comme des transmetteurs, voire comme des traducteurs, induit
également plusieurs lectures, dont aucune n’a plus de légitimité qu’une autre.
De manière significative, les contes moraux ou philosophiques sont fréquemment
présentés, dans les préfaces, comme des traductions d’un récit inconnu. Là encore, les auteurs
du nouveau sous-genre s’approprient le topos du manuscrit trouvé et lui confèrent une visée
subversive, comme l’illustrent les contes de Voltaire : Candide ou L’Optimisme, traduit de
l’allemand de M. le docteur Ral h (1759), prolongé en 1761 « avec les additions qu’on a
trouvées dans la poche du Docteur, lorsqu’il mourut à Minden, l’an de grâce 1759 »2,
L’Ingénu, histoire véritable tirée des manuscrits du père Quesnel (1767), Les Lettres
d’Amabed, etc, traduites ar l’abbé Tam onet (1769), Le Taureau blanc, traduit du syriaque
ar M. Mamaki, inter rète du roi d’Angleterre our les langues orientales (1774), Histoire de
Jenni ou Le Sage et l’Athée par M. Sherloc, traduit par M. de la Caille (1775). L’ironie de ces
titres a une fonction philosophique : détourner le topos du manuscrit sacré, c’est remettre en
cause la Parole divine, laisser le hasard modifier le cours des destinées : « l’emploi voltairien

1
Marc Escola, op. cit., p. 67.
2
Voltaire, Romans et contes, éd. F. Deloffre, J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1979, p. 839-840.
95
du topos se rattache à un refus de la métaphysique1», selon Christian Angelet. En outre,
attribuer ironiquement à des abbés ces contes corrosifs à l’égard des « fables2 » du
christianisme, c’est également assimiler les récits bibliques à des contes, que chacun peut
interpréter à sa façon ; c’est donc les réduire à de pures fictions, et faire douter de leur
« vérité ». Simultanément, assimiler la création fictionnelle à une traduction, c’est aussi
inviter le lecteur à faire œuvre lui-même de décryptage. On retrouve donc bien là le double
aspect des contes philosophiques : une histoire d’apparence insignifiante, dont le
déchiffrement induit l’éveil de la conscience des lecteurs.
Les contes à visée morale et philosophique utilisent en effet le topos du manuscrit
trouvé comme un outil au service de la critique des dogmes religieux, au point qu’il en
devienne un signe du caractère subversif de l’ouvrage, et donc un indice du sous-genre. Ainsi,
l’auteur anonyme de Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire (1765) se
présente ironiquement comme l’héroïque sauveur de l’ouvrage, qui manquait être brûlé dans
un incendie, un conte indien, le « manuscrit du fameux Kakar-beeck », dont il offre la
traduction : « par amour pour mon auteur, n’ayant nulles prétentions, je lui donne tout le
succès de l’ouvrage, bien entendu que, s’il tombe, on aura la bonté de s’en prendre à lui.3 » La
préface précise que le conte a été trouvé dans un portefeuille, le « trésor » du narrateur, avec
trois autres ouvrages :
Le premier traitait de l’Antiquité et de l’Orthodoxie de la religion des Indes : le second
était une critique soutenue des différents cultes qui existaient alors ; un parallèle de l’un à
l’autre concluant pour la Religion naturelle, avec d’amples commentaires sur les abus de
confiance, les superstitions, les vices, les dissolutions des ministres qui servaient la
Divinité. Le troisième était politique : dans sa première partie, il analysait les différents
systèmes de gouvernement de l’Asie, démontrait que l’équité seule doit entreprendre une
guerre, la générosité la soutenir, la gloire la terminer ; que le meilleur gouvernement est
celui qui rend le peuple plus heureux ; que la nation, toujours occupée de la grandeur de
son Prince, devait en attendre qu’il le fût toujours de ses besoins4.

Bien que ces ouvrages ne soient que des « misères », voilà formulés les principes et
la démarche de la philosophie des Lumières : comparaison des mœurs et des religions,
reconnaissance d’une religion naturelle, dénonciation des superstitions, lutte contre l’injustice
et pour l’équité, recherche du bonheur collectif comme condition du bonheur individuel. La
place du conte moral et politique auprès de ces ouvrages théoriques et subversifs est fortement
symbolique et annonce métonymiquement sa dimension critique : ces livres doivent

1
Christian Angelet, « Le topos du manuscrit trouvé : considérations historiques et typologiques », dans Jan
Herman et Fernand Hallyn, Le To os du manuscrit trouvé : actes du colloque international, op. cit., p. XLI.
2
Voltaire, Dictionnaire philosophique, op.cit., p. 126.
3
Anonyme, Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire, première partie, à Gaznah, chez Fidèle,
imprimeur ordinaire à la Cour, L’an 1167 de l’Hégire et de l’Ère chrétienne 1765, p. XII.
4
Ibid., p. VI.
96
significativement « leur salut » à cet auteur anonyme qui les a sauvés d’un incendie,
métaphore euphémistique du bûcher. Dès l’épître dédicatoire, l’auteur s’oppose d’ailleurs aux
discours religieux : « j’ignore cet art séducteur que nos cadis et nos imams enseignent à la
jeunesse1. » En outre, le cadre fictionnel de la préface conduit à lire le manuel militaire,
présentant la stratégie à suivre dans la guerre pour l’équité, comme un véritable art poétique.
La stratégie militaire consiste, non à attaquer l’ennemi de front, mais à creuser un souterrain,
dont on peut choisir l’ouverture : « Pendant cette manœuvre, un corps de troupes amuse
l’ennemi, ou l’inquiète ; et le gros de l’armée déjà passé, sans qu’il s’en soit douté, le prend
en flanc, en queue, l’attaque par tous les points, et, ce qui suit, sans être obligé de le dire, le
taille en pièces2. » Le lexique du langage – que confirme le titre de l’ouvrage, L’Élixir de l’art
militaire- assimile stratégie militaire et dispositif littéraire : le conte philosophique s’engage
dans une lutte contre les préjugés et contre l’intolérance religieuse, en évitant l’attaque
frontale de la satire.
Sous l’apparence d’un conte inoffensif, se développe effectivement, dès la préface,
une virulente critique des dogmes, notamment religieux. Ainsi, dans la préface des Contes de
Guillaume Vadé (1764), derrière l’éloge de Vadé et la justification de la publication de ses
contes, Voltaire tourne en dérision de manière féroce les détenteurs de l’autorité religieuse,
politique et littéraire. La Sorbonne est considérée comme responsable de la mort de Vadé :
« j’attendais la permission de la Sorbonne, et je vois bien qu’il faut que je meure pour avoir
été trop scrupuleux3 », dit Vadé lui-même. L’histoire de Jérôme Carré, cousin et soutien de
Vadé, illustre la cupidité des religieux et leur dangereuse intolérance : à la veille de sa mort, il
fait part de ses cas de conscience à Frère Giroflée, l’abbé fictif, tout droit sorti de Candide, et
lui raconte comment, une fois les jésuites chassés, les patrons qu’ils lui avaient donnés lui
sont apparus répréhensibles. La discussion sur les noms de baptême, apparemment sans
importance, dévie sur une considération des différents ordres religieux, leur intolérance et leur
vénalité : « à chaque saint qu’il [Jérôme Carré] proposait, il demandait quelque chose pour
son couvent ; car il savait que Carré avait de l’argent4 ». Jérôme Carré raconte alors à Frère
Giroflée le conte-apologue des aumônes du roi d’Espagne, qui se conclut par le proverbe
suivant : « Il vaut mieux avoir à faire à Dieu qu’à ses saints 5. » Dans le cadre du conte-
apologue, la maxime a certes un sens figuré ; mais, prise au sens littéral, elle est l’expression
de la conception voltairienne de la religion naturelle (dans une perspective déiste, il vaut

1
Ibid., p. II.
2
Ibid., p. VIII-IX.
3
Voltaire, Contes de Guillaume Vadé, s.l., 1764, p. V.
4
Ibid., p. XV.
5
Ibid., p. XVI.
97
effectivement mieux avoir à faire à Dieu, qu’à ses prophètes). L’effet comique réside dans la
simultanéité de ces deux interprétations. Cette maxime est ainsi significative du mode de
lecture induit par le conte philosophique : il invite le lecteur à le prendre dans tous les sens,
aussi bien symbolique que littéral.
Par ailleurs, certaines préfaces s’apparentent à de véritables essais. Ainsi, Philippe de
Sainte-Foy d’Arcq introduit son conte par une longue « dissertation historique et critique sur
l’établissement des Colonies de la Grèce dans l’Asie Mineure, pour servir d’introduction au
Palais du silence1», qui place le récit dans le contexte historique et politique de la Grèce
antique, plus précisément lors de l’installation des colonies grecques en Asie Mineure.
L’auteur fait œuvre ici non seulement de traducteur (le récit est un « monument de la
littérature grecque », resté jusqu’alors inconnu, que l’auteur souhaite rendre au public), mais
aussi d’historien : il rend compte des discussions qu’il a eues avec d’autres chercheurs sur
l’origine de l’ouvrage et sur l’identité de l’auteur ; il présente leurs différentes conjectures et
les raisons qui les ont conduits à rejeter certaines hypothèses. L’intention de l’auteur est donc
cognitive : il s’agit de « fournir, par la suite, aux Gens de Lettres, de nouvelles lumières, sur
les premiers âges de la Grèce, pays fertile en hommes illustres2». L’histoire qui suit cette
dissertation a la même fonction que celle accordée aux mythes aujourd’hui : elle permet de
comprendre les croyances et les fonctionnements de la pensée de ces peuples. Le topos du
manuscrit trouvé prend ainsi une dimension anthropologique. Invité dans la quête à la fois du
sens et de l’origine de l’ouvrage, le lecteur se trouve placé dans une démarche de chercheur,
d’archéologue ou d’anthropologue. Telle est également l’intention d’Alexis Maton, dans la
préface de son conte moral, Mikou et Mézi (1765):
On le prévient aussi que l’auteur s’est moins attaché à faire un roman, qu’à donner un
précis de la religion, des mœurs et du gouvernement de Siam.[…] Si ce mélange de
vérités et de fictions, de morale et de gaieté, était du goût de nos dames, qui, pour notre
bonheur, ne sont que rarement politiques ou philosophiques ; on se promettrait de les
faire voyager à peu de frais, et en beau chemin, chez des nations presque ignorées,
d’autant plus singulières et barbares à la vérité, que leur sexe y est sans empire, parce que
sans doute, il n’a point leurs charmes3.

La caution scientifique est certes un topos de valorisation de l’ouvrage, mais il est


intéressant de voir comment au seuil de la fiction, Maton présente son récit comme un voyage
dans un fauteuil : le conte transporte le lecteur dans un pays éloigné et lui fait découvrir
d’autres mœurs, d’autres coutumes politiques. C’est aussi l’intention de Nicolas Bricaire de
La Dixmerie dans la préface de ses Contes philosophiques et moraux :

1
Philippe-Auguste de Sainte-Foy d'Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique. T. I, op.cit., p. 9-42.
2
Ibid., p. 11.
3
Alexis Maton, Mikou et Mézi, conte moral, La Haye/ Paris, Durand-neveu, 1765.
98
Si quelque chose doit faire valoir ce recueil, c’est, sans doute, la variété qui y règne. J’ai
osé prendre tous les tons, et parcourir tous les climats. J’ai peint jusqu’aux mœurs et aux
amours des sauvages, nouveauté qui a paru plaire. J’ai consulté les usages de chaque pays
où j’ai placé l’intrigue de tel ou tel conte. Chacun d’eux est un tableau fidèle. C’est peut-
être le seul moyen de donner à ces sortes de productions une consistance qu’elles ne
peuvent tenir de leur propre nature. C’est en même tems soumettre ses acteurs à
l’observation du costume1.

Bricaire de La Dixmerie considère le conte comme un outil de connaissance, comme


une science de l’homme, qui présente les différences de mœurs et de coutumes politiques. La
fiction revêt donc une fonction cognitive et anthropologique et sa lecture doit être active : la
dernière phrase de l’extrait exprime le retour réflexif qu’induit la lecture du conte
philosophique. Le décalage opéré par le cadre fictif favorise une prise de distance, propice à
l’éveil de la conscience : le lecteur observe la scène du monde et découvre les codes, les rites,
les conventions de la vie en société. André-François Boureau-Deslandes, dans la lettre
préliminaire à Madame de Rob…, placée en tête de La Fortune, histoire critique (1751),
développe également une longue dissertation en guise d’introduction de son conte
philosophique. Il trace l’histoire de la croyance et notamment de la manière dont les hommes
conçoivent et représentent la Fortune depuis l’Antiquité. Le discours prend progressivement
une dimension philosophique et morale. Dans l’Antiquité romaine, la déesse païenne
représentait les aléas de la vie ; or elle est devenue l’objet d’un véritable culte, chacun
expliquant son propre sort par la bienveillance ou la malveillance d’une soi-disant divinité,
contredisant les principes du christianisme qui ne reconnaît qu’un seul Dieu. La
démonstration se clôt sur l’exemple du Duc d’Epernon, gouverneur de Normandie, partisan de
la Ligue, qui, alors que la « Fortune » lui a délivré, toute sa vie, richesses et gloire, est mort
disgracié, au milieu des peines que ses ennemis ont cherché à lui procurer. L’exemple illustre
ainsi la thèse de Pline, présentée en épigraphe. L’enjeu d’une telle préface est double. Tout
d’abord, Boureau-Deslandes ne cherche pas à légitimer son conte, dont il ne parle pas ; mais il
rend le lecteur disponible à une réflexion d’ordre philosophique sur les conditions du bonheur,
sur le destin et sur l’inconstance de la fortune, que l’homme ne maîtrise pas. En outre, ce
parcours historique lui permet, en filigrane, de dénoncer les superstitions et les croyances qui
conduisent à confondre le signifié et le signifiant, la réalité et sa représentation, tout en faisant
l’éloge, implicite, de l’emploi symbolique que les anciens faisaient de leurs mythes. Les
dissertations introductives de Sainte-Foy d’Arcq et de Boureau-Deslandes et les préventions
de Maton et Bricaire de La Dixmerie montrent donc comment les auteurs de contes moraux et
philosophiques introduisent, au cœur du discours très conventionnel de la préface, des signes

1
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, op. cit., p. 11.
99
de leurs intentions et de leur posture : transmettre au lecteur un savoir sur les croyances des
peuples et lui offrir une expérience de discernement.
Cet éveil de la conscience du lecteur passe non seulement par une mobilisation de sa
raison, mais également par un appel à sa sensibilité. Dans la préface de ses Contes en vers,
Perrault reconnaissait déjà le rôle des sentiments dans l’éducation morale du lecteur. Tandis
que le malheur subi par le héros ou l’héroïne suscite larmes et abattement, la punition des
méchants et le bonheur retrouvé du héros et de l’héroïne provoquent au contraire joie et
soulagement : de ces « semences » naîtront de « bonnes inclinations1 ». Les auteurs des contes
à visée morale et philosophique admettent également que la communication des émotions est
un moyen efficace pour insinuer des idées morales au lecteur et induire un changement de
comportement. Un tel argument devient un topos central des préfaces des contes moraux tout
au long du XVIIIe siècle, ce qu’illustre l’épître à Mademoiselle B*** de Louis-Sébastien
Mercier, qui précède La Sympathie, histoire morale (1767) :
J’ai vû fréquemment, et surtout prés de vous, que la bienfaisance et la générosité sont des
sentimens naturels qui existent dans toute leur pureté, que l’Amitié, la Compassion, la
Reconnoissance, la franchise, ne sont pas des chimères, comme ces subtilités
philosophiques, qui, à force d’analyser les vertus dans le creuset, les réduisent toutes en
fumée. […] Quel cœur monstrueux n’a jamais senti cette sympathie tendre qui le lie aux
autres êtres, qui n’a pas connu la douceur de faire le bien ? Quoi ! la bonté seroit
étrangère à l’homme. Insidieux moraliste, tu lui fais un injuste outrage !2

La démonstration de Mercier repose apparemment sur les mêmes arguments que


ceux de Perrault : on retrouve l’exemple visuel de la scène d’empathie et l’indignation par
opposition à la froideur des raisonneurs. Mais Mercier ajoute un argument supplémentaire, à
savoir la « sympathie », c’est-à-dire un sentiment d’égalité face à la souffrance. La même
année, Louis Charpentier, dans la préface de ses Nouveaux contes moraux (1767), reprend
également l’argument des retentissements moraux et sociaux des sentiments : « La jeunesse y
puise des principes de décence et de vertu, et des exemples de modération, d’humanité et de
bienfaisance3». Ces deux exemples montrent l’évolution qui s’opère au cours du XVIIIe
siècle : le lexique du lien et du partage des émotions exprime le nouveau rapport qui s’établit
entre lecteurs et personnages. Alors que dans les contes de Perrault, terreur et pitié induisent
soit un mouvement de rejet soit une posture de supériorité de la part du lecteur à l’égard des
personnages, les contes moraux cherchent à répandre un sentiment « d’humanité » et
s’appuient sur cette reconnaissance mutuelle qui permet de ressentir la douleur ou la joie

1
Charles Perrault, « Préface aux contes en vers », Contes, éd. Jean-Pierre Collinet, op. cit., p. 52.
2
Louis-Sébastien Mercier, La Sympathie, histoire morale. Par M. Mercier, Amsterdam, Zacharie, 1767, p. 5-6.
3
Louis Charpentier, Nouveaux contes moraux ou historiettes galantes et morales par M. C*** [Charpentier],
Amsterdam et se trouvent à Paris et à Dijon, Delalain Veuve Coignard et Frantin, 1767. 1 vol., p. ix.
100
d’autrui, ce que le XVIIIe siècle nomme « sympathie » : ce ne sont plus ni la terreur ni
l’admiration qui constituent le modèle de l’émotion esthétique, mais « l’intérêt individuel
d’homme à homme1», selon l’expression de Marmontel. Le refus de l’attaque directe de la
satire et la reconnaissance de l’équité des hommes face à leurs faiblesses et à leurs
complexités, thèmes récurrents dans les préfaces2, est le signe d’un nouveau rapport qui
s’établit entre l’oeuvre et son public : il témoigne du « partage mutuel du simple sentiment
d’être homme3 », selon l’expression d’Hélène Merlin, partage que permet la littérature en
général, et le conte moral et philosophique en particulier.
Le sous-genre participe en ce sens à l’établissement d’un nouveau mode de
sociabilité et à l’expansion des Lumières, comme le revendique Louis Charpentier4. Dans la
préface de son recueil de Nouveaux contes moraux (1767), il remarque l’apparition de
nouvelles fictions narratives, à qui on doit une « révolution dans l’esprit » et dont il donne une
définition :
On tire ses sujets […] dans des penchants doux et honnêtes, dont le jeu simple et naturel
inspire l’amour de l’ordre et de la sagesse, et répand le ridicule, ou l’infamie, sur tout ce
qui les blesse. On ne prend plus ses héros dans ces états, dont l’élévation n’enfante que
des incidents de chevalerie. On les choisit dans une classe d’homme, dont les sentiments
sont moins altérés par les préjugés de la naissance, et par l’habitude de la mollesse. La
scène est presque toujours à la campagne5.

Le conte moral se définit donc par une classe de personnages (la bourgeoisie par
opposition à la noblesse des grands genres), un lieu (la campagne, par opposition à la ville,
lieu de la noblesse et de la corruption) et une visée (inspirer l’amour de l’ordre et la sagesse,
par opposition au dégoût ou à la moquerie). Pour Charpentier, cette nouvelle route suivie par
la fiction est liée à l’expansion de « l’esprit philosophique », c’est-à-dire la raison, argument
qui ne convainc pas sa femme. La préface n’est pas un discours homogène pris en charge par
une seule instance auctoriale, mais rend compte d’un débat littéraire entre Charpentier et son
épouse. Alors qu’il considère l’histoire littéraire comme une marche de l’esprit, comme un
éclairement progressif des consciences, elle lui rétorque que la raison s’est montrée bien

1
Jean-François Marmontel, « Éloquence poétique », Éléments de littérature, éd. Sophie Le Ménahèze, Paris,
Desjonquère, 2005, p. 468.
2
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, « À Madame la marquise de Polignac », Contes philosophiques et moraux,
T.I, op.cit..
3
« Le public n’est plus, ni sur scène, ni dans la salle, ni dans la vie, une communauté hiérarchiquement ordonnée
dont les membres doivent, lors de la représentation théâtrale, éprouver le désir exaltant du dépassement de soi,
du sacrifice de leur particulier, mais un collectif de particuliers que la représentation théâtrale fait éprouver tel
par le partage mutuel du simple sentiment d’être homme. » Hélène Merlin, Public et littérature en France au
XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 385. (C’est Hélène Merlin qui souligne).
4
« Les lumières du siècle, cet esprit philosophique qui gagne de proche en proche, et se répand dans tous les
ordres de l’état. Car que ne lui attribue-t-on pas ? Cette boussole, te disais-je, en montrant le ridicule d’anciens
préjugés, a fait revivre le goût de la retenue et de l’honnêteté », Louis Charpentier, op. cit., p. 9.
5
Ibid., p. 7.
101
incapable de civiliser les mœurs, et que seul le sentiment peut avoir une influence sur les
comportements : « Je suis persuadée que le sentiment, ce premier mobile de nos actions et de
nos pensées, doit avoir l’influence la plus directe et la plus absolue sur nos mœurs 1. » En
lectrice de Locke et des sensualistes, la femme de Charpentier considère le sentiment comme
premier dans la constitution des idées, et la raison comme seconde, et reconnait par-là la
puissance cognitive de la fiction narrative. Si fiction et savoir sont réunis, c’est que la
première n’est plus seulement un voile, un masque, mais un moyen de faire accéder à une
vérité. Ainsi s’explique l’apparition d’une nouvelle catégorie de contes, que puisse investir
cette nouvelle morale (ou philosophie).
Ce sous-genre s’oppose aussi bien à la satire directe, qui attaque et reçoit en retour la
critique virulente des personnages touchés, qu’au roman. À la différence de ce dernier, le
conte moral ne relève pas de la mimésis, il est au contraire le lieu de l’esquisse : « pour moi,
j’ai mieux aimé détourner les yeux de sur mes modèles, que de les peindre trop
ressemblants2», affirme Marmontel, qui, dans la préface de ses Contes moraux, propose une
conceptualisation du sous-genre, par contraste avec les genres existants. Mais la
schématisation du conte n’en permet pas moins d’exprimer une « vérité des caractères » et
d’être « la plus naïve imitation de la nature dans les mœurs et dans le langage ». Comment
expliquer ce paradoxe ? Comment le conte, en revendiquant sa fictionnalité, peut-il prétendre
atteindre une vérité ? C’est qu’il n’est pas réaliste, mais symbolique :
Ainsi un petit serin me sert à détromper et à guérir une femme de l’aveugle passion qui
l’obsede ; ainsi quelques traits changés à un tableau réconcilient deux époux ; ainsi la
nouvelle du jour, le spectacle, le jeu, la promenade, sont les épreuves qui développent les
caractères des deux amans, et qui éclairent une jeune personne sur le choix d’un époux
digne d’elle3.

Marmontel affirme ici l’analogie qui s’établit entre les expériences littéraires et les
éléments narratifs symboliques, grâce auxquels les personnages prennent conscience de leurs
erreurs : il s’agit dans les deux cas de favoriser la compréhension de soi par une mise à
distance et grâce au langage symbolique. La conscience de soi a besoin d’un médiateur, pour
dépasser les « mésinterprétations » de la conscience fausse. Or l’herméneutique, comme
déploiement des significations, permet de saisir la complexité de l’être.
Mais une distinction apparaît entre le conte moral et philosophique et le conte
allégorique, qui ont pourtant tous les deux recours aux symboles. Dans la préface de La
Pudeur, histoire allégorique et morale (1739), Brunaubois-Montador note que, dans un conte

1
Ibid., p. 14.
2
Marmontel, Préface, Contes moraux (1761), op. cit., p. ix.
3
Ibid., p. xij.
102
allégorique comme le sien, le personnage est « métaphorique ». De fait, c’est un conte
étiologique qui raconte la naissance et la croissance de Pudeur, l’idée abstraite étant ainsi
personnifiée :
Je me contenterai de faire observer généralement, qu’il ne faut jamais perdre de vûe quel
est le Caractère dominant du Personnage Métaphorique, qu’il faut examiner chacune de
ses actions, et toujours les niveler au Rôle qu’il joüe. Ainsi, quand on verra Junon, qu’on
se souvienne que c’est l’Orgueil ; que l’on n’oublie point que Minerve est la sagesse, etc
et que sur les Notions qu’on a de ces differens Caractères on interprète toutes les
Démarches de ceux ou de celles par qui ils sont personnifiés. Par exemple, quand on verra
Cupidon s’applaudir des Foiblesses qu’il suppose à Diane pour Endimion, ce qui est
fondé sur la fable, qu’on se rappelle que l’Amour est avantageux, et se vante souvent de
plusieurs Conquêtes qu’il n’a point faites. Et ainsi du reste, qui sera fort aisé pour ceux
qui sont familiarisés avec l’Histoire Poëtique1.

De cette manière, l’auteur établit un rapport de conformité entre la fiction et l’idée


morale développée, la première n’étant que l’incarnation concrète de la seconde. Les
personnages ont donc un caractère homogène et un seul rôle à jouer. Ce dernier est déterminé
par la Fable, par la tradition. Au contraire, le conte moral et philosophique met en scène des
personnages, certes dessinés à grands traits, comme dans le conte en général, mais
complexes : ils représentent les contradictions humaines.
Les adjectifs « moral » et « philosophique » apparaissent d’ailleurs comme des
synonymes de « varié », voire de « contradictoire », et même de « fantaisie » et de
« merveilleux ». Dans la préface de son recueil, Le Moyen d’ tre heureux ou Le Temple de
Cythère, avec les avantures de Chansy et de Ranné (1750), François de Rivière annonce ainsi
le conte philosophique Ranné et Mascave :
La troisième est une imagination philosophique, allégorique, poétique ; il est peu
d’ouvrages plus philosophiques, il en est peu de plus frivoles, de plus fous, où il est plus
de sublimité, et plus de simplicité, plus de ces choses qui étonnent, qui ravissent, et
d’autres qui soient plus dans l’ordre ordinaire des communs événements2.

Pour François de Rivière, le merveilleux et la fantaisie ne consistent pas dans des


aventures extraordinaires ou féeriques, mais bien dans le récit d’événements quotidiens, ce
que synthétise l’oxymore de la « sublime simplicité ». Est philosophique, dans le cadre d’une
fiction, ce qui unit les contraires, le sublime et le banal, le sérieux et le frivole, voire qui fait
surgir la surprise et l’étonnement de la simplicité et de l’ordinaire. Les auteurs de contes
moraux ou philosophiques revendiquent leur volonté de donner naissance à un genre nouveau
dont la variété est considérée comme un critère esthétique. Brunet de Baines, dans la préface

1
Jean-Florent-Joseph de Neufville de Brunaubois-Montador, La Pudeur, histoire allégorique et morale, Paris,
P. Simon, 1739, s.p.
2
François de Rivière, Le Moyen d’ tre heureux, ou Le Temple de Cythere, avec les avantures de Chansi et de
Ranne, Amsterdam, chez Pierre Mortier, 1750, avertissement, s.p.
103
du Passetems, ou Recueil de contes intéressants, moraux et récréatifs, prône le mélange des
registres : « un recueil de contes doit ressembler à une table bien servie ; il faut que chacun y
trouve de quoi flatter son appétit1 ». C’est justement dans cette esthétique du « pot-pourri »,
pour reprendre le titre d’un conte voltairien, que ces récits trouvent leur fondement moral et
philosophique. Tous ces textes si divers ont en commun non des règles d’écriture, mais bien
une visée : utiliser la diversité et la complexité humaine (aussi bien les vices que les vertus)
comme matière à penser, et engager le lecteur, grâce à une démarche herméneutique, à
s’interroger sur lui-même. Dans l’épître dédicatoire de ses contes, Bricaire de la Dixmerie
présente son ouvrage comme :
[…] un tissu varié de portraits, d’incidents,
De fictions, de sentiments,
Recueil informe et bizarre assemblage,
Où figurent en même temps
Et la faiblesse et le courage
Les vices, les vertus, les travers séduisants
Contrastes, hélas ! si frappants,
Et de l’Humanité trop ressemblante image!2

Cette présence simultanée des contraires a pour effet d’empêcher toute posture
manichéenne et de dépayser le quotidien. Le conte philosophique invite le lecteur à porter un
regard neuf sur ce qui l’entoure et cherche à lui faire prendre conscience que sa vérité dépend
de son point de vue : « le Conte charmant d’Annette et Lubin, nous dit Bricaire de La
Dixmerie, renferme plus d’un excellent trait de moral ; il ne faut que savoir les saisir. […] Le
Géomètre aperçoit des courbes où d’autres ne voient que des lignes droites. Une fleur n’est
qu’une fleur pour le papillon : c’est un riche patrimoine pour l’abeille3». La « leçon » du
conte n’est donc plus cachée sous le voile de la fiction selon un dispositif allégorique, c’est au
lecteur de lire autre chose que ce qui est écrit, de changer son regard afin de trouver une autre
vérité, et ce dès le seuil de l’ouvrage. Les préfaces des contes à visée morale et philosophique
amènent effectivement le lecteur à expérimenter cette double lecture.
Significativement, la question de l’exégèse est très fréquente dans les préfaces. On
trouve ainsi la métaphore rabelaisienne de la quête du sens dans la préface des Contes et
fables avec le sens moral, d’Eustache Le Noble (1697) : « mais ce n’est pas à son écorce qu’il
faut s’arrêter, il faut casser le noyau pour en tirer l’amande et briser l’os pour en sucer la
moelle, c’est au sens moral qu’elle renferme qu’on doit s’attacher, c’est aux corrections que

1
Brunet de Baines, Le Passetems, ou Recueil de contes intéressants, moraux et récréatifs, à Londres et à Paris,
chez Louis Cellot, 1769, préface p. XVII.
2
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, Contes philosophiques et moraux, op. cit., p. 13-14.
3
Ibid., p. 6.
104
l’on en peut tirer pour sa conduite1. » Tel est également le sens de la métaphore récurrente du
puits. Charles Du Fresny en fait même le titre de son ouvrage, Le Puits de la vérité, histoire
gauloise (1698) :
J’avertis le Lecteur que j’ai oublié le nom du Philosophe qui a dit que la Vérité était
cachée dans un Puits ; il est sûr que quelqu’un l’a dit, cela suffit pour autoriser le titre de
mon Livre. […] A l’égard de certaines fictions allégoriques qui conviennent fort bien au
titre, si elles ne sont pas vraies, au moins renferment-elles des vérités. Je souhaite que ces
vérités ne soient point trop vraies pour ceux qui craignent tout ce qui a l’air de satire,
quelque douce qu’elle soit2.

La préface joue sur les différentes significations de l’expression « puits de vérités » :


titre de l’histoire, elle désigne métaphoriquement la démarche herméneutique. Le lecteur est
invité à déchiffrer l’histoire pour trouver la clé de l’énigme et la signification du récit.
L’auteur anonyme du Télescope, petit conte moral (1759) utilise à son tour la métaphore du
puits : « Le beau, le bon, à mon grès, n’est que dans le vrai, mais où est ce vrai ? Dans le
fonds d’un puits3», affirme-t-il dans son « avertissement au lecteur ». En effet, l’auteur
anonyme présente le récit qui suit comme la preuve d’une maxime générale :
Le plus hardi de nos auteurs,
L’étonnement de ses lecteurs,
Que dans son livre rien n’arrête,
Nous dit, nous crie à pleine tête,
Qu’absolument nous ne voyons
Rien qu’à travers nos passions.
(Ce sentiment n’est pas si bête)
Mais de peur que nous n’en doutions
Il le prouve par cette histoire :
Serait-on damné pour la croire ?4

Le lexique de la preuve semble définir la lecture comme la quête d’un sens, les
éléments narratifs étant considérés commes des signes de l’idée directrice. Or l’énumération
hyperbolique et l’emploi du superlatif crée un effet de surenchère qui raille justement la
« passion » des lecteurs à chercher un sens : la préface assimile ainsi cette quête du sens à une
« passion » qui oriente notre regard. Le conte moral ne se présente donc pas comme
l’illustration d’un argument, mais comme l’expérimentation d’une vérité humaine, à savoir
une vision partielle et partiale de la réalité. C’est bien la question de la vue et de
l’interprétation qui est au cœur du conte, comme le suggère le titre à valeur métaphorique et
métatextuelle. De plus, le conte lui-même invite le lecteur à un voyage imaginaire au cours
duquel il est amené à changer de point de vue (au sens concret et abstrait du terme).

1
Eustache Le Noble, Contes et fables avec le sens moral, Amsterdam, G. Gallet, 1697, s. p.
2
Charles Du Fresny, Le Puits de la vérité, histoire gauloise, Paris, M. Brunet, 1698, s.p.
3
Le Télescope, petit conte moral, Moscou, 1759, p. 7-8.
4
Ibid., p. 11.
105
L’essentiel n’est donc pas dans la clé, mais il se situe dans la quête du sens, dans le travail
comme dirait La Fontaine1. Dans son article consacré au déchiffrement de la fable et du conte,
Aurélia Gaillard formule ainsi les enjeux du dispositif :
Tout conte ou mythe postule l’existence d’un puits, toute lecture est descente, catabase.
Mais dans le même temps, même geste, conformément à la nature profonde du secret qui
est de ne pas être dévoilé, faute de quoi, il s’évanouit, la vérité, le trésor, ne doivent pas
être trouvés dans le puits, la clé qui semble ouvrir la serrure est toujours un leurre2.

Pour sa part, le conte à visée morale et philosophique met en place lui aussi les
conditions d’une interprétation sans cesse renouvelée. De surcroît, il déclenche une réflexion
sur la démarche herméneutique elle-même, comme l’illustre l’introduction du conte
philosophique de Crébillon, Le Sopha. Cette parodie du récit-cadre des Mille et Une Nuits,
met en scène un débat entre le prince Schah-Baham, petit-fils de Schah-Riar et de
Schéhérazade, et la sultane. Le prince « ignorant et d’une mollesse achevée », qui « s’étonnait
de ce qui est commun, et ne comprenait jamais bien que les choses absurdes, et hors de toute
vraisemblance »3, défend avec vigueur l’usage des contes, tandis que la Sultane, incarnation
de la raison et du savoir, n’y voit que puérilité, absurdité voire obscénité : « ne dirait-on pas, à
vous entendre, qu’un Conte est le chef-d’œuvre de l’esprit humain ? et cependant, quoi de
plus puéril, de plus absurde ?4». Dès le début de l’introduction, Crébillon renvoie ainsi dos à
dos les deux points de vue, la doxa, qui ne voit dans les contes que tissus de mensonges
dangereux, et la lecture naïve des récits divertissants, invitant le lecteur à trouver une
troisième voie :
À quelque point que les Contes ornent l’esprit, et quelques agréables, ou quelques
sublimes que soient les connaissances et les idées qu’on y puise, il est dangereux de ne
lire que des Livres de cette espèce. Il n’y a que les personnes vraiment éclairées, au-
dessus des préjugés, et qui connaissent le vide des Sciences, qui sachent combien ces
sortes d’ouvrages sont utiles à la société ; et combien l’on doit d’estime, et même de
vénération aux gens qui ont assez de génie pour en faire, et assez de force dans l’esprit
pour s’y dévouer, malgré l’idée de frivolité que l’orgueil et l’ignorance ont attachée à ce
genre. Les importantes leçons que les Contes renferment, les grands traits d’imagination
qu’on y rencontre si fréquemment, et les idées riantes dont ils sont toujours remplis, ne
prennent rien sur le vulgaire de qui l’on ne peut acquérir l’estime, qu’en lui donnant des
choses qu’il n’entend jamais ; mais qu’il puisse se faire honneur d’entendre5.

Le passage ci-dessus est significatif de l’écriture crébillonienne et de l’esthétique du


sous-genre. Chaque phrase, par le jeu des concessions, fait entendre deux voix : celle de la

1
Jean de La Fontaine, « Le laboureur et ses enfants », Livre cinquième, IX, Fables, op. cit., p. 170.
2
Aurélia Gaillard, « La clé et le puits : à propos du déchiffrement des contes et des fables », Féeries, n°7, 2010,
p. 188.
3
Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, Le Sopha, éd. F. Juranville, Paris, Flammarion, 1995, p. 33.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 30.
106
doxa qui, à l’instar de la sultane, considère les contes dangereux et inutiles, et les partisans du
conte qui, pour légitimer le genre, insiste sur sa fonction cognitive. Mais une troisième voix
ironique se laisse percevoir ; l’éloge, par les effets de surenchère, vire à la critique : les
hyperboles, les constructions hyperbatiques et les répétitions tournent en dérision l’orgueil des
happy few qui se piqueraient de comprendre le sens caché des contes, inaccessible au
« vulgaire », dont le sultan est un « exemple bien mémorable ». L’introduction instaure ainsi
le pacte de lecture du conte : dès qu’une interprétation se construit, une autre vient la
contredire ou du moins la nuancer ; « les idées reçues sont perpétuellement renversées1 ». Le
conte moral2 entend remettre en cause les préjugés (religieux et sociaux) en les mettant en
scène et en montrant les mécanismes des discours (libertins, politiques et fictionnels) et leur
pouvoir de manipulation. Si le conte philosophique passe au crible de la critique l’ensemble
des discours, il commence par la fiction elle-même. Au seuil de son conte-roman, l’Histoire
du prince Titi (1736), Thémiseul de Saint-Hyacinthe synthétise ironiquement, en quelques
lignes, tous les arguments traditionnels de légitimation du conte, et clôt la préface, qu’il avoue
être obligé d’écrire, par une chute comique : « Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’une préface est
d’autant meilleure, qu’elle est plus courte, et pour cette raison, celle-ci ne sera pas plus
longue. La voilà faite3. » C’est assurément une manière distanciée de jouer avec les codes,
mais également un moyen de faire entrer le lecteur, d’emblée, dans le laboratoire de la fiction
et lui laisser un espace pour penser.

Les préfaces mettent donc en évidence la variété du sous-genre : il regroupe des


textes polymorphes qui s’attachent à remettre en question les codes (sociaux, littéraires). De
fait, tous ces contes ont en commun, non pas des modalités d’écriture, mais une visée :
déconstruction des préjugés (notamment ceux liés à la religion), refus de tout discours
dogmatique, et de tout système de pensée, revendication de la fonction cognitive de la fiction,
participation à l’établissement d’une nouvelle sociabilité, questionnement sur le sens, posture
critique à l’égard de tous les discours, y compris de la fiction elle-même. Les préfaces sont
également méthodologiques, car elles instaurent un pacte de lecture singulier : elles engagent
le lecteur dans une démarche herméneutique et critique à l’égard des discours et elles
s’adressent à la fois à sa raison et à ses sentiments, établissant ainsi un nouveau rapport entre

1
Ibid., p. 33.
2
Le conte est « moral » dans le sens que donne à l’adjectif le Chevalier de Jaucourt. Ce dernier définit la « vérité
morale » comme un préjugé, c’est-à-dire comme la « conformité de la persuasion de notre esprit avec la
proposition que nous avançons, soit que cette proposition soit conforme à la réalité des choses ou non». Jaucourt,
article « vérité morale », dans Encyclopédie, Vol. III, T. 17, op. cit., p. 71.
3
Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Histoire du prince Titi, A.R., Paris, Vve Tissot, 1736, p. j.
107
l’auteur et le lecteur, fondé sur une expérience partagée. La fiction n’est plus un masque, un
voile qui cacherait la Vérité, qu’il s’agirait de trouver. Au contraire, elle devient, du moins
dans le conte à visée morale et philosophique, le mode d’expression énigmatique d’une vérité
complexe et obscure, qu’il s’agit de tenter de concevoir mais surtout de sentir : ce qui se
conçoit difficilement s’énonce improprement, « à mots couverts » (étymon de « énigme »1).
Mais l’hermétisme du conte philosophique ne tient pas à une volonté délibérée de se cacher,
de ne se donner qu’aux initiés ; au contraire, c’est un moyen de provoquer la sagacité du
lecteur, de susciter sa raison et sa sensibilité : « c’est Socrate qui joue à l’homme simple »,
comme le dit Marmontel.

1
Le terme « énigme » vient du grec, ainissesthai, qui signifie « dire à mots couverts », Alain Rey, Dictionnaire
historique de la langue française, Paris, Le Robert, p. 1244.
108
I.III. Les archidispositifs
Certains textes intitulés histoires, nouvelles, anecdotes peuvent être considérés
comme des contes à visée morale et philosophique, notamment lorsqu’ils sont insérés dans
des recueils. Si ces anthologies sont bien le signe d’une intuition, chez les éditeurs et les
auteurs, de l’existence d’une nouvelle catégorie de contes, l’enchâssement induit également
un déchiffrement singulier : « l’accès à l’œuvre imprimée se présente d’emblée sous la forme
d’un forage, d’un dépassement par le bas, qui favorise le télescopage fantasmatique des
espaces livresques et textuels1», selon Ugo Dionne. Certains contes philosophiques ou
moraux apparaissent effectivement comme des segments d’un ensemble plus large, qui en
oriente l’interprétation, parfois même dans des directions contradictoires. Partant, il paraît
nécessaire non seulement de lire l’ouvrage pour lui-même, mais également de tenir compte
des « archidispositifs2 », c’est-à-dire des bibliothèques, des séquences, des périodiques, des
corpus et des recueils.

I.III.1. Les bibliothèques et les séquences

Après avoir étudié les discours des auteurs, il nous faut désormais voir quelle a été la
réception de cette nouvelle catégorie de contes. L’examen des bibliothèques, c’est-à-dire des
« recueils et compilations d'ouvrages de même nature3 », et celui des séquences, autrement dit
des suites et des réécritures, confirment la reconnaissance d’un sous-genre par les lecteurs
eux-mêmes. La Bibliothèque universelle des romans, qui participe au rêve de totalisation du
savoir, caractéristique du XVIIIe siècle, laisse ainsi une part non négligeable aux fictions, dont
elle reconnaît la capacité à transmettre un savoir, notamment philosophique, comme le montre
le Prospectus de 1775 :
La lecture de quelques Romans isolés amuse l’oisiveté, trompe l’ennui, peut donner de
fausses idées et de plus faux sentimens. Mais cette même lecture, dirigée par la
Philosophie et embrassant la généralité des fictions, devient l’étude la plus sûre et la plus
suivie de l’Histoire la plus secrette et la plus fidelle, par les faits qu’elle rassemble et les
mystères qu’elle dévoile. C’est une chaîne d’un nouveau genre, dont il faut se saisir et
suivre la progression : elle lie les temps, et marque, pour ainsi dire, les progrès de la
Monarchie, par les progrès du génie, et la peinture des passions4.

1
Ugo Dionne, La Voie aux cha itres : oétique de la dis osition romanesque, Paris, Éd. du Seuil, 2008, p. 11.
2
Ibid. , p. 21.
3
Dictionnaire de L'Académie française, 1ière Edition (1694), op. cit., p. 100.
4
« Prospectus », dans Bibliothèque universelle des romans, ouvrage ériodique, dans lequel on donne l’analyse
raisonnée des romans anciens & modernes, françois, ou traduits dans notre langue ; avec des anecdotes & des
109
La fiction est ainsi présentée sous un double visage : si elle est lue comme un simple
divertissement, elle peut, dans ce cas-là, alimenter les préjugés et participer à l’illusionnement
du lecteur ; en revanche, une autre lecture, philosophique cette fois, permet de mieux
comprendre les mœurs des temps et des espaces qui ne sont pas les nôtres. Dès lors, a-t-on à
faire véritablement à l’émergence d’une nouvelle catégorie de contes, ou bien est-ce leur
interprétation qui a changé ? Pour l’éditeur de la Bibliothèque universelle de 1775, ce sont
bien certaines narrations en elles-mêmes, qui ont une visée philosophique, notamment grâce
aux dispositifs de lecture qu’elles mettent en place. Il prend notamment comme exemple les
contes que Fénelon a composés pour l’éducation de Mgr le Duc de Bourgogne, qu’il classe
auprès du Télémaque, dans la catégorie des « romans de spiritualité, de morale et de
politique » :
Ces fables, qui forment plus de la moitié du second volume des Dialogues des morts de
Fénelon, sont de deux especes ; les onze premieres sont des récits d’aventures feintes, ou
romans, dont l’allégorie cache avec art les préceptes de morale que Fénelon vouloit faire
goûter à son auguste disciple. Dans notre siecle on n’eût as manqué d’intituler ces
fables, contes philosophiques ou contes moraux ; car rien n’est lus moral ni lus
philosophique que ces historiettes : mais Fénelon, d’autant plus philosophe qu’il osoit
moins se vanter de l’être, s’en est bien donné de garde. En annonçant ce qu’il falloit
cacher, il eût dégoûté son disciple dès le titre. Le titre influe plus qu’on ne pense sur
l’effet que l’auteur se propose. Si, à la tête d’un ouvrage dans lequel vous voulez
instruire, par le moyen du plaisir, vous annoncez votre but, à coup sûr vous n’instruirez ni
ne plairez : d’un côté, l’idée d’instruction que vous annoncez, gâtera tout le plaisir ; de
l’autre, vous avez la maladresse d’avertir votre lecteur que vous le trompez, que le plaisir
n’est qu’un piege que vous lui tendez pour le mener à votre but. Et puis ces titres
imposants lui mettent toujours l’auteur devant les yeux, un philosophe, un maître, un
régent : au lieu que le lecteur qui se sent entraîné par le plaisir, sans savoir où ce plaisir le
mene, s’abandonne ; et tout ce qu’il trouve se convertit en agrément. La morale qui naît,
comme par hasard de l’allégorie et de l’application, lui paroît un effet de ses réflexions,
dans lesquelles l’auteur n’est pour rien ; et pour cette morale qu’il se flatte d’avoir trouvé
tout seul, est encore un nouveau plaisir1.

Cette présentation des récits féneloniens est éclairante et confirme leur place dans le
corpus de contes moraux et philosophiques. De plus, ces considérations sur les titres
confirment nos hypothèses à leur égard : se trouve ici formulé le dilemme auquel est
confronté le sous-genre, dès le seuil de son ouvrage, à savoir ne s’annoncer ni comme un
ouvrage uniquement divertissant (car ce serait tromper le lecteur), ni comme un ouvrage
didactique (car ce serait le faire fuir), tout en étant les deux à la fois. En outre, les réticences
de Fénelon à désigner ses fictions comme des « contes moraux » sont le signe d’une humilité
et d’un refus de tout système dogmatique, comme c’est le cas dans les préfaces des contes

notices historiques & critiques concernant les auteurs ou leurs ouvrages ; ainsi que les moeurs, les usages du
temps, les circonstances particulières & relatives, & les personnages connus, déguisés ou emblêmatiques, Paris,
Lacombe, Août 1775, p. 5-6.
1
Ibid., p. 80 (je souligne).
110
moraux et philosophiques étudiés. Comme ces derniers, les contes féneloniens entremêlent
une histoire et l’expression d’une idée : on reconnaît de nouveau la définition que La Fontaine
donne du conte, dans la fable « Le Pâtre et le Lion » (VI, 1). Le conte est bien constitué de
l’entrelacement de deux discours : le récit transmet des principes moraux, mais de manière
indirecte, sans annoncer clairement l’intention, le lecteur devant se sentir lui-même l’auteur
des réflexions que le conte suscite, car le plaisir de la lecture est intimement lié à ce processus
de déchiffrement. Mais ce n’est qu’une illusion : le sens surgit « comme par hasard ». C’est
bien le dispositif narratif, la composition du récit, qui permet une telle activité du lecteur. La
lecture des contes s’apparente à une maïeutique :
Un ouvrage bien philosophiquement écrit seroit celui dans lequel l’auteur s’oubliant
entièrement, et ne faisant aucune réflexion, en feroit faire beaucoup à son lecteur. C’est la
manière de Fénelon ; il raconte, c’est son emploi ; si les personnages réfléchissent, c’est
que leur caractère et leur esprit l’exigent ; ils ne seroient point ce qu’ils doivent être, s’ils
ne réfléchissoient pas ; mais le conteur ne prend rien sur lui. […] [Les philosophes] ont
oublié que Socrate étoit appelé l’Accoucheur, parce que, sans paroître penser, il avoit l’art
de faire penser à ses disciples tout ce qu’il vouloit, et de faire accoucher leur esprit des
principes qu’il leur eût peut-être enseignés vainement 1.

Dans la préface de ses contes moraux, comme dans ses Éléments de littérature,
Marmontel avait déjà rapproché le sous-genre de la parole socratique. L’éditeur de la
Bibliothèque universelle des romans offre ici les critères de ces récits « philosophiquement
bien écrits » : disparition apparente de l’auteur et de toute instance auctoriale, écriture
poétique qui laisse une grande liberté interprétative au lecteur, posture socratique du
narrateur, dont l’ironie ou la naïveté doit aiguiser le questionnement du lecteur. On reconnaît
là la définition que Voltaire donne des ouvrages « utiles », c’est-à-dire « ceux dont les
lecteurs font eux-mêmes la moitié2». Apparaît dès lors une différence nette entre le conte
édifiant et le conte à visée philosophique : certes, tous les deux sont composés de deux
niveaux, une histoire qui illustre un argument ; mais dans le premier cas, la lecture est guidée,
orientée vers une morale explicite ; dans le second, le lecteur est amené à assumer la
responsabilité de sa propre lecture, voire à combler les blancs du texte, ce qu’attestent les
suites et les continuations.
Si le conte en général, genre très malléable, se prête volontiers à des transferts,
ajouts, transpositions, expansions, modernisations diverses3, le conte à visée morale et
philosophique a lui aussi une propension à l’excroissance, comme l’illustre l’Histoire du

1
Ibid., p. 81-82.
2
Voltaire, Dictionnaire philosophique, op. cit., p.4.
3
« Le conte n’a pas de propriétaire, ou plutôt aucun n’a le droit d’en fixer la propriété : il se prête à tout, plagiat,
copie, réemploi, recyclage, hybridation, dédoublement, condensation », Jean-Paul Sermain, « La face cachée du
conte, le recueil et l’encadrement », Féeries n°1, 2004, p. 12.
111
prince Titi1 de Thémiseul de Saint-Hyacinthe : le livre VIII, apocryphe, publié de manière
posthume en 1786 dans le Cabinet des Fées, « donne une conclusion nécessaire » et ferme le
conte, de manière topique, par les mariages des personnages. L’apparition tardive des suites,
imitations ou fausses traductions, publiées surtout dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle,
est le signe d’une progressive prise de conscience de l’émergence d’une nouvelle catégorie de
contes. Ainsi la parution des Nouveaux Contes moraux ou Historiettes galantes et morales par
Louis Charpentier (1767) ou les Nouveaux Contes moraux de Marmontel (1765) ou de
Madame Leprince de Beaumont (1776) atteste du succès de ces contes : elle est aussi
l’expression d’un « goût », comme le signale le titre du recueil de Melle Uncy, Contes moraux
dans le goût de ceux de M. de Marmontel (1763). Cette anthologie est une « compilation de
contes imprimés depuis longtemps2 », selon la Correspondance littéraire, philosophique et
critique du 15 mai 1763. On y trouve effectivement des réécritures des contes de Voltaire, Le
Monde comme il va et Memnon (Ainsi va le monde et Le Sot Projet d’un homme sage), ainsi
que de La Reine de Golconde, le conte de Boufflers (La Nouvelle Paysanne parvenue ou La
Courtisane devenue philosophe). Ces réécritures témoignent de l’importante circulation de
ces contes3, mais également d’une progressive conceptualisation du sous-genre. Ce qui était
considéré comme le thème d’un récit devient une marque constitutive du sous-genre : « si
l’imitation et la reprise tendent […] à rhématiser les titres thématiques, il en va de même, et
de manière tout à fait inévitable, pour les pratiques de suite et de continuation4 », affirme
Gérard Genette dans Seuils. Les suites allographes de Candide ou L’Optimisme (1759)
confirment cette tendance : la Seconde Partie (1760), apocryphe, Candide au Danemark, ou
L’Optimisme des honnêtes gens (1767), le Voyage de M. Candide fils au pays d'Eldorado vers
la fin du XVIIIe siècle, pour servir de suite aux aventures de M. son Père (1803) et la
Cacomonade ouvrage posthume du Docteur Pangloss de Linguet (1767). La seconde édition
de cet ouvrage sert « de supplément au quatrième chapitre de l’Optimisme ». L’édition de
1797 continue les ajouts : « ou histoire politique et philosophique du mal de Naples, par
Simon-Nicolas-Henri Linguet... traduit de l'allemand du docteur Pangloss par le docteur lui-
même depuis son retour de Constantinople ». Le périple de Candide se poursuit donc, dans le

1
Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Histoire du prince Titi, A. R., Paris, Vve Pissot, 1736. 3 vol. ; Le Cabinet des
fées, éd. Charles-Joseph de Mayer, Genève, 1786, t. 27 et 28.
2
Correspondance littéraire, philosophique, et critique, par Grimm, Reynal, Meister, du 15 mai 1763.
3
« Amusant, facile à lire, rapidement lu par un public assez nombreux ou assez oublieux pour qu’on puisse le lui
offrir à plusieurs reprises sous des titres différents, tronqué, découpé en morceaux, arrangé, déguisé, traduit,
adapté, plagié, le récit court appartient en somme au domaine public», Henri Coulet, « Le récit court en France
au XVIIIe siècle », dans Anecdotes, faits-divers, contes, nouvelles : 1700-1820 : actes du colloque d’Exeter,
septembre 1998, éd. Malcolm Charles Cook et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Oxford / Bern / Berlin [etc.],
P. Lang, 2000, p. 24.
4
Gérard Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil, 2002, p. 91.
112
temps et dans l’espace, chaque lecteur y trouvant des clés de lecture de sa propre actualité.
Ces continuations montrent que ces textes offrent un espace à leurs lecteurs, que ceux-ci
peuvent compléter de leurs propres interpétations, au point-même de les réécrire et de devenir
à leur tour conteurs.
Ainsi les bibliothèques et les séquences attestent la reconnaissance, par les lecteurs
eux-mêmes, de l’émergence d’une nouvelle catégorie de contes, qui se caractérise par un
dispositif narratif singulier, capable de provoquer la réflexion du lecteur et de le rendre acteur.
Elles confirment ainsi la spécificité de la démarche herméneutique qu’induisent ces nouveaux
contes : l’opus-source et ses suites en viennent à former une « structure archidispositive1 » qui
détermine et modifie la réception individuelle des textes, ce que confirme leur inscription
dans les périodiques.

I.III.2. Les périodiques

La plupart des contes à visée morale et philosophique ont d’abord été publiés dans
des périodiques : Marmontel, Bricaire de La Dixmerie, Prévost, Dorat, Madame Leprince de
Beaumont, L.S. Mercier sont à la fois conteurs et journalistes, au sens où on l’entendait au
XVIIIe siècle, et ont d’abord publié leurs récits, sans indication générique et souvent de
manière anonyme, dans des journaux, et en particulier dans Le Mercure, ces périodiques
offrant un espace d’écriture non codifiée, et donc une plus grande liberté que la publication
officielle. En outre, au début du XVIIIe siècle, apparaît un nouveau genre de journaux, appelés
« journaux moraux », qui associent réflexion scientifique, critiques littéraires et artistiques et
comptes-rendus de la vie sociale. Le journaliste est ainsi amené à commenter aussi bien un
ouvrage de l’esprit qu’un événement de la réalité : dans sa volonté d’apporter secours à
l’homme dans sa vie privée, il devient une sorte de prédicateur moderne et laïc. On peut donc
supposer que les journaux ont joué un rôle majeur non seulement dans la diffusion des contes
moraux et philosophiques, mais également dans la constitution de leur esthétique. Telle est
l’hypothèse que nous souhaitons vérifier par l’étude de quatre contes, qui affichent une visée
morale et philosophique, et qui sont parus dans des périodiques, conçus eux-mêmes par leurs
auteurs comme des lieux de réflexion et d’expérimentation philosophique : les trois premiers
sont parus dans les Journaux de Marivaux, le dernier dans Le Pour et Contre de Prévost.

1
Ugo Dionne, op. cit., p. 52.
113
S’inscrivant dans la continuité du Spectator d’Addison et Steele, Marivaux fait
publier en feuillets Le Spectateur français de juin 1721 à septembre 1734 ; L’Indigent
philosophe en 1727 et Le Cabinet du philosophe en 1734. Dans ces périodiques, il développe
des considérations sur le mariage, sur l’importance de l’éducation des enfants1 (et les
conséquences de son absence) ; il dénonce la corruption et l’hypocrisie, prône la retraite à la
campagne, voire une philosophie du jardin2. Ses journaux sont un vivier de thèmes et de
scénarios qui seront repris dans les contes moraux et philosophiques ultérieurs. Par exemple,
les Mémoires d’une dame infidèle, rapportées par la dix-septième feuille, du 12 mai 17233,
inspireront Marmontel (La Femme comme il y a peu, conte inséré dans le recueil des Contes
moraux de 1765) et Melle Uncy (L’École des femmes, insérée dans le recueil de Contes
moraux4). Même si ces réécritures suppriment les remarques lucides et acerbes de la narratrice
marivaldienne sur l’amour-propre des hommes et sur le sien, elles témoignent de la
circulation des idées et du rôle dévolu au conte dans l’éducation morale des lecteurs.
D’ailleurs, Marivaux lui-même insère des récits courts dans son périodique : des lettres, des
mémoires de lecteurs fictifs, et même des contes (un rêve allégorique, la parabole
d’Anacharsis et Hermocrate, un conte oriental). Dans quelle mesure peut-on considérer ces
récits comme des contes à visée morale et philosophique ? Dans ce cas, qu’apporte ce type de
publication au sous-genre ?
En 1723, dans la vingt-et-unième feuille du 5 octobre, Marivaux réaffirme la
fonction didactique des fictions : « je les regarde comme des Leçons de Morale d’autant plus
insinuantes qu’elles auront l’air moins dogmatique, et qu’elles glisseront le précepte à la
faveur du plaisir qu’on aura, je crois, de les lire5. » On reconnaît ici à la fois la définition du
conte tel que la donne La Fontaine6 (VI, 1) et la théorie fénelonienne de l’insinuation. Dans le
conte marivaldien du « fameux Scythe Anacharsis7 », qui s’inspire de la fable de La Fontaine,
« le Philosophe Scythe » (XII, 20), le récit est effectivement employé comme exemplum. Les

1
« Eh, mon dieu, dussent les enfants ne répondre que des impertinences, laissons-leur avoir des pensées en
propre : à quoi leur servent ce qu’ils répètent en perroquets ? Ecoutons leurs impertinences, et disons-leur après :
Ce n’est pas cela qu’il faut dire ; rien ne rend leur esprit plus paresseux que cette provision de petites phrases
qu’on leur donne, et à laquelle ils s’attendent. », Marivaux, Journaux. I, seizième feuille, 27 mars 1723, éd. M.
Escola, É. Leborgne et J.-Ch. Abramovivi, Paris, Flammarion, 2010, p. 185.
2
Ibid., p. 148.
3
Dans cette feuille, Marivaux insère la moitié des Mémoires d’une dame qu’il cherchait à séduire. La dame y
raconte comment, mariée par obligation à un homme plus âgé qu’elle, elle multipliait, dans sa jeunesse, les
admirateurs. Un jour, la femme d’un de ses amants est venue la voir pour lui demander de rappeler à son époux
ses devoirs envers elle. Le courage et la vertu de l’épouse trompée ont suscité admiration et remords chez son
mari, qui a abandonné la dame, auteur des mémoires.
4
Contes moraux dans le goût de ceux de M. Marmontel recueillis de divers auteurs, op. cit., p. 119.
5
Marivaux, vingt-et-unième feuille, 5 octobre 1732, Journaux, T. I, op. cit., p. 228.
6
« Une morale nue apporte de l’ennui ; / Le conte fait passer le précepte avec lui », La Fontaine, « Le Pâtre et le
Lion », fable I, Livre sixième, Fables, op. cit., p. 181.
7
Treizième feuille du 30 décembre 1722, Journaux, op. cit., p. 148-157.
114
différentes épreuves que subit le personnage, l’oracle qui lui est délivré, ainsi que la poudre
capable de faire dire la vérité à ses amis hypocrites, confèrent à ce texte toutes les
caractéristiques d’un conte. En outre, le texte met en scène une situation de contage, à la
manière des Mille et Une Nuits : le narrateur raconte son histoire au scythe Anacharsis, qui lui
a demandé l’hospitalité. Or le narrateur fait du récit de sa vie l’illustration d’un précepte, qu’il
énonce dès le début : « Les hommes en général, ne méritent pas qu’on les oblige ; mais ce
serait être aussi méchant qu’eux que de les traiter comme ils le méritent. Venez : les vices de
leur cœur m’ont valu des exemples de vertu1. » Le narrateur, bon et généreux envers ses amis,
s’est trouvé abandonné au profit des fourbes et des hypocrites, qui préfèrent la médisance et la
raillerie, uniquement par dégoût de l’ennui. Ces épreuves l’ont poussé à choisir une vie
simple, naturelle et vertueuse, en tous points opposée aux mondanités, en somme à « cultiver
son jardin ». Ce conte a des parentés avec les contes de Voltaire, qui illustrent également, à
leur manière, le renversement possible du Mal en Bien, et vice-versa. Dès lors, le conte
marivaldien est bien un apologue, l’histoire étant porteuse d’une « philosophie de
l’individu2 », selon Nicolas Cronk. Ce conte est également un conte moral car il trace la quête
du bonheur, menée par le personnage. C’est enfin un conte philosophique dans la mesure où
la mise en récit permet au narrateur de décrypter ce qui lui est apparu, dans le flot de la vie,
incompréhensible, à savoir la trahison de ses amis : « c’était une énigme pour moi que de voir
qu’on m’aimait véritablement, et que pourtant on ne se souciait point de moi3 ». Dès lors, la
portée morale et philosophique réside bien dans l’action mise en scène et dans la composition
du récit : la structure enchâssée apparaît comme une forme capable de rendre compte de la
multitude des données contradictoires du réel et elle déclenche un processus herméneutique,
dont la visée est une meilleure compréhension de l’homme. Le conte devient ainsi lui-même
un outil de pensée, comme l’illustre le conte des deux sortes de Beauté, inséré dans le Cabinet
du Philosophe4.
Ce conte est une allégorie qui oppose la Beauté classique au je ne sais quoi rococo.
Cette dichotomie a des enjeux aussi bien en art qu’en amour. Ce récit, qui est, selon
Marivaux, le résumé d’une « fiction assez singulière » qu’il aurait « lu quelque part »5, prend
comme point de départ l’incompréhension du narrateur face aux inconstances de son propre
cœur : il se demande pourquoi la femme qu’il fréquente depuis quelque temps ne le touche

1
Ibid., p. 148.
2
Nicholas Cronk et François Moureau, Études sur les « Journaux » de Marivaux, Oxford, Voltaire Foundation,
2001, p. 45.
3
Marivaux, Journaux. II, op cit., p. 153.
4
Ibid., p. 161-173.
5
Ibid.
115
pas, bien qu’il la trouve très belle. Il s’imagine alors dans une allée, encadrée par deux palais,
celui de la Beauté et celui du Je ne sais quoi. Tandis que la première suscite respect et
admiration, par sa perfection, mais aussi lassitude à cause de l’uniformité de ses traits, le
second au contraire apparaît sous mille visages, relançant ainsi sans cesse le désir. La
première ne s’offre qu’au plaisir des yeux, le second à tous les sens. Cette opposition a des
enjeux esthétiques mais aussi moraux car cette allégorie s’inscrit dans une réflexion plus
générale. Toute la deuxième feuille du Cabinet est construite sur un système d’oppositions :
d’un côté, l’amour constant et prévisible, la finesse qui se veut claire et explicite, la Lumière
éclatante, le Fini parfait, la Beauté, qui suscite respect et admiration ; de l’autre, l’amour
volage qui place l’être aimé dans l’incertitude, le raffinement modeste qui reste implicite, le
clair-obscur, l’Infini, le je ne sais quoi, irrégulier, désordonné, mais humain. Par ces effets
d’opposition et d’équivalence, Marivaux exprime le changement épistémologique, esthétique
et philosophique, qui s’opère au tournant des XVIIe siècle et XVIIIe siècle. L’allégorie, telle
qu’elle est conçue et développée par Marivaux, témoigne elle-même de cette évolution : elle
ne se réduit pas à une équivalence unique entre une image et sa signification, elle multiplie au
contraire les effets d’analogie, elle diffracte le sens. Ainsi, elle est bien le signe « d’une
métamorphose originale de la littérature morale, moins normative que narrative, moins
positive qu’interrogative, moins générale que diversifiée selon l’infinie variété du monde,
moins construite que discontinue, moins ouvrage de ‟ moraliste ” que de ‟ porteurs de
visages” comme les autres1 », comme l’affirme François Moureau. Le conte de Marivaux
apparaît en ce sens comme un emblème du conte à visée morale et philosophique. Ce dernier
maintient bien une articulation entre une histoire et une signification, mais leur rapport est
obscur, insaisissable : « peignez la nature à un certain point, dit Marivaux ; mais abstenez-
vous de la saisir dans ce qu’elle a de trop caché, sinon vous paraîtrez aller plus loin qu’elle, ou
la manquer2. » Se trouve ainsi justifié l’hermétisme éventuel du sous-genre et son
appartenance à une esthétique du je ne sais quoi, qui, allégorisé dans le conte de Marivaux,
parle par énigme : « on me perd de vue en me voyant, on me sent, et on ne me démêle pas3. »
Le narrateur du conte a, de fait, recours à une énigme pour mieux comprendre les paradoxes
de ses propres sentiments : « l’étude de soi (ou des autres) n’est pas une ascèse, ou une
entreprise dangereuse où l’on frôle les bas-fonds. Il faut en fait modifier son regard pour aller
plus loin, et non plonger au fond de soi, dans les noirceurs de l’âme humaine […] la vérité

1
Nicholas Cronk et François Moureau, op. cit., p. 40.
2
Marivaux, Cabinet du philosophe, op. cit., p. 168.
3
Ibid., p. 173.
116
n’est pas forcément très loin, elle a seulement besoin d’être traduite ou vue autrement 1 »,
comme l’affirme Catherine Volpilhac-Auger. Par conséquent, la fonction morale et
philosophique du sous-genre réside bien dans son déchiffrement : la structure interne et
externe de ces contes invite à voir les choses sous des angles différents.
La composition enchâssée favorise effectivement les changements de focale, le
lecteur devant alors modifier ses perspectives, au sens concret et abstrait du terme. Tel est le
cas du conte de Mirski et Éléonore, inséré dans la onzième feuille du 10 novembre 17222. Le
narrateur l’annonce comme le récit qu’un Polonais lui conta, mais le prénom de la
gouvernante (Fatime) et le recours à l’esclave évoquent plutôt l’univers des contes orientaux.
Mirski et Éléonore sont éperdument amoureux, mais un événement imprévu les empêche de
conclure leur mariage. Mirski cherche à persuader sa bien-aimée de lui accorder ses faveurs.
Tiraillée entre sa vertu et sa passion, elle fait part de ses hésitations à sa gouvernante, Fatime,
qui lui propose de mettre à l’épreuve l’amour de Mirski en plaçant, dans le lit nuptial, une
esclave à sa place. Fatime fait alors venir un écuyer, Viniescho, pour qu’il raconte à Éléonore
sa propre histoire. Ce dernier, non sans lâcheté et mauvaise foi, lui explique comment il a mis
enceinte une jeune fille qui l’aimait et comment il l’a abandonnée : il assimile l’amour à un
« transport au cerveau », à une folie qui fait perdre aux amants toutes leurs capacités de
lucidité, les pousse à prendre leurs rêves pour des réalités. Ce récit fait prendre conscience à
Éléonore de ses propres illusions et la pousse à accepter le stratagème infligé à Mirski. Ce qui
devait arriver, arriva : une fois ses désirs assouvis, le jeune homme s’enfuit et se marie un
mois après à une autre. Eléonore a soin de l’instruire de sa mésaventure ; il en meurt de
chagrin. Ce conte peut être lu a priori comme un apologue, comme le récit exemplaire des
inconstances masculines, comme le laisse supposer la clausule finale qui généralise le propos
(« et voilà ce que c’est que l’homme3») et l’introduction :
L’exemple que je leur propose [aux filles], va, pour ainsi dire, éclairer toute l’horreur de
l’abîme que la passion leur cache : elles verront ce que devient une fille qui confie son
honneur à des serments amoureux ; ce que devient le cœur d’un amant satisfait, les
funestes révolutions qui s’y passent, ou plutôt son épouvantable métamorphose4.

Mais ce conte est inséré dans l’héroïde de la Demoiselle, une jeune fille qui écrit, par
le biais du Spectateur, à son amant qui l’a abandonnée, sans l’épouser, alors qu’elle
s’apprêtait à mettre au monde un enfant de lui. Chassée de chez elle, elle l’implore pour qu’il

1
Catherine Volpilhac-Auger, « De l'humanité au monde : Marivaux journaliste », dans Marivaux journaliste :
hommage à Michel Gilot, éd. R. Jomand-Baudry, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne,
2009, p. 38.
2
Marivaux, Journaux. I, op.cit., p. 130-136.
3
Ibid., p. 136.
4
Ibid., p. 130.
117
prenne soin de l’enfant après sa mort. Le récit-cadre et les deux histoires insérées semblent
illustrer la même thèse. Mais le cycle dans lequel ces récits s’inscrivent leur confère une
signification supplémentaire. Les lamentations et la mort, de la jeune fille abandonnée et de
Mirski, rapprochent les deux personnages : les deux récits mettent en action la tragédie des
êtres humains, aveuglés par leurs passions et bercés par leurs illusions, qu’alimentent les
romans. Ces histoires illustrent ainsi les propos généraux du narrateur sur le mécanisme dans
lequel s’enferme la lectrice de romans de chevalerie, qui confond réalité et fiction : « [Les
sentiments vertueux] lui font comme un Roman noble qui l’attache, et dont elle aime à être
l’Héroïne1. » Le cycle composé par la dixième et la onzième feuille amène tout d’abord le
lecteur à s’identifier à la Demoiselle, grâce au recours à la première personne et au registre
pathétique, mais la composition emboîtée et le détour par l’Orient l’invitent également à
prendre de la distance avec la diégèse : le conte d’Éléonore et de Mirski vise à dessiller les
yeux du lecteur lui-même sur les dangers de la fiction. Ce double mouvement de plongée dans
la fiction et de « distanciation » suscite la « sympathie esthétique » que Marivaux a définie
dans la préface des Effets surprenants de la sympathie (1713) : il y décrit le double plaisir du
lecteur, suscité à la fois par l’empathie avec le personnage et la conscience du faux et du vrai.
Par conséquent, les contes que Marivaux publie dans ses journaux relèvent bien du
sous-genre et confirment l’évolution de la conception de l’allégorie. Chez Marivaux, le conte
transmet un message, mais il multiplie les rapports entre l’histoire et ses significations. La
lecture est analogique car une expérience ou un motif narratif s’éclaire par un autre, le lecteur
étant ainsi invité à établir de multiples liaisons métaphoriques ou allégoriques. La structure
emboîtée des contes marivaldiens, eux-mêmes insérés dans les périodiques, renforce ce
processus herméneutique. Le lecteur est à la fois impliqué émotionnellement dans l’histoire,
tout en prenant une posture critique : loin de chercher à le berner, l’illusion fictionnelle est
nécessaire pour que, justement, le lecteur expérimente les mécanismes de l’illusion, afin d’en
devenir conscient. L’intention philosophique et morale de ces contes investit donc leur
structure.

Les contes de Prévost publiés dans son périodique, Le Pour et Contre, confirment
l’importance de l’emboîtement, comme indice du sous-genre. Ces récits ont été rassemblés
dès 1764 dans un recueil, Contes, avantures et faits singuliers etc., qui comprend soixante-
dix-huit récits tirés du journal rédigé par Prévost entre juin 1733 et octobre 1740. L’éditeur a
établi son choix de textes à la recherche « de l’agrément et du plaisir », ce qui l’a autorisé à

1
Ibid., p. 124.
118
recueillir tous les récits, sans distinguer les « avantures » des « anecdotes » ou des « faits
historiques ». Ceci explique que l’on ait considéré ces histoires non comme des fictions, mais
comme des relations de « faits averez », selon la rubrique ainsi nommée par Prévost lui-
même. Replacer ces récits dans leur contexte permet d’observer les nouveaux rapports qui
s’établissent entre savoir et fiction. L’insertion des contes au cœur de la réflexion morale et
philosophique crée une « poétique de l’interférence discursive1 », selon l’expression de Shelly
Charles, ce qu’illustrent en particulier les transitions entre les discours : les commentaires
transitoires comportent l’interprétation et la raison d’être du récit précédent. Mais souvent, ils
proposent une autre lecture du conte lui-même, ouvrant ainsi le sens.
Bien que l’éditeur de ses contes reconnaisse en eux le plaisir de la pure fiction,
Prévost les utilise avant tout comme des exempla, comme l’annoncent leurs titres : « morale
historique », « effet héroïque de vertu morale », « exemple de philosophie française »,
« exemple merveilleux de la force d’imagination »2. L’abbé lui-même ne cesse de rappeler
l’exemplarité des histoires :
Après une infinité d’exemples de la philosophie anglaise qui se trouvent semés dans
toutes mes feuilles, je suis ravi d’en avoir un à rapporter de celle des Français, et de
mettre une fois mes lecteurs en état de décider de l’avantage entre les deux nations. Il est
fâcheux seulement que la nécessité où je suis de cacher le nom des lieux et des personnes
puisse rendre suspecte la vérité de mon récit3.

Il revendique ainsi le recours à la fiction fabuleuse, l’histoire étant considérée comme


porteuse d’une réflexion morale : le talisman par exemple, dans un conte de fées persan,
permet de révéler la valeur personnelle d’un prétendant, au-delà de sa fortune. Prévost
reconnaît d’ailleurs que « la solidité peut s’allier aux grâces jusque dans un Conte de fées4. »
Pourtant, le sens n’est jamais clos de manière définitive, au contraire la démarche
herméneutique est sans cesse relancée, notamment par les commentaires qui suivent le récit
lui-même, comme l’illustre le conte intitulé significativement Effet héroïque de la vertu
morale. Ce texte est une réécriture d’un conte, utilisé par Shaftesbury, dans ses
Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times5, qui reprend lui-même un récit, intitulé
Soliloquy : or advice to an author, publié pour la première fois en 1710. À la première
lecture, les deux récits sont très différents. Shaftesbury raconte comment un jeune prince
vertueux, en guerre contre un tyran, refuse de voir la princesse qu’il a faite prisonnière de

1
Shelly Charles, Récit et réflexion : oétique de l’hétérogène dans « Le Pour et Contre » de Prévost, Studies on
Voltaire and the eighteenth century, n°298, Oxford, the Voltaire foundation, 1992, p. 24.
2
Antoine François Prévost, Œuvres de Prévost. 7, éd. P. Berthiaume, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 1985.
3
Ibid., p. 175.
4
Le Pour et Contre, T. 14, Paris, Didot, 1738, p. 208.
5
Anthony, earl of Shaftesbury, Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times, T. I, London, 6e édition,
1737, p. 176-186.
119
peur de céder aux charmes de la beauté. Un jeune noble, qui est son confident, est chargé de la
garder : il ne comprend pas pourquoi le prince se montre si prudent, considérant que l’homme
est maître de ses pensées et de ses sentiments. Or il se fait piéger et tombe sous le charme de
la belle, puis reconnaît son erreur. Le conte est un apologue, ce que confirme la moralité qui
clôt le récit :
Son indépendance et sa liberté n’étaient que des vains mots et sa résolution, une chimère.
Car nous voyons que la volonté n’est jamais libre, qu’elle est gouvernée par l’humeur et
le goût. Et ceux-ci aussi libres que nous les supposons, changent souvent, nous ne savons
comment, sans demander notre avis ni fournir d’explications. Si c’est l’opinion qui
gouverne et qui opère le changement, elle est elle-même tout aussi susceptible d’être
gouvernée et détournée à son tour1.

Prévost, quant à lui, fait de cet apologue une nouvelle, transposant la situation
topique des contes dans un cadre beaucoup plus réaliste, celui de la guerre de Flandres. Il
transforme le prince en un général anglais, et la belle princesse devient la femme d’un
commandant. L’absence de moralité, l’insertion de descriptions très précises, les effets de
focalisation interne éloignent donc apparemment la nouvelle de Prévost de l’apologue de
Shaftesbury. Pourtant, ces deux textes mettent en scène les mêmes péripéties et reposent sur
un fonctionnement similaire, conférant tous les deux aux personnages une dimension
symbolique. Les deux récits ont en commun de mettre en action le même débat sur la passion
amoureuse. De fait, les deux personnages principaux incarnent deux attitudes morales
opposées : l’un résiste à la passion amoureuse en s’en éloignant, l’autre a la présomption de
croire à la force de résistance de la raison. Les deux histoires illustrent la vanité de la raison
orgueilleuse : le prince gardien de la jeune princesse et le confident de l’officier cèdent à
l’appel des sens. Shaftesbury, pour sa part, explicite le sens de son histoire dans la
conclusion et invite le lecteur à suivre l’exemple du prince vertueux, à tailler et à polir la
pierre de son âme pour la libérer des passions :
S’il y a en nous aucun inspecteur ou arbitre, pour bien prendre conscience de nos goûts et
de nos opinions et pour soigneusement les contrôler, il est aussi peu vraisemblable que
nous continuions tout un jour à poursuivre la même intention qu’il l’est que l’arbre
dessine une figure sans l’assistance du jardinier et un émondage assidu à la cisaille et à la
serpe2.

Quant à Prévost, il semble s’éloigner de toute visée moralisatrice : le jeune officier se


marie avec sa prisonnière, après la mort de son époux. Pourtant, le commentaire qui suit

1
Traduction de Magessa O’Reilly et de Pierre Berthiaume, Oeuvres de Prévost. 8. Commentaires et notes, éd. J.
Sgard, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1986, p. 561.
2
Ibid., p. 562.
120
propose une autre interprétation et généralise l’exemple de l’amour, à toutes les passions,
comme Shaftesbury :
Quoiqu’on puisse donner ainsi le premier rang à la passion de l’amour, il n’est pas moins
certain qu’elle retombera au niveau de toutes les autres, lorsqu’on la compare aux justes
et légitimes affections du cœur, qui se réduisent à aimer Dieu, et les créatures par rapport
à lui. Il me semble donc que s’il y a de la honte à faire l’aveu de quelque passion, celle de
l’amour ne doit pas être exceptée ; ou que si elle mérite de l’être dans le cas du général
anglois, il n’y en a point qui ne dût l’être aussi dans les mêmes circonstances (PC, VI,
324-326) 1.

Le conte n’est plus ici l’illustration d’une thèse ferme et définitive, il sert de pierre de
touche à une réflexion d’ordre moral : les interprétations contradictoires qu’il suscite poussent
le lecteur à suspendre son jugement. Prévost ne prend aucun parti comme il l’affirme lui-
même : « J’intitule cet ouvrage Le Pour et Contre, c’est-à-dire que voulant éviter tout ce qui
peut sentir la faveur, la haine, le mépris, l’ironie même, en un mot tout ombre de partialité et
de passion ; […] je me propose de remarquer avec le même soin ce que je croirai apercevoir
de bien et de mal dans chaque sujet sur lequel j’entreprendrai de m’expliquer2. » Dès lors,
l’insertion d’un tel conte dans le périodique témoigne de la nouvelle conception de la
morale et de la fiction fabuleuse : on passe d’une conception essentialiste du Bien et du Mal, à
une vision relativiste de la vérité. Partant, la fiction ne peut plus délivrer une vérité unique ;
elle place son lecteur en capacité de trouver lui-même la sienne, la vérité étant considérée
comme le fruit du discernement, comme le résultat d’une démarche qui consiste à confronter
des éléments apparemment contradictoires. L’exemplarité, c’est-à-dire la valeur morale de ce
type de conte, réside alors dans sa capacité à établir des liens, des rapports entre deux types de
discours, l’un fictionnel, l’autre moral : ils créent « une transition3 », comme l’affirme Shelly
Charles. Les contes de Prévost, tout comme ceux de Marivaux, montrent donc que la
dimension morale et philosophique du conte, du moins tel qu’ils le conçoivent, ne réside plus
dans le message qu’il transmet, mais dans la démarche herméneutique suscitée par le texte et
par le dispositif dans lequel il prend place, ce que confirment les corpus et les mises en
recueil.

1
Ibid.
2
Cité par Jean Sgard, Le Pour et Contre de Prévost, introduction, tables et index, Paris, Nizet, p. 41.
3
Shelly Charles, op. cit., p. 26.
121
I.III.3. Les corpus et les recueils

L’étude des périodiques nous a montré que le cadre énonciatif et narratif, dans lequel
s’inscrit le conte à visée morale et philosophique, joue un rôle déterminant dans la
délimitation du sous-genre : le dispositif oblige le lecteur à changer de perspective et à être
partie prenante dans l’établissement du sens. Le sous-genre se caractérise ainsi par une série
d’emboîtements, à l’intérieur et à l’extérieur du texte, qui induit des modalités de lecture
particulières. La constitution des corpus, qui rassemblent les œuvres d’un même auteur,
illustre également les différentes interprétations possibles de ces textes. C’est notamment le
cas des récits de Voltaire, considérés comme des « contes philosophiques » seulement à partir
de 1771. Ces récits se déplacent d’un tome à l’autre, selon les éditions : par exemple, Le Pot-
pourri, publié dans l’édition de 1771, au milieu d’un volume de Romans, contes
philosophiques, etc., figure auparavant, en 1765, dans un volume de Nouveaux Mélanges, et
ensuite, dans l’édition de Kehl, de 1784, dans un volume de Facéties1. Ces différentes
éditions sont le signe d’interprétations diverses de ce texte et elles induisent elles-mêmes des
lectures différentes : la place du Pot-pourri oriente sa lecture soit sur sa dimension subversive
et critique à l’égard de la religion catholique, soit sur sa composition enchâssée et son
esthétique du mélange. La migration des textes d’un recueil à l’autre montre néanmoins une
progressive prise de conscience de leur spécificité. En 1756, chaque opus, que ce soit un essai
ou une fiction, forme un chapitre des Œuvres com lètes de Voltaire. Ainsi, Zadig constitue le
« chapitre soixante-troisième » du tome V de l’édition Cramer, entre un essai consacré à
l’empereur Julien et le Discours d’entrée à l’Académie. Une telle présentation efface les
classifications génériques. En revanche, les dernières éditions organisent différemment ces
opus : elles séparent les contes philosophiques des contes-apologues2. Cette division met en
évidence une distinction générique, et donc une progressive conceptualisation du sous-genre,
ce que montrent également les mises en recueil.
Le recueil ou, « collection », peut regrouper des textes soit d’un même auteur soit
d’auteurs différents, mais « qui ont quelque rapport ensemble3 ». Un tel rassemblement
implique une prise de conscience générique et il induit lui-même une démarche interprétative
singulière, à savoir une lecture analogique. De fait, la constitution de recueils relève d’une
démarche similaire à celle des périodiques, comme le suggère le terme même de « magasin »
employé par Madame Leprince de Beaumont, pour désigner son recueil d’anecdotes,

1
Voltaire, Contes en vers et en prose, op. cit., p. XI.
2
Voir ci-dessous p. 359-360.
3
Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., p. 210.
122
d’histoires, de contes des fées. En 1748, elle fonde un périodique mensuel, le Nouveau
Magasin français, pour la diffusion de la culture française en Angleterre, où le terme
« magasin » (exporté sous la forme de « magazine ») a la signification de « publication
périodique ». L’intention de l’auteur est double : « entreposer » des textes divers et informer.
En 1756, elle rassemble certains contes dans un dessein explicitement didactique, sous le titre
de Magasin des enfants. Ce manuel pédagogique rend compte des dialogues entre Melle
Bonne, la préceptrice, et ses élèves, entrecoupés par la lecture d’histoires. Dans ces contes, les
personnages eux-mêmes sont en situation d’apprentissage : grâce à la féerie, ils apprennent à
ne pas se laisser dominer par leurs passions, à accepter leur condition afin d’accéder au
bonheur. Ainsi, la Fable de la veuve et de ses deux filles reprend le même canevas que
l’Histoire de Florise de Fénelon. La portée morale de ce recueil se situe non seulement dans
les histoires qu’il rassemble, mais également dans la démarche herméneutique qu’il propose.
Il s’agit de « former les mœurs, tirer parti de l’esprit, l’orner, lui donner une tournure
géométrique, régler l’extérieur 1», affirme Madame Leprince de Beaumont dans son
avertissement préliminaire. Or cette formation de l’esprit est induite par le dispositif lui-
même : les jeunes élèves, et le lecteur avec elles, sont amenées à comparer et à relier des
éléments a priori sans rapport. En ce sens, le dispositif narratif extrêmement rigoureux guide
le lecteur pour qu’il devienne lui-même géomètre. Elisa Biancardi a montré comment la
composition géométrique de l’ensemble s’apparente à un palindrome : le septième conte
« Aurore et Aimée » sépare le recueil en deux parties ; de part et d’autre de ce centre, tous les
autres contes se répondent en miroir. Des thèmes communs réapparaissent, mais sans se
répéter véritablement. Le parcours de lecture met ainsi en évidence un processus
d’intériorisation de la morale : les premiers contes mettent en scène les conditions morales
essentielles pour plaire à Dieu, en revanche, les derniers montrent l’utilité sociale des vertus.
Les personnages de sang royal de la première partie cèdent progressivement la place à une
classe sociale moins élevée : on glisse de la « sphère publique du ‟miroir aux princes” à la
sphère privée des intérêts, des attentes et des préoccupations des destinataires fictives du
Magasin des enfants ou plus largement des jeunes personnes qui formaient en principe le
public de son œuvre2 ». En outre, le fabuleux féerique ou allégorique devient un merveilleux
plus estompé, qui se transforme en un « merveilleux humain » où l’extraordinaire devient
rationnellement explicable et à la portée de toutes les personnes de bonne volonté. Les contes

1
Madame Leprince de Beaumont, Magasin des enfants (La Belle et la Bête), dans Madame de Villeneuve, La
Jeune Américaine et les contes marins(La Belle et la Bête), Les Belles Solitaires – Madame Leprince de
Beaumont, Magasin des enfants (La Belle et la Bête), éd. E. Biancardi, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des
Génies et des Fées », n° 15, 2008, p. 969.
2
Elisa Biancardi, « Notices des contes », ibid., p. 932.
123
sont ainsi reliés par un fil conducteur, qui trace un parcours humain exemplaire. Les effets
d’échos d’un conte à l’autre dessinent une composition d’ensemble qui s’apparente à une
spirale : ce schéma représente le processus d’acquisition et d’appropriation des savoirs et
donc les progrès escomptés des auditrices, et du lecteur avec elles. Grâce à la rigoureuse
composition, les jeunes élèves comparent les histoires et les commentent : les dialogues qui
relient les contes entre eux rendent compte de leurs débats interprétatifs. L’échange entre
pairs, la négociation du sens qui suit le récit et surtout le retour réflexif sur sa propre situation
permet à chaque élève de s’approprier l’enseignement : Lady Sensée compare ainsi les
caprices du Prince Chéri à son propre comportement, Lady Charlotte avoue ressentir la même
jalousie pour sa sœur cadette que Caïn pour son frère. Cette démarche herméneutique
analogique participe à l’émancipation des auditrices, puis des lecteurs :
Oui, Messieurs les tyrans, j’ai dessein de les tirer [les femmes et les enfants] de cette
ignorance crasse à laquelle vous les avez condamnées. Certainement, j’ai besoin d’en
faire des logiciennes, des géomètres et même des philosophes. Je veux leur apprendre à
penser, à penser juste, pour parvenir à bien vivre. […] je ne regarde l’étude de la langue
française, par rapport à mes écolières, que comme un moyen qui m’est offert par la
Providence, pour leur former leur esprit et leur cœur1.

Le « magasin » n’est dès lors pas conçu comme un amas de savoirs plus ou moins
encyclopédiques, il devient une « clé », qui invite les lecteurs à ouvrir leur propre « magasin »
individuel : le dispositif les conduit à exercer leur mémoire et leur intelligence, à apprendre à
comparer, faire des liens, en somme à penser par eux-mêmes. En ce sens, on peut considérer
les contes de Madame Leprince de Beaumont comme des contes philosophiques : le recueil de
contes devient un moyen de rendre le lecteur intellectuellement autonome.
On trouve également une composition très symétrique, dans le recueil intitulé Le
Goût de bien des gens, ou recueil de contes moraux, pour servir de supplément à tout ce qui a
paru jusqu’à résent dans ce genre. Ce titre désigne deux ouvrages différents : celui de 1766
est attribué à M. Des Boulmiers2, et celui de 1769 à Madame Du Puisieux3. Ces deux recueils
rassemblent des textes d’auteurs et de formes très différents. Dans le premier, sont regroupés,
sans préciser le nom des auteurs : l’Histoire de Fanni Arthur et de Montrose, (le récit que
Baculard d’Arnaud publie séparément en 17644), Sarah Th…, nouvelle traduite de l’Anglais,
de Saint-Lambert (parue le 15 décembre 1765 dans la Gazette littéraire de l’Euro e et publiée
en 1777 avec deux autres contes), des épîtres, un conte allégorique ( L’Amour et le Mystère),

1
Ibid., p. 973-974.
2
Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes moraux pour servir de supplément à tout ce qui a paru jusqu'à
présent dans ce genre [par M. Des Boulmiers], Amsterdam/ Paris, L’Esclapart le jeune/ La Veuve Duchesne,
1766.
3
Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes tant en vers qu'en prose, Amsterdam, Changuion et le Jay, 1769.
4
François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud, Fanni ou L’Heureux Repentir, histoire angloise, Londres [i.e.
Paris], 1764.
124
une anecdote historique (Jacques ou La Force du sentiment, par M. d’Arnaud). L’ouvrage de
1769 regroupe quatre idylles1, qui côtoient un conte de Dubois-Fontanelle, Saëb ou Le
Rêveur2, une histoire persane, deux récits non sous-titrés et un « conte moral », L’Heureuse
Famille, qui paraît pour la première fois de manière isolée en 1766, avec le nom de son
auteur, Lezay-Marnezia3. Trois de ces textes sont annoncés comme des traductions voire
comme des imitations : une idylle « imitée de Gessner », l’histoire persane, qui serait une
traduction de l’arabe, et le conte L’Oracle, dont une note de bas de page précise que, paru
« en Anglois, au commencement de l’année 1766, on l’imite ici plutôt qu’on ne le traduit4 ».
Ce recueil présente une disposition très rigoureuse : les quatre idylles s’insèrent entre les cinq
contes, créant l’effet d’intermèdes musicaux. Mais ces dialogues écrits en vers ne sont pas
pour autant détachés de l’ensemble ; au contraire, les échos entre les textes tissent tout un
réseau de correspondances : tandis que les uns content les épreuves surmontées par les
personnages pour lutter contre le malheur, les autres chantent le bonheur retrouvé. La
juxtaposition des différents genres met en évidence leur « morale » commune, mais aussi
leurs différences : le conte moral, contrairement à l’idylle, est polysémique. L’histoire de
Saëb ou Le Rêveur5 peut être lue comme la satire du pouvoir autoritaire et capricieux, mais
surtout celle de l’aveuglement des hommes qui prennent leurs désirs pour des réalités. Grâce
aux épreuves qu’il subit, Saëb prend conscience de la relativité de la vérité et de la nature
ambivalente des choses. C’est l’intervention de la « Substance », qui lui permet de voir les
choses sous un autre angle de vue :
C’est que tu ne vois plus, lui répondit-elle, que quelques parties du tout régulier que tu
voyais ; tu aperçois les êtres sans les chaînons qui les gouvernent ; leurs mouvements
frappent tes yeux sans leurs causes. La plupart des objets te paraissent fort éloignés, fort
disparates de ce second point de vue, parce que les liaisons, les nuances que tu découvrais
du premier t’échappent. Ici ce sont les pièces éparses et confondues de plusieurs
morceaux de sculpture : de-là ce sont ces mêmes pièces assemblées par un ouvrier
habile ; mais profite des momens que je veux bien te donner, retourne à ton premier point
de vue. Saëb obéit.6 .

Si Saëb voit flou, c’est qu’il ne perçoit pas les liens entre les événements, c’est qu’il
ne sait pas lire. L’image de la « chaîne des êtres » et de « l’ouvrier » du monde expriment
bien une conception déiste de l’homme et du monde. Mais la Substance invite Saëb à faire

1
Ces textes s’apparentent à la fois aux élégies latines (poème court qui déplore la perte ou l’inquiétude) et à la
pastorale par leur décor champêtre.
2
Le conte paraît ensuite en 1785 dans un recueil de Dubois-Fontanelle, Théâtre et Œuvres philosophiques,
égayés de contes nouveaux dans lus d’un genre. Voir Henri Coulet, Nouvelles du XVIIIe siècle, op. cit., p. 1434.
3
Claude-François-Adrien Lezay-Marnezia, L’Heureuse Famille, conte moral, Genève ; et Nancy, Leclerc, 1766.
4
Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes tant en vers qu’en rose (1769), op. cit., p. 45.
5
Le conte paraît dans Le Nouveau Journal Helvétique ou Annales Littéraires et olitiques de L’Euro e et
Principalement de la Suisse, septembre 1772, à Neuchâtel de l’imprimerie de la Société Typographique, p. 81-
89.
6
Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes tant en vers qu’en rose, op.cit., p. 749-750.
125
preuve d’intelligence, au sens étymologique du terme, à mettre en rapport les éléments qui
l’entourent, à lire le monde comme un livre. Le lexique de la création (pièce, architecture,
ouvrage) confère au passage des enjeux métatextuels. Le conte s’inscrit dans un recueil, dont
on nous donne ici des clés de lecture : à l’image de l’univers présenté par la Substance, le
recueil dans lequel s’inscrit le conte est un assemblage de pièces, qui, derrière leur diversité,
trouvent une unité dès qu’on les compare et qu’on les rapproche. La composition du recueil a
ainsi une fonction esthétique, mais également morale et philosophique : le lecteur est invité à
faire des liens entre les histoires, à éprouver la multiplicité des relations et des analogies
possibles, ce qui caractérise justement l’expérience morale.

L’étude des archidispositifs dans lesquels s’inscrivent ces nouveaux contes conforte
les hypothèses émises lors de l’examen du péritexte. Elle montre notamment comment la
visée morale et philosophique de ces contes s’investit dans une structure : cette dernière
engage le lecteur dans une démarche herméneutique, le pousse à établir des rapports, à
comparer les contes entre eux, mais également à s’interroger sur sa propre interprétation et
donc sur sa situation, de lecteur et d’être humain. En ce sens, le dispositif narratif participe à
l’émancipation intellectuelle et morale du lecteur : la palingénésie du personnage racontée
dans la diégèse est aussi celle du lecteur, induite à la fois par le cadre de publication du conte
mais également par sa structure interne.

126
I.IV. Les indices internes
Si les titres, les discours préfaciels et les archidispositifs, dans lesquels s’inscrit le
conte à visée morale et philosophique, nous ont permis de repérer les indices externes du
sous-genre, aucun indice interne ne semble a priori pouvoir singulariser ces contes. De fait,
ils respectent la morphologie traditionnelle du genre1 : présentation topique des personnages
dessinés à grands traits, selon un système d’oppositions (par exemple, un père travailleur et
honnête versus une femme acariâtre et manipulatrice dans Lucile ou La Fermière en petite
maison2, un père méritant et loyal versus une femme colérique et fausse dévote dans La Mère
et la Fille ou Les Honneurs du Louvre) ; méfait subi par un des personnages (exil forcé,
séparation, maltraitances infligées par un autre personnage jaloux…) ; épreuves malheureuses
infligées soit par un personnage extérieur (souvent une fée), soit par un autre personnage de
l’histoire ; réparation du méfait, par les personnages qui trouvent en eux la ressource pour
dépasser les obstacles ; fin heureuse sous la forme d’une scène de reconnaissance ou de
réconciliation, grâce à une prise de conscience du méfait commis. Les récits de formation du
prince (Histoire du prince Titi ou Nadir, histoire orientale) ont les mêmes caractéristiques que
le conte de fées définies par Raymonde Robert : importance accordée à la réparation du méfait
puis « mise en évidence du destin exemplaire du couple héroïque3». En ce sens, la structure de
ces contes semble bien être « morale », car elle repose sur une alternance de châtiments et de
récompenses. Ces contes, notamment ceux de Marmontel, Le Clerc, Compan ou de Bedigis,
peuvent effectivement être lus selon le schéma formulé par Claude Brémond4. De telles
lectures pourraient nous laisser penser que rien n’oppose cette catégorie particulière, ni dans
sa finalité, ni dans sa structure, aux traits généraux qui caractérisent l’ensemble des contes.
Pourtant, ces textes ont bel et bien des points communs thématiques et structurels,
qui les distinguent du conte en général. L’étude des titres et des préfaces a permis de dégager
des thèmes philosophiques et moraux récurrents : critique de la vie de la cour et de la
monarchie, remise en cause des préjugés et des superstitions, voire de la religion catholique,
défense de la religion naturelle, recherche de l’universalité derrière la variété des situations,
étude des mœurs occidentales à travers le regard d’un étranger, réflexion sur les conditions

1
Vladimir Iakovlevitch Propp, Mor hologie du conte ; suivi de Les Transformations des contes merveilleux,
trad. Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn, Paris, Seuil, 1970.
2
Louis Charpentier, op. cit.
3
Raymonde Robert, Le Conte de fées littéraire en France : de la fin du XVII e à la fin du XVIIIe siècle, Paris, H.
Champion, 2002, p. 35.
4
Claude Brémond, « Les bons récompensés et les méchants punis. Morphologie du conte merveilleux », dans
Claude Chabrol, Sémiotique narrative et textuelle, éd. Fr. Rastier, Paris, Larousse, 1973, p. 96-121.
127
individuelles et collectives d’une vie en société harmonieuse, interrogation sur le meilleur
gouvernement possible, confiance dans la perfectibilité morale de l’homme, rôle partagé de la
raison et des sentiments dans la prise de conscience morale. Mais au-delà des thèmes, le conte
à visée morale et philosophique propose un traitement particulier des personnages et des lieux
et repose sur des dispositifs narratifs et énonciatifs propres à susciter une réflexion
philosophique et morale chez le lecteur.

I.IV.1. L’onomastique

L’onomastique est non seulement le signe d’un traitement singulier des personnages,
mais elle indique également le type de déchiffrement induit par le récit. Dans les contes
allégoriques, les personnages incarnent des qualités ou des défauts humains (par exemple, la
Fée Tranquille ou la Fée Rancune dans Le Roi Porc de Madame de Murat). Le recours à la
majuscule est le signe d’une allégorisation d’une entité abstraite : un rapport d’équivalence est
établi entre le personnage et sa signification. On trouve ce procédé dans les contes
philosophiques, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, comme l’illustre le conte de Fanny de
Beauharnais, Volsidor et Zulménie, conte our rire, moral si l’on veut, et philosophique en
cas de besoin (1776) : les Génies Circonspect et Ostentation, le Roi Puce et le chevalier
Doguincourt s’opposent aux fées Sincère et Céleste ; Doguincourt a été métamorphosé en
chien pour s’être montré infidèle, les courtisanes en perroquets pour avoir cédé aux attraits
des parures, la fée Sempiternelle en guenon. Cependant, la comparaison de ces contes montre
une évolution : dans les contes allégoriques de la fin du XVIIe siècle, le personnage principal
est une personnification d’entités abstraites, en revanche, à la fin du siècle suivant, il est
singularisé par un nom propre et se trouve confronté à des personnages secondaires qui, eux,
symbolisent des défauts ou des qualités humaines. Cette co-présence de personnages
allégoriques et de personnages non allégoriques témoigne de l’entremêlement des deux pactes
de lecture, allégorique et analogique. C’est notamment le cas dans le conte de Diderot,
L’Oiseau blanc, conte bleu, écrit en 1749 mais paru dans La Correspondance littéraire en
1777-1778. Ce conte peut être lu sur un mode allégorique, comme nous invite à le faire
Diderot lui-même : Lively signifie « Gentillesse ou Vivacité », Polychresta « Toute bonne ou
bonne à tout », Lirila « L’Indolente » ou « l’Assoupie », le prince Lubrelu est « Brouillon », la
princesse Serpilla « Rusée ». Si la traduction entre le nom du personnage et son sens est
vraisemblable dans le cas de Lively (qui est effectivement le terme anglais pour « vivacité »),
en revanche, le rapport est beaucoup plus ambigu pour les autres personnages : la fée Vérité
128
ne s’oppose pas au Mensonge, comme on pourrait s’y attendre, mais à un génie nommé
étrangement « Rousch »1. Diderot joue ainsi avec l’onomastique et tend des pièges
interprétatifs à son lecteur. Dès lors, les noms des personnages s’apparentent à des énigmes :
le recours à l’anagramme ou à la parodie demande un véritable déchiffrement. Dans l’Histoire
du prince Titi (1736) de Saint-Hyacinthe, par exemple, le grand-père de Titi, a pour nom
Ronoby, anagramme de « bon roy », ce qui tend à le rapprocher de Louis XV et confirme une
lecture politique du conte. Mais, comme dans le conte de Diderot, le décryptage des noms des
personnages ne repose sur aucun système : la reine Tripalle, dont le nom n'est pas sans
évoquer le latin tripalium, « travaille au lieu d'être en travail 2», comme l’a noté Aurélia
Gaillard ; le page du prince, initié aux mystères de la fée Diamantine, la fée aux mille facettes,
a significativement pour nom l’Éveillé. On trouve également le roi Forteserre (forte tête et
main de fer), la princesse Blanchebrune (parodie inversée de Blanche-Neige), le duché de
Félicie (utopie politique qui repose sur l’égalité des sujets). Le nom de la vicomtesse de
Worthfraw synthétise la superficialité des courtisans, réduits à leur valeur économique : on
reconnaît l’anglais worth (la valeur, le prix) et la transcription phonétique de l’allemand frau
(la femme). Pour être déchiffrés, ces noms doivent être mis en rapport avec l’histoire elle-
même : comme la structure emboîtée ou les archidispositifs, ils induisent une lecture
analogique. Ainsi, le lecteur se trouve emporté dans une démarche analytique et critique, qui
se rapproche de la méthode philosophique.

I.IV.2. Les personnages philosophes

Le philosophe est significativement un personnage récurrent du sous-genre, même si


le terme désigne des personnages radicalement différents. Leur variété propose en fait une
palette d’exemples concrets, ce qui montre que le conte à visée morale et philosophique est un
lieu de questionnement et d’expérimentations de la notion de « philosophe » elle-même, au
moment où émerge la philosophie des Lumières. Sont nommés ainsi : de faux philosophes,
libertins, corrupteurs des mœurs (tels qu’ils sont peints par exemple dans le conte de Bedigis,
La Fille philosophe en 1775) ; des honnêtes hommes, bienveillants, sociables, respectueux de
l’ordre, soucieux du bien public ; des philosophes savants et dogmatiques, représentants d’un

1
Dans le conte de Voisenon, Il eut raison, conte moral, paru en février 1755 dans le Mercure, la servante de la
fée se nomme « Rouscha », dans Voisenon et autres conteurs, éd. F. Gevrey, Paris, H. Champion, BGF, n°18,
2007, p. 367.
2
Aurélia Gaillard, « Saint-Hyacinthe, écrivain de la marge », Écrire en mineur au XVIIIe siècle, éd. Ch. Bahier-
Porte et R. Jomand-Baudry, Paris, Desjonquères, 2009, p. 48.
129
système philosophique qu’ils caricaturent (Pangloss, pour la philosophie leibnizienne, Martin
pour le manichéisme, dans Candide) ; et enfin des philosophes rousseauistes, misanthropes
réfugiés à la campagne qui fuient la société des hommes (Le Livre d’airain, de Bricaire de La
Dixmerie en propose une caricature à travers l’ermite qui vit dans les bois et prône le retour à
un état de nature). Par ailleurs, pour Brunet de Baines, le « philosophe » serait plutôt un
antiphilosophe, c’est-à-dire un opposé aux Encyclopédistes et aux auteurs subversifs, qu’il
juge responsables de la corruption des moeurs. Dans La Belle-mère ou L’Injustice punie,
nouvelle espagnole, texte inséré dans son recueil de contes moraux (1769), il définit ce qu’est
pour lui un « vrai philosophe » :
Le vrai philosophe est l’honnête homme, c’est-à-dire, celui qui sait se conformer aux loix
du pays où il est né, aime ses concitoyens, et n’enseigne la vertu qu’en la pratiquant ;
celui qui, pesant la necessité d’une croyance commune, en révere les principes sacrés, ne
cherche point à corriger de prétendues erreurs par de plus réelles encore ; et ne connoît
point de préjugé plus nuisible que la manie d’une fausse célébrité ; qui déteste les
paradoxes hardis du prétendu cosmopolite, dont les sophismes révoltans ne tendent qu’à
briser le lien fraternel qui unit les peuples, à renverser l’ordre établi chez les nations
civilisées ; celui enfin dont la saine littérature ne respire et n’excite que de purs sentimens
de fidélité envers son roi, de respect pour les maximes de gouverment, et de zèle pour le
bien public.1

On remarque également que, dans le conte moral et philosophique, l’arrogance et la


prétention à la vérité du « philosophe » sont fréquemment tournées en dérision : à l’image de
Pangloss, le « philosophe » est une incarnation du dogmatisme et de l’intolérance. Dans le
conte de Duclos, Acajou et Zirphile (1744), le terme est même synonyme d’un raisonnement
creux, comme l’illustre la comparaison ironique. Le vase, qu’Amine et Zobéide (deux
personnages issus de « l’Histoire des trois Calenders » des Mille et Une Nuits) doivent
prendre chez les génies Harpagine et Podagrambo, ressemble à un pot de chambre : « si la
forme du vase étoit vile, la vertu en etoit admirable ; il rendoit des oracles, et raisonnoit
surtout comme un Philosophe : c’étoit alors un très-grand éloge d’y être comparé pour le
raisonnement2. » L’image burlesque et dégradante repose sur le jeu de mot entre résonner et
raisonner : la tête du philosophe, comme le vase, sonne creux. Les contes de Marmontel
raillent également l’esprit de système, incarné par le « philosophe », notamment dans Le
Misanthrope corrigé et Le Philosophe soi-disant, insérés dans son recueil de contes moraux
(1765). Ce dernier conte s’ouvre justement sur la question de savoir ce qu’est un philosophe.
Pour Clarisse, il y en a de deux sortes : ceux qui n’ont rien de singulier, les plus simples de
tous les hommes et ceux qui sont « bizarres », dont Ariste est un exemple. Sentencieux et

1
Brunet de Baines, Le Passetems, ou Recueil de contes intéressants, moraux et récréatifs,, à Londres et à Paris,
chez Louis Cellot, 1769, p.333.
2
Charles Duclos, Acajou et Zirphile, à Minutie, 1744, p. 50.
130
méprisant, celui-ci considère la philosophie comme la science du bien et du mal et la capacité
à faire des heureux. Or son comportement entre vite en contradiction avec ses discours :
prêcheur du végétarisme et de l’ascèse, il est tenté par les plaisirs de bouche, cède aux
charmes de Clarisse, se montre coquet. Il devient ainsi la risée de la compagnie qui entreprend
de lui jouer la comédie. Manipulé par son amour-propre, le philosophe qui se disait dénué de
préjugés, indépendant et libre, se retrouve aux pieds de la Présidente, attaché à une laisse :
Le voilà cet homme si fier, qui soupire à mes genoux pour les beaux yeux de ma cassette ;
je vous le livre, mon rôle est joué. À ce tableau, le plafond retentit du nom de Charmant et
de mille éclats de rire. Ariste, s’arrachant les cheveux et déchirant ses vêtements de rage,
se répandit en injures sur la perfidie des femmes, et alla composer un livre contre son
siècle, où il déclara hautement qu’il n’y avait de sage que lui.1

En revanche, pour Clarisse, tout le monde peut être philosophe, à condition de


refuser l’artificialité de la société civile et d’écouter la voix du cœur et de la raison. Ainsi, au
côté des philosophes « officiels », qui se désignent comme tels, d’autres personnages ne
revendiquent pas l’étiquette, mais se comportent en véritables philosophes. Marmontel met en
scène un tel personnage dans Le Scrupule ou L’Amour content de lui-même (1761), à travers
le comte de Pruli, que rencontre Elise. Affable, soucieux des autres, le jeune homme est
impliqué dans la vie de la campagne : il confronte la théorie des savants avec l’expérience des
laboureurs, tâche de corriger ce qu’il voit de défectueux dans les spéculations des uns et des
autres. C’est le goût de l’étude et sa bienveillance à l’égard de ceux qu’il considère comme
ses égaux, qui font de lui un philosophe :
Il s’établit dès ce jour entr’eux la liaison la plus intime et en apparence la plus
philosophique. Leurs entretiens ne rouloient que sur l’étude de la nature, sur les moyens
de rajeunir cette terre, notre vieille nourrice, qui s’épuise pour ses enfans. La Botanique
leur indiquoit les plantes salutaires aux troupeaux et celles qui leur étoient pernicieuses ;
la Méchanique leur donnoit des forces pour élever les eaux et pour soulager le travail des
animaux destinés au labourage ; l’histoire naturelle leur apprenoit à calculer les
inconvéniens et les avantages économiques dans le choix de ces animaux laborieux. La
pratique confirmoit ou corrigeoit leurs observations, et on faisoit les expériences en petit,
afin de les rendre moins coûteuses. Le jour du repos revenoit et les jeux suspendoient les
études.2

Dans le conte de Saint-Lambert (1771), Sarah Th..., nouvelle traduite de l’anglais, le


personnage éponyme s’oppose, elle aussi, à la philosophie froide qui dégrade et « qui éteint
dans le cœur l’enthousiasme de l’humanité et de la vertu3 ». Au contraire, Philipps et Sarah
(qui a été éduquée selon ce principe par son père) sont philosophes car ils s’attachent à l’étude

1
Jean-François Marmontel, Contes moraux, T. II, Paris, Merlin, 1765, p. 332.
2
-, Contes Moraux, suivis d’une A ologie du théâtre, nouvelle édition, corrigée et augmentée, T. I, Paris,
Lesclapart, 1761, p. 111-112.
3
Jean-François de Saint-Lambert, Sarah Th…, nouvelle traduite de l’anglais, dans Henri Coulet, Nouvelles du
XVIIIe siècle, op. cit., p. 640.
131
de la philosophie morale et du droit naturel, à la pratique de la solidarité et travaillent sur eux-
mêmes pour établir l’harmonie entre les hommes et avec la nature. Le philosophe incarne
donc ici une manière d’être et de faire : la philosophie n’est pas seulement une discipline mais
un art de vivre.
Cette éthique et cette conception de l’homme et du monde se retrouvent aussi bien
chez des personnages issus de la bourgeoisie montante, propriétaires de terres, que dans la
sphère princière. En ce sens, la classe sociale n’est plus un critère générique, comme elle
pouvait l’être pour la tragédie et la comédie du Grand Siècle. Au contraire, dans le conte
philosophique et moral, lorsqu’ils sont philosophes, le bourgeois et le prince ont les mêmes
qualités : ils font appel à leur raison et sont en quête du bonheur individuel et collectif.
Comme le conte traditionnel, le conte philosophique met en scène des personnages royaux, et
se clôt généralement par le mariage et l’accès au pouvoir du prince. Mais ce dernier ne reçoit
pas ici les dons nécessaires à l’exercice du pouvoir des mains de fées bienfaitrices : il acquiert
sagesse et discernement au terme d’un long parcours, au cours duquel il observe, analyse,
réfléchit, tire des conclusions. Les contes philosophiques montrent ainsi la méthode, par
laquelle le prince devient un prince éclairé, comme l’illustre notamment le parcours de Zadig
dans le conte de Voltaire (1747). Dès les premiers chapitres, il apparaît comme un idéal
humain : son nom même vient de l’arabe Saddik, « le véridique » ou de l’hébreu « le juste ».
Il possède tous les traits du héros de conte : jeunesse, beauté, sagesse, esprit et générosité,
auxquels s’ajoutent une éducation distinguée et la richesse. Mais tous ces atouts n’assurent
pas sa félicité. Son bonheur initial est immédiatement rompu : confronté à la jalousie, à la
violence arbitraire et aux superstitions, il déplore sans cesse « qu’il est difficile d’être heureux
dans sa vie1 ». Mais ce sont justement les épreuves auxquelles il est confronté qui lui
permettent de faire usage de son entendement : de raisonnable, il devient sage. À l’image de
Salomon, il met à l’épreuve les parties opposées lors des procès, afin de révéler les intentions
cachées des deux fils auquel le père veut donner l’héritage, par exemple. Lors de la scène
burlesque du « souper », au cours duquel une dispute, violente mais absurde, éclate autour des
pratiques religieuses, réduisant la foi à des pratiques alimentaires, Zadig parvient à instaurer
la paix entre l’Indien, l’Egyptien ou le Grec, en s’appuyant sur ce qui les rapproche : faisant
observer que ce qu’ils adorent, ce n’est ni le gui, ni le bœuf, ni le poisson, mais l’Être qui les a
créés, Zadig parvient à unir ainsi toutes les religions, au-delà de leurs différences. On
reconnaît le point de vue déiste que développera ensuite l’ange Jesrad, mais ce qui importe
également, c’est la démarche inductive : la quête de ce qui est commun, de l’universel au-delà

1
Voltaire, Zadig ou La Destinée, histoire orientale, dans Contes en vers et en prose, T. I, op.cit., p. 79.
132
des particularités, parvient à instaurer la tolérance et la paix. En somme, la méthode empirique
a des retombées d’ordre moral. Au terme de son parcours, Zadig devient un prince-
philosophe, choisi par le peuple pour sa vaillance et sa sagesse : il est le « seul monarque de la
terre qui eût un ami1 », sous le règne duquel Babylone est « gouvernée par la justice et par
l’amour2». Cette démarche définit justement la nouvelle « sociabilité des Lumières » : elle
consiste à opérer « la déduction, à partir du besoin individuel ou de l'intérêt personnel, d'une
utilité éclairée qui s'énonce dans des règles imposant de prendre en compte l'intérêt des autres
et capable de venir à bout des passions qui opposent les hommes3 », selon Catherine Larrère.
Par conséquent, la formation du prince éclairé est moins une formation politique que morale :
il apprend à dépasser la défense de ses intérêts personnels, en utilisant une méthode
empirique, qui consiste à rechercher l’unité, derrière la diversité. Ainsi, le prince-philosophe
apprend à se gouverner lui-même avant de gouverner les autres : « l’art de se vaincre soi-
même mène à celui de commander aux autres4 », affirme le narrateur du Palais du Silence
conte philosophique (1754). Dans ce conte, Iphis, le jeune prince, ramène la paix en Doride,
qui, sous son règne, « ne songea qu’au progrès de la vertu, des sciences et des arts 5», comme
c’est le cas lors du retour de Zadig dans le conte de Voltaire. Le conte d’Alexis Maton, Mikou
et Mézi, conte moral (1765), raconte également le parcours d’un prince, Mikou, chassé du
trône par son père, qui trouve qu’il a l’esprit gâté par ses « livres d’Europe » qui lui ont donné
les idées de liberté, d’égalité et de patriotisme. Après un parcours semé d’embuches, il
retrouve le pouvoir et s’attache à fonder une nouvelle société plus juste et vertueuse 6. Tamzy,
le héros du Livre d’airain, parcourt également un long périple au cours duquel il est amené à
régner : après avoir expérimenté tous les métiers, perdu toute sa fortune, changé d’états
plusieurs fois et appris à ne plus avoir peur de son propre sort ni de la mort, il « réforma les
abus, toléra les travers » et il « voulut que tous les hommes qu’il gouverneroit fussent à
l’avenir égaux et libres »7. Certes, une telle résolution de l’histoire, dans l’harmonie retrouvée
est un topos du conte en général. Mais le conte philosophique insiste surtout sur la méthode à

1
Ibid., p. 172.
2
Ibid., p. 173.
3
Catherine Larrère, L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle : du droit naturel à la hysiocratie, Paris, Presses
universitaires de France, 1992, p. 74.
4
Philippe-Auguste de Sainte-Foy d' Arcq, Le Palais du silence, op. cit., p. 99.
5
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit., p. 268.
6
« Dès ce moment, tout alla bien. La religion retrouva sa grandeur dans sa simplicité ; les ministres ne
s’occupaient qu’à rapprocher les besoins des hommes, de la bienséance des Dieux ; ils prêchaient la vertu, et en
donnaient l’exemple ; ils recommandaient le travail et travaillaient : riches, ils manquaient de tout ; pauvres, ils
avaient du superflu : les Talapoines furent supprimées peu de temps après ; chacun devint alors utile à la société :
les femmes trouvèrent des maris, les champs des laboureurs, les tribunaux des juges, le roi des soldats, les mines
du respect et Mikou et Mezi la récompense de leurs vertus », Alexis Maton, Mikou et Mézi, conte moral, La
Haye et se trouve à Paris, chez Durand-neveu, 1765, p. 67-68.
7
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, Le Livre d’airain, histoire indienne, S. l., 1759, p. 56.
133
suivre, pour œuvrer à son propre bonheur et à celui d’autrui, à savoir une démarche
expérimentale et critique.
L’Histoire du prince Titi, de Saint-Hyacinthe (1736), est également le récit de
formation d’un prince-philosophe. En parcourant son pays, il compare les différents
gouvernements des pays qu’il visite (le modèle féodal du royaume de Forteserre, le
fonctionnement par contrat du duché de Félicie) et il observe de ses « propres yeux » la
situation misérable des campagnes et des villes1. Dans le conte de Montesquieu, Arsace et
Isménie (1742), Arsace suit une démarche et un parcours similaires à ceux de Titi. Bien qu’il
soit né sujet du roi, il parvient au trône au terme de nombreuses péripéties (déchéance sociale,
éloignement de son amour, désir pour une autre femme, déguisement sous l’apparence d’une
femme, engagement dans l’armée, retrouvailles d’Ardasire et montée sur le trône). Tandis que
dans le conte traditionnel, les épreuves qualifiantes cherchent à vérifier le courage, l’héroïsme
du prince, au contraire, dans le conte moral et philosophique, les obstacles sont autant
d’expériences au cours desquelles le futur prince apprend à se connaître, à connaître les
autres, et à user de son propre entendement, comme l’affirme Arsace lui-même dans le conte
de Montesquieu : « [Il disait] que par un grand bonheur, le grand art de régner demandait plus
d’attention que de suffisance, plutôt des désirs d’acquérir des lumières que de grandes
lumières, plutôt des connaissances pratiques que des connaissances abstraites, plutôt un
certain discernement pour connaître les hommes que la capacité de les former.2 » Pour cela, il
veut se rendre compte par lui-même de l’état de son pays, comme Titi3. De la même façon,
dans le conte anonyme Feraddin et Rozéide (1765), lorsque Feraddin arrive à la cour de la fée
Radieuse pour recevoir son éducation, il souhaite expérimenter et observer par lui-même :
« c’est sur le terrein que je veux qu’on me démontre, et non sur l’ardoise 4», dit-il à ses
conseils. Dès lors, ces héros sont bien des modèles du prince éclairé : soucieux du bonheur de
leurs peuples, préoccupés par la misère dans laquelle vivent leurs sujets, ils s’interrogent sur
le meilleur gouvernement possible, gèrent les conflits d’intérêts avec sagesse et discernement.
Et pour ce faire, ils suivent une démarche expérimentale, accessible à tous.

1
« Ils traversèrent plusieurs bourgs et petites villes, où les maisons mal bâties et plus mal entretenues, jointes à
la malpropreté des lieux, ne répondoient que trop à la misère de la campagne. » Thémiseul de Saint-Hyacinthe,
Histoire du prince Titi, T. 28, L. VI, op. cit., p. 291.
2
Ibid. p. 250.
3
« C’est dans les cases des laboureurs que j’apprends à régner : c’est là que je trouve mes vrais conseillers, là je
me ressouviens de ce que mon palais me fait oublier ; ils me disent leurs besoins. Ce sont les petits malheurs de
chacun qui composent le malheur général : je m’instruis de tous ces malheurs qui tous ensemble pourraient
former le mien », Charles-Louis de Secondat Montesquieu, Arsace et Isménie, dans Histoire véritable et autres
fictions, éd. C. Volpilhac-Auger et P. Stewart, Paris, Gallimard, « Folio », 2011, p. 253.
4
Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire, Gaznah, Fidele, 1765. 3 vol., p. 75.
134
Dès lors, ces héros, loin d’être des représentants d’une classe sociale particulière,
comme c’est le cas dans les contes de fées, deviennent des symboles de l’humanité, leur
destinée dessinant une ligne sinusoïdale : les bonheurs les plus intenses alternent avec les
chutes les plus douloureuses. Par son aspect aléatoire et cyclique, la vie de Zadig devient le
symbole de la « destinée » humaine, comme le signale le sous-titre. La structure-même du
conte renforce l’idée d’un cycle, les récurrentes déplorations de Zadig sur la difficulté
d’atteindre le bonheur scandant tout le récit. Ainsi, à la fin de la fameuse scène du souper,
alors qu’il vient de mettre tout le monde d’accord et que « tout le monde s’embrass[e] »,
« Zadig apprit en arrivant qu’on lui avait fait son procès en son absence, et qu’il allait être
brûlé à petit feu1 ». Voltaire tourne en dérision les conceptions chrétiennes du Bien et du
Mal : si Zadig est heureux à la fin du conte, ce n’est pas par récompense de ses bienfaits ;
c’est lui-même qui construit son bonheur, en utilisant ses capacités de raisonnement et en
cherchant le juste. En outre, ces personnages prennent conscience de l’égalité des conditions
face au caractère aléatoire de la vie et deviennent ainsi plus humbles et plus aptes à
l’empathie. Dans le conte de Montesquieu, Arsace et Isménie, le changement de conditions
d’Arsace, qui, né esclave, devient prince, lui permet de se mettre à la place de ses sujets :
« [Arsace] disait qu’étant né sujet, il avait souhaité mille fois de vivre sous un bon prince, et
que ses sujets faisaient sans doute les mêmes vœux que lui2». Le partage d’un sort commun
fait ici table rase des distinctions sociales, comme dans le conte moral de Cazotte, L’Aventure
du pèlerin. Le roi Roger partage le même sort que le pauvre pèlerin (ils se sont tous deux
égarés au fond de la forêt) et il affirme lui-même : « il faut que tout soit égal entre nous,
puisque nous courons même fortune3. » De même, la rencontre avec le pêcheur fait prendre
conscience à Zadig de l’existence d’une communauté de malheureux : « On se sent alors
entraîné vers un infortuné comme vers son semblable. La joie d’un homme heureux serait une
insulte ; mais deux malheureux sont comme deux arbrisseaux qui, s’appuyant l’un sur l’autre,
se fortifient contre l’orage.4» La prise de conscience morale est donc liée à la fois à une
observation et à un raisonnement : elle suppose de prendre en compte le sort d’autrui, mais
également de reconnaître, sous la diversité des situations, une condition humaine partagée par
tous. Cette prise de conscience est liée à un dispositif spéculaire particulier : le personnage
tire des conséquences morales et philosophiques de ce qu’il observe. Par conséquent, le sous-
genre s’apparente à une fiction expérimentale et s’offre au lecteur comme une méthode, le
conte philosophique mettant en abyme ses effets escomptés.

1
Voltaire, Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit., p. 107.
2
Arsace et Isménie, dans Histoire véritable et autres fictions, op. cit., p. 249.
3
Cazotte, L’Aventure du pèlerin, dans Contes, op. cit., p. 1175.
4
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit., p. 114.
135
De nombreux contes à visée morale et philosophique proposent effectivement des
scénographies de la réception, c’est-à-dire des scènes où sont représentés les retentissements
d’un événement chez un sujet non-impliqué. La fréquence de ces scénographies est trop
importante pour passer inaperçue et nous permet de mieux saisir la fonction morale et
philosophique du personnage dans le sous-genre. On la trouve dans des contes aussi divers
que l’Histoire du prince Titi, A. R. (1736), de Saint-Hyacinthe, Le Palais du silence, conte
philosophique (1754), du chevalier d’Arcq, Zadig, ou La Destinée, histoire orientale (1748),
mais également dans Nadir, histoire orientale, roman moral et politique applicable aux
mœurs du jour, (1769), de Gautier de Montdorge, dans le conte allégorique L’Homme vicieux
et les trois statues, de Louis-François Delisle de la Drevetière, conte inséré dans son recueil
Qu’y a –t-il ? Qu’y a-t-elle, ou la République des oyseaux, Alexandre ressuscité, et autres
fables et contes allégoriques (1739), ainsi que dans le conte de Fanny de Beauharnais,
Volsidor et Zulménie, conte our rire, moral si l’on veut, et philosophique en cas de besoin
(1776). Dans ces scénographies, le lecteur, élément tiers, assiste aux effets d’une scène
pathétique sur les sentiments et la conscience d’un spectateur. Par exemple, au livre VI de
l’Histoire du prince Titi de Saint-Hyacinthe (1736), Titi rencontre une pauvre paysanne
affamée. Le champ de vision de Titi, et du lecteur avec lui, est d'abord centré sur l'enfant,
abandonné pour un instant par sa mère en train de travailler aux champs ; puis il s'ouvre
progressivement et laisse apparaître le personnage féminin. Titi devient spectateur d'une scène
de Charité, auquel il est particulièrement sensible : « Elle s’assit sous l’arbre, prit son enfant,
et lui donna à sucer une mamelle aride. Le pauvre enfant sourit, et le roi se retourna pour
cacher les larmes qui lui vinrent aux yeux.1» Le pathétique de la scène suscite l’empathie du
prince-spectateur et déclenche à sa suite une réaction d’entraide. Dans Le Palais du silence,
conte philosophique, de Sainte Foy d’Arcq (1754), c’est également une vision qui est à
l’origine de la prise de conscience d’Iphis. Entré dans le palais du silence, le prince découvre
la trahison de ses amis et la conjuration qu’ils fomentent contre lui grâce à des images,
projetées sur les parois du temple. Cette étape de sidération est suivie d’un mouvement de
colère contre les traitres, d’empathie à l’égard des victimes et d’amour envers ses fidèles
soutiens :
Le péril où Clidème et ma mere demeuraient exposés, la crainte que Menocles n’en fût
instruit trop tard, l’impossibilité où j’étais d’agir, la honte d’avoir tant aimé deux
personnes si également odieuses et méprisables, le remords d’avoir facilité les devoirs les
plus saints, la passion la plus flétrissante par le choix de son objet, la rage d’avoir été joué
si long-tems par des scélérats, l’humiliante découverte de la source de mes égaremens et
de mes malheurs dans ma folle vanité, le regret d’avoir méconnu le prix des conseils de
Ménocles ; enfin tout ce qu’une ame, qui chérit la vertu, peut souffrir après l’avoir trahie,

1
Thémiseul de Saint-Hyacinthe, op. cit., T. 28, L. VI, p. 252.
136
et tout ce que le désespoir peut avoir de tourments, quand la nécessité le désarme, je
l’éprouvai, pendant que Mezronime et Protas me developperent les replis ténébreux de
leurs cœurs1.

Les situations qu’Iphis observe ne sont pas étrangères à son sort, à la différence de
celles de Titi ou de Zadig, mais le lexique de l’émotion associé à celui de la conscience
morale exprime là aussi l’intériorité du personnage, ce qu’il ressent, immobile face aux
différents tableaux qui se projettent sur les murs du palais. La scène fictionnalise ainsi les
effets de la fiction : un tel dispositif narratif permet une forte implication du lecteur, non pas
par identification aux personnages auxquels il ne ressemble en rien, mais parce qu’il occupe la
même place de spectateur ému par la scène qu’il observe. Le personnage fonctionne ici
comme une case que chacun peut remplir. La visée morale et philosophique du conte se situe
bien dans le type d’expérience qu’il fait vivre.
L’examen du traitement des personnages dans le conte à visée morale et
philosophique montre donc le nouveau rapport qui s’établit entre la fiction et sa signification :
l’onomastique, comme les frontispices et les épigraphes, demande un décryptage, assimilant
le conte à une énigme. De telles fictions supposent une démarche herméneutique et critique,
qui les rapproche de la méthode philosophique, c’est-à-dire analytique et expérimentale.
L’étude du personnage du philosophe montre effectivement que le sous-genre est lié à une
nouvelle conception de la philosophie. Une distinction nette apparaît entre deux sortes de
« philosophes » : d’un côté, les sermonnaires, dont les principes dogmatiques, au mieux,
entrent en contradiction avec la complexité de la vie, au pire, génèrent l’intolérance et la
violence ; de l’autre, les personnages philosophes, que les épreuves conduisent à trouver par
eux-mêmes, une philosophie de vie, réglée par l’usage de la raison, l’étude de la morale et la
pratique de la solidarité. À la différence des genres codifiés, le conte à visée morale et
philosophique estompe les distinctions sociales, géographiques et temporelles, dans la mesure
où un sort commun unit l’ensemble des personnages : si ces derniers atteignent le bonheur,
c’est au terme d’épreuves, qui leur servent d’expériences et de pierres de touche à la réflexion.
La fiction peut dès lors être philosophique car elle offre au lecteur une expérience singulière,
que les contes philosophiques mettent eux-mêmes en scène, les scénographies de la réception
plaçant le lecteur dans une situation similaire à celle du personnage. Le lien qui s’établit dès
lors entre le lecteur et les personnages n’est pas un rapport d’identification, mais un rapport
d’analogie, un partage des émotions, une expérience commune : à l’image du personnage, le

1
Philippe-Auguste de Sainte-Foy d' Arcq, Le Palais du silence, op. cit., T.2, p. 67-68.
137
lecteur est amené à son tour à observer, comparer, raisonner mais aussi à sentir, en somme à
être philosophe.

I.IV.3. La féerie et la philosophie

Si le conte à visée morale et philosophique est un lieu de réflexion et


d’expérimentation de la philosophie, cette dernière est considérée non pas comme un système
de pensées abstraites, mais comme une science expérimentale et un apprentissage de la
sagesse. En ce sens, elle ne paraît plus incompatible avec la fiction en général, ni avec la
féerie en particulier. D’ailleurs, féerie et philosophie parlent toutes deux par énigmes. Dans
les Histoires sublimes et allégoriques de Madame de Murat (1699), la philosophie est même
assimilée à une science secrète et hermétique. La princesse Ondine est la fille
d’Authomasis, le roi des « Isles Cabalistiques habitées par des Philosophes qui faisaient
profession des sciences secrettes, lesquels avoient à leur teste un grand Capitaine nommé
Gabalis1 » ; elle doit épouser le fleuve Pactole, leur ami, en récompense du secret de la Pierre
Philosophale qu’il leur a donnée. L’allusion au texte de Nicolas de Montfaucon de Villars, Le
Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes, paru en 1670, dans lequel il dévoile
plaisamment les mystères de la Cabale et de la Société des Rose-Croix, souligne le
rapprochement établi entre la philosophie et l’alchimie. Certes, le conte de Madame de Murat
ne transmet pas une science ésotérique, pour autant, il entend bien transmettre des
connaissances sur la nature humaine, par un langage énigmatique. Dans le conte de Pierre-
François Godard de Beauchamps, Funestine (1737), la philosophie apparaît également comme
une science occulte et mystérieuse à laquelle peu sont initiés. La mère de Formose, le prince
qui épousera Funestine, est une mortelle, qui s’est occupée de l’éducation de son fils : « elle
avoit un frere, grand philosophe, qui l’avoit initiée dès son enfance dans les mystères les plus
profonds de la cabale : elle s’étoit servie pendant sa grossesse des lumières qu’elle avoit
acquises, pour empêcher les Fées d’assister à la naissance de son fils ; elles en furent très
offensées, mais elles avoient manqué le moment de lui faire du mal, et ce fut sans retour2. »
Le conte de Beauchamp s’ouvre ainsi sur une luttre entre la féerie et la philosophie, dont cette
dernière sort victorieuse.

1
Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat, Histoires sublimes et allégoriques, dédiées aux fées
modernes, Paris, Florentin et Delaulne, 1699.
2
Pierre-François Godard de Beauchamps , Funestine, Paris, Prault, 1737, s.n., p. 7.
138
On peut effectivement considérer le conte de Beauchamps comme un conte à visée
morale et philosophique, dans la mesure où il raconte le parcours moral, l’éveil de la
conscience du personnage éponyme. Funestine est née laide et méchante. Le génie Clair-
Obscur la prend en pitié et l’emmène loin de chez elle, dans le palais des Événements pour
l’éduquer, car il la destine à son fils, Formose. Deux fées-allégories, Vertu et Imagination,
aidées par une troisième, la fée Docilité, aident la princesse à changer son regard sur elle et
sur le monde et à s’engager dans un travail sur elle-même : « Princesse, lui dit la fée Docilité,
vous entrez dans une carrière pénible, il faut vous défaire de vos préjugés, triompher de votre
humeur, et vaincre vos passions1. » En somme, elles l’invitent à philosopher. Or c’est
l’interprétation d’un songe allégorique, qui lui fait prendre conscience de la méthode, du
chemin à suivre pour être plus en harmonie avec elle-même et avec les autres : le
déchiffrement de l’histoire, suivi d’un retour sur sa propre situation, participe à l’acquisition
d’une meilleure connaissance de soi. À la fin de cet apprentissage, Funestine devient belle,
mais sa beauté est avant tout morale : elle a su déchiffrer son cœur, comme un livre, afin de
pouvoir s’ouvrir aux autres. Parallèlement à l’éducation de Funestine, on suit également la
formation morale et politique du prince. Ce dernier subit lui aussi des épreuves symboliques.
Tout petit, il est emmené dans une vaste caverne, afin d’être baigné dans un fleuve aux vertus
purificatrices, qui a le pouvoir de dissiper toutes les faiblesses humaines : « Il falloit s’y rouler
huit jours de suite sur un sable aigu, qui s’insinuant dans toute la capacité du corps, y formoit
un nouveau sang et de nouvelles chairs : l’épreuve étoit douloureuse, mais infaillible2. »
L’expérience, qui dure sept jours, est explicitement assimilée à une renaissance : le prince en
sort plus beau et plus vigoureux, et presque parfait. Or le huitième jour, sa mère l’entend crier,
elle se précipite sur lui et le croit mort (il a les yeux fermés, il est sans mouvement), au
moment même où deux vices (l’orgueil et l’amour des louanges), restés encore dans son cœur,
allaient en sortir. Désormais, rien ne pourra les en enlever entièrement. Le narrateur
généralise alors la réaction de la mère de Formose : « elle fut même assez aveuglée pour
croire que ces deux vices, qui devoient un jour défigurer l’excellence de ses autres qualités,
paroîtroient des perfections, ou que du moins, ils seroient rachetés par tant de vertus, qu’ils
échapperoient aux yeux des plus clairvoyants. Que de meres lui ressemblent ! 3 » Ainsi, le
conte met en scène l’aveuglement des personnages, afin de rendre lucide le lecteur sur les
mécanismes de l’illusion, causes du malheur des hommes, et l’exclamation finale établit une
analogie entre la fiction et le réel, invitant le lecteur à s’interroger sur les principes qui doivent

1
Ibid., p. 195-196.
2
Ibid., p. 9.
3
Ibid., p. 11.
139
régler l’éducation. En outre, les interventions métatextuelles et ironiques du narrateur, à la fin
et au début de chaque partie, montrent les ficelles de la fiction. Le narrateur ne cesse
d’ailleurs de rappeler les sources très nombreuses de l’histoire : il présente cette dernière
tantôt comme un extrait d’un journal1 tantôt comme une traduction. Il suspend même le récit,
dont il indique les lacunes : « je suis obligé de rompre l’histoire, parce que le reste du
manuscrit est d’une autre main, et que les caractères m’en sont inconnus. Je présume que
l’Auteur, prévenu par la mort, n’a pû l’achever ; et selon toutes les apparences quelque
Gimnosophiste indien, plus vieux qu’Homère de quelques Olympiades, l’a continuée, pour
s’immortaliser2. » Le conte apparaît comme l’aboutissement d’une chaîne d’auteurs et de
philosophes : cette parenté multiple explique son caractère hybride, son aspect mosaïqué, à
l’image du miroir magique du Génie. Une telle structure, renforcée par l’effet kaléidoscopique
des multiples allégories, rapproche le conte de Beauchamps de l’esthétique rococo et lui
confère un certain hermétisme : la visée morale et philosophique du conte se situe bien, là
aussi, au niveau de la composition.
Certes, comme dans le conte traditionnel, les péripéties et le merveilleux, dans le
conte à visée morale et philosophique, mettent à l’épreuve le personnage principal. Tandis
que dans le premier, les aventures du héros révèlent sa valeur exceptionnelle, dans le second,
les épreuves qu’il subit lui font prendre conscience, au contraire, des bornes de son pouvoir et
de la nécessité de ne pas se laisser gouverner par les passions destructrices (orgueil, jalousie,
avidité, soif de pouvoir) : grâce aux obstacles, il apprend non pas à se comporter comme un
être supérieur, mais comme un homme responsable de lui-même. La féerie lui fait acquérir un
savoir moral, non des préceptes, mais un savoir être et un savoir vivre, comme l’illustre le
conte de Marmontel, Les Quatre flacons ou Les Aventures d’Alcidonis de Mégare3. Alcidonis
cherche l’amour. Par l’effet des quatre flacons (le premier de couleur pourpre, le second rose,
le troisième bleu et le quatrième blanc), il va expérimenter tour à tour la passion éphémère, le
désir frivole et inconstant, la tendresse sans inquiétude et sans ivresse et enfin l’amour sincère
et « naturel ». Le merveilleux ne sert pas ici de récompense ou de châtiment au personnage
principal, il est l’expression de son intériorité : le pouvoir magique ne dépend plus d’une
puissance extérieure, mais du personnage lui-même. Dans le conte moral, la féerie place ainsi
des obstacles sur le chemin du personnage, pour qu’il devienne autonome, en apprenant à se
connaître lui-même et en assumant ses choix. Tel est le cas également des énigmes qui
apparaissent par magie, sur le livre d’airain de Tamzy, le héros de Bricaire de La Dixmerie.

1
« L’historiographe Albupipargamos, du journal duquel j’ai fidèlement extrait ce que je viens de rapporter,
continue ainsi », ibid., p. 38.
2
Ibid., p. 193.
3
Jean-François Marmontel, Contes moraux, op. cit.
140
Les oracles qui s’inscrivent sur son livre s’apparentent à des impératifs catégoriques (« sache
contenter les autres et toi-même1», « couronne l’indigence et la vertu2 »), mais également à
des énigmes métaphoriques (« la cour la plus tranquille est une mer agitée. Une mer agitée est
souvent moins dangereuse que la cour la plus tranquille3») que Tamzy interprète « d’après les
dispositions de son âme4 ». Le personnage ne bénéficie plus de la protection d’une fée
bienveillante, mais il trouve en lui-même les conditions du bonheur, en usant de son propre
entendement.
Dès lors, le conte d’Antoine Coypel, Aglaé ou Nabotine, publié de manière posthume
dans le Cabinet des fées en 1786, peut être également considéré comme un conte à visée
morale et philosophique, bien qu’aucun indice n’apparaisse dans le titre. Il est émaillé des
réflexions et des sentences morales du narrateur, qui témoignent d’une grande finesse
d’analyse psychologique. Il se caractérise également par l’insertion de dialogues, rares dans le
conte de fées. Même si elle ne met pas en scène à proprement parler un parcours (sous la
forme d’un voyage ou de péripéties), l’histoire raconte, comme dans les contes de
Beauchamps et de Marmontel, l’évolution morale du personnage qui apprend à mesurer ses
passions et à exprimer ses sentiments. La petite Nabotine, nommée ainsi à cause de sa
petitesse et de sa laideur aussi bien physique que morale, subit des épreuves, que lui inflige sa
marraine, la fée. À la différence du conte traditionnel, il s’agit ici de dilemmes moraux et
psychologiques : elle doit affronter sa jalousie en se montrant bienveillante à l’égard d’une
jeune fille qui la dépasse en beauté et en talents ; s’étant engagée à n’aimer rien de plus que la
fée, elle sacrifie le petit chien « Finfin » pour lequel elle avait de l’affection. Ses souffrances
se terminent lorsqu’Aglaé a montré suffisamment de « scrupules » et d’effroi par rapport à ses
propres penchants : elle doit faire l’expérience du monstrueux qui est en elle, pour que celui
qu’elle voyait sous l’apparence d’un chien (Finfin) se transforme en beau prince charmant. La
fée répond ainsi aux remerciements de sa protégée, nommée Brillante à la fin du conte :
Brillante, de vos agrémens
Ne faites point d’honneur à la féerie ;
Retenez ceci, je vous prie :
Rien, n’embellit comme les sentimens5.

L’évolution morale du personnage n’est pas le fruit de l’action féerique : le conte


montre l’éveil d’une conscience, lié lui-même à l’épanouissement des sentiments. Le rapport

1
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, Le Livre d'airain, histoire indienne, op. cit., p. 157.
2
Ibid., p. 161.
3
Ibid., p. 197.
4
Ibid.
5
Antoine Coypel, Aglaé ou Nabotine, dans Le Cabinet des fées ; ou Collection choisie des contes des fées et
autres contes merveilleux, T. 35, Amsterdam ; Paris, 1786, p. 108.
141
entre esprit et laideur est un topos du conte traditionnel, que l’on songe à Riquet à la Houppe
ou à La Belle et la Bête. Mais ici, Nabotine passe de la laideur et de la petitesse à la lumière
(Brillante est la traduction du grec « aglaïa », qui signifie « qui rayonne »). L’évolution de
Nabotine n’est pas seulement liée à une éducation morale (qui lui enseignerait des préceptes
moraux), il s’agit d’une véritable initiation, dans le sens où chaque épreuve modifie son
intériorité. En outre, chaque personnage qu’elle rencontre a une forte dimension symbolique :
comme dans certaines mythologies, le chien représente ici le monde du dessous, des forces
invisibles. L’amour immodéré que lui voue Nabotine en fait un symbole de puissance sexuelle
et de vitalité. Sa métamorphose humaine renforce la dimension initiatique du récit : « pour les
alchimistes et les philosophes, le chien dévoré par le loup représente la purification de l’or par
l’antimoine, avant-dernière étape du grand-œuvre […] : chien et loup à la fois, le sage - ou le
saint- se purifie en se dévorant, c’est-à-dire en se sacrifiant en lui-même, pour accéder enfin à
l’étape ultime de sa conquête spirituelle1. » La dimension symbolique du récit lui confère des
enjeux philosophiques, au sens ésotérique du terme.
Ainsi, comme dans le conte traditionnel, le merveilleux, dans les contes à visée
morale et philosophique, a une fonction symbolique. Mais ici, la féerie apprend au personnage
à mieux se connaître et se corriger pour mieux vivre avec les autres. La féerie rejoint en
quelque sorte l’ésotérisme dans la mesure où, comme lui, elle vise à transmettre un savoir sur
la nature humaine, mais de manière énigmatique, l’efficacité morale et philosophique tenant
moins au message décodé qu’à la démarche d’investigation. Dans ce processus, le dispositif
scénogaphique et spéculaire, et donc le traitement de l’espace, joue un rôle déterminant.

I.IV.4. Les espaces

Comme le conte et le roman, le conte à visée morale et philosophique présente des


lieux topiques : la traversée des océans, la grotte, le locus amoenius, l’île, le monde pastoral,...
Mais le sous-genre propose un traitement singulier de ces univers. Il s’agit ici de voir
comment ces configurations spatiales peuvent favoriser une réflexion philosophique et une
prise de conscience morale.
La comparaison des contes à visée morale et philosophique fait émerger différentes
fonctions attribuées aux lieux. Dans certains contes, les lieux sont explicitement présentés
comme des allégories. C’est le cas dans le conte de Madame de Villeneuve, Le Temps et la

1
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1982,
p. 245.
142
Patience, conte moral (1768). Le palais du Temps est composé d’une enfilade de galeries qui
représentent chaque âge de l’homme : les personnages traversent d’abord la galerie du Temps
indifférent et inconnu où sont disposés des berceaux ; puis celle du Temps puéril, la maison de
la jeunesse où le Temps charmant lutte contre le Temps dangereux, la galerie du Temps de la
maturité, le pays de la vieillesse et enfin l’empire de la mort. Dans chaque espace, les saisons,
le décor et les habitants sont allégoriques : au pays de la vieillesse, par exemple, souffle un
vent glacial, le décor est fait de feuilles mortes ; crachoirs, béquilles, lunettes de toutes sortes
jonchent le sol. Les murs changent de couleur en fonction des galeries, passent du blanc au
violet, selon les âges. Des effets de correspondance s’établissent ainsi entre les âges, les
saisons, le décor (faune et flore), la configuration de l’espace (de la galerie à l’univers
cloisonné environné d’obscurité), et les sons (les cris des orfraies et des hiboux dans les
dernières galeries s’opposent au chant du rossignol dans celle de la jeunesse). Ces lieux
allégoriques entrent en écho avec le parcours du personnage principal et lui confèrent une
dimension universelle : l’aventure de Mérille est, comme celle de Zadig, l’histoire de la
destinée humaine. Paradoxalement, cette longue traversée symbolique de la vie n’a aucun
effet sur les décisions impatientes de Mérille et de ses cousins qui décident de poursuivre leur
quête, sans tenir compte des conseils de la Patience et du Temps. Le conte à visée morale et
philosophique a donc recours aux allégories, mais ces dernières ne transmettent pas un
message univoque : le sous-genre interroge lui-même la quête de sens (qui est aussi une
interrogation sur le sens de l’existence) et joue avec les stéréotypes.
Tel est l’effet que crée la présentation des espaces dans Candide. Le conte voltairien
nous propose une mappemonde en kaléidoscope, mais les lieux sont emblématiques et
stéréotypés1 : Venise, c’est seulement le doge et les gondoliers, uniquement « la place Saint-
Marc » et « La Brenta », réduites à leurs noms (comme « l’opéra alla moda »). Un cadi, un
imam, quelques bachas, du cédrat confit suffisent pour planter le cadre de la Turquie. Paris se
réduit, entre le faubourg Saint-Marceau et le faubourg Saint-Honoré, à des « raisonneurs », un
« folliculaire », un « discoureur de salon », et un repas (chap. XXII). De la même façon que
les personnages ne peuvent susciter l’identification du lecteur, de même, la forte stylisation
des lieux ruine leur fonction mimétique. Paradoxalement, « il faut cet irréalisme d’une
candeur subvertie pour que le discours du texte sur le Mal soit lu comme réaliste2», comme
l’affirme André Magnan. Cette schématisation des espaces renforce leur dimension
symbolique : les guerres, tremblements de terre et autres catastrophes climatiques représentent
assurément le Mal, quand les paysages idylliques sont, quant à eux, des figurations spatiales

1
André Magnan, Voltaire, Candide ou l’o timisme, Paris, PUF, « Études littéraires », 1987, p. 82.
2
Ibid., p. 86.
143
du Bien. La polarisation de l’espace symbolise ainsi la lutte morale à laquelle Candide est
confronté. Dès lors, le parcours du personnage métaphorise la destinée humaine : Candide est
confronté à « des montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, [qui]
étaient partout de terribles obstacles1 ». Ces épreuves concrétisent les aléas de la fortune et les
coups du sort. Mais l’insistance ironique du narrateur sur les indices et la surenchère
symbolique vide les signifiants d’un sens unique, et au contraire démultiplie les significations.
Ainsi, le traitement des lieux montre de nouveau comment, dans le conte à visée morale et
philosophique, l’histoire maintient un rapport avec son interprétation, mais celle-ci est
multiple, voire contradictoire, à l’image de la vie.
Les lieux sont donc moins des allégories que des « prismes littéraires2 », selon
l’expression de Jean-Charles Darmon, c’est-à-dire des signes d’un déplacement de la
réflexion philosophique au cœur d’un monde fictif, notamment de la pensée néo-épicurienne.
Le conte moral oppose, de manière récurrente, l’univers pastoral, associé à la quête des biens
nécessaires et de la vérité, à la cour, lieu de l’illusion et des plaisirs vains. Mais les allusions à
la philosophie du Jardin n’ont pas, selon les textes, le même statut, ni le même sens. Dans Le
Temps et la Patience de Madame de Villeneuve (1768), la retraite à la campagne du « Roi
Solitaire » est le signe d’une abdication politique : le pouvoir ayant causé le malheur de sa
famille (la mort de son fils aîné et la déception amoureuse de son fils cadet), le Roi a décidé
de s’isoler, avec des instruments mathématiques et astrologiques, dans une cabane dans les
bois, se gardant bien d’indiquer le lieu à qui que ce soit. Il consacre tout son temps à l’étude
des sciences et n’est accompagné dans ses travaux que par un vieillard. Le jardin symbolise
ici une retraite à la fois physique et spirituelle, un dépouillement matériel et une quête de la
vérité. Dans l’Histoire du prince Titi (1736), de Saint-Hyacinthe, cette opposition prend une
valeur politique : Titi construit un palais à la campagne et en fait un espace bourgeois et
démocratique, l’antithèse de la cour de son père, le roi Ginguet. Le monde artificiel et
superficiel de la cour est ainsi explicitement mis en opposition avec le mode de vie naturel de
la campagne, symbolisé par la famille de Bibi, l’épouse promise de Titi : la sphère publique,
lieu de la représentation aristocratique et de l’artificialité, s’oppose à la sphère privée de la
famille bourgeoise. Abor, le père de Bibi, a lui-même quitté la cour, pour se retirer sur les
marges du royaume, après avoir essuyé des perfidies qui ont causé sa ruine3. Il se présente
donc comme le modèle du bourgeois, altruiste4, bon père de famille, autonome par son travail

1
Candide, dans Contes en vers et en prose, T. I, op. cit., p. 269.
2
Jean-Charles Darmon, « Philosophie épicurienne et littérature », Un siècle de deux cents ans ? : les XVII e et
XVIIIe siècles : continuités et discontinuités, éd. J. Dagen, P. Roger, Paris, Desjonquères, 2004, p. 35.
3
Histoire du prince Titi, T. 27, L. II, op. cit., p. 393.
4
Il préfère distribuer son surplus d’argent à « ceux qui n’ont pas leur nécessaire», ibid., p. 415.
144
et ses possessions1. À la différence de la cour, où la défense des intérêts personnels est la
cause des conflits, la communauté réunie autour d’Abor est unie par l’amour et l'amitié,
considérés comme des vecteurs de clairvoyance et de connaissance2. La vie pastorale et la
culture du jardin ne sont plus seulement des symboles d’une philosophie de vie, elles
dessinent progressivement un modèle social, politique et économique, notamment dans le
conte moral après 1750. Le motif est très fréquent, comme l’illustrent Le Villageois et le
Courtisan, conte moral3 de Jean Fontaine-Malherbe, conte inséré dans son recueil de Fables
et contes moraux en vers (1769), et les contes moraux de Charpentier. Ces derniers reposent
tous sur une opposition entre la société de cour, considérée comme le lieu de l’oisiveté et de
l’ambition dévorante4, et la retraite campagnarde, où le « nécessaire s’y montr[e] par-tout, le
luxe nulle part5 ». Cette opposition morale, entre ville et campagne, prend une dimension
politique et économique : la famille pastorale est alors considérée comme le modèle réduit
d’un gouvernement fondé sur le travail de la terre, la vertu et l’entraide. Sur ces principes,
Démophon, l’aubergiste grec, double la superficie de son terrain, en asséchant des marais et
en mettant en valeur les friches ; il établit ensuite des fabriques où il emploie des artisans. Une
fois son développement personnel assuré, il aide les indigents dans les villages voisins.
Charpentier trace ainsi, grâce au récit fictif, un véritable modèle de développement
économique : l’ère agricole précède l’ère industrielle qui elle-même rend possible l’ère de la
solidarité et de l’empathie, le bonheur individuel n’étant possible que s’il est partagé6. Une
fois devenu roi de Cyrène, l’aubergiste hospitalier suivra d’ailleurs les mêmes principes de
modération et d’hospitalité qui ordonnaient sa maison. Un tel scénario est extrêmement
fréquent dans les recueils de contes moraux, que ce soient celui de Charpentier, de Melle Uncy
ou de Marmontel. Les contes moraux figurent ainsi un modèle politique et économique, tel
que se le représente une certaine bourgeoisie, alors en plein essor.

1
Il « travaillait à cultiver son jardin et vivait heureux dans l'innocence avec sa femme et sa fille [qui avaient]
assez d'esprit pour être contentes de leur état », ibid.
2
« Une âme que l'amour anime en est bien plus habile et plus clairvoyante ; elle trouve en elle un fond de lumière
qu'elle n'y aurait pas soupçonné. », ibid., p. 384.
3
Sur la route de Versailles, se promène « le Socrate du village » que l’on chasse au passage des riches berlines
des courtisans. Il voit passer un courtisan malheureux, en larmes et se rend à son chevet. Le manant généreux est
prêt à s’attendrir, propose ses services. Il apprend que la maladie qui ronge le noble est l’ambition. Il veut
commander, gouverner un empire. Devant cette étrange maladie qui ne fait des ravages qu’à la cour, le manant
décide de retourner dans sa campagne et de s’occuper de son jardin.
4
« Heureux habitants de la campagne, n’enviez point leur sort ! leur grandeur les importune. L’ambition les
dévore ; leur oisiveté est leur supplice. Les plaisirs n’ont plus d’attrait pour leurs sens engourdis. Ils traînent une
vie languissante, dans l’ennui, la satiété, et un dégoût absolu. », Louis Charpentier, Nouveaux contes moraux,
op. cit., p. 24.
5
Ibid., p. 3.
6
« Démophon couloit des jours d’autant plus heureux, qu’il ne les devoit qu’à l’intérêt actif qu’il prenoit au
bonheur de l’humanité» », ibid., p. 30-31.
145
Ainsi, dans le conte à visée morale et philosophique, l’allégorisation des lieux a bien
une fonction morale et philosophique : la polarisation de l’espace, entre lieux idylliques/ lieux
hostiles, cour/ campagne, symbolise les aléas de la vie, la lutte entre le Bien et le Mal ; elle est
même fréquemment une figuration de la philosophie du Jardin. Progressivement, les contes
moraux établissent une analogie entre les lieux fictionnels et la réalité, du moins telle que la
rêve la bourgoisie montante. Les contes philosophiques, quant à eux, jouent sur le caractère
stéréotypé des espaces, démontant ainsi les lieux communs et les préjugés, en en montrant le
fonctionnement. On peut dès lors voir, avec Jean-Charles Darmon, ce déplacement littéraire
de concepts épicuriens comme le signe d’une réhabilitation de la « logique de l’imagination et
des signes sensibles […], [des] droits épistémologiques de l’analogie, de la comparaison, de la
métaphore, au fondement d’une connaissance philosophique, scientifique, mais aussi
« littéraire » du monde1 ».

De fait, les espaces apparaissent significativement comme des lieux, soit de


révélation de la vérité soit de déconstruction de l’illusion, comme l’illustre le motif de la
grotte. Certes, ce topos est fréquent dans les contes traditionnels : on le trouve, entre autres,
dans Riquet à la Houppe. Mais dans les contes à visée morale et philosophique, il est
fréquemment associé à l’idée d’une manifestation de la vérité. Par exemple, dans Le Puits de
vérité, histoire anglaise (1698), le puits, qui permet de distinguer la vérité du mensonge, se
situe dans une grotte. Dans Le Roi Porc, conte inséré dans les Histoires sublimes et
allégoriques, dédiées aux fées modernes (1699), de Madame de Murat, la grotte est également
un lieu de révélation. Deux trous percés dans une roche permettent au Roi Porc d’observer
une scène d’intérieur : il y voit la chambre d’une princesse qui, à ce qu’il comprend, a été
enlevée à ses parents et doit épouser le Fleuve Pactole. Mais elle est en proie à une profonde
tristesse car elle est tombée amoureuse d’un beau prince dont elle a trouvé le portrait. Le roi
se rend compte que c’est sa propre image : il découvre ainsi son avenir et la princesse dont il
va tomber amoureux. Les effets de mise en abyme font de l’espace une véritable machine
optique et un dispositif d’introspection. La grotte s’apparente ainsi à une camera obscura,
c’est-à-dire à une « machine anamorphique2 », une boîte secrète qui, par un « petit trou »,
montre l’autre aspect du monde, sa face cachée. La grotte dans laquelle est emmené le Roi
Porc présente effectivement toutes les caractéristiques de l’espace-miroir tel que l’a analysé
Aurélia Gaillard : enfilade de pièces, lieu clos et obscur, lieu troué qui laisse passer un jet de

1
Jean-Charles Darmon, art. cit., p. 34.
2
Aurélia Gaillard, « Anamorphoses ou les lieux d’illusion picturale dans la fiction (contes et romans) au XVIII e
siècle », dans Locus in fabula : la to ique de l’es ace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, éd. N.
Ferrand, Louvain ; Paris ; Dudley (Ma.), Ed. Peeters, 2004, p. 547.
146
lumière, pans arrondis ou courbes. Ce dispositif optique est le lieu d’une introspection et
d’une prise de conscience, ce qui explique sa fréquence dans le conte à visée morale et
philosophique : c’est l’espace où le personnage découvre sa propre part d’ombre, où il
acquiert une meilleure connaissance de lui-même. La grotte n’est pas le seul espace
anamorphique : les lieux de sensualité, tels que le bain (dans le conte moral de Marmontel, Le
Mari Sylphe), le lit ou le sofa, peuvent l’être également, notamment dans les contes de
Crébillon. De fait, l’anamorphose et la révélation qu’elle suscite caractérisent l’écriture
moraliste1, que Bossuet lui-même assimile à l’art de l’orateur sacré2. Un récent colloque a
d’ailleurs montré la permanence d’un modèle optique de l’analyse morale et du discours
moral de Montaigne à Chamfort3. Le conte à visée morale et philosophique reprend donc un
motif de l’écriture moraliste qu’il adapte aux dimensions du conte en le spatialisant. Dès lors,
l’espace-miroir, et surtout l’anamorphose qu’il met en place, apparaît comme une métonymie
du sous-genre. Comme l’anamorphose, ces contes changent de visage, selon l’angle par lequel
on les prend. Il est significatif que Le Sopha, conte moral de Crébillon, comme Les Bijoux
indiscrets de Diderot aient tous deux suscité une double lecture antithétique, l’une libertine
(aux deux sens du terme), l’autre moralisante : dans le premier cas, c’est la visée critique qui
prime, le conte étant considéré comme un moyen de déstabiliser la société en dévoilant les
conduites hypocrites ; dans le second, le conte est lu comme le rêve d’un état social où la
vérité et la sincérité assureraient une harmonie heureuse entre les êtres. C’est justement
l’entremêlement de ces deux lectures, voire des multiples interprétations possibles, qui
confère à ces contes une visée morale et philosophique, car elles engagent le lecteur dans un
processus de doute et de questionnement.
En outre, le passage par un souterrain et l’expérience de l’enfermement permettent
également aux personnages de prendre conscience que ce sont leurs passions et leurs préjugés
qui les maintiennent en état de servitude et que c’est à eux de briser leurs propres chaînes. Les
lieux chtoniens prennent ainsi une dimension initiatique : dans une démarche de libération et
de progression morale et intellectuelle, c’est une étape nécessaire d’humilité, c’est la
matérialisation du regressus ad uterum défini par Mircéa Éliade4. Tel est bien le sens du motif
dans Le Livre d’airain, histoire indienne, de Bricaire de La Dixmerie. La grotte est
explicitement assimilée à un lieu de prise de conscience morale, comme l’indique le recours

1
Philippe Sellier, « La Rochefoucauld ou l'anamorphose des grands hommes », dans Port-Royal et la
littérature II, Le Siècle de Saint-Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Sacy, Racine, Paris, H.
Champion, 2000, p. 169-180.
2
Stéphane Macé, « L’anamorphose dans Le Carême du Louvre de Bossuet (1662) », dans L’Optique des
moralistes de Montaigne à Chamfort, éd. B. Roukhomovsky, Paris, H. Champion, 2005, p. 405-418.
3
Ibid.
4
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 180.
147
au lexique chrétien de l’oracle qui s’inscrit sur le livre de Tamzy : « cherche ton salut dans les
entrailles de la terre1 ». Au même moment, une trappe s’ouvre sous ses pieds, quelques degrés
le conduisent sous une voûte obscure, seulement éclairée par une escarboucle. Un gnome le
conduit à travers un labyrinthe, lui montre comment il s’enrichit en dépouillant les avares et
les vaniteux avant de lui permettre de revoir le jour. Tamzy se retrouve au pied d’une
montagne environnée de rocs et de broussailles. Il sort son livre et lit : « renonce à ce qui
t’embarrasse le plus et à ce qui te plaît le moins2». L’encadrement de la séquence narrative par
les impératifs catégoriques renforce la dimension symbolique et morale de l’espace. La grotte
est donc un lieu où la vérité se découvre, ce qu’illustre également le conte de Gautier de
Montdorge, Nadir, histoire orientale, roman moral et olitique a licable aux mœurs du jour
(1769). Le personnage principal, qui deviendra prince, apprend l’histoire, la géographie, la
religion, l’économie et l’art de gouverner dans le cœur d’une grotte, grâce à l’éducation que
lui donne son père, Zaleg. La grotte est donc bien le lieu d’une initiation, comprise non
seulement dans le sens de formation, mais également d’accès aux mystères. Dans le conte de
Milcent, Azor et Ziméo, conte moral (1776), une nymphe conduit Ziméo dans une grotte, qui
se situe en haut d’une montagne, pour lui révéler le principe de l’épreuve qu’il est en train de
vivre. La caverne est ici présentée comme un simulacre, un songe, capable d’achever, « par le
charme enivrant du plaisir, ce que l’éducation [des] prêtres a commencé3 ». Comme dans le
mythe de la caverne que Platon développe dans La République (livre III), la grotte est ici
assimilée au monde des apparences : la plongée au cœur de ce spectacle d’ombres ou de
marionnettes doit justement ouvrir les yeux de l’impétrant sur les mécanismes de l’illusion.
Tel est le sens de la reprise du mythe platonicien dans le conte de Philippe de Sainte-Foy
d’Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique (1754). Iphis, le jeune prince, suit un
parcours de plongée dans le mystère suivie d’une révélation : suite à tremblement de terre, il
se retrouve d’abord dans une grotte, puis dans le palais du silence. Il prend alors conscience
de ses erreurs grâce aux images projetées sur les parois du sanctuaire. Iphis assiste ainsi aux
conjurations menées par Protas contre lui, et découvre les manipulations de Mezronime, mais
aussi la fidélité de Théone et de son ami Ménocles qui deviendra son « mentor » une fois qu’il

1
Nicolas Bricaire de La Dixmerie, Le Livre d'airain, histoire indienne, op. cit., p. 104.
2
Ibid., p. 109.
3
« Ouvre les yeux, cher Ziméo, et reconnais l’erreur qui t’abuse. Ce paradis que tu ne trouves délicieux que
parce que tu n’as vu que tes rochers et tes sables arides, est l’ouvrage de quelques fourbes qui sont le jouet de
leurs fantaisies. Toutes mes compagnes que tu prends pour des divinités sont des infortunées sujettes comme toi
à la douleur et à la mort, et qui de plus sont privées de la liberté, et renfermées ici pour achever, par le charme
enivrant du plaisir, ce que l’éducation que vous avez reçue de vos prêtres a commencé », Jean-Baptiste-Gabriel-
Marie de Milcent, Azor et Ziméo, conte moral, suivi de Thiamis, conte indien, ar M. Milcent, Paris, chez
Mérigot, 1776, p. 41.
148
aura recouvré le pouvoir. Le parcours d’Iphis est véritablement initiatique, comme l’illustre
son accès au palais, par un « petit escalier de marbre » :
L’obscurité totale où je me trouvai long-tems, me faisait chanceler à chaque degré que je
heurtais : enfin j’arrivai sans accident, jusqu’au faîte de ce pavillon. Une porte basse
s’ouvrit d’elle-même, et me rendit la lumière. Je ne sais encore ce qui la produisit.
J’entrai dans un cabinet de figure ovale, entièrement revêtu d’acier parfaitement poli, au
travers duquel il était impossible qu’aucun astre portât ses rayons. Je me reposai sur une
estrade, placée au milieu de ce cabinet1.

L’obscurité des lieux et le silence, auquel le personnage est réduit2, créent l’effet
d’une mort symbolique, comme le formule le personnage lui-même : « ce fut alors, que
j’éprouvai tout ce qu’une mort lente, obscure et certaine, peut inspirer d’horreur 3 ». Or de
cette obscurité naît, comme par enchantement, la lumière, symbolisant ainsi les progrès de la
conscience et du discernement du personnage : le passage raconte donc son voyage intérieur,
il découvre sa propre caverne. Les images qui se dessinent sur les parois du palais ne sont que
les projections de ses propres pensées. Grâce à elles, Iphis prend conscience du voile
trompeur qui cache parfois les ambitions dévorantes et les manipulations, et il apprend à
accepter les faiblesses humaines : « je me promis de ne plus apprendre à mépriser les
hommes, en approfondissant leurs vices, leurs faiblesses et leurs erreurs. […] Je m’étais
convaincu que l’humanité avait son côté d’imperfection. Je sentis que pour mon plaisir même,
il valait mieux le considérer de l’autre4. » L’espace symbolise donc ici l’évolution morale du
personnage, la grotte étant le lieu de sa renaissance5 : l’épreuve, au cours de laquelle Iphis est
centré sur lui-même, lui permet paradoxalement de s'ouvrir au monde et de regarder les
hommes tels qu'ils sont. En ce sens, la caverne apparaît comme une métonymie du conte
philosophique : la fiction entraîne le lecteur dans les profondeurs du cœur humain, pour
mieux élargir sa conscience. Observer et accepter les contradictions humaines nécessite un
changement radical de perspective, que symbolise le passage par un lieu souterrain et obscur.
Dans le conte de Voltaire, l’Ingénu se libère lui aussi, paradoxalement, lors de son séjour en
prison : cet emprisonnement symbolise l’asservissement plus ou moins volontaire et les
aveuglements dont il s’agit de se défaire. Telle est également la fonction du déplacement en
Orient.
Comme le motif de la grotte, ou celui de la camera obscura, le détour par l’Orient a
également un rôle initiatique. Le parcours de Zadig, par exemple, peut être lu comme une

1
Le Palais du silence, op. cit., p. 30.
2
« Je sentis que je ne pouvais former aucun son », ibid., p. 11.
3
Ibid., p. 4.
4
Ibid., p. 192.
5
« Un voile épais venait de se déchirer devant mes yeux : je croyais, pour ainsi dire, penser et sentir pour la
première fois. », ibid., p. 95.
149
initiation dans la mesure où il subit une métamorphose entre le début et la fin, dont il
récapitule les étapes à chaque nouvelle épreuve : son bonheur initial est lié à sa situation
personnelle, en revanche, son bonheur final tient à sa reconnaissance des vicissitudes de
l’existence et à son acceptation du monde tel qu’il est (pour mieux contribuer à l’améliorer).
En outre, l’intrigue suit le mouvement d’un progressif obscurcissement suivi d’un mouvement
de reconquête : jusqu’à sa « résolution » finale, l’intrigue croît en complexité, en même temps
que s’épaissit le décor oriental, comme si le dispositif narratif symbolisait une abdication
momentanée de la conscience devant l’obscurcissement du mystère de la vie1. Dans la
première partie du conte, l’atmosphère de Babylone relève plus d’une apparence que d’un réel
pittoresque : on reconnaît clairement les réalités contemporaines de l’époque de Voltaire,
derrière un décor factice, qui ne sert qu’à voiler la critique. En revanche, après son départ de
Babylone, Zadig traverse un Orient marqué par les superstitions et la violence arbitraire, où il
se trouve confronté à l’incompréhension et à l’ignorance de ses interlocuteurs. Mais Zadig
parvient à retrouver Astarté (principe de lumière, déesse du ciel chez certains peuples
sémitiques) et à retourner à Babylone : la boucle ainsi tracée confère au chemin parcouru une
dimension initiatique. L’apparition de l’ange Jesrad s’apparente d’ailleurs à une épiphanie.
Zadig est illuminé au sens propre comme au sens figuré par l’ange, « au corps majestueux
resplendissant de lumière2 » : « les hommes, dit l’ange Jesrad, jugent de tout sans rien
connaître : tu étais celui de tous les hommes qui méritait le plus d’être éclairé3». Or après la
révélation, tout se clarifie pour Zadig, le décor s’estompe peu à peu. On se retrouve à
Babylone dans un décor aussi stylisé qu’au début. Qu’apprend Zadig lors de cette
illumination ? L’ange développe la théorie leibnizienne des mondes possibles et invite Zadig
à accepter le monde tel qu’il est : s’il n’y avait que du bien, « cette terre serait une autre terre,
l’enchaînement des événements serait un autre ordre de sagesse ; et cet ordre, qui serait
parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l’Être suprême, de qui le mal ne peut
approcher4 ». Mais l’objection que Zadig n’a pas le temps de formuler (« mais, dit
Zadig… 5») empêche de lire le conte voltairien comme une allégorie de la théorie leibnizienne
que Voltaire lui-même tourne en dérision dans l’article « Bien (tout est)6 » du Dictionnaire
philosophique (1764). Même si le conte échappe à la clôture de l’allégorie, l’Orient, comme
la grotte, est présenté comme un lieu initiatique. Ces deux espaces symbolisent une plongée

1
Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes de « Micromégas » à « L’Ingénu », Paris, A. Colin, 1967.
2
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit., p. 133.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 134.
5
Ibid.
6
Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 54-60.
150
dans le mystère, dans la fiction, qui permet d’acquérir une meilleure connaissance de soi. En
ce sens, ils mettent en abyme les effets visés par le conte philosophique : comme le
personnage principal plongé au cœur d’un espace inconnu, le lecteur peut profiter du silence
de la lecture, pour s’interroger sur ses propres ombres, grâce aux simulacres de la fiction.
C’est donc bien le type d’expérience induit par ces nouveaux contes, notamment grâce à leurs
scénographies et grâce à leurs dispositifs narratifs, qui leur confère une dimension
philosophique et morale.

I.IV.5. Les dispositifs narratifs

Le conte à visée morale et philosophique relève de la fiction fabuleuse car il


entremêle deux discours hétérogènes, l’un fictionnel et l’autre philosophique et moral. Mais le
rapport entre l’histoire et sa signification s’exprime de plusieurs manières. Ainsi, l’insertion
d’un discours réflexif (commentaires du narrateur, dialogue philosophique des personnages)
peut avoir au moins deux fonctions différentes : soit elle explicite la signification de l’histoire
et agit dans ce cas comme une moralité ; soit elle rompt l’illusion fictionnelle, déclenchant
ainsi le questionnement du lecteur. La structure du conte crée un effet similaire à ces
insertions discursives. Le recours à la narration filée ou au découpage en chapitres, renforcé
parfois par une table des matières, est le signe d’un rapport singulier à la fiction : alors que la
première tend à faire oublier au lecteur qu’il lit une fiction, le second souligne au contraire la
fictionnalité du récit. Les titres des chapitres notamment introduisent une troisième voix, qui
n’est ni celle du narrateur, ni celle de l’auteur, mais celle d’une instance qui annonce, voire
commente le récit qui va suivre. Ces interventions coupent ainsi la fluidité de la lecture et ont
une fonction métatextuelle, créant ainsi un effet de distanciation. Selon sa composition, le
conte induit donc des modalités de déchiffrement différentes. Les tableaux ci-dessous
proposent un classement des contes à visée morale et philosophique, parus hors des recueils,
en fonction de la présence ou non d’un découpage interne.

151
Contes sans découpage en chapitres

Date Auteur Titre Discours ou


récits enchâssés
1 1751 Voisenon Histoire de la félicité Oui
2 1754 Sainte-Foy Le Palais du silence, conte philosophique Oui
d’Arcq
3 1758 Rousseau La Reine Fantasque, conte cacouac, par Mr. R. C. de Oui
G.(édition subreptice)
4 1759 Anonyme Le Télescope, petit conte moral Oui
5 1763 L’abbé L'Amour filial, conte moral dont l'idée est prise du Non
Aubert tableau de M. Greuze ; exposé au Salon du Louvre
6 1764 Sticotti Le Sauvage en contradiction, conte moral ou Le Oui
Cosmopolite ou les contradictions, histoire, conte,
roman et tout ce qu’on voudra
7 1765 Maton Mikou et Mézi, conte moral Oui
8 1766 Lezay- L'Heureuse Famille, conte moral Non
Marnezia
9 1767 Mercier La Sympathie, histoire morale Oui
10 1771 Zachariae Louise ou Le Pouvoir de la vertu du sexe, conte moral Oui
traduit de l'allemand
11 1772 Voltaire La Bégueule, conte moral Oui
12 1775 Bedigis La Fille philosophe, conte moral par Fulgence Bedigis Non
13 1776 Beauharnais Volsidor et Zulménie; conte pour rire; moral si l'on Oui
veut; et philosophique en cas de besoin
14 1776 Milcent Azor et Ziméo, conte moral, suivi de: Thiamis, conte Oui
indien

Contes avec découpage en chapitres

Discours
ou récits
Date Auteur Titre Découpage enchâssés
1 [entre Montesquieu Histoire véritable chap. numérotés, sans Oui
1723 et sous-titres
1738]
2 1732 Levesque Célénie, histoire allégorique 6 parties Oui
T. I: 3 parties
T. II : 3 parties
3 1734 Crébillon Tanzaï et Néadarné. Histoire 2 partie, 4 livres Oui
japonoise L. I : 8 chap.
L. II : 17 chap.
L. III : 8 chap.
L. IV : 7 chap.
+ Table des matières
4 1736 Saint-Hyacinthe Histoire du prince Titi A.R 7 L. Oui
+ Table des matières
5 1748 Voltaire Zadig, ou La Destinée, 19 chap. sous-titrés Oui
histoire orientale + Table des matières

152
Discours
ou récits
Date Auteur Titre Découpage enchâssés
6 1748 Blanes (attribué Néaïr et Melhoe : conte ou histoire, 2 T. : Oui
aussi à Claude ouvrage ornée de digressions L. I : 12 chap.
Parfaict) L. II : 14 chap.
L. III : 14 chap.
L. IV : 17 chap.
L. V : 14 chap.
L. VI : 14 chap.
+ Table des
matières
7 1742 Crébillon Le Sopha, conte moral 2 parties coupées Oui
en 10 et 11 chap.
+ Table des
matières
10 1751 Boureau- La Fortune, histoire critique 6 chap. Oui
Deslandes

11 1754 Voltaire Micromégas, histoire philosophique 7 chap. sous-titrés Oui


+ Table des
matières
12 1754 Crébillon Ah quel conte ! conte politique et Première partie : Oui
astronomique L. I : 7 chap.
Seconde partie :
L. I : 5 chap.
Troisième partie :
L. II : 6 chap.
Quatrième partie :
Livre II : 7 chap.
13 1759 Bricaire de La Le Livre d’airain, histoire indienne, 18 chap. non sous- Oui
Dixmerie titrés
14 1759 Voltaire Candide ou L’O timisme 30 chap. Oui
+ Table des
matières
15 [1765] Anonyme Feraddin et Rozéide, conte moral, partie I : 9 chap. Oui
politique et militaire Partie II : 9 chap.
Table des matières
16 1768 Marie-Anne Les Ondins, conte moral partie I : 8 chap. Oui
Robert partie II: 4 chap.
17 1768 Villeneuve Le Temps et la Patience, conte 4 parties Oui
[posth] moral

18 1769 Gautier de Nadir, histoire orientale, roman 9 livres Oui


Montdorge moral et politique applicable aux
moeurs du jour

19 1775 Compan Colette ou La Vertu couronnée par 2 parties Oui


l'Amour conte moral

153
La narration filée caractérise surtout les contes-apologues, qui apparaissent dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle : la narration sert ici explicitement d’illustration à une
thèse, comme l’indiquent leurs titres et leurs sous-titres, L’Amour filial, conte moral,
L’Heureuse famille, conte moral, Louise ou le pouvoir de la vertu du sexe, conte moral et La
Fille philosophe, conte moral. Dans les autres contes non découpés en chapitres, l’insertion de
récits ou d’autres discours rompt le fil de l’histoire et donc l’illusion narrative. Ces
enchâssements créent les mêmes effets que la division en parties, particulièrement fréquente
dans la première moitié du XVIIIe. Les découpages et les emboîtements jouent ainsi le même
rôle que la composition des recueils : les ruptures de la narration confèrent une certaine
autonomie aux différentes parties, qui ont des rapports entre elles, et avec l’ensemble. La
structure interne de ces contes est donc similaire à la macrostructure dans laquelle ils
s’inscrivent, au point même que l’on puisse définir le sous-genre comme un ensemble
d’emboîtements internes et externes, ces derniers mettant en évidence les effets d’analogies
entre la partie et le tout. Certes, la structure enchâssée n’est pas récente : la tradition remonte
au moins au Décameron de Boccace, se poursuit par l’Heptameron de Marguerite de
Navarre ; Les Mille et Une Nuits utilisent la même technique de l’emboîtement (comme les
romans grecs bien avant eux). Pourtant, dans la première moitié du XVIIIe siècle, cette
structure enchâssée est bel et bien utilisée à des fins morales et philosophiques.
De fait, le récit d’expériences est l’occasion pour le personnage de faire un retour sur
ce qu’il a vécu et invite son auditoire à en tirer une « leçon ». Mais ce sont avant tout les
liaisons et les contrastes entre les niveaux narratifs qui déterminent, voire réorientent, le sens
des histoires enchâssées. Le conte de Louise Levesque, Célénie, histoire allégorique (1732)
plonge son lecteur in medias res, dans une diligence en partance pour Paris. L’aventure de
Célénie est entrecoupée par les récits des voyageurs (une très belle dame, un officier, un abbé
et un marchand), qui profitent des arrêts à l’auberge pour raconter leur vie : le texte est un
emboîtement de récits, qui se font écho. Par exemple, la métamorphose de Célénie en chienne
incite l’officier à raconter à son tour l’histoire d’un chien fidèle, tué par erreur par un maître
en colère, histoire qu’un philosophe aurait racontée lui-même à l’empereur Eraste, fils de
Dioclétien, afin de calmer son courroux. L’insertion de cette fable confère aux
métamorphoses animales de Célénie une dimension symbolique et morale. La structure
assimile ainsi le texte à un recueil. C’est également le cas du conte de Compan, Colette ou La
Vertu couronnée ar l’amour, conte moral (1775). Il rapporte deux histoires d’amours
contrariées. Colette et sa famille accueillent tout d’abord une marquise, Fanni, qui leur
raconte la perte tragique de ses parents, son éducation par sa tante, son amour pour un jeune
homme, Derville, malgré les promesses d’un mariage plus avantageux, puis sa patience et sa
154
constance devant les infidélités de son mari. La force des sentiments de Fanni touche Colette,
qui tombe à son tour amoureuse d’un comte. Ce dernier, malgré les épreuves que lui fait subir
son père, reste constant et finit par épouser celle qu’il aime, bien que ce soit une roturière. Les
deux histoires se font écho et illustrent le rôle des sentiments dans la remise en cause des
distinctions sociales : l’auditrice, Colette, s’est identifiée à l’héroïne de l’histoire, Fanni, et
cette projection lui a permis d’acquérir une autonomie morale, au point de s’opposer aux
règles imposées par la société. La narration joue ici un rôle important dans l’éducation morale
du personnage et dans son émancipation : la « sympathie », c’est-à-dire le partage des affects,
que permet la narration, participe à l’éducation morale du personnage.
C’est ce que montre également l’Histoire véritable de Montesquieu, bien qu’elle soit
a priori bien différente du conte moral de Compan. Il s’agit d’un récit à métempsycoses :
Dioclès invite chez lui des étrangers, Ayesda et Damir, qui lui racontent les différentes
transmigrations de leur âme. Comme dans les contes moraux précédents, ces narrateurs tirent
de leurs expériences des maximes générales sur les comportements humains. Ainsi, après
avoir incarné un éléphant maltraité, Ayesda conclut que « les hommes sont bien injustes. Ils
ne sont jamais plus portés à rendre les autres malheureux que lorsqu’ils jouissent de quelque
bonheur1 ». Le conte se rapproche ainsi de la fable : la métamorphose animalière (Ayesda a
été tour à tour insecte, loup, ours, cheval) sert une réflexion moraliste. D’ailleurs, la narration
est d’emblée présentée comme source de connaissances : « on voulait instruire les citoyens2 ».
Ces fictions fabuleuses s’inscrivent dans un ensemble plus vaste, qui fait alterner les
différents narrateurs, tous invités au banquet organisé par Dioclès, lors de la fête de Bacchus.
L’insertion de récits, le cadre oriental et la situation du banquet rappellent Les Mille et Une
Nuits, notamment l’histoire de Sindbad qui profite du festin qu’il offre à ses convives pour
leur raconter ses aventures. Mais cette structure leur confère une signification différente : le
récit de Montesquieu s’apparente davantage à une fiction expérimentale. De fait, le principe
narratif de la métempsycose permet au lecteur d’expérimenter de manière successive
différents points de vue, comme l’illustre l’exemple de l’eunuque. Ce dernier, après la
transmigration de son âme dans le corps de son maître, s’aperçoit qu’il est devenu plus
malheureux encore, car la satiété est pire que la frustration. Ce changement d’angle de vue a
une fonction morale ; une fois devenu maître, l’eunuque n’oublie pas sa condition antérieure :
« j’ordonnai des châtiments sévères ; mais j’étais arrêté par une certaine pitié pour mon ancien

1
Montesquieu, Histoire véritable et autres fictions, éd. C. Volpilhac-Auger et P. Stewart, Paris, Gallimard,
« Folio », 2011, p. 37.
2
Ibid., p. 31.
155
corps. Tout noir, tout affreux, tout mutilé qu’il était j’avais pour lui de la sympathie.1 » Or
cette bienveillance, rendue possible grâce au changement d’angle de vue, est le principe sur
lequel le philosophe grec, dernière incarnation d’Ayesda, souhaite fonder le gouvernement de
ces concitoyens : « je croyais que les hommes attachés à leur patrie devaient étendre leur
bienveillance sur toutes les créatures qui peuvent connaître et qui sont capables d’aimer.2» Par
conséquent, l’Histoire véritable prend une dimension philosophique et politique, non
seulement parce que Montesquieu y insère des idées qu’il développe également dans ses
Pensées et qu’il théorise plus tard dans De l’esprit des lois, mais surtout grâce au dispositif
énonciatif : l’insertion de différents récits enchâssés permet au lecteur d’expérimenter, par la
fiction, différents points de vue, de se mettre à la place de l’autre pour mieux le comprendre et
le reconnaître. L’empathie n’est pas liée ici à un processus d’identification, mais bien à
l’expérience spéculaire que permettent le récit de métempsycose en particulier et la structure
enchâssée en général. On voit ainsi le lien qui s’établit entre esthétique, politique, philosophie
et morale. L’étude des dispositifs énonciatifs confirme donc celle des configurations
spatiales : le conte à visée morale et philosophique repose sur un dispositif qui offre au lecteur
des points de vue (au sens d’angles de vue et d’opinions) contradictoires, ces oppositions
déclenchant à la fois un processus herméneutique et une réflexion d’ordre philosophique,
morale et épistémologique.
En effet, l’insertion de récits, à l’intérieur-même de la fiction, fait du conte un
laboratoire de la fiction elle-même, et des discours considérés comme des fictions, notamment
grâce aux remarques ironiques, qui émaillent l’ensemble des contes étudiés. Par exemple,
dans le conte anonyme, Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire (1765), le
prince Feraddin se trouve engagé dans la guerre contre son voisin, et suit scrupuleusement les
enseignements de Frédéric II sur les stratégies militaires, comme le suggèrent l’insertion des
vers de L’Art de la guerre du Roi de Prusse, et la note infrapaginale3. Les interventions du
sultan, auquel Agra raconte l’histoire de Feraddin, rompent la linéarité du récit et insèrent une
voix ironique à l’égard du récit lui-même :
Quoi ! Tu crois m’amuser en faisant le Quinte-Curce ; je me soucie bien de tes
descriptions de Batailles : fais-moi la peinture d’une petite maison, où se passent des faits
galants ; d’un souper élégant, où l’esprit faux ou vrai brille aux dépens des réputations les
mieux établies ; dis-moi comment une prude a succombé aux attaques d’un étourdi ;
raconte-moi comment une folle est devenue amoureuse d’un homme grave.4

1
Ibid., p. 55.
2
Ibid., p. 84.
3
« Le traducteur, partisan de la Tactique du Roi de Prusse, a beaucoup emprunté de ce Monarque. », Feraddin et
Rozéide, conte moral, politique et militaire, op. cit., p. 65.
4
Ibid.
156
Comme dans Le Sopha, conte moral de Crébillon, le sultan attend un récit plaisant et
frivole et l’ironie du narrateur a pour effet d’empêcher toute adhésion émotionnelle à la
fiction, éveillant ainsi la vigilance du lecteur. Ces interventions, qui sont particulièrement
fréquentes dans les contes de Crébillon, sont l’occasion de réflexions sur la fiction elle-
même : elles font entrer le lecteur dans ses coulisses et lui en montrent tous les artifices. Elles
déclenchent donc chez le lecteur un recul critique : il prend ainsi conscience du mécanisme
des interprétations, et de leur relativité.
C’est particulièrement le cas dans les contes de Diderot, qui, par conséquent, peuvent
être considérés comme des contes philosophiques. Les Bijoux indiscrets (1748), L’Oiseau
blanc, conte bleu (1749) et Ceci n’est as un conte (1772) ont en commun de prendre une
situation de contage comme cadre de l’histoire. Dans le premier, Mangogul est l’auditeur des
récits que lui font les sexes féminins, grâce à l’anneau magique que lui a donné le génie
Cucufa pour se divertir ; dans le second, la sultane demande à deux émirs et deux femmes
d’improviser des contes pour qu’elle s’endorme. Le troisième s’ouvre in medias res sur un
dialogue entre le narrateur et son auditeur, anonymes. L’illusion est ainsi d’emblée rompue, le
lecteur étant conscient qu’il lit une fiction dont on lui montre les ficelles. La structure
enchâssée éveille d’emblée l’attention du lecteur et déclenche sa réflexion, comme le
narrateur le note en guise d’introduction de Ceci n’est as un conte :
Lorsqu’on fait un conte, c’est à quelqu’un qui l’écoute ; et pour peu que le conte dure, il
est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà
pourquoi j’ai introduit dans le récit qu’on va lire, et qui n’est pas un conte ou qui est un
mauvais conte, si vous vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du
lecteur ; et je commence1.

Cette rupture de l’illusion nous conduit à considérer Ceci n’est as un conte comme
un conte à visée morale et philosophique. Certes, les éléments renvoyant à la réalité
contemporaine (les expéditions de Maurepas, l’écriture de la Lettre sur les sourds et muets et
Mme de Pompadour elle-même) confèrent au texte une dimension réaliste qui l’éloigne, a
priori, de l’esthétique du conte. Néanmoins, il présente trois histoires enchâssées, illustrant
chacune une thèse initialement énoncée. L’histoire de Mme de Reyner et de Taniè, comme
celle de Mlle de La Chaux et de Gardeil, illustrent la maxime inaugurale : « il faut avouer qu’il
y a des hommes bien bons et des femmes bien méchantes2 ». Cette sentence est complétée par
une autre, qui exprime le renversement possible de l’affirmation (« s’il y a des femmes très
méchantes et des hommes très bons, il y a aussi des femmes très bonnes et des hommes très

1
Denis Diderot, Ceci n'est pas un conte, dans Contes et Romans, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2004, p. 499.
2
Ibid., p. 500.
157
méchants1 »). Le texte est ainsi construit en trois parties, selon la composition rhétorique de la
délibération : le premier conte illustre la première thèse, le second l’antithèse et le troisième
(l’amour impossible de Mlle de La Chaux pour le docteur Le Camus) propose de dépasser
l’opposition entre les caractères bons et méchants et montre la force de la passion (ou de
l’absence de passion) sur la volonté. Le texte se clôt sur les objections éventuelles que l’on
pourrait faire à la conception sceptique et désabusée du narrateur (« on me demandera si je
n’ai jamais trahi, ni trompé, ni délaissé aucune femme sans sujet 2 »), le narrateur invitant
chacun à s’interroger sur lui-même. La composition du récit lui confère donc une dimension
argumentative et le rapproche d’un développement philosophique. En outre, le dialogue entre
le narrateur et l’auditeur ne sert pas seulement à indiquer le cadre du récit, il fait partie
intégrante de la démonstration : les deux personnages, par les précisions qu’ils apportent et
par leurs commentaires d’ordre moral, offrent des perspectives différentes au lecteur. Le
dialogue a ainsi une double fonction, sur le plan moral et narratif : il offre au lecteur
différentes opinions, mais aussi une alternative au point de vue omniscient du narrateur. La
narration se fait réflexion. Cette double perspective3 pousse le lecteur à dépasser l’opposition
entre le Bien et le Mal, en somme à prendre le recul nécessaire à la réflexion morale. Il s’agit
donc bien d’un conte moral et philosophique car il propose au lecteur une expérience qui
l’amène à philosopher.

1
Ibid., p. 504.
2
Ibid., p. 516.
3
William F. Edmiston, « The Role of the Listener: Narrative Technique in Diderot’s Ceci n’est as un conte »,
Diderot Studies, vol. 20, janvier 1981, p. 61-75.
158
Conclusion : De l’allégorie à l’analogie

L’étude des indices externes et internes du conte à visée morale et philosophique


nous a donc permis de délimiter le sous-genre. Tout d’abord, il se caractérise par une
esthétique de l’hybridation, qui confine parfois à l’hermétisme : sa structure complexe et son
écriture symbolique vise à déclencher chez le lecteur une réflexion herméneutique et une
posture critique. En outre, ces nouveaux contes qui apparaissent à partir de la fin du XVIIe
siècle, sont construits, comme la fable, sur l’articulation de deux composantes, l’une
fictionnelle, l’autre discursive : ils reprennent les outils et la structure du conte traditionnel,
mais à des fins morales et philosophiques. Tous les éléments narratifs (personnages, actions,
espaces, dispositifs énonciatifs) peuvent effectivement être lus comme des symboles, c’est-à-
dire comme les signes fictionnels d’une pensée morale et philosophique. Mais la comparaison
des textes montre une évolution du rapport entre l’histoire et sa signification et met en
évidence les différences qui apparaissent progressivement entre les deux pactes de lecture,
allégoriques et analogiques. À la fin du XVIIe siècle, le rapport établi entre l’histoire et son
sens est un rapport d’équivalence : le conte à visée morale et philosophique n’a dès lors que
peu de différences avec la fable ou l’allégorie. En revanche, au cours du XVIIIe siècle, un
autre rapport s’établit entre la fiction et sa signification (ou plutôt ses significations) : il s’agit
désormais d’un rapport d’analogie. Alors que cette dernière est conçue, à la fin du XVIIe
siècle, comme un synonyme d’allégorie1, progressivement, une autre conception se
développe, ce dont témoigne l’émergence du sous-genre. L’analogie est alors considérée
comme une mise en rapport, non plus entre deux, mais entre quatre éléments, comme Diderot
l’affirme lui-même dans Le R ve de d’Alembert :
L’analogie dans les cas les plus composés n’est qu’une règle de trois qui s’exécute dans
l’instrument sensible. Si tel phénomène connu en nature est suivi de tel autre phénomène
connu en nature, quel sera le quatrième phénomène conséquent à un troisième, ou donné
par la nature, ou imaginé à l’imitation de nature [?]2

1
Pour Furetière, elle est « un rapport ou proportion ou convenance que quelques choses ont ensemble » (Antoine
Furetière, Dictionnaire universel, T. I, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, p. 95) ; pour le Dictionnaire
de l'Académie française (1694), c’est un « rapport, [une] ressemblance, [une] conformité, [une] proportion d'une
chose à une autre » (Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., p. 38).
2
Denis Diderot, Le R ve de d’Alembert, éd. C. Duflo, Paris, Flammarion, 2002, p. 73.
159
L’analogie n’est alors pas seulement une figure stylistique, qui jouerait, comme la
métaphore, le rôle d’intermédiaire entre deux champs différents de la connaissance : elle est
elle-même un outil de pensée, valable aussi bien en mathématiques, en musique qu’en
littérature1. Cette perception des rapports a certes des retombées d’ordre esthétique, mais elle
a également une fonction cognitive, philosophique et morale : elle permet de transférer des
observations d’un domaine à l’autre et de repérer, derrière les différences, un fonds commun.
Elle est donc liée à une conception holistique du monde. Ainsi s’explique le rapport qui
s’établit entre la singularité de l’histoire racontée et l’universalité de ses enjeux : le conte
philosophique entend amener le lecteur à expérimenter différentes perspectives (au sens
d’angles de vue et d’opinions), à faire des comparaisons, à établir des liens entre ce qui était a
priori sans rapport, donc à transférer, dans le domaine moral et philosophique, la méthode
empirique et expérimentale. La visée philosophique et morale de ces contes résident donc
dans l’expérience qu’ils font vivre au lecteur. Il nous faut désormais examiner comment
s’articulent fiction et réflexion philosophique et morale, pour chacun des auteurs majeurs de
cette nouvelle catégorie de contes. L’étude des textes fondateurs du sous-genre permet
notamment de voir plus précisément comment s’est opéré le passage du conte didactique au
conte philosophique.

1
Anne Beate Maurseth, « La règle de trois : l’analogie dans Le R ve de D’Alembert », Recherches sur Diderot et
sur l’Encyclopédie, n°34, 2003, p. 165-183.
160
II. Deuxième partie

Du conte didactique au
conte philosophique

161
162
Introduction : Les traités d’éducation

L’étude des titres, des discours préfaciels et des dispositifs nous a permis de voir
qu’à partir de la fin du XVIIe siècle, émerge une nouvelle catégorie de contes, qui induit un
déchiffrement singulier : même si l’histoire est profondément liée à une thèse à transmettre, le
rapport qui s’établit entre la figure et l’idée n’est pas univoque, mais pluriel, car les liens
s’établissent entre plusieurs symboles. En ce sens, le conte à visée morale et philosophique
s’apparente à un emblème, c’est-à-dire à la superposition de plusieurs allégories, parfois
contradictoires. L’avènement de ce nouveau sous-genre témoigne de la révolution
épistémologique qui s’opère à la même période et qui s’exprime également dans le
renouvellement de la réflexion pédagogique : on passe de l’idée de connaissances à acquérir, à
l’idée d’un savoir à construire, par l’expérimentation et par la lecture de textes polysémiques
et ouverts.
De fait, réflexions littéraires sur le rôle et les enjeux de la fiction et théories
pédagogiques sont intimement liées. Au début du XVIIe siècle, la pédagogie des Jésuites,
notamment, repose sur quelques principes simples, à savoir censurer, diriger, moraliser,
christianiser, répéter1. Une telle conception verticale de la transmission de la vérité
s’accompagne de la reconnaissance de la valeur didactique de la fable, au sens générique du
terme : la fiction était utilisée en vue d’un axiome préétabli, à des fins rhétoriques, il s'agissait
d'en extraire un enseignement philosophique, historique ou religieux. Cette conception est
remise en cause dans un certain nombre de traités pédagogiques qui paraissent à la fin du
XVIIe siècle : Louis Thomassin publie en 1681 une Méthode d'étudier et d'enseigner
chrétiennement et solidement les Lettres humaines par rapport aux Lettres divines et aux
Ecritures, Bernard Lamy écrit ses Entretiens sur les sciences en 1684, en 1687 paraissent les
Règles de l'éducation des enfants de Pierre Coustel et le traité De l'éducation des filles de
Fénelon, en 1696. Ces ouvrages remettent en question les paradigmes dominants de la
pédagogie traditionnelle : la prééminence de la Fable, le passage obligé par le latin,
l'exemplarité des grands personnages antiques, tout cela est vivement combattu.
L’abbé Fleury, adjoint de Fénelon dans l’instruction du petit-fils de Louis XIV, écrit
en 1686, en réponse à la préoccupation de Madame de Longueville, soucieuse de l’éducation

1
Aurélia Gaillard, Fables, mythes, contes : l’esthétique de la fable et du fabuleux, 1660-1724, Paris, H.
Champion, 1996, p. 53.
163
de son fils, le Traité du choix et de la méthode des études, où il développe sa conception de
l’instruction. Il considère cette dernière « non pas comme un état désirable pour lui-même »,
mais comme un moyen d’acquérir des connaissances « qui peuvent servir à conduire, et leurs
actions, et celles des autres, et goûtent en les acquérant, les plaisirs les plus purs de la vie1».
Fleury s’inscrit ainsi dans la lignée des pédagogues de la Renaissance qui concevaient
l’éducation non comme une accumulation de savoirs, mais comme une propédeutique à une
vie bonne et vertueuse : « l’étude est l’apprentissage de la vie2». La première étude est celle
de l’âme et de la volonté, et elle doit être accessible à tous : « il n’y a personne, de quelque
sexe et de quelque condition que ce soit, qui ne soit obligé de bien vivre 3». Le point de vue de
Fleury est donc très novateur dans la mesure où il prône non seulement l’égalité de
l’éducation, mais également l’autonomie de l’apprenant. L’élève doit pouvoir s’approprier le
savoir, le construire et surtout en tirer profit dans son quotidien, opérer un retour sur sa propre
situation. Il met en garde contre le danger qui consiste à apprendre par cœur des maximes de
comportement « parce que les belles maximes qu’ils savent par cœur, quoiqu’ils ne les
pratiquent pas, ne les touchent plus4». Fleury reconnaît ainsi qu’enseigner ne signifie pas
« moraliser » ou diriger les esprits, mais au contraire les éveiller, entraîner l’enfant à faire des
liens, à voir au-delà des apparences, lui faire « remarquer l’ordre et la liaison de plusieurs
choses5». La connaissance est dès lors considérée comme le fruit d’une expérience sensible,
laissant une part importante à l’intuition :
Il faut étudier le naturel et l’inclination particulière de chaque enfant, pour le faire
appliquer de luy-même, par le plaisir ou par quelque autre motif qui le touche. C’est pour
cela qu’il leur faut tendre des pièges de tous côtés, et les tromper autant que l’on peut : et
non pas pour les rendre défiants et malicieux, qui est ce qu’on appelle les déniaiser6.

Il est intéressant de noter l’usage des « pièges » et des énigmes auxquels l’enfant doit
être confronté. La mission de l’éducateur est, pour Fleury, de construire les conditions dans
lesquelles la pensée de l’élève soit stimulée : la vérité morale n’est pas donnée sous la forme
de préceptes à mémoriser, elle est l’objet d’une recherche qui, bien que menée par l’élève lui-
même, est balisée et orientée par l’enseignant. Il ne s’agit ni de donner à l’élève des modèles à
suivre, ni de le tromper (par exemple par l’emploi d’une fiction), mais de le placer dans une
situation telle qu’il fasse lui-même usage de son entendement. Telle est bien la situation dans

1
Claude Fleury, Traité du choix et de la méthode des études, Paris, P. Aubouin, P. Émery et C. Clousier, 1686,
p. 88.
2
Ibid., p. 107.
3
Ibid., p. 111.
4
Ibid., p. 125.
5
Ibid.., p. 95.
6
Ibid., p. 99.
164
laquelle les contes à visée morale et philosophique placent le lecteur, comme on l’a vu
jusqu’ici.
Pour autant, il s’agit toujours de transmettre un enseignement moral et chrétien,
comme le souligne Malebranche dans son Traité de morale (1684). Comme les pédagogues,
le philosophe condamne la mémoire et l'imagination, notamment dans le chapitre V de la
première partie et le chapitre X de la seconde. Selon lui, pour développer la force d’esprit
nécessaire à la réflexion et à la méditation, il faut éviter « les sciences où la mémoire seule
travaille, l’étude et l’emploi où l’imagination s’exerce trop1» : le pédantisme, la confiance
aveugle dans un prétendu savoir sont aussi dangereux et nuisibles à la quête de la vérité que
les passions. Malebranche propose dès lors une nouvelle définition de la vérité : « La vérité et
l’ordre ne consistent que dans les rapports de grandeur et de perfection que les choses ont
entre elles2.» Cette vérité jaillit grâce à la foi et grâce au « sentiment intérieur que nous avons
de ce qui se passe en nous3 ». L’enseignement moral n’a lieu que si l’on analyse ce qui se
passe en soi-même, les discours et la leçon extrinsèque n’ont aucun effet, sans
l’expérimentation et le questionnement. En ce sens, la connaissance de soi, la philosophie
morale, est une « science expérimentale », c’est-à-dire, « [une] réflexion qui ne nous fait point
connoître la nature des deux substances dont nous sommes composés, mais qui nous apprend
les loix de l’union de l’ame et du corps, et qui nous sert à établir ces grands principes de
Morale, sur lesquels nous devons régler notre conduite »4. Se trouvent ainsi formulés les
principes qui guideront les auteurs de contes moraux et philosophiques : recherche d’une
connaissance de l’homme, volonté de saisir les rapports entre l’âme et le corps, et conscience
aiguë que la connaissance humaine est bornée (si l’homme ne peut connaître ni la nature ni
l’origine de l’âme, du moins peut-il apprendre à se comporter moralement, sans pour autant
obéir à des préceptes moraux). Ainsi, selon Malebranche, le corps et l’âme ne sont pas deux
entités séparées mais au contraire correspondent sans cesse mutuellement : ce qui nuit à l’un,
nuit à l’autre, ce qui modifie l’un, modifie l’autre. Dès lors, pour se conduire selon l’ordre
moral, c’est-à-dire selon la Raison, l’homme doit être instruit « par la voye courte et seure du
sentiment5 ». En s’adressant à la fois à la raison et aux sens, la fiction joue un rôle important
dans le processus d’apprentissage, c’est même une étape nécessaire sur la voie spirituelle :
« La foi ne parle à l’esprit que par le corps, il est vrai ; mais c’est afin que l’homme n’écoute

1
Nicolas de Malebranche, Traité de morale, par l’auteur de la « Recherche de la vérité » (Le R. P.
Malebranche), première partie, Rotterdam, R. Leers, 1684, p. 81.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 89.
4
Ibid., p. 90.
5
Ibid., p. 92.
165
plus son corps, qu’il rentre en lui-même, qu’il contemple les véritables idées des choses, et
fasse taire ses sens, son imagination, ses passions1 ». L’homme doit ainsi faire usage de son
esprit sur terre, comme il le fera dans le ciel : l’expérience terrestre est une propédeutique à
l’expérience céleste. Il s’agit de travailler sur la matière par sa raison, afin que
progressivement, la matière elle-même, le corps, agisse sur l’esprit.
Se développe ainsi, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée selon laquelle
l’amélioration morale passe par une connaissance de soi-même qui ne peut s’acquérir que par
le biais des sens et par une investigation sur sa propre intériorité. La fiction a un rôle
important à jouer dans cet éveil car elle sert d’ « œil de la conscience ». Désormais la lecture
des fables n’est plus considérée comme le moyen de transmettre une vérité révélée, mais
comme un outil, qui permet de mieux se comprendre soi-même et partant de s’améliorer. Tel
est le principe que le père Bordelon, exhorte à suivre dans La Belle Éducation (1694),
notamment au moment du choix des textes à faire lire aux élèves : « Ne leur contez pas
indifferemment toutes sortes de fables, mais seulement celles qui peuvent contribuer à leur
donner de bons principes pour leurs mœurs2. » Tirer profit des histoires inventées pour le
plaisir est un travail difficile, qui nécessite une lecture active : l’élève doit lire entre les lignes
et dégager, par lui-même et pour lui-même, l’enseignement délivré par le récit. La morale
n’est pas explicite, elle est à construire, par un dialogue avec soi-même, ou avec les autres :
« il est très utile d’accoutumer les enfants à juger de ce qu’ils lisent, et de leur demander
souvent, ce qu’il leur semble d’une telle maxime ou d’une telle action et ce qu’ils auraient fait
en telle occasion3», affirme Fleury dans son Traité du choix et de la méthode des études.
L’émergence du conte à visée morale et philosophique est donc contemporaine de cette
reconnaissance du rôle cognitif et spirituel de la fiction. Il est en ce sens significatif que ce
soit le précepteur du futur roi de France, Fénelon, qui inaugure le sous-genre.

1
Ibid., p. 87.
2
Laurent Bordelon, La Belle Éducation, seconde édition, revue ar l’auteur, Lyon et Paris, U. Coustelier, 1694,
p. 68.
3
Claude Fleury, op. cit., p. 119.
166
II.I. Les contes féneloniens
Reçu docteur en théologie à l’université de Cahors le 26 mars 1677 et ordonné prêtre
à Sarlat, le 17 avril 1677, Fénelon attire l’attention sur lui par de belles prédications. Aussi, il
est nommé en juin 1679 par l’archevêque de Paris, supérieur de l’Institut des Nouvelles
catholiques, internat consacré à la « rééducation » de jeunes filles de bonne famille,
incarcérées de force et poussées à « revenir de leurs erreurs », c'est-à-dire à abjurer la religion
réformée. Tandis qu’il acquiert de la notoriété et devient un habitué du cercle de Mme de
Maintenon, son œuvre se développe sur plusieurs plans complémentaires : sur le plan
doctrinal, il rédige ce qui deviendra la Seconde partie du traité de l’existence de Dieu (1712)
et une Réfutation du système de Malebranche sur la nature et sur la Grâce (rédaction 1687-
88) ; sur le plan de la prédication chrétienne, il commence à écrire les Dialogues sur
l’éloquence vers 1684 ; sur le plan pédagogique, il entreprend dès 1681 à consigner son
expérience dans son traité De l’éducation des filles (publié en 1687). Son œuvre souligne
ainsi l’unité entre la doctrine, sa mise en action et sa transmission. En 1689, Fénelon devient
précepteur du duc de Bourgogne pour lequel il écrit des Fables et opuscules pédagogiques,
vraisemblablement entre 1689 et 16971, non destinés à être publiés et dont la première
édition2 est posthume (1718). Ce titre regroupe des textes très variés : des anecdotes (Histoire
d’un etit accident arrivé au duc de Bourgogne dans une promenade à Trianon), des saynètes
mythiques (Le Jeune Bacchus et le Faune, Fable d’un jeune rince, Chasse de Diane, Le Nil
et le Gange), des portraits sur le modèle des Caractères de La Bruyère (Le Fantasque), un
dialogue théâtral (Chromis et Mnasyle), une critique d’art (Sentiment sur différents tableaux),
des éloges dans la lignée des Vies parallèles de Plutarque (Éloge de Fabricius par Pyrrhus
son ennemi, La Vie de Platon), un texte documentaire (Histoire naturelle du ver à soie), des
récits de voyages imaginaires à la première personne (Voyage de l’île inconnue, Voyage dans
l’île des laisirs), des fables animalières (Le Loup et le Jeune Mouton, Le Lièvre qui fait le
brave, …) et même des contes de fées. L’écriture de ces « bagatelles » entre a priori en forte
contradiction avec l’engagement religieux de Fénelon et notamment son implication auprès de
Mme Guyon dans la « querelle du quiétisme ». Pourquoi l’archevêque de Cambrai aurait-il
cédé, dans sa pratique pédagogique, à la mode des contes de fées ?

1
Tony Gheeraert, Introduction aux contes de Fénelon, dans Contes merveilleux, Perrault, Fénelon, Mailly,
Préchac, Choisy et anonymes, Paris, H. Champion, BGF, n°4, 2005, p. 363.
2
Dialogues des morts anciens et modernes avec quelques fables, com osés our l’éducation d’un rince, éd. M.
Ramsay, Paris, F. Delaulne, 1718, 2 vol.
167
Ce nouveau genre littéraire, qui éclôt dans les années 1690, entremêle des motifs
issus des contes traditionnels à une écriture galante. Ce mouvement, inauguré notamment par
Mme d’Aulnoy, Charles Perrault et sa nièce, Melle Lhéritier, a occupé une place importante
dans la vie littéraire par ses liens avec la Querelle des Anciens et des Modernes : le conte de
fées, né dans une période de contestation des récits de l’Antiquité et de remise en cause des
modèles héroïques, apparaît comme le signe de l’engagement des Modernes contre les
Anciens1. Tout semble donc a priori opposer Fénelon, fervent religieux et défenseur des
textes antiques, à cette mode littéraire. La critique considère d’ailleurs les contes féneloniens,
écrits une dizaine d’années avant Les Aventures de Télémaque, comme des « anti contes de
fées2 » ou des « contes à l’envers3 », soulignant par là leur dimension parodique, le
détournement des codes du genre se faisant à des fins éthiques : « sous couleur de badiner,
Fénelon y expose des conceptions morales, sociales et politiques fort éloignées de celles
qu’on trouve dans les contes de fées issus des salons mondains, et dont l’esthétique semble
plutôt s’apparenter, en fait, à celle de la fable4. » Il s’agit donc de voir comment Fénelon
utilise le conte merveilleux à des fins éducatives. Si certains contes de fées ont explicitement
une visée didactique (Histoire d’une vieille reine et d’une jeune aysanne, Histoire de la
reine Gisèle et de la fée Corysante, Histoire d’une jeune rincesse, Histoire de Florise,
Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile, Histoire de Rosimond et de Braminte), trois contes
orientaux tracent un parcours, au cours duquel le personnage principal atteint la sérénité et le
bonheur (Histoire d’Alibée, ersan, Les Aventures de Mélésichton, Les Aventures
d’Aristonoüs). Trois autres textes se présentent, quant à eux, comme des variations
imaginaires, des expériences de pensées, dont l’intention est de déclencher une prise de
conscience morale (L’Anneau de Gygès, Voyage dans l’île des plaisirs et Voyage de l’île
inconnue). Ces récits ne peuvent se réduire à une fonction allégorique car ils ne sont pas
seulement des illustrations de préceptes préalables : avec Fénelon, le conte devient un outil de
réflexion philosophique et morale.

1
Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées, du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, 2005, p. 32.
2
-, « Les anti contes de fées de Fénelon », dans Le Conte merveilleux au XVIIIe siècle, une poétique
expérimentale, éd. R. Jomand-Baudry et J.-Fr. Perrin, Paris, Kiné, 2002, p. 243-250.
3
Tony Gheeraert, Contes merveilleux, op. cit., p. 361.
4
Ibid.
168
II.I.1. Le traitement fénelonien du conte de fées

Les deux éditions les plus récentes des contes de Fénelon, celle de Jacques Le Brun1
et celle de Tony Gheeraert, s’ouvrent toutes les deux sur six contes de fées. Elles suivent ainsi
l’ordre de présentation des œuvres complètes, publiées de manière posthume, celle de
Versailles2 et celle de Paris3. Ces contes merveilleux semblent a priori s’inscrire dans la
tradition inaugurée par Perrault, ce que confirme leur édition dans le Cabinet des fées4, à la fin
du XVIIIe siècle. Fénelon reprend effectivement un certain nombre de motifs, fréquents dans
les contes folkloriques, notamment les rêves de jouvence (Histoire d’une vieille reine et d’une
jeune paysanne, Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante), et d’invisibilité (Histoire
du roi Alfaroute et de Clariphile, Histoire de Rosimond et de Braminte). Les personnages
correspondent également aux stéréotypes des contes de fées, comme la belle-mère jalouse de
sa bru (Histoire de Florise), fréquente dans les contes de tradition orale (contes-types AT
510A, 706, 707, 713), ou « l’époux monstrueux » (Histoire d’une jeune rincesse), répertorié
dans la classification Aarn-Thompson sous le numéro AT 425 C, motif qui inspirera à Mme
Leprince de Beaumont La Belle et la Bête. Le thème de la séquestration de la jeune fille dans
une haute tour (Histoire de Florise) est aussi un cliché des romans de chevalerie et des contes
traditionnels. Les répétitions sont enfin le signe de l’oralité de ses histoires, que Fénelon a pu
lire ou conter, au jeune duc de Bourgogne, comme en témoignent les incipits : « Il y avait une
fois un roi et une reine, qui n’avaient point d’enfants. Ils en étaient si fâchés, si fâchés, que
personne n’a jamais été plus fâché5. »
En outre, le dialogue qui s’établit entre les contes de Fénelon et ceux de Perrault
confirme l’influence du nouveau genre sur le précepteur du futur roi de France. Ainsi, l’incipit
de l’Histoire d’une jeune rincesse fait explicitement écho au début de La Belle au bois
dormant : « Enfin la reine devint grosse, et accoucha d’une fille, la plus belle qu’on ait jamais
vue6. » De même, le sort de Florise, la jeune paysanne que le prince Rosimond épouse, n’est
pas sans rappeler celui de Grisélidis : la belle est d’abord accueillie richement et avec tous les
honneurs à la cour, mais très vite sa beauté déclenche la jalousie furieuse de sa belle-mère,
puis de son époux qui la fait enfermer dans une tour. L’attitude de la jeune fille, prête à se

1
Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, dans Œuvres I, éd. Jacques Le Brun, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1983. [Toutes les références des contes de Fénelon renvoient à cette édition].
2
-, Œuvres com lètes, éd. J.-E.-A. Gosselin, Versailles, J.A. Lebel ; Paris, Ferra Jeune et A. Le Clère, 1823, t.
XIX.
3
-, Œuvres com lètes [Paris, 1851-1852], éd. J.-E.-A. Gosselin, Genève, Slatkine Reprints, t. VI, p. 196-204.
4
Cabinet des fées, éd. Charles-Joseph de Mayer, t. VIII, Genève, 1785, p. I-X et 3-109 ; Nouveau cabinet des
fées, Genève : Slatkine, 1978, t. IX, mêmes pages.
5
« Histoire d’une jeune princesse », dans Fables et opuscules pédagogiques, op. cit., p. 180.
6
Ibid.
169
sacrifier le jour où le bourreau vient lui annoncer sa mort prochaine, pourrait la présenter
comme un exemple du pur amour. Mais à la différence de Grisélidis, elle accepte la
proposition de la fée et préfère retrouver sa première apparence de paysanne, plutôt que rester
à la cour. En revanche, dans l’Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile, Clariphile, la fille du
laboureur qu’épouse le roi Alfaroute, va jusqu’au sacrifice : comme Rosimond dans le conte
précédent, le roi a reçu le pouvoir d’invisibilité grâce à un anneau magique et il surprend son
épouse dans les bras d’un officier, qui n’est autre que la fée, qu’il a fait exiler de son palais.
La jalousie le rend furieux et il se précipite sur Clariphile avec son épée ; au moment
d’expirer, la reine dit : « Quoique je meure de votre main, je meurs toute à vous1. » Ces deux
réécritures de Grisélidis soulignent les enjeux des contes féneloniens : ils servent d’exempla à
un enseignement moral et chrétien. Mais ils sont également au service d’un projet politique,
comme en témoigne la dénonciation des fastes de la monarchie, dimension déjà présente dans
le conte de Perrault, ce qu’a montré Anne Defrance2.
De fait, l’influence du genre à la mode sur l’écriture de Fénelon apparaît également
dans leur dimension satirique et parodique. Comme les conteurs et les moralistes de son
temps, Fénelon épingle aussi bien les Diafoirus responsables de l’aggravement des maladies3,
que les Dorantes, courtisans hypocrites et nuisibles. L’anneau d’invisibilité permet à
Alfaroute d’observer toutes les couches de la société et notamment le comportement des
femmes : « Il passa dans toutes les maisons particulières : l’une avait l'esprit léger et
inconstant ; l'autre était artificieuse, l'autre hautaine, l'autre bizarre ; presque toutes fausses,
vaines et idolâtres de leurs personnes4. » La construction binaire de la phrase rend compte de
l’inconstance et de la frivolité des mœurs, généralisée à l’ensemble de la société comme le
suggère le passage du singulier au pluriel. Le conte se fait alors tableau des mœurs : en ce
sens, il s’agit bien d’un conte moral. Montesquieu, Crébillon et Diderot utiliseront le même
procédé. La satire touche en particulier le pouvoir monarchique. Comme le conte de fées, qui
se caractérise, dès ses débuts, par un point de vue ironique et incrédule à l’égard des
croyances et des mécanismes du pouvoir, les contes féneloniens mettent également en scène
les fantasmes de toute puissance et leurs conséquences. La fée réalise ainsi les désirs les plus
fous des personnages, et lit même dans leurs pensées : « voulez-vous rajeunir ?5 » demande-t-
elle à la vieille dans l’Histoire de la vieille reine et de la jeune paysanne. Le pouvoir féerique

1
« Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile », op. cit., p. 188.
2
Anne Defrance, « La politique du conte aux XVIIe et XVIIIe siècles », Féeries, 3, 2006, p. 26. Voir ci-dessus
l’étude de Grisélidis, de Perrault, p. 59-65.
3
« Histoire d’une vieille reine et d’une jeune paysanne », op. cit., p. 177.
4
« Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile », op. cit., p.187.
5
« Histoire de la vieille reine et d’une jeune paysanne », op.cit, p.175.
170
est sans limite, à l’image du pouvoir monarchique. Mais les commentaires et l’ironie du
narrateur viennent démythifier cet idéal absolutiste et montrer l’envers du décor. Dans
l’Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante, la reine est ainsi elle-même présentée
comme une « fée1 », mais l’exécution de ses ordres ne sont magiques que par leur vitesse
d’exécution : « En un instant elle se vit couverte de perles et de diamants. Un grand nombre
de dames étaient occupées à la servir. On ne songeait qu’à deviner ce qui pouvait lui plaire,
pour le lui donner avant qu’elle eût la peine de le demander2.» Le narrateur détourne donc les
codes du conte traditionnel : les parures et les bijoux n’apparaissent plus par enchantement,
mais grâce au travail des servantes aux doigts de fée. La rupture de l’illusion fictionnelle
participe au dévoilement des artifices de la monarchie. De cette manière, les contes de
Fénelon semblent attaquer indirectement le faste luxueux de la cour de Louis XIV. Ne peut-
on pas voir dans le riche Crésus, dans L’Anneau de Gygès, une représentation critique du
monarque ? De fait, la description des jardins et du palais du roi lydien n’est pas sans évoquer
l’opulence et la théâtralité des parcs de Versailles :
Tout ce qui servait à la personne du roi était d’or. Quand il se promenait dans ses jardins,
les jardiniers avaient l’art de faire naître les plus belles fleurs sous ses pas ; souvent on
changeait, pour lui donner une agréable surprise, la décoration des jardins, comme on
change une décoration de scène ; on transportait promptement, par des grandes machines,
les arbres avec leurs racines, et on en apportait d’autres tout entiers, en sorte que chaque
matin le roi, en se levant, apercevait ses jardins entièrement renouvelés3.

Les contes féneloniens prennent ici pour cible les richesses corruptrices et le pouvoir
autoritaire et monarchique. Cette critique du pouvoir despotique entre en écho avec la lettre
que l’archevêque de Cambrai écrit à Louis XIV en 1693, où il évoque les aveuglements
dangereux de l'hybris4. Dans le conte, le pouvoir est d’ailleurs systématiquement associé à la
laideur physique, symbolique de la laideur morale. Dans l’Histoire de la reine Gisèle et de la
fée Corysante, la reine est si hideuse qu’elle refuse de se voir dans le miroir et cherche à se
consoler par ses trésors. Dans l’Histoire de Rosimond et de Clariphile, l’onomastique et la
description burlesque de la reine, nommée « Gronipote », en font un personnage
caricatural : « Elle était artificieuse, maligne, cruelle. La vieillesse avait ajouté une affreuse
difformité à sa laideur naturelle, et elle ressemblait à une furie 5 ». Certes le portrait de la
marâtre est un topos des contes de fées traditionnels, mais ne peut-on pas y voir également

1
« Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante », op. cit., p. 178.
2
« Histoire de Florise », op.cit, p.183.
3
« L’Anneau de Gygès », op. cit., p. 196.
4
« Vous n’aimez que votre gloire et votre commodité. Vous rapportez tout à vous comme si vous étiez le Dieu
de la terre, et que tout le reste n’eût été créé que pour vous être sacrifié. » Lettre à Louis XIV, dans Œuvres
complètes I, op. cit., p. 549.
5
« Histoire de Florise », op.cit, p.183.
171
une caricature d'Anne d'Autriche dont les liens maternels avec ses fils ont toujours été très
forts ? La jeune Florise, cette « petite bergère », n'évoquerait-elle pas Marie-Thérèse
d'Autriche qui, à son arrivée à la cour, ne parlait pas un mot de français et qui préféra, devant
les infidélités notoires de son époux, s'isoler au milieu de la Cour ? Florise, victime de la
jalousie de sa marâtre et de l’emportement de son époux, se retrouve enfermée dans une tour :
« Là, elle pleurait nuit et jour, ne sachant par quelle injustice le roi, qui l’avait tant aimée, la
traitait si indignement1. » Ce passage semble faire écho à la fameuse plainte de l’épouse de
Louis XIV dont les derniers mots auraient été les suivants : « Depuis que je suis reine, je n'ai
eu qu'un seul jour heureux2». Les textes féneloniens montrent donc comment « l’écriture
oblique3 » du conte de fées permet de susciter chez le lecteur une réflexion politique et
critique.
Néanmoins, si les contes féneloniens peuvent déclencher une prise de conscience des
abus de la monarchie, ce n’est pas seulement par les allusions à la vie de la cour. Certes, le
cadre luxueux des palais des princes et des princesses semblent bien représenter les sphères de
la monarchie louis-quatorzième. Mais l’analogie entre l’univers du conte et l’absolutisme est
rendue possible surtout par le dispositif narratif lui-même : ces textes, destinés au futur roi de
France, permettent en fait à leur lecteur « de faire une expérience personnelle, intime,
affective, de l’absolutisme, en s’identifiant à un héros doté de tous les pouvoirs ou bien
capable, en les désirant, de les obtenir4. » Jean-Paul Sermain formule ainsi une distinction
importante : le conte de fées est plus qu’une représentation du pouvoir monarchique, il permet
d’occuper imaginairement la place du souverain et ainsi d’avoir, virtuellement, les mêmes
fantasmes. Le conte ne délivre pas une leçon, ni par une morale édifiante, ni par une ironie
moqueuse ; il fait sentir au lecteur les effets et les dangers des désirs illimités et de
l’absolutisme. Ceci est possible grâce à un processus d’analogie : si le lecteur s’identife ici au
personnage puissant, ce n’est pas parce qu’il lui ressemble, mais parce qu’il est placé dans
une situation semblable d’omniscience et d’ubiquité, grâce à la féerie. Il vit ainsi, de
l’intérieur, les affres et les conséquences du pouvoir absolu. C’est ici que réside la fonction
cognitive du conte, qui fait alors office de miroirs aux princes, comme en témoignent les
reprises du mythe de Gygès.

1
Ibid., p.184.
2
Nouveau siècle de Louis XIV ou poésies, anecdotes du règne et de la cour de ce prince, avec des notes
historiques et des éclaircissements, t. II, Paris/ Londres, Buisson/ Deboffe, 1793, p. 197.
3
Anne Defrance, « La politique du conte aux XVIIe et XVIIIe siècles », art. cit., p. 16.
4
Jean-Paul Sermain, « Le fantasme de l’absolutisme dans le conte de fées au XVII e siècle, Fénelon, Galland,
Crébillon, Diderot, Beckford », Féeries, n°3, 2006, p. 77.
172
Fénelon propose dans ces écrits ad usum delphini trois réécritures du mythe grec,
dans L’Anneau de Gygès, l’Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile, et l’Histoire de
Rosimond et de Braminte. Les deux premiers textes sont des réécritures de la version
qu’Hérodote rapporte dans le livre I de son Histoire1. L’historien grec raconte comment le roi
de Lydie, Candaule, pousse Gygès, son esclave, à enfreindre la loi et à observer la reine nue,
au moment du rituel du coucher, afin qu’il se rende compte de sa beauté, malgré ses
réticences. La reine, qui s’aperçoit qu’elle a été vue, garde d’abord le silence, puis oblige
Gygès à faire un choix tragique : soit tuer son maître, celui qui lui a donné le don de voir ce
qui devait rester invisible, soit se tuer lui-même pour avoir vu ce qu’il ne devait pas voir.
Gygès tue son maître et le remplace sur le trône. Mais Candaule a doublement décrédibilisé la
parole du pouvoir : d’une part, l’affirmation de la beauté de la reine par le roi ne suffit plus, il
faut que l’esclave la voit de ses propres yeux ; d’autre part, Candaule invite lui-même son
esclave à désobéir à la loi et partant, il l’autorise à transgresser ses propres ordres. Le tuer et
prendre sa place deviennent alors possibles. Le mythe montre donc comment la perte de
crédibilité de la parole du souverain conduit à une remise en cause du pouvoir lui-même.
Dans L’Anneau de Gygès, Fénelon reprend le motif de la trahison de l’esclave et de
sa tentation régicide : « Il [Callimaque] fut même tenté d’entrer dans la chambre du roi, et de
le tuer dans son lit2. » Callimaque est un jeune prince déchu, qui a trouvé inopinément un
anneau, qui a le pouvoir de le rendre invisible. Il profite de la situation pour s’immiscer dans
le char du roi Crésus, au moment des fêtes. Tout le monde s’émerveille devant le char qui
semble se mouvoir tout seul. On considère que c’est le fait d’Orodes, un magicien venu de
Perse. Ce dernier nie d’abord la responsabilité du phénomène puis la revendique et profite de
la situation. L’invisibilité permet ainsi de dénoncer les fausses prétentions et les superstitions :
« [Orodes] se vanta d’avoir fait le coup merveilleux par la vertu de ses enchantements. Mais,
dans le moment où on parlait, on fut bien surpris de voir le même char recommencer la même
course3. » Dans Les Bijoux indiscrets, Diderot usera du même procédé pour tourner en
dérision la vanité des discours religieux et scientifiques qui prétendent pouvoir tout expliquer.
Mais dans son conte, Fénelon se sert des dangers de l’invisibilité pour développer avant tout
un propos d’ordre moral. Malgré le caractère illimité de ses pouvoirs, Callimaque est dévoré
par l’ambition, et ne parvient pas à trouver la paix et le bonheur, car « on ne les trouve que
dans soi-même4», souligne le narrateur. En ce sens, l’invisibilité est bien la métaphore de

1
Hérodote, Histoire d’Hérodote, suivie de la vie d’Homère, nouvelle édition, T.I, éd. A.F. Miot, Paris, Didot
frères, livre I, chap. VII-XIV, p. 34-38.
2
« L’Anneau de Gygès », op. cit., p. 198-199.
3
Ibid., p. 198.
4
Ibid., p. 200.
173
l’absolutisme et de l’inassouvissement des désirs, comme l’illustre également l’Histoire du
roi Alfaroute et de Clariphile.
Dans ce conte, l’anneau magique figure l’ubiquité et l’omniscience du monarque.
Une fée offre au prince Alfaroute une bague qui a le pouvoir de le rendre invisible lorsqu’il
tourne le chaton vers l’intérieur de sa main. Il découvre ainsi les secrets de ses sujets,
débusque les complots et se protège contre les attaques de ses ennemis : « le Prince est
relégué par l’absolu de son pouvoir dans la position d’un spectateur séparé de la réalité et s’en
affranchissant au point qu’il ne peut plus avoir de rapport qu’imaginaire avec elle, recourant à
des scénarios où lui-même et les autres deviennent l’objet d’un spectacle soumis à une
surenchère décevante (il vise concrètement la scénographie du pouvoir où s’enferme Louis
XIV)1». Le conte de Fénelon met en scène les conséquences dangereuses de cette posture de
spectateur et de cet isolement du prince à l’égard de ses sujets. De fait, le prince ne se
contente pas de ce pouvoir d’invisibilité, il parvient à convaincre la fée de lui permettre de
voyager de manière instantanée. Malgré ses réticences, elle fait apparaître sur son dos des
ailes rétractibles, qui lui permettent de traverser tous ses royaumes. Plus il voit ses volontés
s’accomplir et son pouvoir s’agrandir, plus ses désirs augmentent et sa jalousie s’accroît.
Agacé par les mises en garde de la fée, Alfaroute l’exile du palais. Il en vient même à tuer sa
propre épouse : devenu invisible, il l’a vue dans les bras d’un officier, qui n’est autre que la
fée déguisée. Comme dans la version d’Hérodote, Alfaroute a commis une « infraction du
féminin », qui est à l’origine de l’échec de son propre pouvoir. Pour Louis Marin, ce mythe
montre qu’« il y a une vérité dont le dévoilement doit rester voilé, pour qu’il y ait des regards
qui voient, des visibles qui soient vus, des vérités qui soient communes et communicables,
pour qu’il y ait une parole royale puissante qui fait être en disant ce qu’elle dit 2.» Ce qui
conduit Alfaroute à sa perte, c’est bien la remise en cause de la confiance établie entre lui et
ses sujets, notamment avec son épouse. Or le lecteur est placé dans la même situation que le
monarque, qui voit sans être vu. Un tel dispositif lui permet d’expérimenter et donc de
comprendre, de l’intérieur, les fonctionnements psychologiques de l’absolutisme. C’est là que
réside l’enjeu politique de ces contes : ils déconstruisent toute fascination pour le pouvoir, en
en montrant les mécanismes et les conséquences. En outre, grâce à son écriture oblique, le
conte acquiert un pouvoir de révélation du réel : il rend le réel visible, en le présentant
paradoxalement de manière voilée. Ces mêmes principes structurent les contes de
Montesquieu, de Crébillon et de Diderot, et leur confèrent une force subversive. Fénelon

1
Jean-Paul Sermain, art. cit., p. 79.
2
Louis Marin, « Gygès », dans Lectures traversières, Paris, A. Michel, 1992, p. 160.
174
inaugure donc bien le développement d’un nouvel usage et d’une nouvelle conception du
conte.
Le troisième texte, l’Histoire de Rosimond et de Braminte, est, quant à lui, une
réécriture de la version platonicienne du mythe de Gygès : le conte est ici philosophique, au
sens où il se présente comme une expérience de pensée, une variation imaginaire utilisée
comme vecteur de connaissance. Comme dans le livre II de La République, la question morale
qui sous-tend le conte fénelonien est celle de savoir ce qui pousse l’homme à commettre le
bien plutôt que le mal. Dans le dialogue entre Socrate, Trasimaque et Glaucon, ce dernier
utilise le mythe de l’anneau de Gygès comme preuve que « personne n’est juste
volontairement, mais par contrainte1 ». L’hypothèse fictive de l’anneau magique sert de pierre
de touche à une double question : devenu invisible, l’homme conserverait-il un sens de la
justice ? Si l’invisibilité permet de se rendre compte que l’homme injuste, mais qui affecte
l’honnêteté, est plus heureux que l’homme juste, dont la discrétion n’apporte aucune
reconnaissance, pourquoi ne pas feindre la vertu ? Socrate parvient à démontrer à Glaucon et
à Trasimaque les bienfaits de la justice sur l’âme en retraçant l’évolution de l’homme et en
construisant, par la pensée, une cité idéale. Dans le texte de Platon, la fiction de l’anneau
magique est donc au service d’une réflexion morale et philosophique. Telle est également la
démarche de Fénelon, dans l’Histoire de Rosimond et de Braminte. Le conte est composé de
deux parties. Dans la première, Rosimond, le cadet exilé de la maison paternelle par son frère
aîné, utilise de manière juste et mesurée l’anneau magique que lui a donné la fée. L’anneau a
le pouvoir de le rendre invisible et de le faire apparaître sous l’apparence du prince, le
véritable fils du roi étant détenu par un peuple sauvage. Rosimond profite de ce pouvoir,
d’une part, pour faire prendre conscience à son père et à son frère de l’injustice qu’ils lui ont
fait subir, d’autre part, pour se défendre contre les attaques des ennemis du royaume. À aucun
moment, il n’abuse de son pouvoir. Il révèle même son secret au roi, lorsque ce dernier le
prend vraiment pour son fils et entreprend de le marier. En revanche, dans la deuxième partie
du conte, la fée donne l’anneau magique à Braminte, qui s’en sert pour développer des
rumeurs, rendre publics les secrets des familles et commettre des crimes atroces. Le roi se
rend compte de ses exactions et le condamne à mort, malgré les prières de Rosimond. Si dans
la main de Braminte, l’anneau réalise ses pires penchants et a des conséquences néfastes, en
possession de Rosimond, il met, au contraire, en évidence la force morale du jeune homme,
en somme sa vertu. Le merveilleux est dès lors un révélateur de l’intériorité des personnages.
Telle sera également la fonction des flacons magiques dans le conte de Marmontel, Les

1
Platon, La République, trad. R. Baccou, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 110.
175
Quatre Flacons ou Les Aventures d’Alcidonis, de Mégare. Les contes de Fénelon témoignent
ainsi de la laïcisation et de l’humanisation du merveilleux.
En outre, la structure en diptyque du conte souligne sa dimension didactique : les
deux attitudes opposées des deux frères mettent en évidence le rôle de la conscience
individuelle dans l’accomplissement du juste. Le conte fait donc vivre imaginairement au
lecteur deux attitudes morales antithétiques, le renvoyant ainsi à sa propre conscience : le
conte se présente ici comme une expérience de pensée, dont la visée est l’autonomie morale
du lecteur. De cette manière, Fénelon lance les bases d’une nouvelle conception du prince et
de son éducation : il s’agit certes d’œuvrer à l’éducation chrétienne du futur roi, mais surtout
de lui donner les moyens de devenir un Prince juste, heureux et donc vertueux, bonheur et
vertu étant intiment liés. Les contes féneloniens participent en ce sens à la formation du
prince-philosophe. Le Chevalier Ramsay souligne d’ailleurs dans sa Vie de Fénelon que « Mr.
Le Duc de Beauvilliers, Mr. L’Abbé de Fenelon, et tous ceux qui travailloient sous eux,
concouroient à former dans leur Auguste eleve un Père du Peuple1». Telle est d’ailleurs la
manière dont se présente Aristonoüs, une fois devenu riche et revenu chez ses parents : « je
devins le père commun de toutes ces différentes familles2. » Dans cette perspective, la
nouvelle, Les Aventures d’Aristonoüs, peut apparaître comme un « Télémaque réduit », ou
comme un essai préparatoire à l’écriture de l’épopée3. De fait, les contes, que Fénelon écrit
pour le duc de Bourgogne, annoncent les enjeux pédagogiques et politiques du Télémaque.
Par conséquent, les contes féneloniens semblent bien illustrer le propos du Chevalier
de Mayer, qui, dans son Discours réliminaire sur l’origine des contes de fées (1786),
reconnaît le conte de fées comme une « école des rois », imaginée « pour former et
perfectionner le cœur de ceux qui sont destinés à gouverner4 ». Mais si ces contes font bien
« sentir la vérité5 », notamment celle du pouvoir monarchique, à leur lecteur, ce n’est pas
seulement par les allusions à la sphère politique et par les représentations des codes et des
lieux de la cour. La force des contes de Fénelon réside dans leur capacité à faire sentir à leur
lecteur les mécanismes et les dangers des fantasmes d’absolu, dans lesquels pouvoir, voir et
savoir n’ont pas de limites : leur structure déceptive fait prendre conscience au lecteur de la
vanité de tels désirs et de la nécessité des limites à l’action et à la connaissance humaines. En
ce sens, ils incarnent le principe de réalité, par opposition aux chimères de l’imagination.

1
Andrew Michael Ramsay, Histoire de la vie de Messr. François de Salignac de la Motte-Fenelon, archevêque
Duc de Cambray, La Haye, les frères Vaillant et N. Prevost, 1723, p. 16.
2
« Les Aventures d’Aristonoüs », op. cit., p. 251.
3
Jacques Le Brun, « Notice des Fables et opuscules », op. cit., p. 1294.
4
Le Cabinet des fées, T. 37, op. cit., p. 34.
5
Ibid.
176
Partant, les enjeux des contes féneloniens ne sont pas seulement d’ordre politique, ils sont
également philosophiques et spirituels.

II.I.2. De l’insinuation à la conversion

En déconstruisant les fantasmes du pouvoir monarchique, les contes féneloniens


relèvent bien de la « logique de la fable1», qui cherche à créer l’illusion pour mieux
démystifier le lecteur. Le titre donné de manière posthume aux récits féneloniens souligne
d’ailleurs la porosité de la frontière entre conte et fable, encore au début du XVIIIe siècle.
Dans l’édition de Ramsay2 (1718), les récits animaliers, les contes orientaux et les contes de
fées sont tous désignés comme des « fables ». De fait, Fénelon semble a priori s’inscrire dans
la lignée du père Le Bossu, pour qui toute narration (fable, conte, mythe) est une fiction
fabuleuse porteuse d'un enseignement moral : la fable est « un discours inventé, pour former
les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action3», écrit-il dans son
Traité du poème épique (1675), réédité régulièrement tout au long du XVIIIe siècle. Comme
Le Bossu, l’archevêque de Cambrai constate de manière lucide le divorce entre la nature
humaine et les valeurs morales, et il justifie à son tour le recours à la fiction, comme un détour
nécessaire : le commun des mortels ne saurait ni lire ni comprendre la vérité révélée, si elle lui
était transmise directement ; il lui faut donc des « instructions indirectes4 », qui permettent de
remédier au hiatus entre la pratique des vertus et la propension naturelle de l’homme au
plaisir. La fiction est alors considérée comme un moyen de lutter contre les résistances de
l’être humain à voir la vérité en face, elle doit « insinuer la sagesse5 », Fénelon rejoignant ici
La Bruyère6. Certes, l’insinuation est à l’origine un terme de rhétorique7, et désigne une
modalité de l’exorde, utilisée pour emporter l’adhésion d’un auditoire peu disposé, voire
hostile à l'orateur. Mais la narration n’est pas employée ici seulement dans une visée

1
Jean-Paul Sermain, Métafictions, la réflexivité dans la littérature d’imagination, o . cit., p. 244.
2
Voir la « Table des matières », Dialogues des morts anciens et modernes avec quelques fables, composés pour
l’éducation d’un rince, op. cit.
3
René Le Bossu, Traité du poëme épique, Paris, M. Le Petit, 1675, p. 12.
4
Fénelon, De l’éducation des filles, op. cit., p. 102-103.
5
Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres I, éd. Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1997, p. 14.
6
« […] s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néanmoins s'en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir
les vérités qui doivent instruire », Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, éd. R.
Pignarre, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 77.
7
« L'exorde indirect s'insinue dans l'esprit de l'auditeur, sans qu'il s'en rende compte, d'une façon un peu secrète
et détournée », Cicéron, De inventione, livre I, 21 : « Insinuatio est oratio quadam dissimulatione et circumitione
obscure subiens auditoris animum. » ( trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ).
177
argumentative : il s’agit avant tout de « rendre la vérité sensible1 » et de délivrer une « morale
sensible2 ».
Ici une distinction est à établir. Fénelon subordonne la conversion morale à une
contagion des affects3. Pour lui, l’amélioration morale et intellectuelle, pour autant qu'elle
appelle une pénétration des âmes et des cœurs, ne repose pas seulement sur une simple
adhésion au discours chrétien : elle suppose que le sermon ait un pouvoir d'émotion, c'est-à-
dire d'entraînement, émouvoir étant à prendre dans toute l'intensité motrice de son sens
étymologique. Pour autant, l’émotion suscitée par l’orateur chrétien ne relève pas des passions
aveuglantes et destructrices, qui sont le signe d’une aliénation de l’âme au corps. Comme
François Lamy4, Fénelon déplore cet esclavage de l’homme aux sens, dépendance qui aveugle
son esprit, le rend orgueilleux, hypocrite et cupide. Il distingue ainsi la fausse rhétorique, qui
flatte les sens et par laquelle l’orateur fait davantage admirer son mérite qu’adhérer à sa
pensée, de la véritable éloquence, capable d’emporter les cœurs et de saisir les esprits :
« L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la
pensée que pour la vérité et la vertu5. » De même, la véritable poésie n’est pas celle qui n’est
que jeu d’esprit, et qui s'attire une vaine gloire, mais celle qui vise à « transporter les hommes
en faveur de la sagesse, de la vertu et de la religion6. » Par conséquent, les textes de
l’Évangile, les grands exemples de l’Antiquité7 et la poésie8 ont la même fonction : peindre
les passions, pour les exciter, afin de mieux les renverser, car l’émotion provoquée doit
déclencher une prise de conscience morale, voire un changement de comportement. Le but est
donc moins de convaincre, que de persuader, car la persuasion « non seulement fait voir la
vérité, mais elle la dépeint aimable, et […] elle émeut les hommes en sa faveur9 ». Dans une
telle perspective, l’orateur, mais aussi le poète et le conteur doivent agir sur l'âme de
l'auditeur/ lecteur et « émouvoir ses entrailles10 », l'impression durable de l'enseignement étant
étroitement liée à l'intensité des affects provoqués chez le destinataire : « On lui inspire
l'indignation contre l'ingratitude, l'horreur contre la cruauté, la compassion pour la misère,

1
Lettre à l’Académie, dans Œuvres II, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997,
p.1144.
2
Ibid., p. 1154.
3
« Un missionnaire de village, qui sait effrayer et faire couler des larmes, frappe bien plus au but de
l'éloquence », Dialogues sur l'éloquence, op. cit., p. 42-43.
4
François Lamy, De la connaissance de soi-même, T. II, Traité III, éd. Ch. Frémont, Dijon, EUD, 2009, p. 365.
5
Lettre à l'Académie, op. cit., p. 1149.
6
Ibid., p. 1155.
7
De l'éducation des filles, op. cit., p. 134.
8
« La poésie ne diffère de la simple éloquence qu’en ce qu’elle peint avec enthousiasme, et par des traits plus
hardis », Dialogues sur l’éloquence, op. cit., p. 35.
9
Ibid., p. 32.
10
Ibid., p. 33.
178
l'amour pour la vertu, et le reste de même1. » Fénelon souligne ici le processus de
retournement des passions qu’il entend opérer : le discours (ou le récit) doit déclencher une
émotion contraire à celle dépeinte. Dès lors, le recours de Fénelon aux contes, dans sa
pratique pédagogique, paraît beaucoup moins paradoxal : il ne s’agit pas seulement de plaire à
l’élève-lecteur pour l’instruire, mais bien de le toucher, par une peinture vivante des passions
elles-mêmes, de le « transporter », jusqu'à le faire participer aux affects représentés, l’étape
finale de cette contamination des émotions étant la conversion. Pour ce faire, le conteur fait
entendre, fait voir, en somme il fait sentir la vérité (telle sera également l’intention de
Montesquieu2). C’est pourquoi, dans les contes écrits pour le duc de Bourgogne, Fénelon a
fréquemment recours à l’hypotypose, comme l’illustre le portrait de la vieille reine dans
l’Histoire de la vieille reine et de la jeune paysanne : « À l'instant les rides couvrent son front,
ses cheveux blanchissent, elle devient grondeuse et rechignée, sa tête branle et toutes ses
dents aussi.3» On retrouve le même procédé dans le conte suivant, Histoire de la reine Gisèle
et de la fée Corysante : « Elle était toute courbée, tremblante, boiteuse, ridée, crasseuse,
chassieuse, toussant et crachant toute la journée avec une saleté qui faisait bondit le cœur.4»
La laideur physique concrétise la laideur morale, le dégoût du lecteur à l’égard de la première
devant provoquer un rejet viscéral de la seconde. Comme l’éloquence, la fiction vise à
détourner le lecteur de « la difformité du vice5 », car les sentiments telles que la pitié et la
terreur sont propres à provoquer une prise de conscience morale. Ainsi s’explique le
renversement du conte de fées en une véritable tragédie, notamment dans l’Histoire du roi
Alfaroute et de Clariphile. Aveuglé par sa jalousie et persuadé que sa femme le trompe, le roi
Alfaroute n’écoute que sa furie et se précipite avec son épée sur son épouse, qui meurt sur le
coup. Le roi prend alors conscience de son aveuglement et de sa défiance excessive à l’égard
de son épouse. Le statut social des personnages, le lexique hyperbolique (« funeste »,
« transporté de jalousie ») et la présence d’alexandrins blancs (« Il tira son épée, et en perça la
reine »6) confèrent au passage une forte dimension tragique. Le conte de fées se renverse en
histoire tragique et l’ « idéal » monarchique, le mythe de l’absolu, en enfer. Cette fin
déceptive, et très surprenante dans le cadre d’un conte de fées, choque la conscience du
lecteur : elle lui fait comprendre les conséquences de la soif inassouvie des désirs et des

1
Ibid., p. 32-33.
2
« Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir ; telles sont les
vérités de morale », Montesquieu, Lettres persanes, éd. P. Vernière et C. Volpihlac-Auger, Paris, Livre de
Poche, 2005, p. 84.
3
« Histoire de la vieille reine et de la jeune paysanne », op. cit., p. 176.
4
« Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante », op. cit., p. 178.
5
Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres II, op. cit., p. 13.
6
Fables et opuscules pédagogiques, op.cit., p. 188.
179
dangers de la philautie, en lui faisant vivre une expérience du renversement. Jean-Philippe
Grosperrin propose de voir d’ailleurs dans les textes féneloniens, « une dramaturgie de
l'enchantement déjà ménagée en école chrétienne de désillusion et de défiance1 ». En ce sens,
les contes de Fénelon inaugurent le principe sur lequel se fonde le conte à visée morale et
philosophique : il s’agit dans un premier temps de faire adhérer le lecteur à l’histoire, pour
non seulement déconstruire les illusions qu’entretiennent les passions, mais aussi pour
renverser ces dernières. La fonction morale et philosophique de ces fictions réside donc moins
dans le message transmis (aucune morale ne vient clore le conte), que dans l’expérience de
dessillement et le choc émotionnel qu’elles font vivre au lecteur. Mais à aucun moment la
fiction ne cherche à anesthésier la conscience du lecteur. C’est pourquoi il est important qu’il
soit toujours conscient de la fictionnalité du conte : des objets de la « peinture » éloquente,
Fénelon dit justement que « l'auditeur s'imagine presque les voir », et ce presque dit tout. Le
discours vient creuser un écart entre la chose et son image : on croit voir, mais on ne voit pas
effectivement ; on croit y être, mais on n'y est pas réellement. Cet écart est précisément le lieu
du plaisir esthétique : « L'image offre l'expérience d'une vérité, cela est constant, mais elle
procure un agrément qui naît non seulement dans la réduction de la distance, mais dans la
perception que cette distance existe2 ». Si, d'un côté, l'énergie de la peinture engendre un
phénomène de participation émotionnelle, de l'autre, la conscience d'une représentation
nourrit un plaisir décuplé et profondément lié à la découverte de la vérité.

II.I.3. De la fable chrétienne au conte moral

Par l’appel aux affects, les contes féneloniens participent à la formation chrétienne
du duc de Bourgogne. Le lexique religieux émaille d’ailleurs l’ensemble des contes et les
personnages, cédant aux péchés capitaux, sont punis de mort ou se repentent3 d’avoir cédé à
leur orgueil et à la luxure ; quant à l’avarice, la colère et l’envie, elles sont peintes, de manière
topique, sous les traits répugnants de la laideur, comme on l’a vu grâce au personnage de la
reine Gronipote. Au contraire, sont célébrés la vertu, le courage, le dépassement de soi et
l’humilité chrétienne - qualités incarnées, par exemple, par le personnage de Rosimond dans

1
Jean-Philippe Grosperrin, Le Glaive et le Voile, économie de l’éloquence dans l’œuvre de Fénelon, T. II,
Troisième partie, « Télémaque et Renaud : enchantements », Thèse de doctorat, dir. Jean Dagen, Université Lille
III, 1998, p. 454
2
Ibid., « Le visible et l’invisible », p. 400.
3
« […] et la reine de revieillir, et la paysanne de rajeunir. À peine le changement fut fait, que toutes deux s’en
repentirent. », « Histoire d’une vieille reine et d’une jeune paysanne », op.cit., p. 177.
180
l’Histoire de Rosimond et de Braminte : « Rosimond fut ainsi le bienfaiteur de toute sa famille
et il eut le plaisir de faire du bien à tous ceux qui avaient voulu lui faire du mal 1 ». On a vu
également que Clariphile, dans l’Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile, semblait incarner
le pur amour. Pourtant, comme le remarque Alain Lanavère, les contes féneloniens ne
présentent aucune référence explicite à l’Ancien et au Nouveau Testament, ni à la liturgie
catholique, au point que ces « menues oeuvrettes2 » paraissent beaucoup moins
« christianisées » que Les Aventures de Télémaque. Faut-il alors vraiment considérer ces
textes comme des fables chrétiennes ?
En fait, les contes féneloniens témoignent d’une autonomisation de la conscience
morale : le conte ne cherche pas à faire passer un précepte, mais à susciter la réflexion du
lecteur et à l’inviter à réfléchir aux conditions d’une vie bonne et heureuse. Tel est bien
l’aspect sur lequel insiste l’éditeur de la Bibliothèque universelle des romans (août 1775)3.
Pour ce dernier, les « fables » de Fénelon correspondent à ce que le XVIIIe siècle nomme des
contes philosophiques ou moraux. Si l’évêque de Cambrai veut transmettre un enseignement
moral et philosophique, il crée surtout les conditions pour que son lecteur tire lui-même les
leçons des histoires qu’on lui propose. La diégèse met en scène cette autonomie morale des
personnages, comme l’illustre la comparaison de l’Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile
et de l’Histoire de Rosimond et de Braminte. À la fin du premier récit, le narrateur prend en
charge la morale de l’histoire : « Le reste de ses jours se passa dans l’amertume et la douleur.
Il n’avait point d’autre consolation que d’aller pleurer sur le tombeau de Clariphile4. » En
revanche, dans le deuxième conte, c’est le personnage principal, spectateur des malheurs
engendrés par les passions de son frère, qui énonce une conclusion à ses aventures : « […] il
serait peut-être sage et heureux, s’il n’avait jamais eu de quoi contenter ses désirs. Ô qu’il est
dangereux de pouvoir plus que les autres hommes5 ! » Aucune instance narrative ne délivre
ici de message moral, c’est le personnage qui apprend de son expérience. Il en va de même
dans le diptyque formé par l’Histoire d’une vieille reine et d’une jeune aysanne et l’Histoire
de la reine Gisèle et de la fée Corysante. Ces deux récits racontent tous les deux l’échange de
conditions entre une reine riche, mais vieille et malade, et une paysanne, jeune, belle mais
pauvre. Toutes deux se repentent d’avoir conclu si vite ce pacte, l’une regrettant son confort,
l’autre sa liberté de mouvement. Les deux contes sont construits de la même façon, les

1
« Histoire de Rosimond et de Braminte », op.cit.., p. 192.
2
Alain Lanavère, « L’imagination de Fénelon dans ses premiers écrits de fiction », Revue XVIIe siècle,
vol. n°206, 2000, p. 11.
3
Voir ci-dessus p. 109-111.
4
« Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile », op. cit., p. 188.
5
« Histoire de Rosimond et de Barminte », op. cit., p. 194.
181
portraits des deux reines sont identiques1. Dans le premier conte, la fée condamne les
personnages à rester dans leurs nouvelles conditions, n’écoutant pas leurs pleurs, et prend en
charge la morale finale qu’elle délivre à Péronelle : « Pourvu que vous n’ayez aucun regret
aux grandeurs, vous serez heureuse avec votre laboureur toute votre vie2». En revanche, dans
la seconde histoire, la reine compare son sort à celui des autres reines et se met à philosopher :
« Eh bien, les autres reines ne meurent-elles pas ? Ne faut-il pas le courage de souffrir et de
mourir plutôt que de faire une bassesse pour devenir jeune ?3 ». Le diptyque met ainsi en
évidence le processus d’humanisation de la morale : les personnages sont confrontés à un
dilemme, et pour le dépasser, doivent réfléchir par eux-mêmes et assumer leurs choix.
Le personnage de la fée joue un rôle prépondérant dans le développement de cette
autonomie morale. Certes, elle a, dans les contes de Fénelon, les mêmes attributs que dans le
conte traditionnel : elle possède le don de métamorphose et d’invisibilité, elle assiste à la
naissance des personnages auxquels elle veille et, conformément à l’étymologie ( « fée » est à
mettre en rapport avec fatum, le destin, et fari, parler), elle annonce l’avenir4 et prédit les
malheurs5. La fée est ainsi caractérisée à la fois par son apparition soudaine, rendue
miraculeuse par l’imprécision de son origine, et par la performativité de sa parole. En ce sens,
elle s’apparente à un personnage divin, ce que renforce le motif de l’anneau : le pacte qu’elle
conclut avec la Reine Gisèle et Corysante et l’anneau qu’elle donne à Alfaroute concrétisent
l’alliance passée entre la fée et les personnages, et peuvent évoquer, sur le mode mineur,
l’attachement fidèle du chrétien à Dieu. Pourtant, loin de se faire prédicatrice, la fée apparaît
davantage comme une fée philosophe. Elle place en effet les personnages face à des
dilemmes, les conduit à faire un choix entre le bonheur et les richesses 6, entre la sérénité et le
pouvoir et elle leur offre même la possibilité de faire des expériences : « Voulez-vous faire
votre apprentissage de vieille reine, pour savoir si le métier vous accommodera? 7 » demande-
t-elle à Péronelle. Face aux malheurs humains, la fée ne dicte pas de leçons de conduite, elle

1
« Quand ils avaient vu la reine tousser, cracher, râler, vivre de bouillie, être sale, hideuse, puante, souffrante, et
radoter un peu, ils ne voulaient plus se charger de ses années. », « Histoire d’une vieille reine et d’une jeune
paysanne » ; « Elle était toute courbée, tremblante, boiteuse, ridée, crasseuse, chassieuse, toussant et crachant
toute la journée avec une saleté qui faisait bondir le cœur. », « Histoire de la reine Gisèle et de la fée
Corysante », op. cit., p. 75 et 78.
2
« Histoire d’une vieille reine et d’une jeune paysanne », op. cit.., p. 177.
3
« Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante », op. cit., p. 180.
4
« […] c’était la fée qui avait prédit les malheurs de Florise à sa naissance », « Histoire de Florise », op. cit.,
p. 184.
5
« Une fée vint le trouver et lui dire qu’il lui arriverait bientôt de grands malheurs, s’il ne se servait pas de la
bague qu’elle lui mit au doigt », « Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile », op. cit., p. 185.
6
Elle invite la mère de Florise à choisir le destin de sa fille : « Choisissez ; elle sera, si vous voulez, belle comme
le jour, d’un esprit encore plus charmant que sa beauté, et reine d’un grand royaume, mais malheureuse ; ou bien
elle sera laide et paysanne comme vous, mais contente dans sa condition.», « Histoire de Florise », op. cit.,
p. 182.
7
« Histoire de la vieille reine et d’une jeune paysanne », op. cit., p. 176.
182
met en garde contre l’orgueil et la démesure. Alors qu’Alfaroute la supplie de lui accorder
non seulement le pouvoir d’invisibilité, mais également celui de l’ubiquité, la fée s’insurge :
« Vous en demandez trop. Craignez que ce dernier don ne vous soit nuisible.1» Mais loin de
diriger les personnages dans leurs actions, et de les empêcher de commettre des erreurs, la fée
les laisse vivre leurs expériences. Les épreuves traditionnelles du conte de fées
(métamorphoses, enfermements, invisibilité) sont d’ailleurs explicitement présentées comme
des essais, des mises à l’épreuve des préjugés : « Je ne sais pas, dit la paysanne, ce que je
ferais : mais je voudrais bien l’essayer ; car j’ai toujours ouï dire qu’il est bien d’être reine 2 » ;
« j'ai maintenant éprouvé les deux conditions3» dit Corysante à la fin du conte. La
métamorphose fabuleuse joue dès lors le rôle d’une expérience, qui permet au personnage de
vérifier une opinion, de pouvoir choisir en toute connaissance de cause et ainsi faire usage de
son propre entendement. Le conte n’est pas ici un voile plaisant capable de faire accepter un
précepte préalable, il s’apparente à une fiction expérimentale et devient ainsi une
propédeutique à la philosophie.

II.I.4. Une propédeutique à la philosophie

Au-delà de l’enseignement chrétien, les récits ad usum delphini proposent une


véritable philosophie de vie, conforme à la conception antique du bonheur, à savoir la quête
des besoins nécessaires et la lutte contre les plaisirs vains. En effet, tous les contes rassemblés
dans le recueil des Fables et opuscules pédagogiques, délivrent un message de modération,
comme l’illustre la « morale » finale de L’Anneau de Gygès :
[Le] talisman [de Callimaque] lui procure tout, excepté la paix et le bonheur. C'est qu'on
ne les trouve que dans soi-même, qu'ils sont indépendants de tous ces avantages
extérieurs auxquels nous mettons tant de prix, et que, quand dans l'opulence et la
grandeur on perd la simplicité, l'innocence et la modération, alors le cœur et la
conscience, qui sont les vrais sièges du bonheur, deviennent la proie du trouble, de
l'inquiétude, de la honte et du remords4.

Se trouvent ainsi formulés les préceptes de la philosophie aristotélicienne de la


modération. Dans l’Histoire de la vieille reine et d’une jeune aysanne, la fée propose à
Péronelle de choisir entre trois maris : le premier est un riche seigneur, mais jaloux et cruel ;
le second est doux mais malheureux ; le troisième est un paysan, comme Péronelle, « qui ne

1
« Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile », op. cit., p. 186.
2
« Histoire d’une vieille reine et d’une jeune paysanne », op. cit., p. 176.
3
« Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante », op. cit., p. 180.
4
« L’Anneau de Gygès », op. cit., p. 200.
183
serait ni beau ni laid, qui ne l’aimerait ni trop ni trop peu, qui ne serait ni riche ni pauvre 1. »
Les balancements binaires des adverbes « ni » et « trop » délimitent un espace propice au
bonheur, c’est-à-dire à la vertu, considérée comme une « juste moyenne entre deux extrémités
fâcheuses, l'une par excès, l'autre par défaut2 », selon la définition aristotélicienne. Tous les
contes féneloniens sont d’ailleurs construits sur une opposition entre d’un côté, les « plaisirs
vains et superflus », et de l’autre, le nécessaire, utile à une vie bonne. Telle est bien la
philosophie du jeune berger, Alibée, que rencontre le roi de Perse Cha-Abbas, dans l’Histoire
d’Alibée, ersan : « Les voilà mes vrais biens qui ne me manqueront jamais. Les voilà ces
biens simples, innocents, toujours doux à ceux qui savent se contenter du nécessaire, et ne se
tourmenter point pour le superflu3. » De même, lorsque Rosimond rapporte à la cour le prince
retenu captif dans une île éloignée, le roi propose force d'argent et de gloire, ce que le jeune
sage refuse : « Pour lui, il craignit l'inconstance de la fortune, l'envie des hommes, et sa
propre fragilité, il voulut se retirer dans son village avec sa mère, où il se mit à cultiver la
terre.4» L’image du jardin, que l’on retrouve également dans la parabole évangélique du
vigneron5, variation sur « l'unique nécessaire » ( Luc X, 42 ), peut être lue comme le symbole
d’une modification morale : il s’agit de travailler sur soi, comme on travaillerait la terre, c’est-
à-dire étudier, faire usage de sa raison, pour agir avec mesure et ainsi œuvrer au bonheur
individuel et collectif. C’est ainsi que, dans Les Aventures d’Aristonoüs, Sophronime et
Aristonoüs trouvent leur bonheur dans « le mépris des vaines richesses6 », et dans l’étude de
la nature et des astres. Dans Les Aventures de Mélésichton, ce dernier retrouve également la
sérénité lorsqu’il reconnaît que le bonheur se situe non pas dans les richesses et les honneurs
mais dans le travail et l’autonomie morale. En effet, contraint de s’exiler de la cour et ayant
perdu toute sa fortune, il se lamente tout d’abord et regrette d’imposer cette situation
misérable à sa famille. Mais la déesse Cérés lui apparaît en songe et l’enjoint de devenir
autonome, matériellement et moralement : « Il n’y a de nobles que ceux qui sont justes. Vivez
de peu, gagnez ce peu par votre travail, ne soyez à charge à personne, vous serez le plus noble
de tous les hommes7. » Dès lors, Mélésichton renvoie tous ses domestiques, prend en charge
l’éducation de ses enfants, et accepte de « labour[er] lui-même son champ8 ». Ces

1
« Histoire de la vieille reine et d’une jeune paysanne », op. cit., p. 177.
2
Aristote, Éthique de Nicomaque, II, 5-6, 1106b-1107 a , éd. J. Voilquin, Paris, Flammarion, 1992.
3
« Histoire d’Alibée, persan », op. cit., p. 241.
4
« Histoire de Rosimond et de Braminte », p.192.
5
« Il retranchera toutes les branches qui ne portent point de fruit en moi, et il émondera toutes celles qui portent
du fruit, afin qu'elles en portent davantage », Évangile selon Saint Jean, chap. XV, 2, La Bible, trad. Lemaître de
Sacy, éd. P. Sellier, Paris, Laffont, 1990, p. 1401.
6
« Les Aventures d’Aristonoüs », op. cit., p. 253.
7
« Les Aventures de Mélésichton », op. cit., p. 245.
8
Ibid., p. 247.
184
personnages préfigurent ainsi Mentor qui apparaîtra en habile jardinier « qui retranche dans
ses arbres fruitiers tout le bois inutile1 ». Cette philosophie du bonheur se retrouve aussi bien
dans la nouvelle de Saint-Lambert, Sarah Th. , dans les contes de Marmontel, que dans la
conclusion de Candide. Ainsi, à travers la récurrence du motif pastoral, les contes féneloniens
disséminent des « images » de la philosophie du jardin, comme l’illustre Péronelle qui sera,
selon la fée, « heureuse avec [son] laboureur toute [sa] vie2 » et Florise « contente de vivre
laide, pauvre et inconnue dans son village, où elle gardait les moutons3 ». La valorisation du
monde pastoral par opposition à l’univers mondain de la ville et de la cour voile l’ensemble
des contes d’une certaine nostalgie de l'Astrée. Fénelon contribue ainsi à la pérennité du
mythe de l'Arcadie, ce tableau idyllique d'un bonheur vécu dans la tranquillité parfaite,
comme le souligne la Lettre à l'Académie : « Quand les poètes veulent charmer l'imagination
des hommes, ils les conduisent loin des grandes villes ; ils leur font oublier le luxe de leur
siècle ; ils les ramènent à l'âge d'or ; ils représentent des bergers dansant sur l'herbe fleurie à
l'ombre d'un bocage, dans une saison délicieuse, plutôt que des cours agitées et des grands qui
sont malheureux par leur grandeur même4». La vision qui s'exprime ici n'est pas bien éloignée
des conceptions de Fontenelle, pour qui la séduction du genre pastoral repose sur « ce qui est
le principal, sur le peu qu'il en coûte pour être heureux5 ».
Mais ce modèle idyllique est lui-même mis à distance dans le Voyage de l’île
inconnue. Dans ce texte, le narrateur rend compte de sa découverte d’une île où tout n’est que
luxe, calme et volupté. Aucun effort n’est à fournir : pour acquérir un tableau, il suffit de
s’approcher d’une fontaine magique, dont l’eau se fige mmédiatement et représente l’objet
tendu ; pour construire de magnifiques bâtiments, il suffit de ramasser les matériaux les plus
précieux dans la montagne, comme on prendrait du beurre ; ceux qui commencent à vieillir
plongent dans l’eau de jouvence pour retrouver leurs vingt ans. Paradoxalement, ce nouvel
Eden est insupportable pour les voyageurs, à cause de l’incivilité de ses habitants :
On ne trouvait ni politesse ni civilité parmi eux. Ils aimaient à être seuls ; ils avaient un
air sauvage et farouche ; ils chantaient des chansons barbares qui n’avaient aucun sens.
Ouvraient-ils la bouche, c’était pour dire non à tout ce qu’on leur proposait. […] Je
compris qu’il n’y avait dans ces charmantes îles rien de féroce que les hommes6.

1
Fénelon, Les Aventures de Télémaque, op. cit., p. 279.
2
« Histoire d’une vieille reine et d’une jeune paysanne », op. cit., p. 177.
3
« Histoire de Florise », op. cit., p. 185.
4
Lettre à l’Académie, op.cit., p. 141.
5
Bernard de Fontenelle, Discours sur la nature de l'églogue (1688), dans Œuvres com lètes, t. II, Paris, Fayard,
1991, p. 300.
6
« Voyage de l’île inconnue », op. cit., p. 264 et 265.
185
L’île paradisiaque n’est donc pas une utopie, mais une dystopie, qui sert de
repoussoir moral : le récit suggère les effets néfastes d’un mode de vie réduit à la satisfaction
des plaisirs et à l’absence d’effort. Le pays de Cocagne se transforme même en un véritable
enfer social car les hommes refusent de créer eux-mêmes (il n’y a ni musicien, ni peintre) et
préfèrent payer des esclaves pour penser à leur place : ils « ne croyaient pas qu’il fût digne
d’eux de prendre jamais la peine de penser eux-mêmes1 ». Cette île est donc un lieu de
l’anticivilisation et de l’insociabilité. Mais le détour par ce mythe n’en reste pas moins une
étape nécessaire dans le processus d’éclairement des consciences. L’ensemble du récit montre
l’envers du décor et fait vivre ainsi au lecteur une expérience de renversement : « Le lecteur
est amené à réinterpréter comme mauvais, ou du moins comme dangereux, ce qui avait été
d’abord objet d’émerveillement2 », comme l’affirme René Démoris. Le narrateur souligne lui-
même qu’il souhaite rendre compte des mœurs de ces habitants, pour donner à réfléchir, et
non pour les suivre comme exemples. Le Voyage dans l’île des plaisirs montre également
comment la vie « idéale », où tous les désirs se verraient réalisés, peut rapidement devenir un
cauchemar. Le narrateur raconte tout d’abord sa découverte d’un véritable paradis pour les
gourmands : il pleut du vin, la terre crache de la mousse au chocolat. Comme dans le Voyage
de l’île inconnue, les habitants de ce paradis des sens, amollis par l’absence d’efforts, sont
colériques et ridicules : « Ils s’enflammaient comme une mèche, et je ne pouvais m’empêcher
de rire voyant combien ils étaient faciles à émouvoir3. » Le narrateur quitte alors cette île et
découvre un autre paradis, dont les habitants, cette fois, sont doux et obligeants, au point de
réaliser tous les désirs du narrateur, avant même qu’il ne les ait formulés. Ce relâchement des
mœurs est tel que les femmes doivent prendre la tête de la république : elles débarrassent les
hommes de toute responsabilité civile et instaurent des écoles publiques, où les filles peuvent
étudier. Cette île se présente ainsi comme une utopie carnavalesque : il s’agit d’un monde à
l’envers, dans la tradition du folklore médiéval, et le personnage se doit de rétablir l’ordre.
Fénelon reprend ici un motif traditionnel de l’aventure chevaleresque, celui de la male
coutume, la mauvaise coutume, que doit rencontrer le chevalier pour l’abolir. Certes, le
narrateur ne combat pas, ne cherche pas à réinstaurer un nouvel ordre, au contraire, ici il
quitte l’île. Mais il tire des leçons de son expérience : « touché de ce spectacle, et fatigué de
tant de festins et d’amusements, je conclus que les plaisirs des sens, quelques variés qu’ils

1
Ibid., p. 264.
2
René Démoris, « Peinture, sens et violence au Siècle des Lumières : Fénelon, du Bos, Rousseau », dans La
Pensée de l’image, signification et figuration dans le texte et dans la einture, éd. G. Mathieu-Castellani, Saint-
Denis, Presses universitaires de Vincennes, « L’Imaginaire du texte », 1994, p. 145-158, repris dans Revue
numérique Philopsis, [URL : http://www.philopsis.fr, consulté le 5 septembre 2010], p. 3.
3
« Voyage dans l’île des plaisirs », op. cit., p. 202.
186
soient, avilissent et ne rendent point heureux1. » Pour l’archevêque de Cambrai, l'abandon aux
pulsions est un indice de l’aliénation de l’âme non seulement au corps mais à la violence d’un
désir qui disperse l'être humain, qui aveugle l'esprit et qui trouble l'exercice de la volonté. En
revanche, pour accèder au bonheur, conçu comme vertu, chacun doit s’améliorer soi-même,
« veiller sur soi contre soi », comme il le dit dans une lettre au duc de Chaulnes : il doit être
« sans cesse la faucille à la main, pour retrancher le superflu des paroles et des occupations2».
Dans ce travail sur soi-même, la fiction joue un rôle prépondérant : les deux récits de voyage
montrent combien le détour par le mythe constitue une étape nécessaire dans l’initiation du
personnage, et dans celle du lecteur avec lui. Les contes de Fénelon témoignent ainsi du
glissement progressif de la fable au conte moral et philosophique : l’histoire ne sert pas
seulement d’exemplum à une leçon chrétienne, elle apparaît surtout comme « un chemin du
bonheur3 », selon l’expression de Tony Gheeraert, bonheur dont l’accès n’est possible que
pour celui qui accepte de résister aux tentations et de faire usage de sa raison pour agir avec
modération.
La dimension philosophique des contes féneloniens réside dès lors dans le parcours
que suivent les personnages, au cours duquel ils apprennent par eux-mêmes, luttent contre
leurs propres défauts, et prennent conscience de leurs propres illusions et de leurs propres
aveuglements (les richesses, les honneurs, la jalousie, le pouvoir), comme en témoigne
l’isotopie de la vue. Certes le motif du miroir ou du regard pétrificateur est récurrent dans les
contes traditionnels et dans les mythes. Mais chez Fénelon, le motif prend une forte
dimension symbolique et philosophique. La laideur physique est insupportable aussi bien pour
les spectateurs, que pour les personnages eux-mêmes qui refusent de se voir dans un miroir :
les gueux ne peuvent supporter la vue de la reine dans l’Histoire d’une vieille reine et d’une
jeune paysanne ; dans l’Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante, la reine « ne
pouvait se regarder elle-même4 ». D’ailleurs, les personnages déplorent tous leur
aveuglement, leur incapacité à voir la réalité en face (leurs propres défauts, la maladie, la
mort). L’obscurité et la cécité sont ici les symboles de l’ignorance et des passions
aveuglantes, ce qui rend signifiant le motif platonicien de la caverne dans l’Histoire de
Rosimond et de Braminte : Rosimond, chassé par son père, en proie à la colère et au
désespoir, rencontre, « à l’entrée d’une caverne », une fée « montée sur un cheval gris, avec

1
Ibid., p. 204.
2
Correspondance de Fénelon avec le duc de Bourgogne; les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et leurs
familles, Ferra jeune, 1827, p. 597.
3
Tony Gheeraert, Contes merveilleux, op. cit., p. 368.
4
« Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante », op. cit., p. 180.
187
une housse en broderie d’or, qui paraissait aller à la chasse1 ». Cette fée, représentée avec les
attributs de Minerve, enferme le père de Rosimond dans cette même caverne « sombre et
profonde, où il demeura enchanté2 », jusqu’à ce que Rosimond le délivre, grâce à sa parole
salvatrice et apaisée. Le pouvoir d’invisibilité et le voyage dans l’île isole dans un premier
temps Rosimond de sa famille, mais cette prise de distance est nécessaire et le conduit à
prendre conscience de la faiblesse humaine et à acquérir une certaine sagesse3. Le conte
conduit ainsi les personnages de l’ombre à la lumière, de l’aveuglement à la lucidité. Le
lecteur est lui-même invité à suivre une telle démarche qui s’apparente à une initiation.
Cette autonomisation de la conscience morale s’exprime non seulement dans la
diégèse, mais elle est recherchée également chez le lecteur. Certes, l’ordre des contes varie
d’une édition à l’autre et les recueils des contes pédagogiques de Fénelon ne montrent pas une
intention claire de composition générale. Pourtant, le dispositif en diptyque, qu’ont mis en
évidence les éditions récentes réalisées par Jacques Le Brun et Tony Gheeraert, favorise les
effets d’analogies et de contrastes et conduit le lecteur à mettre en rapport des éléments a
priori éloignés, afin d’en dégager lui-même du sens. Il rappelle celui des Journaux de
Marivaux, analysé par Marc Escola : la juxtaposition des deux histoires « ouvre un espace que
le lecteur est appelé à investir en exerçant son propre jugement – selon un protocole
herméneutique dont la célèbre éthopée de Giton et de Phédon dans Les Caractères ou mieux
encore les « fables doubles » de La Fontaine fourniraient un modèle4. » Les effets d’échos
invitent le lecteur à faire des liens et à faire usage de son propre entendement. En outre, ces
correspondances entre les contes féneloniens tracent un parcours, conduisant le prince, et le
lecteur avec lui, sur le chemin de la vertu et du bonheur. La première étape est la prise de
conscience des dangers des passions destructrices : l’amour des richesses et du pouvoir
(Histoire d’une vieille reine et d’une jeune aysanne, Histoire de la reine Gisèle et de la fée
Corysante), la jalousie (Histoire de Florise et Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile), les
désirs illimités et l’absence de travail et d’effort (Voyage dans l’île des laisirs, Voyage dans
l’île inconnue). Il s’agit ensuite de distinguer l’être et le paraître (Histoire d’une jeune
princesse) et de s’instruire pour mieux accepter les autres et soi-même (Histoire de Rosimond
et de Braminte). Les trois autres contes, Les Aventures d’Aristonoüs, Les Aventures de
Mélésichton et Histoire d’Albée, persan, sont des exemples de vie bonne et vertueuse, le
bonheur de ces personnages étant l’aboutissement d’un long et périlleux parcours.

1
« Histoire de Rosimond et de Braminte », op.cit, p. 189.
2
Ibid., p. 190.
3
Ibid., p. 192.
4
Marc Escola, « Morale et fiction, de La Bruyère à Marivaux », Un siècle de deux cents ans ? Les XVII e et
XVIIIe siècles : continuités et discontinuités, Paris, Desjonquères, 2004, p. 202.
188
En conclusion, Fénelon apparaît bien comme le premier auteur de contes à visée
morale et philosophique. Certes, comme le souligne Albert Chérel dans son ouvrage consacré
à Fénelon au XVIIIe siècle en France, la lecture philosophique des œuvres de Fénelon est sans
aucun doute postérieure à l’intention-même de leur auteur : « Ramsay allait […] donner à ses
éditions, du moins par ses Préfaces et son Discours, un ton philosophique, qui en forme, avec
une exactitude relative, le caractère distinctif1». Pourtant, l’analyse des contes, que Fénelon a
écrits pour le futur roi de France, met bien en évidence une nouvelle conception du rapport
entre fiction et vérité. Si Fénelon a recours au plaisir des histoires pour transmettre
indirectement un message moral, l’insinuation n’induit pas pour autant ici une anesthésie de la
raison par les sentiments : la fiction n’est pas utilisée comme un mensonge plaisant qui
permettrait de mieux faire passer des préceptes chrétiens. En fait, le recours à la fiction est un
moyen de lutter contre les résistances de l’homme à la vertu. Ce dernier a une propension
naturelle à compenser l’insatisfaction du réel par l’imaginaire. Le conte, dans un premier
temps, satisfait ce principe de plaisir et flatte les sens et l’imagination du lecteur. Il opère,
dans un deuxième temps, un renversement, en montrant l’envers du décor, à savoir les
conséquences désastreuses de l’absolutisme et de l’absence de limites au désir : quand
pouvoir, voir et savoir n’ont plus de limites, les personnages perdent la raison et leurs actions
provoquent terreur et pitié. En ce sens, les contes féneloniens ont des enjeux à la fois
politiques et moraux. Il s’agit en outre de fictions expérimentales car le lecteur est amené non
seulement à prendre conscience du danger des passions destructrices (jalousie, pouvoir,
cupidité), responsables de la perte des personnages, mais surtout à tirer lui-même les
« leçons » de ces histoires, à l’image des personnages eux-mêmes : la fiction participe ainsi au
développement de l’autonomie morale du lecteur, en lui offrant les conditions favorables au
déploiement de ses capacités de raisonnement et d’empathie. Si les contes féneloniens ne sont
pas moralisateurs, pour autant, ils conservent bien une fonction de guide moral, dans le sens
où ils conduisent le lecteur sur la voie de la vertu comprise comme quête du bonheur et travail
sur soi, en somme sur le chemin de la philosophie.

1
Albert Chérel, Fénelon au XVIIIe siècle en France (1715-1820) son prestige, son influence, Fribourg, Impr. de
Fraguière frères, 1917, p. 79.
189
190
II.II. La « chaîne secrète » entre
philosophie, morale et fiction dans les
contes de Montesquieu
L’œuvre de Montesquieu semble se polariser autour de deux ouvrages majeurs, d’un
côté les Lettres persanes (1721), souvent réduites à une critique de la société française à
travers le regard de voyageurs persans ; de l’autre, De l’esprit des lois (1748), lu comme les
prémisses de la sociologie, de l’anthropologie et des sciences politiques. Or loin d’être
hermétiques, les deux entreprises participent à une réflexion commune sur les mœurs et
peuvent apparaître comme l’œuvre d’un Montesquieu moraliste1, selon le titre de l’ouvrage de
Corrado Rosso. Réflexions esthétiques, morales, philosophiques et politiques sont intimement
liées et les rédactions des deux ouvrages n’ont cessé de s’entrecroiser. Par exemple, en 1750,
au moment où De l’esprit des lois vient d’être publié (l’écriture a commencé dès 1734 et
l’idée remonte assurément plus avant), Montesquieu revient aux Lettres persanes2 et leur
ajoute onze lettres ainsi qu’un « Supplément » qui comporte les « Quelques réflexions sur les
Lettres persanes ». En outre, les grands recueils de notes et réflexions, Pensées et Spicilège,
jouent un rôle de laboratoire, alimentant le grand œuvre ou recueillant des éléments qui n’ont
pu y trouver place. Par conséquent, l’œuvre de Montesquieu, dont Roger Caillois a souligné la
profonde unité3, se présente comme une œuvre en expansion, qui vise une compréhension de
l’homme et de la société. Partant, quel est le rôle que Montesquieu accorde à la fiction dans le
développement de sa pensée ?
On a pu considérer les fictions écrites par Montesquieu comme une manière de
transmettre ses découvertes et de les adapter à un public non averti : « Ses œuvres ne forment
qu’un seul plaidoyer, où reviennent les mêmes arguments : mais il présentait ceux-ci
différemment pour les salons et pour la postérité ; désireux de convaincre à la fois les femmes
du monde et les hommes d’État, pressé d’atteindre l’opinion et les rois, il agissait en
conséquence et se faisait tour à tour plaisant et sévère.4» L’œuvre de Montesquieu se trouve
ainsi de nouveau polarisée entre un public masculin et sérieux et un autre, féminin et frivole.

1
Corrado Rosso et Jean Ehrard, Montesquieu moraliste : des lois au bonheur, trad. Marc Régaldo, Bordeaux,
Éditions Ducros, 1971.
2
Catherine Volpilhac-Auger, « Histoire du texte et principes d’édition », dans Montesquieu, Lettres persanes,
Paris, Livre de Poche, 2005, p. 523-532.
3
Roger Caillois, Préface, dans Montesquieu, Œuvres com lètes. I, éd. M. Schnerb-Lièvre et R. Caillois, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. IX.
4
Ibid., p. XII.
191
Or Montesquieu soulignait lui-même la subjectivité d’un tel point de vue : « de grandes
découvertes qu’on a faites dans ces derniers temps, font qu’on regarde comme frivole tout ce
qui ne porte pas avec soi un air d’utilité présente, sans songer que tout est lié, et que tout se
tient.1» Depuis, la critique a montré les contradictions2 et les ambiguïtés de la « pensée » de
Montesquieu qui cherche moins à théoriser qu’à comprendre, à observer et à rendre compte de
la complexité de l’homme et de la société : il ne s’agit pas de « justifie[r] les usages mais d’en
rend[re] les raisons3 », comme le dit Montesquieu lui-même. Dans cette perspective, la fiction
n’est pas seulement un divertissement, ou un langage imagé pour transmettre une pensée
complexe, elle participe au mouvement de la pensée, au même titre que la théorie. Telle est
bien la signification de la fameuse image de la « chaîne secrète », qui, pour Montesquieu, peut
lier ensemble « de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman4 ». Certes, cette
précision a sans doute été ajoutée pour des raisons publicitaires à l’édition de 1758 des Lettres
persanes : l’insistance sur la dimension romanesque de l’ouvrage renforce sa fictionnalité et
désamorce ainsi la critique, alors qu’une telle étiquette générique serait apparue comme
inadéquate en 1721, tant le recueil de lettres se rapproche davantage de la presse périodique et
notamment du Spectacteur de Marivaux, que des romans de l’époque5. Pour autant, cette
précision est loin d’être anodine. Elle exprime l’entrelacement de la fiction et du savoir et
l’exigence d’une lecture capable de le déchiffrer, idées que l’on retrouve formulées également
dans la préface de l’Histoire véritable : « J’aurais fort souhaité que celui qui l’a accommodé à
nos mœurs eût voulu à ses risques et fortunes y insérer quelque trait qui eût un peu réfléchi
sur les affaires du temps. Le lecteur ingénieux m’entend bien6. » Qu’y a-t-il donc ici à
« entendre » ? De quels questionnements le conte est-il porteur ? Notons dès à présent que
l’image de la chaîne est récurrente dans les textes théoriques de Montesquieu, au point de se
présenter comme la métaphore d’une méthode d’appréhension et de description du monde, à
savoir l’analogie. Quels enseignements moraux et philosophiques cette figure permet-elle de
transmettre ?
C’est ce que nous tenterons de voir, en analysant l’entremêlement des discours
fictionnels et des discours politiques, moraux et philosophiques au cœur des contes de
Montesquieu. Le corpus est constitué des trois contes insérés dans les Lettres persanes (le

1
Mes Pensées, « Sur la littérature », ibid., p. 1057.
2
Christophe Martin, « L’institution du sérail : quelques réflexions sur le livre XVI de L’Es rit des lois », Revue
Montesquieu, n°5, 2001, p. 41-57.
3
Montesquieu, De l'esprit des lois, dans Œuvres com lètes II, éd. R. Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1951, p. 511. (Toutes les citations renvoient à cette édition).
4
Lettres persanes, op. cit., p. 50.
5
Catherine Volpilhac-Auger, « Histoire du texte et principes d’édition », ibid., p. 530.
6
Montesquieu, « Livre premier, Le libraire au lecteur » Histoire véritable, op. cit., p. 87.
192
conte des Troglodytes, l’histoire d’Aphéridon et d’Astarté et le conte persan de Rica,
l’histoire d’Anaïs), de l’Histoire véritable et d’Arsace et Isménie. Les trois premiers
s’apparentent à des apologues qui visent à transmettre une réflexion d’ordre philosophique,
moral et politique. L’Histoire véritable, rédigée entre 1723 et 17331 , et reprise, comme les
Lettres persanes, vers 1754, est un récit à métempsycose : les narrateurs racontent les voyages
de leur âme, à travers des corps représentant toutes les couches de la société, ce qui est
l’occasion pour Montesquieu de peindre un tableau des mœurs. C’est en ce sens que l’on peut
considérer le texte de Montesquieu comme un conte moral (Crébillon utilisera le même
procédé quelques années plus tard dans Le Sopha, conte moral). Quant au conte oriental,
Arsace et Isménie, il permet à Montesquieu de reprendre un passage plus ancien, venu de
l’Histoire véritable, et se présente comme un récit de formation du prince éclairé. Sa
rédaction est aussi intermittente : commencé durant l’été 1747, puis repris dans les années
1748-1750, il est encore le sujet d’une lettre que Montesquieu écrit à Guasco, le 8 décembre
1754. L’ouvrage ne paraît pas avant 1783, dans les Œuvres osthumes publiées par son fils
Jean Baptiste de Secondat, édition dans lequel il est amputé de sa fin, qu’on peut lire pourtant
dans le manuscrit de 17542 : selon Catherine Volpilhac-Auger3, la double mort volontaire des
deux héros risquait d’être réprouvée par la censure, le suicide étant formellement interdit par
l’Église. Ces contes, qui ont tous un cadre oriental, mettent en rapport une histoire et un
discours philosophique, politique ou moral. Ce sont les différentes modalités de ce rapport
qu’il s’agit ici d’étudier.

II.II.1. De la fable au conte moral

La métaphore de la « chaîne » qui relie les discours fictionnels et les discours


moraux, politiques et philosophiques semble tout d’abord assimiler les fictions à des
illustrations de la théorie, dans la mesure où les contes développent les mêmes sujets que De
l’esprit des lois : par exemple, les principes d’une société soumise à un régime despotique,

1
« La publication des Aventures merveilleuses du mandarin Fum-Hoam (1723), mentionnées dans l’avis du
« libraire » au lecteur, constitue le terminus a quo, la mort de Jean-Jacques Bel (1733), dont la « Critique de
l’Histoire véritable » accompagnait le manuscrit qui a servi à la première édition de 1892, le terminus post
quem». Carole Dornier, « Histoire véritable », Dictionnaire électronique Montesquieu [En ligne], mis à jour le :
19/02/2008, URL : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=354. Consulté le 17 mai 2012.
2
Ces dernières pages n’ont été connues qu’en 1955, grâce à l’édition Masson (t. III) ; de ce fait, plusieurs
éditions antérieures (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », et Seuil, « L’intégrale ») les ignorent.
3
Catherine Volpilhac-Auger, « Arsace et Isménie », Dictionnaire électronique Montesquieu [En ligne], mis à
jour le : 14/02/2008, URL : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=110. Consulté le 17 mai
2012.
193
notamment la situation des femmes, ou les conditions du bonheur individuel et collectif.
Certaines formules des ouvrages théoriques sont même reprises, quasiment in extenso, dans
les fictions. Par exemple, dans l’Histoire véritable, le narrateur affirme que « [l]e bonheur
faux rend les hommes durs et superbes, et ce bonheur ne se communique point ; le vrai
bonheur les rend doux et sensibles et ce bonheur se partage toujours.1» Cette maxime fait
écho au livre V de L’Esprit des lois décrivant le bonheur en démocratie : « chacun devant y
avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les
mêmes espérances ; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale » (EL, V, 3).
Damir lui-même dans l’Histoire véritable demande au génie Plutus, qui est le dieu des
richesses, ce qui peut rendre les hommes heureux : « Ce sont les biens réels qui sont dans eux-
mêmes, et ne sont fondés ni sur la misère, ni sur l’humiliation d’autrui : la vertu, la santé, la
paix, le bon esprit, la tranquillité domestique, la crainte des dieux.2» Cette définition du
bonheur comme écoute et respect de la loi naturelle, par opposition aux plaisirs vains, se
retrouve également dans les Pensées : « Pour faire un traité sur le bonheur, il faut bien poser
le terme où le bonheur peut aller par la nature de l’homme, et ne point commencer par exiger
qu’il ait le bonheur des anges ou d’autres puissances plus heureuses que nous imaginons »
(Pensées, n° 1644). Même recours au présent de vérité générale, même art de l’antithèse et de
la saillie, l’écriture de Montesquieu, dans ses textes fictifs, comme dans ses textes théoriques,
est assurément celle d’un moraliste3.
Les contes seraient donc une manière oblique de transmettre des idées que
Montesquieu théorise par ailleurs. Dans l’Essai sur le goût, il reconnaît effectivement la force
de l’écriture suggestive, qui fait entendre plus qu’elle ne dit : « Ce qui fait ordinairement une
grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et
qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une
grande lecture.4» Montesquieu reconnaît ici la force du langage symbolique et implicite, qui
emporte le lecteur dans un processus herméneutique et le conduit à faire des analogies :
« Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires, assez pour n’être pas ennuyeux ; pas
trop, de peur de n’être pas bien entendu. Ce sont ces suppressions heureuses qui ont fait dire à
M. Nicole que tous les bons livres étoient doubles.5» Montesquieu a lui-même recours à une
écriture oblique dans ses contes, notamment dans Arsace et Isménie : l’intrigue amoureuse
s’entremêle à l’intrigue politique au point que tout mot affectif tend à se charger d’un sens

1
Histoire véritable, op. cit., p. 219.
2
Ibid., p. 77-78.
3
Corrado Rosso et Jean Ehrard, op. cit., p. 53-69.
4
Essai sur le goût, Œuvres com lètes II, o . cit, p. 1244.
5
« Pensée 802 », Mes Pensées, dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 1220.
194
politique1. Par exemple, l’adjectif doux s’applique autant à la langueur d’Ardasire sur son
sofa, qu’au plaisir de confier ses peines et à la douceur des mœurs dans la retraite de
Margiane. À l’inverse, l’adjectif « tyrannique » ou le nom « esclavage » s’appliquent au
domaine amoureux. Le recours à un lexique à double entente permet ainsi d’articuler
l’histoire à une pensée politique ou philosophique.
Il en va de même dans l’Histoire véritable. Le jour de la fête de Bacchus, Dioclès
reçoit chez lui un voyageur indien, Ayesda, et un philosophe d’Ephèse, pour qu’ils racontent
les choses les plus extraordinaires qui leur soient arrivées, comme le veut la coutume. Ayesda
prend la parole le premier et raconte les transmigrations de son âme. Cette dernière a pu
s’incarner dans le corps d’un fripon, d’un valet et d’animaux. Chaque aventure a permis à
Ayesda d’observer les mœurs et de dégager des lois universelles de comportement. Chaque
récit de métamorphose s’apparente alors à une fable. D’emblée, les bêtes apparaissent comme
des symboles moraux, ce que suggèrent les allusions aussi bien à la Bible, à la fable des
abeilles de Mandeville qu’aux fables de La Fontaine :
Je ne vous ferais pas grand plaisir si je vous disais qu’étant sauterelle je broutai ma part
d’un pays de vingt lieues ; qu’étant dans une autre transmigration, descendu dans une
fourmilière, je charroyai tout l’été la provision comme un chameau. Enfin je tins mon
rang dans un parti de frelons contre une armée de guêpes et j’y fus des premiers2.

Le mélange des allusions aux plaies d’Égypte et à La Cigale et la Fourmi font


sourire le lecteur, mais renforce également la dimension symbolique et la fonction morale du
conte : les métamorphoses animalières permettent de peindre un tableau des mœurs humaines.
Les échos aux fables de La Fontaine se poursuivent : « Je touchais à l’heure où je devais être
un gros animal. Je devins loup, et le premier tour de mon métier fut de manger un philosophe
ancien qui passait sous la figure d’un mouton dans une prairie.3» L’allusion à la fable Le Loup
et l’Agneau confirme le rapprochement du conte et de la fable. Le petit chien choyé, dorloté
mais à la merci des caprices de sa maîtresse qui « enviai[t] bien la condition d’un vilain mâtin,
qui vivait négligé dans une cuisine où il passait sa vie en philosophe épicurien 4 » n’est pas
sans rappeler Le Loup et le Chien. Montesquieu insiste lui-même sur la force persuasive de ce
genre, qu’il distingue de la simple comparaison :
Comme il s’agit de montrer des choses fines, l’âme aime mieux voir comparer une
manière à une manière, une action à une action, qu’une chose à une chose. Comparer en
général un homme courageux à un lion, une femme à un astre, un homme léger à un cerf,
cela est aisé ; mais lorsque La Fontaine commence ainsi une de ses fables :

1
Françoise Gevrey, « Morale et politique mises en fiction : Arsace et Isménie de Montesquieu » , dans Morales
et olitique : actes du colloque international, éd. J. Dagen, M. Escola et M. Rueff, Paris, H. Champion, 2005,
p. 238.
2
Histoire véritable, op. cit., p. 35.
3
Ibid., p. 36.
4
Ibid., p. 35.
195
Entre les attes d’un lion
Un rat sortit de terre assez à l’étourdie :
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il étoit, et lui donna la vie,

il compare les modifications de l’âme du roi des animaux avec les modifications de l’âme
d’un véritable roi1.

Alors que la comparaison met en rapport « une chose à une chose », qu’elle opère
une mise en relation entre deux termes (elle se rapproche ici de l’allégorie), la fable, pour
Montesquieu, repose sur le principe de l’analogie : la fiction fabuleuse n’est pas la
transposition d’actions du réel dans un univers imaginaire ; elle met en scène des manières
d’être (« [il] montra ce qu’il étoit »), elle montre les « modifications de l’âme » des
personnages, qui sont les mêmes que dans le monde réel. C’est en ce sens que la fiction peut
avoir une fonction morale. Par conséquent, la métaphore de la « chaîne » qui relie fiction et
réflexion apparaît comme l’expression de ce rapport d’analogie, qui, pour Montesquieu,
caractérise la fiction à visée morale. Le recours à la première personne renforce cette
démarche.
De surcroît, le récit des voyages des âmes d’Ayesda et de Damir, dans l’Histoire
véritable, est l’occasion d’une galerie de portraits satiriques à la manière de La Bruyère,
comme dans les Lettres persanes. Métamorphosé en cheval, l’âme de Damir s’étonne et
s’amuse du comportement absurde de son maître : « Chose admirable, mon maître n’avait rien
à faire depuis le matin jusqu’au soir, et je mourais de fatigue à son service. Il me menait avec
une vitesse incroyable comme si toute la ville l’avait attendu, et me ramenait du même train
dans un autre lieu où il était tout aussi inutile.2 » Ce passage se présente comme une réécriture
du portrait du courtisan, développé dans Les Caractères3. Les deux textes tournent en dérision
l’empressement du courtisan, balloté entre ses occupations, préoccupé de ses intérêts propres
et éternel insatisfait. Dans les deux cas, il s’agit bien de la peinture d’un caractère, le
personnage représentant toute une classe sociale. Mais alors que le pronom indéfini, dans le
texte de La Bruyère, généralise la critique, celui de Montesquieu singularise doublement la
scène : il s’agit d’un personnage singulier, observé d’un point de vue lui-même singulier. La
critique peut même venir du personnage lui-même. Ainsi, redevenu humain, Damir exprime
en son nom propre les contradictions du courtisan attaché aux honneurs :

1
Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l'art, dans Œuvres com lètes II, op. cit., p. 1259.
2
Histoire véritable, op. cit., p. 39
3
« 22. L’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt ; c’est ce que l’on digère le matin et le soir, le jour et
la nuit ; c’est ce qui fait que l’on pense, que l’on parle, que l’on se tait, que l’on agit ; c’est dans cet esprit que
l’on aborde les uns et qu’on néglige les autres, que l’on monte et que l’on descend ; c’est sur cette règle que l’on
mesure ses soins, ses complaisances, son estime, son indifférence et son mépris. », « De la cour », Jean de La
Bruyère, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, éd. R. Pignarre Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 202.
196
Je traitais comme mes amis tous ceux qui me mortifiaient, tous ceux qui me méprisaient,
tous ceux qui me désespéraient, et les gens qui étaient au-dessous de moi, pourvu qu’ils
ne pussent pas me faire de mal, je les traitais comme mes ennemis, et je tirais en secret
l’horoscope de tous les gens de la cour ; si je pouvais prévoir la faveur de quelqu’un, je
commençais à m’humilier devant lui ; si je me trompais sur sa fortune, je corrigeais si
bien mon erreur que je ne le regardais plus1.

Comme dans le portrait moraliste, l’antithèse tourne en dérision l’absurdité des


comportements mus par l’intérêt personnel. Le passage se conclut d’ailleurs sur une remarque
générale sur l’honneur2, principe des gouvernements monarchiques selon L’Esprit des lois3.
Mais alors que dans le texte de La Bruyère, la parole est assumée par une instance morale qui
observe de haut la foule anonyme des courtisans, réduite au pronom indéfini « on », dans le
texte de Montesquieu, c’est l’âme du courtisan qui se juge elle-même. Comme dans l’écriture
moraliste, le portrait satirique provoque bien le sourire du lecteur face à l’incohérence de son
comportement, mais il ne s’agit plus ici d’un rire de dévaluation4, induit par une posture de
supériorité, comme dans la satire. Avec Montesquieu, l’écriture moraliste descend de son
piédestal : « proposer la perfection à un siècle qui est tous les jours pire ; parmi tant de
méchancetés, se révolter contre les foiblesses : j’ai bien peur qu’une morale si haute ne
d[ev]ienne spéculative, et qu’en nous montrant de si loin ce que nous devrions être, on ne
nous laisse ce que nous sommes.5 » Montesquieu exprime ainsi l’échec d’une écriture
satirique et moraliste, qui attaquerait directement les mœurs. Pour lui, le but de la fiction est
moins de moraliser le lecteur, que de lui montrer et lui faire sentir les faiblesses humaines,
comme l’affirme Usbeck lui-même dans son introduction au conte des Troglodytes : « il y a
de certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir. Telles
sont les vérités de morale.6» De fait, le dispositif narratif invite le lecteur à prendre
littéralement la place de l’autre, pour mieux le comprendre et partant, mieux se comprendre.
La transmigration des âmes permet, effectivement, aux personnages de changer de
perspectives, au sens concret et abstrait du terme. Ainsi, la transmutation d’Ayesda en
éléphant lui a donné l’occasion de réfléchir aux principes qui sont au cœur d’une société régie
de manière autoritaire. Il observe son compère qui, alors qu’il est censé éduquer un jeune
éléphanteau, profite de la situation et montre sa domination, alors qu’il est lui-même esclave :
« Je fis cette réflexion : la liberté naturelle est de tous côtés attaquée ; ceux qui vivent dans
l’esclavage sont aussi ennemis de la liberté des autres que ceux qui commandent avec plus

1
Histoire véritable, op. cit., p. 43.
2
« Ayant vécu dans tous les états, dans tous les lieux et dans tous les temps, j’ai trouvé que l’honneur n’a jamais
dû m’empêcher de faire une mauvaise action. », ibid., p. 43-44.
3
De l’es rit des lois, Livre III, chap. 7, op.cit., p. 257.
4
Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 2004, p. 1234.
5
« Pensée 89 », Mes Pensées, dans Œuvres Complètes I, op. cit., p. 998.
6
Lettres persanes, op. cit., p. 84.
197
d’empire.1 » On reconnaît ici les réflexions que Montesquieu développe dans le livre IV de
L’Esprit des lois sur l’éducation sous un gouvernement despotique : « L’extrême obéissance
suppose de l’ignorance dans celui qui obéit ; elle en suppose même dans celui qui
commande ; il n’a point à délibérer, à douter, ni à raisonner ; il n’a qu’à vouloir. [...]
[L’éducation] se réduit à mettre la crainte dans le cœur2». Il s’agit bien ici d’une fable dans la
mesure où l’histoire vécue par l’éléphant permet de tirer une conclusion générale sur le
fonctionnement du gouvernement despotique. Placé en situation de spectateur, l’éléphant
observe avec acuité le comportement du despote, dont la cruauté vient de l’insatisfaction de
ses propres désirs, qui sont illimités : « Son corps a peu de besoins, mais son esprit les
multiplie et, ne pouvant avoir que des plaisirs très bornés, il s’imagine qu’il jouit de tous ceux
dont il prive les autres.3 » La remarque d’Ayesda rejoint la conclusion énoncée dans De
l’esprit des lois, sur le type de société établi sous un régime despotique. Mais le conteur ne
s’arrête pas au constat de l’essai. Dans le conte, la situation de spectateur déclenche chez
l’éléphant une prise de conscience et le conduit à renverser le despote : « j’étais si indigné
contre lui que je lui donnai un coup de trompe et je le jetai à dix pas de là 4. » Ayesda conclut
d’ailleurs cette première partie en soulignant qu’il est plus heureux que son maître : « Ma
condition peut changer, mais son mal est incurable5 ». Par conséquent, la transmigration des
âmes a bien une fonction morale, et ce à double titre : il s’agit de peindre les mœurs, dans une
perspective anthropologique voire sociologique, mais également d’engager le personnage, et
le lecteur avec lui, dans un processus d’amélioration morale (dont le but final est le bonheur).
Le dispositif narratif joue un rôle important dans cet éveil de la conscience : le jeu des
focalisations conduit le lecteur à se mettre à la place du personnage et ainsi à suivre une
évolution de la pensée similaire, comme en témoigne l’expérience d’Ayesda dans la troisième
partie.
Devenu esclave, le narrateur continue à observer de l’intérieur les mécanismes du
régime despotique et se dit lui-même : « Tous ces esclaves, ces femmes et moi ne sommes
que les ministres des délices d’un seul. C’est pour les assurer qu’une main barbare m’a mis
dans l’état où je me vois. Je suis tourmenté pour qu’il soit plus tranquille.6» Mais cette foi-ci,
le personnage est conduit à vivre simultanément les deux conditions, celles du dominé et celle
du dominant. Dans sa vie suivante, le narrateur devient son propre maître, mais le souvenir de

1
Histoire véritable, op. cit., p. 38.
2
De l'esprit des lois, Livre IV, chap. 3, op. cit., 265.
3
Histoire véritable, op. cit., p. 38.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 40.
6
Ibid., p. 54.
198
son état précédent le rend plus humain et plus compréhensif : « J’ordonnai des châtiments
sévères ; mais j’étais arrêté par une certaine pitié pour mon ancien corps. Tout noir, tout
affreux, tout mutilé qu’il était j’avais pour lui de la sympathie.1 » Ce passage témoigne de
l’évolution qui se produit au tournant des XVIIe et XVIIIe siècle concernant le rapport entre
l’œuvre et son public : il ne s’agit plus de provoquer terreur ou admiration, qui supposent
toujours une posture de supériorité, mais au contraire de susciter un sentiment de
« sympathie », c’est-à-dire d’établir un lien d’homme à homme, propre à déclencher une prise
de conscience morale. Si à la fin du XVIIe siècle, le terme « sympathie » conserve un sens
physique et concret2, en revanche, au XVIIIe siècle, il est utilisé dans le domaine de la morale.
Dans l’Encyclopédie, Le Chevalier de Jaucourt insiste même sur le rapport d’égalité qu’un tel
sentiment établit : pour lui, c’est « cette conformité de qualités naturelles, d'idées, d'humeurs
& de tempéramens, par laquelle deux ames assorties se cherchent, s'aiment, s'attachent l'une à
l'autre, se confondent ensemble3 ». Le lexique très concret qui émaille l’ensemble de la
définition souligne la persistance de la dimension motrice du sentiment : il est question de
transport, de communication d’un être à un autre. La « sympathie » repose sur la capacité de
l’homme à s’identifier à l’autre, à se mettre à sa place, et se présente comme la condition
nécessaire à l’ouverture du champ de conscience. Tel est bien le sens de l’expérience
d’Ayesda : la réaction plus humaine du maître à l’égard de ses sujets, après avoir été lui-
même soumis, illustre l’idée selon laquelle l’échange des places conduit à une attitude
moralement plus adéquate. Le lecteur est donc conduit à vivre, par l’imagination, ce que les
personnages expérimentent dans la diégèse : changer de perspective (au sens concret et
abstrait du terme) pour adopter un comportement juste. Montesquieu rejoint ici les théoriciens
du sens moral, qui s’opposent à l’idée de réduire la morale à un processus de décision
accompli par un sujet, et qui cherchent au contraire à « sensibiliser la morale » : ils montrent
que le jugement moral naît d’un sujet dans des situations qui se donnent toujours de manière
concrète4. Telle est bien la fonction des contes de Montesquieu, qui font « sentir » au lecteur
une vérité morale, selon le mot d’Usbeck.

1
Ibid., p. 55.
2
C’est la « vertu naturelle par laquelle deux corps agissent l'un sur l'autre, comme l'ambre sur la paille, &
l'aimant sur le fer. », Dictionnaire d’Académie (1694), o . cit., p. 520.
3
Jaucourt, article « sympathie », Encyclopédie, vol. III, T. XV, op. cit., p. 736.
4
Solange Chavel, Se mettre à la lace d’autrui, l’imagination morale, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2011, p. 17.
199
II.II.2. De l’utopie à la réflexion philosophique

La vérité que transmettent les contes de Montesquieu est « morale », car elle
concerne les mœurs humaines, dont l’étude et la comparaison conduit à la conclusion de leur
relativité. Dans l’Histoire véritable, les voyages de l’âme de Damir, le second narrateur, lui
font prendre conscience de la singularité des peuples en fonction du climat, de leurs coutumes
ou de leur religion. Damir observe surtout que ce qui paraît naturel à l’un peut sembler
incongru à un autre :
Vous trouvez peut-être, Ayesda, que dans mes différentes transmigrations j’ai été souvent
bien ridicule ; j’en conviendrai un peu pourvu que vous vouliez faire avec moi cette
réflexion que le ridicule n’étant que ce qui choque les manières de chaque pays comme
les vices sont ce qui en choque les mœurs, ce qui vous paraît ridicule ici ne l’était peut-
être pas tant dans les pays où je vivais, et je le croirais bien.1

On retrouve la même réflexion aussi bien dans Lettres persanes2 que dans De l’esprit
des lois 3. Dès lors, si chacun juge le bien et le bon à l’aune des coutumes de son pays, de son
éducation et de ses préjugés, où se situe la morale ? Comment participer à l’amélioration
morale de l’humanité, aider les hommes à retrouver cette « justice naturelle » qui leur permet
de vivre en harmonie ? Dans le domaine des mœurs, la répression est inutile voire
dangereuse ; un changement moral ne peut venir que de l’homme lui-même, et de sa
conscience : « En général, les peuples sont très attachés à leurs coutumes ; les leur ôter
violemment, c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à
les changer eux-mêmes.4» Dans le conte Arsace et Isménie, Arsace refuse également de
changer de manière violente les mœurs et les manières d’une nation5. Pourtant, Montesquieu
n’abandonne pas l’idée d’une amélioration morale de l’homme : « Il y a des moyens pour
empêcher les crimes : ce sont les peines ; il y en a pour faire changer les manières : ce sont les
exemples6.» Le bien n’existant pas dans l’absolu, mais de manière relative, seuls l’exemple et
la raison peuvent conduire les hommes à retrouver la justice naturelle qui assure le bonheur de
tous. Selon Montesquieu, derrière la diversité des mœurs, l’univers est régi par les lois

1
Histoire véritable, op. cit.., p. 68.
2
« Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur
nous-mêmes. […] On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés. »,
Lettres persanes, lettre LIX, op. cit., p. 211.
3
« La liberté même a paru insupportable à des peuples qui n’étoient pas accoutumés à en jouir. C’est ainsi qu’un
air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans les pays marécageux. », De l'esprit des lois, Livre XIX,
chap. 2, op. cit., p. 557.
4
Ibid., p. 565.
5
« Arsace aimait si fort à conserver les lois et les anciennes coutumes des Bactriens qu’il tremblait toujours au
sujet de la réformation des abus, parce qu’il avait souvent remarqué que chacun appelait loi ce qui était conforme
à ses vues, et appelait abus tout ce qui choquait ses intérêts. », Arsace et Isménie, dans Histoire véritable et
autres fictions, op. cit., p. 250.
6
De l'esprit des lois, Livre XIX, chap. 14, op. cit., p. 564-565.
200
immuables d’une raison éternelle, cette raison primitive a dicté ce que seraient les « rapports
nécessaires » avant même qu’il y eut un monde. De même que les lois mathématiques ou
physiques existent a priori, la justice est un « rapport de convenance » qui existe en soi, qui
existait avant l’histoire humaine, et qui lui subsiste indépendamment 1. Quels que soient leurs
religions, leurs pays ou leurs coutumes, les hommes naissent égaux face à cette loi naturelle
qui les précède. La loi morale, la justice qui régit les rapports humains pour assurer leur
bonheur individuel et collectif, n’est donc pas arbitraire, ni même conventionnelle, elle est
naturelle. C’est au nom de cette idée de justice universelle que la conscience morale peut
interdire, dans certaines circonstances, l’obéissance aux lois de la cité2.
Par conséquent, ce qui guide les hommes dans leurs actions et les empêche d’attenter
à la vie de leurs concitoyens, c’est leur « principe intérieur », autrement dit leur conscience.
Montesquieu rejoint ainsi les réflexions de Malebranche et de Fénelon sur la vérité et le
« maître intérieur »3. Ses œuvres fictionnelles sont donc à la fois descriptives et prescriptives :
il s’agit de décrire le fonctionnement des hommes et des sociétés pour retrouver la loi
naturelle qui régit les rapports humains, la seule loi qui soit juste et assure le bonheur
individuel et collectif. Cette « vérité » ne peut se trouver que par un travail personnel de
comparaison, un effort à la fois rationnel et sensible. Il s’agit de prendre conscience des
chaînes auxquelles les hommes sont assujettis, afin de participer à leur émancipation. De fait,
la lecture et l’étude paraissent les plus à même de libérer les êtres humains des jougs qu’ils
s’imposent eux-mêmes ou qui leur sont imposés. N’est-ce pas un livre qui a libéré Astarté de
son aveuglement, qui « a su rompre les chaînes que [s]on esprit s’était forgées 4» ?
Montesquieu reconnaît effectivement l’homme comme un éternel apprenant et déplore qu’on
limite l’éducation à la jeunesse. Considérer que l’éducation morale de l’homme se termine
lorsqu’il a fini ses études, c’est assurément croire qu’il sort parfait ou incorrigible des mains
de ses maîtres. Au contraire, il a besoin d’être averti de ses défauts : ne pouvant soutenir ses
propres contradictions, il serait porté à faire le bien, « non seulement par cette satisfaction

1
« Avant qu’il y eût des lois faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni
d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous
les rayons n’étoient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les
établit », Livre I, chap. I, ibid., p. 233.
2
« La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses ; ce rapport est toujours
le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un
homme. [...] Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos
efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement
juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité. Voilà,
Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand
elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il faudrait se dérober à soi-même. », Lettres persanes, XXCIII,
op. cit., p. 276-277 (je souligne).
3
Voir ci-dessus p. 165.
4
Lettres persanes, op. cit., p. 235.
201
intérieure de la conscience qui soutient les sages, mais même par la crainte des mépris qui les
exerce1 ». Et la fiction joue un rôle prépondérant dans cet éveil de la conscience morale, non
seulement parce qu’elle offre des images exemplaires2, mais surtout parce qu’elle conduit le
lecteur à penser par lui-même. Comme Fénelon, Montsquieu ne considère pas la fiction
comme un détour, ou une manière indirecte de transmettre un message. Ce serait faire une
double offense à son lecteur : « L’offense même et la pensée qu’a eue celui qui l’a faite,
qu’elle trouveroit un homme assez stupide pour la recevoir sans la sentir. Que si ces vérités
n’étoient générales, il étoit encore inutile de prendre le détour d’une allégorie : car je ne sache
qu’il y ait jamais eu de prince au monde qui ait été choqué d’un traité de morale.3 » Le
lexique moral souligne l’importance accordée par Montesquieu à la dimension éthique de la
démarche : s’il faut instruire, il est hors de question de « choquer », c’est-à-dire de sous-
estimer l’intelligence du lecteur ; il ne s’agit pas seulement de faire comprendre – dans ce cas,
un traité serait plus utile qu’une fiction, mais bien de faire « sentir ». On retrouve ici la
distinction fénelonienne entre convaincre et persuader, entre un discours qui ne s’adresse qu’à
la raison, et un autre, qui cherche à toucher également les sens 4. La fiction peut donc aider les
lecteurs à guérir de leurs passions destructrices, et de leurs aveuglements, car elle permet
d’observer ce que l’œil de la conscience ne voit pas. Pour éclairer les hommes sur leurs
illusions et leurs faiblesses, il ne faudrait, selon Montesquieu, « que mettre leurs vices dans le
point de vue qu’il faut pour les faire voir ; que se joindre à eux contre eux-mêmes, et leur
parler dans la simplicité de la vérité.5» Ce passage évoque assurément la lettre de Fénelon au
duc de Chaulnes : le disciple doit être amené à s’améliorer soi-même, à « veiller sur soi contre
soi6 ». Mais Montesquieu ajoute l’idée du regard ; il s’agit d’offrir au lecteur un angle de vue
propice à un retour autoréflexif : « Dieu a voulu qu’ils [les hommes] vécussent en commun
pour se servir de guides les uns aux autres, pour qu’ils pussent voir par les yeux d’autrui ce
que leur amour-propre leur cache, et qu’enfin, par un commerce sacré de confiance, ils

1
Éloge de la sincérité, dans Œuvres com lètes I, o . cit., p. 101.
2
« Peignez l'amour du Prince pour son peuple, et l'amour du Peuple pour un si bon prince. Heureux sujet à traiter
[…] Faites présent aux rois futurs d'un modèle. Ils l'imiteront peut-être. Vous serez les bienfaiteurs du genre
humain. On admirera vos écrits comme ingénieux ; on les chérira comme utiles. C'est ainsi qu'un Grec illustre
instruisait les rois, non pas par des préceptes, mais par une simple exposition de la vie de Cyrus. Les philosophes
d'Orient instruisaient par des fables et des allégories. Vous instruirez par la vérité de l'image de l'histoire. C'est le
propre de la vertu de se faire aimer sitôt qu'elle est montrée. », Montesquieu, Pensées ; Le Spicilège, éd. Louis
Desgraves, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1991, p. 275.
3
Mes Pensées, dans Œuvres com lètes I, op. cit., p. 1224.
4
« Nos auteurs moraux sont presque tous outrés : ils parlent à l’entendement pur, et non pas à cette âme à qui
l’union a donné des modifications par le moyen des sens et de l’imagination. », ibid., p. 1413.
5
Éloge de la sincérité, op. cit., p. 101.
6
Correspondance de Fénelon avec le duc de Bourgogne; les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et leurs
familles, Ferra jeune, 1827, p. 597.
202
pussent se dire et se rendre la vérité.1 » Le bien est dès lors considéré comme le résultat d’une
intersubjectivité et celle-ci n’est rendue possible que par la capacité du sujet à sortir du point
borné et limité qui le caractérise initialement pour « penser en se mettant à la place de tout
autre2 », ou encore pour « se placer du point de vue d’autrui3 », comme le dira Kant. C’est
donc clairement le détour par l’autre qui me permet de mieux me comprendre et surtout de
voir ce que je refuse, plus ou moins consciemment, de voir. Ainsi s’explique la fréquence,
dans les contes de Montesquieu, des situations de retournement : d’une part, le recours aux
registres pathétique et tragique développe la « sympathie » du lecteur ; d’autre part, ces
renversements l’amènent à voir l’envers du décor et ainsi à élargir sa conscience.
Telle est une des fonctions du conte des Troglodytes. À Mirza, qui lui demande « si
les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de
la vertu4 », Usbeck ne répond pas par un développement argumenté, mais par une histoire. Il
raconte comment, alors que la majorité des Troglodytes, préoccupés seulement de leurs
intérêts propres, périrent par leur méchanceté même et furent les victimes de leurs propres
injustices, deux hommes, défenseurs de l’humanité, de la justice et de la vertu, sont à l’origine
de la régénérescence du peuple. Cette opposition rend évidente la « leçon », selon laquelle
préférer son intérêt personnel à l’intérêt général et à la vertu compromet aussi bien les
fondements de la société que le bonheur individuel. Le récit fonctionne donc a priori comme
une parabole. Les outils du conte (situation schématique, personnages manichéens, méfait
réparé) renforcent la dimension symbolique du récit qui devient un modèle. Le conte des
Troglodytes retrace ainsi, en miniature, l’histoire mythifiée du regroupement des hommes en
société : le conte montre le passage de l’état de nature, caractérisé par la lutte des intérêts
personnels, à l’état de culture, marqué par l’établissement des lois et des gouvernements. La
vie pastorale et familiale des Troglodytes, dont les principes sont l’égalité, la solidarité et le
bonheur partagé, est effectivement présentée comme un modèle de gouvernement fondé sur la
vertu. Cette dernière, attribut des deux seuls Troglodytes, qui avaient « de l’humanité », est
transmise d’abord à leurs enfants5 : « ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des

1
Éloge de la sincérité, dans Œuvres com lètes I, op. cit. p. 100.
2
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Renault, Paris, Garnier-Flammarion, 1995,
p. 279.
3
Ibid., p. 280.
4
Lettres persanes, op. cit., p. 82.
5
L’éducation des enfants des Troglodytes n’est pas sans évoquer celle des Perses, dans Les Voyages de Cyrus
d’Andrew Michaël de Ramsay : « On élevoit les jeunes gens dans les Ecoles publiques, où ils étoient
accoutumés de bonne heure à la connoissance des Loix, à prononcer des Jugemens, et à se rendre mutuellement
justice. On découvroit ainsi dès la plus tendre jeunesse, leur pénétration, leurs sentimens, et leur capacité pour les
Emplois. Les principales vertus qu’on avoit soin de leur inspirer étoient la vérité et la bonté, la sobriété et
l’obéïssance. Par les deux premières on ressemble aux Dieux ; et l’on conserve l’ordre par les deux dernières. Le
dessein des Loix dans l’ancienne Perse étoit moins de punir les crimes, que de prévenir la corruption du cœur.»,
203
particuliers se trouve dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se
perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la
regarder comme un exercice pénible ; que la justice pour autrui est une charité pour nous.1»
Puis, le nombre de citoyens augmente. La communauté des Troglodytes sert de modèle idéal
de société, dont les principes sont la philosophie du jardin, la droiture morale et la démocratie.
Le récit est donc l’illustration du développement d’un gouvernement démocratique, tel qu’il
est défini dans De l’esprit des lois. Le principe de vie des Troglodytes est en effet la vertu,
conçue non pas comme une vertu morale, ou une vertu chrétienne, mais comme une vertu
politique, comme « l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité2». Il s’agit d’un
véritable renoncement à soi-même, demandant « une préférence continuelle de l'intérêt public
au sien propre [...] et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être attentive3», comme la définit le
traité et comme l’illustre le conte. Mais la présentation du nouveau peuple, uni par un soin
mutuel, par un partage des tâches et par une « sollicitude commune pour l’intérêt commun »,
est un mythe. Le conte glisse vers la pastorale :
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux
la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait
toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les
troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait
ordinairement, c’était de les partager4.

L’aspect duratif de l’imparfait associé aux adverbes « toujours », « ordinairement »


assimile le nouveau peuple troglodyte à une nouvelle Arcadie, à un âge d’or dont le temps est
suspendu. Si le récit s’arrêtait là, on aurait bien à faire à un mythe. Or Usbeck relance la
narration en évoquant l’évolution du peuple, son développement et sa nécessité de se choisir
un roi, compte tenu du nombre croissant des habitants. Cette prolongation reflète les
réflexions que Montesquieu nourrit et qui se prolongent pendant la longue période de
maturation de L’Esprit des lois, mais plus généralement, elle témoigne d’« un mode de pensée
qui prend en compte l’histoire « événementielle » (bien qu’elle soit ici imaginaire) qui
modifie les formes de gouvernements en adaptant les peuples à des conditions variables5 »,
selon Catherine Volpilhac-Auger. Les habitants de ce gouvernement idéal en viennent à
regretter l’existence d’un chef. Le vieillard, pressenti pour devenir roi, déplore alors la

Andrew Michael Ramsay, Les Voyages de Cyrus ; avec un Discours sur la mythologie, éd. Georges Lamoine,
Paris, H. Champion, 2002, p. 174.
1
Lettres persanes, op. cit.,p. 89. (Je souligne)
2
Montesquieu, « Avertissement de l'auteur », De l’es rit des lois, Livre I, op. cit., p. 227.
3
Ibid., Livre IV, chap. V, p. 267.
4
Lettres persanes, op. cit., p. 90-91.
5
Catherine Volpilhac-Auger, Notices des contes tirés des Lettres persanes, dans Histoire véritable et autres
fictions, op. cit., p. 122.
204
servitude volontaire de ses concitoyens, fatigués de porter le poids de leur vertu : « Mais ce
joug vous paraît trop dur ; vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois, moins
rigides que vos mœurs.1 » Le conte montre ainsi les fondements psychologiques et
anthropologiques des régimes politiques. La démocratie suppose rigueur morale et abnégation
de soi au profit du collectif. Or l’homme a une propension naturelle à résister à ces exigences
morales et préfère se laisser guider par ses propres intérêts, au risque même de devoir déposer
sa liberté dans les mains d’un chef. Dès lors, en renonçant à sa conscience morale, et en
abdiquant toute responsabilité, l’homme participe à son propre asservissement et à
l’avènement d’un régime despotique. Le conte des Troglodytes ne se réduit donc pas à une
modélisation des différents systèmes politiques, c’est un déclencheur de questionnement. Les
questions finales du vieillard troglodyte renvoient le lecteur à sa propre conscience :
Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. « Et que prétendez-vous
que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ?
Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la
ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature ? Ô Troglodytes ! je suis
à la fin de mes jours ; mon sang est glacé dans mes veines ; je vais bientôt revoir vos
sacrés aïeux. Pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que
je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?2

Le conte se clôt ainsi sur les larmes et l’incompréhension du vieillard face à la


servitude volontaire de ses concitoyens. La forte dimension pathétique de son discours ne peut
qu’émouvoir le lecteur et les nombreuses interrogations, laissées sans réponse, le renvoient à
sa propre réflexion. Usbek ne fait d’ailleurs aucun commentaire à la suite du récit, laissant
Mirza, et le lecteur avec lui, juger par lui-même. Le parcours déceptif du conte, de l’idéal
démocratique à la soumission consentie, a pour effet d’ouvrir les yeux du lecteur et de le
mettre en garde contre ses propres contradictions et ses propres penchants à la servitude
volontaire.
Dans le conte Arsace et Isménie, Montesquieu a recours également au pathétique
pour susciter la réflexion morale du lecteur. Arsace, un jeune soldat étranger, raconte son
histoire au premier eunuque de la Bactriane. Alors que son père le destinait à la fille d’un roi
voisin, il tombe follement amoureux d’Ardasire et parvient à s’enfuir avec elle. Ils vivent
d’abord pauvrement des seuls bienfaits de la nature. Ils s’installent ensuite dans la Margiane.
Là, leur apparaissent, par magie, un palais et des richesses. Mais, bien qu’il coule des jours
heureux auprès d’Ardasire, Arsace commence à s’ennuyer et l’ambition le gagne. Après avoir
expérimenté le bonheur individuel lié à la passion amoureuse, il est vite insatisfait, il ne

1
Lettres persanes, op. cit., p. 94.
2
Ibid., p. 94-95.
205
saurait être heureux sans être utile à sa patrie : « cette tristesse vient de la solitude du cœur,
qui se sent toujours fait pour jouir, et qui ne jouit pas, qui se sent toujours fait pour les autres,
et qui ne les trouve pas.1» Il rejoint le roi du pays qui l’accueille en grandes pompes. Là,
commence une série de mésaventures : éloignement de la femme aimée, jalousie, enlèvement,
empoisonnement et (fausse) mort de la princesse. Alors que le bonheur est considéré
généralement comme la quête d’un bien-être personnel, c’est au contraire, pour Montesquieu,
l’attachement à soi, déclenché par l’orgueil, qui est la source des malheurs. Dans la seconde
partie du conte, alors qu’Arsace et Aradasire (connue désormais sous le nom d’Isménie) sont
de nouveau unis et dirigent le pays avec sagesse et sérénité, la jalousie et l’aveuglement des
passions conduisent là encore les deux héros à leur perte : alors qu’Arsace est fait prisonnier
par un roi voisin, Isménie entreprend d’aller supplier ce dernier pour qu’il laisse son époux
sain et sauf mais apprend qu’il a été libéré, sous les ordres d’une princesse. Pour Isménie,
c’est suffisant pour croire au désamour de son amant. Les personnages vertueux sont donc
sans cesse confrontés au malheur, à la violence, aux faiblesses humaines2, comme ce sera
également le cas pour les personnages voltairiens, que l’on songe à Zadig, à Memnon ou à
Candide. Tandis que le conte des Troglodytes se clôt sur un registre pathétique, Arsace et
Isménie se termine par une tragédie amoureuse, comme certains contes féneloniens. Ces deux
registres, pathétique et tragique, suscitent stupeur, pitié et questionnement quant à la
possibilité du bonheur : le lecteur, à qui la forme du conte laisse attendre une fin heureuse
topique, reste sidéré. Cette surprise est à la fois la source du plaisir esthétique, mais aussi
l’équivalent du doute philosophique, comme l’affirme Montesquieu lui-même : « Souvent la
surprise vient à l’âme de ce qu’elle ne peut pas concilier ce qu’elle voit avec ce qu’elle a
vu3 » ou avec ce qu’elle sait. Le conte, en nous conduisant à suspendre notre jugement, à nous
interroger sur les sources du malheur (aveuglement, passions, croyances), se présente donc
comme une propédeutique à la philosophie ; il quitte ainsi l’univers idéal du mythe pour
redescendre auprès des hommes : « à la frontière de l’utopie, la « fable » orientale inventée
par Montesquieu renonce in extremis, à l’utopie pour en enseigner les conditions de non-
possibilité4», affirme Aurélia Gaillard. Par conséquent, le conte philosophique n’est ni une
représentation du réel ni un récit exemplaire qui donnerait une méthode d’accès au bonheur
individuel et collectif : c’est une modélisation et un outil de pensée pour gagner en lucidité.

1
Histoire véritable, op. cit., p. 235.
2
Dans l’Histoire véritable, Ayesda souligne la contradiction inverse, à savoir un crime qui passe pour un bien, la
mort du roi soulevant la liesse générale : « Que veut dire ceci ? dis-je en moi-même. C’est la seule mauvaise
action que j’aie faite, et d’abord on m’élève des autels. », ibid., p. 39.
3
Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l'art, Œuvres com lètes II, op. cit., 1256.
4
Aurélia Gaillard, « Montesquieu et le conte oriental », Féeries, n° 2, 2005, p. 124.
206
Apparaîssent dès lors deux autres significations de la métaphore de la « chaîne » qui lie
fiction, philosophie et morale : l’image n’exprime pas seulement la double articulation entre
une histoire et une pensée, comme dans la fable ; elle signifie également que le conte cherche
à lier le lecteur à l’histoire racontée, notamment par le recours à la « sympathie ». En outre, il
entend faire prendre conscience au lecteur de ses propres chaînes, de son asservissement plus
ou moins volontaire, première étape nécessaire à toute émancipation. Si les registres
pathétiques et tragiques renforcent l’effet du retournement de situation, le choix d’une
structure emboîtée contribue également à faire vaciller les préjugés et les scénarios préétablis.

II.II.3. Les enjeux de la structure enchâssée

Le recours à une composition enchâssée, qui caractérise l’ensemble des contes de


Montesquieu, ne relève pas seulement d’une mode ou d’un goût esthétique. Certes la
traduction des Mille et Une Nuits par Galland (1704) a fortement marqué les esprits, mais
Montesquieu fait du système d’emboîtement une véritable expérience optique et
philosophique. Une telle composition est évidente dans les Lettres persanes, où chaque conte
est inséré dans une lettre : le conte des Troglodytes est la réponse d’Usbek à la question de
Mirza sur les conditions du bonheur ; le conte d’Aphéridon et d’Astarté est l’histoire vécue
par un Guèbre que ce dernier a raconté à Ibben, qui rapporte lui-même l’histoire à Usbek ; le
conte d’Anaïs est en fait un roman arabe, que la belle et intelligente Zulima, avatar de
Schéhérazade, lit aux femmes du sérail, elles-mêmes personnages du conte persan que Rica
invente, pour une dame de la cour, en compilant des contes orientaux préexistants. Quant à
l’Histoire véritable, elle s’ouvre sur un récit-cadre mettant en scène le banquet organisé par
Dioclès, au cours duquel Ayesda et Damir racontent les différentes transmigrations de leurs
âmes.
Tout d’abord, les contes insérés se présentent comme les miroirs inversés de la
situation-cadre. La communauté vertueuse et responsable des Troglodytes capables de vivre
sans chef est l’image inversée du sérail, qui lui-même condense en une seule image la
servitude politique et morale de l’homme. L’épisode des Troglodytes est significativement
encadré par deux lettres du premier eunuque. Certes la lettre 15 a été ajoutée en 1758, mais
cet ajout renforce l’effet d’encadrement du conte. Dans la lettre 9, le premier eunuque déplore
les conditions de son esclavage et décrit les maltraitances et les injustices qu’il subit :
[…] je ne suis jamais sûr d’être un instant dans la faveur de mon maître ; j’ai autant
d’ennemies dans son cœur, qui ne songent qu’à me perdre. […] Combien de fois m’est-il

207
arrivé de me coucher dans la faveur et de me lever dans la disgrâce ? Le jour que je fus
fouetté si indignement autour du sérail, qu’avais-je fait ?1

Le sérail apparaît comme un lieu où règnent la crainte et la soumission aux caprices


d’un seul. Il est en ce sens le symbole du régime despotique tel qu’il est défini dans L’Esprit
des lois2. Mais il symbolise également l’esclavage des passions auxquels l’homme est
fatalement soumis : « j’espérais que je serais délivré des atteintes de l’amour par
l’impuissance de le satisfaire. Hélas ! on éteignit en moi l’effet des passions, sans en éteindre
la cause et, bien loin d’être soulagé, je me trouvai environné d’objets qui les irritaient sans
cesse.3 » Dans la lettre 15, le premier eunuque s’adresse à Jaron, qu’il a éduqué, et déplore
son absence de liberté : « Je crus te voir prendre une seconde naissance et sortir d’une
servitude où tu devais toujours obéir, pour entrer dans une servitude où tu devais
commander.4 » Ainsi, le conte des Troglodytes apparaît bien comme l’image inversée du
sérail, comme une bulle utopique au cœur-même de la plainte de l’esclave, mais également
comme une illustration du processus de la servitude volontaire : l’asservissement dans le
sérail s’oppose au courage et à la liberté, que les Troglodytes ont du mal à conserver. La
construction emboîtée met ainsi en évidence les contrastes, mais également les analogies.
Le conte d’Aphéridon et Astarté, inséré dans la lettre 65 [67], d’Ibben à Usbeck,
propose également un modèle inversé par rapport à celui du sérail. Ibben transmet à Usbeck
les aventures d’un guèbre, qu’il a rencontré et qui lui a fait le récit de sa vie. Le narrateur
rapporte ces événements à la première personne, se faisant ainsi le porte-parole de l’étranger.
Le guèbre est né dans une famille dont la religion est très ancienne et autorise les mariages
entre frères et sœurs. Sa famille et lui-même ont été persécutés par les mahométans, qui leur
interdisent, notamment, ce type d’union. Après de nombreuses péripéties et des années de
séparation, le guèbre réussit à retrouver sa soeur et à l’épouser. Le conte se clôt de manière
topique sur la réparation du méfait initial. Cette histoire est encadrée par deux lettres de Rica.
Dans la première, il pointe les contradictions des savants et des philosophes « qui doute[nt] de
tout » qui pourtant « n’ose[nt] rien nier comme théologien[s] »5, et qui ainsi ne parviennent
pas à s’émanciper de leurs croyances. Dans la seconde lettre, celle qui suit le conte, Rica
rapporte un dialogue qu’il a eu avec un juge qui affirmait sa dépendance totale aux discours
des avocats : « Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper ? lui réparti[t
Rica]. Vous ne seriez pas mal de vous garantir de leurs embûches : ils ont des armes avec

1
Lettres persanes, op. cit., p. 80-81.
2
De l'esprit des lois, Livre II, chap. 5, op. cit., p. 249-250.
3
Lettres persanes, op. cit., p. 77.
4
Ibid., p. 96.
5
Ibid., p. 225.
208
lesquelles ils attaquent votre équité1 ». La construction de l’ensemble, formé par les deux
lettres et par le conte, a pour effet de mettre sur un pied d’égalité les croyances des savants et
des philosophes, celles des juges et celles des guèbres : les lois qui régissent les sociétés
dépendent de leur cadre spatial, temporel, moral et chacun juge à l’aune de ces circonstances.
La structure du conte fait vivre au lecteur ces changements d’échelles et de perspectives, ce
qui ne peut que susciter, sinon une remise en question, du moins une réflexion sur la relativité
des lois et des codes sociaux. C’est donc bien la prise en compte du cadre dans lequel s’inscrit
le conte qui lui confère une fonction philosophique et morale. Il en va de même pour le conte
d’Anaïs, dans la lettre 135 [141].
Anaïs appartient au sérail du cruel Ibrahim. Elle le provoque pour qu’il la tue. Elle se
retrouve alors dans un paradis des sens, où elle règne seule, entourée d’eunuques, et où tous
ses désirs se trouvent réalisés. Elle prend ensuite conscience de sa chance et repense à ses
consœurs. Partant, elle fait en sorte qu’un de ses serviteurs célestes prenne la place d’Ibrahim.
Il se montre si doux et si bienveillant, que les femmes du sérail refusent de défendre le
véritable Ibrahim, lorsqu’il veut reprendre sa place. Le conte est ainsi doublement subversif :
le paradis est assimilé à un empire des sens et le châtiment est donné du ciel, par une femme.
Mais la force philosophique du conte réside surtout dans le fait qu’Anaïs parvient à modifier
les mœurs du sérail, de l’intérieur. Les deux règles symboliques de l’ancien sérail, la clôture
du palais et le voile qui recouvre les femmes, sont en effet abolies : « Le nouveau maître prit
une conduite si opposée à celle de l’autre qu’elle surprit tous les voisins. Il congédia les
eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde ; il ne voulut pas même souffrir que ses
femmes se voilassent.2 » L’épisode utopique du paradis des sens a donc un effet indirect sur
les mœurs : cette étape, en renversant les rôles et les structure préétablies, contribue à
l’avènement d’un nouvel ordre. Mais ce conte s’inscrit dans une double structure emboîtée : il
est lu par Zulima aux femmes du sérail, qui sont les personnages du conte persan que Rica
raconte à une dame de la cour. Plus précisément, il s’agit d’un conte oriental « travesti3 »,
adapté au goût de la mondaine. Si pour Zuléma, l’histoire d’Anaïs a bien une fonction
subversive, dans la mesure où elle permet par l’imagination, de renverser un pouvoir
autoritaire, pour Rica, elle semble n’être qu’une plaisanterie4. Le dispositif narratif montre
ainsi comment l’histoire peut être interprétée de manières différentes, selon le cadre
énonciatif. En outre, Montesquieu met en scène une double lecture de la fiction, considérée
soit comme porteuse d’un message, soit comme pur divertissement, invitant le lecteur à

1
Ibid., p. 240.
2
Ibid., p. 439.
3
Ibid., p. 429.
4
« Peut-être seras-tu bien aise de le [le conte persan] voir travesti », dit-il à Usbeck, ibid.
209
trouver sa propre interprétation, comme ce sera le cas des contes de Crébillon. D’ailleurs, le
conte n’est pas seulement une inversion du récit-cadre, avec lequel il entretient des points
communs : comme Ibrahim, Usbeck perd progressivement son pouvoir sur son harem, du fait
de son éloignement, et Anaïs annonce, par bien des aspects, la rebellion et la mort de Roxane.
Par conséquent, l’insertion du conte a pour effet d’établir tout un réseau de correspondances,
d’analogies et de contrastes, qui déclenchent un processus de conceptualisation :
Lorsqu’on lit un livre, il faut être dans la disposition de croire que l’auteur a vu les
contradictions que l’on imagine, au premier coup d’œil, s’y rencontrer. Ainsi il faut
commencer par se défier de ses jugements prompts, reprendre les passages que l’on
prétend se contredire, les comparer ensemble, les comparer encore avec ce qui les précède
et ce qui les suit, voir s’ils sont dans la même hypothèse, si la contradiction est dans les
choses ou seulement dans sa propre manière de concevoir.1

Comme Montesquieu le précise également dans l’Essai sur le goût dans les choses
de la nature et de l’art, les oppositions sont fructueuses si elles ne vont pas contre le bon
sens2. En revanche, bien pensées, les contradictions permettent de rendre compte de la
complexité humaine et déclenchent un processus herméneutique : elles suscitent la réflexion
du lecteur, amené à comparer les contraires, cette mise en relation étant favorisée par la
structure emboîtée.
Le conte d’Arsace et Isménie repose sur les mêmes principes d’enchâssement et de
contraste que les Lettres persanes : les effets de miroirs complexifient la composition et sa
signification et engagent le lecteur dans une expérience du renversement permanent. Le conte
s’ouvre sur le récit qu’Arsace fait à Aspar de son amour pour Ardasire. Ce récit enchâssé a
lui-même toutes les caractéristiques d’un conte : séparation des amants sur ordre royal, union
dans la fuite, séparation et mise à l’épreuve de l’amour, restauration du couple et accès au
trône, trahison et mort (feinte) de la princesse. La seconde partie du récit est une sorte de
miroir inversé de la première : union du couple sur le trône, séparation, union dans la mort. La
question du double structure d’ailleurs l’ensemble du conte, comme en témoignent les jeux
paronymiques (Aspar, Ardasire, Arsace, Artamène), et les échanges d’identité et d’attributs.
Comme dans le conte d’Anaïs, cette inversion a une fonction morale. Arsace et Isménie met
en scène au moins deux renversements de l’ordre masculin : le futur roi, Arsace, fait
effectivement deux fois l’expérience du travestissement féminin. Dans un premier temps,
Ardasire lui fait subir une expérience d’« amollissement » du héros trop viril :
J’étais dans ma dix-septième année. On disait que j’avais toute la fraîcheur de la jeunesse,
et on me louait sur ma beauté comme si j’eusse été une fille du palais. Ardasire, qui savait

1
« Pensée 833 », Mes Pensées, dans Œuvres complètes I, op. cit., p. 1228.
2
« Il faut que dans un ouvrage on les sente par ce qu’elles y sont, et non pas parce qu’on a voulu les montrer ;
car pour lors la surprise ne tombe que sur la sottise de l’auteur. », Essai sur le goût dans les choses de la nature
et de l’art, Œuvres com lètes II, o . cit., p. 1258.
210
que la passion pour la gloire m’avait déterminé à la quitter, songea à amollir mon courage
par toutes sortes de moyens. Je fus mis entre les mains de deux eunuques ; on passait les
journées à me parer, on composait mon teint, on me baignait, on versait sur moi les
essences les plus délicieuses, je ne sortais jamais de la maison. On m’apprenait à
travailler moi-même à ma parure, et surtout on voulait m’accoutumer à cette obéissance
sous laquelle les femmes sont abattues dans les grands sérails d’Orient1.

L’expérience du féminin se fait ainsi apprentissage de la claustration et de la


soumission. C’est l’épreuve de l’humiliation, qui érode l’orgueil et l’assurance du héros : « Il
disait qu’étant né sujet, il avait souhaité mille fois de vivre sous un bon prince, et que ses
sujets faisaient sans doute les mêmes vœux que lui.2 » Notons que dans l’Histoire véritable,
l’incarnation en femme a un effet similaire sur le conteur3. Dans Arsace et Isménie, la seconde
interversion des attributs est volontaire, Arsace prenant la place d’Ardasire pour la sauver des
mains du tyran et retrouver sa place de héros : « je résolus de prendre les habits que j’avais
eus il y avait quelques mois, de monter sous le nom d’Ardasire dans la litière que le tyran lui
avait destinée4 ». L’épreuve de l’inversion des rôles a indéniablement un effet moral car
Arsace a subi une véritable métamorphose. Avant, c’est un conquérant, attiré par la gloire
militaire, un ambitieux, après, il incarne le souverain idéal, il est devenu un prince éclairé :
après avoir expérimenté différentes conditions, après s’être mis à la place de l’autre, Arsace
est enfin capable d’empathie et se montre prêt à gouverner. Il vit une succession de morts
symboliques, qui peuvent être lues comme une série de dépouillements : il quitte d’abord les
richesses de la cour pour vivre pleinement son amour, isolé dans un milieu pastoral ; il perd
ensuite sa virilité orgueilleuse, grâce à l’épreuve de la féminisation que lui impose Ardasire ;
il renonce enfin au pouvoir et à la vie-même faute de pouvoir la partager avec celle qu’il
aime. Par conséquent, son parcours s’apparente à une véritable initiation dans la mesure où il
subit une métamorphose entre le début et la fin : son bonheur initial, lié à la satisfaction de ses
sens et à son amour pour Ardasire, était éphémère et fragile ; en revanche, le bonheur partagé
avec Isménie et son peuple assure la prospérité de son pays : le conte de Montesquieu trace
donc le passage d’Eros à Agape (tel sera également le parcours de Zadig). Cette félicité, si
elle perdure pour le peuple, sera de courte durée pour Arsace, comme si le bonheur individuel
devait être dépassé pour le bien-être collectif. Si les épreuves subies par le personnage
participent à son évolution morale, le conte est loin d’être moralisateur, la fin dystopique
renvoyant le lecteur à sa propre conscience.

1
Arsace et Isménie, op. cit., p. 227.
2
Ibid., p. 249.
3
« Mon âme avait été tellement affectée dans toutes ces vies qu’elle n’était plus propre qu’à mouvoir les organes
d’une femme ; aussi dans mes transmigrations suivantes me trouvai-je une faiblesse inconcevable dans le
caractère. », Histoire véritable, op. cit., p. 61.
4
Arsace et Isménie, op. cit., p. 236.
211
La structure emboîtée des contes de Montesquieu offre donc au lecteur une
expérience de décentrement et de renversement. En poussant le lecteur à mettre les indices
narratifs en réseau, à repérer les effets d’analogies, elle « invite à renouveler la perception de
la réalité par la formation de combinaisons nouvelles de représentations 1», comme l’affirme
Carole Dornier. Le conte prend ainsi une fonction épistémologique. Si les contes de
Montesquieu ont bien ce pouvoir de renversement des idées reçues, c’est grâce à leur
composition complexe, qui repose sur des effets d’enchâssement, de miroirs et de contrastes.
Ils se rapprochent ainsi de l’énigme et plus particulièrement de l’esthétique rococo, qui «
cache son vrai sujet qu'elle invite à découvrir dans le prolongement imaginaire d'éléments
reliés de façon lâche au sujet apparent2», selon la définition de Roger Laufer. Par conséquent,
l’image de la « chaîne » qui lie fiction et réflexion philosophique et morale peut prendre une
troisième signification : cette métaphore évoque ici le travail de déchiffrement induit par la
structure des contes, le lecteur devant mettre en rapport ce qui a priori n’en a pas. Une telle
activité du lecteur confère à ces œuvres une force subversive car elles mettent en question le
classicisme et les valeurs qui lui sont attribuées. En ce sens, l’esthétique rococo rejoint l'esprit
des Lumières3. Pour autant, dans les contes de Montesquieu, ce vacillement des cadres et des
préjugés vise sans doute moins à renverser l’ordre établi qu’à faire vivre au lecteur une
expérience philosophique singulière.

1
Carole Dornier, « Esthétique de l’écriture et économie de la pensée chez Montesquieu », dans Du goût à
l’esthétique : Montesquieu, éd. Jean Ehrard et Catherine Volpilhac-Auger, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2007, p. 121.
2
Roger Laufer, Style rococo, style des « Lumières », p. 25, cité par Jean Weisgerber, Les Masques fragiles,
Esthétiques et formes de la littérature rococo, L'Âge d'Homme, 1991, p. 84.
3
Ibid., p. 213.
212
II.II.4. Une expérience de pensée : le moi-multiple

Les contes de Montesquieu entrent en écho avec un débat philosophique de


l’époque : celui de la question de l’identité humaine. Depuis la fin du XVIIe siècle, plusieurs
conceptions de l’identité humaine et de la nature de l’âme partagent les philosophes : l’âme
est-elle uniquement un effet du corps machine (conception cartésienne puis matérialiste) ou
bien est-elle un flux universel, une émanation de l’âme du monde (conception issue de
l’épicurisme) ? Pour répondre à cette question, les philosophes eux-mêmes ont recours à des
fictions : si l’entendement humain est un œil, le sujet, pour se voir lui-même et se considérer
comme sujet, a besoin d’un intermédiaire, rôle que jouent les variations imaginaires dans les
traités philosophiques. Les récits de métempsycoses de Montesquieu, que l’on trouve aussi
bien dans l’Histoire véritable que dans les contes insérés dans les Lettres persanes, ont une
fonction similaire1. Le dispositif narratif de la transmigration de l’âme est effectivement
l’occasion de s’interroger sur la constitution du sujet. Dès l’introduction de l’Histoire
véritable, Ayesda reconnaît la fonction cognitive de la transmigration des âmes : « les esprits
étendus sont ceux qui jouissent des connaissances qu’ils ont acquises dans plusieurs vies2».
La transmigration des âmes joue ici le rôle d’une hypothèse fictive qui permet d’imaginer, au
sens de concevoir, les rapports entre l’âme et le corps et de s’interroger sur l’identité humaine.
De fait, le conte de Montesquieu met en scène des conceptions opposées de l’âme, ce qui lui
confère une dimension dialectique. Ainsi, pour Damir, l’âme voyage d’un corps à l’autre,
après la mort, sans avoir de responsabilité par rapport au passé :
[…] ayant continuellement changé, je ne me regarde pas comme un individu. J’ai été très
souvent fripon, assez rarement honnête homme. C’est la faute de l’humanité plus que la
mienne, et d’ailleurs je crois ne devoir répondre que de ce qui se passe dans la
transmigration présente3.

Une telle conception réduit l’identité humaine au corps présent. Elle a des
conséquences d’ordre moral car elle ôte toute responsabilité et toute conscience à l’homme,
dans la mesure où on ne peut lui imputer que ce qu’il est dans l’instant présent. En revanche,
Ayesda développe une autre vision des choses et se présente comme un être à plusieurs
strates, comme un millefeuille, chaque vie, chaque expérience laissant en lui une trace :
À chaque histoire que je vous fais, mon cher Ayesda, je me transporte si bien dans la
situation où j’ai été qu’il me semble que j’y suis encore. Il est très difficile que dans nos
transmigrations, nous nous dégagions tout à fait de nos premières manières d’être. Je

1
Jean-François Perrin, « Soi-même comme multitude : le cas du récit à métempsycose au 18e siècle », Dix-
huitième siècle, vol. 41, 2009, p. 170.
2
Histoire véritable, op. cit, p. 41.
3
Ibid., p. 42.
213
pourrai me comparer dans toutes mes vies à ces insectes qui semblent naître et mourir
plusieurs fois, quoiqu’ils ne fassent que se dépouiller successivement de leurs
enveloppes1.

Ayesda définit ainsi la conscience humaine comme souvenir des faits passés et
capacité à se transporter, par l’imagination, dans une autre situation, qu’il aurait vécue, ou
qu’on lui raconterait. Une telle conscience définit l’identité humaine : c’est ce qui ne change
pas, malgré les altérations du corps. Ainsi conçu, le même homme constitue différentes
personnes en différents temps et il est doué d’empathie : il peut se mettre à la place d’autrui.
Le conte de Montesquieu met ainsi en scène l’opposition entre la doctrine platonicienne et la
théorie lockéenne, telle qu’elle apparaît dans l’Essai sur l’entendement.
Pour définir l’identité humaine, Locke commence par rappeler la doctrine des
partisans de la transmigration des âmes, pour montrer que « l’expérience serait visibilement
contre eux2 ». Pour le philosophe anglais, de même que l’union des mêmes particules ne suffit
pas pour définir une chose, de même « la même substance immatérielle sans la même
conscience ne fait non plus la même personne3 ». En revanche, c’est la conscience qui assure
l’identité humaine, dans la mesure où elle réunit, dans la même personne, « les existences et
les actions les plus éloignées dans le temps, tout de même qu’elle unit l’existence et les
actions du moment immédiatement précédent4. » Locke opère ainsi une distinction entre
l’homme et la personne. Le premier est un corps vivant, organisé ; en ce sens, il a la même
constitution qu’un animal. Mais les effets du temps modifiant chaque élément de ce corps, il
ne saurait définir l’identité humaine. En revanche, c’est la conscience de soi, conçue à la fois
comme souvenir de faits vécus dans le passé, comme attention portée à son bonheur, comme
sensation du plaisir et de la douleur, qui définit l’identité humaine, la personne. Cette
conscience de soi ne se réduit pas à la pensée, car elle est aussi conscience du corps. Pour
saisir cette différence entre l’homme et la personne, Locke développe un récit de
métempsycose, à savoir l’échange de l’âme du prince et celle du savetier :
[…] l’âme d’un prince accompagnée d’un sentiment intérieur de la vie de prince qu’il a
déjà menée dans le monde, vînt à entrer dans le corps d’un savetier, aussitôt que l’âme de
ce pauvre homme aurait abandonné son corps, chacun voit que ce serait la même
personne que le prince, uniquement responsable des actions qu’elle aurait faites étant
prince. Mais qui voudrait dire que ce serait le même homme ? Le corps doit donc entrer
aussi dans ce qui constitue l’homme ; et je m’imagine qu’en ce cas-là le corps
déterminerait l’homme, au jugement de tout le monde ; et que l’âme accompagnée de

1
Ibid., p. 64.
2
John Locke, Essai sur l’entendement humain, L. II, chap. 27, §14, op. cit., p. 527.
3
Ibid., p. 529.
4
Ibid., p. 530.
214
toutes les pensées de prince qu’elle avait autrefois, ne constituerait pas un autre homme.
Ce serait toujours le même savetier, dans l’opinion de chacun, lui seul excepté1.

Telle est l’expérience que fait Ibrahim, le cruel sultan dans l’histoire d’Anaïs. Exilé
de son pays, il a été remplacé par un des eunuques célestes d’Anaïs. Son corps est donc bien
le même, mais son âme (sa personne) a changé : le nouvel Ibrahim, doux et bienveillant, a
remplacé l’ancien Ibrahim, colérique et brutal. Les femmes du sérail ne s’y sont pas
trompées : elles ont reconnu l’homme (le corps), et acceptent le changement de personne
morale. Comme pour le savetier de Locke, c’est le même Ibrahim, dans l’opinion de chacune,
sauf pour lui. D’ailleurs, lorsque l’ancien Ibrahim réapparaît, elles le considèrent comme un
étranger. Cette distinction entre l’homme et la personne a des retombées d’ordre moral :
considérer l’identité humaine comme multiple et complexe, c’est accepter les faiblesses et les
incohérences humaines. Telle est bien la conclusion que tire Damir de son expérience : « Ceci
vous dévoile bien des choses, mon cher Ayesda. Quand vous verrez des gens dont le caractère
est incompatible avec leur caractère, composez-les de deux âmes, et vous ne serez plus
surpris2. » Locke ne dit pas autre chose, lorsqu’il développe l’hypothèse des deux consciences
qui agiraient dans le même corps, l’une pendant le jour, l’autre pendant la nuit3. Damir
affirme également : « Les mystères de la métempsycose une fois bien connus, mon cher
Ayesda, expliquent presque tous les effets naturels. Vous voyez des femmes charmantes avoir
des amants très laids. Vous voyez des hommes qui soupirent pour des femmes affreuses.
Savez-vous si leurs âmes n’ont point changé de corps ?4» (Mirzoza, dans Les Bijoux
indiscrets de Diderot, fait le même constat, lorsqu’elle compare la constitution absurde des
habitants de Banza et les corps des insulaires, en adéquation parfaite avec leur vocation). Les
fictions philosophiques ont donc une fonction cognitive, aussi bien dans l’essai que dans le
conte : elles permettent de comprendre à la fois la distinction entre l’homme et la personne, et
le caractère multiple de l’identité humaine. À la suite de Locke, Montesquieu s’oppose ainsi à
la théorie cartésienne de la disctinction du corps et de l’âme et définit l’identité humaine par
la conscience, à la fois rationnelle et corporelle. Dans son Essai sur les causes qui peuvent
affecter les esprits, il affirme : « On ne sauroit croire de combien de choses dépend l’état de
notre esprit. Ce n’est pas la seule disposition du cerveau qui le modifie : toute la machine
ensemble, presque toutes les parties de la machine y contribuent, et souvent celles qu’on ne
soupçonneroit pas5.» Partant, il semble que l’on puisse dégager une quatrième signification de

1
Ibid., p. 529.
2
Histoire véritable, op. cit., p. 54.
3
Essai sur l’entendement humain, op. cit., p. 535.
4
Histoire véritable, op. cit., p. 56.
5
Essai sur les causes qui peuvent affecter l'esprit, Oeuvres complètes II, op. cit., p. 49.
215
la métaphore de la « chaîne » : le lien qui s’établit entre l’histoire et la philosophie est
analogue à celui qui relie la conscience et le corps, et les mettre en rapport, c’est acquérir une
meilleure connaissance de soi. Le récit de métempsycose s’apparente ainsi à un véritable
exercice de pensée philosophique, qui permet à la fois de conceptualiser et de sentir
l’influence des sens et de la mémoire sur les idées et sur l’identité du sujet.
De fait, si la conscience de soi définit l’identité humaine, elle peut s’étendre grâce à
l’expérience et grâce à la fiction. Les contes de Montesquieu sont dès lors initiatiques, non
seulement car ils tracent l’évolution morale des personnages, mais surtout car ils initient le
lecteur à la complexité de l’être : il s’agit d’atteindre une conscience plus étendue de soi-
même, comme le montre la composition de l’Histoire véritable. Chaque migration compose
un cycle, de la vie à la mort, et s’inscrit dans un ensemble plus vaste, qui conduit le dernier
narrateur à devenir un esprit céleste. La dernière version du conte, telle que Montesquieu l’a
laissée à sa mort, fait apparaître cinq parties, qui sont autant d’étapes vers cette purification de
l’esprit. Dans la première, l’âme d’Ayesda s’incarne dans des corps d’animaux : insectes, petit
chien, loup, bœuf, éléphant, cheval. Cette évolution symbolise une progressive domestication
des instincts, qui tend vers l’humanisation : « Plus j’étais un animal bon et facile, plus
l’espérance de devenir homme augmentait en moi, et lorsque j’étais une bête cruelle, comme
je n’avais pas une substance assurée, j’étais presque toujours ou dans les tourments de la faim,
ou dans ceux que donne une trop abondante nourriture1». Dans la seconde partie, Damir
raconte ses différentes transmigrations et ses aventures à la cour. Il a été tour à tour : mari
trompé, mauvais poète, courtisan, joueur invétéré, débiteur, amant manipulateur et beau
parleur. Tous ont en commun une manipulation cynique du langage et la défense de leurs
intérêts particuliers. Dans la troisième partie, il semble que l’énonciateur change de nouveau :
« Ce que vous avez dit est vrai, je dois le croire parce que vous êtes d’honnêtes gens ; mais si
par hasard vous êtes tous deux fous cela ne serait pas vrai ; mais moi je vais raconter à
Dioclès des choses que j’ai vues et que tout le monde peut avoir vues comme moi, des choses
que j’ai entendues et que tout le monde peut avoir entendues comme moi 2. » L’évocation de
Dioclès et des « deux fous », qui ont parlé avant lui, nous invite à penser qu’il s’agit d’un
quatrième interlocuteur dont l’identité reste énigmatique. L’âme de ce dernier s’est glissée
dans le corps d’une femme, d’un esclave noir puis de son maître, d’une jolie créature, de la
femme d’un financier puis d’un bon gentilhomme, d’un narcisse, d’un petit-maître, puis d’une
jolie femme qui attend avec impatience le retour de son amant à la guerre, d’une coquette, et
enfin d’une jeune femme dont la voix de fausset est en décalage avec son apparence. Après

1
Histoire véritable, op.cit., p. 36.
2
Ibid., p. 51.
216
l’art de la manipulation de la parole exposé dans la seconde partie, cette séquence semble
consacrée à l’art du paraître et du masque. La fiction met ainsi à jour les mystifications
sociales : « Que vous dirai-je, je tombai dans l’imbécilité et ce fut le seul rôle vrai que j’eusse
joué de ma vie.1 » Dans la quatrième partie, le même narrateur explique comment il s’est
engagé dans les affaires publiques : il étudie d’abord les princes d’Egypte, il devient ensuite le
chef d’un petit peuple sauvage et anthropophage, puis le mari trompé de la plus belle femme
de Sybaris, le fou du roi de Perse, l’esclave impertinent et désobéissant d’un grand seigneur ;
il incarne par la suite le corps difforme et contrefait d’un mari trompé, d’un nain muet ; puis
devient le médecin d’un empereur des Indes qui perd l’ensemble de ses amis dès qu’il publie
son livre. Le conteur fait ainsi l’expérience des parias, des marginaux dont le physique ou la
parole dérange la structure sociale. Le passage consacré au peuple anthropophage n’est pas
sans évoquer le chapitre « des Cannibales » des Essais de Montaigne : « Je croyais, Ayesda,
qu’il ne valait pas la peine pour si peu de chose de tant se distinguer de nous, et qu’il fallait
nous regarder comme sauvages parce que nous étions cruels, au lieu de nous regarder comme
des gens cruels parce que nous étions des sauvages.2 » Dans la cinquième partie, l’âme de
Damir est un esprit aérien : incube pendant cinquante ans, il forme un héros qui se transforme
en tyran ; il sert ensuite un génie qui rend des oracles, puis le dieu des richesses, Plutus ; il est
ensuite attaché à un dieu domestique et observe le double visage des habitants de la maison ;
il incarne ensuite un philosophe, voyage, donne des conseils au roi égyptien mais il est vite
chassé de la cour, car la parrhesia qu’il exerce dérange. Il revient à Corinthe où il se fait
barbier. Cette partie s’apparente à une quête de spiritualité et de sagesse. La structure fait
donc apparaître cinq étapes qui tracent un parcours : le conte montre ainsi, de l’intérieur, le
fonctionnement et les effets des instincts animaux, de la manipulation de la parole, des jeux
de masques sociaux, de la relativité des mœurs et des gouvernements et enfin le difficile accès
à la sagesse. Si l’ensemble du récit dessine bel et bien le parcours d’une conscience qui
s’éveille, il n’est pas pour autant l’illustration d’une purification3. Le conteur lui-même
ironise sur les possibilités-mêmes d’une évolution morale :
Quand les dieux, mon cher Ayesda, veulent purifier une âme, ils la font successivement
passer d’un bon animal dans un meilleur, et lorsqu’elle est enfermée dans les corps
humains et qu’elle doit finir sa course, ils la mènent d’une vie où elle reçoit quelques
impressions de la vertu à une autre où elle en prend davantage ; je vous avoue

1
Ibid., p. 61.
2
Ibid., p. 68-69.
3
Alberto Postigliola, « L’Histoire véritable : prélude épistémologique à L’Es rit des lois ? », Lectures de
Montesquieu : actes du colloque de Wolfenbüttel, 26-28 octobre 1989, éd. Edgar Mass, Alberto Postigliola et
Société Montesquieu, Napoli : Liguori ed ; Paris : Universitas ; Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 149.
217
ingénument que si c’était vers la vertu que je tendais, après tant de voyages je n’étais
guère avancé1.

Les contradictions et l’ironie du narrateur empêchent donc de considérer le conte


comme un modèle de perfectionnement de l’âme : si l’enchaînement des expériences des
narrateurs symbolise leur perfectibilité morale et dessine une évolution vers plus d’humanité,
au terme de leur parcours, ils ne deviennent pas parfaits. Le conte de Montesquieu reste ainsi
ouvert et respecte le mot d’ordre de L’Es rit des lois : « il ne faut pas toujours tellement
épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de
faire penser2. » Le but est de placer le lecteur dans des situations telles qu’il doute sans cesse,
qu’il soit confronté à des énigmes, voire à des propositions contradictoires, en somme de
l’empêcher de s’endormir, car « [l]a servitude commence toujours par le sommeil3. »
Montesquieu définit ici la liberté comme une sortie de l’état de dépendance et de soumission,
émancipation rendue possible par une conscience de la complexité de l’âme humaine et par
une démarche herméneutique.

En conclusion, l’étude des contes de Montesquieu nous a permis de voir quelles


peuvent être les différentes significations de la « chaîne » qui relie l’histoire et la pensée
(morale, philosophique et politique). La métaphore fait tout d’abord de la fiction une
illustration des idées développées dans ses textes théoriques. Mais la particularité des contes
de Montesquieu est d’inviter le lecteur à se mettre à la place de l’autre. Dans l’Histoire
véritable, l’incarnation de plusieurs corps a permis aux différents narrateurs de se rendre
compte, de l’intérieur, de l’artificialité des règles sociales, des fonctionnements
psychologiques des différents régimes politiques et de la complexité de l’âme humaine. Un tel
élargissement de leur conscience développe chez eux un sentiment de « sympathie » et les
rend par conséquent plus tolérants. Certes, le narrateur ironise sur la possibilité d’un
changement moral radical : les expériences ne rendent pas les personnages parfaits. Pour
autant, elles leur ont fait acquérir une connaissance plus approfondie de l’homme et du
monde. Telle est bien l’expérience qu’offrent les contes de Montesquieu au lecteur. La
structure enchâssée et le détour par le mythe ou l’utopie sont propices à la remise en cause des
préjugés : non seulement ils mettent en présence des idées contraires, afin que le lecteur
s’interroge lui-même, mais ils montrent également que le récit peut changer de signification
en fonction du cadre narratif et énonciatif dans lequel il s’inscrit. Un tel dispositif heuristique

1
Histoire véritable, op. cit., p. 47.
2
De l'esprit des lois, Livre XI, chap. 20, op. cit., p. 430.
3
Ibid., p. 487.
218
fait expérimenter au lecteur l’importance du champ conceptuel dans le développement des
idées : la « vérité », tout comme les lois, dépend des circonstances et des systèmes de
référence. C’est en ce sens que le dispositif a une fonction philosophique. En outre, ces contes
engagent le lecteur dans une expérience de pensée, démarche nécessaire pour que le sujet
puisse se penser lui-même : la construction de soi passe par la médiation de ce qui est autre
que soi et la fiction joue un rôle indéniable dans cette conceptualisation. Cet autre n’est pas
seulement un miroir inversé et critique, il rappelle que l’identité-même est travaillée de part
en part par l’altérité des rôles qui la constitue : le conte à visée morale et philosophique nous
montre ainsi cette part irréductiblement étrangère du soi.

219
220
II.III. Histoire du prince Titi de Saint-
Hyacinthe, un conte merveilleux politique
et philosophique
L’Histoire du prince Titi, de Thémiseul de Saint-Hyacinthe (1684-1746), dont la
découverte fut à l’origine de cette recherche, apparaît comme un des ouvrages fondateurs du
sous-genre. Auteur polygraphe, Saint-Hyacinthe, pseudonyme de Hyacinthe Cordonnier, est
« marginal », au double sens du terme, comme auteur méconnu et comme auteur qui promeut
les valeurs d’une « écriture en mineur1». Pourtant, il est considéré par la critique actuelle
comme un des premiers penseurs des Lumières2, comme un défenseur du despotisme éclairé3,
voire comme un partisan des Lumières radicales4. Dans ses écrits, publiés pour la plupart en
Hollande, Saint-Hyacinthe critique aussi bien les abus du pouvoir monarchique que les
dangers des superstitions : il écrit notamment des Recherches Philosophiques (1743), dans la
lignée des philosophes du droit naturel (Grotius, Pufendorf, Locke). Toutefois, cette quête de
la vérité ne l'empêche pas de se montrer volontiers fantasque, pour reprendre le titre de son
éphémère périodique publié en 1745, dans lequel plusieurs « lettres persanes » de
Montesquieu ont été éditées. Saint-Hyacinthe profite de l’espace de liberté du conte pour
mettre en pratique, par la fiction, ses principes politiques et philosophiques.
Dans ses Lettres écrites de la campagne, Saint-Hyacinthe explicite le rôle de la
fiction dans le processus d’éclairement des consciences. Reprenant a priori à son compte la
doctrine classique, il affirme : « Ceux qui parlent, ou qui écrivent ne devraient avoir qu'un
seul but : c'est d'instruire et de plaire5 ». Mais il inverse le rapport : alors que pour les
classiques, c’était l’appel aux sens qui était considéré comme un amollissement de la
conscience, c’est au contraire pour lui, la raison, la morale seule, qui « n’est bonne que

1
Aurélia Gaillard, « Saint-Hyacinthe : écrire la marge », dans Écrire en mineur au XVIIIe siècle, éd. Christelle
Bahier-Porte et Régine Jomand-Baudry,Paris, Desjonquères, 2009, p. 40-50.
2
Anic Petzel, Themiseul de Saint-Hyacinthe (1684-1746), Studien zum Werk eines Frühaufklärers, Francfort-
sur-le-Main, Peter Lang, 1994.
3
Elisabeth Carayol, Thémiseul de Saint- Hyacinthe, 1684-1746, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century,
Oxford, Voltaire Foundation, n°221, 1984.
4
Jonathan I. Israël, Les Lumières radicales. La Philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité, 1650-1750,
trad. de P. Hugues, C. Nordmann et J. Rosanvallon, Paris, Editions Amsterdam, 2005, p. 647-648.
5
Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Lettres écrites de la campagne, La Haye, chez Alex. De Rogissart, 1721, p. 179.
221
lorsqu'on veut s'endormir1 ». Crébillon et Diderot reprendront également l’image de la morale
soporifique. Saint-Hyacinthe déplace même la distinction entre le mensonge et la vérité :
« Ainsi l'erreur consiste dans la croyance, et le mensonge consiste dans l'intention et le
discours. La fiction, qui est encore opposée à la vérité, sera seulement une chose inventée
pour divertir ou pour instruire, et exposée comme véritable2». Certes la fiction n’est pas la
vérité, mais elle n’est pas non plus la cause des errements de l’homme, qui sont dûs à son
manque de lucidité. Partant, la lecture, entendue comme déchiffrement d’un langage
polysémique, a un rôle à jouer dans l’acquisition de la démarche philosophique qui consiste à
« démêler l'idée de la chose d'avec les idées confuses et accessoires : et, après qu’on a
considéré la chose en elle-même, examiner ses différens rapports3 ». Tout en rappelant,
comme le père Bordelon, que les livres dont le but principal est de plaire, « peuvent n'offrir
que des idées confuses »4, Saint-Hyacinthe réaffirme le rôle que joue la lecture de certaines
fictions dans le développement du discernement. Comme Montesquieu5 , il considère la
lecture, ainsi que la conversation, comme un moyen de « découvrir des idées auxquelles nous
n'aurions peut-être point pensé, ou à nous présenter les choses par des faces, ou avec des
relations, que nous n'aurions point aperçues6». Qu’ils soient l’œuvre de « gens éclairés » ou
non, la principale fonction des livres est de fournir « des sujets d'examen »7 : la lecture des
romans peut ainsi « servir à donner des sentiments et à les perfectionner8 ». Dans son conte
également, Saint-Hyacinthe reconnaît la force de la fiction comme moyen de prendre
conscience de nos propres aveuglements : « Quand nos passions sont si fortes, que nous
n’osons les attaquer de front, il faut ruser avec nous-mêmes, et tâcher de les miner
insensiblement, si nous ne pouvons pas tout d’un coup les détruire.9» Saint-Hyacinthe
s’inscrit ici dans la lignée de Fénelon : si les fictions sont bien des « instructions indirectes »,
c’est parce qu’elles nous permettent de voir ce que notre conscience refuse, plus ou moins
volontairement de voir. Modèles philosophique, littéraire, moral et politique trouvent ainsi un
principe commun dans l’idée d’une perfectibilité de l’homme : ce dernier peut se rendre
meilleur, c’est-à-dire œuvrer à son propre bonheur et à celui d’autrui, en cherchant sans cesse

1
Histoire du prince Titi, T. 28, L. IV, dans Cabinet des fées et des génies, ou collection choisie des contes des
fées et autres contes merveilleux, éd. Charles Léopold Mayer, Amsterdam, 1786, p. 144 (Toutes les références
renvoient à cette édition).
2
Lettres écrites de la campagne, op. cit., p. 45.
3
Ibid. p. 174.
4
Ibid., p. 181.
5
« Les heures où notre âme emploie le plus de force sont celles qu’on destine à la lecture ; parce qu’au lieu de
s’abandonner à ses idées, souvent même sans s’en apercevoir, elle est obligée de suivre celles des autres. »,
Montesquieu, « Pensée 1732», Pensées, dans Oeuvres complètes I, op. cit., p. 1420.
6
Lettres écrites de la campagne, op. cit., p. 183.
7
Ibid.
8
Ibid., p. 184.
9
Histoire du prince Titi, op. cit., T. 28, L. V, p. 112.
222
à distinguer le faux d’avec le vrai et en se confrontant à des idées nouvelles, car l’étude des
« idées claires », dans les domaines religieux, politique, moral et littéraire, doit dissoudre tout
esprit de dispute1. Comment met-il en pratique ces principes dans sa propre fiction ?
L’Histoire du prince Titi, publié pour la première fois en 1736, a toutes les
apparences d’une fable économico-politique. Construit en deux séquences, l'une consacrée à
l'accession au pouvoir du prince et l'autre à l'art de gouverner, ce conte dénonce toutes les
formes d’obscurantisme. Or, loin de vouloir délivrer une leçon de politique et de morale
univoque, Saint-Hyacinthe fait de son récit un conte philosophique, lieu d’interrogation sur le
meilleur gouvernement possible et sur les moyens d’accéder au bonheur, mais surtout un lieu
d’expérimentation et de critique de tous les savoirs. La lumière de la vérité ne se cache plus
sous le voile de la fiction : c’est le récit lui-même et la démarche herméneutique qu’il instaure
qui permettent d’éclairer la conscience du lecteur.

II.III.1. Une fable économico-politique

L'œuvre de Saint-Hyacinthe se présente comme une fable politique, c'est-à-dire un


récit allégorique proposant une nouvelle forme de gouvernement. C’est sans doute cette
lecture qu’ont faite les contemporains comme en témoigne le titre de la traduction d’Elizabeth
Stanley, The History of Prince Titi, a royal allegory (Londres, 1736). Le parcours de cet
auteur-journaliste engagé, soucieux de la chose publique, corrobore cette idée2. De fait, Saint-
Hyacinthe n’hésite pas à développer de virulentes diatribes contre Louis XIV3, notamment
dans ses Mémoires Littéraires. Il aurait même écrit en 1718 un texte soutenant la politique du
duc d'Orléans et dénonçant la défense, par les Bourbons d'Espagne, des absolutistes de la
maison des Stuarts : ce texte, écrit J. Isarël, est remarquable « par son rejet du principe de la
légitimité dynastique ainsi que du « droit divin ». Il est imprégné tout au long de
républicanisme4. » Libre penseur, déiste, opposant farouche au christianisme, Saint-Hyacinthe
a toutes les apparences d’un auteur « radical » : lui et ses amis, les trois frères Levesque (Jean
Levesque de Burigny, Gérard Levesque de Champeaux et Louis-Jean Lévesque de Pouilly)
ainsi que le bibliothécaire de Sainte-Geneviève, Pierre François Le Couroyer, utilisent
d’ailleurs leur journal, L'Europe savante (1718-1720) - dont Saint-Hyacinthe est l'éditeur
principal - comme une tribune et comme un moyen de promouvoir leurs idées déistes, en

1
Lettres écrites de la campagne, op. cit., p. 151- 153.
2
Aurélia Gaillard, « Une leçon de magie économique », Féeries, n°6, 2009, p. 135.
3
Elisabeth Carayol, op.cit., p. 50-51.
4
Jonathan Irvine Israel, op. cit., p. 647-648.
223
France et aux Pays-Bas1. Néamoins, ce qui est remarquable, aussi bien pour J. Israël que pour
E. Carayol, c'est le souci d'impartialité et la modération de Saint-Hyacinthe, dont la maxime
politique suprême est : « Agir toujours pour le plus grand bien2 ». S’il a eu à cœur de
transmettre les idées de ses contemporains, même les plus radicales, c’est sans marques de
désapprobation, ni enthousiasme excessif. Même si ce décalage entre les convictions intimes
et une façade neutre et conventionnelle est certainement le lot des premières Lumières, cette
recherche de l'objectivité révèle un ethos de la mesure, un refus affiché des excès, qui
s’exprime également dans l’Histoire du prince Titi. Partant, peut-on considérer ce conte
comme une allégorie politique au service d’une pensée « radicale » ?
La tentation révolutionnaire sous-tend effectivement l'ensemble du récit. Au livre III,
face au despotisme du roi Ginguet, une révolte est organisée : « Enfin les choses allèrent au
point que les troupes se révoltèrent, furent à la citadelle où le roi de Forteserre étoit détenu
prisonnier, le délivrèrent et le prièrent de se mettre à leur tête, pour leur faire rendre leur
prince Titi.3» Ce dernier dénonce le spectacle scandaleux de la pauvreté et de l'inégalité des
richesses : « pourquoi faut-il que ceux dont le travail produit l'abondance des autres, ne
jouissent pas des biens que leur travail procure ? Pourquoi faut-il qu'un grand nombre
d'habitants soient privés des douceurs de la vie dans le sein d'un pays naturellement fertile ?
C'est cruauté.4» Le prince semble incarner l’élan de subversion, qui pourrait renverser la
monarchie. Dans la scène burlesque au cours de laquelle Bibi, la jeune femme dont Titi tombe
amoureux, est transformée en chien et se met à attaquer et à mordre le chat de la reine, le
narrateur tourne en dérision la réaction disproportionnée de la souveraine : « On eût dit que la
famille royale étoit éteinte, que le trône étoit renversé, que le royaume étoit détruit5». Ginguet
lui-même y voit « un attentat à la majesté royale », le signe « des liaisons [de Titi] avec des
enchanteurs et des magiciens »6. L'Éveillé, le page de Titi, participe lui-même à la remise en
cause du pouvoir despotique de Ginguet : il fait publier le manifeste qui pousse Titi à s'exiler,
divulgue la liste de noms que Ginguet et la reine s'apprêtent à arrêter arbitrairement 7, aide la
princesse Blanchebrune à s'échapper de sa prison.
Ce souffle de révolte s’exprime par une critique en règles du despotisme, incarné de
manière caricaturale par le « maigre » roi Ginguet et la « grasse » reine Tripalle. La

1
Ibid.
2
Saint-Hyacinthe, Entretiens dans lesquels on traite des entreprises de l'Espagne, des prétentions de M. Le
Chevalier de S-George. (La Haye, 1719), cité par J. Israël, ibid., p. 647-648.
3
Histoire du prince Titi, T. 27, L. III, op. cit, p. 471.
4
Ibid., T. 28, L. VI, p. 251.
5
Ibid., T. 27, L. II, p. 449.
6
Ibid.
7
Ibid., T. 27, L. III, p. 482.
224
description du royaume s'apparente dès le premier livre à une satire parodique de la cour
royale, le lieu de tous les excès et de toutes les démesures : les « magnificences » royales
contrastent violemment avec la situation financière de l'état1. L'ironie mordante du
narrateur2 dénonce ce gouvernement aveugle et égoïste, dont le faste est sans consistance et
cache un vide désespérant. Les préparatifs de la venue du roi Fortesserre sont significatifs :
afin de « donner à sa cour un air de magnificence », ou du moins de donner à ses hôtes « une
grande idée de la magnificence et des richesses de la nation », le roi et la reine font du neuf
avec du vieux : le premier fait « redorer ses vieux carrosses, bien reblanchir et nettoyer son
palais3 », quand la seconde fait « raccommoder sa robe de nôces qu’elle n’avoit jamais portée
que deux jours4». Le vocabulaire de l'apparence, la répétition des préfixes signifiant le
recommencement et la réfection dénoncent le vide persistant derrière ce décor de carton-pâte
et contribuent à tourner en dérision l’hypocrisie de la cour. L'honneur se réduit pour Ginguet à
l'apparat : seule compte l'impression faite sur autrui. Le conte de fées dénonce ainsi le
caractère arbitraire, capricieux et abusif de l’absolutisme.
Comme dans les contes de Fénelon, la critique politique ne repose pas seulement sur
la représentation de la cour : la fiction s’apparente à une modélisation du gouvernement
despotique, tel que Montesquieu le théorise dans De l'esprit des lois5. Certes, l'ouvrage
théorique du président du parlement bordelais n'est publié qu'en 1748, mais Montesquieu y
travaille depuis vingt ans. En outre, Montesquieu et Saint-Hyacinthe se connaissent,
fréquentant tous deux le club de l'Entresol et le salon de Mme de Lambert. Leurs œuvres
dialoguent véritablement entre elles, ce que montrent la « Pensée 7166 » et l’édition de
plusieurs « lettres persanes », dans Le Fantasque en 1745. Si dans son traité, Montesquieu
théorise le gouvernement despotique7, Saint-Hyacinthe, de son côté, met en scène ses
fonctionnements psychologiques, en particulier la terreur sur laquelle il repose : Ginguet fait

1
« […] les écuries du roi en étoient si mal fournies [de chevaux], que la princesse de Blanchebrune, cousine
germaine de sa majesté, et qui s'étoit proposée de faire cette partie à cheval, ne l'auroit pas faite, si le premier
ministre ne lui eût fait prêter un de ses chevaux de main. », ibid., T.27, L. I, p. 349-350.
2
« La cour n'avoit jamais été si brillante pendant le règne de Ginguet. », ibid., p. 349.
3
Ibid., T.27, L. I, p. 365.
4
Ibid., p. 366.
5
Montesquieu, De l'esprit des lois, Livre III, chap. 9, « Du principe du gouvernement despotique», op. cit.,
p. 258-259.
6
« Saint-Hyacinthe a trouvé, dans les actes de la dissolution du mariage de Louis XII avec la reine Claude, une
requête par laquelle il était exposé que le mariage était nul parce qu'il n'avait pas couché nudus cum nuda, mais
avec une chemise. Je dis que c'est une marque qu'on couchait pour lors ainsi. Notre corruption a augmenté parmi
nous la pudeur. La simplicité des premiers temps faisait que toute la famille et les filles non mariées couchaient
avec leurs père et mère dans le même lit », Montesquieu, Pensées, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1991,
p. 338.
7
« Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition. »,
Montesquieu, De l’es rit des lois, Livre III, chap. 9, « Du principe du gouvernement despotique », op. cit.,
p. 258-259.
225
régner la crainte et ôte toute liberté à ses sujets, et Titi en est la première victime. Certes, le
roi accorde à son fils aîné le droit de jouir de ses domaines, mais à la condition d'avoir un
trésorier, « lequel devoit jour par jour montrer à la reine le mémoire des moindres dépenses
que faisoit le prince. Titi se trouvoit ainsi sous la tutelle d'un espion.1» Arrestations,
confiscation des biens, enlèvements sont des pratiques courantes de ce règne de la police et de
l’arbitraire : « Tripalle triomphoit d’abuser ainsi de son pouvoir ; elle voulut l’étendre sur tous
ceux qu’elle croyoit particulièrement attachés au prince, et n’oublia pas l’Éveillé qu’elle avoit
toujours haï.2» Tripalle et Ginguet font du pouvoir un privilège qui leur permet d'agir à leur
guise, sans prendre en compte ni l'avis, ni la vie de leurs sujets. Lorsque Titi ose penser que
son rôle, en tant que prince, est de « secourir particulièrement les malheureux », la Reine lui
rétorque : « Allez, allez, monsieur, ces maximes sont bonnes dans des livres. Apprenez, une
fois pour toutes, que les princes ne sont pas faits pour les hommes, mais les hommes pour les
princes. S’il y a des malheureux, tant pis pour eux. Vous seriez un plaisant roi.3 » Le règne de
Tripalle et de Ginguet est donc l'allégorie d’un pouvoir arbitraire, reposant dans les mains
d'un seul, dépendant de la volonté capricieuse d’un roi ignorant, tel que le décrit
Montesquieu4. La supériorité de Tripalle n'est pas uniquement d'ordre politique, elle est aussi
financière : « Nous avons la justice pour nous, nous avons aussi la force, car nous avons
l'argent5 », affirme-t-elle à ses ministres. La question des finances du royaume ressurgit lors
d’épisodes décisifs, mettant en évidence l'interaction du politique et de l'économique.
Dès le premier livre, l’Histoire du prince Titi oppose systématiquement la libéralité
de Titi à l'avarice qui unit et caractérise la famille royale6. Le frère cadet de Titi, Triptillon, se
distingue par une cupidité excessive et ridicule : « Celui-ci avoit montré dès le berceau, une
envie d’amasser, si forte, qu’à l’âge de cinq ou six ans il se privoit des bonbons qu’on lui
donnoit, et alloit grapiller ceux des autres ; il serroit si bien les siens, qu’il laissoit ses fruits ou
ses confitures se gâter et se moisir plutôt que d’en faire usage.7» Le défaut de caractère se
transforme en principe économique et politique. Le règne de Ginguet est d'ailleurs scellé
emblématiquement par la création d’une monnaie, le « ginguet », et l'instauration d'une

1
Histoire du prince Titi, T. 27, L. II, op. cit., p. 446.
2
Ibid., T. 27, L. III, p. 481.
3
Ibid., T. 27, L. I, p. 343.
4
« L'extrême obéissance suppose de l'ignorance dans celui qui obéit ; elle en suppose même dans celui qui
commande ; il n'a point à délibérer, à douter, ni à raisonner ; il n'a qu'à vouloir. », Montesquieu, De l’es rit des
lois, Livre IV, chap. 3, « De l'éducation dans le gouvernement despotique », op. cit., p. 265.
5
Histoire du prince Titi, T. 28, L. IV, op. cit., p. 17.
6
« L'avarice qui les animoit également, fit qu'il se trouva d'abord entr’eux [Ginguet et Tripalle] une grande
sympathie. », ibid., T. 27, L. I, p. 332.
7
Ibid., p. 335.
226
loterie1. La reine transforme le jeu du hasard en véritable système économique, qui conduit à
l'enrichissement du couple royal, mais surtout à la misère du peuple, car la loterie est ici « un
moyen économique d’asservissement à l’augmentation du Capital d’un seul », note Aurélia
Gaillard : elle est « le symbole même de cette immoralité du fondement économique du
royaume »2. En opposition complète à ce système économique inique, la largesse du prince
Titi est quant à elle interprétée comme le signe d’une libéralité excessive par le roi et la reine :
« ni le roi, ni la reine ne vouloient qu’il eût un sou, parce qu’ils avoient remarqué qu’il étoit
bon, compatissant, libéral, et qu’il ne garderoit pas ce qu’on lui donneroit 3 ». Sa naissance fait
même craindre au roi et à la reine « trop de fécondité, ils trouvoient qu'il étoit venu trop
vite4». Les personnages prennent alors une forte dimension symbolique : d’un côté, la
centralisation du pouvoir et des richesses dans les mains du despote conduit à la stérilité et à
la misère du pays ; de l’autre, la libéralité et la générosité connotent la fécondité et le
développement économique. Ce système d'oppositions fait donc du conte une allégorie,
défendant le système du libéralisme économique au détriment d'un pouvoir économique
centralisé. Pour autant, l'Histoire du prince Titi ne peut se réduire à une fable prônant le
mercantilisme.
Certes le conte de Saint-Hyacinthe a de nombreux points communs avec l’allégorie5
à laquelle Jean-François Melon a recours, dans son Essai politique sur le commerce6, pour
justifier et défendre ce nouveau système monétaire. Law y est présenté sous les traits du
bramine Elnaï, qui marie sa fille Panima (la banque) à Aurenko, le prince des Formosans (le
Régent). Le portrait de Panima, et notamment l'évocation des mystères auxquels elle est
initiée (qui, dans le récit de Melon, font référence à l'établissement de la Compagnie des
Indes), rapproche ce personnage de la fée Diamantine. L'apparition d'« une puissante
citadelle »7 lors de l'avènement de Panima n'est pas sans évoquer la construction du fort
Bititibi dans l'Histoire du prince Titi, et la monnaie ancienne de l'île du Formose est « le

1
« […] elle filoit à merveille, et que quand elle avoit beaucoup de fil, elle en faisoit une loterie, que les seigneurs
et les dames de la cour s’empressoient à remplir pour lui plaire. [...] L’argent de cette loterie étoit un revenu si
considérable, qu’il n’y avoit point de livre de fil qui ne lui rapportât ainsi plus de quatre mille florins », ibid.,
p. 330-331. Jaucourt critiquera d'ailleurs fortement cette pratique dans l'article qu'il lui consacre dans l’article
« Loteries » (des Romains), de l’Encyclopédie.
2
Aurélia Gaillard, « Une leçon de magie économique : féerie, économie et politique dans l’Histoire du prince
Titi de Saint-Hyacinthe (1736) », art. cit., p. 143.
3
Histoire du prince Titi, T. 27, L. I, op. cit., p. 334.
4
Ibid., p. 332.
5
J’ai déjà développé les points communs et les différences entre le conte de Melon et celui de Saint-Hyacinthe,
dans un article auquel je me permets de renvoyer : « L'économiste (Jean-François Melon) et le conteur
(Thémiseul de Saint Hyacinthe) : analyse comparée », Féeries n°6, 2009, p. 151-162.
6
Jean-François Melon, Essai politique sur le commerce [1ère éd. 1734, 2ème ed. augm. de 7 chapitres 1736] dans
Eugène Daire (éd.), Économistes financiers du XVIIIème siècle, Paris, Guillaumin, 1846.
7
« Du Crédit Public », chap. XXIII, ibid., p. 805.
227
gland », auquel les nèfles du roi Ginguet font écho. En outre, le prince Titi semble s’être
approprié les principes politiques et économiques défendus par Melon : circulation de
l’argent, lutte contre la misère du peuple, accroissement de la population, création d’outils
pour comptabiliser les habitants, établissement d’une « académie d'examinateurs » rendant
compte de l'état du pays au souverain1. Pourtant, le conte de Saint-Hyacinthe dénonce
également les pouvoirs magiques de la finance libérale. Dès le début du conte, la
métamorphose des diamants en nèfles conduit à considérer la fée Diamantine comme une
allégorie de la Banque de France, capable de changer la valeur de la monnaie en fonction de
ses caprices. Or cette métamorphose est présentée comme « un enchantement2 », voire une
supercherie, un tour de « passe-passe3 ». Le pouvoir de la banque est ici assimilé à un pouvoir
féerique et incertain, rendant le système instable et inique. Le roi Fortesserre reste d’ailleurs
méfiant à l'égard de la fée, et affirme ne reconnaître finalement aucune valeur aux diamants
qu'elle lui donne : « je me soucie de vos diamants comme de rien du tout. […] Les ailes des
papillons, et les plumes des paons, sont-elles moins admirables ?4 ». Sous l’ironie, Fortesserre
rappelle la dimension éminemment subjective de la notion de « valeur » et remet en cause la
toute-puissance féerique. En présentant la Banque de France sous les traits d'une fée
mystérieuse et charismatique, le conte de Saint-Hyacinthe dénonce cette « erreur », qui a
consisté à considérer l’argent comme « un maître ou plutôt un tyran », selon l’expression de
Boisguilbert. Dans sa Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tributs5,
l'économiste démontre que la misère du peuple vient d'une modification de la valeur de
l'argent considéré non plus comme un outil, une monnaie d'échange, mais comme une source
d'enrichissement personnel : il déplore le fait que les écus soient vénérés comme des
« divinités à qui on a sacrifié et sacrifie tous les jours plus de biens et de besoins précieux, et
même d'hommes, que jamais l'aveugle antiquité jamais n'en immola à ces fausses divinités qui
ont si longtemps formé tout le culte et toute la religion de la plus grande partie des peuples 6. »
La finance est devenue une croyance qui aveugle les hommes. Ainsi, dès 1707, Boisguilbert
appelle de ses vœux une « moralisation » du capital, dans le but de mettre fin à la la
désolation publique. Le conte de Saint-Hyacinthe rend compte de ces réflexions à la fois

1
« Il faut [...] une étendue de connaissances qui ne peuvent pas être le fruit de l'étude d'un seul. C'est de
différents écrits, souvent contradictoires, que la vérité viendra éclairer le législateur, qui, placé au centre où
toutes ses lignes aboutissent, n'aura plus besoin que de l'esprit de discernement pour choisir et pour exécuter. »,
chap. XXV, « Des systèmes », ibid., p. 827.
2
Histoire du prince Titi, T. 27, L. I, op. cit., p. 371.
3
Ibid., T. 28, L. V, p. 96-97.
4
Ibid., p. 101.
5
Boisguilbert, « Considérations », Dissertation, dans E. Daire (éd.), Économistes financiers du XVIIIe siècle, op.
cit., p. 394.
6
Ibid.
228
économiques, politiques et morales. La fée Diamantine dit ainsi à la pauvre paysanne,
contrainte de travailler la terre à la place de son mari malade : « aucun de ces ginguets ne
reviendra vous trouver qu’après en avoir produit un autre à celui qui vous l’aura changé, s’il
en fait aussi un bon usage. Ainsi vous pourrez non-seulement vous enrichir, mais enrichir vos
amis.1 » Lorsqu'elle coupe sa besace en quatre, la fée délivre les mêmes conseils aux deux
rois, annulant ainsi les distinctions sociales : « Si vous donnez mal à propos, l’argent
diminuera ; si vous donnez avec raison, il augmentera toujours.2» Dénonçant le « faux
merveilleux » aussi bien du pouvoir économique centralisé que des pouvoirs magiques de la
finance, l'Histoire du prince Titi s'éloigne donc de l'allégorie de Melon. Alors que pour
l'économiste, la circulation de l'argent assure la prospérité de l'État grâce à sa valeur propre,
Saint-Hyacinthe prend ses distances par rapport au mercantilisme, plaçant la morale et la
fraternité au cœur des relations entre ses personnages. En ce sens, le conte apparaît comme un
récit-exemplaire, Titi incarnant le modèle du prince éclairé.
Le monde artificiel et superficiel de la cour est explicitement mis en opposition avec
le mode de vie naturel de la campagne, symbolisé par la famille de Bibi, l’épouse promise à
Titi : la sphère publique, lieu de la représentation aristocratique et de l’artificialité, s’oppose
ainsi à la sphère privée de la famille bourgeoise. Abor, le père de Bibi, a lui-même quitté la
cour, pour se retirer sur les marges du royaume, après avoir essuyé des perfidies qui ont causé
sa ruine3. Abor figure le modèle du bourgeois, bon père de famille, autonome par son travail
et ses possessions (il « travailloit lui-même à labourer ses terres ou à cultiver son jardin, et
vivoit heureux dans l'innocence avec sa femme et sa fille4 ») ; il est également altruiste car il
préfère distribuer son surplus d’argent à « ceux qui n’ont pas leur nécessaire5 ». À la
différence de la cour, où la défense des intérêts personnels est la cause des conflits, ce qui unit
cette communauté réunie autour d’Abor, c'est l’amour et l'amitié, considérés comme des
vecteurs de clairvoyance et de connaissance6. Comme dans le conte des Troglodytes de
Montesquieu, ce mode de vie familial et pastoral devient un modèle de gouvernement. Titi
veut étendre ces liens amicaux et familiaux à l’ensemble de ses sujets : « Rendons-nous
respectables aux peuples sur qui nous devons régner. Le respect fortifie l’amour naturel qu’ils
ont pour leurs princes. Il les rend plus zélés et plus soumis, et par conséquent plus disposés à
se prêter au bien qu’on veut leur faire. [...] Un roi ne doit rien faire qui puisse être interprété

1
Histoire du prince Titi, T. 28, L. VI, op. cit., p. 255-256.
2
Ibid., p. 274.
3
Ibid. T. 27, L. II, p. 393.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 415.
6
« Une âme que l'amour anime en est bien plus habile et plus clairvoyante ; elle trouve en elle un fond de
lumière qu'elle n'y auroit pas soupçonné.», ibid., p. 385.
229
désavantageusement. Le respect s'affoiblit toujours par le soupçon.1» À l’opposé du régime
despotique fondé sur la crainte2, le gouvernement politique est donc conçu par Titi comme le
moyen d’assurer le bonheur de son peuple et la vertu3 doit en être le principe fondateur. Cet
idéal politique rappelle la société vertueuse et pacifique des Troglodytes et la paix instaurée
par le couple Arsace/ Isménie : « J’ai donné votre nom à la ville que je fais bâtir, il me semble
qu’elle sera habitée par nos sujets les plus heureux4 », dit Arsace, dans le conte de
Montesquieu. Titi fait de même en nommant son palais Bititibi, où le féminin enlace le
masculin. Comme Arsace, Titi veut établir un ordre fondé sur la justice et l'équité : il en
appelle à l'intelligence de ses sujets et exige un respect absolu des règles, une fois celles-ci
acceptées5. Comme Aristonoüs, dans le conte de Fénelon, Titi apparaît à la fois comme « le
père nourricier » et le maître de son peuple, un maître non pas autoritaire et dogmatique, mais
philosophe, faisant sans cesse appel à la mesure et à la raison : « Régnons, ajouta le roi [Titi],
mais régnons que par les voies de la justice et de l'honneur, toujours inséparables.6»
Par conséquent, l’Histoire du prince Titi est bien construite sur l’articulation entre
une histoire et une pensée (économique et politique) : le conte remet en cause explicitement
les fondements du régime despotique et suggère même un modèle de gouvernement idéal. On
peut en ce sens le lire comme une fable. Pourtant, loin de délivrer une leçon politique et
économique univoque, la fiction met à l’essai et à l’épreuve les théories alors en débat ; elle
sert ainsi d’outil de modélisation et de conceptualisation.

1
Ibid., T. 28, L. IV, p. 3-4 et 6-7.
2
« Un prince doit agir avec ses sujets avec candeur, avec franchise, avec confiance. Celui qui a tant
d'inquiétudes, de soupçons et de craintes, est un acteur qui est embarrassé à jouer son rôle. », Montesquieu, De
l’es rit des lois, Livre XII chap. 23, « Des espions dans la monarchie », op. cit., p. 452.
3
Abor, le père de Bibi, délivre le même conseil à Titi : « Plus heureux pourtant si, un jour roi d’un grand empire,
vous n’employiez votre puissance qu’à faire le bonheur de vos peuples, et que la vertu soit votre objet et votre
première récompense. », Histoire du prince Titi, op. cit., T. 27, L. II, p. 407.
4
Montesquieu, Histoire véritable  et autres fictions, op. cit., p. 246.
5
Titi apparaît ainsi comme « un prince certainement bon, pour ceux qui se tenoient dans le devoir ; mais sévère
envers ceux qui osoient s’en écarter. Cela mit à la cour un esprit d’ordre qui fit que chacun ne se mêla que de ses
propres affaires. Cette sévérité prévint mille mauvais manèges, et fit craindre de faire des fautes plus
considérables que celles d’avoir trop de curiosité. », Histoire du prince Titi, T. 28, L. IV, op. cit., p. 33-34.
6
Ibid., p. 24-25.
230
II.III.2. Une fiction expérimentale

Comme Arsace1, dans le conte de Montesquieu, Titi veut observer l’état de son pays
de ses propres yeux2. Il demande des mémoires aux personnels compétents, mais souhaite se
prémunir contre les préjugés : « C’est pourquoi il vouloit toujours premièrement juger des
choses d’une manière spéculative, et vérifier, étendre ou rectifier ensuite les raisonnements
par l’expérience.3» Titi entreprend alors un voyage qui lui permet d’observer les différents
gouvernements existants, avant de monter à son tour sur le trône : il cherche à comprendre ce
qui peut assurer le bonheur et l’harmonie entre les citoyens. Il est en ce sens le successeur de
Cyrus, le personnage de Ramsay, qui voyage lui aussi à travers le monde pour acquérir les
connaissances nécessaires afin de pouvoir œuvrer au bonheur de ses sujets : Cyrus « vouloit
tout voir par ses propres yeux : il avoit de la confiance pour les ministres de son père, sans s’y
livrer aveuglément.4» Le voyage de Titi, fortement symbolique comme celui de Cyrus,
comprend différentes étapes : le jeune prince expérimente d’abord l’état de nature (considéré
soit comme un état de guerre, soit comme un état idyllique) puis les différents gouvernements
possibles. Dès lors, son parcours peut être lu comme une modélisation de l’établissement des
sociétés.
La première étape du voyage est l’île paradisiaque sur laquelle Titi et Bibi sont
contraints de s’isoler. L'épisode insulaire a une fonction expérimentale car il est l'occasion de
s'interroger sur les fondements pacifiques et moraux d'une société. Le départ de Titi et Bibi
naît du constat amer que la vie en société est un véritable état de guerre : « les hommes, les
animaux, tout se détruit, tout se dévore! Le plus cruel et le plus traître de tous, c'est l'homme
sans doute.5 » Forcés de s’exiler de la cour, réduits à la misère et à la faim, sans métier et sans
avoir le temps d’en apprendre, Titi et Bibi craignent d’être exploités : « nous ne trouverions
peut-être personne qui voulût nous employer ; ou si nous trouvions quelqu’un, ce seroit peut-

1
« Arsace était plus curieux d’entrer dans des chaumières que dans les palais de ses grands : ‟ Je vais voir,
disait-il, un nouveau royaume. C’est dans les cases des laboureurs que j’apprends à régner : c’est là que je trouve
mes vrais conseillers, là je me ressouviens de ce que mon palais me fait oublier ; ils me disent leur besoin. Ce
sont les petits malheurs de chacun qui composent le malheur général : je m’instruis de tous ces malheurs qui tous
ensemble pourraient former le mien.” », Arsace et Isménie, dans Montesquieu, Histoire véritable et autres
fictions, op.cit., p. 253.
2
« Ils traversèrent plusieurs bourgs et petites villes, où les maisons mal bâties et plus mal entretenues, jointes à la
malpropreté des lieux, ne répondoient que trop à la misère de la campagne. » Histoire du prince Titi, T. 28, L.
VI, op. cit., p. 291.
3
Ibid., T. 28, L. IV, p. 40.
4
« Vous rapporterez ainsi dans votre patrie toutes les connoissances nécessaires pour polir l’esprit de vos Sujets,
lui dit son père, et pour vous rendre capable de remplir votre haute destinée. Allez, mon fils, allez voir et étudier
la nature humaine sous toutes ses formes différentes ; ce petit coin de terre qu’on appelle la Patrie est un tableau
trop borné, pour pouvoir juger par-là de l’humanité en général. » Andrew Michael Ramsay, Les Voyages de
Cyrus ; avec un Discours sur la mythologie, éd. G. Lamoine, Paris, H. Champion, 2002, p. 61.
5
Histoire du prince Titi, T. 27, L. III, op. cit., p. 475.
231
être des hommes injustes, qui nous laisseroient la peine du travail en partage, et qui en
prendroient le profit.1» Société animale et société humaine sont renvoyées dos à dos,
considérées comme des lieux de luttes perpétuelles et d'asservissement. Tel est le sens de la
fameuse formule de Hobbes, homo homini lupus. Le départ des deux héros pour l’île peut
donc se lire comme la volonté de retourner à un état de nature, antérieure à tout contrat, à
toute société civile. Cette deuxième expérience permet d’observer les lois de la nature, c'est-à-
dire les lois que subit l'homme avant l'établissement des sociétés, afin de pouvoir fonder une
société plus juste à partir de cette loi naturelle. De fait, pour Saint-Hyacinthe, le droit naturel
assure l'égalité des Hommes, comme il l’écrit en 1743 dans ses Recherches Philosophiques :
« La nature faisant naître tous les Hommes égaux, nul homme n'a donc naturellement un droit
de propriété sur un autre homme, de sorte qu'il puisse en disposer à sa volonté.2» Dans
l’Histoire du rince Titi, en particulier dans l’épisode insulaire, Saint-Hyacinthe fictionnalise
cet état de nature, éloigné de toute forme de barbarie : il y avait « toute sorte d'animaux,
excepté des espèces carnassières3 ». On reconnaît ici le point de vue de Montesquieu qui, à la
différence de Hobbes, décrit l'état de nature comme un état de paix : « Dans cet état, chacun
se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer, et
la paix seroit la première loi naturelle.4» L'homme ressentirait ainsi deux besoins, celui de se
nourrir et celui de se rapprocher de son semblable, l’attraction étant provoquée soit par une
crainte réciproque, soit par le désir. Telle est bien l'expérience que vivent Titi et Bibi :
[…] avec la forme des petits oiseaux, Titi et Bibi en avoient aussi les propriétés et les
besoins. Ils conservoient bien leur raison ; mais ils ressentoient les impressions que le
retour de la belle saison faisoit sur leur petite machine ; la vivacité du sang y excitoit une
nouvelle ardeur. La nature leur inspiroit une envie pressante de communiquer la vie qu’ils
avoient reçue d’elle5.

Comme dans les récits à métempsycose de Montesquieu, la métamorphose animale


conduit les personnages à expérimenter différentes conditions, tout en conservant leur raison
et leur lucidité. D’ailleurs, Bibi met en garde Titi : « Souvenons-nous que nous ne sommes
point des animaux comme eux, que ce n'est que pour un temps passager que nous en prenons
la forme, que nous ne serons heureux sur le trône où vous voulez me placez, qu'autant que
nous serons vertueux. [...] Ne faisons point de nid, mon cher prince, ne pondons point, ne
pondons point6». Titi et Bibi sont ainsi emportés dans un double mouvement : la

1
Ibid., p. 475-476.
2
Saint-Hyacinthe, Entretiens, op.cit., p. 232.
3
Histoire du prince Titi, T. 27, L. III, op. cit., p. 477.
4
Montesquieu, De l’es rit des lois, Livre I, chap. 2, op. cit., p. 235.
5
Histoire du prince Titi, T. 27, L. III, op. cit., p. 468.
6
Ibid., p. 470.
232
métamorphose de leurs corps leur fait vivre une expérience qui leur permet de sentir ce que
pouvait être l’état de nature, mais leur raison les amène à prendre de la distance, à analyser ce
qu’ils sont en train de vivre, à observer notamment les effets des objets extérieurs sur leurs
corps et leurs idées. C’est en ce sens que le conte de Saint-Hyacinthe est une fiction
expérimentale, dont la fonction est à la fois cognitive et morale. Titi et Bibi reçoivent,
symboliquement, le don de se métamorphoser tantôt en aigle, tantôt en moucheron, tantôt en
lion, tantôt en lièvre (mais « Jamais vers de terre, s'écria Titi »1) : ils apprennnent ainsi
l'humilité et éprouvent différentes conditions. On pourrait voir dans ces métamorphoses des
marques de spinozisme qui, selon Yves Citton, « pose déjà un cadre de pensée et de
perception du monde au sein duquel rois et crapauds, excréments et divinités peuvent se
côtoyer sur un même plan d'immanence [...] : Spinoza nous force à penser la solidarité et la
complémentarité qui peuvent caractériser les manières d'être-ensemble d'entités
contradictoires2». Grâce au don de métamorphose, les personnages expérimentent
l'hétérogénéité du monde et ressentent un besoin de solidarité et d'acceptation des différences.
Ils perçoivent surtout comment les sens sont à l’origine du développement des idées et du
perfectionnement de la connaissance humaine. Partant, l’Histoire du prince Titi peut être lue
comme une mise à l’épreuve, par la fiction, de l’hypothèse théorique exposée par d’Alembert
dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie : pour retrouver la loi naturelle, l’homme
doit se libérer de ses préjugés, liés à l’éducation et à l’étude, et observer les premières
impressions que les objets font sur lui, les sensations étant « ces premiers mouvements de
l'âme, précieux pour les vrais sages, et dignes d'être observés par eux, mais négligés ou
rejettés par la philosophie ordinaire, dont ils démentent presque toujours les principes3. »
Telle est la méthode suivie par Titi et Bibi. Après avoir fait l'épreuve des sens dans la forêt
des oiseaux4, et après avoir soigneusement choisi leur île5, ils éprouvent leur raison, suivent
une véritable démarche d'entomologistes et de scientifiques : « Ils examinoient tout.6» L'état
de nature est ici un état de culture, c’est-à-dire un temps où les hommes comparent ce que la
nature leur présente, pour mieux la comprendre et inventer, l’acquisition de ses connaissances

1
Ibid., p. 465.
2
Yves Citton, L’Envers de la liberté. L’Invention d’un imaginaire s inoziste dans la France des Lumières, Paris,
Éditions Amsterdam, « Collection Caute ! », 2006, p. 75.
3
D'Alembert, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, dans Encyclopédie, op. cit., p. iij.
4
Histoire du prince Titi, T. 27, L. III, op. cit., p. 467-470.
5
« Allons auparavant la reconnoître, dit Titi ; choisissons la bien avant que de nous y établir. Ils prirent alors un
haut vol sous la forme de deux aigles de la première grandeur, s’élevèrent au-dessus des mers, et descendirent en
divers îles inhabitées où ils se faisoient quelquefois hommes, après les avoir bien examinées en les rasant à
certaine hauteur. », ibid., p. 476.
6
Ibid., p. 487.
233
étant à l’origine du lien social. Telle est l’idée que formulent Montesquieu1 et d’Alembert2 et
que Saint-Hyacinthe modélise dans son conte. Titi et Bibi s'adonnent effectivement à l'art du
jardinage3 et ils lisent les signes de la nature, comme autant de symboles de leur propre
intériorité : « cette mer tranquille, c’est l’image de l’état où est mon âme, quand je goûte la
douceur d’être auprès de vous. La voyez-vous agitée, c’est l’image du trouble que j’éprouve,
quand je suis dans l’inquiétude de ce que vous faites4. » Le séjour insulaire est ainsi un
moment d'auto-analyse, d'auto-observation, grâce à la lecture des signes de la nature. La
lecture herméneutique et l’observation scientifique sont ainsi les moyens de l’émergence d’un
sujet libre et autonome, qui fait usage de sa raison et devient par là « infiniment plus
heureux5 ».
Partant de ce constat, Titi et Bibi imaginent un « gouvernement parfait » constitué de
« gens raisonnables » auxquels ils font faire « tout ce que la bonté du cœur et ce que
l’humanité exigeait ». Pourtant, au moment-même où ce modèle utopique pourrait être
appliqué, il apparaît aux yeux de Titi comme une « agréable chimère », comme « l’ouvrage de
[son] imagination »6 : le modèle de gouvernement fondé sur la solidarité et le partage est un
mythe, comme dans le conte des Troglodytes. D'ailleurs, le « lieu charmant », l'« heureux
séjour » où Bibi et Titi avaient trouvé refuge est d'emblée présenté comme un nouveau jardin
d'Eden. Bien qu’il soit le tombeau des illusions, l’épisode insulaire n’en sert pas moins de
pierre d’achoppement à la réflexion et il est même le déclencheur du voyage de Titi dans les
différents états qui entourent son pays :
[…] nous nous aperçûmes aussitôt que nous étions dans l’erreur, et qu’entre des gens
raisonnables, il n’y avoit point de gouvernement à établir, puisque l’établissement d’un
gouvernement n’est que pour faire faire aux hommes déraisonnables ce que la raison veut
qu’ils fassent [...]. Nous passâmes à la considération des hommes tels qu’ils sont, ayant
besoin de lois et de magistrats pour remédier à leur extravagance et à leur corruption, et
nous prîmes ce royaume et quelques-uns des états voisins pour le plan sur lequel nous
devions travailler. Nous parcourûmes les différents arrangements et les divers désordres
qui s’y trouvent, et nous cherchâmes avec soin les moyens d’assurer ou de perfectionner
les uns, et de remédier aux autres, conformément aux principes de justice pris dans la
nature des choses mêmes. Je m’y appliquois avec d’autant plus d’attention, ajouta Titi,
qu’il se pouvoit faire que j’aurois un jour besoin d’être muni des principes nécessaires à

1
« […] ainsi ils [les hommes] ont un second lien que les autres animaux n'ont pas. Ils ont donc un nouveau motif
de s'unir ; et le désir de vivre en société est une quatrième loi naturelle. », Montesquieu, De l’es rit des lois,
Livre I, chap. 2, op.cit., p. 236.
2
« Avides de connoissances utiles, ils ont dû écarter d'abord toute spéculation oisive, considérer rapidement les
uns apres les autres les différens êtres que la nature leur présentoit, & les combiner, pour ainsi dire,
matériellement, par leurs propriétés les plus frappantes & les plus palpables. » D’Alembert, Discours
préliminaire de l'Encyclopédie, op. cit., p. IV.
3
« D’autres fois ils alloient tailler des arbres, ils se faisoient des jardins [...]. Ils s'occupoient à faire des herbiers,
à recueillir des graines, à observer les insectes. » Histoire du prince Titi, T. 27, L. III, op. cit., p. 487.
4
Ibid., p. 486.
5
Ibid., T. 28, L. VI, p. 259.
6
Ibid., p. 260.
234
un bon gouvernement. Nous les recherchâmes donc avec exactitude, et nous tirâmes des
règles applicables à tout ce qui convient à une société civile. 1

Le mythe sert ainsi de déclencheur à une démarche expérimentale et


anthropologique : Titi entend observer les hommes tels qu’ils sont, comparer les différents
régimes et les différentes mœurs, afin d’en dégager des « lois » naturelles, auxquelles les
règles de la société civile doivent s’adapter, afin de mieux gérer les incohérences humaines.
Titi rejoint la philosophie d’Aménophis, le sage égyptien que Cyrus rencontre dans le récit de
Ramsay : « […] je connois à présent les hommes ; cependant je ne les hais point, mais je ne
sçaurois les estimer ; je leur veux, et je leur fais du bien sans espoir de récompense2». Après
avoir « senti » comment les idées et le besoin de se constituer en société naît chez l’homme,
après avoir expérimenté la « loi naturelle » qui pousse chacun au bien, Titi peut retourner
dans la société civile pour observer les lois positives et réfléchir à celles susceptibles d’assurer
le bonheur de son peuple, de respecter cette « loi naturelle ». Le premier gouvernement que le
jeune prince rencontre est celui de son voisin Fortesserre, qui incarne le modèle monarchique,
fondé sur l’honneur. Robuste, héroïque, il se montre violent et colérique : « Nourri dans les
camps, ses manières et ses mœurs étoient plus d’un guerrier, que d’un roi de cour. Il comptoit
la vie pour rien, et ne formoit jamais de dessein que dans la résolution de périr ou de
l’exécuter3. » Fortesserre apparaît comme un héros cornélien un peu désuet : grandiose,
orgueilleux, amoureux passionné et malheureux en amours, il dessine un modèle
aristocratique, fortement imprégné des valeurs féodales. Il faut entendre par là « ce qui, dans
la psychologie des gentilshommes du XVIIe siècle, persiste des vieilles idées d'héroïsme et de
bravade, de magnanimité, de dévouement et d'amour idéal, ce qui s'oppose aux tendances plus
modernes de l'aristocratie à la simple élégance morale ou à l'honnêteté4». L'alliance de
Fortesserre et de Titi peut donc être interprétée comme l'union de l'esprit militaire et de la
libéralité, de la vertu et du commerce, des Anciens et des Modernes. En effet, Titi et
Fortesserre voyagent et élaborent un modèle de gouvernement ensemble. Ils vont même
jusqu'à s'échanger partiellement leurs attributions respectives : Forteserre apprend à dominer
sa colère, Titi, métamorphosé en aigle, sauve la vie de Bibi en tuant un ennemi « d’un coup de
serre5 ». La fiction devient ainsi le lieu où s’expérimente l’union de l'héroïsme et de la morale
bourgeoise, du mérite et du bonheur. Titi poursuit sa formation et découvre le duché de
Félicie où le mariage est considéré comme un contrat civil et le divorce autorisé. Les habitants

1
Ibid., p. 260-261.
2
Andrew Michael Ramsay, op. cit., p. 72.
3
Histoire du prince Titi, T. 28, L. V, op.cit., p. 90.
4
Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 19.
5
Histoire du prince Titi, T. 27, L. II, op. cit., p. 430.
235
peuvent « [s]e permettre plusieurs femmes ou plusieurs maris ; […] stipuler en cas de
séparation des dédommagements pour l’un ou pour l’autre, régler l’état des enfants1 ».
L’établissement de contrats assure la paix, l’égalité des droits et la concorde et favorise
l’expansion de l’état. Mais ces lois sont la cible de virulentes critiques par les états voisins :
« C’est qu’on ne les voyoit, continua Titi, que sous une idée de débauche, lorsque par ses vues
supérieures il y voyoit le moyen le plus sûr non-seulement de la prévenir, mais de conserver
dans le mariage même les douceurs de l’amour.2 » Ce passage entre en écho avec les Lettres
écrites de la campagne : « Dans un pays on regarde comme une chose très sensée que les
mariages soient indissolubles : dans un autre, cela paraît une extravagance d'autant plus
grande qu'elle fait d'un des plus doux liens de la vie un sujet de désespoir. On croit ici qu'un
mari ne peut avoir qu'une femme : on croit plus loin qu'un mari peut en avoir plusieurs ; plus
loin, au contraire, qu'une femme peut avoir plusieurs maris.3 » Saint-Hyacinthe rappelle dans
son essai et dans son conte la relativité des mœurs, et rejoint sur ce point Montesquieu. En
outre, dans le duché de Félicie, les lois du mariage emblématisent les principes de
gouvernement. Les liens imposés dans le cadre d’un mariage forcé sont les symboles de la loi
autoritaire et arbitraire du despote et ils nuisent à l’amour et aux sentiments4. Au contraire,
l’établissement de contrats, assurant l’égalité de tous, rend chacun maître de son destin. Pour
autant, les pays qu’observe Titi ne sont pas présentés comme des modèles à suivre, mais bien
comme des modélisations des différents gouvernements possibles. Il en va de même pour la
tentation communautaire.
L'avènement de Titi suscite chez le peuple une joie intense, faisant naître l'idée d'un
partage universel, d'une communauté de biens5. Le récit de la fête insiste sur l'opulence des
repas, sur la joie du peuple qui consacre son temps non plus au travail, mais aux
réjouissances, rejouant de manière carnavalesque les fêtes royales de Ginguet : « Il y eut
chaque jour opéra et comédie, et l'entrée en fut accordée à tout le monde.6 » À la différence du
spectacle artificiel et vain de la cour, la fête populaire très ritualisée s’apparente à une
cérémonie patriotique. Le vocabulaire de la lumière émaille le texte : l'avènement de Titi est
vécu comme une véritable renaissance, l'apparition solaire d'un nouveau régime. Or cette
communauté joyeuse est elle-même présentée comme un mythe. Le narrateur ironise sur

1
Ibid., T. 28, L. V, p. 132.
2
Ibid., p. 133.
3
Saint-Hyacinthe, Lettres écrites de la campagne, La Haye, chez Alex. De Rogissart, 1721, Chap. V « Des
idées », p. 145-179.
4
« Ne trouvant dans le lien où il est engagé qu’une diminution de plaisirs, il ne sent plus que la gêne de ce lien,
l’indifférence survient, le dégoût, quelquefois le désespoir », Histoire du prince Titi, T. 28, L.V, op. cit., p. 134.
5
« Tous les biens parurent communs dans la joie universelle d'un avènement qui faisoit le bonheur public.»,
ibid., T. 28, L. IV, p. 9.
6
Ibid.
236
l'enthousiasme excessif du peuple, qui en vient littéralement à jeter l'argent par les fenêtres 1.
L'allégresse laisse progressivement place à la violence gratuite : des musiciens et des danseurs
pénètrent dans la maison du premier ministre « [qui] fut dans peu de temps démolie. Cette
action violente servit de prétexte pour faire cesser ces fêtes qui duroient depuis seize jours, et
qui auroient pu dégénérer en quelque chose de tragique pour tous ceux qui avoient été
dévoués au ministère précédent.2» La fête populaire aurait ainsi pu tourner à la révolution. Le
conte semble suggèrer par là l'idée qu'il ne peut y avoir de changement radical de régime sans
violence. On peut reconnaître ici l'argumentation de Spinoza, selon lequel, si la résistance par
la violence au souverain est parfois inévitable et ne peut être condamnée, elle n'a pourtant pas
de résultats probants : il y a un danger à « renverser un monarque, même s'il est établi sans
conteste qu'il est un tyran3 ». Saint-Hyacinthe aurait d'ailleurs entretenu une correspondance
avec le traducteur français des œuvres de Spinoza, Charles Levier, éditeur de ses Mémoires
littéraires en 1716. Bien qu'un certain nombre de motifs subversifs parsèment le texte, le
conte évoque également l’envers du décor, dévoile les excès du modèle révolutionnaire, lui
aussi dénoncé comme un mythe.
L’Histoire du prince Titi est donc un récit de formation du prince éclairé, qui
s’inscrit dans la lignée des Aventures de Télémaque de Fénelon et du Voyage de Cyrus de
Ramsay. Certes les mentors du prince (la fée Diamantine et Abor, le père de Bibi) lui
délivrent des conseils, mais Titi ne cherche à appliquer aucune recette : il observe,
expérimente, en une temporalité resserrée, l’évolution de l’humanité et l’établissement des
sociétés. Le conte se présente comme un outil de modélisation : la forte dimension
symbolique du récit permet de reconstituer, par la fiction, la généalogie des sociétés. Partant,
la fiction est un lieu d’expérimentation et de réflexion sur les théories politiques, économiques
et philosophiques de l’époque, mais également un laboratoire de la fiction elle-même.

1
« Un avare que la joie et le vin avoient fait devenir honnête homme, s'avisa le treizième jour de ces
réjouissances, de prendre tout l'argent qu'il avoit dans un coffre-fort, et de le jeter à poignée par les fenêtres. »,
ibid., p. 10.
2
Ibid., p. 10-11.
3
Spinoza, Tractatus Theologicus Politicus , ed. J. Lagrée et P-F Moreau (Paris, 1999) p. 599, cité par Jonathan
Israël dans Lumières radicales, op.cit., p. 107.
237
II.III.3. La fiction comme désillusionnement

Si l’Histoire du prince Titi interroge la notion de « valeur », notamment de l’argent,


le conte met en question toutes les formes de discours et débusque les tentatives de
manipulation : procès truqués, faux et usages de faux, fausses lettres, fausses signatures,
truquage des « minutes » du conseil royal, le texte de Saint-Hyacinthe multiplie les
falsifications de toutes sortes. La fiction vise elle aussi à mystifier le lecteur, mais pour mieux
le démystifier. Pour ce faire, le conte a recours à un langage à double sens, qui engage le
lecteur dans une démarche herméneutique. Ce déchiffrement a pour effet de rompre l’illusion
fictionnelle et de déclencher la pensée. La métamorphose des richesses du roi Ginguet en
nèfles dénonce ainsi la vanité1 d’un gouvernement fondé sur le vide, sans valeur (l’emploi
figuré du fruit est attesté dès 16152). Le jeu sur les différentes significations sémantiques
suscite à la fois le sourire du lecteur, mais aussi sa réflexion : la merveille révèle la nature
exacte du roi. Par conséquent, l’opposition entre Titi et ses parents prend une signification
supplémentaire. Certes elle a une dimension politique, mais son enjeu est aussi d’ordre
discursif et herméneutique. Le règne de Ginguet est celui de la sur-interprétation et de la
croyance. Alors que ses parents lui refusent tout argent, malgré son bon droit, Titi reste
magnanime et enjoué :
Le roi ni la reine ne prenoient point cette tranquillité pour un effet de la soumission de
Titi à leur volonté, mais pour une preuve du mépris qu’il faisoit de l’argent ; ce qui les
irritoit d’autant plus contre lui, qu’ils regardoient ce désintéressement comme un
reproche tacite de leur avarice, et comme un présage de la dissipation de leurs trésors
après leur mort3.

L’autoritarisme de Ginguet et de Tripalle tient au dévoiement du vocabulaire : ils


tiennent pour « preuve » ce qui n’est qu’impression et jugement subjectif. Le lexique de
l’interprétation exprime ici le mécanisme psychologique du pouvoir arbitraire, qui plie le réel
à sa propre vision des choses. Par ailleurs, le narrateur tourne en dérision cet emploi
fallacieux du langage lorsque Ginguet cherche à expliquer rationnellement l’apparition
merveilleuse d'un diamant sous la coque de l’œuf : « Ginguet qui se piquoit d’être philosophe,
voulut chercher les causes naturelles de ce changement. Il eut la satisfaction d’étaler toute sa
physique, mais non pas celle de persuader la reine, qui fit pourtant semblant de le croire un

1
« Ajoutez à cela l'orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la nature n'a été faite que pour eux,
comme s'il était vraisemblable que le soleil... n'eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux »,
Savinien de Cyrano de Bergerac, Histoire cosmique ou Voyage dans la Lune [1662], dans Œuvres, Amsterdam,
Debordes, 1709, p. 11-12.
2
Dictionnaire historique de la langue française, éd. Alain Rey, Paris, Le Robert, 1998, p. 2358.
3
Histoire du prince Titi, T. 27, L. I, op. cit., p. 334 (je souligne).
238
peu. Les petits esprits n'aiment pas qu'on les contredise.1» Même le discours scientifique se
réduit à une vaine rhétorique. La critique de l’absolutisme passe donc par une déconstruction
de son propre langage et notamment par une dénonciation de la confusion entre le signe et le
signifié. Ainsi, contrairement à Titi, la reine confond la forme et le fond et aurait souhaité
avaler le diamant « comme l'œuf dont il avait la forme ». L'opposition entre Titi et la reine est
d'ordre herméneutique : alors que Titi sait distinguer l'apparence (le signifiant) du signifié, la
reine se laisse piéger par la forme. De cette manière, l'Histoire du prince Titi montre les
fondements psychologiques et langagiers de l’absolutisme et dénonce la folie dangereuse des
interprétations dogmatiques.
Par conséquent, le conte ne saurait se réduire à une allégorie, qui met en adéquation
parfaite une histoire et une signification. Au contraire, le texte de Saint-Hyacinthe ne cesse de
brouiller les pistes interprétatives, mêlant le vrai et le faux, au point que le lecteur ne puisse
jamais complètement savoir ce qu’il doit prendre pour argent comptant. Le discours de la fée,
qui, sous l’apparence d’une vieille, se nie elle-même comme fée, est en ce sens significatif :
« La vieille [donc la fée] assura toujours que sa majesté se faisoit illusion, que les courtisans
et les joailliers mêmes la trompoient, qu’il falloit qu’il y eût de l’enchantement dans cette
affaire, et qu’assurément elle n’avoit point donné à personne d’autres nefles, d’autres noix, ni
d’autres noisettes que celles qu’elle venoit d’avoir l’honneur de présenter à leurs majestés.2»
Tripalle et Ginguet se laissent berner par le discours et en concluent qu’elle n’est pas fée.
Le lecteur, qui a assisté au tour de féerie, ne peut que sourire face à l’aveuglement de ces
personnages fantoches qui se laissent berner par les discours : « La reine ayant épuisé sa
rhétorique, à laquelle elle ne croyoit pas que rien pût résister, crut en effet que cette vieille
n'était qu'une vieille bonne femme3». La construction chiasmatique de la phrase met en
évidence le processus de renversement, que propose le conte de fées. Il repose sur un pacte
avec le lecteur qui conduit celui-ci à croire à l’histoire, tout en sachant qu’elle n’est pas vraie :
il met ainsi à jour les mécanismes de la croyance et de la manipulation. Ce que le conte
dénonce finalement, ce n’est pas la croyance en elle-même, mais la conviction de détenir la
vérité, posture aveugle qui conduit la reine à être dupée. La merveille dévoile ainsi l'illusion
née de la croyance (Crébillon, Rousseau, Diderot et Voltaire useront du même procédé dans
leurs contes philosophiques), mais également de la superstition, ce que suggèrent les
démystifications de la parabole religieuse.

1
Ibid., p. 357 (je souligne).
2
Ibid., p. 356.
3
Ibid., p. 357.
239
De fait, le conte de Saint-Hyacinthe multiplie les parodies du texte biblique. L'île où
se réfugient Titi et Bibi s'apparente à un nouvel Eden où sont réunis :
[…] des colombes blanches et couleur de rose avec des colliers noirs, des cygnes bleus,
dont le cou et la queue étoient dorés comme la plume d'un paon. Ils y trouvèrent de petits
moutons, dont la laine étoit plus blanche et plus fine que le plus beau coton, des écureuils
volants, plus blancs que neige, avec le bout du nez et les deux oreilles noires ; des vaches
blanches comme lait, avec des cornes et de grandes oreilles couleur de feu ; des cerfs et
des daims de même, ou blancs tachetés de noir mieux que ne le sont les plus beaux
tigres.1

Les exagérations, notamment le recours systématique au superlatif, les accumulations


des symboles religieux (la colombe, la vache, les moutons) font entendre l’ironie du narrateur.
Le pastiche est également explicite lors du banquet réunissant Titi, Bibi, Blanchebrune
(parodie de Blanche Neige), l'Éveillé et Diamantine chez les parents de Bibi. Le repas, au
cours duquel la fée transforme littéralement l'eau en vin, se lit comme une réécriture
burlesque de la Cène : « Ce qui n’est pas moins surprenant, c’est que la Fée ne demanda
qu’une caraffe de l’eau de la fontaine, que cette eau devenoit dans le verre où elle étoit versée
tel vin que le souhaitoit celui qui vouloit boire, et que la caraffe, semblable à la fontaine
même, ne se désemplissoit jamais.2 » Les pouvoirs féeriques de Diamantine sont clairement
assimilés au pouvoir divin. Le narrateur signale ironiquement le décalage entre la merveille et
l’interprétation qu’on en donne : « Blanchebrune se trouva d’abord si surprise [...] qu'elle
croyoit que c'étoit un songe. On la convainquit bien de la réalité3». Ce processus de
démystification des récits bibliques tourne en dérision les interprétations dogmatiques. Le jeu
littéraire crée et agrandit l’espace entre le mot et la chose, entre l’évènement et son
interprétation, distinction qui, si elle n’est pas faite, conduit aux pires exactions :
Dire qu'il n'y a point de magie ni de sortilège, c'est donc dire que non seulement l'Eglise
oecuménique peut se tromper, et dans ses Conciles et dans ses Docteurs, mais de plus,
c'est dire qu'il y a des opinions erronées qui sont universellement reçues de toutes les
nations, et en conséquence de quoi, de l'aveu des ecclésiastiques et des princes, les
magistrats font souffrir les plus cruels supplices à des gens qui ne seraient tout au plus
que des imbéciles ou des fous. 4

Partant, le conte de Saint-Hyacinthe déconstruit les discours aliénants et met à jour


l’utilisation dangereuse de la fiction. C'est en ce sens qu’il a un pouvoir subversif
d’éclairement des consciences, et ce d’autant plus qu’il fait passer la fiction elle-même sous
les fourches caudines de la critique.

1
Ibid., T. 27, L. III, p. 477.
2
Ibid., p. 479-480.
3
Ibid., p. 478-479.
4
Saint-Hyacinthe, Le Chef d'œuvre d'un inconnu, Henri Duranton (ed.), Paris, CNRS et Saint Etienne,
Publications de l'Université de Saint Etienne, « Lire le dix-huitième Siècle », n°1, 1991, p. 94-95.
240
Dans l’Histoire du prince Titi, la littérature elle-même devient la cible de la critique :
le narrateur juge la littérature élégiaque soporifique1 et l'imagination est dénoncée comme
source d'erreurs. Bibi, exclue de la fête royale scellant la paix, souffre des allusions au
mariage à venir de Titi : « Un poète […] mit en vers cette fête ; il la décrivit telle que son
imagination la lui représentoit ; c'est-à-dire, qu'il y embellissoit quelquefois ce qui pouvoit
être embelli, et qu'il y défiguroit quelque fois ce qui, pour paroître très beau, n'avoit besoin
que d'une description fidèle.2» Le narrateur rapporte indirectement les propos du poète,
mettant en évidence, ironiquement, la lourdeur des comparaisons et des exagérations :
Le poète y disoit, entr’autres choses : « Que la fille de Fortesserre qui, par les charmes de
ses vertus et de sa beauté, méritoit l’empire du monde », (car chez les poètes toutes
princesse [sic] est toujours d’une beauté rare et d’une vertu charmante) n’étoit venue dans
le royaume que pour perpétuer le bonheur des sujets de Titi ; [...] que les ronces
porteroient des roses ; que les chardons seroient changés en lys, qu’elle seroit arrosée de
fleuves de lait ; que le miel distilleroit des arbres des forêts […].3

Le passage entremêle les intertextes, faisant allusion aussi bien à la Bible (par
l'évocation du miel, des « fleuves de lait », de la « toison des moutons » si brillante, des
« serpents [qui] n'auroient plus de venin », « des campagnes [qui] produiroient, sans culture,
toute sorte de grains et de fruits »), qu’à la fable : « on verroit les tigres et les loups badiner
avec l'agneau et le chevreau, exempts de crainte »4, s’exclame le poète, réécrivant les textes
de La Fontaine. Le narrateur semble ici renvoyer dos à dos mythes bibliques et fables,
dénonçant le pouvoir de manipulation des images : « Fille du désir et de l'ignorance de
l'avenir, [l'imagination] trompe presque toujours également ceux qui l'écoutent ; mais
quoiqu'on ait souvent expérimenté la fausseté de ses promesses ou de ses menaces, qui peut
s'empêcher de s'y livrer quelquefois?5», demande le narrateur lui-même. La question
rhétorique exprime l'ironie tendre qui rayonne dans l'ensemble du livre et qui prend pour cible
son auteur lui-même. Le texte du fameux « poète » a d’ailleurs de nombreuses similitudes
avec la description de l'île où se sont réfugiés Titi et Bibi : on retrouve le même motif de la
luxuriance et l'évocation des moutons « dont la laine était plus blanche et plus fine que le plus
beau coton ». Les deux passages se ressemblent effectivement sur un plan stylistique : même
recours aux comparaisons, aux hyperboles, aux comparatifs de supériorité, caractéristiques du
registre élégiaque. Par conséquent, la cible n'est pas tant la littérature elle-même, que l'emploi

1
« On peut bien juger que les poètes n’oublièrent pas leur phoebus. Titi fut accablé d’odes, de sonnets, d’épîtres,
de chants royaux, de balades, de rondeaux, de virelais, de triolets, d’épigrammes, d’acrostiches même. Il en
recevoit un si grand nombre, qu’il remettoit au soir à les lire en se couchant, et faisoit bien. Cela lui procuroit
toujours un prompt sommeil. », Histoire du prince Titi, T. 27, L. II, op. cit., p. 435-436.
2
Ibid., T. 28, L. IV, p. 50.
3
Ibid., p. 61.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 53.
241
de stéréotypes et de préjugés1. Ces analogies assimilent le narrateur de l’Histoire du prince
Titi lui-même au piètre poète, mettant ainsi en évidence l'autoréflexivité amusée du récit : la
particularité du conte de Saint-Hyacinthe est de se dénoncer lui-même comme source
d'erreurs et d'illusion.
La fée insiste effectivement sur l’artificialité de la merveille, signalant qu’elle ne
peut être que l’ouvrage d’un homme, « même d’un homme qui n’a jamais appris à tailler que
des plumes, encore n’écrivoient-elles pas trop bien.2 » La remarque de Diamantine crée un
effet comique et a une portée métatextuelle. Fortesserre reste d’ailleurs méfiant à l'égard de la
fée elle-même : « Je n’ai point l’honneur de vous connoître, et quoique j’eusse beaucoup
entendu parler de fée, je n’en avois point vu ; je croyois même, pour vous dire la vérité toute
pure, que les merveilles qu’on en disoit étoient des contes à dormir debout, ou propres tout au
plus à amuser de petits enfants3». Il dénonce même l'invraisemblance de la métamorphose des
diamants en nèfles : « Ah l'extravagance! quel misérable conte! cela est bon pour amuser les
petits enfants, c'est une nouvelle insulte4». On reconnaît ici les allusions aux propos de
Perrault (« ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles5 ») et de La Fontaine, qui écrit dans
« Le Pouvoir des fables » : « Le monde est vieux, dit-on, je le crois ; cependant/ Il le faut
amuser encor comme un enfant.6 » Le conte renvoie ainsi dos à dos le « faux-merveilleux »
du pouvoir politique, pour reprendre l'expression de Fontenelle dans De l'origine des fables,
c'est-à-dire le pouvoir des « faux-grands » et le faux vrai de la fiction. La magnificence des
fées, comme des puissants, est « une vaine illusion dont les faux grands sont enorgueillis et
occupés, comme les enfants de leurs jouets ; car tout est relatif, et un prince qui connoît la
véritable grandeur, regarde bien toutes ces choses-là comme des bagatelles.7» Au livre VI, les
livres sont même assimilés à la débauche par un gentilhomme qui refuse que son fils devienne
écrivain : « il est si fort persuadé que les livres ne servent qu'à gâter l'esprit, qu'il ne veut avoir
rien d'imprimé chez lui que l'almanach du laboureur. [...] Il n'a pas tout à fait tort, dit le duc de
Vaervir ; de la façon dont on fabrique aujourd'hui des livres, il est certain que la qualité
d'auteur encanaille.8 » Le verbe « s'encanailler9 », qui connote l'idée de transgression et de
marginalité, n'exprimerait-il pas ironiquement la spécificité de l'écriture-même de Saint-

1
« Ce n'est qu'un poète qui parle, disait [Bibi], ce n'est qu'un poète, mais ce poète est ici l'écho de la voix
publique. Il ne fait qu'exposer les désirs de tout le royaume.», ibid., T. 28, L. IV, p. 52.
2
Ibid., T. 28, L.V p. 109.
3
Ibid., p. 100.
4
Ibid.. T. 27, L. I, p. 373.
5
Charles Perrault, Contes, op. cit., p. 49.
6
Jean de La Fontaine, Fables, VIII, 5, op. cit., p. 239.
7
Histoire du prince Titi, T. 28, L. V, op. cit., p. 211.
8
Ibid., T. 28, L. VI, p. 224-225.
9
« Encanailler » signifie dès 1660, « frayer avec le bas peuple ». À l'âge classique, le verbe a le sens de « perdre
sa qualité, devenir méprisable », Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 601.
242
Hyacinthe, cet auteur « canaille » qui ne cesse de jouer avec les interprétations, cet
impertinent qui passe l'ensemble des discours au tamis de la critique, y compris son conte lui-
même ? De fait, l’Histoire du prince Titi témoigne du nouveau pacte de lecture qu’entend
instaurer le conte à visée morale et philosophique, et que Fortesserre emblématise : il « n'étoit
pas méfiant, ceux qui ont l'âme grande ne le sont guère ; mais il n'étoit pas crédule.1 » Tel est
bien le lecteur idéal que construit le conte, c’est-à-dire un lecteur qui se laisse emporter par
l’histoire, mais qui reste incrédule, voire qui, grâce à la fiction elle-même, devient plus lucide.

II.III.4. La fée-Diamantine, un personnage-palimpseste

Cette autoréflexivité permet au conte de Saint-Hyacinthe d’échapper définitivement à


l’allégorie car il multiplie les strates interprétatives, comme l’illustre le personnage de la fée
diamantine, véritable creuset de références. Les maximes morales qu'elle délivre semblent en
faire un personnage messianique. Son pouvoir de faire bâtir le palais de Bititibi au cours d'une
tempête, dans « un spectacle effrayant » qui semble rejouer le Déluge, pourrait confirmer
l'interprétation biblique. La fée Diamantine apparaît bien comme une figure sacrée, ne
reconnaissant « aucun pouvoir supérieur au sien2 ». Mais, personnage boiteux3, elle s'inscrit
également dans la lignée des passeurs, des intermédiaires entre les dieux et les hommes : la
claudication de ces personnages - on songe aussi bien à Héphaïstos qu'à Panuel4- serait le
signe d'un secret divin5. De plus, le motif de la corbeille6 l'apparente à Isis l'initiatrice, celle
qui détient le secret de la vie, de la mort, source magique de la fécondation et de la
transformation. Le narrateur lui-même reconnaît l’impossibilité d’enfermer le personnage
dans un système allégorique unique : « Diamantine parut alors vêtue d'une robe verte, semée
de fleurs, de fruits et d'animaux de diverses espèces […]. Elle étoit telle qu'on représenteroit
la terre ou la fécondité, sous la figure de Panthée, de Pomone et de Flore.7 » Sa robe aux mille
facettes est même comparée à la voie lactée : « Un ramage de fleurs d’un travail exquis y
imitoit une broderie légère, mais le tout disposé et taillé avec tant d’art, que le moindre petit

1
Histoire du prince Titi, T. 28, L. V, op. cit., p. 151.
2
Ibid., p. 105.
3
« […] elle boitait encore, comme si elle eût été blessée à une jambe. », ibid., p. 93.
4
« Aussitôt qu’il eut passé ce lieu, qu’il venait de nommer Phanuel, il vit le soleil qui se levait ; mais il se trouva
boîteux d’une jambe. », Genèse, XXXII, 31, La Bible, op. cit., p. 43.
5
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., 1994, p. 137.
6
« […] la Fée tira de sa corbeille les fleurs artificielles qui y étoient, et les distribua aux princesses et aux
dames. » Histoire du prince Titi, T. 28, L. V, op. cit., p. 112.
7
Ibid., p. 208.
243
angle ou contour y devenoit une facette brillante.1» À l’image de son vêtement, la fée
Diamantine, la bien-nommée, est un personnage palimpseste, qui apparaît tour à tour sous
l’apparence d’une femme magnifique, richement vêtue, et sous l’aspect d’une pauvre et vieille
femme. Elle est en outre un personnage-frontière, qui vit à « la lisière de la forêt2 »,
personnage de l'entre-deux, à la fois bossue et sensuelle, humaine et surhumaine. Lors de sa
première rencontre entre l'Éveillé, elle se fait initiatrice des plaisirs et de la sensualité. Sous
les baisers du page, à qui elle a ordonné de lui enfiler un bas, la jambe de bois de la vieille se
métamorphose en un charmant et délicat pied :
[L’Éveillé] leva les yeux vers elle, et vit une femme si richement vêtue et si belle, que les
diamans dont elle étoit couverte, brilloient encore moins que sa beauté. La cabane où il
étoit, lui parut un cabinet magnifique où tout éclatoit d’or, de glaces et de peintures
exquises. La fée ayant joui un moment de la surprise du page, lui tendit les bras, et le
tirant à elle, lui dit : viens embrasser la vieille. Le page, hors de lui-même, prit un baiser
plus doux que le miel, et se relevant, parut aussi confus qu’amoureux.3

On reconnaît ici le motif traditionnel de l'animation de la statue, de la métamorphose


de la poupée, confirmant ainsi la nature « hybride » de Diamantine. Cette scène s'apparente
aux « anamorphoses ou espaces-miroir »4, qu’Aurélia Gaillard définit comme « une structure
fantasmatique : une boîte secrète qui, par un « petit trou » fait voir belle une image
monstrueuse5». La « cabane de la vieille », où Titi rencontre pour la première fois la Fée
Diamantine, est assimilée effectivement à une grotte : « Cette cabane étoit à moitié en terre ; il
y avoit cependant une séparation dans la longueur, qui faisoit deux petites chambres, ou plutôt
deux petites grottes. La vieille s'assit sur une banquette de terre qui y servoit de siège6». Le
motif de l'obscurité associé à celui de la chambre assimile l'antre de Diamantine à une camera
obscura. La « cabane », trouée par l'ouverture de l'entrée qui laisse passer un jet de lumière,
est bien le lieu des transformations de la fée. En outre, un tel dispositif est ici un « lieu
d’initiation au désir, à son mécanisme fantasmatique7» et un lieu de désillusionnement et
d’introspection : l’expérience visuelle qu’il fait vivre au page induit une mise en question de
sa propre perception. C’est pourquoi le disciple de la fée se nomme à juste titre « l’Éveillé ».
Ce renversement de la vision (prise au sens concret de champ visuel et au sens abstrait de
conception) conduit le personnage, et le lecteur avec lui, à mettre en doute ses perceptions. En

1
Ibid., T. 28, L. V, p. 126.
2
Ibid., T. 27, L. I, p. 336.
3
Ibid., p. 361.
4
Aurélia Gaillard, « Anamorphoses ou les lieux d’illusion picturale dans la fiction (contes et romans) au XVIII e
siècle », art. cit., p. 539-552.
5
Ibid., p. 548.
6
Histoire du prince Titi, T. 27, L. I, op. cit., p. 337.
7
Aurélia Gaillard, art. cit., p. 549.
244
ce sens, le conte est bien une propédeutique à la philosophie. On a vu d’ailleurs qu’une telle
scénographie était récurrente dans le conte à visée morale et philosophique.
Partant, la fée insaisissable, mais qui éveille le page grâce justement à ses
métamorphoses, apparaît comme une métonymie du conte lui-même : il cherche à éclairer la
conscience du lecteur, par le recours à un langage symbolique, polysémique, parfois même
hermétique. La remarque de Titi, lorsqu’il s'interroge sur sa nature de fée, peut être lue
comme une interrogation sur le conte lui-même et sur le merveilleux. La fée refuse d’avouer
explicitement son secret : est-elle oui ou non à l’origine de la métamorphose des diamants en
néfles ? La question reste en suspens : « elle en a ri, dit l’éveillé, et je n’ai point insisté sur ce
miracle, parce que si c’est elle qui l’a fait, elle le sait bien, sans que je veuille le lui
persuader ; et que si elle ne l’a pas fait, elle m’auroit peut-être cru un menteur.1» De même le
conte de fées de Saint-Hyacinthe maintient un mystère quant à sa propre signification, la
pluralité des interprétations possibles suscitant ainsi le travail herméneutique du lecteur et
partant, l’éclairement de sa conscience : à l’instar des mille facettes de Diamantine,
l’expérience optique que le conte propose à son lecteur l’invite à toujours douter de ce qu’il
voit et de ce qu’il croit.

En conclusion, l'Histoire du prince Titi de Saint-Hyacinthe a, a priori, tous les


aspects d’une fable économico-politique : il critique explicitement le régime monarchique de
Ginguet et semble proposer un modèle économique et politique fondé sur la libéralité. Mais le
conte ne cherche pas à délivrer une leçon univoque de politique ou d'économie, mais bien
plutôt à interroger et à expérimenter, par la fiction, des théories : la fiction est ici un outil de
modélisation des idées philosophiques et politiques alors en débat (notamment sur la question
des principes qui pourraient fonder un régime politique plus juste). Pour ce faire, le conte
instaure un nouveau pacte de lecture : il s’agit de mystifier le lecteur, pour mieux le
démystifier. De fait, le texte de Saint-Hyacinthe reprend la structure plaisante du conte de
fées, appelant le lecteur à se laisser séduire par la galanterie de l’histoire. De plus, en faisant
entrer la marginalité et la misère en littérature, notamment lors de la scène de la « femme à la
mamelle aride2 », le conte entend susciter l’empathie du lecteur. Féerie et esthétique
sentimentaliste se trouvent ici entremêlées. Néanmoins, le texte maintient sans cesse son
lecteur à distance, par les procédés d’ironie et les effets de métatextualité. De cette manière, la
merveille n'annihile pas le sens critique, au contraire, elle l’aiguise, éveillant ainsi le lecteur.
Si la fiction est un moyen d’éclairer les consciences, notamment sur ce qui les aveugle

1
Histoire du prince Titi, T. 27, L. I, op.cit., p. 364.
2
Ibid., T. 28, L. VI, p. 252.
245
(fantasme d’absolu, manipulations du langage, confusion entre le signe et le signifié,…), c’est
surtout par la démarche herméneutique qu’elle induit. Empirisme, esthétique sentimentale,
pensée socio-politique et travail sur soi traduisent une disposition intellectuelle et idéologique
commune : il s'agit de se lire et de lire le monde comme un univers de signes à mettre en
rapport, à interpréter et à critiquer. En ce sens, la « leçon » du conte philosophique réside
moins dans le message qu’il transmet que dans la méthode d’investigation qu’il propose et qui
rejoint, par de nombreux aspects, la démarche maçonnique.

246
Conclusion : Le conte à visée morale et philosophique et la
franc-maçonnerie

Fénelon, Saint-Hyacinthe et Montesquieu apparaissent donc comme les fondateurs


du conte à visée morale et philosophique : leurs contes attestent du passage d’un
fonctionnement allégorique du récit à un dispositif symbolique, à visée philosophique. Ces
trois auteurs ont eu en commun le vœu profond d’éveiller les esprits et ont reconnu la force de
la fiction dans ce processus d’éclairement : le conte à visée morale et philosophique, par sa
dimension fortement symbolique, incite le lecteur à faire des liens, à voir au-delà des
apparences et surtout à réfléchir par lui-même. Tel est bien le propos que Saint-Hyacinthe
développe dans Les Lettres écrites de la campagne : « Ce n'est que par la méditation, qu'on
s'instruit ; ce n'est pas en adoptant les idées des autres : quelques justes qu'elles soient, il faut
les examiner ; et ne les recevoir, que parce qu'on les trouve tellement vraies, qu'on les aurait
soutenues quand même on aurait été le premier à les avoir.1 » Montesquieu ne dit pas autre
chose : « Nous nous faisons l’esprit qui nous plaît, et nous en sommes les vrais artisans.2 » On
reconnaît ici l’impératif horatien, sapere aude, que Kant3 définit comme la devise des
Lumières. La métaphore lumineuse n’évoque plus seulement la connaissance divine et la foi,
mais bien la capacité de discernement de chacun : « Pour marcher sûrement dans une nuit
obscure, ce n'est pas assez que d'avoir aperçu de la lumière, il faut en avoir avec soi.
Comment se conduire par les Lumières de la Vérité, si on les perd d'abord de vue.4» Saint-
Hyacinthe rejoint ici Fénelon : la vérité n’est désormais plus à rechercher à l’extérieur de soi-
même, elle est intérieure. Ainsi, Fénelon, Montesquieu et Saint-Hyacinthe forment bien une
lignée d’auteurs pour qui la morale, la littérature et la démarche philosophique du
discernement sont intimement liées. Leur confiance indéfectible dans les capacités de
l’homme à s’améliorer, à lutter contre ses aveuglements et contre toute forme de servitude,
qu’elle soit subie ou volontaire, ainsi que le recours à un langage symbolique et polysémique,

1
Saint-Hyacinthe, Lettres écrites de la campagne, o .cit., p. 183
2
Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter l'esprit, dans Oeuvres complètes II, op. cit., p. 64
3
Immanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, op. cit., p. 70.
4
Saint-Hyacinthe, Lettres écrites de la cam agne, o . cit., p. 157.
247
propre à susciter une réflexion d’ordre moral et philosophique, sont les indices d’une
appréhension singulière de l’homme et du monde, proche de la démarche maçonnique.
Certes, le sous-genre ne relève pas de la littérature maçonnique, à proprement parler ;
d’ailleurs la réception des œuvres de Montesquieu, par exemple, par les francs-maçons eux-
mêmes est restée limitée. Pourtant, l’étude du sous-genre nous permet d’observer l’émergence
d’une communauté, sinon de « pensée1», du moins de démarche. Le nombre important
d’auteurs de contes moraux et philosophiques ayant plus ou moins fréquenté les milieux
maçonniques confirme notre hypothèse. On connaît les critiques de Voltaire2 à l’égard de
l’ordre. Il fut pourtant initié quelques mois avant sa mort, dans la loge des Neuf Sœurs, dont
Marmontel était membre, ainsi que Nicolas Bricaire de La Dixmerie, qui prononça son éloge
funèbre. Lezay-Marnezia, l’auteur de L’Heureuse Famille, conte moral, était académicien,
poéte et franc-maçon et a imaginé un modèle de société utopique, fondé sur la solidarité et la
vertu, dont il a tenté une mise en application aux Etats-Unis3. Fanny de Beauharnais elle-
même, l’auteur de Volsidor et Zulménie, conte our rire, moral si l’on veut, et philosophique
en cas de besoin (1776), accueillait dans son salon bleu des auteurs maçons, comme Louis
Mercier ou Cubières-Palmézeau, l’auteur de l’éloge funèbre de Bricaire de La Dixmerie, dans
la même loge des Neufs Sœurs4. Tous ces éléments sont trop nombreux pour n’être que des
coïncidences. Fénelon lui-même, n’a certes pas pu être initié, dans la mesure où la franc-
maçonnerie n’est fondée en France qu’à partir des années 17205. Mais le chevalier de
Ramsay, l’éditeur des contes de Fénelon après sa mort, a joué un rôle fondamental dans la
constitution de la franc-maçonnerie en France. En outre, il fut initié la même année (1730) et
au même endroit (la loge Horn) que Montesquieu6. Même si celui-ci se montre volontiers

1
Pour Charles Porset, « s’il fallait donc trouver un rapport idéologique entre la maçonnerie et Montesquieu, c’est
sur le terrain des idées qu’il faudrait la chercher », dans Montesquieu et l’Euro e : actes du colloque tenu à
Bordeaux du 1er au 3 décembre 2005, éd. Jean Mondot, Régis Ritz, Christian Taillard et Académie
Montesquieu, Université Michel de Montaigne, Bordeaux, 2006, p. 184.
2
Charles Porset, « Franc-maçonnerie », dans Voltaire humaniste, Paris, éditions maçonniques de France, 2002,
p. 127-150.
3
Roland Bonnel, « Le Soc s’est ennobli sous les mains d’un bon roi » - lumière, nature et bonheur à la veille de
la Révolution ou réaction nobiliaire ? Le cas de Lezay-Marnezia », Lumen, travaux choisis de la société
canadienne d’étude du XVIIIe siècle, T. XII, Edmonton, Alberta, Canada, 1993, p. 142.
4
Nicolas Bricaire de La Dixmérie, Lettres sur l'Espagne, ou Essai sur les moeurs, les usages et la littérature de
ce royaume, par feu La Dixmerie ; Précédé d'un Éloge de l'auteur et suivi d'un Précis sur les formes judiciaires
de l'Inquisition, par C. P. ; Augmenté d'une anecdote espagnole et de pièces fugitives, par Mme Fanny de
Beauharnais, Paris, Librairie économique, 1810.
5
Sébastien Galceran, « Genèse de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle », dans Les Franc-maçonneries, Paris,
La Découverte, Repères, 2004, p. 14.
6
Marialuisa Baldi, Philosophie et politique chez Andrew Michael Ramsay, trad. Nicole Brissaud et Marie Cerati,
Paris, H. Champion, 2008 ; et Charles Porset, « Montesquieu », dans Le Monde maçonnique des Lumières,
(Europe-Amériques & Colonies), Dictionnaire prosopographique, Paris, H. Champion, « Dictionnaires et
Références », n°26, 2013.
248
critique1 et ne partage pas les idées économiques du Fénelon écossais, ils ont en commun une
même expérience de l’initiation et surtout une même foi dans la capacité des arts, des lettres et
des sciences à émanciper les hommes. Dans son Discours prononcé à la réception des Free-
Maçons2, qui est paru dans une Lettre philosophique de M. de V*** avec plusieurs pièces de
différents auteurs, en 1738, Ramsay réaffirme clairement le cosmopolitisme maçonnique et
appelle de ses vœux l’édition d’une encyclopédie universelle rassemblant l’ensemble des
connaissances humaines3. Quant à Saint-Hyacinthe, aucune preuve biographique nous permet
aujourd’hui d’affirmer son appartenance à la franc-maçonnerie, mais il connaît Montesquieu,
fréquente le club de l’Entresol, il s’est installé à Londres entre 1723 et 1731, période durant
laquelle il fréquente la Royal Society4 : il est même l’un des trois parrains exigés pour
l’élection de Montesquieu. En outre, l’idée chère à Saint-Hyacinthe, selon laquelle l’étude des
« idées claires », dans les domaines religieux, politique, moral et littéraire, doit dissoudre tout
esprit de discorde5, entre en écho avec les principes maçonniques que le Chevalier Ramsay
définit dans son discours prononcé à la réception des francs-maçons : « Nous bannissons de
nos loges toute dispute, qui pourroit altérer la tranquillité de l’esprit, la douceur des mœurs,
les sentiments d’amitié, et cette harmonie parfaite qui ne se trouve que dans le retranchement
de tous les excès indécents et de toutes les passions discordantes6. »
La société utopique maçonnique, telle que la décrit Ramsay dans le même discours,
ressemble au modèle pastoral fénelonien, à la société vertueuse des Troglodytes et à la
communauté éclairée rassemblée autour du Prince Titi : « Le monde entier n’est qu’une
grande République, dont chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant. C’est
pour faire revivre et répandre ces anciennes maximes, prises dans la nature de l’homme, que
notre Société fut établie7. » Arsace et Isménie, le conte de Montesquieu, a également de

1
« 911 (2122. III, f° 350) – j’ai connu Ramsay ; c’étoit un homme fade ; toujours les mêmes flatteries ; il étoit
comme les épithètes d’Homère : tous ses héros avoient les pieds légers. », Mes pensées, dans Oeuvres Complètes
I, op. cit., p. 1249.
2
En vérité, Ramsay rédigea deux versions du discours : la première (aujourd’hui conservée à la bibliothèque
d’Epernay, ms. 124) a été lue le 26 décembre 1736 dans la loge parisienne Saint-Thomas I. La deuxième version,
plus longue et contenant le projet du dictionnaire universel, aurait dû être lue au mois de mars 1737, toujours à
Paris, lors d’une assemblée générale de l’Ordre, Marialuisa Baldi, op. cit., p. 15, note 13.
3
« On y expliquera non seulement le mot technique et son étymologie, mais on donnera encore l’histoire de la
science et de l’art, ses grands principes et la manière d’y travailler. De cette manière, on réunira les lumières de
toutes les nations dans un seul ouvrage, qui sert comme magasin général et une bibliothèque universelle de ce
qu’il y a de beau, de grand, de lumineux, de solide et d’utile dans toutes les sciences naturelles et dans tous les
arts nobles. Cet ouvrage augmentera dans chaque siècle, selon l’augmentation des lumières ; c’est ainsi qu’on
répandra une noble émulation avec le goût des Belles-Lettres et des Beaux-Arts dans toute l’Europe. », Lettre
philosophique par M. de V*** avec plusieurs pièces galantes et nouvelles de différents auteurs, nouvelle édition
augmentée de plusieurs pièces, à Londres, 1776, p. 50-51.
4
Élisabeth Carayol, op. cit., p. 117.
5
Ibid., p. 151- 153.
6
Lettre philosophique, op. cit. p. 45.
7
Ibid., p. 41.
249
nombreuses similitudes avec Les Voyages de Cyrus, que Ramsay publie en 1727. Les deux
récits, qui ont tous les deux pour cadre les royaumes plus ou moins mythiques de la Perse
(Médie, Assyrie,…), tracent le parcours du prince avant sa prise de pouvoir : Cyrus voyage à
travers l’Égypte, la Grèce, découvre Babylone, afin d’être instruit des lois positives des
différents états, mais également de leurs légendes et de l’histoire des hommes ; il réfléchit, par
la comparaisons des régimes et des mœurs, au meilleur gouvernement possible, comme plus
tard le prince Titi. Les maximes morales, politiques et philosophiques qui émaillent
l’ensemble du texte entrent en écho avec celles insérées dans le conte de Montesquieu, effets
d’échos renforcés par les noms des personnages : dans le récit de Ramsay, le confident de
Cyrus est nommé Araspe, dans le conte de Montesquieu, Arsace raconte sa vie à Aspar. De
plus, Ramsay insère au cœur de son récit des réflexions générales de politique, de
philosophie, mais aussi de littérature.
Pour Solon, par exemple, le poète doit unir le plaisir et l’instruction, mais en
philosophe, et non en moralisateur : « On doit peindre l’homme tel qu’il est, et tel qu’il paroît
dans son naturel et dans ses déguisemens, afin de présenter à l’esprit un tableau conforme à
l’original, où l’on voit presque toujours le contraste bizarre de défauts, et de vertus.1» Ramsay
formule ici les principes qui régissent les contes de Fénelon, de Montesquieu et de Saint-
Hyacinthe : montrer les hommes tels qu’ils sont, dans toutes leurs contradictions, et par la
formulation et la mise en forme de ces contrastes, susciter la pensée du lecteur. En outre, pour
Ramsay, la poésie, comme le théâtre, la mythologie ou même les hiéroglyphes égyptiens ont
une fonction morale et philosophique grâce au langage symbolique auquel ils ont recours : les
hommes ne peuvent voir ce qui les aveugle, à savoir l’amour-propre et les passions
destructrices ; seul le détour par les symboles peut les éclairer sur leurs faiblesses. L’art et la
littérature rejoignent alors le langage symbolique maçonnique : « Nous avons des secrets,
écrit Ramsay dans le Discours prononcé à la réception des Free-maçons ; ce sont des signes
figuratifs et des paroles sacrées, qui composent un langage tantôt muet et tantôt très éloquent,
pour se communiquer à la plus grande distance, et pour reconnaître nos confrères de quelque
langue ou quelque pays qu’ils soient.2» Le langage hermétique est donc à la fois un signe de
reconnaissance universel, et un tremplin à la réflexion morale et philosophique. De la même
façon, la fiction littéraire, grâce à sa dimension symbolique, est elle aussi un moyen d’accéder
à une vérité, non pas révélée, mais humaine, comme l’affirme le chevalier de Ramsay, dans
son Discours sur la poésie épique (1734). Comme Fénelon, il reconnaît que les résistances
naturelles empêchent l’homme de voir la vérité en face, « tout nue » : « La beauté simple et

1
Andrew Michael Ramsay, Les Voyages de Cyrus, op. cit., p. 116.
2
-, Lettre philosophique, op. cit., p. 49.
250
immuable de la vertu ne le touche pas toujours. Il ne suffit point de lui montrer la vérité, il
faut la peindre aimable.1 » Ce sont les faiblesses humaines qui rendent nécessaires
l’éloquence et la poésie, c’est-à-dire les « sciences qui sont du ressort de l’imagination ».
Ramsay reprend ici les réflexions de Fénelon et de Montesquieu sur le recours au sensible
comme moyen de faire naître la vertu. En outre, il ne lit pas L’Odyssée, L’Illiade et Les
Aventures de Télémaque comme des allégories, mais comme des récits symboliques de la
destinée humaine. Les héros ne sont pas des modèles exemplaires inégalables ; ils sont au
contraire confrontés aux mêmes obstacles que le commun des mortels : « [le poète] ne rend
pas son imitation impossible, en lui donnant une perfection sans tache : mais il excite notre
émulation en nous mettant devant les yeux l’exemple d’un jeune homme, qui, avec les mêmes
imperfections que chacun sent en soi, fait les actions les plus nobles et les plus vertueuses.2 »
Les propos de Ramsay témoignent de l’évolution du rapport entre la fiction et son public, au
tournant des XVIIe et XVIIIe siècles : si la fiction entend bien conserver un rôle dans
l’éducation morale du lecteur, celle-ci n’est plus considérée comme la délivrance d’un savoir
ou comme la révélation d’une vérité. Il s’agit désormais de mettre le lecteur en capacité de
trouver lui-même et par lui-même le juste, ce que les auteurs nomment la « loi naturelle », car
elle est universelle. Cette compréhension, à la fois rationnelle et sensible, nécessite une
démarche particulière, à savoir une lecture heuristique des signes et un dialogue interprétatif,
soit avec soi-même, soit avec autrui. La découverte de ce qui nous aveugle et nous asservit,
c’est-à-dire l’émergence d’un sujet libre et autonome, passe nécessairement par une
médiation, représentée soit par une communauté de personnes mues par le même désir de
s’améliorer et par le même souci de vérité, soit par les livres, que Montesquieu compare lui-
même à une compagnie3. De la même façon que les échanges et la formation du goût sont
capables de changer une société4, de même, la littérature en général, et le conte à visée morale
et philosophique en particulier, peuvent conduire le lecteur à modifier son point de vue sur le
monde et sur lui-même.

1
-, Discours de la oésie é ique et de l’excellence du oème de Télémaque, dans Les Avantures [sic] de
Télémaque, fils d’Ulysse, ar feu messire François de Salignac de la Mothe Fenelon, nouvelle édition conforme
au manuscrit original et enrichie en figures en taille-douce, Amsterdam/ Rotterdam, Wetstein , G Smith et J.
Hofhout, 1734, p. I.
2
Ibid., p. IX.
3
Les lives « sont une espèce de société que l’on se donne ; mais chacun les choisit à sa mode. Ceux qui lisent de
bons livres sont dans le cas de ceux qui vivent en bonne compagnie. Ceux qui en lisent de mauvais sont comme
ceux qui la voient mauvaise, et qui, tout au moins, y perdent leur temps.», Montesquieu, Essai sur les causes qui
peuvent affecter l'esprit, dans Oeuvres complètes II, op. cit., p. 62
4
« Plus les peuples se communiquent, plus ils changent aisément de manières, parce que chacun est plus un
spectacle pour un autre ; on voit mieux les singularités des individus. Le climat qui fait qu’une nation aime à se
communiquer, fait aussi qu’elle aime à changer ; et ce qui fait qu’une nation aime à changer, fait aussi, qu’elle se
forme le goût. », Montesquieu, De l’es rit des lois, Livre XIX, chap. 8, op.cit., p. 560.
251
252
III. Troisième partie

Poétique de l’imbrication :
Crébillon, Diderot, Rousseau

253
254
Introduction : La structure enchâssée
Le conte à visée morale et philosophique poursuit le vœu des fabulistes et des
conteurs du Grand Siècle, à savoir œuvrer à l’éducation morale du lecteur, mais non plus en
moraliste, ou pire en moralisateur, mais en philosophe : le but est de le conduire à porter un
regard nouveau sur ce qui l’entoure, à distinguer le faux d’avec le vrai, à saisir les procédés de
manipulation, afin d’être vigilant à leur égard, en somme à penser par lui-même. Pour ce faire,
le lecteur ne doit pas être à l’écoute d’une leçon de morale, même transmise sous l’apparence
d’une fiction, il doit vivre une expérience singulière qui lui donne la méthode et l’habitude de
lire entre les lignes et de s’interroger sur l’envers du décor qui lui est présenté. C’est
pourquoi, la dimension morale et philosophique de ces contes réside dans la démarche
herméneutique qu’ils induisent. Celle-ci est intimement liée au dispositif de l’emboîtement,
qui peut, comme on l’a vu, caractériser le sous-genre : la structure enchâssée et la mise en
recueil en sont les deux modalités. Certes une telle composition n’est pas récente et elle
définit même le conte de fées, né à la fin du XVIIe siècle. La constitution des recueils et les
scénographies de contage expriment la volonté de ce nouveau genre de concilier deux
pratiques orales : la tradition des contes folkloriques et celle de la conversation mondaine.
L’insertion de contes, soit dans un ensemble d’autres textes, soit au cœur-même d’un roman,
d’une nouvelle ou même d’un conte, mime ainsi un usage social. En outre, la rupture du récit-
cadre par une histoire explicitement fictive renforce les effets de réel, voire participe à une
stratégie de séduction. Mais l’emboîtement tel qu’il est utilisé dans les contes de fées et les
nouvelles galantes est bien différent de celui du conte philosophique. La rupture de l’illusion
fictionnelle emporte ici le lecteur dans un double mouvement : il adhère dans un premier
temps à la fiction, mais le rappel régulier de la fictionnalité de l’histoire (par le découpage en
chapitres, par les interventions des auditeurs, ou par l’ironie du narrateur) rompt
l’enchantement et réveille la conscience du lecteur. Un tel dispositif fait du conte un
laboratoire de tous les discours, y compris de la fiction elle-même : le lecteur assiste au
montage et au démontage des croyances et il est conduit à s’interroger sans cesse sur ce qu’il
voit et sur ce qu’il croit. En ce sens, le conte philosophique devient un outil épistémologique :
il est porteur d’une connaissance dans la mesure où il transmet une vérité, comprise ici
comme envers de l’illusion, et il est un lieu de réflexion et d’expérimentation sur la
connaissance elle-même.

255
256
III.I. Crébillon, le conte philosophique
comme laboratoire de la fiction

Tout au long du XVIIIe siècle, deux circuits littéraires complémentaires auraient


contribué à miner la confiance envers l’ordre établi : d’un côté les Lumières, qui se seraient
adressées à la raison d’une élite lettrée, de l’autre les libelles, utilisés comme expression et
moyen de diffusion de la colère du peuple à l’égard de la monarchie : ces écrits développent
des attaques violentes contre des individus qui détiennent prestige et pouvoir (ministres,
courtisans, membres de la famille royale). Certes ces textes satiriques, vendus « sous le
manteau1 », n’appellent pas à une révolution. Pour autant, ils contribuent à désacraliser les
symboles et à dégonfler les mythes de la monarchie. Les contes parodiques et satiriques de
Crébillon, comme ceux de Diderot ou de Rousseau, sont souvent lus dans cette perspective,
comme en témoigne le sous-titre « cacouac », attribué au conte de Rousseau. Les contes de
Crébillon, Tanzaï et Néardané, histoire japonaise (1734), Le Sopha, conte moral (1742), et
Ah quel conte!, conte astronomique et politique (1754)2 semblent eux aussi participer à ce
mouvement de remise en cause du despotisme par la satire : le premier a valu à Crébillon cinq
jours à Vincennes et le second un exil de douze années, hors de la République des Lettres.
Leur réputation sulfureuse et subversive a été à l’origine de leur succès au moment de leur
parution. Voltaire lui-même souligne l’audace de « l’enfant » Crébillon : « Je n’ai point lu le
conte du jeune Crébillon. On dit que si je l’avais fait, je serais brûlé : c’est tout ce que j’en
sais » (lettre au comte d’Argenval, vers le 10 décembre 1734 3). On a même attribué à
Crébillon l’écriture d’un pamphlet, les Amours de Zéokinizul, roi des Kofirans, ouvrage
traduit de l’arabe du voyageur Krinelbol (1746), à cause de l’anagramme de l’auteur. Ce
texte est explicitement un récit à clés (sa lecture est codée, et facilement décodable,
notamment grâce à l’index final4) et il aurait inspiré Moufle, l’auteur d’une compilation
fortement critique des anecdotes de la cour, la Vie privée de Louis XV, ou principaux

1
Robert Darnton, « Un commerce de livres ‟ sous le manteau ” en province à la fin de l’Ancien Régime », dans
Bohème littéraire et révolution, le monde des livres au XVIII e siècle, Paris, Gallimard, 1983, p. 170.
2
Les citations extraites de ces contes ont été prises dans les éditions suivantes : Tanzaï et Néardané, dans
Crébillon, Œuvres com lètes, T. I, éd. Jean Sgard, Paris, Classiques Garnier, 1999 ; Le Sopha, conte moral, éd.
Françoise Juranville, Paris, GF-Flammarion, 1995 ; Ah quel conte! et Les Amours du roi Zéokinizul, dans
Crébillon, Œuvres com lètes, T. III, éd. Jean Sgard, Paris, Classiques Garnier, 2001.
3
Correspondance, éd. T. Besterman, t. III, Genève-Toronto, 1969, lettre D 813, p. 88, cité par Ernest Strum,
« L’Écumoire devant les critiques », dans L’Écumoire ou Tanzaï et Néardané, histoire ja onaise, A.G. Nizet,
Paris, 1976, p. 82.
4
Voir ci-dessus p. 34.
257
événements, particularités, et anecdotes de son règne1, réédité au moins quatre fois entre
1781 et 1785. Pourtant, la comparaison des contes de Crébillon et de ce récit à clefs met en
évidence les différences de leurs pactes de lecture, et partant de leur efficacité. Plus qu’un
simple satiriste, Crébillon est reconnu aujourd’hui comme un moraliste2, chroniqueur
impitoyable des dévoiements et de la corruption des mœurs de son temps, voire comme un
partisan des Lumières, dont la visée philosophique s’exprimerait à l’intérieur-même de ses
contes : « On y sent partout un esprit des Lumières, une confiance dans la raison, une audace
tranquille, une impertinence latente qui rappellent Fontenelle, Montesquieu et Voltaire3»,
selon Jean Sgard. Les contes de Crébillon témoigneraient-ils d’une évolution, conduisant de
l’élan subversif à l’« esprit philosophique » ?
Tanzaï et Néardané, histoire japonaise, connu sous le titre de L’Écumoire,
s’annonce, dès l’introduction, comme le produit de six traductions successives d’un
« fragment » de l’histoire des Chéchaniens, écrit par son chroniqueur, Kiloho-Eé. Lorsque
l’histoire commence, elle a toutes les caractéristiques d’un conte de fée traditionnel, construit
sur un méfait initial qui sera réparé au terme du double parcours initiatique des héros. Le
prince Tanzaï, amoureux de Néardané, a désobéi à l’ordre du destin qui lui avait interdit de se
marier avant l’âge de vingt ans. Sa marraine, la fée Barbacela, lui donne une écumoire, qu’il
devra faire lécher à une vieille femme et au grand-prêtre Saugrenutio, pour conjurer le sort et
le protéger contre le ressentiment de la fée Concombre. Alors qu’il s’apprête à consommer sa
nuit de noces, Tanzaï se découvre impuissant, l’écumoire ayant remplacé son sexe. Il parvient
à être désenchanté d’abord par une fée au chaudron puis par la monstrueuse fée Concombre
avec qui il est contraint de passer la nuit. À l’intrigue amoureuse et féerique vient se mêler
une intrigue politico-religieuse : le père de Tanzaï, Céphaès, veut convaincre Saugrenutio, le
Grand Prêtre, de lécher l’écumoire pour que le sort que subit son fils soit levé. Une telle
humiliation pousse Saugrenutio à s’en remettre d’abord au clergé puis au parlement et en
appelle même à la révolution. Dans la deuxième partie du conte, Néardané a perdu à son tour
son sexe, qu’elle retrouve après un séjour sur l’île du Génie Jonquille. La fée Moustache
raconte son histoire à Tanzaï et Néardané, qui comprennent alors qu’ils sont les marionnettes
des deux génies qui règlent, par leur médiation, leurs différends. Néardané a ainsi la mission
d’aller au palais de Jonquille pour désenchanter Cormoran, le prétendant de la fée Moustache,
que le génie avait enchanté par jalousie. Au terme du double adultère auquel le destin les a
contraints, les époux se retrouvent dans Chéchian où les deux partis en conflit ont trouvé

1
Robert Darnton, Le Diable dans un bénitier : l’art de la calomnie en France, 1650-1800, trad. Jean-François
Sené, Paris, Gallimard, 2010, p. 349.
2
Jean Sgard, Crébillon fils : le libertin moraliste, Paris, Desjonquères, 2002.
3
-, introduction à Tanzaï et Néardané, op.cit., p. 251.
258
finalement un accommodement. Le conte se termine de manière topique par l’union des deux
héros, aboutissement de leur parcours initiatique. Les épreuves que Tanzaï et Néardané
subissent conduisent le premier à adoucir son rigorisme à l’égard de Néardané et la seconde à
reconnaître que la vertu dont elle est si fière est une marque de vanité, elle cède à une
« délectation victorieuse » avec Jonquille qui la rend plus humble. Selon Jean Sgard, « l’un et
l’autre sont sortis de l’orbe des fées pour accéder à la véritable humanité ; c’est une véritable
conversion1». En ce sens, il s’agit bien d’un conte moral car ces parcours se font au prix de
cas de conscience douloureux. Le désenchantement des deux héros, topos du conte de fée,
prend ici un sens moral : il est alors synonyme de désillusion et d’acceptation de la
complexité humaine.
Le Sopha, conte moral, quant à lui, s’inscrit dans la continuité des Mille et Une Nuits.
Le récit est présenté comme un extrait de la « grande Histoire des Indes » dont Schah-Baham,
le petit-fils de Schéhérazade, et la sultane sont les héros. Ces derniers écoutent et commentent
le récit de la métempsycose d’Amanzeï, qui a du s’incarner en plusieurs sofas, sur l’ordre de
Brama, pour le punir de sa débauche. Seule l’union de deux amants vivant leurs prémices
permet à Amanzeï de retrouver une forme humaine. La structure d’ensemble souligne la
dimension initiatique du récit : l’errance de l’âme Amanzeï s’apparente à une série de mises à
l’épreuve. Or qu’a appris Amanzeï ? Son récit témoigne d’une grande lucidité sur les illusions
des amants qu’il a vu défiler, mais également d’une prise de conscience de son propre
aveuglement. Il est en effet conscient que ce n’est pas son ardeur spirituelle qui est la cause du
plaisir de Zeïnis, mais le souvenir de son amant : « la sympathie des âmes n’était qu’une
illusion2». Il expérimente ainsi les affres de la frustration, dans la mesure où la belle donne à
Phéléas, son jeune amant, ce qu’Amanzeï avait imaginé. En outre, le récit d’Amanzeï insère
en son sein ceux des personnages qui racontent eux-mêmes leurs aventures libertines (c’est le
cas notamment d’Almaïde au chapitre IX et de Zulica au chapitre XV) et il est sans cesse
interrompu par les commentaires du sultan et de la sultane. Les titres des chapitres, ironiques
et métatextuels, aussi bien dans Tanzaï et Néardané que dans Le Sopha font entendre une
instance narrative supplémentaire entre le conte et l’auteur :

1
Ibid., p. 259.
2
Jean-François Perrin, « Le fantasme de suppléance : l’imaginaire du désir et le libre arbitre selon Crébillon »,
dans Songe, illusion, égarement dans les romans de Crébillon, éd. J. Sgard, Grenoble, Ellug, 1997, p. 67.
259
Tanzaï et Néardané Le Sopha

« le moins amusant du livre » (II, 18) « le moins ennuyeux du Livre (I, 1)


« qui ne sera peut-être pas entendu de tout le « qui ne plaira pas à tout le monde » (I,2)
monde » (II, 24)
« comme le précédent » (II, 25) « le même à peu près que le précédent » (II, 12)
« qui fera bailler plus d’un lecteur » (III, 3) « qui n’amusera pas ceux que les autres ont
ennuyés » (II, 15)
« qui apprendra aux prudes qu’il est des « qui apprendra aux femmes novices, s’il en est,
occasions dangereuses » (IV, 12) à éluder les questions embarrassantes » (II, 17)

La structure de Ah quel conte ! conte astronomique et politique est encore plus


complexe, conservant les traces des nombreuses réécritures que Crébillon en a faites. Le conte
est une suite du Sopha dans la mesure où l’on retrouve les mêmes personnages-auditeurs,
Schah-Baham et la sultane, qui écoutent cette fois-ci le conteur Moslem. Le noyau initial
(écrit entre 1739-1744) raconte les aventures de Schézaddin (personnage androgyne, mi-
Schéhérazade, mi-Aladin), récit construit, comme Tanzaï et Néardané, en deux parties. En
pleine forêt, le prince et son ministre, Taciturne, traversent un rideau d’or qui les fait pénétrer
dans la cour du Roi Autruche, composée uniquement de volatiles. Schézaddin tombe alors
sous le charme d’une Oie, Mandaïde. Le prince et son ministre, Taciturne, écoutent les
aventures du Roi Autruche. Ce dernier leur raconte sa défaite dans une guerre loufoque contre
un général en chef-Tête à perruque, commandant des soldats d’émail : il explique ainsi les
motifs de l’enchantement subi par sa cour et les conditions du désenchantement. Comme dans
Tanzaï, l’épreuve du héros doit permettre de résoudre les deux intrigues, l’une amoureuse et
l’autre politique. Mais le désenchantement promis n’aura pas lieu : le mariage ridicule n’était
qu’une fausse épreuve, inventée par le roi Autruche. Schézaddin doit subir la véritable
épreuve (prendre un lavement d’essence de bergamote). Aidé par une fée-marraine, il parvient
à trouver le bonheur dans le mariage et le pouvoir absolu sur l’univers entier. Dans une
seconde période d’écriture (1744-1752), Crébillon ajoute un épisode antérieur de la vie de
Schézaddin, au début du récit, à savoir ses amours avec la Fée Tout-ou-Rien. Dans cette
première partie, le prince Schézaddin, déçu des femmes, refuse de se marier. La Fée Tout-ou-
rien décide de le piéger et fait en sorte qu’il tombe amoureux d’elle en apparaissant dans ses
rêves. La révélation de la supercherie rompt l’idylle et pousse Schézaddin à quitter son
royaume avec son ministre Taciturne. Crébillon ajoute un autre récit parallèle à
l’autobiographie du roi Autruche : les confessions d’une reine-grue, férue de physique, qui
tient salon à Taciturne et lui raconte une série de fiascos amoureux et l’impuissance de ses
amants. La seconde réécriture modifie également la fin topique et supprime notamment les
scènes scatologiques : de retour chez lui, Schézaddin cherche à convaincre le conseil et ses
260
ministres d’accepter son mariage avec une étrangère (la princesse-oie). L’intrigue politique se
mêle alors à l’intrigue amoureuse, comme dans Tanzaï et Néardané : le prince doit faire face
aux séditions et à la calomnie. Il apprend que Mandaïde a été enlevée et part à sa recherche.
Le conte reste inachevé.
Les trois contes ont ainsi en commun de mêler la féerie et un cadre oriental, la satire
politique et l’analyse du sentiment amoureux et du désir, et surtout d’être construits selon une
structure emboîtée, caractéristique de l’énigme. Les insertions de discours rappellent sans
cesse au lecteur l’origine de l’énonciation et donc sa dimension subjective, ce dispositif
favorisant l’éclairement des consciences.

III.I.1. De l’allégorie politique au conte philosophique

On a coutume d’attribuer à Crébillon Les Amours de Zéokinizul, roi des Kofirans,


libelle tournant en dérision les amours de Louis XV avec les filles du marquis de Nesle et la
guerre de Pologne. Ce pamphlet a effectivement de nombreux points communs avec les
contes orientaux de Crébillon, qui peuvent être lus comme des fables, l’histoire orientale
n’étant que le voile d’une critique acerbe du despotisme. Les contemporains de Crébillon se
sont d’ailleurs empressés à chercher les applications de ses contes. Ainsi, le manuscrit d’Ah
quel conte ! conte astronomique et politique (1754), écrit d’abord vers 1739 et destiné à la
reine d’Espagne Elisabeth Farnèse, a été lu comme le récit des amours de Louis XV, de son
mariage inattendu avec la polonaise Marie Leszczynska1 et des invraisemblables histoires du
roi Stanislas, son père. Ce dernier est ridiculisé sous les traits du Roi Autruche dont la fille,
une belle Oie, tombe amoureuse de Schézaddin. La reine des îles de Crystal, cousine du roi
Autruche, serait une caricature de la duchesse du Maine. En outre, on peut reconnaître les
allusions au mariage de Louis XV (1724/1725), à la guerre de succession de Pologne et au
siège de Dantzig dont Stanislas s’échappa de justesse et de manière rocambolesque (1734). À
l’origine, Crébillon destinait cette histoire allégorique à la souveraine espagnole, mettant en
scène des personnages qu’elle avait de fortes raisons de haïr 2. Le conte rejoint donc bien les
pamphlets, qui utilisent un cadre oriental pour critiquer les amours royales et la débauche de

1
Le parti des opposants à ce mariage fait courir le bruit qu’elle a les pieds palmés, selon Régine Jomand-Baudry,
Introduction de Ah quel conte !, op.cit., p. 279.
2
« En effet, malgré l’amélioration des relations diplomatiques entre la France et l’Espagne autour du mariage, en
1739, de l’infant Philipp avec la fille aînée du roi de France (Madame Première), le ressentiment d’Elisabeth
Farnèse envers la famille royale française persistait, surtout à l’égard de la reine et de son père Stanislas. Elle
n’avait pas oublié le renvoi brutal, en 1725, de la jeune infante Marie-Anne Victoire, promise à Louis XV dès
1721.», ibid.
261
la cour. Mais les nombreuses réécritures du conte1 estompent progressivement la critique
directe et opacifient l’allégorie : tandis que le libelle suppose une équivalence univoque entre
la fiction et sa cible réelle, les contes de Crébillon proposent quant à eux une richesse de sens
qui relance sans cesse le processus herméneutique.
Le Sopha, conte moral a lui aussi toutes les apparences d’un conte satirique
allégorique, les premiers chapitres offrant une galerie de figures facilement identifiables à
l’époque2 : pour Frédéric II qui poursuivait sa lecture du Sopha en 1759, Mazulhim, par
exemple, n’était autre que Richelieu ; mais en 1731, on y voyait une caricature de Maurepas.
Ce conte vaut à Crébillon un exil forcé de douze ans, hors de la sphère de la République des
Lettres : les censeurs ont mal vu cette récidive après l’affaire du Tanzaï. Ce conte, qu’on on
s’appliquait à lire comme un récit à clés, avait déjà conduit Crébillon à Vincennes pour
obscénité et immoralisme. Dans une lettre du 5 décembre, Marais annonce la publication de
l’ouvrage : « Nous avons des contes chinois qu’on attribue à Crébillon le fils. Ils sont
défendus pour les obscénités et certains portraits dont on fait facilement des applications 3».
Sur quoi porte le blâme ? On reproche à Crébillon l’emploi d’images obscènes (notamment
celle de l’écumoire) et une impertinence revendiquée à l’égard des autorités religieuses. Il fait
effectivement apparaître la sagesse divine sous les traits d’un Singe, dont les oracles sont
transmis par Saugrenutio, le Grand Prêtre, chef des Sacrificateurs. On a vu dans ce
personnage une caricature du cardinal de Rohan, dont Saint-Simon fait un portrait similaire
dans ses Mémoires : le conte et le récit autobiographique développent la même charge contre
ce personnage plus préoccupé de ses intérêts personnels que du culte 4. Les conflits entre le roi
Céphaès et le grand Prêtre, qui refuse de se plier aux ordres arbitraires royaux, évoque
l’affaire de la Bulle Unigenitus, « décret terrible », par lequel Louis XIV avait cru pouvoir
venir à bout du jansénisme5. Mais comme le note Raymonde Robert6, si à l’époque où le
conte de Crébillon paraît, le revirement du cardinal de Rohan a sans doute été oublié, celui du
cardinal de Noailles, l’ardent défenseur des positions jansénistes, vient de faire grand bruit :
l’ironique conte de fées entremêle les allusions aux deux ecclésiastiques. Crébillon ne raconte
donc pas l’histoire de la querelle sur vingt ans. Il montre plus précisément la mise en place
d’un mécanisme insidieux et diabolique, qui va empoisonner la vie publique pendant

1
Régine Jomand-Baudry, « La genèse de Ah quel conte ! de Crébillon fils ou la fabrique du conte », dans Le
Conte merveilleux au XVIIIe siècle, une poétique expérimentale, op. cit., p. 89.
2
Jean Sgard, Crébillon fils : le libertin moraliste, op. cit., p. 114-115.
3
Correspondance littéraire du président Bouhier, éd. Henri Duranton, université de Saint-Etienne, n°13, 1987,
p. 200, cité par Jean Sgard, Introduction de Tanzaï et Néardané, op. cit., p. 243.
4
Raymonde Robert, op. cit., p. 270.
5
Ernest Sturm propose une chronologie de l’affaire dans son édition de L’Écumoire ou Tanzaï et Néardané,
histoire japonaise, op. cit., p. 68-69.
6
Raymonde Robert, op.cit., p. 271.
262
longtemps : décret arbitraire, « saugrenu », issu de la puissance royale, mortification d’un
prélat et de quelques-uns de ses partisans, appel au clergé et aux parlementaires,
accommodement et perpétuation du conflit, déclenché en 1713, sous Louis XIV, repris
ensuite autour du régent (entre 1715 et 1720), puis autour de Louis XV (entre 1730 et1733).
La superposition de faits chronologiquement distincts, l’assimilation de plusieurs
personnalités en un même personnage font du conte un outil de modélisation des mécanismes
de corruption et de manipulation : Crébillon construit un modèle de la royauté de droit divin,
pour en montrer le fonctionnement. Par conséquent, le conte dépasse le récit à clés car,
comme l’affirme Crébillon lui-même dans la préface des Égarements du cœur et de l’esprit,
« les applications n’ont qu’un temps ; ou l’on se lasse d’en faire, ou elles sont si futiles
qu’elles tombent d’elles-mêmes1». Assurément, la lecture des contes de Crébillon ne se réduit
pas au simple décodage des libelles : ils superposent les strates de significations, brouillant
ainsi le rapport entre le mot et la chose.
Cet effet de surcharge de sens est frappant au niveau du portrait des personnages, qui
ne peuvent se laisser enfermer dans une interprétation univoque. C’est le cas, par exemple, de
la fée Concombre, la tentatrice de Tanzaï, qui apparaît sous la forme d’une chouette :
C’était elle en effet qui pour le recevoir plus décemment, avait orné ses oreilles de
chouette des plus belles pierreries. […] Au milieu de ce paquet ridicule était une sorte de
visage où l’on distinguait des yeux éraillés, rouges et éperonnés. Un nez d’une grandeur
énorme, et couvert de verrues, allait se perdre tendrement dans une bouche lâche et
enfoncée, qui laissait pendre des lèvres violettes, et présentait aux yeux une mâchoire
dégarnie qui, par laps de temps, avait même perdu son coloris naturel. Ses joues
pendantes reposaient mollement sur son oreiller ; une quantité innombrable de mouches
et d’assassins de différentes espèces, couvrait une peau noire et tachetée, dont les rides et
la lividité perçaient au travers de la pommade huileuse qui les déguisait2.

Ce portrait fonctionne comme une anamorphose, qui change d’aspect selon l’angle
de vue choisi. Ainsi, les contemporains de Crébillon y ont vu une caricature de la duchesse du
Maine. La surenchère des détails lexicaux de la toilette et la parodie du style précieux
confèrent effectivement au portrait une forte charge satirique. Le narrateur ironise sur le
décalage entre les efforts portés sur l’apparence et la réalité physionomique : les fleurs, les
coiffes et autres mouches ne sauraient complètement dissimuler la laideur du visage, plus
proche du règne animal que de l’humain. Le style hyperbolique de la caricature rejoint celui
de la féerie : l’indice des « plus belles pierreries » qui ornent ses « oreilles de chouette », nous
rappelle subrepticement qu’il s’agit d’une fée qui apparaît sous l’apparence animale. D’autres
références intertextuelles viennent se superposer. L’évocation du « nez d’une grandeur

1
Les Égarements du cœur et de l’es rit, préface, dans Crébillon, Œuvres com lètes, T. II, éd. J. Sgard, Paris,
Classiques Garnier, 2000, p. 70.
2
Tanzaï et Néardané, op.cit., p. 317-318.
263
énorme », de la « bouche lâche » associée à la « voix rauque et cassée » de la chouette
rappelle indéniablement le conte de Perrault : Tanzaï, prince impuissant, est ainsi ramené au
rang de Petit Chaperon Rouge, prêt à se laisser piéger par le loup-Fée Concombre. Cet
exemple montre ainsi que les personnages crébilloniens sont de véritables palimpsestes et ne
peuvent se laisser enfermer dans une interprétation allégorique.
Le personnage de Taciturne, le ministre de Schézaddin, dans Ah quel conte ! montre
lui aussi les limites de la lecture allégorique. Il se fait passer d’abord pour un bel esprit, puis
pour un savant, il se pique de géométrie et de physique, il est ambitieux tout en donnant
l’apparence d’un indifférent. On a pu y voir une caricature de Maupertuis, alors que certains
de ses traits font penser à La Mettrie, à Maurepas, ou au duc de Richelieu. Mais il est aussi
une caricature du petit-maître anglais, voire un représentant de l’ensemble de l’humanité,
comme le suggère la phrase qui clôt le portrait : « Ce Taciturne enfin, paraissait le personnage
du monde le plus singulier, et était en effet, l’homme le plus ordinaire, peut-être, qu’on eût
jamais vu.1 » Crébillon joue sur le sens des mots et tourne en dérision l’arrogance du petit-
maître qui cherche toujours à s’extraire du lot commun. Paradoxalement, cette vanité, cause
de l’insatisfaction permanente du personnage et de sa pudibonderie (il refusera jusqu’au bout
les avances de la reine des Iles Crystal), est le défaut le mieux partagé du monde. Sujet aux
vapeurs et à la migraine, il est la figure même du mélancolique, que le mal-être, l’ennui de soi
rend aigri, méchant car malheureux : « À considérer cependant tout ce qu’il lui en coûtait pour
se faire un nom, il fallait qu’il eût intérieurement le malheur de ne penser pas de lui-même,
aussi bien qu’il semblait le croire.2» La construction emboîtée de la phrase, caractéristique de
la plume de Crébillon3, met en évidence l’opposition entre la conviction intérieure du
personnage et l’apparence qu’il veut donner. Par conséquent, le personnage de Taciturne ne
saurait être enfermé dans sa fonction de caractère, il dépasse l’allégorie, dans la mesure où
même le rôle qu’il joue lui échappe.
Ainsi, le conte tourne en dérision toute lecture allégorique. Un tel déchiffrement, qui
consiste à chercher sans cesse un sens caché, voire à imposer une interprétation, est une
posture dogmatique. Cette lecture est la plupart du temps incarnée par le sultan, aussi bien
dans Le Sopha, que dans Ah quel conte !, comme le montre la réaction de Schah-Baham lors
du portrait de Taciturne. Alors que le sultan cherche le sens caché sous l’histoire, veut
comprendre les allusions (« je veux chercher à qui ressemble ce portrait-là », « il y a sûrement

1
Ibid., p. 303.
2
Ibid.
3
Bernadette Fort, Le Langage de l’ambiguïté dans l’œuvre de Crébillon fils, Paris, Klincksieck, 1978, p. 84.
264
ici quelqu’un que, sous le nom de Taciturne, le Vizir a voulu peindre1 »), la sultane rappelle
ironiquement la dimension fictionnelle du personnage : à qui ressemble un personnage de
fiction ? À un personnage de fiction bien sûr. Une telle affirmation, qui tombe sous le bon
sens, souligne la vanité de la quête d’un sens caché univoque. Si le sultan traite la sultane de
« dupe », c’est tout de même sur lui que porte l’ironie. C’est donc la lecture qui cherche à tout
prix une référentialité à la fiction qui est ici ridiculisée. Mais cette tyrannie du sens n’est pas
seulement vaine, elle apparaît même dangereuse, comme l’illustre l’épisode des comètes.
Schah-Baham prend au pied de la lettre le conte étiologique et il veut imposer cette
explication non seulement aux astronomes, mais à l’ensemble de ses sujets, parodiant ainsi
l’Inquisition :
Je vais donner un édit, par lequel j’ordonnerai que dans le mois, tous mes sujets, de
quelque qualité, et condition qu’ils soient, aient à croire aux comètes, conformément à la
manière, ou façon du Roi Autruche sous telle peine pour les contrevenants qu’il me plaira
ordonner : et nous verrons qu’il sera si difficile de venir à bout des incrédules, et de quel
droit l’on se donnera les airs de révoquer en doute une chose que je veux bien croire, moi,
qui, je vous demande pardon du peu, n’ai que l’honneur d’être Sultan2.

Le sultan est à la fois ridicule et inquiétant : crédule mais autoritaire, il s’inscrit bien
dans la lignée de Schahriar, le sultan sanguinaire, dont Schéhérazade cherche à désamorcer la
violence, par la parole et le conte. Les contes de Crébillon, comme Les Mille et Une Nuits,
figurent ainsi le conflit entre un pouvoir arbitraire et violent, qui impose un ordre et une
signification aux choses, et la force libératrice du conte. Le sultan des contes de Crébillon
incarne assurément une posture despotique et dogmatique : il menace les conteurs de
châtiment et de mort s’ils ne répondent pas à ses désirs, les censure, leur commande un
rythme de narration et va jusqu’à imposer ses propres croyances, ses propres interprétations.
L’ironie du narrateur tourne en dérision les commentaires du sultan, notamment lorsqu’il
cherche des clés au récit de Moslem : « le Vizir voulut en vain se défendre de ce que lui
imputait le Sultan. Du caractère dont était Schah-Baham, était-il possible qu’il ne crût pas aux
allusions ?3 ». Le narrateur dénonce ainsi un régime fondé sur la crainte, la calomnie, la
méfiance généralisée, où tout est interprété, et surtout mal interprété, mais sans que jamais on
s’interroge sur sa propre interprétation. Cette intervention de l’instance narrative, supérieure
au conteur lui-même, dénonce la lecture allégorique comme l’expression d’un pouvoir
absolutiste et aliénant.

1
Ah quel conte!, op.cit., p. 304.
2
Ibid., p. 443.
3
Ibid., p. 304.
265
Dans Ah quel conte!, cette remise en question de la quête sclérosante d’un sens
unique s’exprime à travers la parodie des lectures érudites et des notes infrapaginales1, dont
l’absurdité comique rappelle Le Chef d’œuvre d’un inconnu de Saint-Hyacinthe (1714). Le
vizir anticipe ainsi les attentes du sultan :
[…] je n’ignore pas qu’il y a dans ce que j’ai déjà raconté à Votre Majesté, des choses
d’une obscurité révoltante ; et je crois même devoir lui dire que, dans le cours de ce
Conte, il y en aura plusieurs du même genre ; mais je l’assure qu’aussitôt qu’il sera fini,
je le lui donnerai avec des notes, et un commentaire, à son usage, qui seront d’une
érudition si peu commune, et d’une si grande sagacité, que j’ose me flatter qu’elle en sera
très contente2.

Dès le seuil du conte, la préface de Tanzaï et Néardané tourne également en dérision


l’érudition : « Le Hollandais [traducteur du conte chinois] arriva dans le temps que Putridus
était complimenté par tous les doctes d’Allemagne, sur l’important service qu’il venait de
rendre à la République des Lettres ; il le pria de commenter sa traduction chinoise.3» L’ironie
du narrateur est décelable dans la surcharge laudative et l’emploi du zeugme (les neveux de
Crocovius sont les « héritiers des biens et de la science profonde de leur oncle »). La dispute
burlesque entre les érudits hollandais (Jean-Gaspard Crocovius Putridus, Emmanuel
Morgatus, Balthazar Onerosus et Melchior Insipidus) parodie les débats herméneutiques4. La
satire passe par l’association burlesque des noms des rois mages aux termes
latins dégradants : pourrissant (putridus), plein de suffisance (morgatus), pesant (onerosus) et
insipide. Paradoxalement, au moment-même où Crébillon dénonce l’érudition pédante, il
invite, avec humour, son lecteur à traduire le latin.
Par conséquent, comme la littérature subversive vendue sous le manteau, les contes
de Crébillon ont sans nul doute contribué aux transformations des représentations de la
monarchie : comme les pamphlets, ils désacralisent les figures du régime autoritaire, tournent
en dérision ses rituels. Mais plus qu’une simple satire, les contes de Crébillon montrent
surtout les mécanismes profonds de l’absolutisme et notamment son emploi autoritaire du
langage. Si les contes de Crébillon ont recours à l’allégorie, c’est pour en montrer les
fonctionnements et les dangers : leur force subversive réside ainsi dans cette remise en
question de la tyrannie du sens. À la différence de l’allégorie ou du pamphlet, le conte

1
Dans la préface de Tanzaï et Néardané, le sixième traducteur insère une note infrapaginale où il cite «Cham-hi-
hon-chu-ka-hul-chi, Hist. Litt. De la Chine. Pékin, 1306, p.155, I vol », Tanzaï et Néardané, op. cit., p. 270.
2
Ah quel conte!, op. cit., p. 329.
3
Tanzaï et Néardané, op. cit., p. 271.
4
On trouve le même genre de plaisanterie dans Le Chef d’œuvre d’un inconnu de Saint-Hyacinthe et dans Le
Temple du goût de Voltaire : « Nous rencontrâmes sur le chemin Baldus, Sciopus, Eustachius, Lexicocrassus,
Scriblerius, une nuée de Commentateurs qui restituaient des passages, et qui compilaient de gros volumes à
propos d’un mot qu’ils n’entendaient pas (ed. Carcassonne, STFM, 1938, p. 65-66 et p. 113-114) », cité par J.
Sgard, ibid., note 5 p. 681.
266
philosophique utilise le symbole comme un outil de défense face aux traditions figuratives et
de résistance à la réduction univoque.

III.I.2. Une quête infinie de sens

Le conte lui-même rappelle sans cesse l’absurdité de la quête d’une vérité unique,
celle-ci dépendant de chaque situation et du champ où elle s’exerce (champ de vision, mais
aussi cadre conceptuel). Les personnages ne peuvent se réduire à des caricatures de
personnalités réelles dans la mesure où ils changent de fonction selon le cadre interprétatif
dans lequel ils se situent, ce que met en évidence la structure emboîtée. Ah quel conte! s’ouvre
ainsi sur un stratagème mis en place par la Fée Tout-ou-rien pour séduire le prince
Schézaddin : elle manipule ses rêves dans lesquels elle fait d’abord apparaître une nymphe
magnifique pour aiguiser ses désirs ; puis elle se glisse à son tour dans les songes nocturnes
du prince avant de le rencontrer physiquement. Le prince prend alors pour un signe du destin
ce qui n’est que manipulation. Le sultan, à qui Moslem raconte cette histoire, manifeste son
embarras face aux allusions tantôt à la Fée, tantôt à la Nymphe :
C’est donc comme je le disais, ce mélange dont je ne me suis pas tiré. D’abord c’est une
Fée ; après, je vous demande pardon, c’est que c’est une Nymphe ; point du tout, c’est
que, quoique la Nymphe ne soit pas la Fée, la Fée n’est pourtant point la Nymphe. Un
songe, une conversation ; un Prince qui dort comme s’il ne dormait pas, et qui… ah !
c’est à mon gré, ce qu’il y a de plaisant, n’est ni éveillé, ni… Ah ! pour beau, c’est que
cela l’est beaucoup ; mais, ce que vous ne croirez sûrement pas, c’est que je suis encore à
comprendre comment cela peut se faire ; et si pourtant je ne crois pas qu’on m’accuse de
manquer de pénétration, il est cependant réel que j’en suis là.1

La remarque du sultan exprime le désarroi de l’auditeur, et du lecteur avec lui, face


au mélange des différents degrés de réalité. Les effets de mise en abyme (le songe de
Schézaddin s’insère dans le conte de fées qui est lui-même raconté au sultan) mettent en
évidence à la fois les similitudes et les différences entre les personnages : la nymphe est
assurément la projection fantasmée de la fée qui se sert de son personnage comme d’un porte-
parole2. Mais la fée n’est pas la nymphe, comme le remarque avec insistance le sultan : la
structure emboîtée renforce le décalage entre la représentation et ce qui est représenté, elle
permet de distinguer le faux d’avec le vrai.
Ainsi, les contes de Crébillon dépassent l’allégorie non seulement par leur richesse
de sens, mais aussi parce qu’ils rappellent sans cesse l’écart persistant entre le signifiant et le

1
Ah quel conte!, op. cit., p. 314-315.
2
Ibid., p. 313.
267
signifié, ce qui apparaît également dans le traitement de la fable animalière. La description
anthropomorphique des animaux participe de manière topique à la satire de la société
mondaine, hypocrite et vaine. Dans Tanzaï et Néardané, l’île des Cousins, cette « sorte de
mouscheron piquant, & fort importun1 », peut être lue comme une allégorie des courtisans. La
fable animalière est encore plus explicite dans Ah quel conte! lorsque Schézaddin découvre la
cour du Roi Autruche : « […] il ne vit sur des gradins superbes qu’une prodigieuse quantité
d’Autruches, de Grues, d’Oies et de Dindons, aussi magnifiquement mis en habits de bal
qu’on le puisse être2. » Ce « bal politique3 » fait écho à la critique de la cour que développent
également Les Amours de Zeokinizul 4. Les deux passages ont en commun une scénographie
similaire (même disposition des personnages sur les gradins), et les deux narrateurs ont
recours aux mêmes procédés de l’ironie : dans le premier texte, il loue la mise de ces
« augustes » personnages et dans le second les « grâces » des danseuses. En outre, les deux
textes reprennent le topos de la rencontre amoureuse et tournent en dérision la préciosité du
milieu mondain. Dans Ah quel conte !, la métamorphose animalière renforce la charge
satirique : l’assemblée de volatiles symbolise, de manière topique, la déchéance morale de
cette cour fondée sur l’apparat, ce qui est confirmé par la suite du conte lorsque Taciturne,
craignant de devoir épouser une « bécasse », cherche à convaincre Schézaddin de la honte qui
le guette s’il épouse une « Oie ». Mais la construction enchâssée du conte brouille les pistes
d’interprétation allégorique, comme en témoigne le dialogue entre le sultan et la sultane,
auditeurs de l’histoire de Schézaddin :
Les autruches ? dit le Sultan ; attendez : je suis l’homme, du monde, le plus trompé, si
elles ne parlent pas comme nous. On ne peut pas moins, dit la Sultane, il y a beaucoup
d’hommes qui ne pensent pas plus que des autruches ; mais il n’y a point d’autruches qui
parlent comme des hommes. Je soutiens le contraire, répliqua Schah-Baham, et assez
ordinairement je sais ce que je dis5.

L’effet comique du dialogue entre le sultan et la sultane réside dans le décalage


linguistique qui persiste entre les personnages : alors que le sultan prend le lexique animalier
au sens propre, la sultane l’utilise comme une métaphore de la bêtise et de l’aveuglement.
L’allusion à ces « hommes qui ne pensent pas plus que des autruches » est assurément un clin

1
Dictionnaire de l’Académie françoise, T. I, Paris, Coignart, 1694, p. 275.
2
Ah quel conte!, op. cit., p. 404.
3
Ibid., p. 404.
4
« [Zeokinizul] passa à une des extrémités de la salle, où sur plusieurs estrades disposées en forme
d’amphithéâtre, les femmes de médiocre condition étaient placées. Leur parure ne cédait en rien à celles d’un
rang plus distingué, et elles avaient encore par-dessus elles cette fraîcheur et cet embonpoint que la seule
médiocrité peut donner. Zeokinizul s’arrêta pour les considérer ; mais son heure était venue. L’amour l’attendait
sous un masque, et celle qui le portait allait bientôt donner un libre passage à ce Dieu pour s’envoler dans le
cœur de Zeokinizul. C’était une jeune brunette, nouvellement mariée à un affranchi. », Les Amours de Zéokinizul,
op. cit., p. 498-499.
5
Ah quel conte! , op. cit., p. 405.
268
d’œil au Sopha où le sultan lui-même s’indigne contre Amanzeï et refuse de croire à sa
métempsycose : « Me prenez-vous pour une Autruche, de me faire ces contes-là ?1 ». Le
sultan emploie donc le lexique animalier tantôt au sens littéral, tantôt métaphoriquement.
Dans Ah quel conte!, il fait de nouveau la confusion entre sens propre et sens figuré lorsque
Schézaddin s’apprête à combattre en duel le Dindon, Prince des Sources Bleues, amoureux de
la même Oie que lui, dans une parodie burlesque des romans de chevalerie. Le sultan, plongé
dans l’histoire, anticipe sur la fin et prédit que le héros, Schézaddin, va tuer son adversaire,
quand il se reprend et reconnaît sa méprise :
Attendez-donc ; c’est que je crois, Dieu me pardonne ! que je ne sais ce que je dis. Vous
avez tort, dit la Sultane, votre réflexion est très sensée. Oui, et non, répondit Schah-
Baham, elle est sensée, soit ; mais elle porte à faux. Il y a dindons, et Dindons : c’est ce
qui me condamne, et à quoi, puisqu’il faut tout dire, je n’avais pas fait attention.2

Le désarroi du sultan provient de l’ambiguïté du statut du personnage dans le conte :


est-il une figuration du réel (ici un simple animal) ou bien prend-il une dimension symbolique
(ici un symbole moral) ? Tout dépend du cadre interprétatif où le personnage se situe. La
spécificité des contes crébilloniens réside dans ce jeu permanent entre les différents codes
littéraires. Par exemple, dans Ah quel conte !, les récurrentes allusions de Moslem aux
« annales » ont pour intention de présenter son récit comme une chronique historique (il en est
de même pour Le Sopha où le récit est annoncé comme un extrait de la grande « Histoire des
Indes »3). Mais le cadre interprétatif est immédiatement déplacé par un ancrage spatial dans
l’inconnu (le royaume d’Isma) puis dans la féerie (par l’intervention de la fée Tout-ou-rien).
Le sultan s’interroge d’ailleurs lui-même et cherche à savoir « ce qu’une Fée fait dans une
histoire4». Son exclamation exprime le trouble d’un lecteur contraint, en quelques lignes, de
mobiliser successivement plusieurs cadres interprétatifs incompatibles. Dès qu’un champ est
mis en place (celui de la féerie, celui de la fable animalière, celui de la parodie, celui du
roman libertin), il est immédiatement remis en doute par les interventions des deux auditeurs.
Cet « encodage volontairement complexe5 » produit des effets de rupture et met à jour les
ficelles narratives, permettant au lecteur de prendre conscience de sa propre démarche
herméneutique. Le conte devient ainsi un véritable laboratoire de la fiction.

1
Le Sopha, op. cit., p. 39.
2
Ah quel conte! op.cit., p. 419.
3
Le Sopha, op.cit., p. 30.
4
Ah quel conte!, op.cit., p. 309.
5
Régime Jomand-Baudry, « Inachèvement et égarement du lecteur dans Ah quel conte ! de Crébillon fils », dans
L’Œuvre inachevée : actes du colloque international, 11 et 12 décembre 1998, éd. Annie Rivara et Guy Lavorel,
Lyon, CEDIC, 1999, p. 135.
269
Dans les contes de Crébillon, le signifié est sans cesse mis en décalage avec le
signifiant. Ce dernier peut même se vider de tout son sens. Les auditeurs des histoires insérées
discutent sur la signification d’un mot ou d’un épisode, veulent le cerner à tout prix, au risque
de tourner dans le vide. C’est ce qu’illustre le dialogue entre Zulica et Nassès, dans Le
Sopha :
Vous trouvez donc, lui demanda-t-il, que je ne vous loue pas si bien que Mazulhim ? Oui,
répondit-elle, mais je trouve en même temps que vous savez aimer mieux que lui. Voilà,
répliqua-t-il, une distinction que je n’entends pas ; quelle valeur attachez-vous
actuellement au mot d’aimer ? Celle qu’il a, repartit-elle, je ne lui en connais qu’une, et
ce n’est que de celle-là que je prétends parler ; mais vous qui paraissez aimer si bien,
pourquoi me demandez-vous ce que c’est que l’amour ? Si je le demande, répliqua-t-il, ce
n’est pas que je l’ignore, mais, comme chacun définit ce sentiment, suivant son caractère,
je voulais savoir ce qu’en particulier, vous entendez, vous, en disant que je vous aime
mieux que Mazulhim ne vous aimait.1

La recherche du sens est bien l’enjeu de l’échange, mais elle se clôt par un échec. Le
dévoiement du mot « amour », dans un contexte libertin, empêche les deux personnages de se
comprendre (ou ils feignent de ne pas se comprendre). Le passage met ainsi en évidence les
causes de l’incommunicabilité entre les êtres : la connaissance de chaque être humain est
bornée, partielle et partiale, chacun ne juge qu’à l’aune de ce qu’il sait. Nassès souligne la
relativité de la signification qui dépend du moment (actuellement) et du sujet (vous, en
particulier). Zulica, quant à elle, ne peut imaginer (ou feint de ne pas pouvoir concevoir) une
autre signification que la connotation sexuelle : « vous savez mieux aimer que lui » est une
allusion à l’impuissance de Mazulhim. Le signifiant « aimer » reste vide dans cette scène, car
les deux interlocuteurs ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le cadre interprétatif dans
lequel l’employer.
Cette quête du sens touche l’ensemble des personnages, des conteurs et des
auditeurs. Tanzaï prie ainsi Néardané : « Source de ma joie, dit-elle au Prince, en le regardant
tendrement, ne me direz-vous jamais ce que veut dire cette Écumoire ?2 ». Lorsque la
malédiction n’est toujours pas levée, le prince s’inquiète : « Que veut donc dire ceci ?
demanda-t-il. Pourquoi ne vois-je pas Néardané ? M’aurait-on trompé ?3». Dans Ah quel
conte !, le sultan craint, lui aussi, d’avoir laissé échapper des significations :
Je demande d’abord si tout ce qu’on vient de me dire s’entend, et si je suis dans mon tort,
quand je ne l’entends pas ? Mais oui, dit la Sultane, cela s’entend, et plus qu’il ne
faudrait, à ce qu’il me semble. Il faut, répondit-il, être bien versé dans les énigmes, ou
avoir bien de l’amour-propre, pour comprendre ce qu’il vient de dire, ou pour croire
qu’on le comprend4.

1
Le Sopha op.cit., p. 186.
2
Tanzaï et Néardané, op.cit., p. 295.
3
Ibid., p. 325.
4
Ah quel conte!, op.cit., p. 328.
270
Si la recherche du sens se situe bien à tous les niveaux du récit, elle reste inachevée :
« Sur tous les plans du discours, la signification est impossible ou ne se conçoit que comme
un miroitement ininterrompu de sens constamment recherchés1 », note Andrzej Siemek.
L’inachèvement des contes de Crébillon témoigne également de cette impossibilité de
conclure, d’enfermer les textes dans un système de significations. Dans Ah quel conte !, on ne
saura jamais si Schézaddin a retrouvé Mandaïde. Les deux autres récits ne sont pas plus
conclusifs : la fin de L’Écumoire reste aussi problématique que Zadig (« Néardané, si elle
revit Jonquille, n’en dit rien2 ») ; à la fin du Sopha Amanzéi doit laisser la parole à d’autres
conteurs, comme le laissait supposer le contrat de départ. En repoussant hors du récit
l’avènement hypothétique d’un sens, les contes de Crébillon échappent définitivement à
l’allégorie. Le décalage sans cesse rappelé entre le signifiant et le signifié place donc le
lecteur en situation de doute perpétuel sur ce qu’il voit, sur ce qu’il entend, mais surtout sur sa
propre interprétation. Si ce que je vois n’est qu’une projection, qu’un songe, où est la réalité ?
Sous le rire de la satire et de la fantaisie, plane dès lors sur l’ensemble de ces contes
l’inquiétude angoissante du vide, ce qu’annonce l’épigraphe, en tête de Ah quel conte ! : la
citation de Perse (O quantum est in rebus inane3) inscrit le conte dans la tradition des Satires,
mais elle énonce également la question du sens, ou plutôt de l’absence de sens, dès le seuil de
l’ouvrage. L’enjeu philosophique et épistémologique des contes de Crébillon réside dans cette
interrogation sur les conditions et les effets de la représentation : ils sont le lieu d’une
réflexion et d’une expérimentation sur les interprétations et leur réversibilité.
Crébillon rappelle sans cesse l’origine de l’énonciation, la subjectivité du point de
vue, comme le prouve la récurrence du lexique de la croyance qui émaille l’ensemble de ses
contes. Par exemple, lorsque Néardané cherche à convaincre le Génie Jonquille d’oublier la
fée Moustache et de ne plus être jaloux de Cormoran, le narrateur-traducteur fait le
commentaire suivant :
Quelqu’un croira sans doute à ce discours, que Néardané ne faisait pas ce reproche au
Génie sans qu’un peu de passion s’en mêlât. Kiloho-Éé a été prêt de le croire aussi ;
cependant, comme il faut se garder d’interpréter trop promptement en mal des actions qui
peuvent être innocentes, et que d’ailleurs on doit, avant que de prononcer sur une matière
délicate, en envisager toutes les faces, il a cru, après une profonde réflexion, que
Néardané n’avait paru un peu jalouse que pour obtenir plus facilement Cormoran de
Jonquille. Cette interprétation est vraisemblable, et le bonheur de trouver des conjectures
aussi sensées n’arrive pas à tous les Commentateurs.4

1
Andrzej Siemek, La Recherche esthétique et morale dans le roman de Crébillon fils, Oxford, The Voltaire
Foundation, 1981, p. 231.
2
Tanzaï et Néardané, L. IV, chap. XV, op. cit., p. 436.
3
« Oh combien la réalité est vide », Satire I, vers 1, Ah quel conte! op.cit., p. 299 et note 1p. 697.
4
Tanzaï et Néardané, op.cit., p.390.
271
Ce passage illustre la réversibilité de l’ironie crébillonienne. La construction
dialectique des deux premières phrases ainsi que le lexique de la croyance conduisent le
lecteur à suivre la maxime prononcée par le narrateur, selon laquelle il faut éviter les
conclusions hâtives, observer la situation sous plusieurs facettes avant de délibérer. Mais la
surenchère laudative de la dernière phrase semble tourner en dérision de nouveau
l’interprétation de Kiloho-Éé. De telles incises montrent que Crébillon ne prend jamais ses
personnages au sérieux. Il pointe au contraire les contradictions dans leur comportement, les
illusions dont ils se leurrent, et, de façon générale, le fait que leurs paroles ne reflètent jamais
exactement leurs pensées. En mettant à jour l’ambiguïté du langage, Crébillon encourage chez
le lecteur une attitude critique1 : il est conduit à s’interroger sur sa propre lecture des discours
et du monde. De fait, le narrateur fait part des différentes interprétations possibles des actions
de ses personnages, mais il commente lui-même la démarche herméneutique des auditeurs, ce
qui a pour effet de déconcerter le lecteur qui ne sait plus comment interpréter. De nouveau,
lorsque Néardané se met à crier au moment où Tanzaï lui remet sa jarretière, le narrateur
coupe l’histoire, multiplie les exégèses possibles2 et conclut : « Tel est le malheur des héros
dont on transmet l’histoire à la postérité. Le Lecteur les juge bien moins sur ce qu’ils ont pu
faire dans le cas où ils paraissent à ses yeux, que sur ce qu’il pense qu’ils auraient dû faire.
[…] Entre les personnes qui lisent, il en est peu qui discutent les faits avec jugement, et la
plus grande partie de celles qui en sont capables, s’en acquittent souvent avec injustice.3 »
Voltaire ne dit pas autre chose dans les Lettres philosophiques4(1734), parues la même année
que Tanzaï. L’ironie du narrateur crébillonien est ainsi l’expression d’un constat lucide de la
subjectivité des interprétations et de l’intolérance des jugements qui consistent non en un
examen raisonné et impartial, mais dans la projection sur autrui de ses propres manières de
penser et d’agir. C’est donc bien un appel à la tolérance et à la suspension du jugement
qu’exprime ici le narrateur de Tanzaï et Néardané : l’insertion des commentaires en incises
rappelle la subjectivité des interprétations et donc, implicitement, l’absurdité des conflits.
La mise en scène des réactions des auditeurs du conte et l’enchâssement des
interprétations des lecteurs potentiels conduisent à une fusion des questionnements des

1
Bernadette Fort, op.cit., p. 166-167.
2
« Ceux qui ne connaissent que la nature et ses mouvements, croiront que si le Prince fut fâché de se retirer, la
Princesse ne le fut pas moins de le voir sortir. Peut-être même penseront-ils qu’elle se reprocha d’avoir crié assez
haut pour qu’on l’entendît de son antichambre. Ceux qui, moins éclairés, jugent les femmes moins sévèrement,
diront que sa vertu courait trop de risques dans cette occasion, pour qu’elle pût voir avec chagrin le départ du
Prince, et pour ne se pas reprocher de n’avoir pas crié assez tôt. » Tanzaï et Néardané, op. cit., p. 285.
3
Ibid., p. 285-286.
4
« Et parmi ceux qui lisent, il y en a vingt qui lisent des romans, contre un qui étudiera en philosophie : le
nombre de ceux qui pensent est excessivement petit, et ceux-là ne s’avisent pas de troubler le monde. » Lettres
Philosophiques, Lettre XIII « Sur M. Locke », appendice premier, lettre sur l’âme (première rédaction de la lettre
XIII), Mélanges, éd. J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 48.
272
personnages et de ceux des récepteurs. C’est notamment le cas lorsqu’est employé le discours
indirect libre, comme l’illustre le cas de conscience de la fée Tout-ou-rien, rongée de remords
d’avoir trompé Schézaddin : « Dans quel cruel état ne se trouvait-elle pas ? Peut-elle aider
encore à l’illusion, sans avoir rien à se reprocher ? Sa vertu, même sa délicatesse doivent-elles
être contentes de ce qu’elle fait pour Schézaddin ?1 » Qui parle ici ? Il est impossible de le
déterminer clairement. Le discours indirect libre fusionne les voix de la fée, du narrateur-
conteur (les remords de la fée évoquent ceux du conteur, maître dans l’art de faire naître des
chimères), et celle des auditeurs-lecteurs qui se mettent à la place du personnage. Cette co-
présence des personnages, du narrateur et du lecteur exprime assurément un renouvellement
de la conception de la littérature et de la place du lecteur dans le processus de création. Elle
peut même être considérée comme une des caractéristiques du sous-genre, dans la mesure où
elle sert de support à la portée philosophique du conte2 . Cette participation du lecteur le
conduit effectivement à prendre conscience de la réversibilité et de la partialité des jugements,
à commencer par le sien. C’est ici que réside l’enjeu épistémologique des contes de Crébillon,
qui s’apparentent à des laboratoires herméneutiques.

III.I.3. Un laboratoire herméneutique

La construction emboîtée des contes de Crébillon permet au lecteur d’assister à la


création de l’histoire et à sa réception. Les personnages du récit-cadre incarnent deux niveaux
de lecture différents : une lecture impliquée qui consiste à confondre le réel et l’imaginaire
(représentée par le sultan, amateur de récits libertins ou de récits allégoriques, dont il cherche
les clés) et une lecture distanciée, voire incrédule, qui considère l’histoire racontée comme un
tremplin à une réflexion générale (figurée par la sultane). Le personnage de Fatmé, dans le
Sopha, figure également le premier niveau de lecture. Bercée par ses lectures de romans
libertins, elle veut faire plier le réel à son imaginaire. Si le personnage est la cible d’une
critique acerbe (son portrait3 n’est pas sans rappeler Les Caractères de La Bruyère), Crébillon
dépasse la satire et démonte les mécanismes de l’illusion : l’inconstance et la duplicité du
personnage sont liées à l’insatisfaction de son désir, que relance sans cesse son imagination.

1
Ah quel conte!, op. cit., p. 311.
2
Jean-Paul Sermain, « Le fantasme de l’absolutisme dans le conte de fées au XVII e siècle », art. cit., p. 85.
3
« Fatmè, au reste, méchante, colère, orgueilleuse, s’abandonnait sans danger à son caractère ; il n’y avait même
pas un défaut qu’elle n’eût fait servir avec succès à sa réputation. Haute, impérieuse, dure, cruelle, sans égards,
sans foi, sans amitié, le zèle pour Brama, le chagrin que lui causait le dérèglement des autres, le désir de les
ramener à eux-mêmes, couvraient, et honoraient ses vices. », Le Sopha, op.cit., p. 48.
273
De fait, Fatmé ne sort pas de sa rêverie romanesque que ses lectures alimentent. Amanzéi, le
narrateur-sopha, observe les effets de la lecture de romans érotiques sur Fatmè : « Il me parut
cependant que ce livre l’animait, ses yeux devinrent plus vifs, elle le quitta, moins pour perdre
les idées qu’il lui donnait, que pour s’y abandonner avec plus de volupté. Revenue enfin de la
rêverie dans laquelle il l’avait plongée, elle allait le reprendre, lorsqu’elle entendit un bruit qui
le lui fit cacher.1 » Crébillon met ainsi à jour certes la force du désir, mais aussi la stratégie
narrative des romans libertins qui exercent une véritable emprise sur le lecteur : ils emportent
le lecteur et annihilent sa conscience critique. Ils l’empêchent de choisir, et en ce sens, ils
faussent le mécanisme-même de la lecture qui implique choix et jeu : « Incapable de satisfaire
le désir qu’il a fait naître, il oblige le lecteur à sortir du monde imaginaire pour imposer la loi
du livre au monde réel2», comme l’affirme Jean Goulemot. Or le dispositif narratif du Sopha
permet au lecteur de prendre de la distance, d’observer le mécanisme d’aveuglement et
d’enfermement des esprits : il montre ainsi un esprit bloqué dans l’imaginaire, illusion fatale,
« envers de la liberté3 ». Le sultan est le représentant de cette lecture naïve qui confond le réel
et l’imaginaire. Son silence dans les moments les plus lestes dans Le Sopha montre que son
esprit est plongé dans l’histoire qui lui est racontée, sans recul critique : il se tait lorsque les
personnages méprisables s’adonnent aux jeux du désir, lors de l’histoire de Fatmé et de Dahis,
son esclave, ou de celle d’Abdalatif et d’Amine, la grossièreté de l’un et la facilité de mœurs
de l’autre ne lui déplaisent pas. Il tourne en dérision l’amour, aime les allusions polissonnes.
Amateur de romans érotiques, le sultan incarne une lecture impliquée qui considère la fiction
comme un prolongement de la réalité : il se compose un sérail imaginaire, repoussant les
femmes belles et sensibles pour se déclarer le protecteur de la froide et coquette Zulica. Il
rapporte également la fiction à sa propre vie : il déplore l’impuissance de Mazulhim et en
profite pour faire une confidence que personne ne lui demandait4. Dans Ah quel conte!, il veut
inviter les personnages à dîner chez lui, tremble de peur pour eux 5. D’ailleurs, la sultane est
obligée de lui rappeler que la grue est un « personnage enchanté, et, par conséquent, il est
impossible qu’une grue ordinaire puisse jamais parler comme celle-là6 ». À l’inverse de
Schah-Baham, la sultane semble incarner une lecture distanciée, rationnelle et lucide,
considérant les contes comme des « bagatelles » frivoles : « ne dirait-on pas, à vous entendre,

1
Ibid., p. 45.
2
Jean Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main : lecture et lecteurs de livres ornogra hiques au XVIII e
siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991, p. 53.
3
Véronique Costa, « Le lire et les songes dans l’œuvre de Claude Crébillon », dans Songe, illusion, égarement
dans les romans de Crébillon, éd. Jean Sgard, Grenoble, Ellug, 1997, p. 51.
4
Le Sopha, op.cit., p. 118.
5
« Je vous dis que j’ai la peau de poule de le savoir là-dedans. Jugez si j’en aurais faut autant que lui. Je suis
curieux, j’en conviens, mais je suis prudent ; et cela fait une différence. », Ah quel conte! op.cit., p. 404.
6
Ibid., p. 474.
274
qu’un Conte est le chef-d’œuvre de l’esprit humain ? Et cependant, quoi de plus puéril, de
plus absurde ?1 », dit-elle dès l’introduction du Sopha. Dans Ah quel conte !, Taciturne
critique à son tour les contes, qu’il considère comme un « tissu de sottises et de platitudes » :
« Ce n’est pas avec autant d’esprit que vous en avez, que l’on peut se plaire à de pareilles
misères ?2 », dit-il au prince. Ce débat entre lecteurs naïfs, amateurs d’histoires, et lecteurs
incrédules et sérieux symbolise la dialectique herméneutique propre à la fiction3 en général et
au conte en particulier : l’art du conteur ne consiste-t-il pas toujours à ménager un espace pour
ces deux lectures, l’une impliquée et l’autre distanciée ? Le conte s’apparente dès lors à un
laboratoire de la fiction, un lieu à la fois de réflexion et d’expérimentation sur la fiction elle-
même. Dans son ouvrage intitulé Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer a montré que
c’est ce double mouvement d’ « immersion fictionnelle4 » et de prise de distance qui confère à
la fiction une fonction cognitive : la rupture de l’illusion (notamment par les réactions
affectives telles que les larmes et la peur) éveille la lucidité du lecteur. Les contes de
Crébillon non seulement opèrent ce double mouvement, mais ils en montrent les mécanismes,
par l’incarnation de ces deux modes de lectures à travers les personnages, et par la structure
emboîtée.
En effet, la composition enchâssée des trois contes placent tour à tour les
personnages en situation d’acteurs de l’histoire racontée, de conteurs ou d’auditeurs. Dans
Tanzaï et Néardané, la fée Moustache fait le récit de ses aventures aux deux héros. Devenus
auditeurs, ils interrompent et commentent le récit, à l’instar du sultan et de la sultane du
Sopha ou de Ah quel conte ! : « mais laissez-moi continuer, je ne sais plus où j’en suis. Où la
vertu baliverne, dit Néardané. Eh non ! dit Moustache, ce n’était qu’une réflexion. Je ne sais
donc plus, dit Néardané, ce que c’était que l’Histoire.5 » De telles interventions créent une
véritable « polyphonie énonciative6 » et confèrent au texte une dimension métatextuelle. Dans
les trois contes, il est frappant de voir qu’une grande partie des interruptions porte sur le
rapport entre « réflexion » et « histoire » : Tanzaï reproche à Moustache son « maussade
jargon7» (ce qu’on a pu lire comme une critique indirecte du style marivaldien1) ; comme

1
Le Sopha, op.cit., p. 33.
2
Ah quel conte!, op. cit., p. 399.
3
« L’homme qui écrit ne peut avoir que deux objets, l’utile et l’amusant. Peu d’Auteurs sont parvenus à les
réunir. Celui qui instruit, ou dédaigne d’amuser, ou n’en a pas le talent ; et celui qui amuse n’a pas assez de force
pour instruire : ce qui fait nécessairement que l’un est toujours sec, et que l’autre est toujours frivole. », Les
Égarements du cœur et de l’es rit, dans Crébillon, Œuvres com lètes, T. II, op. cit., p. 69.
4
Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 179.
5
Tanzaï et Néardané, op.cit, p. 350.
6
Jean-François Perrin, commentaires sur Tanzaï et Néardané, dans Œuvres com lètes I, op. cit., p. 632.
7
Tanzaï et Néardané, op.cit, p. 352.
275
Tanzaï, le sultan fustige les « chiennes de réflexions » et il est même prêt à tuer « le premier
qui [lui] fera une réflexion »2. Il ne supporte ni l’insertion de propos généraux dans la bouche
des personnages3, ni les interruptions du récit par la sultane, à qui les aventures des
personnages donnent à penser4. Mais ce ne sont pas les suspensions de la narration que le
sultan refuse : il est friand des dialogues grivois et des « propos de table » qui se tiennent dans
les « petites maisons ». Il ne renonce pas même à la réflexion :
D’ailleurs, pour ce que vous me reprochez, ce n’est pas ma faute si ce que je dis m’amuse
plus que ce que j’écoute, et si interrompre ceux qui me parlent, est ma manière de les
entendre. Je veux réfléchir, et tout haut même, quand cela me plaît, sans que personne me
contredise plus là-dessus, que sur tout le reste. Parler, où, comme, quand, et tant que je
veux, est mon privilège de Sultan5.

Ainsi, ce que le sultan revendique, c’est sa liberté de parole et de réaction, à l’égard


de ce qui lui est raconté. En outre, ce qu’il nomme « réflexion » est en fait dans le cas ci-
dessus une anticipation et l’expression d’une réaction spontanée, irréfléchie au récit, mais
qu’il veut imposer à tous. Lorsque la sultane lui demande pourquoi il crie et interrompt le
récit, il lui répond : « Ce que j’ai ? […] j’ai peur ; voyons, y a-t-il ici quelqu’un qui puisse
m’en empêcher, si cela me fait plaisir ? Vous ne voyez peut-être pas, vous, ce qui va se
passer ? car vous êtes si bornée ! sur certaines choses, s’entend.6» Les réflexes du sultan
illustrent en fait les stimuli corporels et émotionnels que déclenche la lecture ; elles montrent
que l’adhésion à la fiction repose sur ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « transferts
perceptifs7 » : je réagis devant une situation rapportée par la fiction (peur, larmes, rires,..), de
la même manière que je réagirais si une telle situation était réelle. Ces effets moteurs sont liés
à la mémoire : la situation fictive entre en écho avec une situation vécue, ce qui déclenche des
réactions émotives. Celles-ci ne sont que de courte durée et désamorcent le leurre perceptif,
réveillant ainsi la conscience. Les réflexes de la chatouilleuse dans L’Oiseau blanc, conte bleu
de Diderot, sont du même ordre.
Le sultan et la sultane donnent donc au terme de « réflexion » un sens bien différent.
Pour le premier, il s’agit de projeter sur le récit ses propres fantasmes ou de lire les histoires

1
Carole Dornier, « Réflexion et romans des Lumières : le point de vue de Crébillon dans Le Sopha», dans
Marivaux et les Lumières, l’éthique d’un romancier, Aix-en-provence, Publications de l’Université de Provence,
1996, p. 163-164.
2
Le Sopha, op. cit., p. 50.
3
« Mon cher ami, dit Schaha-Baham, en bâillant, cette conversation m’est mortelle ; pour l’amour de moi, ne
l’achevez pas. Ces gens-là m’excèdent à un point que je ne puis dire. En conscience, cela ne vous ennuie-t-il pas
vous-même ? En grâce, faites qu’ils s’en aillent.», ibid., p. 51.
4
« Vous êtes cause, au reste, avec tous vos discours, que les contes que l’on me fait, ne finissent point ; et cela
m’excède. », ibid., p. 127.
5
Ah quel conte !, op.cit. p. 321.
6
Ibid..
7
Jean-Marie Schaeffer, op. cit.., p. 159.
276
comme des figurations du réel, de chercher les allusions sous le voile de la fiction. En
revanche, pour la sultane, la fiction déclenche la pensée, elle n’est pas le réceptacle d’idées
préconçues, mais une propédeutique à un raisonnement moral et universel1. Le terme de
« réflexion » prend dès lors un sens quasi physique : les idées véhiculées dans la fiction se
réfractent pour en susciter d’autres. Tel est le sens du terme selon Furetière : la réflexion est
d’abord un axiome de physique désignant la réfraction des rayons de lumière. Il s’agit, au
sens figuré, « des méditations qu’on fait sur quelque chose2 », Furetière donnant l’exemple
des Réflexions morales de M. de La Rochefoucauld. Par conséquent, l’opposition entre le
sultan et la sultane est bien d’ordre épistémologique : le premier représente la lecture
allégorique du libelle, la seconde, la lecture analogique du conte à visée morale et
philosophique.
La spécificité des contes de Crébillon est de tisser ces deux points de vue : la
présence simultanée et les dialogues entre les deux personnages témoignent de
l’entrelacement de ces deux lectures. Si le sultan ne supporte pas les interruptions du récit par
de trop longues réflexions, la sultane met elle-même en garde le conteur contre les longueurs
qui excèdent les auditeurs3. Elle exprime ainsi le fond du problème qui est celui du
« moment », si cher à Crébillon, et de l’intérêt des suspensions du récit. Le conteur est partagé
entre deux exigences : la première est de tout dire, de rendre compte de la complexité de
l’homme et du monde, de « peindre la vie humaine4 », comme Crébillon l’écrit à Lord
Chesterfield ; la seconde est de s’adapter aux intérêts et aux intermittences d’attention du
lecteur. La particularité des contes de Crébillon est de mettre en scène ces questionnements.
Les attentes de Néardané à l’égard de Moustache exprime ce désir de totalisation de
l’écriture : « rendez-moi compte exactement de ce que vous avez fait, et non seulement de ce
que vous avez pensé, mais encore de ce que vous auriez voulu penser ; n’oubliez pas, en un
mot, la plus légère circonstance.5» C’est bien ce foisonnement des pensées que fustige
Tanzaï6.

1
« Cette façon de traiter les choses, reprit-elle, est agréable, elle peint mieux, et plus universellement, les
caractères que l’on met sur la scène », Le Sopha, op.cit., p. 169.
2
Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que
modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts [1690], T. III, Slatkine Reprints, Genève, 1970, p. 1756.
3
« À force de vouloir tout approfondir, ou de saisir chaque nuance, par exemple, on risque de tomber dans des
minuties, fines peut-être, mais qui ne sont pas des objets assez importants pour que l’on doive s’y arrêter, et l’on
excède de détails, et de longueurs, ceux qui écoutent. », Le Sopha, op.cit., p. 169.
4
Lettre à Lord Chesterfield du 23 février 1742 à propos des critiques suscitées par Le Sopha : « Au reste, un
reproche encore très sérieux qu’on me fait, c’est d’avoir promis un conte, et de donner un livre où l’on trouve de
la morale, et la peinture de la vie humaine. », cité par Régine Jomand-Baudry, art. cit., p. 101.
5
Tanzaï et Néardané, op.cit., p. 361.
6
« Il y a trois heures au moins que Moustache nous tient en haleine pour une Histoire que j’aurais faite en un
quart d’heure. », ibid., p. 360.
277
Quant à la seconde nécessité, la sultane elle-même rappelle l’importance du
changement de rythme de la narration, comme moyen de s’adapter à l’inconstance de la
concentration du lecteur : « l’esprit ne peut pas toujours être attentif, le cœur ne pourrait
soutenir d’être toujours ému, et il faut nécessairement à l’un et à l’autre, des temps de
repos.1» Le débat sur l’entremêlement du récit et des « réflexions » pose donc la question de
l’expression de la subjectivité en général, et celle de la perception du temps en particulier :
comment conférer à l’histoire singulière racontée une portée universelle ? Comment peut-elle
toucher chaque lecteur/ auditeur ? Tel est bien le point sur lequel le sultan et la sultane
parviennent à se mettre d’accord :
[…] je ne sais si cela vous importe, mais pour moi, je suis bien aise de vous dire qu’il ne
m’importe en aucune manière, que cette Fée ait pincé, piqué ou pressé la jambe de ce
Génie ; car, dans le fond, qu’est-ce que cela me fait ? […] Tout ce que je vois que vous
gagneriez, dit la Sultane, si le Vizir se livrait à ces sublimes recherches, c’est que son
Conte en serait beaucoup plus long ; mais je doute qu’il vous en intéressât davantage.
Voilà précisément ce que je disais, moi, reprit le Sultan ; j’aime qu’on allonge, mais je
veux qu’on m’intéresse : or, comme plus je me tâte, moins je vois en quoi cette jambe
pourrait m’intéresser, je vous déclare,Vizir, que vous ayez à la laisser pour ce qu’elle est
[…] Assurément, répliqua la Sultane ; car à moins qu’il n’eût sur ce singulier événement,
des mémoires particuliers, tout ce qu’il vous apprendrait, c’est ce qu’il en pense ; et je ne
crois pas, comme vous dites fort sensément, que vous en fussiez, pour cela, plus amusé
ou plus instruit2.

Le sultan et la sultane reconnaissent ainsi tous les deux que l’insertion de réflexions,
de précisions, est inutile si elle ne correspond pas à l’intérêt du lecteur. C’est une manière
d’indiquer la subjectivité à la fois de la réception, mais aussi de la production : même s’il
s’appuie sur des sources historiques, le conteur ne peut que transmettre « ce qu’il pense ». Dès
lors, en quoi peut-il être instructif ? Quel savoir peut-il transmettre ? En fait, la fonction
cognitive des contes de Crébillon repose sans aucun doute dans cette autoréflexivité : c’est ce
rappel constant de l’origine et de la subjectivité de l’énonciation qui leur confère une
dimension morale et philosophique. Le dispositif narratif permet au lecteur d’observer que
tout n’est qu’interprétation et que toute interprétation est projection et le conduit ainsi à
prendre une posture distanciée à l’égard de la fiction et de tout discours considéré comme
fiction : tout propos, que ce soit l’histoire elle-même ou son interprétation, est motivé et
intéressé.
Par conséquent, l’étude des commentaires des auditeurs des récits enchâssés nous
permet d’établir trois constats. Tout d’abord, il est impossible de considérer tel ou tel
personnage comme un porte-parole de Crébillon et de sa conception du conte : par exemple,

1
Le Sopha, op.cit., p. 148.
2
Ah quel conte!, op. cit., p. 383-384.
278
la critique de la frivolité des histoires, incarnée apparemment par la sultane, est ensuite
développée par Taciturne, personnage tourné lui-même en dérision. Ensuite, les dialogues
entre conteurs et auditeurs dans les récits-cadres montrent que les contes sont avant tout des
laboratoires d’expérimentation et d’interrogation sur la fiction elle-même. La comparaison des
débats des auditeurs dans les trois contes fait apparaître une évolution : dans Tanzaï et
Néardané, la question est celle de l’intelligibilité de l’entremêlement des maximes générales
et de la fiction ; dans Le Sopha, le problème soulevé est celui du choix du moment opportun
pour insérer des réflexions ; quant à Ah quel conte !, il suggère que tout discours, fictionnel ou
théorique, est subjectif (l’écriture de ce conte s’est faite elle-même par ajouts successifs,
déplaçant sans cesse le noyau central). Il n’y a qu’un pas à franchir pour considérer tout
discours généralisant comme étant lui-même une fiction, dans le sens où il ne peut atteindre
qu’une vérité toute relative. Les contes crébilloniens témoignent ainsi de la réflexion qui se
développe tout au long du XVIIIe siècle sur la connaissance et ses modalités de construction.
En ce sens, Crébillon fait assurément œuvre de philosophe dans la mesure où philosopher, ce
n’est pas seulement connaître, c’est aussi rendre compte des procédés de la connaissance. Ce
questionnement sur les discours et leurs interprétations revêt également des enjeux moraux.

III.I.4. Les enjeux sociologiques du conte moral

La force des contes de Crébillon réside dans le fait qu’ils démontent à la fois la
fiction elle-même, les discours considérés comme des fictions, mais également les processus
de manipulation de l’imagination. C’est particulièrement le cas dans Le Sopha où la
scénographie permet d’observer de près les stratégies des libertins : le narrateur, Amanzeï,
raconte ce qu’il a pu entendre et voir alors que son âme s’était incarnée en divers sofas. Le
récit à métempsycose a certes une dimension satirique : le dispositif narratif permet de
voyager dans la société, comme dans les Lettres persanes, ou l’Histoire véritable, de
Montesquieu, pour dénoncer l’hypocrisie de la société qui impose une « morale » contraire
aux élans naturels. Mais la spécificité des contes de Crébillon est de montrer, de l’intérieur,
les mécanismes de manipulation, en particulier de l’imaginaire. Ils mettent en scène un
univers où tout n’est que discours et interprétations. Partant, le piège du séducteur libertin
repose moins sur la puissance de son masque, sur son art de jouer la comédie, que sur la

279
« force de projection qu’y opère la victime » : « la victime n’est piégée que par son propre
fantasme, où le masque du séducteur n’a plus que la fonction d’écran » 1, note Yves Citton.
La construction emboîtée du Sopha permet effectivement d’observer comment la
relation de domination trouve son origine dans le pouvoir exercé sur l’imagination de l’autre.
Moclès, le faux dévot qui n’hésite pas à tenter Almaïde pour qu’elle mette à l’épreuve sa
vertu, incarne la figure du libertin manipulateur. L’histoire entre Moclès et Almaïde illustre
parfaitement la force aveuglante du langage de l’ambiguïté : la séduction, entre ces
personnages, découle uniquement chez l’un, d’un emploi rhétorique fallacieux du langage et
chez l’autre, de ce qu’il prend les sophismes pour argent comptant, sans les soumettre à une
évaluation critique. Le pouvoir de Moclès sur Almaïde provient ainsi d’une maîtrise du désir
et de l’imagination de l’autre, comme le montrent ses observations sur la vulnérabilité
féminine2. Moclès parvient à amadouer sa victime en lui peignant sa propre situation et lui
faisant croire ainsi à son empathie toute compréhensive. Or de nouveau, le dispositif narratif
permet au lecteur d’assister à la manipulation par le libertin, fin connaisseur de la force de
l’imagination sur le désir, et partant de prendre de la distance.
Cette manipulation de l’imagination se trouve dans les milieux libertins, mais aussi
dans le domaine politique. Dans Tanzaï et Néardané, lorsque Saugrenutio prend la parole au
parlement pour convaincre l’assemblée de le soutenir, il en appelle à la révolte populaire et au
renversement de la monarchie :
Ah ! rappelez votre courage. Brisez les fers qu’on vous impose, ils disparaîtront quand
vous ne les baiserez plus. On ne jette dans l’abaissement que ceux qu’on croit capables
d’y rester. Nous avons les maux présents qui nous environnent ; une magnanime
résolution nous peut seule sauver des nouveaux coups qu’on nous prépare. Secouons ce
joug odieux sous lequel nous avons si longtemps fléchi ! […] De quoi ne sont-ils pas
capables des hommes qui combattent pour leurs Dieux et pour leur liberté ?3

Un discours si véhément pourrait conduire à considérer le personnage comme un


porte-parole du parti janséniste. Pourtant, suite à cette harangue, le narrateur ironise sur la
crédulité du peuple qui s’engage auprès du séditieux sans avoir pris conscience qu’il
manœuvre pour ses propres intérêts : « Les plus superstitieux, émus par le discours de
Saugrenutio, croient en effet que les Dieux sont intéressés dans cette affaire, se rangent de son
parti, et crient qu’il faut revoir le procès.4» Le narrateur tourne en dérision le manque de

1
Yves Citton, op. cit., p. 254.
2
« Quand seule, et abandonnée à toute la vivacité de son imagination, une femme poursuit une chimère que son
désœuvrement l’a forcée d’enfanter, pour n’être pas troublée dans cette jouissance imaginaire, elle écarte toutes
ces idées de vertu qui la ferait rougir des illusions qu’elle se forme ; moins l’objet qui la séduit, est réel ; plus elle
croit inutile de lui résister. », Le Sopha, op.cit., p. 92.
3
Tanzaï et Néardané, op.cit., p. 334-335.
4
Ibid.
280
discernement et de questionnement du peuple, ce que confirme l’expansion des rumeurs les
plus farfelues sur l’écumoire : « Quelque impertinente que fût cette rumeur, elle avait
cependant pris force dans l’esprit du peuple, qui, sot pour le moins autant que crédule,
n’ajoute jamais plus de foi qu’à ce qui est le moins vraisemblable.1 »
Enfin, mêmes les relations amoureuses reposent sur cette manipulation de
l‘imaginaire, comme le montre le dispositif narratif mis en place dans Ah quel conte !. La fée
Tout-ou-rien manipule les songes de Schézaddin dans lesquels elle fait apparaître une
magnifique nymphe, alanguie sur un sofa, qui semble elle-même rêver. Le songe est ici
symbolique de la perte de conscience liée au désir. La fée devient alors spectatrice de la scène
de séduction entre le prince et la nymphe, comme Amanzéi dans Le Sopha. Or c’est ce
dispositif optique qui permet d’éclairer la fée sur le caractère du prince, de lui faire perdre ses
illusions. Par l’intermédiaire de la nymphe, elle interroge Schézaddin sur ses intentions. Or
celui-ci est prêt à céder à ses sens, alors qu’il se montrait vertueux voire indifférent lorsqu’il
était éveillé : « Lorsque l’éblouissement qui l’avait empêché de voir nettement les objets, se
fut dissipé, elle fut si outrée d’avoir pu être encore capable d’une complaisance qui lui
paraissait si honteuse, que son premier soin fut de faire évanouir le fantôme qui lui avait causé
de si grands chagrins.2 » La scène n’est pas sans rappeler le piège que tend Isménie à Arsace
pour mettre à l’épreuve son amour. Mais alors que dans le conte de Montesquieu la mise en
scène permet aux personnages de réaffirmer la force de leur amour, au contraire, chez
Crébillon, on assiste à un nouveau renversement. Schézaddin prend ce tour pour un signe de
la mauvaise foi de la belle : « Autant, enfin, que dans les commencements de sa passion pour
elle, il rejetait avec horreur tout ce qui aurait pu l’avilir dans son esprit, autant alors
s’exagérait-il tout ce qui pouvait l’effacer de son cœur, ou le disposer à l’inconstance.3»
Ainsi, ce que le conte montre pour les interprétations de la fiction est transposable dans le
domaine des sentiments : tout est interprétable et partant potentiellement faussement
interprété. L’emploi des propositions comparatives met en évidence le rapport qui se crée
entre la passion et l’interprétation : qu’il soit amoureux ou jaloux, Schézaddin ne voit plus la
fée sous le même angle. Ce que mettent en scène les contes de Crébillon, c’est donc non
seulement la pétrification de l’esprit sous l’effet de la passion, mais surtout les changements
de l’âme et donc des idées, en fonction des circonstances et des sens. Crébillon est bien un
lecteur de Gueullette, dont il possédait tous les ouvrages. Dans Les Aventures du mandarin
Fum-Hoan (1723), conte qui a inspiré Montesquieu dans l’Histoire véritable, il précise le

1
Ibid., p. 309.
2
Ah quel conte !, op. cit., p. 313.
3
Ibid., p. 363.
281
principe de la transmigration des âmes dans une optique spiritualiste : « […] notre âme est
comme un caméléon, qui, suivant les différents corps où elle passe, y prend des impressions
différentes, y est sujette à toutes les passions des corps qu’elle occupe.1» C’est ce que
suggèrent les métamorphoses, ou plutôt les anamorphoses, si fréquentes dans les trois contes.
Alors que la fée Concombre initie Tanzaï à la sexualité, ce dernier croit voir Néardané à la
place du monstre ; Néardané cède aux avances de Jonquille en imaginant Tanzaï à sa place ; le
génie Jonquille menace Néardané de prendre l’apparence de Tanzaï sans qu’elle s’en rende
compte ; Mandaïde, l’Oie dont est amoureux Schézaddin, reprend forme humaine au moment-
même où le prince prend l’allure d’un dindon. C’est ce que Jean-François Perrin nomme le
« fantasme de suppléance » et qu’il résume selon la formule suivante : « X fait l’amour à Y en
pensant à Z : X croit ainsi rester fidèle à Z, ou bien lui est infidèle sans le savoir, car il/elle
prend Y pour Z2 ». Ces anamorphoses montrent comment l’émotionnel influence l’imaginaire
(et vice-versa) et procure l’illusion du libre choix.
Dès lors, les contes crébilloniens apparaîssent comme des mises en pratique des
théories sensualistes. De fait, le narrateur tourne en dérision la prétention des personnages à
vouloir maîtriser, par leur esprit, les sensations de leur corps. Par exemple, l’esprit de
Schézaddin est complètement modelé par les romans de chevalerie, si bien que le protocole
amoureux qu’il imagine, ne peut que rester abstrait : « Je ne sais si ce Prince raisonnait juste
sur le sentiment ; mais il faut convenir, à la façon dont il bornait le pouvoir des sens, qu’il
aurait été dans ce siècle-ci bien étonné, bien incommode, ou bien désœuvré.3» Le narrateur
démonte ainsi le mécanisme des préjugés et des croyances qui façonnent l’esprit. De fait,
tandis que Schézaddin se montre distant et indifférent à l’égard des femmes, le narrateur
souligne ironiquement le leurre dans lequel le personnage s’est lui-même enfermé : « Trompé,
du moins à ce qu’il disait, par toutes les infortunées qu’il avait jugées dignes de sa tendresse,
il croyait toutes les femmes légères et perfides ; et ne voulait point penser qu’il n’était
moralement pas impossible qu’il n’eût jamais fait que de mauvais choix 4. » Par conséquent,
l’aveuglement des personnages provient surtout du fait qu’ils restent enfermés dans leurs
conviction et dans leurs interprétations, sans prendre conscience qu’elles changent en fonction
de la situation. Or ce sont les codes rigides de la société qui maintiennent les personnages
dans cet état de dépendance.

1
Thomas-Simon Gueullette, Les Aventures merveilleuses du mandarin Fum-Hoam, Contes chinois, T. I, Paris,
Mazuel, 1723, p. 61, cité par Jean-François Perrin, « Soi-même comme multitude : le cas du récit à
métempsycose au 18e siècle », Dix-huitième siècle, vol. 41, 2009, p. 171.
2
Jean-François Perrin, « Le fantasme de suppléance : l’imaginaire du désir et le libre arbitre selon Crébillon »,
dans Songe, illusion, égarement, op.cit., p. 64.
3
Ah quel conte !, op.cit., p. 301.
4
Ibid., p. 302.
282
En effet, les contes crébilloniens font entrer le lecteur dans les alcôves et lui
permettent d’observer et surtout d’entendre quel emploi les mondains font du langage, qui sert
d’outil de pouvoir. Partant, ces récits prennent une fonction sociologique. Les bienséances et
les conventions sociales poussent les mondains à employer un langage détourné et une
gestuelle théâtralisée pour exprimer leurs sentiments, qui ne cherchent pas à être sincères.
L’ensemble de la société mondaine vit ainsi au milieu des fables, se met sans cesse en scène
et porte un masque dont personne ne s’abuse : chacun cherche à dissimuler, mais fait savoir
qu’il dissimule, ne donnant ainsi lieu à aucune méprise. Son mode de vie et de
communication est celui d’une « rhétorique de la fiction avouée1 », selon l’expression de Jean
Starobinski. Bernadette Fort2 et Violaine Géraud3 ont montré notamment comment les
libertins4 emploient un langage à double sens, conférant des connotations sexuelles aux mots
les plus banals. C’est le cas des auxiliaires, du vocabulaire des bienséances (« rendre des
soins », « recevoir les premiers hommages ») et même du lexique religieux (par exemple la
vertu), ce qui est un topos des romans érotiques5. Le portrait du jeune Bramine, amant de
Fatmé, dans Le Sopha, illustre l’emploi de cette rhétorique agile : « Malgré son habit de
Bramine, peu fait pour les grâces, il était aisé de remarquer qu’il était tourné de façon à
donner des idées à plus d’une prude ; […] Il parlait si bien ! disait-on, c’était avec tant de
douceur qu’il insinuait dans les âmes le goût de la vertu ! le moyen sans lui de ne pas
s’égarer !6 ». La spécificité des contes de Crébillon est donc non seulement de mettre en scène
le langage des mondains, qui consiste à désigner un objet à travers l’image d’autre chose,
mais d’en pointer les mécanismes : l’ironie du narrateur renverse à son tour l’ironie des
mondains. Dans le passage ci-dessus, le recours au discours indirect libre permet de faire
entendre simultanément la voix de ces fausses prudes et celle du narrateur qui imite leur
discours hypocrite pour montrer justement le décalage entre les apparences et les actes. Dès
lors, Crébillon ne fait pas que peindre cette société du spectacle, il en montre les ressorts et les
effets, souvent délétères.
Les contes crébilloniens prennent effectivement une fonction sociologique. En
mettant en scène la double vie des mondains, partagés entre leur milieu familial et les
« petites maisons », ils s’apparentent aux tableaux de l’époque. Ces derniers figurent les

1
Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, 1700-1789, Genève, A. Skira, 1964, p. 55.
2
Bernadette Fort, op. cit., p. 91-115.
3
Violaine Géraud, La Lettre et l’es rit de Crébillon fils, Paris, SEDES, 1995, p. 66-87.
4
On utilise ce terme par défaut : le terme de « libertin » est certes chargé de connotation contestataire et
philosophique ; mais ici le « libertinage » désigne les pratiques de la société mondaine, mêlant inconstance
amoureuse et jeux de masque social.
5
Jean Goulemot, op. cit., p. 106.
6
Le Sopha, op. cit., p. 53-54.
283
aristocrates, installés en situation de représentations, dans les offices de la vie élégante
(conversation, jeux, repas) : ce sont en ce sens des « représentations de la représentation1 ».
Ainsi, Le Sopha théâtralise la vie des mondains : tandis que les saynètes galantes sont
interrompues par les entrées inopinées de personnages, les farces tendues aux coquettes
(Zulica) tournent au drame, et les situations burlesques jouent avec les topoï de la satire
anticléricale. Mais cette théâtralisation de cette société du masque n’a pas seulement comme
visée de la représenter, elle permet surtout d’en montrer les mécanismes et les effets aliénants
et asphyxiants. La description de la « comédie de l’amour » qu’a appris à jouer la Grue, dans
Ah quel conte !, corrobore cette idée. Elle a appris à masquer son cœur et à jouer les fausses
prudes, à imiter « ces fausses larmes, ce feint désordre, tous ces mouvements dont les femmes
ne peuvent jamais être agitées qu’à leur première défaite, et dont elles se souviennent si bien à
toutes les autres.2» Mais ses amants ne sont pas dupes, et savent décoder le langage verbal et
non verbal. Les indices de langueur et de vertu sont bien interprétés comme des signes du
désir, et personne ne s’y trompe : « nous nous y croyons toujours supérieures par la sublimité
de nos ruses ; et les hommes, toujours trop ou trop peu amoureux, pour daigner prendre la
peine de nous détromper ou pour oser le faire, ne nous laissent nous flatter du succès que pour
nous en rendre plus méprisables ou plus ridicules, souvent tous les deux.3 » On reconnaît ici le
fameux mot de La Fontaine : « c’est double plaisir de tromper le trompeur4 ». Mais le ton de
Crébillon est plus amer que celui de la fable : il suggère que dans cette société du spectacle,
où tout devient signe et donc interprétable, chaque interprétation est réversible. Dans une telle
incertitude quant à la signification des mots et des gestes, comment communiquer des
sentiments sincères ? Quelle valeur conserve la parole ? Crébillon suggère ainsi la dimension
aliénante d’une telle société qui impose des codes contre-nature, ce qu’illustre la double vie
de Fatmé :
Assez heureuse pour être née avec cette fausseté qu’inspirent aux femmes, la nécessité de
se déguiser, et le désir de se faire estimer, (désir qui n’est pas toujours le premier qu’elles
conçoivent) elle avait senti de bonne heure qu’il est impossible de se dérober aux plaisirs,
sans vivre dans les plus cruels ennuis, et qu’une femme ne peut cependant s’y livrer
ouvertement, sans s’exposer à une honte, et à des dangers qui les rendent toujours amers.
Dévouée à l’imposture dès sa plus tendre jeunesse, elle avait moins songé à corriger les
penchants vicieux de son cœur, qu’à les voiler sous l’apparence de la plus austère vertu5.

La lucidité de cette fausse prude fait écho aux affres de la marquise dans les Lettres
de la marquise de R*** au comte de C***. Elle y déplore de la même façon le carcan de la

1
Jean Starobinski, op. cit., p. 64.
2
Ah quel conte !, op.cit., p. 520.
3
Ibid.
4
Jean de La Fontaine, Fables, II, 15, op. cit., p. 103.
5
Le Sopha, op. cit., p. 48.
284
société mondaine à l’égard des femmes. Dans Ah quel conte !, la Grue, amoureuse de
Taciturne, ne dit pas autre chose1. Crébillon ne critique donc pas la comédie des sentiments, il
montre les ravages de l’ignorance et de l’hypocrisie : il ne s’agit plus de rire d’un personnage
ridicule, mais de le comprendre et de saisir les circonstances sociales qui l’ont conduit à un tel
état. Se trouve ainsi formulée la dialectique qui structure l’ensemble des contes de Crébillon,
à savoir l’opposition entre les codes sociaux et artificiels et la loi naturelle vertueuse. Si le
dispositif du conte met en lumière les structures de la société mondaine, il permet également
de mettre à jour les mécanismes des passions aveuglantes : c’est en ce sens un véritable outil
d’éclairement des consciences.

En conclusion, les contes de Crébillon peuvent certes être lus comme des fables
politico-religieuses ou comme des contes libertins (ici dans le double sens du terme). Comme
tous les contes à visée morale et philosophique étudiés jusqu’ici, ils présentent effectivement
une structure double, une histoire et une pensée (philosophique, politique et morale). On
reconnaît d’ailleurs leur parenté de matière et de manière avec les Lettres persanes2. Comme
Montesquieu, Crébillon utilise un langage à double entente, qui participe de la satire des
moeurs. Mais une telle lecture ne rend pas compte de la richesse de sens induite par la
multitude des cadres interprétatifs et par la construction enchâssée. Crébillon maîtrise
assurément l’écriture allégorique, mais pour mieux la détourner, en montrer les limites et
suggérer qu’elle est l’expression d’une volonté absolutiste. La composition labyrinthique, les
strates de significations induites par les personnages-palimpsestes, la superposition des cadres
interprétatifs parfois contradictoires confèrent aux contes crébilloniens une certaine obscurité,
ce qui offre au lecteur un espace de liberté : cette tendance à l’hermétisme, caractéristique de
l’esthétique rococo, relance sans cesse la démarche herméneutique et critique, ce que nous
avons vu pour les contes de Montesquieu et de Saint-Hyacinthe. Les contes de Crébillon
peuvent donc bien être considérés comme des contes philosophiques : ils relèvent d’une
esthétique de l’ambiguïté, expression elle-même d’une éthique de la complexité. Ces textes
présentent une caractéristique supplémentaire, par rapport à leurs prédécesseurs : leur
construction emboîtée permet de mettre à jour le mécanisme des exégèses et d’en montrer la

1
« Ce que pour les femmes on appelle vertu, me fut recommandé sans cesse, et ne me fut jamais défini : mais
surtout ce qu’on m’apprit parfaitement, ce fut à être fausse, à rougir de tout, et à trouver du crime dans les choses
les plus innocentes. Enfin, on me fit dévote ; c’est-à-dire superstitieuse ; car, dans le fond, on ne m’apprit pas
mieux ce que c’est que les Dieux, qu’on ne m’avait appris ce que c’est que vertu. À la place de ces deux
connaissances si nécessaires, on me donna ces dehors austères et guindés, cette bonne opinion de soi-même, ce
profond mépris des autres, si incompatibles avec la vraie vertu et si familiers à l’hypocrisie. », Ah quel conte !,
op.cit., p. 479.
2
Raymonde Robert, op. cit., p. 239.
285
subjectivité et donc la relativité. Les commentaires, aussi bien du narrateur que des auditeurs,
mettent à jour les contradictions non seulement des personnages, mais des interprétations de
leurs actions, ce qui pousse le lecteur à s’interroger sur son propre jugement. Ainsi, le conte,
sous la plume de Crébillon, devient un laboratoire du conte lui-même, des discours considérés
comme des fictions, mais également de l’imaginaire en général : il s’agit d’observer comment
il se façonne et peut se laisser manipuler. Montrer les mécanismes de la manipulation, c’est
assurément œuvrer pour l’émancipation du lecteur et lutter contre tout ce qui anesthésie
l’esprit critique. C’est en ce sens que Crébillon est bien un auteur des Lumières, par
l’autonomie et la responsabilité qu’il offre à son lecteur. Dès lors, ses contes mettent en
évidence une autre spécificité du sous-genre : il offre au lecteur une expérience à la fois
morale, philosophique mais aussi épistémologique, ce que confirme l’étude des contes de
Diderot.

286
III.II. Diderot, la fonction cognitive du
conte philosophique

La critique s’accorde à reconnaître une évolution des œuvres narratives de Diderot,


des Bijoux indiscrets et de L’Oiseau blanc, conte bleu, à Jacques le fataliste, qui « part du
conte philosophique pour arriver à la philosophie par le conte1 ». Dans ses premiers contes,
Diderot suivrait ainsi une tradition et une mode, et laisserait s’exprimer à l’arrière-plan une
« philosophie », qui ne serait en grande partie que le reflet de l’idéologie montante, empiriste
ou spinoziste et anticléricale. Il aurait donc recours à l’allégorie, au début de sa carrière
littéraire, et s’en détacherait progressivement2, allant même jusqu’à la critiquer férocement,
aussi bien dans ses dernières œuvres romanesques3 que dans ses réflexions esthétiques. Dans
le Salon de 1767, au sujet de Cochin, il affirme : « Jamais je ne cesserai de regarder
l’allégorie comme la ressource d’une tête stérile, faible, incapable de tirer parti de la réalité et
appelant l’hiéroglyphe à son secours ; d’où résulte un galimatias de personnes vraies et d’êtres
imaginaires qui me choque, composition digne des temps gothiques et non des nôtres4. »
Diderot reproche à l’allégorie d’être froide, obscure, inintelligible, inférieure à la nature :
« N'inventez de nouveaux personnages allégoriques qu'avec sobriété, sous peine d'être
énigmatique. Préférez autant qu’il vous sera possible, les personnages réels aux êtres
symboliques5 », écrit-il dans ses Pensées détachées sur la peinture (1776-1781). Diderot
oppose ici l’obscurité de l’allégorie à la limpidité du naturel et de la vérité. Il rejoint l’abbé
Dubos selon lequel « notre cœur exige de la vérité dans la fiction même, et quand on lui
présente une action allégorique, il ne peut se résoudre, pour parler ainsi, à entrer dans les
sentiments de ces personnages chimériques6. »

1
Jean-Pierre Seguin, Diderot, le discours et les choses : essai de descri tion du style d’un hiloso he en 1750,
Paris, Klincksieck, 1978, p. 159.
2
George May, « Diderot et l’allégorie », Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 89, Oxford,
Voltaire foundation, 1972, p. 1049-1076.
3
Elle est présentée comme « la ressource ordinaire des esprits stériles» dans Jacques le Fataliste et son maître,
éd. Yvon Belaval, Paris, Gallimard, 1973, p. 57.
4
Denis Diderot, Salon de 1767 dans Salons III, éd. Else Marie Bukdahl, Michel Delon et Annette Lorenceau,
Paris, Hermann, 1995, p. 501.
5
Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie, dans Salons IV, éd. Else Marie
Bukdahl, Annette Lorenceau, Gita May, Paris, Hermann, 1995, p. 391.
6
Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poësie et sur la peinture, Première partie, section XXV,
Genève, Slatkine, 1967, p. 227.
287
Pourtant, en 1751, dans la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui
entendent, Diderot loue la capacité de l’écriture poétique à unir la pensée et l’expression grâce
au recours au hiéroglyphe. Il définit d’ailleurs le discours du poète de la manière suivante :
[…] c’est lui qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le
même temps que l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit,
l’oreille les entend ; et que le discours n’est plus seulement un enchaînement de termes
énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c’est encore un tissu
d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en ce sens
que toute poésie est emblématique.1

Dans ce passage empreint de cratylisme, Diderot démontre la capacité du langage


poétique à recomposer la densité du réel, à recréer la simultanéité des sensations, grâce aux
correspondances qu’elle établit entre les images qu’elle fait naître dans l’esprit du lecteur/
spectateur et les significations. La littérature n’est pas pour lui le support imagé d’une pensée
préalable ; elle s’adresse à la fois à la raison et aux sens, et nous offre ainsi, de manière plus
intense et plus condensée, ce que la vie ne nous donne que furtivement. Or cette union de
l’image et de la pensée apparaît pour Diderot comme le moyen le plus efficace pour instruire,
comme il l’affirme dans sa définition de la « leçon » dans l’Encyclopédie :
L'écriture hiérogliphique des anciens egyptiens étoit beaucoup plus propre à enrichir
promptement l'esprit de connoissances réelles, que nos signes de convention. Il faudroit
traiter l'homme comme un être organisé & sensible; & se souvenir que c'est par ses
organes qu'il reçoit ses idées, & que le sentiment seul les fixe dans sa mémoire. En
Métaphysique, Morale, Politique, principes des Arts, &c. il faut que le fait ou l'exemple
suive la leçon, si vous voulez rendre la leçon utile. On formeroit mieux la raison en
faisant observer la liaison naturelle des choses & des idées, qu'en donnant l'habitude de
faire des argumens ; il faut mêler l'Histoire naturelle & civile, la Fable, les emblemes, les
allégories, à ce qu'il peut y avoir d'abstrait dans les leçons qu'on donne à la jeunesse; on
pourroit imaginer d'exécuter une suite de tableaux, dont l'ensemble instruiroit des devoirs
des citoyens, &c2.

Paradoxalement, Diderot préconise ici le recours à la fable et à l’allégorie comme


outils pédagogiques. Il suggère que la vérité n’existe pas en elle-même, mais bien dans les
rapports que les choses ont entre elles. Instruire, c’est pour lui, former la raison, ce qui passe
par la construction d’images mentales et par la comparaison des situations, comme l’avait
déjà formulé Malebranche3. Diderot rejoint donc les pédagogues réformateurs de la fin du
XVIIe siècle, qui remettent en question l’apprentissage par cœur et prônent le recours au
sensible pour transmettre certaines vérités « qu’il ne suffit pas de persuader mais de faire

1
Lettre sur les aveugles : à l’usage de ceux qui voient ; Lettre sur les sourds et muets : à l’usage de ceux qui
entendent et qui parlent, éd. Marian Hobson et Simon Harvey, Paris, Flammarion, 2000, p. 116.
2
Article « Leçon », dans Encyclopédie, vol. II, T. IX, op. cit., p. 332 (je souligne).
3
« La vérité et l’ordre ne consistent que dans les rapports de grandeur et de perfection que les choses ont entre
elles », Nicolas Malebranche, Traité de Morale ar l’auteur de la Recherche de la Vérité, Première Partie, à
Rotterdam, chez Reinier Leers, 1684, p. 87.
288
sentir1 », selon le fameux mot de Montesquieu. Dans l’Éloge de Richardson, Diderot lui-
même reprend cette idée2. De fait, la pensée étant liée à la perception, pour instruire, c’est-à-
dire pour développer la capacité de réflexion de celui qui apprend, il faut s’adresser à
l’ensemble de l’être, à la fois à sa raison et à ses sens. Partant, il est nécessaire de mêler toutes
les disciplines et toutes les formes de discours, et d’entrelacer l’image et la pensée.
Dès lors, pourquoi Diderot se montre-t-il si féroce à l’égard de l’allégorie dans ses
réflexions esthétiques ? Ce que les auteurs de l’Encyclopédie critiquent, ce n’est pas l’emploi
d’un langage à double sens - ce qui définit l’allégorie3- mais bien toute interprétation
dogmatique et univoque, cette « prétention » à orienter le sens qu’ont eu aussi bien des
religieux chrétiens que des philosophes païens4. En revanche, l’écriture hiéroglyphique est
présentée par le Chevalier de Jaucourt comme une pratique universelle, comme « la voix
uniforme de la nature, parlant aux conceptions grossières des humains5. » L’image ne vient
pas voiler l’idée pour la rendre mystérieuse, accessible seulement aux initiés ; elle se met
littéralement à parler d’elle-même, à former un « discours suivi6 ». Jaucourt dénonce au
contraire l’intolérance et l’idolâtrie, liées à l’absolutisme d’un sens unique : toutes deux
naissent de la confusion entre la représentation et l’objet représenté. Les auteurs de
l’Encyclopédie ne renient donc pas le plaisir intellectuel et scientifique de la lecture de
l’énigme : ils dénoncent les superstitions qui consistent à confondre signifiant et signifié. Le
signe n’est pas porteur en lui-même d’une signification ; au contraire, la pensée, notamment
morale, doit surgir de la confrontation de deux symboles, au moins (qu’ils apparaissent sous
la forme d’une image ou d’un écrit, ou les deux) :
EMBLEME, s. m. (Belles - Lettres.) image ou tableau qui par la représentation de
quelque histoire ou symbole connu, accompagnée d'un mot ou d'une légende, nous
conduit à la connoissance d'une autre chose ou d'une moralité7.
SYMBOLE, (Gramm.) signe ou représentation d'une chose morale par les images ou
propriétés des choses naturelles. Ce mot est formé du grec symbolon, marque, signe,
caractere, & du verbe symballein, conférer ou comparer8.

1
Montesquieu, Lettres persanes, op. cit., p. 84.
2
« [Richardson] n’a point démontré cette vérité, mais il l’a fait sentir », Éloge de Richardson, dans Contes et
romans, op. cit., p. 899.
3
C’est « une figure de rhétorique par laquelle on emploie des termes qui, pris à la lettre, signifient toute autre
chose que ce qu'on veut leur faire signifier. L'allégorie n'est proprement autre chose qu'une métaphore continuée,
qui sert de comparaison pour faire entendre un sens qu'on n'exprime point, mais qu'on a en vue » , Edme-
François Mallet, article « allégorie », dans Encyclopédie, vol. I, T.1, op. cit., p. 208.
4
Selon Mallet, ces derniers ont orienté la signification des fables antiques telles qu’ils voulaient les imaginer,
« en sorte qu'on ne vit plus dans les fables que ce qui n'y étoit réellement pas; on abandonna l'historique qui
révoltoit, pour se jetter dans la mysticité qu'on n'entendoit pas », ibid.
5
Jaucourt, article « Hiéroglyphe », ibid., T. VIII, p. 205.
6
Ibid.
7
Mallet, article « emblème », ibid., T. V, p. 556.
8
Jaucourt, article « Symbole », ibid., T. XV, p. 726.
289
Si Diderot et les auteurs de l’Encyclopédie refusent l’emploi de l’image allégorique
que l’on fait parler, ils reconnaissent la dimension morale et philosophique de l’image
éloquente, en peinture comme en poésie : il ne s’agit plus de plaquer un sens artificiel sur une
représentation, ou bien de rechercher un sens caché, préalable, mais au contraire, d’être à
l’écoute de l’image elle-même, qui déclenche la parole et la pensée. Une telle conception rend
possible le recours à une fiction fabuleuse, comme moyen de transmission de connaissances
morales et philosophiques.

Si les œuvres narratives de Diderot témoignent assurément de l’évolution de sa


pensée philosophique, quels sont les textes qui relèvent à proprement parler du sous-genre ?
Le cadre du roman picaresque éloigne Jacques le fataliste du conte, dont le narrateur tourne
lui-même en dérision la clôture topique : les allées et venues de Jacques et son maître,
l’absence de direction de leur voyage symbolisent la disparition de toute quête de sens. Seule
l’histoire de Madame de la Pommeraye et du marquis des Arcis pourrait être mise en rapport
avec le conte de Madame de La Carlière et être considérée comme un conte moral, comme le
suggère l’édition séparée de 1793, Exemple singulier de la vengeance d'une femme, conte
moral1. Mais dans cette édition, toutes les interventions de Jacques et de son maître au cours
du récit de l’hôtesse ont été supprimées : seul est conservé le récit enchâssé, la situation de
contage a disparu. Ces amputations nous conduisent à exclure ce texte de notre corpus : il ne
s’agit pas d’un conte philosophique inséré, comme ceux des Journaux de Marivaux ou des
Lettres persanes, de Montesquieu, mais d’une réécriture posthume. Quant à Mystification ou
histoire des portraits, peut-on considérer ce texte comme un conte à visée morale et
philosophique ? Certes, il met en scène les processus d’aveuglement par les croyances, mais
c’est avant tout le récit d’une anecdote vécue, transmise à la première personne2 : Diderot use
ici des topoï traditionnels de la comédie pour rendre compte du tour joué à Mademoiselle
Dornet. Il s’agit par conséquent moins d’un conte que d’une farce, racontée sous la forme de
deux saynètes.
Nous ne retenons donc que les textes qui affichent à la fois leur double structure (une
histoire articulée à une réflexion générale sur la morale ou l’accès au bonheur), leur
fictionalité (soit par le recours au merveilleux, soit par une mise à distance du narrateur grâce

1
Exemple singulier de la vengeance d'une femme, conte moral. Ouvrage posthume de Diderot, Londres, 1793. Il
s’agit de l’épisode du marquis des Arcis et de M me de la Pommeraye, retraduit en français par Doray de Longrais
sur une traduction allemande de Schiller. La 1ère édition in extenso en français de Jacques le fataliste n'a paru
qu'en 1796.
2
« Je voudrais bien me rappeler la chose comme elle s’est passée, car elle vous amuserait. », Denis Diderot,
Mystification, dans Contes et romans, op. cit., p. 419.
290
à la troisième personne) et une situation de contage. On peut observer trois ensembles de
contes. Les Bijoux indiscrets (1748) et L’Oiseau blanc, conte bleu (1749) sont des contes
orientaux qui transposent dans un Orient de pacotille la cour de Louis XV, à la manière des
Lettres persanes, ou plus récemment des contes de Crébillon1. Mais comme ces derniers, les
contes de Diderot dépassent la satire des mœurs : ce sont de véritables laboratoires de la
fiction et des discours considérés comme des fictions. Tel est également l’enjeu des deux
contes suivants : l’ Entretien d’un ère avec ses enfants ou les dangers de se mettre au-dessus
des lois et Les Deux Amis de Bourbonne, édités pour la première fois dans un recueil de
Contes moraux et nouvelles idylles de Salomon Gessner, en allemand en 1772 et en français
en 1773. Ils soulèvent tous deux la question du témoignage et de la vérité : si toute
interprétation est subjective, qui croire ? Enfin, les trois derniers contes, Ceci n’est as un
conte, Madame de La Carlière et le Supplément au voyage de Bougainville, forment une
trilogie, comme l’indique la notice de la Correspondance littéraire, en avril 1773 : « On ne
verra qu’à la fin du dernier la morale et le but secret qu’il s’est proposé2. » Ils constituent
donc un ensemble dont la « moralité » semble s’exprimer par la fiction elle-même. En outre,
malgré les différences entre ces trois textes, la situation de contage est à chaque fois la même
et ils posent de nouveau la question de la vérité et de sa transmission.
Ces sept contes ont en commun une structure enchâssée. Nous avons vu que c’est
dans cette composition emboîtée que réside essentiellement la dimension morale et
philosophique des contes appartenant au sous-genre, même si des réflexions morales (sur
l’amour et le bonheur) et philosophiques (sur la nature de l’âme et sur la loi naturelle) y sont
également insérées. Cette composition engage le lecteur dans un double mouvement : il se
laisse emporter par l’histoire, tout en conservant un recul critique. Un tel dispositif aiguise la
conscience du lecteur et confère au conte une fonction à la fois morale et cognitive. Cette
esthétique de l’encadrement permet d’atteindre la vérité au sens d’adequatio et d’aletheia :
dans le premier cas, il s’agit de recréer la complexité et le foisonnement de la vie, de rendre
compte de la simultanéité des sensations, de la contradiction des opinions, de l’ambivalence
des êtres humains ; dans le second, le conte propose une opération de dévoilement, de
démystification.

1
Selon la fille de Diderot, le philosophe aurait pratiqué une écriture mimétique des ouvrages de Crébillon pour
subvenir aux besoins pécuniaires de Madame du Puisieux, sa maîtresse d’alors. Mais même si les ressemblances
sont indéniables, il est impossible de réduire le conte de Diderot à un pastiche des contes crébilloniens. Voir
Geeta Beehary-Paray, « Les Bijoux indiscrets de Diderot : pastiche, forgerie ou charge du conte de Crébillon »,
Diderot Studies, vol. 2008, 2000, p. 24-27.
2
Cité par Michel Delon, notice de Ceci n’est as un conte, dans Contes et romans, op.cit., note 4 p. 1079.
291
III.II.1. La structure emboîtée ou la déconstruction de tous les
discours

Les contes de Diderot possèdent tous une structure complexe, formée par plusieurs
niveaux narratifs. La composition des Bijoux indiscrets en fait apparaître quatre. Une
première instance découpe le récit en deux parties (tome premier/ tome second). Au deuxième
niveau, un narrateur s’adresse à Zima, au début du premier tome, et l’invite à lire un ouvrage
licencieux dont le titre est Les Bijoux indiscrets. Le troisième niveau est consacré à l’histoire
de Mirzoza, la favorite, et du sultan Mangogul : celui-ci détient un anneau qui a le pouvoir à
la fois de le rendre invisible et de faire parler les sexes féminins. Se trouvent alors insérées les
histoires libertines des mondaines et des couventines, quatrième niveau narratif. L’élément
déclencheur de la narration inscrit Les Bijoux indiscrets dans la lignée des contes libertins à la
mode dans les années 1730-1740. On y retrouve effectivement les topoï du comique grivois
sur la lubricité des prêtres et des nonnains : dans le chapitre XVII, consacré aux deux dévotes,
le ressort comique tient au quiproquo sur le sens du mot « bijou », quant au chapitre XLVII,
« le bijou voyageur », il propose un passage particulièrement leste, écrit en anglais, en italien
et en espagnol. Les grivoiseries côtoient ainsi les réflexions philosophiques sur la place et la
nature de l’âme (chapitre XXIX « les âmes ») : le conte de Diderot participe donc au même
mouvement que les contes de Crébillon. En outre, comme dans ces derniers, et dans ceux de
Montesquieu avant eux, le déplacement en Orient est l’occasion d’une satire des mœurs
occidentales. Le conte oriental de Diderot met ainsi en scène, sur un mode burlesque, les
disputes de l’époque, qu’elles soient religieuses (chapitre XV), scientifiques (le conflit entre
les « vorticoses » et les « attractionnaires »1, chapitre IX), artistiques (la dispute entre les
partisans de Utmisol et ceux de Utmifasolasiututut2, chapitre XIII) ou littéraires (la querelle
des Ancien et des Modernes, chap. XXXVIII). Toutes ces allusions à l’actualité
contemporaine font des Bijoux indiscrets une véritable « œuvre de circonstance, non parce
qu’elle aurait été rédigée en quelques heures et par défi, mais en ce qu’elle propose comme un
instantané de l’aube des Lumières3», selon Michel Delon. De fait, le conte accueille en son
sein tous les discours : les harangues des religieux et des scientifiques, une publicité pour des
muselières capables de faire taire les bijoux bavards, des annonces officielles et même une
parodie du code civil. La translation de ces discours dans un cadre oriental et parodique crée

1
C’est-à-dire de Descartes et de Newton.
2
C’est-à-dire de Lully et de Rameau.
3
Michel Delon, Notice des Bijoux indiscrets, op. cit., p. 918.
292
un effet d’ « estrangement », selon l’expression de Carlo Ginzburg1 : il s’agit de changer le
regard du lecteur, afin de le libérer de ce qui peut conditionner sa pensée. La structure
enchâssée renforce ce pouvoir démystifiant du déplacement oriental car elle fait entrer le
lecteur dans le laboratoire des discours (religieux, scientifiques, juridiques, amoureux), afin
qu’il prenne conscience des mécanismes de manipulation. C‘est notamment le cas pour les
harangues des prêtres qui cherchent à tout prix à donner une justification divine au
phénomène :
La religion revendiqua leur caquet comme une matière de sa compétence, et ses ministres
prétendirent que le doigt de Brama se manifestait dans cette œuvre. Il y eut une assemblée
générale des pontifes, et il fut décidé qu’on chargerait les meilleures plumes de prouver
en forme que l’événement était surnaturel, et qu’en attendant l’impression de leurs
ouvrages, on le soutiendrait dans les thèses, dans les conversations particulières, dans la
direction des âmes, et dans les harangues publiques2.

Le passage montre comment naît et se diffuse la croyance, qui se distingue ici de la


foi, et comment elle se fonde uniquement sur du discours : la parole d’autorité des religieux,
adressée à des masses et proférée dans des lieux sacrés, suffit pour faire croire à l’origine
divine du phénomène. Le conte oriental diderotien dénonce ainsi l’absurdité des discours qui
cherchent à expliquer l’inexplicable et finissent par faire accepter l’inacceptable. Religion et
science sont donc renvoyées dos à dos, réduites au même rang que la calomnie : « Mangogul
et la sultane, qui seuls avaient le secret de l’anneau, trouvèrent que le bramine avait aussi
heureusement expliqué le caquet des bijoux par le secours de la religion, qu’Orcotome par les
lumières de la raison.3 » Sont ainsi critiquées les charlataneries des pseudo-scientifiques,
comme Orcotome qui se nomme médecin des bijoux, et des « hommes éclairés » venus des
quatre coins de la planète : « Cet essaim d’abeilles infatigables travaillait sans relâche à la
recherche de la vérité, et chaque année, le public recueillait dans un volume rempli de
découvertes, les fruits de leurs travaux.4» Le narrateur parodie la mécanique du style pseudo-
savant, ampoulé, et métaphorique, par le recours aux vers libres, décasyllabes et alexandrins.
Le merveilleux a dès lors pour fonction de « rabattre la présomption de l’empirique5 », selon
l’expression du sultan lui-même qui prend un malin plaisir à déjouer les affirmations
dogmatiques d’Orcotome. Par conséquent, le conte philosophique prend des enjeux
épistémologiques pour deux raisons : d’une part, il met en scène les débats scientifiques de
l’époque (notamment la querelle entre les partisans de Descartes et les disciples de Newton),

1
Carlo Ginzburg, A distance, Neuf essais sur le point de vue en histoire, Occhiacci di legno, nove riflessioni,
trad. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, 2001.
2
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 40.
3
Ibid., p. 43.
4
Ibid., p. 24.
5
Ibid., p. 71.
293
d’autre part, il interroge les conditions de transmission du savoir. La particularité du conte de
Diderot est de passer l’ensemble des discours au tamis de la critique, y compris le sien. De
fait, les bijoux, censés délivrer la vérité, sont eux-mêmes sujets à caution : leurs propos sont
incomplets (le bijou de Fanni reconnaît avoir une mémoire défectueuse) et ne font que répéter
ce que tout le monde sait déjà. Mangogul convient que « les bijoux sont de petits fous qui ne
savent ce qu’ils disent. La bague de Cucufa peut les faire parler, mais non leur arracher la
vérité.1» Sélim reconnaît également le caractère partiel du persiflage des bijoux et les
complète en faisant le récit de ses propres conquêtes. Seule la favorite reste incrédule aux
propos qui lui sont tenus, et distingue le mot de la chose : « on me dirait une chose assez
obscure, à laquelle je ne répondrais que par un fait d’expérience.2» À l’instar de Mirzoza, le
conte de Diderot confronte la théorie à la pratique, les discours à l’expérience : il s’apparente
à une fiction expérimentale.
On retrouve la même critique féroce des fausses vérités, en particulier de la religion,
et la même interrogation sur les conditions possibles de la vérité dans L’Oiseau blanc, conte
bleu, qui est une suite des Bijoux indiscrets : la favorite est de nouveau auditrice, mais cette
fois d’une seule histoire, que lui narrent quatre conteurs (deux émirs et deux femmes), alors
qu’une troisième lui chatouille les pieds. La situation est cette fois-ci plus statique : le décor
est restreint à la chambre de la favorite dans laquelle le sultan se glisse subrepticement lors de
la cinquième soirée. Le thème du voyage se retrouve au cœur de l’histoire racontée à plusieurs
voix, qui trace le parcours de Génistan, un prince, métamorphosé en oiseau blanc. Il s’agit
d’un parcours de formation (ou de déformation) du prince : alors qu’au début du conte, il
incarne le désir (à la fois désir sexuel, soif de connaissance et quête de vérité spirituelle), sous
la forme topique d’un pigeon, il finit par accepter et épouser la froide et raisonnable
Pulichresta, « Bonne à tout faire ». L’histoire insérée est « allégorique3 », comme le note la
favorite elle-même, car elle met en scène la lutte entre la vérité, incarnée par la fée, et dont
l’accès est semé d’embuches4, et le mensonge, représenté par le génie, nommé étrangement
« Rousch ». Ce dernier travaille de concert avec la princesse Irocilla (Bizarre) afin de
construire et diffuser les récits calomniateurs5 ; ils s’opposent ainsi à la fée Vérité, qui, au

1
Ibid., p. 205.
2
Ibid., p. 100.
3
L'Oiseau blanc, conte bleu, op. cit., p. 1491.
4
« On y arrive par une infinité de chemins, mais tous sont difficiles à tenir, et ceux mêmes qui en ont fait
plusieurs fois le voyage n’en connaissent parfaitement aucun. », ibid., p. 1454 ; « Il n’en coûte pas autant pour
s’éloigner de Vérité que pour la rencontrer. », dit la sultane, ibid., p. 1461. Les amis de la fée Vérité, à savoir les
deux bergers de la pastorale mythique, vivent dans un « crépuscule éternel », ibid., p. 1455.
5
« Irocilla et Rousch se connaissaient de longue main, et ils avaient toujours été passablement ensemble. C’était
de concert avec elle qu’il ébauchait tous ses récits scandaleux ; il inventait le fond, elle mettait de l’originalité
294
contraire, ne veut pas paraître voilée. Ce conte est également construit sur plusieurs niveaux
de narration : une première instance narrative découpe l’ensemble en « soirées », à l’image
des Mille et Une Nuits ; le second niveau est composé par les interventions de la sultane, des
conteurs et du sultan ; au troisième niveau, ce sont Génistan et la fée Vérité qui racontent les
aventures du prince à son père, Zambador. Cette structure a de nouveau pour effet de rompre
toute illusion romanesque et de rendre le lecteur conscient des ficelles narratives, de le placer
à la fois du côté de la construction et de la réception du récit.
Tel est également l’effet produit des deux contes moraux, Les Deux Amis de
Bourbonne et l’Entretien d’un ère avec ses enfants. Apparemment très différents des
premiers contes orientaux de Diderot, ces textes n’en possèdent pas moins une structure
similaire. Le noyau narratif des Deux amis de Bourbonne trace le destin de Félix et d’Olivier,
deux amis inséparables qui ont grandi ensemble, et qui sont prêts à tout l’un pour l’autre1.
L’histoire de ces deux amis s’apparente a priori à une allégorie philosophique, illustrant le
précepte des stoïciens, tel que le rappelle Jaucourt dans l’article « morale » de
l’Encyclopédie2. L’histoire serait également la figuration de l’ouvrage d’Helvétius, De l’esprit
(1758), comme tente de nous le faire croire le narrateur à la fin du conte 3. Mais la fable des
deux amis ne permet pas de rendre compte de l’ensemble du texte qui repose sur plusieurs
niveaux narratifs. Leur histoire est rapportée par Mme de *** à un destinataire qu’elle nomme
« petit frère ». Elle insère dans son récit le témoignage de la femme d’Olivier, qu’elle a
rencontrée, entourée de ses quatre enfants, et de celui du subdélégué Aubert qui lui a transmis
à son tour le récit de la charbonnière qui a accueilli Félix. Mme de *** joint à son histoire la
lettre de M. Papin, qui cherche à la convaincre de l’impiété de ces deux familles. Suite à un
astérisque, un nouveau narrateur intervient à la fin du récit. Il développe une réflexion
poétique sur les différents genres de contes, et s’adresse à un lecteur fictif qui s’exclame :

dans les détails, d’où il arrivait qu’on les écoutait avec plaisir, qu’on les répétait partout, qu’on paraissait y
croire, mais qu’on n’y croyait pas. », L’Oiseau blanc, conte bleu, o . cit., p. 1490.
1
Ils tombent amoureux de la même femme. C’est Olivier qui l’épouse et lui donne des enfants. Félix part sur les
routes et se fait contrebandier. Il est arrêté et condamné. Olivier l’apprend, sauve son ami et se fait tuer lorsqu’il
organise sa fuite. Félix trouve refuge chez un charbonnier dont la famille l’accueille et le soigne. Le charbonnier
meurt sous un coup de feu tiré par un agent de la maréchaussée, qui cherchait à arrêter Félix. Ce dernier parvient
à retrouver la maison d’Olivier dont il apprend la mort. Il découvre sa femme dans la misère. Félix organise le
mariage entre la fille de la charbonnière et le fils d’Olivier. Il parvient à se faire engager comme garde-chasse
par M. de Rançonnières, qui obtient sa grâce, ce qui lui permet d’envoyer de l’argent aux deux veuves.
2
« Selon eux, on est né pour procurer du bien à tous les humains; exercer la bénéficence [sic] envers tous; se
contenter d'avoir fait une bonne action, & l'oublier même en quelque maniere, au - lieu de s'en proposer quelque
récompense », Jaucourt, article « Morale », dans Encyclopédie, vol. II, T. X, op. cit., p. 700.
3
« […] concluez qu’en général il ne peut guère y avoir d’amitiés entières et solides qu’entre des hommes qui
n’ont rien : un homme alors est toute la fortune de son ami, et son ami est toute la sienne. De là la vérité de
l’expérience que le malheur resserre les liens, et la matière d’un petit paragraphe pour la première édition du
livre De l’esprit. », Les Deux Amis de Bourbonne, op. cit., p. 450.
295
« Au diable le conte et le conteur historique ! C’est un menteur plat et froid.1» Un
commentaire est également inséré entre le récit de Mme de *** et la réflexion métapoétique. Il
fait part de la réponse que Mme de *** a envoyée au curé Papin, dans laquelle elle l’informe
qu’il l’a convaincue et se repent de s’être laissée séduire par « l’exemple d’une amitié si
rare 2». L’instance narrative anonyme souligne, non sans une ironie amère, le décalage entre
les louables intentions des chrétiens et la réalité de la misère sociale :
On pense bien que la veuve Olivier et Félix n’eurent aucune part aux aumônes de Mme
de ***. Félix mourut ; et la pauvre femme aurait péri de misère avec ses enfants, si elle ne
s’était réfugiée dans la forêt chez son fils aîné où elle travaille, malgré son grand âge, et
subsiste comme elle peut, à côté de ses enfants et de ses petits-enfants. 3

Partant, une incohérence temporelle4 apparaît : la « grande femme debout avec quatre
petits enfants à ses pieds5», que Mme de *** dit avoir rencontrée, semble avoir vieilli bien
vite. Ce serait le cas si ce commentaire faisait partie du même cadre narratif et temporel que le
récit de Mme de ***. Or l’instance narrative qui prend ici la parole semble prendre du recul,
voire dénoncer l’attitude de Mme de ***. Il s’agit donc d’un cadre narratif différent de celui
dans lequel s’insèrent le récit de Mme de *** et les autres témoignages. De fait, le système du
récit (eurent, mourut, s’était réfugiée) laisse place au système du discours (travaille,
subsiste) : le temps du récit rejoint celui de l’écriture, on s’éloigne petit à petit du tableau pour
passer à la réflexion critique. Une telle composition, à la fois emboîtée et dialogique, place le
lecteur en situation d’enquêteur : la narration prend des allures d’investigation, la prise de
parole de chaque personnage s’apparentant à une déposition. Seuls Félix et Olivier restent
muets. Au lecteur de détecter, au cœur des discours, les indices de la subjectivité des
personnages. La lecture devient dès lors recherche du juste. Les changements de cadres
narratifs font varier les perspectives, au sens concret et abstrait du terme, conduisant le lecteur
à s’interroger sur ses propres interprétations : les constrastes entre les différentes versions
déclenchent une réflexion d’ordre philosophique (sur la question de la vérité) et moral (sur
l’opposition entre les lois juridiques ou religieuses et le juste).
L’Entretien d’un ère avec ses enfants soulève également la question philosophique
des témoignages (et donc de la transmission de la vérité) et une réflexion d’ordre moral,
annoncée dès le sous-titre (« ou les dangers de se placer au-dessus des lois »). Dans ce conte,

1
Ibid., p. 449.
2
Ibid., p. 448.
3
Ibid.
4
Jean Ehrard, L’Invention littéraire au XVIIIe siècle : fictions, idées, société, op.cit., p. 160. Voir également
Jean-Christophe Rebejkow, « Quelques réflexions sur la révision des Deux Amis de Bourbonne, par Diderot »,
Les Lettres romanes, T. L, n°3-4, août-novembre 1996, p. 208.
5
Les Deux Amis de Borbonne, op. cit., p. 441.
296
chaque anecdote est le prétexte d’un débat moral entre les auditeurs. Le père de famille, dont
la sagesse est reconnue à travers le pays, soumet à ses enfants un cas de conscience qui
ronge son âme. Alors qu’il était chargé d’exécuter les dernières volontés d’un curé dont la
famille vivait dans la misère, il n’a pas osé, sur les conseils d’un religieux, détruire le
testament écrit en faveur de riches libraires. Le personnage nommé « moi » (le philosophe)
rapporte ensuite l’anecdote du maire de la ville, de La Mésangère, qui soulève une nouvelle
question : doit-on soigner un criminel malade ? Arrivent ensuite un ecclésiastique, un notaire,
Dubois, et un chapelier. Ce dernier fait part à son tour de son histoire et de son cas de
conscience : est-il juste qu’il bénéficie de l’héritage de sa femme, qu’il a soignée pendant dix-
huit ans, bien que la loi le destine à ses descendants ? Une fois le chapelier sorti, le prieur leur
rapporte l’histoire du calzolaio de Messine, qu’il a lue dans l’ouvrage du père Labat (histoire
du sicilien qui, déçu de voir les assassins impunis, décide de tenir une cour de justice dans son
propre magasin et de tuer les coupables de ses propres mains). Enfin, lorsque la voisine, Mme
d’Isigny, arrive, le témoignage de sa vie déclenche un débat sur l’égalité des sexes et sur
l’infidélité. Chaque histoire rapportée sert ainsi d’exemplum aux différents problèmes
soulevés par la question du respect de la loi : la morale consiste-t-elle à suivre les lois
préalables, ou bien à agir selon sa propre conscience individuelle ? Dans quelle mesure une
action humaine, régie par l’empathie, la raison et la conscience de chacun, peut-elle être
généralisée et s’ériger en règle sociale ? Toutes ces anecdotes sont insérées dans le récit du
narrateur (le philosophe plus âgé) qui s’adresse à ses propres enfants 1. Cette imbrication place
le lecteur en situation de spectacteur : il prend conscience de la subjectivité des points de vue
et peut ainsi varier de perspectives, au sens abstrait et concret du terme. Aucune réponse
ferme et définitive n’est donnée à la question de départ. Les contes de Diderot sont donc
philosophiques pour deux raisons : d’une part, chaque histoire déclenche une réflexion
d’ordre moral, d’autre part, la composition s’attache à rappeler sans cesse la subjectivité des
énoncés et l’importance des circonstances d’énonciation. Il en va de même dans la trilogie
formée par Ceci n’est as un conte, Madame de La Carlière, et le Supplément au voyage de
Bougainville.
Ces trois contes relèvent à leur tour de la même esthétique de la complexité. Ils
forment ensemble quasiment un recueil de récits, dans lesquels sont insérées des anecdotes
commentées par le narrateur et son auditeur, nommés A et B dans le dernier conte. Les trois
récits ont le même cadre spatio-temporel : la promenade sous la « voûte étoilée2 » est
l’occasion d’une réflexion d’ordre moral et philosophique. Les contes diderotiens s’inscrivent

1
Entretien d’un ère avec ses enfants, o . cit., p. 481.
2
Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 541.
297
ainsi dans la lignée des Entretiens sur la pluralité des mondes, de Fontenelle : ce que
démontrent les contes de Diderot, c’est bien la « pluralité des mondes », mais sur le plan
moral cette fois. Ils conduisent effectivement le lecteur à expérimenter la subjectivité des
interprétations, mais aussi leur réversibilité : chacune des anecdotes (celle de Tanié et Mme
Reymer1, celle de Mlle de la Chaux et de Desroches2, ainsi que celle de Madame de La
Carlière3) est l’objet d’interprétations contradictoires dont le narrateur nous fait part. Ces
jugements infondés conduisent au lynchage public de Desroches, l’amant infidèle de Madame
de La Carlière. Le lecteur est donc placé devant un cas de conscience : qui croire ? Qui est
véritablement Desroches ? Un homme empathique qui refuse de juger ses semblables, un être
avide qui achète une compagnie, un libertin sans vergogne, comme veut le présenter sa
femme, ou un homme amoureux d’elle mais sensible aux charmes féminins, comme il l’avoue
lui-même ? Qui a tort, qui a raison, l’infidèle mari ou la perfide épouse, responsable de
l’humiliation publique de son époux ? Le lecteur est sans cesse conduit à douter de ce qu’il lit
et de ce qu’il croit. En ce sens, il s’agit bien d’un conte philosophique. La composition du
Supplément au voyage de Bougainville est elle aussi propice à une réflexion d’ordre moral.
Dans la dernière version donnée par Diderot, le texte est composé de cinq parties : la première
et la dernière font office d’introduction et de conclusion et mettent en scène le dialogue entre
A et B, qui lisent et commentent le Voyage de Bougainville (du moins une version inventée
par Diderot). Les chapitres centraux correspondent à trois extraits de ce récit de voyage : le
deuxième chapitre est constitué des « Adieux du vieillard », les troisième et quatrième rendent

1 me
Tanié est un jeune soldat pauvre qui tombe éperdument amoureux de M Reymer, une belle allemande. Elle le
pousse à partir en Amérique du Sud, ses autres amants voyant d’un mauvais œil son amourette avec Tanié. Il est
de retour après douze ans d’absence, leur idylle repart. Mais elle souhaite qu’il s’engage auprès de M. de
Maurepas pour un commerce dans le Nord. Il a un cas de conscience car il l’aime mais il sait très bien qu’elle
l’envoie en mission pour l’argent qu’il va gagner. Il meurt quatre jours après son départ.
2
Gardeil est un savant qui travaille pour M. d’Hérouville. M lle de La Chaux passe ses nuits à traduire le latin et
le grec pour lui, car elle en est follement amoureuse. Mais les insomnies et l’indifférence de son amant l’ont
rendue malade. Le conteur sert d’entremetteur entre les deux amants, mais ne parvient pas à convaincre Gardeil.
Le docteur Le Camus la soigne et en tombe amoureux. Si elle est extrêmement reconnaissante de son aide, elle
ne l’aime pas. Elle fait éditer une traduction de Hume et un ouvrage satirique qu’elle envoie à Mme de
Pompadour qui lui propose sa protection financière. Mais elle n’ira jamais à la cour, vivant misérablement.
3
Madame de La Carlière est une jeune veuve qui s’était montrée complaisante avec le mari qui lui avait été
imposé. Desroche est inconstant, multiplie les conquêtes comme les métiers : il a d’abord été prêtre, puis
magistrat et a fini par acheter une compagnie. Il épouse, non religieusement, M me de La Carlière qui lui fait jurer
fidélité devant leurs familles et leurs amis. Après deux ans de bonheur, ils ont un enfant. Un ami de Desroche lui
demande de l’aider pour récupérer de l’argent qu’il a perdu dans une opération du ministère. Desroches reprend
contact avec une ancienne amie. Il cède à ses charmes. Mme Desroches découvre inopinément les lettres qu’ils se
sont échangés. Elle rassemble de nouveau leurs familles et leurs amis et révèle à tout le monde l’infidélité de son
mari, de qui elle décide de se séparer. Elle tombe gravement malade. Son enfant, sa mère et son frère meurent en
peu de temps. Desroches s’est quant à lui réfugié à la campagne. Le conteur fait part à son auditeur des
commérages qui se sont répandus sur lui, vu comme le coupable de la situation tragique. Ils échangent leurs
opinions sur les conséquences néfastes des rumeurs et sur la possibilité que M me de La Carlière ne soit pas si
innocente que ça : elle a véritablement mis en scène le discrédit de son mari, a su susciter la pitié pour son sort et
la haine à l’égard de l’infidèle.
298
compte de « L’Entretien de l’aumônier et d’Orou », coupé en deux parties. Ce texte apparaît
comme un sorte de développement des chapitres XVIII et XIX des Bijoux indiscrets, chapitres
ajoutés par Diderot entre 1775 et 1780 : le sultan lit lui aussi le journal de ses voyageurs, dans
lequel il découvre les mœurs des insulaires. La composition du Supplément et son
rapprochement avec le conte oriental mettent en évidence la dimension argumentative du récit
de voyage : il sert d’exemplum à un débat de philosophie morale sur ce qui rend l’homme
juste et heureux. Comme dans Les Bijoux indiscrets, la description des mœurs des insulaires
est l’occasion d’une remise en cause des règles de la société occidentale et de la religion
catholique (notamment sur le mariage). Comme dans les contes orientaux, le changement de
cadre spatial, renforcé par l’emboîtement des récits, crée un effet de dépaysement, propice,
sinon au renversement des lois existantes, du moins à l’éclairement du lecteur, comme
l’affirme B : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme et en
attendant nous nous y soumettons.1»
Dans tous ces contes, la structure enchâssée permet de déconstruire toute forme de
croyance (la religion, l’opinion publique, la pseudo-science) et d’en montrer les dangers.
Dans Les Bijoux indiscrets, le caquet des bijoux se répand, déclenchant à sa suite calomnies et
répudiations, sans que personne, à part Mirzoza, ne remette en doute de tels propos : « Aux
faits véritables on en ajoutait de faux ; tout passait : le prodige avait rendu tout croyable.2 » Le
conte dénonce ainsi les discours mécaniques et l’absence d’esprit critique. De même, dans
L’Oiseau blanc, conte bleu, la fée Vérité interdit la calomnie dans son palais, elle punit le
prince pris sur le fait de médire et lui demande brusquement : « Est-ce à vous que le fait est
arrivé ? Ce que vous racontez, l’avez-vous vu ?3 ». Ces questions entrent en écho avec les
mises en garde que le narrateur de Madame de La Carlière fait à son auditeur, à l’égard des
jugements publics :
C’est qu’ils sont en bien comme en mal alternativement panégyristes ridicules ou
censeurs absurdes ; l’événement est toujours la mesure de leur éloge ou de leur blâme.
Mon ami, écoutez-les, s’ils ne vous ennuient pas, mais ne les croyez point et ne les
répétez jamais, sous peine d’appuyer une impertinence de la vôtre.4

Les contes orientaux comme les contes moraux mettent donc en lumière les
mécanismes et les conséquences dangereuses d’une pensée automatique et de l’esprit
moutonnier et cherchent à déclencher une prise de conscience chez le lecteur. En ce sens, les
contes diderotiens ont bien une fonction morale.

1
Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 580.
2
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 28.
3
L'Oiseau blanc, conte bleu, op. cit., p. 1479.
4
Madame de La Carlière, op. cit., p. 537.
299
III.II.2. Les enjeux moraux de l’analogie

Par bien des aspects, les contes de Diderot peuvent être lus comme des fables,
défendant et illustrant la loi naturelle à laquelle s’opposent les règles imposées par la société.
Le dispositif narratif des Bijoux indiscrets permet, comme dans le Sopha, de critiquer
l’hypocrisie de la société mondaine. C’est le cas également de L’Oiseau blanc, conte bleu,
comme l’a montré Pascal Fiaschi1. Tous les contes de Diderot montrent effectivement le
décalage entre les règles imposées par la société, notamment le mariage, et les lois de la
nature. Mirzoza s’exclame ainsi : « Si votre hautesse était exposée aux mêmes inconvénients
que nous, elle sentirait que ce qui intéresse la vertu, n’est rien moins que chimérique2»,
reprenant à son compte les propos de la fée Moustache, le personnage de Crébillon, pour qui
la vertu « baliverne »3. Le vieillard tahitien ne dira pas autre chose à Bougainville : « Laisse-
nous nous reposer ; ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.4»
Orou démontre également à l’aumônier de Bougainville l’absurdité des lois, en particulier
religieuses, qui régissent ce qui, par définition, échappe à la maîtrise de l’homme, à savoir les
sentiments5. Les Tahitiens du Supplément au voyage de Bougainville apparaissent comme des
représentations de cette loi naturelle : ils figurent « l’origine du monde6 » et sont protégés des
entraves de la société, de ses usages et de ses lois. L’accueil que font les Tahitiens à
Bougainville témoigne de cette bienveillance naturelle. Le résumé que fait B du récit de
l’aumônier du voyageur n’est d’ailleurs pas sans rappeler le conte des Troglodytes de
Montesquieu7 : « Placez-vous là, soyez témoin par la pensée de ce spectacle d’hospitalité, et
dites-moi comment vous trouvez l’espèce humaine8 », dit le narrateur. Partant, le récit fictif
de Bougainville joue le rôle d’une fiction expérimentale qui permet de construire une image
mentale de l’homme à l’état de nature, afin de s’interroger sur la nature profonde de l’homme.

1
Pascal Fiaschi, « Réalisme, parodie et allégorie dans L'Oiseau blanc, conte bleu de Denis Diderot », Studies
Voltaire Eighteenth Century, n°1, Oxford, Voltaire Foundation, 2003, p. 30-39.
2
Les Bijoux indiscrets, op.cit., p. 21.
3
« Je me dis que toutes ces chaînes n’étaient que des choses de pure convention : une tyrannie que, dans tous les
cas, les hommes veulent exercer sur nous, des lois que leur vanité seule a dictée ; et vous imaginerez aisément
qu’en les interprétant de cette façon, j’eus peu d’envie de m’y soumettre. De quels principes, au reste, en les
discutant avec un cœur corrompu, ne ferait-on pas les plus absurdes préjugés ? », Claude-Prosper Jolyot de
Crébillon, Tanzaï et Néardané, dans Oeuvres complètes, T. 1, op. cit., p. 484.
4
Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 548-549.
5
Ibid., p. 556.
6
Ibid. p. 546.
7
« Les travaux et les récoltes s’y faisaient en commun. L’acceptation du mot propriété y était très étroite. La
passion de l’amour, réduite à un simple appétit physique, n’y produisait aucun de nos désordres. L’île entière
offrait l’image d’une seule famille nombreuse dont chaque cabane représentait les divers appartements d’une de
nos grandes maisons. », ibid., p. 572.
8
« On lui jetait des provisions, on lui tendait les bras ; on s’attachait à des cordes, on gravissait contre les
planches, on avait rempli sa chaloupe. […]», ibid., p. 552.
300
Devons-nous en conclure que Diderot a recours à l’allégorie dans ses contes, alors
qu’il la critique violemment dans ses écrits sur l’art? On serait tenté de répondre par
l’affirmative, tant Diderot utilise le procédé dans ces textes. Par exemple, dans Les Bijoux
indiscrets, le rêve de Mangogul s’annonce explicitement comme le récit allégorique de la lutte
de la philosophie expérimentale contre la philosophie de système. Platon fait d’abord visiter
au sultan les ruines du palais des « systémiques » 1, vieillards séniles et puériles, puis il lui fait
découvrir un enfant, doté de tous les attributs de la philosophie expérimentale, qui grandit de
manière exponentielle : c’est l’Expérience, venue éclairer l’humanité de son « flambeau ».
Mais la structure enchâssée vient brouiller les pistes d’interprétation. Le sultan lui-même
rappelle qu’il ne s’agit que d’un rêve : « Le colosse arrive, frappe le portique, il s’écroule avec
un bruit effroyable, et je me réveille.2» Cette chute ironique, que l’on trouve également chez
Voltaire3, fait vaciller l’allégorie : l’équation univoque que Platon établit entre le signifiant et
le signifié se trouve sinon remise en question, du moins brouillée par l’ironie des diverses
instances narratives. Ce brouillage du sens place ainsi le lecteur dans une situation de doute
permanent. Les contes diderotiens ne sont donc pas des allégories, dans le sens où ils ne
cherchent pas à délivrer une vérité unique, cachée sous l’histoire ; en revanche, ils offrent au
lecteur une méthode d’accès à la connaissance.
Par conséquent, les fictions ne sont pas des applications d’une pensée morale
préalable, mais des mises en scène de situations complexes, qui visent à faire sentir la loi
naturelle au lecteur : « celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés ; on se
passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux ; on s’écarte avec
indignation, s’il est injuste et vicieux4 », comme l’affirme Diderot lui-même dans l’Éloge de
Richardon. En reconnaissant la force de la fiction à susciter l’empathie ou au contraire
l’aversion, Diderot semble s’inscrire dans la lignée des théoriciens du sens moral. Il a
effectivement recours au registre pathétique, outil de persuasion particulièrement efficace. Le
vieillard tahitien, par exemple, utilise toutes les stratégies de la rhétorique pour persuader
Bougainville, et le lecteur avec lui, de la barbarie des occidentaux venus rompre la vie
paisible de ses semblables :
Nous sommes libres, et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur
esclavage. Tu n’es ni un dieu ni un démon, qui es-tu donc pour faire des esclaves ? Orou,
toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-
même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi !

1
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 109.
2
Ibid.., p. 111.
3
« Voilà ce que Platon enseignait à ses disciples. Quand il eut fini de parler, l’un d’eux lui dit : Et puis vous vous
réveillâtes. » Voltaire, Le Songe de Platon, dans Contes en vers et en prose, éd. Sylvain Menant, Paris, Bordas,
1992, p. 54.
4
Éloge de Richardson, dans Contes et romans, op. cit., p. 897.
301
et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ! Si un Otaïtien débarquait un jour sur vos
côtes et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce de vos arbres : Ce pays est aux
habitants d’Otaïti, qu’en penserais-tu ?1

Les interpellations, les questions rhétoriques, les effets d’opposition entre les deux
modes de vie et l’hypothèse finale d’échange des situations visent à déclencher une prise de
conscience morale : le vieillard interpelle l’occidental afin qu’il s’interroge sur la teneur
morale de ses actes et le renvoie à sa propre responsabilité. De la sorte, le conte soulève sous
forme de questions, ce que Kant formulera sous la forme d’impératif catégorique : « Agis
comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la
nature2. » La longue harangue du vieillard tahitien n’est pas sans rappeler les larmes du vieux
Troglodyte, déplorant déjà la servitude, volontaire cette fois, de ses compatriotes. Le silence
qui clôt les deux discours corrobore leur rapprochement : « un vaste silence régna dans toute
l’étendue de l’île […] On eût dit que l’air et la mer sensibles à la voix du vieillard se
disposaient à lui obéir.3» L’emphase du pseudo-Bougainville évoque la force de persuasion
du discours du sage : il s’agit bien de susciter l’empathie de l’auditoire pour déclencher une
prise de conscience morale. Mais comme dans le conte de Montesquieu, la structure
enchâssée met à distance le recours au pathétique. Le retour au dialogue entre A et B fait
entendre l’ironie du narrateur : « Ce discours me paraît véhément, mais à travers je ne sais
quoi d’abrupt et de sauvage il me semble retrouver des idées et des tournures européennes.4»
Diderot rappelle ainsi l’artificialité de la situation d’énonciation. Un tel procédé crée un effet
de distanciation, qui déclenche la surprise et la réflexion du lecteur.
De même, le récit des harangues publiques de Madame de La Carlière montre à la
fois les ficelles du discours pathétique et ses effets sur l’auditoire. Lorsqu’elle cherche à
éprouver la fidélité de son futur mari, sa description de la fidélité et de l’amour ravit
littéralement son public : « Nous jouissions de ce bonheur qui nous assimilait, lorsque Mme
de La Carlière transportée d’un mouvement d’âme exaltée, se leva et dit à Desroches :
‟Chevalier, je ne vous crois pas encore, mais tout à l’heure je vous croirai…” 5 »
L’emboîtement des deux phrases rapportées montre la contagion des affects, entre l’énoncé et
sa réception. Les mêmes tours réthoriques produisent les mêmes effets lors de sa deuxième
harangue. Mais cette foi-ci, le discours pathétique, au cours duquel Mme de La Carlière
dénonce publiquement les infidélités de son mari, provoque les larmes et l’empathie de son

1
Supplément au Voyage de Bougainville, op. cit., p. 548.
2
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Librairie
philosophique Vrin, 1992, p. 95.
3
Supplément au Voyage de Bougainville, op. cit., p. 551.
4
Ibid.
5
Madame de La Carlière, op. cit., p. 525.
302
auditoire1, puis un violent mouvement de lynchage et de calomnie2. La construction en
diptyque du conte met en évidence le mécanisme de la manipulation des affects et des esprits
par la rhétorique, ce que dénonçait déjà Fénelon. Dans le conte moral, le même fantasme de
transparence et de vertu idéale provoque le même phénomène du bouc-émissaire que dans Les
Bijoux indiscrets : « C’est que les choses d’un certain appareil nous en imposent, et que nous
nous laissons aller à une sotte admiration lorsqu’il n’y aurait qu’à hausser les épaules et
rire…3 », en conclut l’auditeur de l’anecdote. Les contes diderotiens montrent donc le
mécanisme de diffusion et de persuasion des fausses vérités qui conduisent aux pires atrocités.
Tel est le cas également dans Les Deux amis de Bourbonne. Diderot montre sans cesse la
subjectivité des témoignages, qui prétendent être objectifs, éveillant de cette manière la
suspicion du lecteur. Mme de*** exprime de manière outrée sa confiance aveugle à l’égard
du subdélégué Aubert : « nous avons donné la préférence au subdélégué Aubert, qui est un
bon homme, bien rond, et qui nous a envoyé le récit suivant, sur la vérité duquel vous pouvez
compter.4» La surenchère dépose sur l’ensemble des témoignages un voile de souçon et place
le lecteur en situation de doute permanent. L’ironie amère du narrateur pointant les
contradictions de la narratrice, fervente croyante, et son peu d’empathie à l’égard de la veuve,
a pour conséquence « de mettre le pathétique en perspective, au profit de l’esprit critique, de
rendre à chaque instant l’évidence première problématique5 », comme l’affirme Jean Ehrard.
Les contes de Diderot montrent d’ailleurs l’inefficacité des discours pathétiques sur
l’évolution morale du public. Au chapitre XV des Bijoux indiscrets, lors de sa harangue
publique, le bramine a recours à son tour à tous les procédés rhétoriques de la persuasion
(appel aux sentiments, déclenchement de la terreur et de la pitié), pourtant : « Le reste de
l’auditoire le regarda comme un prophète, versa des larmes, se mit en prières, se flagella
même, et ne changea point de vie.6» Telle est également la réaction de Mme de*** en
écoutant le récit d’Olivier et de Félix dans Les Deux Amis de Bourbonne : l’histoire l’émeut
profondément, mais la lettre de M. Papin, docteur en théologie, a raison de ses sentiments et
parvient à la convaincre de l’impiété des deux amis. Les larmes ne modifient en rien son
comportement. Comme Mme de***, le père de famille, dans l’Entretien d’un ère avec ses

1
« […] les pleurs coulaient de tous les yeux ; les femmes lui tenaient les mains, les hommes s’étaient
prosternés », ibid., p. 531.
2
« C’est ici que je vous prie de détourner vos yeux, s’il se peut, de M me de La Carlière pour les fixer sur le
public, sur cette foule imbécile qui nous juge, qui dispose de notre honneur, qui nous porte aux nues ou qui
traîne dans la fange, et qu’on respecte d’autant plus qu’on a moins d’énergie et de vertu. Esclaves du public,
vous pourrez être les fils adoptifs du tyran. », ibid., p. 533.
3
Madame de La Carlière, op.cit., p. 532.
4
Les Deux Amis de Bourbonne, op. cit., p. 441.
5
Jean Ehrard, op. cit., p. 169.
6
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 43.
303
enfants, se laisse persuader par les harangues du prêtre, au détriment de sa conscience et de
son empathie. Le Moi-philosophe dénonce dès lors les croyances religieuses qui aveuglent
aussi bien le père Bouin que l’abbé, le frère du philosophe, au point de leur faire oublier leur
piété à l’égard de leurs prochains : « Ils sacrifient quelquefois contre le témoignage de leur
conscience, comme mon père et le père Bouin, l’intérêt du malheureux et de l’innocent qu’ils
ne pourraient sauver sans lâcher la bride à une infinité de fripons, et font bien1», dit l’abbé.
Les répétitions mécaniques dans le discours de l’abbé expriment l’aveuglement de sa
conscience par ses croyances. Le philosophe semble au contraire prôner le recours à une
religion naturelle, qui reposerait sur la raison et l’empathie à l’égard d’autrui. Les contes de
Diderot ne mettent donc pas en scène une modification morale des personnages, qui serait
induite par l’histoire ; ils montrent au contraire comment l’observation des comportements
contradictoires déclenche un questionnement d’ordre moral.
Si les contes de Diderot sont des contes moraux, ce n’est pas parce qu’ils délivrent
une leçon de morale, un mode d’emploi du bonheur, mais bien parce qu’ils montrent les
contradictions des personnages, leurs tiraillements entre leurs principes et leurs actes. Dans le
Supplément au voyage de Bougainville, A remarque la « contradiction du caractère de
l’homme et de [l’] entreprise » de Bougainville : « Il fait comme tout le monde : il se dissipe
après s’être appliqué, et s’applique après s’être dissipé »2, renchérit son interlocuteur. De
même, dans l’Entretien d’un ère avec ses enfants, le récit-cadre permet de distinguer un moi-
narrant (celui qui se souvient) et un moi-narré (le jeune philosophe impulsif) en les plaçant
dans un temps du récit distinct : l’ensemble des dialogues et des récits est rapporté par un
narrateur homodiégétique qui s’adresse lui-même à un auditoire (« mes enfants »). À la
première lecture, le lecteur adhère au propos du philosophe qui reproche à son père de n’avoir
pas écouté son cœur et d’avoir respecté le testament du curé de Thivet, favorable aux riches
libraires, au détriment de sa misérable famille. Mais la structure enchâssée met en lumière les
décalages entre la « sagesse » que prône le Moi-philosophe et ses démonstrations excessives
et provocatrices3. Alors qu’il reproche à son père de n’avoir pas écouté son cœur, le
philosophe se montre prêt à refuser les soins à un criminel malade et va même jusqu’à adopter
des positions de plus en plus absurdes : un fossoyeur qui précipite un scélérat pestiféré du
troisième étage vaudrait mieux qu’un médecin qui l’aurait guéri. Le médecin Bissei, attaché à
la règle d’Hippocrate, se montre plus humain et plus tolérant. Ne peut-on pas y voir
également une peinture vivante d’un philosophe, telle que Diderot l’attendait de la part de La

1
Entretien d’un ère avec ses enfants, op. cit., p. 485.
2
Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 542.
3
Anthony Strugnell, « Les fonctions textuelles du moi dans deux dialogues philosophiques de Diderot », Studies
on Voltaire and the eighteenth century, Oxford, Voltaire Foundation, vol. 208, 1982, p. 176.
304
Tour faisant le portrait de Rousseau ? « Je m’attendais à un Epictète en habit négligé, en
perruque ébouriffée, effrayant par son air sévère les littérateurs, les grands et les gens du
monde, et je n’y vois que l’auteur du Devin du village bien habillé, bien peigné, bien poudré
et ridiculement assis sur une chaise de paille1», écrit-il dans ses Essais sur la peinture, rédigés
au cours de l’année 1766. Les incohérences des personnages participent donc à l’élaboration
d’un « dialogue naturel2 », tel que l’appelait de ses vœux Mirzoza au théâtre, dans Les Bijoux
indiscrets, et tel que Diderot lui-même le théorisera dans ses écrits sur le théâtre3. Ces
contradictions ont donc des enjeux à la fois esthétiques, moraux et philosophiques. Elles sont
même l’expression de l’anthropologie philosophique de Diderot et notamment de sa
conception du moi-multiple4 : pour Diderot, l’unité de l’âme est une illusion dangereuse, qui
peut déclencher les persécutions des dévots intolérants. Il s’oppose ainsi à toute conception
essentialiste de l’identité. Pour lui, la mission du poète est dès lors de mettre en lumière ces
petits détails, qui enseignent sur la nature complexe de l’homme : « Il n’y en a aucune [des
passions] qui n’ait sa physionomie ; toutes ces physionomies se succèdent sur un visage, sans
qu’il cesse d’être le même ; et l’art du grand poète et du grand peintre est de vous montrer une
circonstance fugitive qui vous avait échappé.5» Les contes diderotiens mettent en scène ce
moi-multiple, et ils montrent que les interprétations de ses actions sont également sujettes à
caution. Ainsi, Desroches, dans Madame de La Carlière, abandonne sa carrière de conseiller
au Parlement, car il ne peut condamner un homme, sans être absolument sûr de sa culpabilité ;
mais il achète une compagnie : « c’est-à-dire qu’il laissa le métier de condamner ses
semblables pour celui de les tuer sans aucune forme de procès.6 » Il promet fidélité à Madame
de La Carlière, mais tombe sous le charme d’une femme puissante et c’est Madame de La
Carlière qui passe pour une « folle7 », à la suite de l’humiliation publique qu’elle a infligée à
son mari. La narration invite le lecteur à écouter tous les points de vue, celui de Desroches, de
sa femme, des convives. Un tel changement de perspective a une fonction morale : le lecteur
découvre les multiples facettes des personnages et se trouve dans l’impossibilité d’établir un
jugement manichéen. La composition de l’Entretien d’un ère avec ses enfants est également
significative : aucune réponse définitive ne sera donnée à la question soulevée dans le sous-
titre et le conte maintient jusqu’au bout la dialectique entre les deux principes moraux (respect

1
Essais sur la peinture, op. cit., p. 38.
2
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 136.
3
« L’illusion est leur but commun [au drame et au roman] : mais d’où dépend l’illusion ? Des circonstances. Ce
sont les circonstances qui la rendent plus ou moins difficile à produire. », De la poésie dramatique, éd. J.
Goldzink, Paris, GF Flammarion, 2005, p. 192.
4
Colas Duflo, Diderot philosophe, Paris, H. Champion, 2003, p. 254-267.
5
Éloge de Richardson, dans Contes et romans, op. cit., p. 902.
6
Madame de La Carlière, op. cit., p. 521.
7
Ibid., p. 533.
305
absolu des lois versus autonomie absolue de la conscience morale) et renvoie le lecteur à sa
propre réflexion.
Les contes diderotiens fictionnalisent d’ailleurs ce va-et-vient, cette analogie, entre
ce qui est lu et ce qui est vécu. À la fin des récits, le narrateur et son auditeur comparent
presque systématiquement la situation des personnages, dont ils ont parlé, à leur propre
situation. La description des mœurs des insulaires (et en particulier l’évocation du clavecin
oculaire qui permet par exemple de réaliser des parures harmonieuses) surprend Mirzoza et la
conduit à conclure qu’« il est sûr que nous paraîtrions aussi bizarres à ces insulaires qu’ils
nous le paraissent1». Cette remarque entre en écho avec celle de B sur les Otaïtiens, dans le
Supplément au voyage de Bougainville : « en comparant leurs mœurs aux nôtres, ils aimeront
mieux prendre Aotourou pour un menteur que de nous croire si fous2. » Les trois contes de la
trilogie se terminent également par une comparaison entre le récit-cadre et le récit enchâssé.
C’est le moyen de confronter les principes moraux à la pratique et de tirer des enseignements
du récit :

Ceci n’est as un conte :


Mais mettez la main sur la conscience et dites-moi, vous, monsieur l’apologiste des
trompeurs et des infidèles, si vous prendriez le docteur de Toulouse pour votre ami…
Vous hésitez ? Tout est dit3.

Madame de La Carlière :
Mais si vous aviez une fille à marier, la donneriez-vous à Desroches ? – Sans délibérer ;
parce que le hasard l’avait engagé dans un de ces pas glissants dont ni vous, ni moi, ni
personne ne peut se promettre de se tirer. […] Et puis j’ai mes idées, peut-être justes, à
coup sûr bizarres, sur certaines actions que je regarde moins comme des vices de
l’homme que comme des conséquences de nos législations absurdes, sources des mœurs
aussi absurdes qu’elles et d’une dépravation que j’appellerais volontiers artificielle4.

Supplément au voyage de Bougainville :


A : […] quelles conséquences utiles à tirer des mœurs et des usages bizarres d’un peuple
non civilisé ?[…] Que ferons-nous donc ? Reviendrons-nous à la nature ? Nous
soumettrons-nous aux lois ?
B : Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme et en attendant
nous nous y soumettrons. Celui qui de son autorité privée enfreint une loi mauvaise,
autorise tout autre à enfreindre les bonnes.5

Ces trois conclusions sont instructives à double titre. Tout d’abord, la « morale »
n’est plus à chercher derrière l’histoire elle-même, mais dans sa confrontation à une situation

1
Les Bijoux indiscrets, op.cit., p. 63.
2
Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 546.
3
Ceci n’est as un conte, op. cit., p. 516.
4
Madame de La Carlière, op. cit. p. 538.
5
Supplément au voyage de Bougainville, op.cit., p. 572 et 580.
306
extradiégétique : l’auditeur, et le lecteur avec lui, est invité à comparer l’histoire qu’il vient
d’entendre à son propre comportement. La fiction a donc une fonction à la fois morale et
cognitive, car elle permet de passer à l’abstraction, que Diderot définit ainsi : « L’abstraction
ne consiste qu’à séparer par la pensée les qualités sensibles des corps, ou les unes des autres,
ou du corps même qui leur sert de base ; et l’erreur naît de cette séparation mal faite, ou faite
mal à propos1. » En outre, on observe une évolution de la pensée du personnage auditeur,
passant du doute à la tolérance : il devient philosophe. La fiction met ainsi en abyme les effets
recherchés du conte diderotien sur le lecteur lui-même : il ne s’agit pas de le moraliser, mais
de dessiller ses yeux.

III.II.3. La mystification comme expérience de dessillement

On connaît la prédilection de Diderot pour la mystification, qu’il utilise à la fois


comme un moteur narratif2 (à l’origine aussi bien de La Religieuse que du texte titré lui-même
Mystification) et comme un déclencheur de la réflexion3. Considérée comme une raillerie
masquée, un piège dans lequel tombe une victime crédule et aveuglée 4, elle est au cœur de la
démarche d’investigation : le piège, l’artifice, et donc la fiction, sont des moyens d’accéder à
la vérité, considérée comme le contraire de l’illusion. Si Diderot fustige les discours
théoriques et dogmatiques, en revanche, il utilise la fiction comme un moyen efficace pour
amener le lecteur à prendre conscience de ses propres aveuglements.
On a vu, avec les contes de Crébillon, comment la structure emboîtée des contes
philosophiques emporte le lecteur dans un double mouvement, d’immersion dans la fiction
puis de distanciation, d’adhésion et de réflexion, va-et-vient propice à la transmission d’un
savoir. Dans l’Éloge à Richardson5, Diderot lui-même affirme que la fonction morale et

1
Lettre sur les aveugles : à l’usage de ceux qui voient, op. cit., p. 42.
2
« La mystification est romanesque. Elle ne se confond pas avec le roman, mais elle s’en inspire dans son
économie, son sens du détail ou du geste, et elle y conduit », Roger Kempf, Diderot et le roman ou Le Démon de
la présence, Paris, Ed. du Seuil, 1984, p. 220.
3
Pierre Chartier, « Diderot, ou le rire du mystificateur », Dix-huitième siècle, n°32, 2000, p. 145-164.
4
« MYSTIFICATION, s. f. : Mots inventés et mis à la mode, à l'ocasion [sic] des tours joués à Poinsinet. On
doit entendre par mystifications, les pièges dans lesquels on fait tomber un homme ignorant, vain, peureux et
crédule », Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788,
p. B707a ; « MYSTIFIER. verbe act. Abuser de la crédulité de quelqu'un pour le rendre ridicule. », Dictionnaire
de L'Académie française, 5e Edition, 1798, p. 144.
5
« Lorsque votre impatience aura été suspendue par ces délais momentanés qui lui servaient de digues, avec
quelle impétuosité ne se répandra-t-elle pas au moment où il plaira au poète de les rompre ! C’est alors
qu’affaissé de douleur ou transporté de joie, vous n’aurez plus la force de retenir vos larmes prêtes à couler et de
vous dire à vous-mêmes : mais peut- tre que cela n’est as vrai. Cette pensée a été éloignée de vous peu à peu et
elle est si loin qu’elle ne se présentera pas. » Éloge de Richardson, op. cit., p. 902.
307
cognitive de la fiction réside dans cette oscillation entre construction et déconstruction de
l’illusion. La spécificité de ses contes est de montrer au lecteur le processus en train de se
faire, ce qu’illustre la « vision de Mangogul », première addition des Bijoux indiscrets. Le
sultan raconte un de ses rêves aux pontifes, qui se querellent autour de la question du penum,
(qui n’est pas sans rappeler la parodie de la Bulle Unigenitus dans Tanzaï et Néardané). Il
conduit son public à croire à son récit invraisemblable et grivois, en insistant sur l’analogie
entre les personnages de l’histoire et les personnes que ses auditeurs connaissent. Ces derniers
vont même jusqu’à s’identifier aux deux bougres, malgré l’extravagance du récit. De cette
manière, le sultan se sert de la chute (ce n’était qu’un rêve) pour faire prendre conscience aux
deux sectes de l’absurdité des conflits religieux1. Au-delà de la grivoiserie, Mangogul apparaît
comme un nouveau Socrate, piégeant ses auditeurs à leur propre logique. Le « rêve de
Mangogul » peut être lu comme une métonymie du conte dans son ensemble.
De fait, comme ses prédécesseurs, Diderot utilise le cadre du conte, pour flatter
d’abord l’imagination et la curiosité du lecteur, mais pour mieux lui montrer les mécanismes
de la manipulation de l’imaginaire, notamment grâce à la structure emboîtée. Les
interventions des auditeurs témoignent de leur adhésion à l’histoire et de leur identification
aux personnages. Par exemple, les prises de parole de Mirzoza sont de trois ordres : elle
anticipe sur la suite du récit2, elle s’identifie au personnage au point de vivre, virtuellement, la
même expérience3 que lui, et elle imagine d’autres possibles narratifs, autres points de vue ou
autres voix. Lorsque l’oiseau blanc court le danger d’être attrapé par le cuisinier pour être mis
« à la basilique », la sultane s’exclame : « Lively et son cuisinier en furent dans un dépit
inconcevable. ‟L’insolent ! ” disait l’une ; l’autre, ‟ ç’aurait été un mets admirable !”4». Les
exclamations de la sultane-auditrice annoncent les réactions de Diderot, lecteur des ouvrages
de Richardson5. De même, l’auditeur interrompt l’histoire de Mme de La Carlière6, et le
conteur remarque qu’il y projette ses propres visions. La lecture devient dès lors co-création
et fait vivre, aux conteurs-auditeurs, une expérience collective : les changements de points de

1
Les Bijoux indiscrets, op.cit., p. 48.
2 « Le second émir : Lively portait des jupons courts, et l’oiseau blanc pouvait aisément apercevoir les beautés
dont il faisait l’éloge du haut du turban sur lequel il était perché. La sultane : je gage qu’il eut à peine achevé ce
monologue qu’il abandonna le lieu d’où il faisait ses judicieuses observations, pour se placer sur le sein de la
princesse », L’Oiseau blanc, conte bleu, o . cit., p. 1449.
3
C’est notamment le cas lorsqu’elle coupe la parole du second émir pour raconter l’extase sensuelle de Lively à
l’écoute du chant de l’oiseau, ibid. , p. 1451.
4
Ibid., p. 1453.
5
« Souvent j’ai dit en le lisant : Je donnerais volontiers ma vie pour ressembler à celle-ci ; j’aimerais mieux être
mort que d’être celui-là. » Éloge de Richardson, dans Contes et Romans, op. cit., p. 900.
6
« Tandis que Mme Desroches était à ses fonctions… -Son mari se répandait dans la société et eut le malheur de
recontrer un jour sur son chemin une de ces femmes séduisantes […] –C’est votre histoire, mais ce n’est pas la
mienne. » Madame de La Carlière, op. cit., p. 527.
308
vue (au sens à la fois physique et abstrait) permettent de prendre littéralement la place de
l’autre, assurant ainsi l’égalité des membres de cette nouvelle communauté de créateurs
(lorsqu’elle poursuit le récit, la sultane oublie assurément sa posture de chef d’orchestre). On
trouve le même procédé dans Les Bijoux indiscrets, où Mirzoza anticipe également sur le récit
des voyageurs1 et dans Ceci n’est as un conte, dans lequel les deux personnages du récit-
cadre content ensemble les aventures de Tanié et de Mme Reymer :
Chaque année il en envoyait une portion [de sa fortune] à Mme Reymer. Il revint au
bout…- De neuf à dix ans. Non, je ne crois pas que son absence ait été plus longue.-
présenter à son amie un petit portefeuille qui renfermait le produit de ses vertus et de ses
travaux. – Et heureusement pour Tanié, ce fut au moment où elle venait de se séparer du
dernier des successeurs de Tanié. – Du dernier ? – Oui. – Elle en avait donc eu
plusieurs ? – Assurément. Allez, allez. – Mais je n’ai peut-être rien à vous dire que vous
ne sachiez mieux que moi.2

Le destinataire de l’anecdote semble ici en savoir plus que le conteur. Cette co-
création conduit à un véritable ballet des statuts et des places, chacun étant tour à tour conteur,
auditeur, personnage, et met à mal toute prétention à l’omniscience d’un narrateur unique. En
outre, les contes diderotiens mettent ainsi en abyme les effets escomptés sur leur lecteur.
Partant, l’expérience de lecture a des retombées d’ordre moral : elle remet en cause toute
prétention à la vérité unique et conduit le lecteur à se mettre à la place d’autrui, non par
empathie (dont on a vu l’inefficacité sur le plan moral), mais parce que conteur, lecteur et
personnage vivent une expérience similaire.
Comme dans les contes de Fénelon, puis de Crébillon, les contes de Diderot placent
effectivement le lecteur dans une situation semblable à celle d’un personnage (par exemple
comme auditeur ou spectacteur). Ainsi, dans Les Bijoux indiscrets, auditeur des récits libertins
comme le sultan, il vit le même « fantasme d’absolutisme3 », selon l’expression de Jean-Paul
Sermain, pour ensuite prendre conscience de la vanité d’un tel désir. Notons que connaître
toutes les aventures des femmes est également le défi que lancent les fées au prince, dans le
conte de Voltaire, L’Éducation d’un rince, paru dans les Contes de Guillaume Vadé en 1764.
Cette fascination pour l’intimité d’autrui s’apparente à une volonté despotique de savoir et de
pouvoir absolus. Dans le conte de Diderot, l’anneau confère au prince à la fois le pouvoir
d’entendre ce qui devrait être tu, donc un pouvoir d’omniscience, mais aussi un pouvoir
d’ubiquité4. Or si cette fascination du sultan peut d’abord amuser, notamment par la satire des

1
« Oh, vous vous doutez toujours de tout » », dit le sultan à Mirzoza, Les Bijoux indiscrets, op.cit., p. 57.
2
Ceci n'est pas un conte, op. cit., p. 502.
3
Jean-Paul Sermain, « Le fantasme de l’absolutisme dans le conte de fées au XVIII e siècle », art. cit., p. 75-85.
4
« Ainsi Mangogul pouvait se transporter en un clin d’œil en cent endroits où il n’était point attendu, et voir de
ses yeux bien des choses qui se passent ordinairement sans témoin. Il n’avait qu’à mettre sa bague et dire, je
veux être là ; à l’instant il y était. », Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 12.
309
mœurs qu’elle occasionne, elle finit vite par créer un malaise et susciter la réflexion de
Mirzoza, et du lecteur : la favorite affirme même qu’il s’agit d’un « secret diabolique1», qui
aura des « suites funestes2». C’est d’ailleurs un véritable instrument de torture, le sultan
mettant les bijoux « à la question3 ». L’anneau magique devient la source du désordre social :
il déclenche la confusion des femmes qui ne savent plus ce qu’elles font (chapitre VI),
l’apparition des charlatans et autres vendeurs de muselières (chapitre XVII) et le
développement de la calomnie4. Ce pouvoir lié à un savoir absolu fait peser sur l’ensemble de
la société une chape de plomb liberticide. La favorite exprime à la fois son écœurement face
aux répétitions lancinantes des mêmes confessions et son appréhension : « elle ne comptait
pas assez sur les promesses d’un homme moins amoureux que despotique, pour être libre de
toute inquiétude.5 » Dès le début, l’usage de l’anneau oppose Mangogul et Mirzoza sur un
plan moral et politique :
- […] Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des maris, désespérer
des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles, et faire cent autres vacarmes. Ah !
prince, je vous conjure… -Eh ! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme
Nicole ! je voudrais bien savoir à propos de quoi l’intérêt de votre prochain vous touche
aujourd’hui si vivement. Non, madame, non, je conserverai mon anneau. Et que
m’importent à moi ces maris détrompés, ces amants désespérés, ces femmes perdues, ces
filles déshonorées, pourvu que je m’amuse ? Suis-je sultan pour rien ?6

On reconnaît dans la dissension entre le sultan et sa favorite, l’opposition entre


Rosimond et son frère Braminte, dans le conte de Fénelon, l’Histoire de Rosimond et de
Braminte : si le premier fait un usage modéré de l’invisibilité, le second en profite pour causer
le trouble dans les familles et susciter le chaos. Comme Fénelon, Diderot montre de l’intérieur
les conséquences d’un pouvoir absolu, d’un savoir illimité et d’une surveillance invisible et
omniprésente : non seulement ils décomposent le lien social, mais ils transforment
complètement le détenteur d’un tel pouvoir. Au début du conte, c’est-à-dire avant de montrer
un plaisir sadique à persécuter ses sujets, Mangogul est présenté comme un prince éclairé, qui
rappelle le sultan libérateur du conte d’Anaïs inséré dans les Lettres persanes : il remet en

1
Ibid., p. 43.
2
Ibid., p. 18.
3
Ibid., p. 14. « Le sens spécial de « torture infligée à un accusé pour obtenir des aveux » (fin XIVe siècle), est
repris du latin, voir Dictionnaire historique de la langue française, op.cit. p. 3040 ; « QUESTION signifie aussi,
La torture, la gêne qu'on donne aux criminels, pour leur faire confesser la vérité. », Dictionnaire de l’académie
de 1762, 4ième édition, p. 511. Il s’agit donc d’un instrument violent qui pousse à la confession et peut être lu
comme une dénonciation de l’Inquisition.
4
« Depuis hier, la cour du sultan est pleine de gens qui vont prêtant l’oreille, dans l’espérance de surprendre, je
ne sais comment, des aveux qu’assurément on n’a nulle envie de leur faire. - Mais cela est fou, répliqua la
favorite. Le malheur d’Alcine, si c’en est un, n’est rien moins qu’avéré. On n’a point encore approfondi …»,
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 19.
5
Ibid., p. 17.
6
Ibid., p. 18.
310
cause les habitudes carcérales du sérail, dont il ouvre les portes, il fait confiance à ses femmes
et renvoie les eunuques1. Le texte de Diderot montre ainsi la déchéance du pouvoir royal et le
délitement de sa parole. Il se rapproche dès lors de la version de l’histoire de Gygès rapportée
par Hérodote2. Dans les deux textes, il s’agit effectivement d’une effraction du féminin, par le
représentant de la loi. Comme l’affirme Louis Marin, dans son interprétation éclairante du
mythe : « La loi de la vérité comme du pouvoir, où la vérité fonde son pouvoir et le pouvoir,
sa vérité, cette loi est féminine, son lieu est le féminin et sa force de loi gît dans la
contradiction même du regard et du visible3. » Le discrédit de la parole royale et la déchéance
du pouvoir vient de cette effraction : ce qui devait rester voilé a été dévoilé, celui qui ne
devait pas voir a vu. Tel est bien le sens des nombreuses mises en garde de la favorite à
l’égard du sultan qui doit se garder de faire l’épreuve de l’anneau sur elle : « s’il [son bijou]
vient à parler, je perdrai votre estime et votre cœur, et vous en serez au désespoir.4 » À
vouloir tout savoir, le sultan ne risque plus la mort, comme dans l’Histoire d’Hérodote, mais
le chagrin et la mélancolie, en somme l’ennui. Or le lecteur est placé dans la même situation
de quête de sens que le sultan : il cherche à savoir si Mangogul tiendra parole et si la favorite
lui a été fidèle. Mais la construction déceptive5 du conte fait expérimenter au lecteur
l’impossibilité d’un langage transparent et donc d’un savoir absolu. Mangogul finit par faire
l’essai de l’anneau sur la favorite, qui feint d’être endormie. Il ne voit pas qu’elle le voit, mais
il lui dit :
- […] Je n’ai point fait sur vous l’essai de mon anneau ; mais j’ai cru pouvoir, sans
manquer à mes promesses, user d’une ressource qui vous rend à mes vœux et qui
vous assure à mon cœur à jamais. - Prince, dit la favorite, je vous crois ; mais que
l’anneau soit remis au génie, et que son fatal présent ne trouble plus ni votre cour, ni
votre empire.6

Le conte se clôt ainsi sur une incertitude et la prospérité qu’annonce le génie se fonde
sur un double secret : le silence de la favorite qui ne dit pas au sultan qu’elle l’a vu la
regarder et le mensonge du sultan (« je n’ai point fait sur vous l’essai de mon anneau »). Le
conte suggère, par là, à la fois la vanité et le danger d’une soif inextinguible de savoir et

1
« Mangogul ne fut pas moins aimable dans son sérail que grand dans le trône. Il ne s’avisa point de régler sa
conduite sur les usages ridicules de son pays. Il brisa les portes du palais habité par ses femmes ; il en chassa ces
gardes injurieux de leur vertu ; il s’en fia prudemment à elles-mêmes de leur fidélité : on entrait aussi librement
dans leurs appartements que dans aucun couvent de chanoinesses de Flandres. », Les Bijoux indiscrets, op. cit.,
p. 8.
2
Histoire d’Hérodote, livre I, chap. VII-XIV, op. cit., p. 34-38.
3
Louis Marin, « Gygès », dans Lectures traversières, op. cit., p. 160.
4
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 13.
5
Thomas M. Kavanagh, « Language as deception : Diderot’s Les Bijoux indiscrets », Diderot Studies, Vol. 23,
1988, p. 101-113.
6
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 220. (Je souligne).
311
l’impossibilité d’une concordance parfaite entre le langage et la chose, ce que connotent
également les nombreuses lacunes du texte initial1.
L’Oiseau blanc, conte bleu met lui aussi en scène le mythe de Gygès, tel
qu’Hérodote le rapporte. Lors de la cinquième soirée, profitant du bruit que font les conteurs
lorsqu’ils s’installent, le sultan, comme Gygès, se glisse dans la chambre de la favorite, sans
qu’elle s’en doute. La sultane ne semble pas le voir ni saisir les indices que lui envoie le
premier émir dont on ne comprend la répétition insistante (« Madame en excepte sûrement le
sultan2 ») qu’à la fin de la soirée, lorsque le sultan lui reproche d’avoir essayé de le
dévoiler3. Comme dans l’Histoire d’Hérodote, la sultane fait semblant de ne pas le voir ni de
l’entendre4. Le ressort comique de la saynète tient à la mise en scène de la fameuse formule
de La Fontaine : « c’est double plaisir de tromper le trompeur5. » La sultane dit d’ailleurs à
l’émir : « Emir, supposez que je dors, et continuez.6» L’écriture théâtrale et les blancs du texte
nous laissent imaginer les échanges de regards, voire les clins d’œil, passés entre le sultan et
l’émir, puis entre l’émir et la sultane. En faisant « semblant d’être ce visible qui n’est pas vu
et qui par-là ne doit pas l’être7 », la sultane, comme la reine de Lydie dans le texte
d’Hérodote, entre dans le jeu de séduction et elle l’accomplit en manipulant les apparences,
non en discours, mais en actes. Comme dans Les Bijoux indiscrets, la reprise du mythe de
Gygès dans L’Oiseau blanc, conte bleu, même s’il n’est plus question d’anneau, pose donc la
question de l’accès à la vérité : chercher la vérité n’est-il pas un vain fantasme ? Comment
transmettre la vérité sans séduire et donc sans la dénaturer ? Ces questions ne sont
certainement pas sans rapport avec l’entreprise titanesque de l’Encyclopédie, dont le contrat
avait été signé le 16 octobre 1747. En outre, ce questionnement met en évidence la fonction
épistémologique du conte philosophique.

1
Le narrateur souligne de manière récurrente les lacunes du texte initial : « Ici l’ignorance des traducteurs nous a
frustrés d’une démonstration que l’auteur africain avait conservée sans doute. À la suite d’une lacune de deux
pages environ, on lit […]. », ibid., p. 25.
2
L’Oiseau blanc, conte bleu, o . cit., p. 1485.
3
« Premier émir, vous m’avez tendu deux ou trois pièges dont je ne renverrai pas la vengeance au dernier
jugement de Brama », ibid., p. 1494.
4
« De distraction le sultan s’écria : ‟ Adore donc, maudite bête ”. Heureusement la sultane ne l’entendit pas ou
feignit de ne pas l’entendre. », ibid., p. 1487.
5
Jean de La Fontaine, Fables, livre II, XV, op. cit., p. 103.
6
L'Oiseau blanc, conte bleu, op. cit., p. 1486.
7
Louis Marin, op. cit., p. 165.
312
III.II.4. La fonction cognitive de la fiction

Les effets d’analogie créés par l’emboîtement des différents niveaux narratifs ont non
seulement des enjeux moraux, mais également cognitifs : ils favorisent le passage à
l’abstraction et à la compréhension. De fait, le conte philosophique fait allusion aux débats
philosophiques de l’époque, et il participe même à la conceptualisation de nouvelles idées.
C’est notamment le cas en ce qui concerne la définition du sujet. Pour comprendre qui je suis,
je dois sentir en moi cette zone de perception qui me met en contact avec le monde et qui est
le moteur de mes actions. La difficulté est que cet œil de la conscience, qui se déplace dans
mon corps, en fonction de l’attention que je lui porte, ne peut pas se voir lui-même. Pour se
saisir, le sujet doit avoir recours à un détour, notamment à une fiction de pensée :
« L’entendement semblable à l’œil, nous fait voir et comprendre toutes les autres choses, mais
il ne s’aperçoit pas lui-même. C’est pourquoi il faut de l’art et des soins pour le placer à une
certaine distance, et faire en sorte qu’il devienne l’objet de ses propres contemplations1», dit
Locke dès l’avant-propos de son Essai sur l’entendement humain. Descartes lui-même part
d’une fiction (il s’imagine à son bureau, en chemise de nuit, isolé, loin du brouhaha des
hommes), afin de saisir l’essence du sujet, le cogito. Les fictions des philosophes apparaissent
donc comme des tentatives d’objectivation du sujet. Il en va de même, semble-t-il, pour les
fictions philosophiques de Diderot.
D’ailleurs, les contes diderotiens fictionnalisent leurs propres effets cognitifs. Ainsi,
la comparaison des mœurs des insulaires avec celles de Banga, par exemple, conduit le sultan
à mieux comprendre son propre fonctionnement (chapitre XIX). Certes, l’épisode du clavecin
des couleurs, que les insulaires utilisent pour réaliser des toilettes harmonieuses, est
l’occasion d’un portrait satirique, tournant en dérision les querelles futiles liées à la mode.
Mais cette fiction sert surtout d’expérience de pensée qui permet au sultan, et au lecteur avec
lui, de saisir le processus par lequel nos idées se construisent et se combinent, ainsi que
l’influence des sens sur les idées. Dans ce chapitre, Diderot fait allusion à l’hypothèse du père
Castel, caricaturé sous les traits d’un brame noir2: « il avait diapasonné les couleurs selon
l’échelle des sons, et sur lequel il prétendait exécuter pour les yeux une sonate, un allegro, un
presto, un adagio, un cantabile, aussi agréables que ces pièces bien faites le sont pour les

1
John Locke, « avant-propos, Dessein de l’auteur dans cet ouvrage », Essai sur l’entendement humain, L. I, §1,
op. cit., p. 125.
2
Dans son Traité du clavecin oculaire (1735), le père Castel imagine une machine capable de produire une
harmonie de couleurs, sur le modèle de la musique.
313
oreilles.1 » L’hypothèse initiale de cet objet imaginaire est la correspondance entre les sens, ce
qu’exprime ici le comparatif (dans le Voyage dans l’île des laisirs, Fénelon lui-même
imagine un pays où les habitants écoutent une « musique de parfum »2). Dans un long article
de l’Encyclopédie, Diderot décrit également le clavecin oculaire, comme s’il s’agissait d’une
machine réelle dont il aurait fait l’expérience. Il insiste là aussi sur le rapport établi entre les
couleurs et les sons : « La musique oculaire a donc dans ses principes un fondement analogue
à la musique auriculaire.3» Une telle fiction de pensée permet d’expérimenter et de concrétiser
le circuit de la formation des idées : notre corps est comme un clavecin, dont les touches
représentent nos sens ; ces derniers provoquent des sensations qui sont à l’origine de nos
représentations, c’est-à-dire de nos images mentales, symbolisées par les tableaux réalisés par
le clavecin oculaire. De la même manière que les sons harmonieux composent d’heureuses
mélodies, de même notre imagination compose les idées simples que lui transmettent nos
sensations. Cette expérience fictionnelle nous aide à comprendre l’importance des sens en les
distinguant : la main, l’œil et l’oreille sont comme des objets mécaniques, qui reçoivent un
mouvement (ou une information) et la transmettent. C’est en cela que nous sommes bien des
« marionnettes4 », selon le mot de Mangogul. Le sultan formule cette conclusion, après avoir
comparé les mœurs des insulaires à celles de Banga et après avoir reconnu qu’elles sont tout
aussi « bizarres ». Par conséquent, la comparaison déclenchée par la fiction des insulaires est
bien un procédé de la pensée, qui conduit le sultan à passer à l’abstraction : il généralise le
comportement des insulaires à l’ensemble de l’humanité. La fiction a donc ici la même
fonction que dans le traité philosophique. De fait, dans la Lettre sur les sourds, Diderot utilise
également la fiction du clavecin oculaire pour montrer que chaque sens fonctionne sur le
même modèle. Il met ensuite en évidence la simultanéité des sensations et son rôle dans la
formation d’idées complexes5, grâce à la fiction du « sourd de convention6 ». Par conséquent,
Les Bijoux indiscrets participe de la réflexion philosophique de Diderot sur la construction de
la connaissance et la naissance des idées, au même titre que ses essais.
Il en va de même pour L’Oiseau blanc, conte bleu. Dans ce conte, la chatouilleuse se
montre particulièrement sensible (c’est d’ailleurs bien le sens de son nom), à l’écoute du récit.

1
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 60.
2
« Un certain assemblage de parfums, les uns plus forts, les autres plus doux, fait une harmonie qui chatouille
l’odorat, comme nos concerts flattent l’oreille par des sons tantôt graves et tantôt aigus. », Fénelon, Voyage dans
l’île des laisirs, dans Fables et opuscules pédagogiques, op. cit. p. 203-204.
3
Diderot, Article « Clavecin oculaire », dans Encyclopédie, vol. I, t. III, op. cit., p. 511.
4
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 63.
5
Le moment le plus théâtral de Rodogune (où Antiochus porte la coupe à ses lèvres et où Timagène s’exclame :
« Ah seigneur ! ») déclenche une multitude de sensations et de pensées : « quelle foule d’idées et de sentiments
ce geste et ce mot ne font-ils pas éprouver à la fois ! », Lettre sur les sourds et muets, op. cit. , p. 97.
6
Ibid., p. 99.
314
Lors de la troisième soirée, lorsque la seconde conteuse raconte que Lively se retrouve pliée
en deux, tel un automate bloqué, elle arrête son chatouillement automatique du pied de la
sultane, car elle a « aussi quelque arrangement1 ». L’adverbe souligne l’effet mimétique de la
fiction. De même, au début du conte, lorsque le premier émir déclame la mauvaise prose de la
« grande guenon », suite à l’oracle concernant le destin de l’oiseau blanc, la sultane reproche
à la masseuse d’avoir le « toucher dur2 » et de la chatouiller trop fort. Le mouvement de la
chatouilleuse change donc en fonction de ses sentiments, qui eux-mêmes varient à l’écoute du
conte. Ces réactions mimétiques mettent en évidence l’excitation simultanée de deux registres
sensoriels (le toucher et l’ouïe). Jean Starobinski a montré que cette « perception mêlée3 »
entre en écho avec la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) et la Lettre
sur les sourds, à l’usage de ceux qui entendent (1751) et définit une poétique de « l’écouter-
jouir ». Cette simultanéité des sensations a une fonction cognitive : le contage, rituel
sensualiste voire érotique, devient une véritable leçon car il éveille les sens de l’auditeur-
lecteur qui peut imaginer (au sens d’avoir des images mentales) ce qu’il ne concevrait que
confusément, sans cette excitation des sens. Telle est l’idée que suggère Diderot lui-même
dans son article « leçon » de l’Encyclopédie4. La scène d’extase, à la fois physique et
spirituelle, des couventines dans L’Oiseau blanc, conte bleu exprime également la
conjonction de l’épanouissement sensuel et intellectuel. La seconde conteuse raconte les
effets du passage de l’oiseau, symbole de l’esprit, sur les jeunes filles : « de deux idiotes
qu’elles étaient [il en fait] les filles les plus spirituelles et les plus éveillées qu’il y eut à la
Chine : elles combinent leurs idées, les comparent, se les communiquent et y mettent
insensiblement de la force et de la justesse.5» La signification sexuelle de cette scène tourne
en dérision le dogme catholique de l’Immaculée-Conception6 : cette parodie blasphématoire
est typique de la littérature licencieuse (on reconnaît notamment en sous-texte le conte de La
Fontaine, Comment l’es rit vient aux filles7). Mais l’idée de l’éveil de l’intelligence par le
plaisir est également à considérer dans une perspective sensualiste. Dans une telle conception,
la vérité est de l’ordre de la sensation, « il ne peut donc y avoir de jouissance ou de vérité que

1
L'Oiseau blanc, conte bleu, op.cit., p. 1465. (je souligne)
2
Ibid., p. 1446.
3
Jean Starobinski, « Du pied de la favorite au genou de Jacques », dans Anne-Marie Chouillet, Colloque
international Diderot (1713-1784) : Paris, Sèvres, Reims, Langres, 4-11 juillet 1984 : actes, Paris, Aux amateurs
de livres, 1985, p. 366.
4
« Il faudroit traiter l'homme comme un être organisé & sensible; & se souvenir que c'est par ses organes qu'il
reçoit ses idées, & que le sentiment seul les fixe dans sa mémoire », Denis Diderot, article « leçon », dans
Encyclopédie, vol. II, T. IX, op.cit., p. 332.
5
L'Oiseau blanc, conte bleu, op. cit., p. 1444.
6
Pascal Fiaschi, art.cit., p. 56-57.
7
Jean de La Fontaine, Contes et nouvelles en vers, T. II, Amsterdam, 1762, p. 125-129.
315
dans une conjonction de rapports1 », comme l’a montré Aurélia Gaillard. Cette analogie
généralisée fait des contes de Diderot de véritables temples des correspondances, qui
permettent au lecteur de concevoir des notions dont il ne pourrait avoir l’idée sans le recours
de l’image et de la fiction.
Le conte devient même une réponse à la théorie, notamment à la conception
cartésienne du sujet. Tel est un des enjeux majeurs des Bijoux indiscrets. Certes, dans son
cours de métaphysique (chapitre XXIX), Mirzoza parodie les exposés savants : la sultane est
déguisée, coiffée de la perruque du Sénéchal, elle se donne en spectacle et a du mal elle-
même à garder son sérieux2. Mais sous l’apparence fantaisiste et burlesque, sa leçon
expérimentale vise à démonter l’idée cartésienne selon laquelle, l’âme humaine se situe dans
la « glande pinéale », qui « est le principal siège de l’âme et le lieu où se font toutes nos
pensées3. » Si Descartes distingue l’esprit (le je du Je pense) du corps-machine, la philosophie
expérimentale de Mirzoza montre au contraire que l’âme se situe dans toutes les parties du
corps, en fonction de l’attention que l’on accorde à chacune : elle démontre que l’âme se
déplace en fonction de l’âge, de l’acquisition des facultés, du tempérament, des
conjonctures4. Pour appuyer sa démonstration, Mirzoza émet une hypothèse fictive et imagine
un spectacle où chaque personne se verrait ôter les parties qui lui sont superflues et serait
caractérisée par les parties qui lui restent : « les danseurs seraient réduits à deux pieds ou à
deux jambes tout au plus ; les chanteurs à un gosier ; la plupart des femmes à un bijou ; les
héros et les spadassins à une main armée ; certains savants à un crâne sans cervelle [...]5 ».
Cette modélisation fait écho au portrait des habitants de l’île décrite par les voyageurs de
Mangogul6. Elle rejoint ainsi les observations de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux
qui voient7. Dans les deux textes, le conte comme l’essai, les fictions expérimentales

1
Aurélia Gaillard, « Contage et sexualité : le récit à double entente de Diderot L’Oiseau blanc, conte bleu »,
dans Le Conte en ses paroles : la figuration de l’oralité dans le conte merveilleux du Classicisme aux Lumières,
Paris, Desjonquères, 2007, p. 200.
2
« Elle affectait jusqu’à la physionomie sombre et réfléchie d’un savant qui médite. Mirzoza ne conserva pas
longtemps ce sérieux forcé. », Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 97.
3
René Descartes à Meyssonnier, 29 janvier 1640, Œuvres III, éd. C. Adam et P.Tannery, Paris, Vrin, p. 19.
4
« Si l’âme se fixe dans le cœur, elle formera les caractères sensibles, compatissants, vrais, généreux. Si quittant
le cœur pour n’y plus revenir, elle se relègue dans la tête, alors elle constituera ceux que nous traitons d’hommes
durs, ingrats, fourbes et cruels. », ibid., p. 102.
5
Ibid.
6
« Les insulaires n’étaient point faits comme ailleurs. Chacun avait apporté en naissant des signes de sa
vocation : aussi en général on y était ce qu’on devait être. Ceux que la nature avait destinés à la géométrie
avaient les doigts allongés en compas : mon hôte était de ce nombre. Un sujet propre à l’astronomie avait les
yeux en colimaçon ; à la géographie, la tête en globe ; à la musique ou acoustique, les oreilles en cornet ; à
l’arpentage, les jambes en jalons ; à l’hydraulique […] à la chimie, le nez en alambic ; à l’anatomie, l’index en
scalpel ; aux mécaniques, les bras en lime ou en scie, etc », ibid., p. 58.
7
« L’aveugle du Puisieux […] apprécie à merveille les poids des corps et les capacités des vaisseaux ; et il s’est
fait de ses bras des balances si justes, et de ses doigts des compas si expérimentés, que dans les occasions où
316
participent à la démonstration matérialiste : le principe moteur de notre organisme change en
fonction des circonstances et de la manière dont nous exerçons nos membres. Dans les deux
textes, la fiction expérimentale conduit le lecteur à faire lui-même l’expérience de pensée : la
variation imaginaire le pousse à distinguer ses propres perceptions, alors qu’il les reçoit de
manière confuse et simultanée dans le réel. C’est en ce sens qu’ils relèvent bien d’une poésie
hiéroglyphique : celle-ci présente simultanément un sens propre et un sens métaphorique, afin
qu’il en résulte « une double lumière pour celui à qui l’on parle, la lumière vraie et directe de
l’expression, et la lumière réfléchie de la métaphore1 », comme Diderot l’affirme lui-même
dans la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Dès lors, entre les contes
orientaux et les contes moraux, il y aurait moins une distance de nature (fantaisie versus
« réalisme », allégorie versus empathie), que de degrés. De la même façon que les deux
Lettres visent à réapprendre à regarder et à écouter, à ceux qui possèdent les organes de la vue
et de l’ouïe, grâce à l’expérience de l’aveugle et du sourd-muet, de même, les contes
diderotiens cherchent à dessiller les yeux de leurs lecteurs et à aiguiser leur écoute, dans tous
les sens du terme. Le prince Génistan ne dit-il pas lui-même : « il n’y a pas de pires sourds
que ceux qui ne veulent pas entendre » ; ce à quoi la sultane répond : « Il n’y a pas de pires
endormies que celles qui ne veulent pas se réveiller, ni de pires éveillées que celles qui ne
veulent pas s’endormir.»2 Dès lors, les contes de Diderot visent à nous apprendre à voir et à
écouter, à lire, à lire tout, à la fois le monde et notre propre organisme, et à lire avec tous nos
sens. Telle est la signification que l’on pourrait donner à l’injonction inaugurale des Bijoux
indiscrets. Le narrateur enjoint en effet la lectrice fictive de ne rien laisser passer : « Encore
une fois, Zima, prenez, lisez, et lisez tout : je n’en excepte pas même les discours du Bijou
voyageur qu’on interprétera sans qu’il en coûte à votre vertu ; pourvu que l’interprète ne soit
ni votre directeur ni votre amant.3» Diderot invite ainsi le lecteur à lire et à penser par lui-
même, à se libérer de tout directeur de conscience, en somme à s’émanciper. Il énonce par là
le principe qui, pour Kant, définit les Lumières elles-mêmes, à savoir la « sortie de l’état de
minorité4».

Pour conclure, si Diderot reprend dans ses contes des motifs développés également
dans ceux de ses contemporains (Crébillon et Saint-Lambert, entre autres), il utilise la fiction

cette espèce de statique a lieu, je gagerais toujours pour notre aveugle, contre vingt personnes qui voient », Lettre
sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, op. cit., p. 36.
1
Ibid., p. 53.
2
L'Oiseau blanc, conte bleu, op. cit., p. 1469.
3
Les Bijoux indiscrets, op. cit., p. 3.
4
Ibid.
317
en philosophe, plus précisément, par le biais du conte, il invite son lecteur à philosopher. Mais
philosopher n’est pas théoriser, c’est comparer, confronter la théorie à la pratique, s’interroger
sur soi-même et accepter les contradictions humaines. En ce sens, Diderot n’a pas, nous
semble-t-il, détourné le conte moral de sa visée, il en a expérimenté jusqu’au bout les
modalités. En effet, le conte à visée morale et philosophique cherche bien à dessiller les yeux
du lecteur, à le rendre conscient des mécanismes d’aveuglement et de manipulation. En
revanche, la particularité des contes diderotiens réside dans leur fonction épistémologique :
non seulement les contes de Diderot mettent en scène, sur le mode parodique et burlesque, les
débats contemporains (philosophiques et scientifiques), mais ils prennent également pour
objet de recherche la connaissance elle-même. À l’égal de l’essai philosophique, ils
s’interrogent sur les modalités de construction du savoir et offrent au lecteur des expériences
de pensée, afin qu’il puisse conceptualiser les idées nouvelles, concernant en particulier la
question du sujet : la fiction sert de variation imaginaire, qui permet d’imaginer des possibles
et de conceptualiser des paradoxes et des situations philosophiques complexes. De fait, la
spécificité des contes de Diderot, de ses contes moraux aussi bien que de ses contes orientaux,
se trouve dans leur complexité : ils rassemblent tous les discours, mettent en scène toutes les
couches de la société, accueillent des opinions multiples, voire contradictoires, et figurent la
simultanéité des sensations. Un tel foisonnement induit une lecture active et vigilante et
participe à l’émancipation du lecteur : ce dernier est amené à repérer les indices de
subjectivité et les tentatives de manipulation dans les discours, à observer les contradictions
humaines, et partant à se libérer de ses propres croyances. Si ces contes peuvent être
considérés comme « didactiques », c’est au sens que Diderot donne lui-même au terme
« leçon » dans son article de l’Encyclopédie, c’est-à-dire comme des outils de développement
de l’esprit et de l’autonomie morale. C’est en ce sens également que les contes peuvent être
« infiniment plus dangereux1» que les ouvrages théoriques : ils font confiance à l’intelligence
du lecteur et lui offrent l’autonomie morale et intellectuelle du philosophe, ce dont témoigne
également le conte philosophique de Rousseau.

1
Réflexions sur le livre De l’es rit, par M. Helvétius, dans Oeuvres com lètes de Diderot : revues sur les
éditions originales, Étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIII e siècle, T. 2, éd. J. Assézat, et
Maurice Tourneux, Paris, Garnier frères, 1875, p. 273.
318
III.III. Rousseau, la réversibilité du conte
philosophique

Si le conte philosophique n’est pas seulement un conte pratiqué par les philosophes,
il est néanmoins remarquable que quasiment tous les penseurs majeurs du XVIIIe siècle y
aient eu recours. Rousseau lui-même ne fait pas exception et écrit La Reine Fantasque, entre
1754 et 1756. À cette date, il est introduit dans le cercle de M lle Quinault, que fréquentent
notamment Marivaux, Voisenon, le comte de Caylus, Crébillon fils, et Duclos. Ces auteurs
avaient formé l’Académie du bout du banc, sorte d’atelier littéraire dont les membres
pratiquaient des exercices à contraintes. C’est dans ce cadre, par exemple, que Duclos s’est
amusé à écrire un conte à partir des gravures faites par Boucher pour le Faunillanne du comte
de Tessin, dont est resté Acajou et Zirphile (1744). Rousseau s’est donné pour sa part comme
exigence d’écrire un conte « supportable et même gai, sans intrigue, sans amour, sans mariage
et sans polissonnerie1 », comme le précise l’Avertissement du libraire, dans l’édition Rey de
1769.
Comme Crébillon et Diderot, Rousseau met en scène une situation de contage :
Jalamir raconte à un Druide, l’histoire de la reine Fantasque et du roi Phénix. Le couple royal
pleure de ne pouvoir avoir d’enfant, jusqu’au jour où les efforts complémentaires des prêtres
et des médecins leur permettent de donner naissance à un héritier, mâle, il va de soi, du moins
pour le roi, car la reine entend bien mettre au monde un enfant selon ses vues. La fée Discrète
intervient alors : elle fait croire à chacun des deux époux que l’enfant sera du sexe qu’il
souhaite. Le secret ayant vite circulé, les courtisans attendent avec impatience et amusement
de voir comment le couple royal va se sortir d’une telle situation. Mais première rupture
déceptive : la fée Discrète a bien fait les choses, et ce sont deux enfants qui naissent, une fille
et un garçon. La fée laisse aux parents la responsabilité de choisir le caractère de leurs
enfants, pour lequel la performativité de leurs noms sera bien plus efficace que vingt ans
d’éducation. De nouveau l’esprit de contrariété dirige les actions de la reine qui, par dépit,
émet le souhait que sa fille soit l’exact contraire des vœux de son mari. De colère, ce dernier
se venge en souhaitant que l’enfant qu’il tient dans ses bras ressemble à sa mère. La fille
s’appellera donc Raison et le fils Caprice. Le druide-auditeur interrompt alors le récit et

1
Jean-François Perrin, « La Reine Fantasque : notice », dans Contes, Paris, H. Champion, BGF, n°16, 2005,
p. 739.
319
imagine les conséquences politiques de l’avènement d’un prince capricieux et tyrannique,
malgré son bon fonds, et l’apparition d’une princesse, raisonnable et sociable, ayant toutes les
qualités pour gouverner. Seconde rupture déceptive : Jalamir coupe son auditeur dans ses
conjectures et propose une fin topique. Les deux enfants se ressemblaient tellement que leurs
parents les avaient échangés : c’est donc bien la fille qui est nommée Caprice et le garçon
Raison, conformément aux codes de la société et du conte de fées. La chute finale corrobore
la dimension burlesque de l’ensemble du conte : alors que le roi s’apprête à passer la nuit avec
la reine, cette dernière meurt d’une indigestion de « pieds » de poulet. Le conte de Rousseau
s’inscrit donc parfaitement dans le « style » du bout-du-banc. On y retrouve les mêmes
éléments que dans les contes de ses prédécesseurs : parodie de conte de fées, ironie
irrévérencieuse à l’égard de la religion et du pouvoir, art spirituel de l’antithèse et du
persiflage. Mais à la différence de Voisenon ou de Crébillon, Rousseau s’interdit d’aller
jusqu’à la licence : le libertinage de pensée exclut ici le libertinage de mœurs.
Un tel choix d’écriture, quelques années après le Discours sur les sciences et les arts,
n’est pas sans poser question. Dans sa réponse à la question posée par l’Académie de Dijon,
qui demandait « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs »,
Rousseau s’oppose à l’idée d’un progrès continu de l’esprit humain et dénonce la
responsabilité des élites et des savants, dans la corruption de la société. Tout au long de son
discours, il formule les paradoxes de la science qui a cherché à lutter contre l’obscurantisme
et qui pourtant est tombée à son tour dans la vanité de croire détenir la vérité, et donc dans le
danger du dogmatisme : « Il y aura dans tous les tems des hommes faits pour être subjugués
par les opinions de leur siècle, de leur Pays, de leur Société : Tel fait aujourd’hui l’Esprit fort
et le Philosophe, qui, par la même raison n’eût été qu’un fanatique du tems de la Ligue.1»
Rousseau emporte dans le même mouvement critique les savants de la Sorbonne et les
philosophes athées, qui remettent en cause les fondements de la religion et qui « consacrent
leurs talents et leur philosophie à détruire et avilir tout ce qu'il y a de sacré parmi les
hommes.2» Issu d’un milieu modeste et conscient du plafond de verre qui le sépare des élites,
le philosophe de Genève constate avec beaucoup d’amertume, les compromis auxquels cèdent
ses confrères, pour plaire à l’opinion publique : « Dites-nous, célèbre Aroüet, combien vous
avez sacrifié de beautés males et fortes à nôtre fausse délicatesse, et combien l'esprit de la
galanterie si fertile en petites choses vous en a coûté de grandes3. » Ne peut-on pas voir ici
une allusion aux « bagatelles », aux contes en vers que l’auteur du Mondain a écrit pour la

1
Préface, Discours sur les sciences et les arts, dans Œuvres com lètes III, éd. B. Gagnebin, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 3.
2
Ibid., p. 19.
3
Ibid., p. 21.
320
cour de Sceaux ? Rousseau semble ainsi exprimer le problème auquel sont confrontés, comme
lui, les penseurs de son temps, à savoir « s'avilir par des productions puériles », sous peine de
tomber, de leur vivant, dans « l'indigence et dans l'oubli1. » Rousseau ne formule-t-il pas ici
un paradoxe propre au conte philosophique ? Écrire des contes, n’est-il pas pour un
philosophe un moyen frivole de plaire au public et donc de se corrompre ? En outre, flatter
l’imagination permet-il vraiment d’éclairer la conscience du lecteur ? À ce stade de son
parcours, Rousseau affirme vouloir rester isolé, dans « l’obscurité », loin de la société qui
corrompt « la véritable philosophie »2, cette science des cœurs capable d’éclairer la raison. Il
confirme également son renoncement aux lettres, comme il l’écrit à Voltaire, le 30 janvier
17503. Paradoxalement, c’est cette revendication de la retraite du sage qui le place en pleine
lumière médiatique et assure le succès de La Reine Fantasque.
La réception de ce conte met effectivement en évidence à la fois le caractère
complexe et polysémique du texte et l’enjeu antithétique de son écriture. Rousseau n’a pas
dirigé la première édition de 1758, et l’a peut-être même ignorée. Néanmoins, le Journal
Encyclopédique, du 15 juin 1758, en fait un compte-rendu élogieux : « un conte bien fait, qui
contient, sous le voile de l’allégorie, la peinture de nos mœurs ». Pour l’auteur du
commentaire, le conte de Rousseau est une fable morale : comme les contes de Montesquieu,
il « rend la vérité sensible » et transmet « plein de traits de morale lumineux »4. Au mitan du
siècle, ce sous-genre du conte, qui fait passer le précepte avec lui, apparaît toujours comme un
outil utile pour tourner en ridicule les caractères, mais surtout pour déconstruire les discours
d’autorité, religieux, politiques et savants : Rousseau se place bien dans la continuité de
Diderot et de Crébillon. Le périodique reproche d’ailleurs à l’auteur de La Reine Fantasque
de n’avoir pas « respecté certains actes de religion auxquels il paraît avoir voulu attacher
quelque ridicule ; cela peut donner mauvaise opinion de son cœur5. » Le sous-titre donné dans
l’édition subreptice, « conte cacouac6 », met en évidence cet aspect contestataire du conte,
aspect contre lequel l’éditeur veut mettre en garde ses lecteurs. Pour ce dernier, La Reine
Fantasque est loin d’être un conte pour enfants : il y voit même une arme utilisée par les
« Caouacs », c’est-à-dire les philosophes, pour renverser les lois, les mœurs, et la religion

1
Ibid.
2
Ibid., p. 30.
3
« Depuis ce jour, j’ai renoncé aux lettres et à la fantaisie d’acquérir de la réputation ; et, désespérant d’y arriver
comme vous à force de génie, j’ai dédaigné de tenter, comme les hommes vulgaires, d’y parvenir à force de
manège. » Œuvres com lètes XVIII, Lettres T.1 1728-1758, Genève/Paris, Slatkine/ Champion, 2012, p. 175.
4
Journal Encyclopédique, 15 juin 1758, T. IV, 3e partie, p. 110-119, cité par Jean-François Perrin, op. cit.,
p. 769.
5
Ibid.
6
Le mot « caouac » avait été forgé à partir du grec ( Kakos : méchant) par un auteur anonyme, en 1757, pour
désigner les Encyclopédiques et les « Philosophes ». Jean-François Perrin, note 2, ibid., p. 743.
321
dans le même tombeau (tel était également un des arguments de Rousseau dans son premier
Discours). Selon cet éditeur, de tels contes sont « des pièges qu’on tend au genre humain pour
le tirer de la seule voie où il peut trouver son repos et son bonheur 1. » Il remarque néanmoins
l’utilité de leur impression, afin que cette « fausse philosophie » soit démasquée. S’agit-il là
d’une « piraterie » antiphilosophique du « parti des conservateurs », comme l’affirme
Raymonde Robert2, ou bien du persiflage philosophique « d’un pair entré en sécession3 »,
comme le suppose Jean-François Perrin ? Toujours est-il que l’éditeur exprime de cette
manière une des caractéristiques du conte philosophique : ce sous-genre se présente bien
comme un « piège », dans la mesure où il nécessite l’adhésion du lecteur, en utilisant les
codes du contes de fées par exemple, afin de mieux distiller son message. Bien plus qu’une
simple critique des mœurs, il s’agit ici d’une remise en cause de la religion catholique et du
régime monarchique. Rousseau était sans aucun doute conscient de la portée subversive de ce
qu’il désigne lui-même comme une « folie4 ». Dès 1756, il écrit à Jacob Vernes : « j’avais
quelque chose que je vous destinais, mais ce qui surprendra fort c’est que cela s’est trouvé si
gai et si fou qu’il n’y a pas moyen de l’employer, et qu’il faut le réserver pour le lire le long
de l’Arve avec son ami5. » En 1760, alors qu’il transmet une version à Duclos, ce dernier le
met en garde contre une publication qui risquerait de le compromettre6. Pourtant, dès 1765,
Rousseau fait entrer cette « bagatelle » dans ses œuvres complètes, et il accepte, non sans
ambiguïté, que Rey en fasse une édition séparée en 1769, tout en refusant d’en assumer
pleinement la publication7. C’est sans aucun doute reconnaître que le conte participe, au
même titre que ses Discours, à sa réflexion philosophique et morale. Cette réversibilité de
Rousseau à l’égard de son conte suggère l’ambiguïté du texte.
De fait, l’avertissement de l’éditeur de 1758 énonce un aspect paradoxal du conte
philosophique en général, et de celui de Rousseau en particulier : « de pareils écrits portent
avec eux leur réfutation et leur condamnation8. » La particularité de La Reine Fantasque est

1
« Avertissement du libraire », La Reine Fantasque, conte caouac, par M.R.C. de G., 1758, cité par Jean-
François Perrin, dans Contes, op. cit., p. 736.
2
Raymonde Robert, « Rousseau et la féerie, La Reine Fantasque », Transactions of the Fifth International
Congress on the Enlightenment, SVEC, 1980, p. 1376.
3
Jean-François Perrin, op. cit., p. 722.
4
« Je ne sais, Madame, comment vous avez ouï parler de la Reine Fantasque ; c’est une folie de cinq ou six
pages […] qui en vérité ne peut être lue par une personne de bon sens. » Lettre du 25 janvier 1759,
Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, T. VI, n°768, SVEC, Genève Oxford, 1965-1996, p. 16,
cité par Jean-François Perrin, ibid., p. 712.
5
CC, t. III, n°400, p. 308. Cité par Jean-François Perrin, ibid., p. 735.
6
« Je vous renvoie le conte que j’ai lu avec plaisir ; mais je ne crois pas qu’il puisse paraître ici sans vous
commettre. » CC, t. VII, n°1199, p. 361, cité par Jean-François Perrin, ibid., p. 737.
7
« À l’égard de la Reine fantasque (sic), si vous voulez la donner à part, je n’empêche ; mais je ne veux m’en
mêler en aucune façon pas même pour une estampe. […] Toutefois, vous êtes le maître de ce barbouillage. »,
Lettre du 3 mars 1766, CC, t. XXIX, n°5089, p. 10, cité par Jean-François Perrin, ibid., p. 740.
8
« Avertissement du libraire », La Reine Fantasque, conte caouac, par M.R.C. de G., ibid., p. 736.
322
effectivement de mettre en question, non seulement la fiction et le conte de fées, comme les
autres contes philosophiques avant lui, mais également le conte philosophique, lui-même. La
fiction entre ainsi en écho avec le Discours sur les sciences et les arts (1750), dans lequel
Rousseau avait déjà exprimé ses réserves quant au pouvoir de la littérature et des arts
d’éclairer les consciences. Nous allons donc voir tout d’abord, comment il utilise le conte
philosophique comme un outil de renversement de tous les codes (ceux du conte, de la
société, de la monarchie, de la religion). S’il reprend en ce sens des éléments du conte
philosophique, tel que l’ont pratiqué ses prédécesseurs, il pousse cette logique de
retournement à son paroxysme, soumettant son propre texte à la critique. Cette autoréflexivité
fait du conte un lieu privilégié, où la pensée peut s’exercer en toute liberté, retournant sans
cesse toute interprétation potentielle.

III.III.1. Une expérience du retournement

Comme Crébillon, Diderot, et Montesquieu avant eux, Rousseau utilise le conte


comme un lieu propice au renversement des discours d’autorité, qui dirigent la société, la
politique et la religion. Comme ses prédécesseurs, il a recours à la structure enchâssée, qui
renforce la dimension critique du conte : les interventions de l’auditeur (le druide) et les
commentaires métatextuels du conteur-Jalamir, viennent rompre toute illusion romanesque et
placent le lecteur dans le laboratoire de la fiction, et partant de tous les discours considérés
comme des fictions. D’emblée, La Reine Fantasque s’apparente à une parodie des contes de
fées. Le conteur pastiche les clichés du genre et transforme tous les moments canoniques en
scènes burlesques : la stérilité initiale du couple royal apparaît comme un clin d’œil à La Belle
au bois dormant ; la fée, loin de protéger les personnages de ses bienfaits, se montre
manipulatrice et les piège à leur propre folie ; la scène traditionnelle des dons se transforme
en dispute comique entre la capricieuse reine et le roi entêté. Même la fin topique et la scène
des mariages sont tournées en dérision : « La Princesse Caprice, après avoir fait perdre la vie
ou la raison à des multitudes d’amants tendres et aimables, fut enfin mariée à un roi voisin
qu’elle préféra, parce qu’il portait la plus longue moustache et sautait le mieux à cloche-
pied.1» Le conte se clôt sur la mort burlesque de la reine, qui meurt d’indigestion, alors que le
roi se morfond à l’attendre dans sa chambre. Rousseau avait bien promis de ne mettre aucune
pointe licencieuse dans son histoire. La peinture de cet univers chaotique, dirigé par un couple

1
Ibid., p. 765.
323
royal « ubuesque », permet de mettre en évidence l’absurdité des comportements induits par
la société : aux pays des fous, les plus insensés ne sont pas forcément ceux qui en ont le plus
l’apparence. Ainsi, conformément à la tradition carnavalesque, telle que l’a théorisée Mikhaïl
Bakhtine1, le conte de Rousseau peint un monde renversé, afin de retourner les hiérarchies
préétablies, de remettre en cause l’autorité des discours dominants et la certitude d’une vérité
unique et immuable.
C’est la critique de la religion qui a d’abord frappé les lecteurs, et sur laquelle insiste
le compte-rendu du Journal Encyclopédique. Le conte philosophique est utilisé ici comme
une arme pour lutter « contre l’infâme », selon le mot de Voltaire, à savoir l’intolérance et le
dogmatisme religieux. Jalamir rappelle que, à la différence des religions, dans un conte de
fées, « l’on n’envoie personne en enfer pour le bien de son âme, [et] l’on ne s’avise point de
regarder au prépuce des gens pour les damner ou les absoudre2 ». D’ailleurs, les dons de la fée
surpassent la protection des saints catholiques : « Je veux, dit-elle, […] leur donner des noms
plus efficaces que ceux de tous les pieds-plats du calendrier3. » La religion est réduite à un
déguisement qui amuse la reine : elle revêt l’apparence vestimentaire de divers ordres et les
utilise comme des signes d’apparat4. Cette parodie des attributs religieux désacralise la
religion, qui est ainsi assimilée à une mascarade. Ces effets comiques font du texte de
Rousseau un conte de la même facture que Candide ou Zadig. Dépouillée de toute
signification spirituelle, la religion devient même un simple artifice narratif, un tour qui ne
sert qu’à la logique de l’histoire. Jalamir justifie ainsi le baptême chrétien des deux enfants :
« Je sais bien que les lois de la géographie qui règlent toutes les religions du monde, veulent
que les deux nouveaux-nés soient musulmans, mais on ne circoncit que les mâles, et j’ai
besoin que mes jumeaux soient administrés tous deux. Ainsi trouvez bon que je les baptise.5 »
En lecteur attentif de Montesquieu et de Voltaire, Rousseau ramène le choix de la religion à
une question d’ordre géographique. Mais le tour de force du philosophe genevois est de faire
formuler par le druide, donc par le religieux lui-même, l’inconsistance des rites religieux :
« Ce n’est pas qu’à moi Druide il m’importe beaucoup que tes deux bambins soient baptisés
ou circoncis, mais encore faut-il observer le costume, et ne pas m’exposer à prendre un

1
M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture o ulaire au Moyen-Age et sous la Renaissance,
Paris, Gallimard, 1970.
2
La Reine Fantasque, op. cit., p. 765.
3
Ibid., p. 759.
4
« Elle portait aussi leurs reliques, et s’affublait alternativement de tous leurs différents équipages : tantôt c’était
un cordon blanc, tantôt une ceinture de cuir, tantôt un capuchon, tantôt un scapulaire ; il n’y avait sorte de
mascarade monastique, dont sa dévotion ne s’avisât ; et comme elle avait un petit air éveillé, qui la rendait
charmante sous tous ces déguisements, elle n’en quittait aucun sans avoir eu soin de s’y faire peindre. », ibid.,
p. 746.
5
Ibid., p. 757.
324
évêque pour le mufti, et le missel pour l’alcoran.1 » Cette critique de la religion, qui vient du
religieux lui-même, sape de l’intérieur le discours dogmatique. Il en va de même pour la
science, la magistrature et la cour.
Comme dans Les Bijoux indiscrets, religion et médecine sont renvoyées dos à dos. À
la naissance tant attendue de l’héritier royal, chacun veut s’approprier l’explication du
phénomène, les prêtres, comme les savants, ce que le conteur persifle : « Enfin à force de
dévotions si bien faites, à force de médecines si sagement employées, le ciel et la terre
exaucèrent les vœux de la reine2 ». Les effets de surenchère et l’emploi des tournures propres
au conte de fées tournent en dérision la prétention des doctes à donner une raison à tout. Le
passage fait écho aux chapitres XIV et XV des Bijoux indiscrets, où savants et bramines se
disputent la primeur de l’explication du bavardage des bijoux féminins. De la même manière
que Mangogul, qui seul connaît l’origine magique du phénomène, raille la vanité des
dogmatismes, de même Jalamir ironise sur la prétendue autorité des discours, fondés sur les
préjugés et sur les habitudes. Mais de nouveau, la critique provient de sa propre cible. La
satire n’émane pas seulement du narrateur ironique, elle vient de l’attitude contradictoire des
personnages eux-mêmes, comme le montrent les réactions des courtisans, au moment de
l’accouchement de la reine :
Aussitôt ce fut dans tout le palais une rumeur épouvantable. Les uns couraient chercher le
roi, d’autres les princes, d’autres les ministres, d’autres le Sénat : le plus grand nombre et
les plus pressés allaient pour aller, et roulant leur tonneau comme Diogène, avaient pour
toute affaire de se donner un air affairé. Dans l’empressement de rassembler tant de gens
nécessaires, la dernière personne à qui on songea, fut l’accoucheur3.

L’antithèse et la paronomase sont ici les outils de la satire des comportements


absurdes et inadaptés des courtisans, rapprochant le passage des Caractères de La Bruyère4.
La chute comique et l’agitation des personnages, renforcée par la construction hyperbatique
des phrases, transforment l’accouchement en une scène bouffonne, digne des comédies
moliéresques. Cette filiation est confirmée par le recours généralisé à la farce, au sens de
tromperie. Sachant que la reine va mettre au monde une fille, les courtisans se réjouissent à
l’idée de la déconfiture du roi. Or la ruse de la fée, qui consiste à donner naissance à une fille
et à un garçon, les prend à leur propre piège : « Les esprits forts, qui s’étaient moqués des
promesses de la fée, furent moqués à leur tour.5» On reconnaît encore une fois le mot de La

1
Ibid., p. 756.
2
Ibid., p. 747.
3
Ibid., p. 751-752.
4
Jean de La Bruyère, « De la cour », Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, op. cit., p. 206.
5
La Reine Fantasque, op. cit., p. 756.
325
Fontaine, « c’est double plaisir de tromper le trompeur1 ». Cette satire des caractères et des
mœurs rapproche La Reine Fantasque de la fable, mais c’est une fable sans moralité. On
connaît les réticences de Rousseau à l’égard du genre. Mais ce qu’il dénonce, c’est surtout le
recours aux moralités, qui guident le lecteur vers une vérité morale unique et univoque. En
revanche, un texte dialogique, qui met en scène les contradictions humaines, comme l’est son
conte philosophique, ne peut que déclencher la réflexion du lecteur, et partant sa prise de
conscience. D’ailleurs, dans l’Émile, le philosophe genevois reconnaît lui-même le rôle des
instructions indirectes, dans le développement de la connaissance morale, qui ne peut
s’acquérir que « par l’expérience d’autrui, ou par la sienne2 ». L’éducation morale du jeune
homme passe non pas par des sermons moralisateurs, mais par le spectacle des erreurs
humaines : « Si les hommes le trompent, il les prendra en haine ; mais si, respecté d’eux, il les
voit se tromper mutuellement, il en aura pitié.3» Telle est bien l’expérience que La Reine
Fantasque propose au lecteur : le conte dépasse le stade de l’attaque directe de la satire
moqueuse, car la critique émane de la cible elle-même.
De fait, ce sont le roi et la reine qui expriment la remise en cause de la société
monarchique. Lorsque les mondaines reprochent à Fantasque de vouloir allaiter ses enfants,
elle revendique sa décision :
Exemple odieux, dont toutes les femmes lui représentèrent très vivement les
conséquences. Mais Fantasque qui craignait les ravages du lait répandu soutint qu’il n’y a
point de temps plus perdu pour le plaisir de la vie que celui qui vient après la mort, et que
le sein d’une femme morte se flétrit encore plus que celui d’une nourrice, ajoutant d’un
ton de duègne qu’il n’y a point de si belle gorge aux yeux d’un mari que celle d’une mère
qui nourrit ses enfants. Cette intervention des maris dans des soins qui les regardent si
peu fit beaucoup rire les dames, et la reine, trop jolie pour l’être impunément leur parut
dès lors malgré ses caprices presque aussi ridicule que son époux, qu’elles appelaient par
dérision, le bourgeois de Vaugirard.4

Ce passage est significatif du renversement permanent qu’instaure ce conte. Alors


que, conformément à la tradition parodique et satirique, la reine apparaît comme un
personnage ridicule, notamment par ses caprices et son amour-propre, elle se montre ici plus
sérieuse et développe un propos quasi philosophique, sur le bonheur de profiter du moment
présent et sur l’intérêt de l’allaitement maternel. Le bon sens et le respect de l’élan naturel
dont elle fait preuve tournent finalement en dérision les précieuses ridicules qui la raillent. La
spécificité du conte de Rousseau réside donc dans le fait que le roi et la reine sont eux-mêmes
les vecteurs d’une critique de la société et du gouvernement monarchique : ils sont à la fois

1
Jean de La Fontaine, Fables, II, 15, op.cit., p. 103.
2
Émile ou De l’éducation, L. IV, ed. Michel Launay, Paris, GF Flammarion, 1966, p. 323.
3
Ibid., p. 307.
4
La Reine Fantasque, op.cit., p. 757-758.
326
les moteurs du système et les grains de sable qui viennent le gripper. Ils suggèrent même
l’avènement d’un nouvel ordre. Jalamir précise d’ailleurs que le roi Phénix, qui souhaite
« rendre ses sujets heureux1 », passe pour un fou aux yeux de sa cour, suggérant en creux le
dédain habituel des monarques. Dans la Polysynodie de l’abbé Saint-Pierre, Rousseau
dénonce ces rois qui ne voient dans leur pouvoir que « le plaisir de commander » et dans le
peuple « l’instrument de leurs fantaisies »2. Avec beaucoup d’ironie, la reine elle-même
persifle les usages monarchiques et notamment la loi salique : « je vais demander au divan un
mémoire instructif du nombre et du sexe des enfants qui conviennent à la famille royale ;
mémoire important au bonheur de l’État, et sur lequel toute reine doit apprendre à régler sa
conduite pendant la nuit.3» Les réactions des courtisans qui l’entourent confirment la
dimension antiphrastique et comique des promesses de la reine, dont le conteur se montre
volontiers complice : « je vous laisse à penser combien d’éclats de rire furent assez
maladroitement étouffés.4» La reine entend même renverser la tradition patriarcale et
revendique le droit de disposer de son corps comme elle l’entend : « il lui paraissait assez
singulier, que quelqu’un osât lui disputer le droit de disposer d’un bien, qui n’appartenait
incontestablement qu’à elle seule.5» Ainsi, de la même manière que, dans le conte de Diderot,
la mystification initiale des bijoux bavards permet de déconstruire les discours d’autorité,
religieux, politiques, scientifiques, de même la reine veut piéger les Grands de la cour et
tourner en dérision leur vanité et celle des magistrats : elle en vient même à imposer l’usage
« décent et spirituel6 » de faire haranguer les magistrats devant le nouveau-né, afin qu’ils
puissent le sermonner à leur aise, avant qu’il soit en âge de les comprendre.
Par conséquent, le conte philosophique de Rousseau repose sur une logique du
retournement qui ne s’arrête plus. Les rôles et les attributs dévolus traditionnellement aux
femmes et aux hommes sont à leur tour inversés, ce dont le roi et la reine sont aussi
responsables. Après la naissance des deux enfants, la fée laisse les parents choisir leur
caractère : suite à une dispute absurde, la princesse est associée à la Raison et le prince au
Caprice. Les qualificatifs attribués traditionnellement aux deux sexes se trouvent intervertis.
La conclusion que le Druide imagine à cette situation confirme la possibilité d’une inversion
des préjugés liés à la différence des sexes. Un prince capricieux ne pourrait que causer la
ruine de son pays et ses sujets auraient alors toutes les raisons de préférer une reine

1
Ibid., p. 744.
2
Polysynodie de l’Abbé de Saint Pierre, dans Œuvres com lètes 3, o . cit., p. 617.
3
La Reine Fantasque, op.cit., p. 749.
4
Ibid.
5
Ibid. , p. 747.
6
Ibid., p. 751.
327
raisonnable à un roi instable : « Il sera question d’intervertir l’ordre de la succession au trône,
d’asservir la marotte à la quenouille et la fortune à la raison.1» Même virtuellement, Rousseau
place une femme dans la position du souverain idéal. Si cette hypothèse n’est pas maintenue,
ce n’est pas parce qu’elle est invraisemblable, c’est à cause de l’impérieuse influence des
discours d’autorité et du mécanisme de la servitude volontaire :
Les docteurs exposeront avec emphase les conséquences d’un tel exemple, et prouveront
qu’il vaut mieux que le peuple obéisse aveuglément aux enragés que le sort peut lui
donner pour maîtres, que de se choisir lui-même des chefs raisonnables, que quoiqu’on
interdise à un fou le gouvernement de son propre bien, il est bien de lui laisser la suprême
disposition de nos biens et de nos vies, que le plus insensé des hommes est encore
préférable à la plus sage des femmes, et que le mâle ou le premier né fût-il un singe ou un
loup, il faudrait en bonne politique qu’une héroïne ou un ange naissant après lui obéît à
ses volontés2.

Le conte prend ici un ton plus amer, dénonçant la force de persuasion des discours et
l’absurdité qui consiste à mettre le pouvoir dans les mains d’incompétents, sous prétexte de
préserver les intérêts des puissants : les antithèses, le recours aux comparatifs et aux
superlatifs soulignent le caractère insensé des arguments avancés. Dans la Polysynodie de
l’Abbé de Saint Pierre, Rousseau ne dira pas autre chose : « l’ordre héréditaire établi dans les
successions et l’extravagante éducation des héritiers du trône fourniront toujours cent
imbécilles pour un vrai roi.3» L’interversion de la princesse et du prince suggère donc que
l’attribution des identités sexuelles n’est justifiée que par la nécessité de perpétuer un ordre
social, par ailleurs injuste et arbitraire. Dans la seconde conclusion, bien plus respectueuse des
clichés du genre et des préjugés sociaux, « l’ordre naturel » reprend ironiquement ses droits :
les deux enfants ont été, selon Jalamir, intervertis, c’est bien la Princesse qui est associée au
Caprice, et le Prince à la Raison. Mais de la sorte, le garçon reçoit un nom féminin, et la fille
un nom masculin : jusqu’à la fin, les enfants sont représentés dans l’ambiguïté sexuelle. De
plus, le narrateur déploie en un véritable chapelet les idées préconçues sur les attributs de l’un
ou de l’autre sexe, les effets d’amplification et de redondance finissant par les rendre ridicules
et comiques :
Fantasque était son nom ; nom célèbre, qu’elle avait reçu de ses ancêtres en ligne
féminine, et dont elle soutenait dignement l’honneur4.
Le seul but, lui dit-elle, de toutes les fantaisies des femmes est de désorienter un peu la
morgue masculine, et d’accoutumer les hommes à l’obéissance qui leur convient5.
Discrète, à qui l’es rit de son sexe et le don de féerie apprenaient à lire facilement dans
les cœurs, pénétra sur le champ ce qui se passait dans celui de la reine6.

1
Ibid., p. 763.
2
Ibid., p. 763-764.
3
Polysynodie de l’Abbé de Saint Pierre, Œuvres com lètes III, op. cit., p. 619.
4
La Reine Fantasque, op. cit., p. 745 (je souligne).
5
Ibid., p. 748 (je souligne).
6
Ibid., p. 755 (je souligne).
328
[…] la fille s’appela la Princesse Raison, nom bizarre qu’elle illustra si bien qu’aucune
femme n’osa de uis le orter.1.

Comme il se doit, le roi est honnête homme, la reine capricieuse, comme toutes ses
ancêtres féminines, la fée Discrète sait lire dans les cœurs, comme toutes les femmes. Ainsi,
la parodie de conte de fées emporte, dans un même mouvement de renversement, à la fois les
clichés du genre et les préjugés sexistes : « la possibilité d’une intervention des personnalités
met bien évidemment en cause les fondements naturels de l’identité sexuelle2 », affirme
Laure Challandes. Le conte oppose effectivement l’indistinction sexuelle des nouveaux-nés et
la construction sociale des deux sexes : dans leur état naturel, c’est-à-dire avant qu’on leur
accorde un nom, les deux enfants se ressemblent tant qu’on les confond. Dans l’Émile,
Rousseau reconnaît également l’égalité qui existe entre les enfants. Les filles et les garçons
ont les mêmes jeux et les mêmes capacités à raisonner et à penser : « La machine est
construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de
l’autre, la figure est semblable ; et sous quelque rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent
entre eux que du plus au moins.3» Dans le conte, la différence est si petite, que la reine
s’amuse à imaginer le chancelier, affublé de « grandes lunettes pour vérifier le sexe de
l’enfant4 ». Cet état premier des enfants n’est pas sans évoquer l’état de nature du Discours
sur l’origine, où les différences sexuelles sont là aussi minimes. Par conséquent, le conte
déconstruit toute conception essentialiste et naturaliste de l’identité : elle est avant tout une
construction sociale.
Mais derrière les codes et les contraintes de la société, il persiste en chacun un fonds
humain, qu’il s’agit de faire sentir. Malgré leur apparence fantasque, le roi et la reine
conservent un bon fonds, une conscience morale qui les conduit à prendre conscience du
malheur que leurs actions déclenchent sur autrui. Alors que la reine a tout fait pour
contrecarrer les désirs du roi et avoir une fille, elle se rend compte de « la cruauté qu’il y avait
à désoler un mari si bon5 ». De même, ce sont leurs sentiments qui permettent au roi et à la
reine de prendre conscience des conséquences de leurs caprices : « Le plaisant fut que l’amour
mutuel des deux époux agissant en cet instant avec toute la force que lui rendaient toujours
souvent trop tard les occasions essentielles, et la prédilection ne cessant d’agir, chacun trouva
celui de ses enfants qui devait lui ressembler le plus mal partagé des deux, et songea moins à

1
Ibid., p. 761.
2
Laure Challandes, « Narcisse, La Reine Fantasque et Pygmalion : Expériences d’indistinction sexuelle », dans
L’Âme a-t-elle un sexe ? Formes et aradoxes de la distinction sexuelle dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau,
Paris, Garnier, 2011, p. 180.
3
Émile, L. V, op. cit., p. 465.
4
La Reine Fantasque, op. cit., p. 750.
5
Ibid., p. 755.
329
le féliciter qu’à le plaindre.1» En fin connaisseur des cœurs, Rousseau a l’art de peindre les
contradictions humaines. Le conte suggère par là la persistance, sous le costume social, d’une
loi morale universelle, qui rend possible l’empathie. Ce décalage entre ce fonds humain et les
comportements emportés et absurdes du roi et de la reine participe assurément de la critique
de la corruption sociale telle qu’il la développe dans son Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité (1755).
Rousseau utilise donc à son tour le conte philosophique pour diffuser ses réflexions
politiques et morales. En ce sens, La Reine Fantasque peut apparaître comme une fable,
cherchant à instruire le lecteur par le détour de la fiction. Mais comme le préconise Rousseau
lui-même dans l’Émile, le texte ne se clôt sur aucune moralité, laissant au lecteur la
responsabilité de ses propres conclusions et un espace pour imaginer et penser. La
particularité du conte de Rousseau réside dans le fait que cette critique (de la société, du
pouvoir et de la religion) provient des personnages qui représentent la cible visée (le couple
royal, le religieux). Dès lors, cette réflexivité apparaît comme un procédé qui structure
l’ensemble du texte et conduit à remettre en question la lecture politique du conte lui-même.

III.III.2. Les tergiversations du conte philosophique

L’étude du conte à visée morale et philosophique nous a montré que depuis Saint-
Hyacinthe le sous-genre se définit par son autoréflexivité : s’il passe tous les discours au
tamis de la critique, il commence par la fiction elle-même, et ce notamment grâce au
phénomène de l’imbrication. Le conte de Rousseau ne fait pas exception. Comme dans les
contes de Crébillon et de Diderot, les interruptions de l’histoire sont l’occasion pour Jalamir
et pour le Druide de faire des commentaires sur les techniques narratives. Ces coupures
rompent l’illusion romanesque et créent un effet comique, comme en atteste le recours au
double sens : Jalamir a bien du mal à faire « accoucher2 » la reine, au sens propre comme au
sens figuré3. Tandis que dans Les Bijoux indiscrets, le narrateur reconnaît que les personnages
ne sont que des êtres de papier, dans le texte de Rousseau, ce sont les personnages eux-mêmes
qui rappellent leur fictionnalité : « malheureusement je n’ai pas moi la ressource de tourner
les feuillets. – Consolez-vous, lui dit doucement Jalamir, d’autres les tourneront pour vous, si

1
Ibid., p. 762.
2
Ibid., p. 754.
3
« Accoucher, se dit fig. En parlant des ouvrages d'esprit. Il a esté long-temps à accoucher de cet ouvrage. »,
Dictionnaire de L'Académie française (1694), op. cit., p. 259.
330
jamais on écrit ceci.1» L’effet comique est renforcé par le fait que, pour lire cette remarque
métatextuelle, le lecteur est amené effectivement à tourner la page, du moins dans l’édition
dirigée par Jean-François Perrin. Certes, ces allusions à la retranscription de contes oraux et à
la confection du conte lui-même ne sont pas récentes : dans Les Mille et Une Nuits déjà,
l’écriture « en lettres d’or » des meilleurs récits est un motif récurrent et les ficelles du conte
de fées étaient déjà soulignées par Fénelon. Mais le conte de Rousseau se démarque de ceux
de ses prédécesseurs par sa très forte autoréflexivité. Alors que dans Le Sopha, conte moral,
ou Ah quel conte !, c’est l’auditeur, le sultan Schah-Bahan, qui refuse les digressions et les
réflexions philosophiques, persiflant au passage le style marivaldien, ici c’est le conteur lui-
même qui s’interrompt : « vous sentez bien, que voici le moment des digressions, des
réflexions, des portraits et de ces multitudes de belles choses, que tout auteur homme d’esprit
ne manque jamais d’employer à propos dans l’endroit le plus intéressant pour excéder ses
lecteurs.2» Le dialogue entre le druide et Jalamir, pour qui « conter pour conter est si plat3 »,
ressemble à s’y méprendre à la discussion entre la favorite et le sultan Schah-Baham.
Crébillon opposait déjà une lecture sérieuse et philosophique du conte, incarnée par la
favorite, à une lecture naïve et libertine, figurée par le sultan. Comme Crébillon, Rousseau
pointe les contradictions de l’écriture pamphlétaire, partant allégorique, celle qui utilise la
fiction comme voile d’une pensée préalable : tandis que dans le libelle, la satire se fait
donneuse de leçon, le conte philosophique, quant à lui, rappelle le sourire du sage et de la
reversibilité des critiques. Le druide raille ainsi Jalamir et dénonce la prétérition qui consiste à
se prémunir des attaques en les devançant : « Et toi qui fais ici le raisonneur, penses-tu que tes
propos vaillent mieux que l’esprit des autres, et que pour éviter l’imputation d’une sottise, il
suffise de dire qu’il ne tiendrait qu’à toi de la faire ?4 » N’est-ce pas ici un clin d’œil à la
« sottise » que Duclos entend donner aux lecteurs, afin de se jouer de leur naïveté ? C’est
d’ailleurs ce que fait aussi Rousseau en donnant deux dénouements à son conte : le druide
imagine une conclusion d’ordre politique (renversement du prince Caprice, avènement de la
princesse Raison, séditions), mais Jalamir le raille et propose une fin, en apparence plus
respectueuse des codes du conte de fées, mais qui en réalité caricature les topoï du genre
jusqu’à l’absurde. D’après le druide, Jalamir aurait cherché à transmettre, sous le voile de son
histoire, l’idée d’un renversement possible de la monarchie. L’histoire insérée serait alors
« philosophique », mais dans le sens que donnent à ce terme les antiphilosophes ; La Reine
Fantasque est bien un conte « cacouac », c’est-à-dire méchant : « je te connais, [dit le druide]

1
La Reine Fantasque, op.cit., p. 753-754.
2
Ibid., p. 753.
3
Ibid, p. 754.
4
Ibid., p. 753.
331
c’est surtout à médire de ce qui se fait que ta bile s’exhale avec volupté, et ton amère
franchise semble se réjouir de la méchanceté des hommes par le plaisir qu’elle prend à la leur
reprocher.1» On reconnaît là l’argument développé par les adversaires des philosophes,
auxquels on reprochait la « méchanceté » de leurs écrits, et la volonté de piéger les lecteurs :
« Vous vous livrez à l’enjouement qu’ils vous inspirent, et vous êtes tout étonnés de
l’abondance du poison qui s’est insinué dans vos oreilles et qui vous a porté à la tête les idées
les plus sinistres, et les plus cruelles.2 » Telle est bien l’idée que développe également
l’éditeur de La Reine Fantasque en 1758. Rousseau insère donc au cœur-même de son conte
la critique de ses adversaires, moyen de la désamorcer ou bien de montrer la vanité d’une
lecture politique de la fiction. Le mot de la fin revient à Jalamir qui persifle l’interprétation
politique du druide :
Si je vous laissais faire, vous changeriez bientôt un conte de fées en un traité de politique,
et l’on trouverait quelque jour dans les cabinets de princes Barbe-bleue ou Peau-d’Âne au
lieu de Machiavel. Mais ne vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon
conte3.

Le conteur laisse penser par-là qu’une telle interprétation n’est que la projection
imaginaire du druide et semble ainsi réaffirmer la frivolité et la gratuité de son histoire, qu’il
pousse jusqu’à l’absurde, comme le montre la surenchère burlesque de la chute. Est-ce ici
persiflage de la part de Rousseau ou négation des pouvoirs du conte à déclencher une prise de
conscience politique et morale ? Par cette ambiguïté, qui ne sera pas résolue, le conte
philosophique offre au lecteur une expérience de retournement permanent : dès qu’un
personnage échafaude un scénario possible, un élément vient immédiatement le saper, ou le
renverser, suggérant à la fois la réversibilité des situations et des idées, et l’impossibilité
d’atteindre une vérité unique et univoque.
Cet enjeu apparaît d’ailleurs dès le titre : « fantasque » vient du latin fantasticus,
emprunt du grec phantastikos, qui signifie « capable de former des images vaines, se crée des
illusions.4» Le lexique de l’imagination émaille d’ailleurs l’ensemble du texte. La reine se
figure les réactions des courtisans à l’avènement d’une fille au pouvoir, mais cela n’arrivera
pas5 : le renversement des préjugés et de l’ordre établi n’est que le produit de sa rêverie. De

1
Ibid., p. 764.
2
« Avis utile », Mercure de France, octobre 1757, premier volume, p. 15-19, cité par Jean-François Perrin, op.
cit., p. 771.
3
La Reine Fantasque, op. cit., p. 764.
4
Dictionnaire historique de la langue française, ed. Alain Rey, Paris, Le Robert, 1998, p. 1398.
5
« Elle se représentait avec un plaisir malin le désordre et la confusion que ce merveilleux événement allait jeter
dans toute l’assemblée. Elle se figurait d’avance les disputes, l’agitation de toutes les dames du palais pour
réclamer, ajuster, concilier en ce moment imprévu les droits de leurs importantes charges, et toute la cour en
mouvement pour un béguin », La Reine Fantasque, op. cit.., p. 750. (je souligne).
332
même, le druide « devine » les conséquences politiques de l’arrivée au pouvoir d’un prince
capricieux et de son remplacement par une princesse raisonnable. Dès lors, la version
subversive de l’histoire n’est qu’une imagination parmi d’autres, elle n’est que le produit des
fantasmes de la reine et du druide, et du lecteur avec lui. De fait, ce dernier partage la
jubilation de la reine lorsqu’elle imite la réaction des Grands en découvrant que l’héritier du
trône est une fille :
Elle riait aux éclats en se peignant de la contenance étonnée et bête qu’auraient les grands
et les magistrats qui devaient orner ses couches de leur présence. –Il me semble, disait-
elle à la fée, voir d’un côté notre vénérable chancelier arborer de grandes lunettes pour
vérifier le sexe de l’enfant, et de l’autre Sa Sacrée Majesté baisser les yeux et dire en
balbutiant : - Je croyais… la fée m’avait pourtant dit… Messieurs, ce n’est pas ma
faute… et d’autres apophtegmes aussi spirituels recueillis par les savants de la cour et
portés bientôt jusqu’aux extrémités des Indes1.

Comme Mirzoza, la Reine joue la comédie, et comme Mangogul, elle prend un


« malin plaisir » à imaginer le désordre et la confusion. Nous avons vu jusqu’à présent
comment le conte de fées philosophique place imaginairement le lecteur dans la même
posture que le tyran, expérimentant un fantasme d’absolutisme, afin d’en ressentir les
mécanismes et les conséquences dangereuses. Ici, au contraire, tout est organisé pour que le
lecteur imagine, comme le druide ou la reine, un renversement de l’ordre établi : le comique
favorise assurément cette imagination jubilatoire. Or, comme dans les autres contes
philosophiques, la fin déceptive ramène ici aussi le lecteur à la réalité : il prend conscience à
la fois de la vanité des désirs illimités de l’absolutisme, et surtout de l’inconsistance des
imaginations et des interprétations, et donc de l’impuissance du conte à changer les mœurs.
En ce sens, le conte de Rousseau prend des accents bien plus amers que les contes de ses
confrères : si le conte philosophique fait entendre autre chose que ce qu’il dit, s’il laisse une
marge de liberté à l’imagination du lecteur, rien n’empêche ce dernier d’imaginer le contraire
de ce qui avait été au départ l’intention de l’auteur. En ce sens, cette sous-catégorie du conte
est bien « fantasque », voire anamorphique. Dès lors, un autre retournement est possible :
pointer les contradictions du conte philosophique lui-même, au cœur-même du conte, c’est
bien réaffirmer une certaine confiance dans l’écriture fictionnelle et notamment sa force
autocritique. De fait, conscient des travers dans lesquels les discours savants peuvent tomber,
Rousseau ne reconnaît pas moins le rôle majeur des sciences et des arts dans le
perfectionnement moral de l’homme. C’est par le perfectionnement de la culture, que l’accord
avec la nature, avec la loi humaine universelle, pourra être retrouvé : « il y a tant de
contradictions entre les droits de la nature et nos lois sociales, que pour les concilier il faut

1
Ibid., p. 750.
333
gauchir et tergiverser sans cesse : il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme
social d’être tout à fait artificiel1 », dit-il dans l’Émile.

Le seul et unique conte philosophique écrit par Rousseau nous permet donc de saisir
les paradoxes du sous-genre. La Reine Fantasque présente de manière singulière deux
tonalités a priori contradictoires. D’un côté la satire des mœurs, de la religion et du
gouvernement monarchique confère au conte une forte dimension comique et l’inscrit dans la
veine critique et parodique tracée par Crébillon et Diderot. Mais d’un autre côté, les effets
déceptifs qui tournent en dérision la lecture politique de l’histoire apparaissent comme
l’expression d’un point de vue sinon désabusé, du moins sceptique sur les pouvoirs de la
fiction à réformer les mœurs. En ce sens, le conte fait clairement écho au Discours sur les
sciences et les arts. Pour Rousseau, les arts n’ont pas vocation à changer les comportements,
ils doivent faire sentir au lecteur et au spectateur ce qui est juste. Ce n’est pas la littérature en
général et le conte philosophique en particulier, qui peuvent éclairer le lecteur, mais bien ce
que ce dernier en fait : ce n’est que par une attitude critique et un travail de la pensée que
l’homme peut essayer de se libérer des chaînes que lui sont imposées ou qu’il s’inflige lui-
même. Le conte philosophique offre au lecteur l’expérience et le cadre d’une telle pratique, la
structure enchâssée permettant de passer au tamis de la critique les discours religieux,
politiques et même les fictions satiriques. Le sous-genre se définit donc par la présence
d’éléments contradictoires : tout se passe comme s’il nous permettait de voir à la fois l’endroit
et l’envers des choses, de saisir dans un même élan le blanc et le noir, ce qu’illustrent
également les contes de Voltaire.

1
Émile, op. cit., p. 415.
334
Conclusion : Des contes dangereux

Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés du merveilleux qui
entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l’imprudence de
rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité et
l’amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire à notre place. Il se pourrait, dans la
suite des temps, que des misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais
punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner
les vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance1.

Telles sont les « dangereuses » conséquences du développement de l’imprimerie que


redoute le mufti Joussouj-Chéribi, dans De l’horrible danger de la lecture. Sous le persiflage,
Voltaire nous offre ainsi un condensé de la manière, de la matière et de la visée du conte
moral et philosophique : il s’agit bien, par un texte qui fait entendre autre chose que ce qu’il
dit, d’affranchir le lecteur de toute forme de manipulation et de lui faire sentir la loi naturelle,
qui assure l’équité, la justice et le bonheur des hommes, en faisant appel à leur raison et à
leurs sens. De tels textes ont de quoi inquiéter les religieux et les puissants, car ils offrent au
lecteur une liberté, un espace pour qu’il puisse suivre son proprement cheminement.
Il y a bien sûr un risque à lire la littérature « philosophique » à rebours, à partir de
l’événement révolutionnaire, et ainsi à lui attribuer une signification univoque, à la fois
dénonciatrice et persuasive : Roger Chartier, dans Les Origines culturelles de la
Révolution2 (1990), a notamment rappelé les limites de la circulation de la littérature critique,
ainsi que l’intérêt éphémère et l’incrédulité des lecteurs. Pour autant, ce qui a pu rendre
pensable et faire admettre la rupture avec la monarchie absolue, ce sont les transformations
qui ont modifié profondément les manières de lire, et notamment le désinvestissement
religieux de la lecture qui perd sa charge d’autorité et de sacralité. Ainsi, la remise en cause de
l’Ancien Régime dépendrait moins de la diffusion des idées que du développement d’un
lectorat critique, pour lequel le conte philosophique a certainement joué un rôle important. De
fait, cette catégorie du conte a de nombreux points communs avec les libelles et les pamphlets
qui se développent à partir des années 1740. Comme ces textes vendus « sous le manteau »,
dont la diffusion à large échelle a sans nul doute produit une certaine « érosion idéologique »,

1
Voltaire, De l’horrible danger de la lecture (1765), dans Mélanges, éd. J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 713.
2
Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
335
ils développent de violentes attaques contre des individus qui détiennent prestige et pouvoir
(ministres, courtisans, membres de la famille royale, religieux) : le recours à la satire et au
burlesque a certainement contribué à désacraliser la royauté et ses représentations. En outre,
ces contes insèrent au cœur de la fiction des débats politiques, philosophiques et moraux, qui
remettent en cause les fondements de la monarchie et réfléchissent aux conditions nécessaires
à l’avènement d’un ordre social plus juste. Mais ces textes ont surtout la particularité de
montrer de l’intérieur le fonctionnement psychologique d’un état arbitraire, et en particulier
son utilisation du langage. En tournant en dérision l’utilisation de l’allégorie, ces contes
dénoncent un emploi dogmatique de la fiction, et de la représentation en général. Ainsi
s’explique le recours à une écriture foisonnante, voire hermétique : l’esthétique de la
complexité suggère la vanité et les dangers de la quête d’un langage transparent et d’une
vérité univoque. A contrario, en ouvrant les yeux des lecteurs sur leur propre asservissement
et sur leurs propres aveuglements, ils œuvrent à leur émancipation : en invitant le lecteur à
suivre une démarche herméneutique, en lui montrant les mécanismes et la subjectivité de tous
les discours, y compris de la fiction elle-même, ces textes aiguisent assurément le sens
critique. Partant, le conte à visée morale et philosophique s’apparente à un laboratoire d’idées,
invitant le lecteur dans une démarche de recherche. Si le sous-genre a pu participer à
l’évolution des mentalités, c’est donc moins par sa capacité à transmettre des idées, que par la
méthode de lecture et le type d’expérience qu’il propose. En ce sens, il participerait, à sa
manière, aux nouvelles formes du lien social expérimentées dans les lieux de la pensée (clubs,
salons, loges). De fait, si les contes de Crébillon, de Diderot et de Rousseau déconstruisent
l’ensemble des discours afin de démystifier leurs lecteurs, ceux de Voltaire et de Marmontel
cherchent certes eux aussi à aiguiser les consciences, mais également à fonder de nouveaux
modes de sociabilité.

336
IV. Quatrième partie

Poétique de la mise en
recueil :
Voltaire et Marmontel

337
338
Introduction : La mise en recueil

Si le conte de fées et le conte oriental se définissent par leur nature anthologique,


dans la mesure où ils transcrivent et transmettent à la fois une tradition (celle du contage), un
usage (celle de la conversation mondaine) et une matière (intertextuelle ou patrimoniale), le
conte à visée morale et philosophique se caractérise également par sa propension au
rassemblement et surtout à l’emboîtement. Plus précisément, l’intention philosophique et
morale du sous-genre s’investit dans une structure formelle, à savoir l’imbrication : celle-ci se
situe aussi bien à l’intérieur du conte (par l’insertion de contes à l’intérieur d’un récit-cadre),
que dans l’archidispositif dans lequel il s’inscrit, notamment la constitution des recueils. De
fait, à partir des années 1760, fleurissent de nombreuses anthologies de ces nouveaux contes.
On peut reconnaître à de tels projets éditoriaux cinq fonctions. Sur le plan esthétique, la mise
en recueil témoigne d’une prise de conscience de l’existence d’une nouvelle catégorie de
contes : rassembler ces textes, c’est assurément leur reconnaître une parenté d’écriture et de
visée et s’adresser à un public en attente de tels écrits. Partant, leur collection prend une
fonction sociale : en reproduisant les situations de contage, le recueil participe à la création
d’un lien social. Certes, il en allait déjà ainsi pour le conte littéraire. Mais la logique du
recueil de contes moraux et philosophiques invite le lecteur à observer, sous la diversité des
mœurs et des cadres spatio-temporel, un fonds universel commun, la « loi naturelle ». C’est
en ce sens que le projet anthologique prend une fonction morale : il s’agit de voir l’unité sous
la diversité, c’est-à-dire de regarder le monde en géomètre. Une telle disposition d’esprit rend
caduques les disputes infructueuses, qu’elles soient politiques, religieuses ou métaphysiques :
vues selon d’autres perspectives, les affirmations péremptoires paraissent toutes relatives. Dès
lors, la mise en recueil prend une fonction philosophique : elle invite le lecteur à sans cesse
changer de focale et à prendre conscience de la relativité de ses propres interprétations. De
fait, celles-ci dépendent avant tout du cadre, c’est-à-dire du champ d’investigation et des
circonstances. Par conséquent, le projet anthologique prend une fonction également
idéologique : il témoigne d’une conception singulière du rapport entre l’auteur et le lecteur, ce
dernier étant invité à s’interroger et à prendre une posture critique, y compris à l’égard de ses
convictions. Grâce aux recueils, le conte à visée morale et philosophique peut être considéré
comme une « bible laïque » : si aucune leçon n’est donnée, ni explicitement ni définitivement,
le déchiffrement de ces contes et de leur encadrement participe à l’éclairement de la
conscience du lecteur et à sa formation philosophique (avec Voltaire) et citoyenne (avec
Marmontel).

339
340
IV.I. Les contes voltairiens ou l’expansion
de l’esprit philosophique

Pour saisir la portée philosophique des contes voltairiens, il nous faut partir d’un
apparent paradoxe. Par « romans » ou « contes de vieilles », Voltaire désigne avant tout
l’esprit de système : « Écartons ces Romans qu’on appelle Systèmes,/ Et pour nous élever
descendons dans nous-mêmes1. » La palette du lexique narratif2 lui sert ainsi à attaquer le
« roman impertinent des tourbillons de Descartes3 », et plus généralement les mauvais plis
que prend l’« esprit faux », quand il reçoit « un principe sans examen4 ». Au contraire des
théories sur la nature de l’âme, qu’il considère comme des fictions, car elles sont invérifiables
et cherchent à expliquer l’inexplicable, Voltaire, comme Locke, reconnaît que l’esprit humain
est borné et que l’homme restera incapable d’expliquer ce qu’est l’âme humaine, la matière,
ou les origines de la vie : des Discours en vers sur l’homme (1734) jusqu’au Philosophe
ignorant (1766), Voltaire affirme avec conviction que philosopher, c’est avant tout
reconnaître son ignorance en terme de métaphysique, circonscrire un champ d’investigation et
suivre une démarche expérimentale, afin que chaque conclusion puisse être vérifiée par tout
un chacun. De tous les philosophes, seul Locke échappe à la critique voltairienne, car
contrairement aux « raisonneurs ayant fait le roman de l’âme », il « en [fait] modestement
l’histoire »5, c’est-à-dire qu’il mène une enquête sur l’origine des idées, et applique une
méthode descriptive et expérimentale, qui s’oppose radicalement à la croyance aux idées
innées. Il examine par degrés le fonctionnement de l’âme humaine, sans chercher son origine
ou son principe créateur, il se contente d’observer et d’analyser le développement cognitif car
seul le recours à l’expérience, à l’observation et à l’analyse permet d’échapper aux
« romans », c’est-à-dire aux préjugés, aux systèmes abstraits. Par conséquent, Voltaire oppose
deux types de lectures, du monde et des livres : celle qui se contente de tout lire comme un
roman, et celle au contraire qui « étudi[e] en philosophie ». Seule cette lecture active et

1
Voltaire, « Poème sur la loi naturelle », dans Mélanges, éd. J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », p. 274.
2
Voir par exemple les articles « Esprit faux », « Ciel des Anciens », « Miracle », ou encore « Idée » qui associe
l’idée comme image à l’erreur, « Préjugé » où ce mot est pratiquement synonyme de « Fable », ou enfin
« Certitude » qui oppose les « fables » aux « vérités géométriques », Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. R.
Naves et O. Ferret, Paris, Classiques Garnier, 2008
3
« Discours aux Welches », dans Mélanges, op. cit., p. 690.
4
Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 178.
5
Lettres Philosophiques, Lettre XIII « Sur M. Locke », dans Mélanges, op. cit. p. 37.
341
raisonnée est capable de « troubler le monde »1 et elle peut s’appliquer également à des textes
fictionnels.
De fait, au moment-même où Voltaire dénonce certains systèmes philosophiques
comme des « romans », il note paradoxalement que « beaucoup de fables après tout, sont plus
philosophiques, que ces Messieurs ne sont philosophes2 ». Comme Fénelon et Montesquieu
avant lui, il reconnaît même le rôle des sens et de la fiction dans le développement de la
raison, la fiction rendant « sensible3 » la morale. D’ailleurs, dans le Dictionnaire
philosophique, de nombreux contes remplacent de longs développements argumentatifs,
comme l’illustre l’article « maître » : « On a écrit sur ce phénomène un grand nombre de bons
volumes ; mais je donne la préférence à une fable indienne, parce qu’elle est courte, et que les
fables ont tout dit.4 » Au moment où, emprisonné, l’Ingénu entreprend d’écrire une sorte de
philosophie de l’Histoire, il affirme lui-même : « Ah ! s’il nous faut des fables, que ces fables
soient du moins l’emblème de la vérité ! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des
enfants, et je hais celles des imposteurs.5 » À la différence de Fontenelle dans De l’origine des
fables, Voltaire voit dans les fables d’Esope et les mythes de l’Antiquité non pas la source des
erreurs de l’esprit humain, mais une expression de la vérité, « une peinture vivante de la
nature entière6 ». Voltaire rejoint ici Diderot et les auteurs de l’Encyclopédie. Pour lui,
l’Histoire, les fables et les contes sont complémentaires car ils offrent au lecteur un tableau de
l’humanité, dans toutes ses contadictions et participent à l’éclairement des consciences :
[…] lisons Homère et Ovide, aussi-bien que Tite-Live, et Rapin Thoiras. Le goût donne
des préférences ; le fanatisme donne des exclusions.
Tous les Arts sont amis, ainsi qu’ils sont divins :
Qui veut les séparer est loin de les connaître.
L’Histoire nous apprend ce que font les humains,
La fable ce qu’ils doivent être7.

Si les récits historiques sont le tableau des actions humaines, dans ce qu’elles ont à la
fois d’horrifiant et d’admirable, la fiction fabuleuse, quant à elle, apparaît comme le moyen de

1
« Divisez le genre humain en vingt parties ; il y en aura dix-neuf composées de ceux qui travaillent de leurs
mains et qui ne sauront jamais s’il y a eu un M. Locke au monde ; dans la vingtième partie qui reste, combien
trouve-t-on peu d’hommes qui lisent ? Et parmi ceux qui lisent, il y en a vingt qui lisent des romans, contre un
qui étudiera en philosophie : le nombre de ceux qui pensent est excessivement petit, et ceux-là ne s’avisent pas
de troubler le monde. », ibid., p. 48.
2
« Sur la fable », chap. XLVIII, Collection com lète des œuvres de M. de Voltaire, remière édition, Genève,
Cramer, 1756, p. 321.
3
« Les belles fables de l’Antiquité ont encore ce grand avantage sur l’Histoire, qu’elles présentent une morale
sensible : ce sont des leçons de vertu. », ibid., p. 324.
4
Article « Maître », Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 278-279.
5
L’Ingénu, dans Contes en vers et en prose, T. II, éd. Sylvain Menant, Paris, Bordas, 1993, p. 102. Toutes les
citations des contes renvoient à cette édition.
6
Article « Fable », Dictionnaire philosophique, op. cit.., p. 189.
7
« Sur la fable », Collection com lète des œuvres de M. de Voltaire (1756) , op. cit., p. 325.
342
répandre une vérité et une morale, non pas actuelles, mais potentielles : elle doit œuvrer à
l’amélioration morale et intellectuelle de l’humanité. Une telle conception témoigne d’une foi
dans le progrès de l’esprit humain et du pouvoir des lettres à répandre l’esprit philosophique.
A contrario, le rejet des fables et de l’imagination est signe d’un retour à la barbarie, comme
le souligne le Discours aux Welches (1764), que Voltaire place à la suite des contes en vers et
en prose dans le recueil des Contes de Guillaume Vadé : il met en garde les français contre
des « esprits sombres qui prétendent au jugement parce qu’ils sont dépourvus d’imagination,
d’hommes lettrés ennemis des lettres, qui veulent proscrire la belle antiquité et la fable.
Gardez-vous bien de les croire, ô Français ! vous redeviendriez Welches.1»
Dès lors comment relier la démarche analytique et critique que prône Voltaire et son
usage de la fiction comme transmission d’une morale universelle ? Comment comprendre sa
reconnaissance des bornes de l’esprit humain et sa volonté d’éduquer les lecteurs sur le plan
moral ? Voltaire semble opérer une distinction entre deux types de fictions : celles qui, à
l’instar des « fables » bibliques, entendent délivrer une vérité révélée et manipulent l’esprit du
lecteur, et les récits symboliques qui figurent et rendent sensible la complexité de l’âme2.
Alors que les premières ne sont que « caprice de l’imagination », les seconds sont porteurs
d’une vérité, mais que le lecteur doit trouver en lui-même et par lui-même : ils demandent un
décryptage, c’est-à-dire une mise en rapport des symboles, la confrontation de deux éléments
symboliques apparemment opposés voire contradictoires suscitant une démarche
herméneutique, et donc analytique, du lecteur. Comme Diderot, Voltaire soutient la fonction
philosophique du décryptage des emblèmes :
Tout étant donc figure et emblème, les philosophes, et surtout ceux qui avaient voyagé
dans l’Inde, employèrent cette méthode ; leurs préceptes étaient des emblèmes, des
énigmes. « N’attisez pas le feu avec une épée, » c’est-à-dire n’irritez point les hommes en
colère. « Ne mettez point la lampe sous le boisseau. » — Ne cachez point la vérité aux
hommes. […] Telles sont les maximes de Pythagore, dont le sens n’est pas difficile à
comprendre3.

Les contes voltairiens semblent bien s’apparenter à ces énigmes philosophiques : leur
lumière éclaire, car elle est indirecte et cryptée. Dans quelle mesure le déchiffrement
analytique induit par ces contes peuvent-ils participer à l’éclairement de la conscience du
lecteur et à sa formation philosophique ? Que découvre le lecteur au terme de cette lecture ?

1
Discours aux Welches, dans Mélanges, op. cit., p. 700.
2
« La sagesse est conçue dans le cerveau du maître des dieux sous le nom de Minerve ; l’âme de l’homme est un
feu divin que Minerve montre à Prométhée, qui se sert de ce feu divin pour animer l’homme. Il est impossible de
ne pas connaître dans ces fables une peinture vivante de la nature entière. La plupart des autres fables sont ou la
corruption des histoires anciennes, ou le caprice de l’imagination. Il en est des anciennes fables comme de nos
contes modernes : il y en a de moraux qui sont charmants ; il y en a qui sont insipides », Article « Fable »,
Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 189.
3
Article « Emblème », Dictionnaire Philoso hique, Œuvres com lètes de Voltaire, Garnier, 1878, T. 18, p. 520.
343
Telles sont les questions qui orientent notre étude des contes philosophiques voltairiens. La
comparaison de leurs différentes éditions montre tout d’abord comment leur écriture
s’entremêle à la fois aux événements de la vie de Voltaire et à l’évolution de sa pensée.
Ensuite, la comparaison des recueils, à partir de 1756, fait apparaître une distinction nette
entre contes-romans et contes-apologues, différence qu’il nous faut interroger.

IV.I.1. Les différentes éditions des contes de Voltaire

Alors que la première édition des œuvres de Voltaire date de 1728 (Bengesco n°
2117) et regroupe essentiellement des œuvres théâtrales, il faut attendre 1756 pour que ses
contes entrent au panthéon de ses œuvres complètes (il a alors 62 ans). La condamnation de
tout esprit de système explique certainement les réticences de Voltaire à qualifier ses contes
de « philosophiques » : dans sa correspondance de 1759, il présente Candide comme une
« plaisanterie d’écolier » (D 8148). De fait, ses opus se lisent plus ou moins sous le manteau
et ne relèvent pas des genres nobles, telles que la tragédie et l’épopée, aux yeux de celui qui
se rêve en Virgile français. Entre 1740 et 1770, pendant toute la durée d’écriture de ses
contes, seuls trois sous-titres annoncent une thématique philosophique : Zadig, ou la destinée,
histoire orientale (1748), Micromégas, histoire philosophique (1754), Candide ou
L’Optimisme (1759). Ce n’est qu’en 1771, dans l’édition quarto de ses œuvres complètes,
éditées par Gabriel et Philibert Cramer, qu’apparaît aux tomes XIII et XIV, le sous-titre
« romans, contes philosophiques, etc. ». À partir de cette date, les titres des volumes des
œuvres complètes de Voltaire, qui rassemblent les contes, mettent en évidence leur dimension
philosophique et allégorique : Mélanges contenant des romans ou contes philosophiques1
(1772) ; Romans et contes philosophiques2 (1775) ; Romans philosophiques3 (1775). Si dans
l’édition de 1772, la conjonction de subordination « ou » maintient une ambiguïté entre
l’équivalence et l’exclusion des deux termes, en revanche l’édition de Machuel en 1775
abandonne, au moins dans le titre, le terme de « conte ». Ce flottement terminologique montre
que l’importance est accordée non au genre, mais à l’enjeu et à la visée de ces récits, à savoir
une réflexion d’ordre philosophique. L’apparition de ces sous-titres, contemporaine de la mise

1
Mélanges contenant des romans ou contes philosophiques, T. IV, Collection com lette des œuvres de Mr. De
Voltaire, t. XXV, Londres, 1772 [Lausanne, François Grasset et Cie, 1770 et années suivantes] (Bengesco n°
138). Le titre de tête est : « Romans allégoriques, philosophiques, etc. ».
2
Romans et contes philosophiques par M. de Voltaire, première et deuxième parties, Londres [Rouen, Machuel],
1775 (Bengesco, n° 1520). Le titre de tête est aussi : « Romans allégoriques, philosophiques, etc. ».
3
Romans philosophiques, T. XXXI et XXXII des Œuvres com lètes de M. de Voltaire, s. l. (Genève, Cramer),
1775, édition dite encadrée (Bengesco n° 2141).
344
en recueils, est l’expression d’une prise de conscience tardive de la spécificité de ces récits et
donc de l’émergence d’un sous-genre, comme ce sera le cas pour Marmontel. Les contes
voltairiens ont donc suivi le même processus de diffusion que les autres contes
philosophiques et moraux, ce que confirment les tableaux ci-dessous1. Parus d’abord dans un
cercle restreint, sous la forme de brochures ou dans les périodiques, en particulier dans la
Correspondance littéraire, ou bien soumis au public des salons, les contes voltairiens sont
ensuite regroupés dans des recueils. Seuls cinq contes ont été édités séparément, avec, a
priori, l’accord et la surveillance de Voltaire : Zadig ou La Destinée, histoire orientale
(1748), Candide ou L’Optimisme (1759), L’Ingénu (1767), La Princesse de Babylone (1768),
L’Homme aux quarante écus (1768) et Le Taureau blanc (1774).

Titres Éditions séparées ou dans les Éditions en recueil


dates de création périodiques

Le Cocuage Première édition dans La Ligue ou Henry le


(1716) grand, Amsterdam, J.-F. Bernard, 1722 (ou
Le Cadenas 1724 ?)
(1714)
Cosi sancta Aucune édition avant celle de Kehl
(1714-1716)
La Mule du pape Version publiée dans la Edition la plus ancienne dont nous disposons :
(1734) Correspondance littéraire (n° du 15 dans un volume composite intitulé Lettres de M.
juillet 1760) de V*** avec plusieurs pièces de différents
auteurs, à la Haye, chez Pierre Poppy, 1738.
Texte revu et corrigé par Voltaire et édité dans
un recueil imprimé par les Cramer sous le titre
Les Choses utiles et agréables, tome second,
Berlin, 1769.
Le Songe de Platon Première édition dans Mélanges de philosophie,
(1737-1738) t. III, 1756, volume publié par Cramer à Genève,
qui fait partie d’une Collection complète des
œuvres de M. de Voltaire. [ce n’est qu’après la
mort de Voltaire que ce texte est classé parmi les
« romans »]. Dans l’édition « encadrée » (1775),
il fait partie d’un volume intitulé Mélanges de
littérature, d’histoire et de hiloso hie.
Zadig, ou la Première impression sous le titre de Améliorations apportées au texte publié dans un
destinée, histoire « Memnon, histoire orientale, à volume de l’édition de ses œuvres complètes
orientale Londres, pour la Compagnie, 1747 » publiées à Dresde en 1752, chez le libraire
(1745-1748) en 15 chapitres. Puis édition diffusée George Conrad Walther. Voltaire procède à de
en France avec son titre définitif en nouvelles corrections pour l’édition Cramer
1748 (mais en deux parties, publiées (Genève) en 1756 : il s’agit du volume 5
chez deux libraires différents) (Mélanges de littérature, d’histoire et
philosophie, suite). L’édition Kehl (1784) ajoute
deux chapitres inédits : « La Danse » et « Les
Yeux bleus ».

1
Les données renvoient aux travaux de Georges Bengesco (Voltaire: bibliogra hie de ses œuvres, vol. 4,
Reprod. en fac-sim, Nendeln, Kraus, 1967), et de Sylvain Menant (op.cit.).
345
Titres Éditions séparées ou dans les Éditions en recueil
dates de création périodiques
Memnon, ou la Publié la première fois dans un petit recueil
sagesse humaine d’œuvres diverses de Voltaire : Recueil de
(1748) ièces en vers et en rose, ar l’auteur de la
tragédie de Sémiramis, Amsterdam, 1750. Le
volume contient les Discours en vers sur
l’homme. Le texte prend place juste après dans
les Œuvres de Mr. de Voltaire, Dresde, 1750,
encore avec le simple titre de Memnon. Dans les
Mélanges de littérature, d’histoire et de
philosophie de 1756 (Genève, Cramer), où les
contes sont présentés comme les chapitres d’un
même texte, le titre est « Chapitre dix :
Memnon, ou la sagesse humaine. » Il a la
deuxième place (avec le même sous-titre) dans
le recueil de 1764, Recueil des Romans de
Monsieur de Voltaire. En 1771, Voltaire a
réédité le conte dans l’article « Confiance en
soi » des Questions sur l’Encyclo édie.
Le Monde comme il Un périodique publié à Londres par Edité pour la première fois dans un recueil des
va Marie Leprince de Beaumont, Le Œuvres de M. de Voltaire, T. VIII, publié à
(1748) Nouveau Magasin français, en Dresde en 1748, chez George Conrad Walther,
reproduit le texte en trois parties, en Libraire du Roi, avec Privilège. Il a été réédité
février, mars et avril 1750, avec de dans d’autres recueils en 1749, 1751, 1752,
nombreuses notes intéressantes. 1756, 1764, 1771, 1774, 1775.
Lettre d’un turc sur Imprimé la première fois dans les Oeuvres
les fakirs et sur son complètes de M. de Voltaire, Dresde, 1750,
ami Bababec T. IX, sous le titre « lettres d’un Turc ». Dans
(1745-1750) l’édition de 1756 de Mélanges de littérature,
d’histoire et de hiloso hie, Genève, Cramer, le
titre devient : Lettre d’un Turc sur les fakirs et
sur son ami Bababec.

Micromégas, L’édition la plus ancienne intitulée Première édition corrigée par Voltaire parue
histoire Micromégas de M. de Voltaire, à dans un recueil intitulé : La Henriade et autres
philosophique Londres, sans date, paru en 1752, ouvrages du même auteur. Nouvelle édition
(1751) présente de nombreuses fautes. revue et corrigée, avec des augmentations
considérables, particulières et incorporées dans
tout ce recueil. Enrichi de figures. Tome
sixième. À Londres, aux dépens de la société,
1750. Titre du conte : « Micromégas par M. de
Voltaire. À Berlin, aux dépens de l’auteur,
MDCCL ». Le texte définitif du conte tel que
Voltaire l’a corrigé et modifié apparaît dans une
édition de 1754, Œuvres de M. de Voltaire, à
Dresde, 1754, chez George Conrad Walther,
libraire du Roi, avec privilège. Pour la première
fois, le conte est intitulé « Micromégas, histoire
philosophique ».
Histoire des Edité la première fois dans le tome V de la
voyages de Collection com lète des œuvres de M. de
Scarmentado, Voltaire, intitulé, Suite des mélanges de
écrite par lui-même littérature, d’histoire et de hiloso hie, 1756.
(1753-1754) Edition contrôlée par Voltaire. Le conte est le
chapitre 68.

346
Titres Éditions séparées ou dans les Éditions en recueil
dates de création périodiques

Les Deux Consolés Première édition en 1756 par Cramer à Genève,


(1756) dans les Mélanges de littérature, d’histoire et de
philosophie, tome IV (comme « chapitre
cinquième »).

Candide ou Première édition par les Cramer le 25 Modification de l’épisode parisien pour l’édition
L’O timisme février 1759, à la fois à Genève, Paris dans un volume de Mélanges, Seconde suite des
(1758) et Amsterdam. mélanges de littérature, d’histoire, de
philosophie, Genève, Cramer, 1761.
Histoire d’un bon Conte imprimé pour la première fois dans un
bramin recueil de Mélanges publié en 1761 dans la
(1759) Collection com lette des œuvres de M. de
Voltaire qui paraissait depuis 1756 chez les
Cramer à Genève (seconde suite des Mélanges
de littérature, d’histoire et de hiloso hie).
Ce qui plaît aux Première édition séparée en Conte recueilli dans le volume intitulé Contes de
dames décembre 1763, sans nom d’auteur, Guillaume Vadé, publié en mars 1764, publié
(1763) de lieu ni d’éditeur, publiée par le par les Cramer à Genève. Edition contrôlée par
libraire Guy, auquel Voltaire Voltaire.
reproche des fautes d’impression (D À partir de 1771, les contes en vers sont publiés
11611). Edition dans la dans des recueils de poésies de Voltaire, mais en
Correspondance littéraire de Grimm 1778, ils figurent avec les contes en prose dans
dans l’envoi du 15 décembre 1763. le recueil publié à Bouillon sous le titre de
Romans et contes de M. de Voltaire.
L’Éducation d’une Impression en une brochure de sept Conte repris dans Contes de Guillaume Vadé
fille pages, par Gabriel Cramer en (Genève, Cramer, mars 1764)
(1763) décembre 1763, sans nom d’auteur,
ni provenance.
Edition dans la Correspondance
littéraire du 1er janvier 1764.
Thélème et Macare Première édition par le duc de La Conte repris, avec contrôle de l’auteur, dans
(1763-1764) Vallière en décembre 1763, avec une Contes de Guillaume Vadé.
lettre d’envoi et une dédicace, avec le
titre : Thélème et Macare, allégorie,
par M. de Voltaire (sans lieu, ni date,
brochure de 8 pages). Edition non
contrôlée par l’auteur.
Les Trois Manières Une édition séparée, non contrôlée Conte repris, avec contrôle de l’auteur, dans
(1763-1764) par l’auteur. Contes de Guillaume Vadé.
Dans la Correspondance littéraire du
1ier mars 1764.
L’Éducation d’un Contes repris, avec contrôle de l’auteur, dans
prince Contes de Guillaume Vadé.
(1763-1764)
L’Origine des
métiers
Le Blanc et le Noir
Jeannot et Colin
(1764)
Azolan Edité dans la Correspondance Conte repris, avec contrôle de l’auteur, dans
(1764) littéraire du 15 avril 1764. Contes de Guillaume Vadé.

347
Titres Éditions séparées ou dans les Éditions en recueil
dates de création périodiques

Pot-pourri Première édition dans un volume de Nouveaux


(1761-1765) mélanges philosophiques, historiques et
critiques, tome III, 1765. (il s’agit d’un nouveau
volume de la Collection complette des œuvres de
M. de Voltaire, publié depuis 1756 à Genève par
les Cramer). À partir de 1771, il est classé parmi
les « romans, contes philosophiques » par les
différents éditeurs, sauf les éditeurs Kehl qui le
mettent parmi les Facéties.
L’Ingénu Première édition en juillet 1767, avec Modification du texte pour une édition dans un
(1766- 1767) accord de l’auteur, en provenance recueil en 1768 (Nouveaux mélanges
fictive de « Utrecht ». Trois éditions philosophiques, historiques, critiques, etc) et de
la même année, et une à Paris. l’édition in-quarto (Romans, contes
Edition tout le mois de juillet 1767, philosophiques, 1771).
en feuilleton, avec le sous-titre « le
Huron », dans le Courrier du Bas-
Rhin, périodique protégé par Frédéric
II.
La Princesse de Une version écourtée publiée dans le Edition originale publiée à Genève par les
Babylone Mercure, toujours sans nom d’auteur, Cramer au début de 1768, sans indication de
(avril- décembre dans son premier volume de juillet provenance. Reproduction au moins sept fois
1767) 1768. entre 1768 et 1769. Une contrefaçon publiée en
novembre 1768 à Paris, par le libraire Lejay sous
le titre « Voyage et aventures d’une princesse
babylonienne, pour servir de suite à ceux de
Scarmentado, par un vieux philosophe, qui ne
radote pas toujours, à Genève, 1768. »
L’Homme aux Première édition sous la forme d’un Il prend place dans les divers recueils de
quarante écus petit volume par les Cramer à Romans et contes.
(1767-1768) Genève, en 1768, sans nom d’auteur,
ni lieu, ni date. Se répand à Paris, une
dizaine d’éditions. Le Mercure de
France en publie des extraits en
juillet-août 1768.
Les Lettres Edition séparée que Voltaire envoie à Première édition dans un recueil sorti des
d’Amabed, etc. ses correspondants. presses de Cramer à Genève en mai 1769, les
(1767-1768) Choses utiles et agréables, tome premier, Berlin,
1769. La même année, le conte paraît dans deux
autres recueils : L’Évangile du Jour, tome VI, et
les Nouveaux mélanges philosophiques,
historiques, critiques, etc.
La Bégueule, conte Le texte circule sous forme de copies Conte imprimé avec d’autres pièces en vers sans
moral manuscrites en 1772. nom d’auteur (« Les Systèmes des cabales »,
(1772) Une version dans la Correspondance « Jean qui pleure et Jean qui rit »).
littéraire. En décembre le Mercure En 1773, le conte est publié à la suite de la
de France en publie une version tragédie de Voltaire, Les Lois de Minos, toujours
édulcorée. sans nom d’auteur.
Le Taureau blanc Edition ultérieure dans la Conte le plus ancien publié par Cramer en 1774.
(1773) Correspondance littéraire (livraisons Edition dite de Londres en 1774, avec
de novembre et décembre 1773 et modifications.
janvier 1774).

348
Titres Éditions séparées ou dans les Éditions en recueil
dates de création périodiques

Les Finances Il figure en avril 1776 dans la Première édition dans la version « encadrée » de
(1774) Correspondance littéraire. Cramer en 1775
Les Oreilles du Première impression dans un volume de
comte de mélanges, intitulé Nouveaux mélanges
Chesterfield et le philosophiques, historiques, critiques, etc, dix-
chapelain septième partie. Il a été réimprimé avec des
Goudman corrections dans le tome 39 de l’édition
(1774) « encadrée » des œuvres de Voltaire.
Histoire de Jenni Deux éditions séparées imprimées en Une troisième édition soigneusement corrigée
(entre 1768 et 1775. « A Londres, 1775 » (en réalité chez Grasset à
1774) Lausanne), le texte y est suivi de plusieurs autres
textes, dont Le Dimanche.
Le Dimanche ou les Edition originale du conte imprimée Le texte le plus sûr est celui de l’édition
filles de Miné autour du 1ier mai 1775 par Cramer à « encadrée » de Cramer.
(1775) Genève, avec les Lettres de L. de La
Visclède, édition surveillée par
l’auteur. Texte diffusé le même mois
dans la Correspondance littéraire.
Sésostris Première édition dans le Mercure de Voltaire fait éditer le conte le 1ier juin 1776 à la
(1776) France d’avril 1776. suite de son Commentaire historique sur ses
œuvres de l’auteur de la Henriade.

Ce tableau montre que, en dehors des éditions subreptices et des publications dans la
Correspondance littéraire, Voltaire s’est attaché à publier la plupart de ses contes dans des
recueils, soit dans des Mélanges de littérature, de philosophie et d’Histoire, soit dans des
anthologies de fictions narratives, et ce de 1734 jusqu’en 1776. Les rassemblements et les
classements des récits mettent en évidence une progressive distinction entre contes-apologues
et contes-romans, ce que nous étudions par la suite. L’insertion des contes dans les Mélanges
souligne pour sa part l’intrication de l’écriture fictionnelle et de la pensée philosophique et
historique. De fait, l’écriture des contes, qui coïncide aussi avec des moments charnières de la
vie de Voltaire1, ne peut être dissociée de l’évolution de sa réflexion théorique. Les contes
apparaissent même comme des laboratoires de la pensée, chaque période d’intense créativité
correspondant à une étape importante de son questionnement philosophique et moral.
Les premiers contes sont écrits sous « l’aimable Régence » : c’est le temps de la
jeunesse, partagé entre les amitiés du Temple et la cour de Sceaux, et qui profite du souffle de
liberté qui effleure la Régence de Philippe d’Orléans. À cette époque, le jeune Arouet utilise
la fable mythologique au service du libertinage, au double sens du terme : dans la parodie de
conte étiologique, Le Cocuage (1716), l’imagination et les soupçons de Jupin sont les causes
de la naissance du nouveau dieu, Cocuage. Alors que ce dernier est décrit comme la source de

1
Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, Paris, Armand Colin, 1967.
349
tous les maux et du chaos, le poète conclut, sur un ton blasphématoire : « c’est le seul Dieu en
qui j’ai de la foi.1» Le futur Voltaire use déjà du ton badin de la fable et du double sens pour
renverser la morale chrétienne et les règles figées de la société. Ce conte en vers s’inscrit en
ce sens dans la lignée des contes libertins de La Fontaine, dont, enfant, Voltaire récitait les
fables à son parrain, l’abbé de Châteauneuf2. La même thèse libertine et hédoniste est illustrée
par un autre conte étiologique, Le Cadenas (1714) qui raconte l’invention de la ceinture de
chasteté par Pluton, jaloux de Proserpine. La fable mythologique dénonce de nouveau la
tyrannie des maris qui imposent la fidélité à leur femme, tandis qu’ils se montrent eux-mêmes
volages. La clausule suggère ironiquement la possibilité que le mari soit pris à son propre
piège3. L’humour et le langage allusif rendent l’allégorie légère et badine, mais sous le voile
libertin, le conte exprime implicitement la réversibilité des situations et donc l’égalité de
conditions face aux aléas de la fortune. Une telle idée sera également exprimée, de manière
explicite cette fois, dans le Premier discours en vers, De l’égalité des conditions (1738) : les
titres de noblesse comme les marques de domination sont des masques absurdes car les
hommes sont tous égaux devant leurs faiblesses, les limites de leurs corps et de leur esprit et
face à la mort4. Par conséquent, dès les premiers contes de Voltaire, « une pointe de
philosophie rehausse l’exhortation aux plaisirs5 », comme l’affirme René Pomeau. Un autre
cercle va voir éclore les contes en prose, celui de la duchesse du Maine6. Le Crocheteur
borgne et Cosi Sancta ont été conçus pour et lors des divertissements de Sceaux et se
présentent comme des récits à clefs7 : le premier met en scène la duchesse du Maine, sous les
traits de Mélinade ; le second fait allusion à un épisode connu de ceux auxquels s’adressait le
conte8. Ces deux contes annoncent les thèmes à venir : le malheur des hommes est lié à leurs
aveuglements et les scénarios préconçus, alimentés eux-mêmes par les fictions romanesques
et bibliques ; en revanche, le conte, tout en mystifiant son lecteur, a le pouvoir de le
démystifier.
La deuxième période d’écriture des contes correspond à l’idéal de Cirey (1734-
1748), marqué par la rencontre avec Emilie du Châtelet : les lectures studieuses, les réflexions

1
Le Cocuage, dans Contes en vers et en prose, T.I, op.cit, p. 18.
2
René Pomeau, Voltaire en son temps, T.I, Paris : Fayard, Oxford : Voltaire Foundation, 1995, p. 21.
3
« Or votre époux dans Rome a fréquenté ;/ Chez les méchants on se gâte sans peine,/ Et le galant vit fort à la
romaine ;/ Mais son trésor est-il en sûreté ?/À ses projets l’Amour sera funeste ;/Ce dieu charmant sera votre
vengeur. », Le Cadenas, dans Contes en vers et en prose, T. I, op.cit., p. 26.
4
« Et le riche et le pauvre, et le faible et le fort/ Vont tous également des douleurs à la mort », Discours en vers
sur l’homme, « Premier discours de l’égalité des conditions », dans Mélanges, op. cit., p. 211.
5
René Pomeau, « Le temps de l’aimable Régence », dans Voltaire en son temps, T. 1, op. cit., p. 59.
6
Jacqueline Hellegouarc’h, « Mélinade ou la duchesse du Maine, deux contes de jeunesse du Voltaire : Le
Crocheteur borgne et Cosi Sancta », RHLF, n°78, 1978, p. 722-735.
7
René Pomeau, op.cit., p. 64-67.
8
Pour René Pomeau, les noms de Capito, le mari, de Ribaldos, l’amoureux, devaient être facilement décryptés
par les initiés, ibid., p. 65.
350
sur la religion et la physique et les travaux d’écriture à quatre mains (traductions de Newton,
lecture de la Bible, de Platon, de Leibniz) alternent avec l’écriture des premiers contes
philosophiques. Quelques années avant Micromégas, Voltaire met déjà en scène, dans le
Traité de métaphysique, un observateur descendant du globe de Mars ou de Jupiter abordant
les côtes d’Afrique. Ce dernier cherche à définir ce qu’est l’homme. Après avoir reconnu
l’existence de Dieu, il vient à l’empirisme de Locke (« que toutes les idées viennent par les
sens »), réfute l’idéalisme de Berkeley et l’idée de l’âme conçue comme une substance
immortelle et se prononce enfin en faveur du libre arbitre de l’homme contre le déterminisme,
affirme la nature sociable de l’être humain et fonde la morale sur des valeurs sociales. Certes
le traité sera publié de manière posthume, mais les bases de la philosophie voltairienne sont
posées, ce à quoi contribuent les contes écrits durant cette période. De fait, les premiers contes
philosophiques, Le Songe de Platon1 et Micromégas sont irrigués par les réflexions de
Voltaire sur les questions de physique et de métaphysique. Dans le premier, il emprunte, de
manière burlesque, au Timée son interprétation mythique de la naissance du monde mais sous
l’influence des théories de Newton, il prend une dimension cosmique que n’avait pas
l’ouvrage de Platon. Ce premier conte conduit à une autre fantaisie sur les globes, c’est le
Voyage de Gangan qui donnera Micromégas. Même si Frédéric II y a vu « quelque malice qui
lui donne beaucoup de ressemblance avec les habitants de notre globe 2», Micromégas n’est
pas simplement une satire : le texte est explicitement le récit d’un voyage newtonien et il est
fortement influencé par les lectures et les réflexions que Voltaire partage avec Emilie du
Châtelet. La fiction permet d’entremêler les questionnements métaphysiques, l’évocation des
découvertes dans le domaine de la physique et leurs enjeux moraux : « du contraste entre
l’immensité de cet univers et la petitesse de la terre, cet ‟atome de boue” sur lequel s’agitent
les hommes, ces ‟ insectes” si vains, va naître l’idée des contes de Voltaire 3 », nous dit René
Pomeau.
La période 1748-1750, marquée par la trahison, la maladie et la mort, notamment
d’Emilie du Châtelet, est un tournant à la fois dans la vie de Voltaire et dans l’écriture de ses
contes : ces derniers, à partir de la crise de 1748, expriment une vision plus pessimiste du
monde, en proie à l’ignorance, à la superstition, à la cupidité et à la violence. À l’image des
déconvenues de leur auteur, aussi bien à Paris qu’à la cour de Frédéric II, les mésaventures
que vivent Babouc et Zadig les conduisent à conclure à la nécessité du mal pour un plus grand

1
Pour Jacques Van de Heuvel, Le Songe de Platon date de Cirey, 1737-1738, en revanche, selon R. Galliani, il
aurait été conçu plutôt vers 1752. Voir R. Galliani, « La date de composition du Songe de Platon, par V. »,
SVEC, CCXIX, 1983, p. 37-57.
2
D 20428, du 7 juillet 1739, cité par René Vaillot, Voltaire en son temps, op. cit., p. 566.
3
René Pomeau, ibid., p. 310.
351
bien, au bénéfice du doute, pour l’organisation d’un Tout qui les dépasse. C’est le temps de
Memnon ou la sagesse humaine (1748), des Voyages de Scarmentado (1753–1754). Les
mésaventures des héros voltairiens ne sont pas sans rappeler les péripéties et les déceptions
subies par Voltaire, contraint à l’exil suite à la saisie des Pièces fugitives et forcé de multiplier
les allers retours entre Cirey, Paris et Berlin au gré des désirs des princes. Sa traversée de
l’Europe est évoquée dans Le Monde comme il va (1748) et la description de Babylone entre
en écho avec la présentation de Berlin, que Voltaire fait à Mme Denis :
Les soupers du roi sont délicieux : on y parle raison, esprit, science, la liberté y règne ; il
est l’âme de tout cela ; point de mauvaise humeur, point de nuages, du moins point
d’orages. Ma vie est libre et occupée : …mais… mais… ; … opéra, comédies, carrousels,
soupers, études, lectures, … mais, … mais. La ville de Berlin, grande, bien mieux percée
que Paris, palais, salle de spectacles, reines affables, princesses charmantes, filles
d’honneur belles et bien faites, la maison de Mme Tirconel toujours pleine et souvent
trop… mais, … mais, …ma chère enfant, le temps commence à se mettre au beau froid1.

L’anaphore de « mais » laisse entendre toute l’ironie désabusée de Voltaire qui prend
conscience des défauts de l’idole, du roi ami des philosophes devenu son geôlier 2. La guerre,
les catastrophes naturelles, les défauts humains remettent en question la quête d’un bonheur à
la fois individuel et collectif. Mais loin de se réduire à une projection des propres déboires de
Voltaire, les contes de cette époque expriment avant tout une interrogation profonde sur la
présence du mal sur terre : comment expliquer la présence du mal dans le monde (maladies,
catastrophes, …)? Dieu a-t-il pu éviter le mal mais ne l’a pas voulu ? Dans ce cas peut-il être
bon et juste ? ou bien a-t-il voulu éviter le mal mais ne l’a pas pu ? Dans ce cas, peut-il être
dit tout-puissant ? Comment échapper à l’obscurantisme et au bellicisme, comment dompter
les défauts humains (orgueil, égoïsme), causes du malheur de l’humanité ? Dans le domaine
métaphysique, dans la quête des causes premières, toute réponse raisonnée est impossible,
seul le travail apparaît comme une solution de salut.
Le champ d’investigation s’ouvre : on passe du voyage de la raison (Micromégas),
au voyage au milieu des hommes (Babouc, Memnon), puis au voyage à travers le monde et
l’Histoire. C’est alors l’époque de l’écriture de Candide (1758), et des révisions apportées à
l’Essai sur les mœurs3. Si le monde n’est pas le meilleur des mondes possibles, et si l’on ne

1
Lettre à Mme Denis, septembre 1750, cité par André Cresson, dans Voltaire, sa vie, son œuvre avec un ex osé
de sa philosophie, Paris, PUF, 1958, p. 24.
2
Alors que Voltaire, choqué par les railleries, la soif de pouvoir et de domination, veut quitter la cour de
Frédéric II, il découvre qu’il est prisonnier de guerre et que Frédéric exige de lui la promesse de son attachement,
voire de sa soumission. Il fait dans ses Mémoires pour servir à la vie de Voltaire, parus après sa mort, une
peinture précise et cruelle des portraits de Frédéric-Guillaume et de Frédéric II avec le tableau scandaleux de leur
genre de vie, ibid., p. 25.
3
Jean Goldzink a montré les nombeux échos entre Candide et l’Essai sur les mœurs dans « Roman et idéologie
dans Candide », La Plume et L'Idée ou L’Intelligence des Lumières, Paris, Le Manuscrit, "L'esprit des lettres",
2008, p. 57-68.
352
peut connaitre l’origine du bien et du mal, l’ultime solution consiste à cultiver « notre
jardin1 », dit Candide, c’est-à-dire à défricher et faire fructifier ce qui est du ressort de l’être
humain, individiduellement et collectivement : enrichir ses connaissances, développer sa
raison, travailler sur soi-même. Loin d’être l’expression d’un repli sur soi, la conclusion de
Candide fait l’éloge du travail intellectuel et social : « travaillons sans raisonner, dit Martin ;
c’est le seul moyen de rendre la vie supportable2. » Pour Voltaire, « sans raisonner » n’est pas
refuser de penser ou de s’indigner : au contraire, cela signifie reconnaître les limites de
l’entendement humain, notamment sur la question des origines de l’homme et de la nature de
l’âme, donc garder un silence dubitatif sur les sources du bien et du mal, et partant, dénoncer
toute théodicée. Cette lutte contre toute tentative de rationalisation excessive, contre tout
dogmatisme va déclencher l’engagement concret de l’intellectuel dans la réalité politique.
Certes, en s’installant au château de Ferney, acquis en 1758, Voltaire décide de cultiver son
jardin, dans tous les sens du terme : il se fait architecte, répare ses maisons, les agrandit pour
recevoir, les embellit. Mais son bonheur individuel dépend du bonheur collectif, auquel il
travaille avec acharnement : selon Mme Denis, « il assèche les marais qui infectent le pays, et
prête de l’argent sans intérêt aux gentilshommes, il en donne aux pauvres, il établit des écoles
où il n’y en a jamais eu, il défriche les terres incultes, il nourrit plus de cent personnes, il
rebâtit une église.3 » En outre, indigné par l’injustice des impôts et l’intolérance religieuse, il
s’engage plus avant dans la lutte contre toute forme d’intolérance, incarnée alors par le curé
de Moens4. À Ferney, pratique et théorie s’entremêlent : en ce sens, c’est bien le lieu de
naissance d’une « éthique nouvelle »5. L’E ître à Mme Denis sur l’agriculture explicite
l’harmonie des deux missions, celle du penseur et celle du propriétaire rural, et annonce la
conclusion de Candide6. En 1762, sa pension d’historiographe du roi est rétablie, ce qui est le
signe des bonnes dispositions du pouvoir à son égard. « Vieux, riche, libre, hardi7 », comme il
l’écrit lui-même à sa nièce, Mme de Fontaine, il se sent alors en position de force pour lutter
contre les ennemis des philosophes.
De fait, à partir de 1759, tout geste, toute œuvre, toute pensée de Voltaire convergent
vers un but unique : « écraser l’Infâme ». Derrière ce vocable, il vise toute forme de
superstition et de fanatisme éminemment dangereux : la passion religieuse qui en appelle au

1
Candide, dans Contes en vers et en prose, T. I, op. cit., p. 313
2
Ibid.
3
Mme Denis, D9595, citée par René Pomeau, Voltaire en son temps, T. II, « Le laboureur de Ferney », op. cit.,
p. 30.
4
Ibid., p. 20-30.
5
Ibid., p. 31.
6
« Et le sot mari d’Eve, au paradis d’Eden, / reçut un ordre exprès d’arranger son jardin ». cité par René
Pomeau, ibid. p. 32.
7
D9743 (20 avril 1761), cité par René Pomeau, ibid., p. 66.
353
sang, l’esprit partisan, l’intolérance institutionnelle, le système de contrôle qui s’applique à
réprimer toute expression s’écartant de l’orthodoxie. La lutte s’élargit au catholicisme, et
même au christianisme : Voltaire refuse les dogmes fondamentaux, l’Incarnation et la
Révélation. Selon René Pomeau, « c’est une mutation religieuse qu’il prétend accomplir : une
deuxième Réforme, qui pour ainsi dire déchristianiserait le christianisme, en lui substituant un
théisme minimal conforme à l’esprit des Lumières1. » Dans les années 1760, la législation
anti-protestante est remise en vigueur et les persécutions connaissent une recrudescence.
Voltaire se saisit de l’affaire Calas, intervient dans l’affaire Sirven et il réhabilite la mémoire
de l’infortuné chevalier de La Barre. Comme à chaque fois, Voltaire part de sa connaissance
et de sa pratique des affaires et en dégage les enjeux philosophiques, aussi bien dans le Traité
sur la tolérance (1763) que dans le Dictionnaire philosophique (1764). Dans le premier essai,
il considère le problème de l’intolérance religieuse en historien de la civilisation : la
comparaison des mœurs, qui suppose un décentrement2, a une fonction à la fois scientifique et
éthique et s’accompagne d’un plaidoyer en faveur de la philosophie théiste dans la « Prière à
Dieu », qui constitue la conclusion du Traité. C’est le moment où Voltaire abandonne le
terme de « déisme » au profit du « théisme ». Le nouveau mot indique une conviction plus
nette : il accepte qu’un culte soit rendu à Dieu et se soumet à sa providence 3. Le conte
voltairien participe à cette guerre contre « l’infâme » et à la transmission d’une religion
naturelle fondée sur la tolérance et la fraternité. Il prend dès lors des accents plus didactiques,
comme en témoignent les Contes de Guillaume Vadé (1764). Certes, le masque souriant de
Vadé, mort en 1757, connu à l’époque pour ses œuvres en style poissard et ses opéras-
comiques, annonce le côté divertissant des contes. Mais on y retrouve les thèmes habituels, le
conte portant divers messages à l’usage d’un large public : Azolan attaque les vœux
monastiques, L’Éducation d’une fille la morale chrétienne, L’Éducation d’un rince,
l’influence des confesseurs sur le pouvoir royal. Ce retour aux « contes de ma Mère l’Oye4 »,
comme il le dit lui-même, est loin d’être le signe d’une lassitude du combat et d’un repli dans
l’univers rassurant des contes d’autrefois. Il est la marque d’une confiance renouvelée dans la
fiction, comme véhicule de valeurs morales et germes de la révolution des esprits qui
s’annonce. L’Ingénu (1767) dénonce les embastillements et les persécutions infligés au nom

1
Ibid., p. 7.
2
« Sortons de notre petite sphère et examinons le reste de notre globe », Traité sur la tolérance, chap. IV « si la
tolérance est dangereuse et chez quels peuples elle est permise », dans Mélanges, op. cit., p. 578.
3
René Pomeau, La Religion de Voltaire, 3e partie, « l’apôtre du théisme (1750-1778), Paris, Nizet, 1969, p. 428
et suivantes.
4
À D’Alembert, il confie : « J’ai été si dégoûté depuis peu de ce qu’on appelle les choses sérieuses que je me
suis mis à faire des contes de ma mère l’Oye » (D11597, du 31 décembre 1763), cité par René Pomeau, Voltaire
et son temps, op. cit., p. 152.
354
de la religion. À l’inverse, se dessine l’image d’un homme naturel, non corrompu par la
civilisation et respectueux des lois naturelles universelles. Mais contrairement au mythe du
bon sauvage, le Huron est doué de raison : son regard naïf permet de mettre en lumière
l’absurdité des rites et des querelles religieuses et de la vanité sanguinaire des hommes. Le
conte peut être lu comme une illustration des réflexions philosophiques que Voltaire a
développées dans Le Philosophe ignorant (1767) : les progrès de l’esprit du Huron grâce aux
livres, aux échanges et à l’étude illustrent, par exemple, l’espoir de Voltaire d’une « aurore de
la raison » malgré la persistance des monstres de l’ignorance et du dogmatisme. Dès lors, la
fécondité de Voltaire conteur s’accroît : à peine La Princesse de Babylone est-elle achevée
(août 1767) que Voltaire commence L’Homme aux quarante écus (octobre ou novembre
1767). Les deux contes illustrent l’idée de « progrès de l’esprit humain », selon le titre du
dernier chapitre de son Précis sur le siècle de Louis XV, progrès à la fois collectif et
individuel : le premier trace un voyage philosophique dans l’Europe éclairée, le second
raconte le parcours initiatique de M. André. En 1769, Voltaire fait publier les Lettres
d’Amabed. Le cadre oriental de La Princesse de Babylone et des Lettres d’Amabed met en
lumière les atrocités de l’intolérance politique et religieuse : Voltaire utilise le style biblique
contre lui-même, démontant ainsi les mécanismes de la croyance, comme c’est le cas dans Le
Taureau blanc (1774). Même affaibli par le cancer qui le ronge, il garde encore « bec et
ongles1 », comme il le dit lui-même à d’Argental dans une lettre du 11 septembre 1772, et ne
désarme pas contre le fanatisme et la superstition. Il se montre engagé politiquement et
soutient Turgot contre les cabales du Parlement. Le conte allégorique Sésostris, nom par
lequel il désigne Louis XVI dans sa correspondance2, met en scène le monarque qui, tiraillé
entre la Volupté et la Sagesse, finit par choisir la seconde. Jusqu’au bout, il continue à
produire : l’Éloge historique de la raison et l’Aventure de la mémoire, textes composés peu
avant leur publication, en 1775. Sylvain Menant3 ne les considère pas comme des contes à
proprement parler. Le premier se présente comme un discours prononcé par M. de Chambon
dans une Académie de Province4, et s’inscrit dans la tradition de l’éloge historique, même s’il
en est une sorte de parodie. Le second est un récit à clé explicite qui met en scène la Nonsobre
(Sorbonne), les liolisteois (loyalistes ou jésuites), les séjanistes (jansénistes), partisans des
idées innées. Ceux-ci s’appliquent à réprimer les partisans de Locke, ceux qui ont montré que

1
D 17908, cité par René Pomeau, ibid., p. 379.
2
À Turgot : « Vous pouvez compter sur la fermeté de Sésostris », D 20105, cité par René Pomeau, ibid., p. 461.
3
Introduction, Contes en vers et en prose, t. I, op. cit., p. xv.
4
Note sur l’Éloge historique de la raison, dans Romans et contes, éd. F. Deloffre et J. Van den Heuvel, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 1192.
355
« nous n’avions d’idées que par nos sens1 », et proscrivent la mémoire et les sens. Un cheval
raconte cette ineptie à Pégase qui prévient derechef les Muses, qui jusqu’alors avaient
favorisé ce « pays longtemps barbare2 ». Elles décident d’instruire les hommes en leur jouant
un tour. Du jour au lendemain, les hommes perdent la mémoire. Dès lors, c’est le chaos, la
débauche, la barbarie. De pitié, Mnémosyne descend sur terre et dit à ceux qui l’avaient
offensée : « Imbéciles, je vous pardonne, mais ressouvenez-vous que sans les sens il n’y a
point de mémoire, et que sans la mémoire il n’y a point d’esprit.3» Ce texte est un conte
allégorique, illustrant la thèse lockéenne que Voltaire a défendue toute sa vie. Mais il a
également une fonction métatextuelle. Les Muses refusent le recours à la satire, car « les
satires ne corrigent personne, irritent les sots et les rendent encore plus méchants » : elles
imaginent un moyen d’éclairer les hommes, « en les punissant »4. Se trouve ainsi formulée
une des intentions de la fiction voltairienne : corriger les mœurs, mais non par la satire qui
suscite « un rire de dévaluation5 », une posture de supériorité à l’égard du raillé, et qui
fonctionne comme « châtiment social ». Au contraire, le rire voltairien est un rire d’inclusion,
un rire d’accueil, qui unit railleurs et raillés dans le même mouvement de reconnaissance des
faiblesses humaines. Les derniers contes en prose, Les Oreilles du comte de Chesterfield et le
chapelain Goudman, et l’Histoire de Jenni, ou l’athée et le sage (1774), illustrent les va-et-
vient qui s’opèrent entre les événements personnels de la vie de Voltaire, ses réflexions
philosophiques et son usage de la fiction. Dans ces deux contes, les allusions aux événements
et aux personnages contemporains sont explicites, ce qui leur confère une dimension réaliste :
Voltaire a renoué en 1771 avec Philipp Dormer Stanhope Chesterfield, qu’il avait rencontré
durant son séjour en Angleterre. Juste au moment où il termine son conte l’Histoire de Jenni,
Voltaire lit le traité athéiste de d’Holbach, Le Bon Sens ou Idées naturelles opposées aux
idées surnaturelles (1774), dans une édition datée de Londres, qu’il annote de ses critiques.
Le conte apparaît comme le lieu d’un questionnement et de confrontation des théories déistes
et athées.

Cet aperçu chronologique nous permet de voir l’imbrication de la réflexion


existentielle de Voltaire et l’écriture de ses contes, chaque opus étant au croisement des
événements contemporains, à la fois personnels et historiques, et d'une pensée singulière sur
l’homme et le monde. Plus précisément, le conte voltairien est philosophique, pas seulement

1
Aventure de la mémoire, dans Romans et contes, op. cit., p. 563.
2
Ibid., p. 564.
3
Ibid., p. 566.
4
Ibid., p. 564.
5
Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p. 1236.
356
parce qu’il discute ou malmène une idée à travers le récit : c’est un véritable champ
d’expérimentation, où se construit la pensée philosophique. De fait, la philosophie
voltairienne s’est élaborée au contact des philosophes, ceux auxquels il s’oppose (Descartes,
Leibniz, Pascal, puis les athées comme D’Holbach et Diderot) et ceux qu’il admire (Bacon,
Locke, Bolingbrocke, Newton) ou qui le hantent tout au long de sa vie (Spinoza) ; et les
contes sont investis par ces confrontations et ces tiraillements. En lisant les contes en réseau,
on suit en effet les méandres et les retours des interrogations de Voltaire, de ses certitudes, de
ses doutes croissants à l’égard des ressources de la raison : la fiction sert d’articulation
nécessaire entre les principes théoriques et leur mise en application dans le réel. Après avoir
aperçu les effets de correspondances entre l’œuvre narrative et l’œuvre philosophique, il nous
faut désormais étudier le rapport qui s’établit entre le narratif et le philosophique au cœur-
même des textes. L’articulation entre idéologie et narration s’opère de manière très différente
d’un texte à l’autre. La constitution des recueils témoigne d’ailleurs d’une progressive
distinction entre les récits, ce que montre la comparaison des éditions des recueils, celle de
1756 et celles publiées après 1770.

357
Œuvres com lettes de Mr. De Voltaire, remière édition,Cramer, 1756 (Bengesco n° 2133)

T. II, Mélange de poésies, de littérature, d’histoire et de hiloso hie, 1756 (comprend Le Cadenas)
T. III, Mélanges de philosophie avec des figures. 1756 : Songe de Platon ; Lettre de l’Auteur à Mr. De
S’Gravesende professeur en Mathématique ; Réponse à Mr Martin Khale, professeur et doyen des philosophes de
Goettingen au sujet des questions métaphysiques ci-dessus ; Courte réponse aux longs discours d’un docteur
allemand ; Lettre sur Roger Bacon ; Sur l’Anti-Lucrèce de Monsieur le Cardinal de Polignac ; Dissertation envoyée
par l’Auteur en Italien, à l’Académie de Bologne, et traduite par lui-même en Français, sur les changemens arrivés
dans nôtre Globe, et sur les pétrifications qu’on prétend en être encor les témoignages ; Digression sur la manière
dont notre Globe a pu être inondé ; Micromégas, histoire philosophique ; Epître sur la philosophie de Newton à
madame la marquise du Chastelet ; Nouvelle épître dédicatoire à Madame la marquise du Chastelet ; Elémens de
philosophie de Newton ; Remarques sur les Pensées de Mr. Pascal
T. IV, Mélanges de littérature, d’histoire et de hiloso hie, 1756 : Chap. I. : Des langues ; Chap. II. Des pensées sur
l’administration publique ; Chap. III. Des embellissements de la ville de Cachemire ; Chap. IV. Jusqu’à quel point
on doit tromper le peuple ; Chap. V. Les Deux Consolés ; Chap. VI. Sur le paradoxe que les sciences ont nui aux
mœurs ; Chap. VII. Des titres ; Chap. VIII. Des cérémonies ; Chap. IX. Sottise des deux parts ; Chap. X. Memnon
ou la sagesse humaine ; Chap. XI. Lettre d’un turc, sur les faquirs, et sur son ami Babalec ; Chap. XII. De la
Gloire ou entretien d’un chinois ; Chap. XIII. Du suicide ou de l’homicide de soi-même ; Chap. XIV. De la religion
des Quakers ; Chap. XV. De même ; Chap. XVI. Histoire des Quakers ; Chap. XVII. suite ; Chap. XVIII. De la
religion anglicane ; Ch. XIX. Des presbytériens ; Ch. XX. Des Sociniens, ou Ariens ou Anti-trinitaires ; Chap. XXI.
Du parlement ; Chap. XXII. Sur le gouvernement ; Ch. XXIII. Sur le commerce ; Chap. XXIV. Sur l’insertion de la
petite vérole ; Chap. XXV. Sur le chancelier Bacon ; Ch. XXVI. Sur Locke ; Ch. XXVII. Sur l’Ame ; Ch. XXVII.
De la Tolérance, et que les philosophes ne peuvent jamais nuire ; Ch. XXVIII. Sur Descartes et Newton ; Ch. XXIX.
De Newton ; Ch. XXX. De la Chronologie réformée par Newton etc ; Ch. XXXI. De la tragédie anglaise ; Ch.
XXXII. De la comédie anglaise ; Ch. XXXIII. des courtisans qui cultivent les lettres ; Ch. XXXIV. Sur le comte de
Rochester et Mr Walter ; Ch. XXXV. De Prior, du Poême singulier d’Hudibras et du Doyen Swift ; Ch. XXXVI. De
Pope ; Ch. XXXVII. Sur la société royale et sur les Académies ; Ch. XXXVIII. De Cromwell ; Ch. XXXIX. Du
fanatisme ; Chap. XL. Du théisme ; Chap. XLI. Sur les contradictions de ce monde ; Chap. XLVII. Sur ce qu’on ne
fait pas et sur ce qu’on pourrait faire ; Ch. XLIII. Sur Mrs Jean Law, Melon et Dutot ; Ch. XLIV. Des Monnoies et
des revenus des rois ; Ch. XLV Des mensonges imprimés ; Ch. XLV. De même ; Ch. XLVI de même, etc., etc. ;
Ch. XLVIII. Sur la fable ; Ch XLIX. Relation touchant un Maure blanc ; Ch. L. Sur l’Esprit ; Chap. LI. Fragment
d’une lettre sur un usage très utile établi en Hollande ; Chap. LII. Lettre sur les inconvénients attachés à la
littérature ; Chap. LIII. Fragment sur la corruption du style ; Chap. LIV. Lettre à un premier commis ; Chap. LV.
dialogue entre un plaideur et un avocat ; Chap. LVI. - entre Madame de Maintenon et Mlle de L’Enclos ; Chap.
LVII. - entre un philosophe et un contrôleur général des finances ; Chap. LVIII. - entre Marc Aurèle et un Recollet ;
Chap. LIX. - entre un Bracmane et une Jésuite
T. V, Suite de mélanges d’histoire et de hiloso hie, 1756 : Chap. LX. Des juifs ; Chap. LXI. Du siècle de
Constantin ; Chap. LXII. De Julien ; Approbation ; Epitre dédicatoire à la sultane Scheraa par Sadi ; Chap. LXIII.
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, et Le Monde comme il va, vision de Babouc écrite par lui-même ;
Chap. LXI. Le Monde comme il va, divisé en douze chapitres ; Discours de Monsieur de Voltaire à sa réception
à l’Académie française, avec des notes, prononcé le lundi 9 mai 1746 ; Avertissement des éditeurs ; Le discours ;
Continuation des chapitres de littérature et de philosophie, etc : Chap. LXV. Lettre sur le Dante ; chap. LXVI. De la
chimère du souverain Bien ; Chap. LXVII. De la population de l’Amérique ; Chap. LXVIII. Histoire des Voyages
de Scarmentado, écrite par lui-même ; Chap. LXIX. De l’Alcoran et de Mahomet ; Chap. LXX. Sur la police des
spectacles ; Chap. LXXI. Diatribe du docteur Akakia, médecin du pape ; Décret de l’inquisition de Rome ;
Jugement des Professeurs du Collège de la Sapience ; Examen des lettres d’un jeune auteur déguisé sous le nom
d’un Président ; Chap. LXXII. Eloge funèbre des Officiers qui sont morts dans la guerre de 1741 ; chap. LXXIII
Des génies ; Chap. LXXIV De l’astrologie ; Chap. LXXV De la magie ; Chap. LXXVI. Des possédés ; Chap.
LXXVII D’Ovide ; Chap. LXXVIII de Socrate ; Ch. LXXIX. Examen du testament du Cardinal Albéroni ;
Dialogues entre Lucrèce et Possidonius ; Chap. LXXX. Premier entretien ; Chap. LXXXI. Second entretien.
T. V, Seconde artie, seconde suite des mélanges de littérature, d’histoire, de hiloso hie, etc, 1761 : Le Caffé, ou
l’Ecossaise, comédie ; Socrate, ouvrage dramatique, traduit de l’anglais de de Mr. Tompson ; Préface de Mr ;
Fatema, traducteur de la pièce ; Candide, ou L’Optimisme, traduit de l’Allemand de Mr. Le Docteur Ralph ;
Entretiens d’un Sauvage et d’un Bachelier ; Entretiens d’Ariste et d’Acrotal ; Histoire d’un bon bramin ; Des
Allégories ; Du politéïsme ; Précis de l’Ecclésiaste ; Avertissement ; Le Cantique des Cantiques ; Avertissement de
l’Editeur ; Lettre de Mr. Eratou, à Mr. Clocpicre, aumônier de S.A.S M. le Landgrave ; Précis du Cantique des
Cantiques ; Ode sur la mort de son Altesse Royale Madame la Princesse de Bareith.
358
Collection complette des Oeuvres de M. de V***. [T. Romans et contes Œuvres com lètes de M. de
Oeuvres de M. de Voltaire. XXII-XL.] , Neuchâtel [i. e. philosophiques, par M. de Voltaire, s. l. (Genève,
Tome I [-XIII], Genève, Paris : Panckoucke], 1772- Voltaire, première et Cramer), 1775, 40 vol.in-8°.
Cramer, 1768-1796, 45 vol., 1777 ; In-12. deuxième parties, à Londres Edition encadrée (Bengesco
in-4° (Bengesco, n 2137.) (Bengesco, n 2140.) [Rouen Machuel], 1775 n° 2141) ;
XIII. Romans, Contes [XXIV-XXV] Romans, (Bengesco, n° 1520.) T. XXXI et XXXII, Romans
philosophiques, etc. - Genève Contes allégoriques, philosophiques, Elements de
("Cramer"), 1771, 503 p. philosophiques et la philosophie de Newton,
Le titre de tête est différent : historiques1... précédés et suivis de Divers
Romans allégoriques, Tome 1er [-2nd]. - 1773. morceaux intéressants, tomes
philosophiques, etc. premier et second, 1775, 366
p., Titre de tête : Romans
allégoriques, philosophiques,
etc.
Zadig ou La Destinée, Zadig ou La Destinée, Zadig, ou La Destinée, Zadig ou La Destinée,
histoire orientale histoire orientale histoire orientale histoire orientale
Le Monde comme il va Le Monde comme il va Le Monde comme il va Le Monde comme il va
Memnon Memnon Memnon Memnon
Les Deux Consolés Les Deux Consolés Les Deux Consolés Les Deux Consolés
Histoire des voyages de Histoire des voyages de Histoire des voyages de Histoire des voyages de
Scarmentado Scarmentado Scarmentado Scarmentado
Micromégas, histoire Micromégas, histoire Micromégas, histoire Micromégas, histoire
philosophique philosophique philosophique philosophique
Histoire d’un bon bramin Histoire d’un bon bramin Histoire d’un bon bramin Histoire d’un bon bramin
Le Blanc et le Noir Le Blanc et le Noir Le Blanc et le Noir Le Blanc et le Noir
Jeannot et Colin Jeannot et Colin Jeannot et Colin Jeannot et Colin
Candide ou L’Optimisme La Princesse de Babylone Candide ou L’Optimisme Candide ou L’Optimisme
Pot-pourri Pot-pourri Pot-pourri L‘Ingénu
L’Ingénu Songe de Platon Seconde partie L’Homme aux quarante
L’Homme aux quarante Tome second L’Ingénu écus
écus Candide ou L’Optimisme L’Homme aux quarante Tome second
La Princesse de Babilone L’Ingénu écus La princesse de Babylone
[sic] Les lettres d’Amabed La Princesse de Babylone Pot-pourri
Les lettres d’Amabed Les Lettres d’Amabed Les Lettres d’Amabed
T. V : Lettre d’un turc T. XXXIII à XXXVII,
T. XIV : Songe de Platon T. XX : Petite digression, Mélanges de littérature,
T. XV : Lettre d’un Turc Aventure indienne d’histoire et de
T. XVI : Petite digression philosophie: Éloge de la
sur les Quinze-Vingts, Raison ; Songe de Platon ;
Aventure indienne Lettre d’un turc
T. XXV : Éloge de la raison T. XXXIV : Petite
T. XXVII : Histoire de digression sur les quinze-
Jenni ou le sage et l’athée et vingts et Aventure indienne
Le Taureau blanc (à la suite du Philosophe
ignorant)
T. XXXIX et XL : Pièces
détachées attribuées à
divers hommes célèbres, T.
II et III : T. II : Histoire de
Jenni ou le sage et l’athée ;
Les Oreilles du comte de
Chesterfield, etc ; T. III : Le
Taureau blanc

1
(le t. I est seul précédé d'un faux titre portant au recto : « Romans, contes allégoriques,
philosophiques et historiques. T. 1er »)
359
L’édition de 1756 met en évidence la continuité entre œuvres théoriques et fictions,
chaque opus étant un chapitre du corpus ainsi rassemblé. C’est donc la réflexion
philosophique qui prime, les contes s’inscrivant dans le flot de la pensée voltairienne. En
revanche, à partir de 1771, l’isolement des contes des autres textes de Voltaire fait apparaître
une distinction générique nette. Le tableau ci-devant montre qu’à partir de 1771, au moment-
même où les contes sont classés et étiquetés « contes philosophiques », une distinction
apparaît entre les contes-romans, de plus ou moins grande ampleur, rassemblés en 1775 sous
le titre de romans philosophiques, et les textes plus courts, qui s’apparentent à des apologues
(Le Songe de Platon, Lettre d’un Turc, Petite digression sur les Quinze-Vingts, Aventure
indienne, Éloge de la raison), regroupés en 1775 dans le volume de Mélanges de littérature,
d’histoire et de hiloso hie. L’Histoire de Jenni ou Le Sage et l’athée, Les Oreilles du comte
de Chesterfield et Le Taureau blanc sont quant à eux regroupés, en 1775, dans les Pièces
détachées attribuées à divers hommes célèbres, avec d’autres pièces dont les titres annoncent
une critique explicite de la religion catholique. Le conte est ici arme de lutte contre les
superstitions, un lieu de réflexion et de démystification des contes bibliques. Il est en ce sens
significatif que le volume qui les suit, le tome XLVI, soit consacré à La Bible enfin expliquée
(Londres, 1776, in8°). La virulence de la critique à l’égard de la religion catholique est telle
que Voltaire, menacé de nouveau d’exil par la parution de ces textes, a nié cette édition,
même si tout porte à croire qu’il l’a validée, selon Georges Bengesco 1. Dès lors, on peut se
demander sur quels critères s’appuie la séparation des contes-apologues et des contes-romans.

IV.I.2. Du conte-apologue au conte philosophique

Le tableau des différentes éditions des contes montre que l’écriture des contes-
apologues encadre celle des contes philosophiques : Voltaire a d’abord aiguisé sa plume dans
des formes très codifiées, avant de s’émanciper de ses modèles et trouver sa propre voix ; il a
de nouveau recours à l’allégorie à la fin de sa vie, le procédé se mettant alors explicitement au
service de l’éloge de Louis XVI (du moins tant qu’il soutient Turgot). Il s’agit ici d’étudier les
similitudes et les divergences entre l’apologue et le conte philosophique, afin de préciser les
spécificités du second.
Le conte allégorique (Le Cadenas, Le Cocuage) se caractérise par l’emploi de
personnages mythologiques (Jupin, Vulcain, Cythérée) et de personnifications de catégories

1
Georges Bengesco, Voltaire: bibliogra hie de ses œuvres, vol. 4, Reprod. en fac-sim, Nendeln, Kraus, 1977,
p. 99.
360
morales (Jalousie, Vice, Volupté, Dégoût, Ennui, Repentir) : le personnage symbolise une
idée abstraite, ce que montre d’emblée la majuscule. L’allégorie suppose une adéquation
univoque entre le signe et le signifié : la démarche herméneutique du lecteur est limitée à un
décodage. Alors que l’allégorie était utilisée jusqu’à la fin du XVIIe siècle pour transmettre la
Vérité Révélée par le détour de la fiction, Voltaire, dans sa jeunesse, détourne les codes du
genre et la met au service de son libertinage, au double sens du terme. Son dernier conte en
vers, Sésostris (1776), est également une allégorie, qui met en scène l’hésitation morale du
prince entre la voie de la Volupté et celle de la Sagesse.
Dans l’apologue, ce n’est plus seulement le personnage, mais l’histoire tout entière
qui est l’illustration d’une thèse. Voltaire emploie ce genre de récits comme arme dans sa lutte
contre la secte chrétienne et plus spécialement contre l’Église catholique. Il dénonce en
particulier la vénalité des prêtres, comme dans La Mule du pape (1734). C’est un conte
étiologique, qui raconte l’origine d’une coutume (baiser la mule du pape) : celle-ci viendrait
du pacte conclu entre le pape et Satan, qui aurait promis au premier de devenir un grand
seigneur, et d’avoir le pouvoir sur la terre entière. Voltaire se sert ici de la forme de
l’apologue pour dénoncer la cupidité du pape et des archevêques, en quête de pouvoir terrestre
et non de spiritualité : il utilise le procédé biblique contre la religion catholique elle-même.
Mais la pirouette finale vient ébranler la signification de l’histoire : c’est en fait une histoire
transmise par les Huguenots, que Voltaire feint de ne pas croire.
S’inscrivant dans la lignée des moralistes du Grand Siècle, Voltaire use également de
l’apologue pour dénoncer les travers humains. C’est notamment le cas dans Thélème et
Macare (1763-1764), inséré dans le recueil de Contes de Guillaume Vadé (1764). Dans ce
conte en vers, Thélème, amoureuse éperdue de Macare, finit par le faire fuir, avec ses
demandes pressantes et incessantes de marques d’amour. Elle se lance ensuite en quête de son
amour perdu, qu’elle finit par retrouver chez elle. Le conte illustre en ce sens la même thèse
philosophique que l’Histoire de la félicité de Voisenon1 : la recherche de l’assouvissement du
désir est une recherche vaine et conduit au malheur, en revanche, le bonheur se trouve au coin
du feu, au cœur d’une société restreinte. Mieux vaut cultiver son jardin, prendre soin de ce
que l’on aime, plutôt que de courir chercher le bonheur, là où il n’est pas. Le conteur déchiffre
l’emblème à la fin du texte et souligne sa dimension universelle :
Les gens de grec enfarinés
Connaîtront Macare et Thèlème,
Et vous diront, sous cet emblème,
À quoi nous sommes destinés.
Macare, c’est toi qu’on désire,

1
Voir ci-dessus p. 54-55.
361
On t’aime, on te perd ; et je crois
Que je t’ai rencontré chez moi ;
Mais je me garde de le dire ;
Quand on se vante de t’avoir,
On en est privé par l’envie ;
Pour te garder il faut savoir
[Te] cacher, et cacher sa vie1.

Ainsi, Voltaire se sert de l’apologue comme support d’une réflexion morale, qu’il
développe par ailleurs dans ses écrits théoriques. En 1738, le Deuxième discours en vers sur
l’homme, de la liberté soulevait déjà la question de la quête inassouvie, du désir insatiable.
L’homme se croit libre, maître de son destin, capable de transmettre ce qu’il a appris, alors
que tout montre qu’il est esclave de ses passions aveuglantes.
Mais Voltaire ne cherche pas à cacher ses idées, sous le voile de la fiction. Il ne cesse
de répéter les dangers de toute Révélation et les limites de la quête de la Vérité. Pour lui, la
fiction est au contraire un outil de réflexion. De fait, il dépasse la satire traditionnelle des
moines en offrant au lecteur la possibilité d’expérimenter la confusion qu’opèrent les
fanatiques, entre signe et signifié, et ainsi d’en saisir les limites. Le jeu avec les codes de
l’allégorie et de l’apologue conduit le lecteur à s’interroger sur le rapport entre histoire et
signification, entre discours et vérité. Telle est la fonction des contes comme Le Crocheteur
borgne et Cosi Sancta, qui dépassent largement le stade du récit à clefs.
L’incipit du Crocheteur borgne donne au récit toutes les apparences d’un apologue :
Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure ; l’un nous sert à voir les biens,
et l’autre maux de la vie ; bien des gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et
bien peu ferment le second ; voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être
aveugles que de voir tout ce qu’ils voient. Heureux les borgnes qui ne sont privés que de
ce mauvais œil qui gâte tout ce qu’on regarde ! Mesrour en est un exemple2.

La sagesse populaire du pauvre bougre est confirmée par la conclusion : « Un autre


se serait désolé d’être un vilain borgne, après avoir eu deux beaux yeux ; […] mais Mesrour
n’avait point l’œil qui voit le mauvais côté des choses.3» L’histoire semble ainsi illustrer une
maxime populaire : le bonheur de Mesrour vient de la satisfaction de son état, et surtout de sa
capacité à ne voir le monde que sous un angle positif.
Mais la construction enchâssée du récit conduit à une seconde lecture. Le premier
niveau de la narration correspond à l’histoire de Mesrour (dont le nom est emprunté à
l’histoire des Trois calenders, borgnes eux aussi, dans Les Mille et Une Nuits) : le crocheteur
borgne et ivrogne s’est endormi puis réveillé, et tire des leçons de sagesse populaire de son

1
Macare et Thélème, dans Contes en vers et en prose, t. I, op.cit., p. 368.
2
Le Crocheteur borgne, dans Contes en vers et en prose, t. I, op. cit., p. 6.
3
Ibid., p. 11.
362
expérience. Le second niveau de la narration est le récit de son rêve, au cours duquel il
imagine que, transformé en beau prince charmant, il sauve une jeune et belle femme, dont le
char manque à tomber dans un précipice. Ce niveau narratif met en scène des péripéties et une
métamorphose : le rêve s’apparente à un condensé de conte de fées ou de roman de
chevalerie. Les interventions ironiques du narrateur insistent par ailleurs sur la dimension
symbolique de l’histoire. De plus, le handicap du personnage est assurément métaphorique,
symbolisant son aveuglement, son illusion : il « regardait tous ses jours comme autant de vies
séparées, en sorte que le soin de l’avenir ne le troublait jamais dans la jouissance du présent.1»
Mesrour ne considère que le présent, il ne se projette pas dans l’avenir, sa conscience est donc
bornée. Le texte soulève ainsi la question philosophique du rapport entre le bonheur et la
conscience : le bonheur de l’ignorant est-il souhaitable ? La chute du conte renforce le
caractère artificiel de la félicité du bougre, qui vient surtout de son ivresse : « Il avait jusque-
là aimé cette liqueur par goût, il commença à l’aimer par reconnaissance, et il retourna avec
gaieté à son travail, bien résolu d’en employer le salaire à acheter les moyens de retrouver sa
chère Mélinade.2» Peut-on considérer la félicité de Mesrour comme un état de bonheur ?
L’ignorance et l’illusion, symbolisées par son aveuglement, valent-elles mieux que la
lucidité ?
L’Histoire d’un bon bramin (1759) posera la même question : « après y avoir
réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c’est être très insensé. Comment donc
cette contradiction peut-elle s’expliquer ? Comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler
beaucoup.3 » À quoi bon être plus sage et plus instruit si c’est pour être plus torturé que la
bigote qui fait ses ablutions dans le Gange ? Pourquoi préférer la raison au bonheur ? Le
manichéisme de ce petit apologue oppose ainsi la raison au fanatisme, au profit de la
première : s’il faut préférer la raison, fût-elle au prix d’une plus grande torture d’esprit que la
simplicité intellectuelle, c’est parce que cette simplicité est toujours la proie des systèmes
philosophiques les plus dangereux, à commencer par les religions. La pauvre bigote est bien
inoffensive, mais elle a une portée métonymique : les autres religieux et autres fanatiques
seront beaucoup plus dangereux. Comme Voltaire le développera dans le Dictionnaire
philosophique, l’esprit philosophique, et donc le doute et le questionnement, est le « seul
remède à cette maladie épidémique qu’est le fanatisme » : l’illusion de celui qui « prend des
songes pour des réalités »4 - comme Mesrour- n’en est que la première étape.

1
Ibid., p. 6.
2
Ibid., p. 10-11.
3
Histoire d’un bon bramin, op.cit., p. 327. On retrouve le même questionnement dans les Questions de l’homme
qui ne sait rien (chap. IV : est-il nécessaire de savoir ?) et dans la Petite digression des quinze-vingts.
4
Dictionnaire philosophique, éd. Robert Naves, op. cit. p. 190 et191.
363
Mesrour devient donc un personnage « exemplaire », non pas au sens de modèle à
suivre, mais parce qu’il acquiert une dimension universelle : son éborgnement, comme celui
de Zadig, symbolise les bornes de la conscience et de la connaissance, l’aveuglement des
hommes par leurs illusions. Or celles-ci sont alimentées par les romans et les contes, comme
le suggère le lexique de la féerie qui émaille l’ensemble du texte. Le rêve de Mesrour est en
fait conditionné par les codes des romans de chevalerie : la princesse voyage dans un « char
brillant », traîné par « six grands chevaux blancs »1, dont une bête fauve détourne la
trajectoire ; Mesrour se rêve en vaillant chevalier, « il coupe les mors des chevaux avec une
adresse merveilleuse ». Il se rêve en « Maître de l’anneau », seul initié capable de déchiffrer
l’inscription sur la porte du palais enchanté2. Une fois remise de son évanouissement, la belle
se voit « dans un lieu enchanté, avec un jeune homme d’une taille noble, dont le visage
ressemblait à l’astre dont la terre attendait le retour !3». L’insistance sur les clichés et l’ironie
du narrateur mettent en évidence les ficelles romanesques et démontent ainsi l’illusion. De
fait, le narrateur ne cesse d’opposer ironiquement la vie misérable de Mesrour et le monde
idéal des contes de fées : « à quoi servent des souliers brodés en paillettes dans un chemin
pierreux, où ils ne peuvent être vus que par un crocheteur, et encore par un crocheteur qui n’a
qu’un œil ?4 » Les topoï féeriques sont ainsi tournés en dérision : un repas attend les deux
amants « depuis douze cent cinquante ans, sans qu’aucun des plats fût encore refroidi 5 ».
Cette autodérision du conte, qui déclenche le sourire du lecteur, éveille également sa
conscience. La fiction est clairement considérée comme un songe, une illusion. En mettant en
lumière sa propre mécanique, le conte voltairien rejoint les contes de Crébillon et de Diderot :
comme ces derniers, il cherche à déconstruire les croyances et les chimères. La chute, au sens
propre comme au sens figuré, conduit le lecteur à s’interroger sur ses propres aveuglements,
sur les opinions fausses et les superstitions qui abusent sa raison, notamment la
religion (ironiquement, l’eau, que la servante jette par la fenêtre et qui réveille Mesrour, est
bénite). Aucune moralité explicite ne clôt le conte : le lecteur est amené à déchiffrer le texte
comme une énigme, afin de changer son regard sur le monde.
Le songe de Mesrour est avant tout le récit d’une anamorphose car il met en scène
une double illusion d’optique. Mesrour rêve de la belle princesse, qui en retour, voit le pauvre
portefaix en noble chevalier : « Mélinade, aussi aise qu’étonnée, regretta que la

1
Le Crocheteur borgne, op.cit., p. 7.
2
« Éloignez-vous, profanes ; ces portes ne s’ouvriront que pour le maître de l’anneau », ibid., p. 10.
3
Ibid., p. 9.
4
Ibid., p. 8.
5
Ibid., p. 10.
364
métamorphose de Mesrour n’eût pas commencé plus tôt.1» Le jeu des focalisations limite le
champ de vision du lecteur d’abord à celui de Mesrour, puis à celui de Mélinade. Dans la
scène finale, le champ de vision s’ouvre sur un plan général, dans lequel Mesrour perd sa
stature : l’eau sacrée « tomba sur un malheureux endormi profondément au coin d’une borne
qui lui servait de chevet. Il fut inondé, et s’éveilla. C’était le pauvre Mesrour2». Les articles
indéfinis ramènent le personnage à son statut d’anonyme et soulignent sa dimension
universelle. Le changement de perspective permet ainsi au lecteur de prendre conscience des
mécanismes de l’illusion et de l’influence des clichés romanesques sur notre perception du
monde et donc sur notre conception du bonheur. Le lecteur vit une expérience spéculaire,
impossible dans la réalité : en voyant à travers les yeux de l’autre, il se rend compte de la
pluralité des mondes, chacun construisant son propre univers en fonction de son vécu, de son
imagination et de son regard. Telle est également l’expérience que nous fait vivre la lecture de
Micromégas. Par conséquent, on peut considérer Le Crocheteur borgne comme un conte
philosophique : les thèmes moraux et philosophiques et les modalités de décryptage des
contes ultérieurs sont déjà mis en place.
De fait, les contes-romans cherchent également à démonter l’illusion fictionnelle, à
mettre à jour les ficelles narratives. C’est le cas notamment dans Le Blanc et le Noir. Rustan
cherche à déchiffrer les signes, comme l’illustre sa lecture de l’effondrement du pont :
« Tant mieux ! tant mieux ! s’écria Rustan ; Dieu soit loué ! le ciel soit béni ! il ne veut
pas que je retourne dans mon pays, où je n’aurais été qu’un simple gentilhomme ; il veut
que j’épouse ce que j’aime. Je serais prince de Cachemire ; c’est ainsi qu’en possédant
ma maîtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je
ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince ».3

L’enthousiasme de Rustan tient à l’accomplissement de ses désirs, à la conformité


entre sa lecture des événements et l’oracle, entre l’événement et la prédication, entre l’action
et la fable. Le narrateur insiste ironiquement sur l’aveuglement du personnage qui lit ce qui
lui arrive en fonction de l’oracle, c’est-à-dire d’une histoire préalable qui modèle sa
perception des choses. Rustan passe de « l’allégresse », de « l’extase » à la crainte, sans demi-
mesure, comme l’exprime le recours aux superlatifs : « La plus cuisante douleur, l’abattement
le plus accablant, succédaient dans l’âme de Rustan à la joie immodérée qu’il avait ressentie,
aux espérances dont il s’était enivré. Il était bien loin d’interpréter les prophéties à son
avantage.4» Le décalage entre l’élan passionné du personnage et l’ironie du narrateur crée du

1
Ibid.
2
Ibid., p. 10.
3
Le Blanc et le Noir, dans Contes en vers et en prose, T. II, op.cit., p. 12.
4
Ibid.
365
jeu, propice à faire prendre conscience au lecteur des effets néfastes non seulement de la
superstition, mais aussi de l’imagination. Au cours de ses aventures, Rustan lit les éléments de
la nature, comme des signes de son destin, qui confirment ou infirment l’oracle initial. Le
personnage lit ainsi le monde comme un livre. Or cette lecture orientée est tournée en dérision
par la surcharge symbolique du texte et par l’ironie du narrateur. Le lecteur fait en ce sens la
même expérience déceptive que Rustan : habitué à déchiffrer les indices romanesques, il
anticipe sur la suite, échafaude des interprétations en fonction des scénarios qui modèlent son
esprit, comme le personnage. Or la chute du texte (l’histoire de Rustan n’était qu’un rêve dont
on a perdu à jamais la clé) suggère qu’aucune signification définitive n’est valable. Le piège
herméneutique déclenche ainsi une prise de conscience des mécanismes de l’illusion et des
interprétations erronées, comme dans les contes de Crébillon et de Diderot. Un tel dispositif,
caractéristique des contes-romans, se trouve déjà dans les premiers contes voltairiens.

Cosi-Sancta, un petit mal pour un grand bien, nouvelle africaine a, comme Le


Crocheteur borgne, toutes les apparences d’un apologue, l’histoire étant annoncée comme
l’illustration du postulat de départ :
C’est une maxime faussement établie qu’il n’est pas permis de faire un petit mal dont un
plus grand bien pourrait résulter. Saint Augustin a été entièrement de cet avis, comme il
est aisé de le voir dans le récit de cette petite aventure arrivée dans son diocèse, sous le
proconsulat de Septimus Acindynus, et rapportée dans le livre de la Cité de Dieu1.

Le premier paragraphe formule, non sans ironie, la thèse, soutenue par un argument
d’autorité, même si Voltaire détourne ses sources2. Comme dans Le Crocheteur borgne, la
maxime morale encadre le conte : l’épigraphe gravée sur le tombeau de Cosi (Un petit mal
pour un grand bien) semble confirmer l’argument initial. Cette insistance souligne la
dimension argumentative du récit : la vie de Cosi Sancta se veut exemplaire, car elle illustre le
dogme catholique du don de soi, du sacrifice de la vie terrestre comme réparation d’un péché
initial, dans l’espoir d’un bonheur post-mortem. Cosi-Sancta vit effectivement une série de
malheurs, pour avoir aimé un jeune homme alors qu’elle était mariée à un vieillard. Ici aussi,
l’ironie du narrateur tourne en dérision les fausses croyances, en particulier les dogmes
catholiques. Le curé est assimilé à un devin, or l’oracle qu’il délivre va à l’encontre de la
vertu catholique, comprise comme fidélité et chasteté : « Ma fille, ta vertu causera bien des
malheurs ; mais tu seras un jour canonisée pour avoir fait trois infidélités à ton mari.3»
L’antithèse entre la canonisation et l’infidélité a un effet comique. En outre, la vie de Cosi-

1
Cosi sancta, un petit mal pour un grand bien, nouvelle africaine, dans Contes en vers et en prose, op.cit., p. 32.
2
Voir note 3, ibid., p. 417.
3
Cosi-Sancta, dans Contes en vers et en prose, T. I, op. cit., p. 33.
366
Sancta est présentée comme un conte : ses aventures (trois infidélités) réalisent magiquement
l’oracle divin et son bonheur final (post-mortem) est la réparation du méfait initial. En mettant
en évidence les topoï fictionnels, le narrateur assimile ainsi le dogme catholique à un conte de
grand-mère. Tel sera toute sa vie le crédo de Voltaire, effaré que l’on s’entretue pour des
questions d’Eucharistie et pour des fables1. Le conte, grâce sa métatextualité, permet au
lecteur de prendre conscience du mécanisme de la croyance : la forte cohérence de la vie de
Cosi-Sancta lui confère une force persuasive, mais ce n’est qu’un conte. Ce qui rapproche le
texte également du conte philosophique, c’est la parenté de la destinée de Cosi-Sancta avec
celle de Zadig, de Babouc ou de Candide. Comme dans les autres textes, chaque aventure de
Cosi-sancta est suivie d’un commentaire du narrateur qui pointe les contradictions de la
destinée, le décalage entre la vertu du personnage, au sens non de chasteté mais de droiture
morale, et le malheur qui lui arrive : « Cosi-Sancta avait donc vu assassiner son amant et était
prés de voir pendre son mari ; et tout cela pour avoir été vertueuse.2» La conclusion met
également à jour la complexité du personnage : « Ainsi Cosi-Sancta, pour avoir été trop sage,
fit périr son amant et condamner à mort son mari, et, pour avoir été complaisante, conserva
les jours de son frère, de son fils, et de son mari.3» Comme pour Candide ou Zadig, les bonnes
intentions de Cosi-Sancta ne l’empêchent pas d’être la source de la mort et du malheur des
autres. Par conséquent, malgré son apparence frivole et conventionnelle, ce conte met déjà en
place les problématiques morales des contes à venir.

On voit ainsi, dès les premiers récits, comment l’écriture du conte est profondément
liée au développement de la philosophie voltairienne : réflexion sur les conditions du bonheur,
remise en cause des règles sociales aliénantes, déconstruction de l’illusion (notamment des
superstitions et de la religion), quête de liberté, interrogation sur le destin et sur le hasard. La
comparaison des premiers contes montre également la distinction qui s’opère progressivement
entre l’allégorie et la fable mythologique d’un côté et le conte philosophique de l’autre : alors
que dans l’allégorie, le signifiant est mis à la place du signifié, le conte philosophique met en
rapport différents symboles et déclenche par là un processus de décryptage. La comparaison
des premiers contes de Voltaire montre que seuls les premiers contes en vers (Le Cocuage et
Le Cadenas) relèvent de l’allégorie. En revanche, dès Le Crocheteur borgne, Voltaire met en
place un dispositif narratif singulier qui suppose une démarche herméneutique critique : de
même que la diégèse met en scène le dessillement des yeux du personnage, de même la

1
Voir en particulier l’article « Christianisme » du Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 108, 119, 126.
2
Cosi-Sancta, op. cit., p. 35.
3
Ibid., p. 37.
367
narration, notamment grâce au recours à l’ironie et aux changements de focalisation, pousse le
lecteur à mettre en doute tous les discours, à chercher à distinguer le vrai du faux, au milieu
de la multitude des voix. Il en va de même pour les derniers contes de Voltaire.

Les contes que Voltaire écrits après 1767 sont souvent considérés comme des
apologues au service de la thèse théiste. De fait, la comparaison des recueils à partir de 1770
met en évidence la séparation opérée entre les contes alors nommés « philosophiques » et ces
textes : Histoire de Jenni ou le Sage et l’Athée, Les Oreilles du comte de Chesterfield et Le
Taureau blanc. Écrits postérieurement aux autres contes, ils ont été significativement
regroupés dans un volume mêlant fictions narratives et réflexions théoriques, intitulé Pièces
détachées attribuées à divers hommes célèbres, que Voltaire, arrivé à la fin de sa vie, n’a pas
pris le risque de reconnaître. Tout porte effectivement à considérer ces textes comme des
illustrations du théisme de Voltaire et de sa lutte contre la religion catholique. L’inscription de
ces récits dans la réalité contemporaine (notamment par la mise en scène de personnes réelles)
leur confère de la vraisemblance et leur donne une valeur persuasive. C’est le cas notamment
de l’Histoire de Jenni, avec l’évocation de Penn et de la création de la Pennsylvanie (pour
laquelle Voltaire a montré un grand intérêt depuis les Lettres philosophiques1). En outre, dans
ce conte, Freind (transposition du « friend » anglais, dont il garde la prononciation), le soi-
disant petit-fils de Penn, parvient, par ses discours, à faire changer de mœurs les
anthropophages, et à convertir le bachelier catholique et le jeune athée libertin, Birton. Ses
discours sont émaillés de réflexions théistes qui ne sont pas sans évoquer les écrits théoriques
de Voltaire. Freind dénonce les atrocités de l’intolérance religieuse (« Vous autres, chrétiens
de delà la mer britannique en tirant vers le sud, vous avez plus tôt fait cuire un de vos frères
[…] que nous ne faisons rôtir un rosbif à Londres2 »), tourne en dérision les rituels religieux
(« Que vous importe qu’un homme ait un prépuce ou qu’il n’en ait pas, et qu’il fasse sa pâque
dans la pleine lune rousse, ou le dimanche d’après ?3 ») et prône la pratique directe d’une
religion, réduite à l’amour de Dieu et de son prochain, comme Voltaire l’affirme lui-même
dans « la prière à Dieu » du Traité sur la Tolérance4. En outre, Freind croit en un Grand
Architecte, créateur de l’univers :
Et si je vous disais qu’il n’y a point de nature, et que dans nous, autour de nous, et à cent
mille millions de lieues, tout est art sans aucune exception ! […] Songez comment ces
globes immenses, que vous voyez rouler dans leur immense carrière, observent les lois

1
Lettres philosophiques, première, seconde, troisième et quatrième Lettres, dans Mélanges, op. cit., p. 1-14. Voir
également René Pomeau, La Religion de Voltaire, « Quakers et néo-ariens », Paris, Nizet, 1969, p. 133-139.
2
Histoire de Jenni, op. cit., p. 453.
3
Ibid., p. 452 (Rousseau ne dit pas autre chose dans La Reine Fantasque).
4
Traité sur la Tolérance, chap. XXIII « Prière à Dieu », dans Mélanges, op. cit., p. 638-639.
368
d’une profonde mathématique : il y a donc un grand mathématicien que Platon appelait
l’éternel géomètre. […] Jugez donc quelle est la puissance, quel est le génie de l’éternel
architecte, si l’on peut se servir de ces termes impropres si mal assortis à l’Être suprême1.

La longue tirade de Freind entre en écho avec les commentaires du chapelain


Goudman dans Les Oreilles du comte de Chesterfield :
[…] je dis un jour à M. de Sidrac : « On se moque de nous ; il n’y a point de nature, tout
est art. C’est un art admirable que toutes les planètes dansent régulièrement autour du
soleil, tandis que le soleil fait la roue sur lui-même. Il faut assurément que quelqu’un
d’aussi savant que la Société royale de Londres ait arrangé les choses de manière que le
carré des révolutions de chaque planète soit toujours proportionnel à la racine du cube de
leur distance à leur centre ; et il faut être sorcier pour le deviner.2

Les personnages de ces deux contes semblent défendre une conception mécanicienne
du cosmos. De même, pour Voltaire, la nature est la création d’un Horloger habile : « tout est
art dans l’univers », « l’art annonce un ouvrier », « on m’appelle nature, et je suis tout art »3.
En outre, dans le dialogue avec le jeune athée Birton, que Freind cherche à convertir, ce
dernier développe l’idée de la nécessité de la religion comme lien social, contrairement à
l’athéisme qui n’est que discorde et violence. Pour lui, l’athéisme généralisé ne peut être que
source de chaos social : le peuple a besoin d’un cadre moral, délivré par la religion, pour ne
pas tomber dans les rapines et la débauche. Ce discours n’est pas sans évoquer l’attaque de
Voltaire lui-même contre les athées et sa défense de la religion, comme garde-fou des
passions destructrices4. Dans une lettre à d’Argenval, il écrit : « il est fort bon de faire accroire
aux hommes qu’ils ont une âme immortelle, et qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes
paysans s’ils me volent mon blé et mon vin5 ». Le cadre historique de l’écriture de l’Histoire
de Jenni, contemporaine de la querelle qui oppose ouvertement depuis 1765 le théiste Voltaire
aux philosophes athées (Diderot, Naigeon, Grimm, d’Holbach), confirme cette lecture6. Par
conséquent, les deux contes, Histoire de Jenni et Les Oreilles du comte de Chesterfield
participent a priori au même mouvement que les quatre Homélies prononcées à Londres en
1765 : Voltaire poursuit son combat sur deux fronts, l’athéisme et le christianisme. Le

1
Histoire de Jenni, op. cit, p. 484 et p. 485.
2
Les Oreilles du comte de Chesterfield, op. cit., p. 422.
3
Deuxième dialogue d’Evhémère, XXX, 471 ; voir article « Nature » (Questions, 1771), XX, 116, cité par René
Pomeau, La Religion de Voltaire, op.cit., p. 409.
4
« En quoi une société d‘athées paraît-elle impossible ? C’est qu’on juge que des hommes qui n’auraient pas de
frein ne pourraient jamais vivre ensemble ; que les lois ne peuvent rien contre les crimes secrets ; qu’il faut un
Dieu vengeur qui punisse dans ce monde-ci ou dans l’autre les méchants échappés à la justice humaine. »,
Article « athée, athéisme », Dictionnaire philosophique, éd. Raymond Naves, op.cit. , p. 41.
5
Best. 14626, 20 avril 1769, à d’Argenval. Cité par René Pomeau, La Religion de Voltaire, op.cit., p. 399.
6
« Jacob Vernes venait de détailler, dans sa Confidence philosophique, les crimes d’un jeune libertin et de sa
maîtresse, qui avaient abjuré le christianisme. Le Birton et la Clive-hart de Voltaire ont abjuré le théisme. »,
ibid., p. 402.
369
personnage de Freind semble effectivement incarner les conceptions théistes de Voltaire, par
l’appel à une conscience par laquelle l’homme reconnaîtrait les lois naturelles, universelles :
BIRTON : Nous a-t-il [Dieu] dicté ses lois ? nous a-t-il parlé ?
FREIND : Oui, par la voix de la conscience1.

Voltaire ne dit pas autre chose dans le Poème sur la loi naturelle et dans l’artiche
« Foi » du Dictionnaire philosophique2: la religion n’est pas affaire de croyance mais de
raison, et l’existence de Dieu est attestée par la loi morale universelle. Par conséquent, Freind
a toutes les apparences d’un représentant de la religion de Voltaire, la conversion de ses
auditeurs pouvant être considérée comme la mise en abyme des effets attendus sur le lecteur.
Mais Freind n’est qu’un personnage, parmi d’autres, parfois même en contradiction
avec la pensée de Voltaire : « la liberté que Freind octroie à l’homme s’accorde avec les vues
déjà anciennes du Traité de métaphysique, non avec le déterminisme où tend Voltaire vers
1775. À propos de l’âme, Freind passe à l’affirmative, là où Voltaire en reste à l’hypothèse 3»,
remarque René Démoris. Ce dernier a montré notamment que l’argumentation de Freind n’est
pas sans incohérence : son évangélisme lors du premier dialogue (chapitre 3) est en décalage
avec son déisme lors du second (chapitre 8). Pour toucher et convaincre son auditoire, Freind
emploie même, non sans un ironique paradoxe, un style hyperbolique et figuré, similaire au
style biblique. Il assimile ainsi l’avénement de l’athéisme aux plaies d’Egypte : « Dès lors
tous les liens de la société sont rompus, tous les crimes secrets inondent la terre, comme les
sauterelles, à peine d’abord aperçues, viennent ravager les campagnes 4 ». La mise en scène
des athées peut même être vue comme un signe de conciliation que Voltaire tente avec ses
amis philosophes autour des années 1774 et de son intérêt renouvelé pour Spinoza5. Dès lors,
le conte s’éloigne du récit édifiant dont il a l’apparence. De fait, le choix d’un mode de récit
homodiégétique crée une distance romanesque qui empêche de réduire l’histoire à une
illustration de la pensée de Voltaire. Il laisse le soin de raconter les aventures de Freind à un
narrateur fictif, Sherloc6. Or confier à un narrateur-témoin le soin de présenter les aventures

1
Histoire de Jenni, op.cit., p. 501.
2
« Qu’est-ce que la foi ? Est-ce de croire ce qui paraît évident ? Non : il est évident qu’il y a un Être nécessaire,
éternel, suprême, intelligent ; ce n’est pas là de la foi, c’est de la raison. […] La foi consiste à croire, non ce qui
semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. », Article « Foi », Dictionnaire philosophique, éd.
Raymond Naves, op. cit., p. 197.
3
René Démoris, « Genèse et symbolique de l’Histoire de Jenni ou le sage et l’athée, de Voltaire », SVEC n° 99,
1981, p. 102.
4
Histoire de Jenni, op. cit., p. 505.
5
Voir Roland Virolle, « Voltaire et les matérialistes d’après ses derniers contes », Dix-Huitième siècle, n°11,
1979, p. 63-74, et Charles Porset, « Notes sur Voltaire et Spinoza » dans Spinoza au XVIIIe siècle, éd. O. Bloch,
Paris, Méridiens Klincksieck, 1990, p. 225-240.
6
Le personnage est une allusion au pasteur anglican Thomas Sherlock, dont Voltaire connaissait le livre, Trial of
Ressurection of Jesus-Christ (1729). Sylvain Menant, Contes en vers et en prose, T. II, op. cit., note 7, p. 626.
370
de Freind et de son fils Jenni empêche au lecteur de connaître directement ce que pensent ou
éprouvent les personnages et entraîne une relativisation de toute l’information fournie par le
récit. Le narrateur, Sherloc, est certes honnête, mais partial, il prend le ton de l’hagiographie à
l’égard de Freind ; il fait une relation sincère des faits, mais sans aucune distance critique. La
surenchère laudative insère même une faille ironique au cœur de l’éloge, en particulier
lorsque les seuls mots de Freind réussissent, comme par magie, à convaincre les sauvages de
la Montagne Bleue de ne plus être anthropophages : « Jamais le grave Tillotson ne parla avec
tant d’énergie, jamais l’insinuant Smalridge n’eut des grâces si touchantes. […] Freind, dans
une seule conversation, fut leur législateur ; c’était Orphée qui apprivoisait les tigres.1» La
mise à distance du personnage, grâce notamment au regard naïf et simpliste d’un narrateur
admiratif, contribue à remettre en question les discours édifiants. Par conséquent, on pourrait
transférer au conte voltairien le propos de Marc Hersant au sujet de La Pucelle : « La
cacophonie énonciative qu’il met en scène ne laisse d’autorité, et donc de puissance de vérité,
à aucune des voix discordantes et contradictoires qui se font entendre. Aucune de ces voix
n’est stable, aucune ne fonctionne à coup sûr comme origine fiable de la narration2. » Freind,
comme Candide, Zadig ou Babouc, ne nous donne pas la clé de la fable qu’il vit, au contraire
la surenchère laudative et les incohérences du personnage éveillent la vigilance du lecteur et
provoque chez lui une suspension du discours de vérité.

L’étude des premiers et des derniers contes voltairiens, séparés des contes-romans
dans les éditions de ses œuvres complètes à partir de 1770, montre que Voltaire a certes pu
utiliser l’allégorie au service de ses idées (notamment le libertinage philosophique de sa
jeunesse). Mais cet emploi est circonstancié et ne peut caractériser l’ensemble des autres
contes. Ce premier panorama, du Crocheteur borgne aux Oreilles du comte de Chesterfield,
fait apparaître des constantes thématiques (la présence du mal, la quête du bonheur, la
dénonciation aussi bien des dogmes catholiques que de l’athéisme), mais aussi une visée
commune : tous les textes voltairiens cherchent à démystifier le lecteur et à éveiller sa
vigilance à l’égard des scénarios qui influencent ses pensées, c’est-à-dire tous les discours
considérés comme des romans (la religion catholique, les discours édifiants et la fiction elle-
même). Cet élargissement de la conscience nécessite un travail de décryptage et d’analyse :
aucune signification définitive n’est possible, mais le conte offre un dispositif propice à la
réflexion du lecteur. C’est en ce sens seulement que les contes voltairiens peuvent être
considérés comme « didactiques » : ils engagent le lecteur dans une démarche critique,

1
Histoire de Jenni ou Le Sage et l’athée, dans Contes en vers et prose, T. II, op. cit., p. 480.
2
Marc Hersant, « Le discours de l’Histoire dans La Pucelle d’Orléans », Revue Voltaire n° 9, PUPS, 2009, p. 10.
371
considérée comme distinction du faux et du vrai, dans une quête non de la vérité, mais du
vrai.

IV.I.3. Des contes dialectiques et dialogiques

Les contes voltairiens mettent eux-mêmes en scène cette recherche du juste,


notamment grâce aux fréquents dialogues philosophiques, qui leur confèrent une dimension
dialogique et dialectique. Dans les domaines de la science et de la morale, le dialogue et la
confrontation des idées opposées peuvent même conduire à l’émergence d’une vérité, si les
interlocuteurs font preuve de justice et de tolérance et sont unis par une même quête de vérité,
comme l’a montré Annick Azerhad, dans son ouvrage consacré au Dialogue philosophique
dans les contes de Voltaire1. Ainsi Sidrac et Goudman parviennent à se mettre d’accord sur
une notion aussi controversée que l’âme car ils cherchent « le vrai de bonne foi2 ». Dénuée
d’agressivité, la conversation doit chercher l’utile et la sagesse, comme s’y attachent les hôtes
du souper de monsieur André, dans L’Homme aux quarante écus3. Malgré leurs différences,
les personnages interplanétaires de Micromégas parviennent à s’entendre car ils sont unis par
une même quête du savoir : la conversation avec les terriens est d’emblée pacifique car il
s’agit d’accroître les connaissances de chacun4. Les contes permettent de voir la mise en
pratique d’une parole pertinente qui débouche sur le doute philosophique : Goudman et Sidrac
se mettent d’accord sur l’agnosticisme concernant l’existence de l’âme, de même dans
Micromégas, lors de la « conversation avec les hommes » (chapitre 7), le cartésien, très sûr de
lui, finit par reconnaître son incapacité à définir l’âme5. Un résultat peut être atteint et le
dialogue dans ce cas est bien philosophique, si les locuteurs font preuve de discernement et
font la part des choses. C’est le cas de monsieur André qui, paraphrasant Montesquieu6, « vit
par les livres comme avec les hommes7 », sans être dupe de leur nom.
A contrario, Voltaire ne cesse de fustiger l’esprit de système qui est la source de tous
les malheurs des personnages. Dans Le Monde comme il va, par exemple, le narrateur tourne
en dérision les pédants et les systèmes philosophiques, à travers le mage qui parle de vertu et

1
Annick Azerhad, Le Dialogue philosophique dans les contes de Voltaire, Deuxième partie, chap. I
« Réhabilitation d'une parole juste », Paris, H. Champion, 2010, p. 89-118.
2
Les Oreilles du comte de Chesterfield, dans Contes en vers et en prose, T. II, op. cit., p. 426.
3
L’Homme aux quarante écus, ibid., p. 276.
4
Micromégas, dans Contes en vers et en prose, T. I, op.cit., p. 76.
5
Ibid.., p. 80.
6
Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter l'esprit, Oeuvres complètes II, op. cit., p. 62
7
L’Homme aux quarante écus, o . cit., p. 272.
372
de vice : « il prouva méthodiquement tout ce qui était clair ; il enseigna tout ce qu’on savait. Il
se passionna froidement, et sortit suant et hors d’haleine. Toute l’assemblée alors se réveilla,
et crut avoir assisté à une instruction.1» Les antithèses et les modalisateurs raillent la vanité et
l’inconséquence du personnage. Dans Candide, la répétition comique du discours systémique
de Pangloss, pseudo-leibnizien, le vide de sa substance : « Pangloss enseignait la
métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet
sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron
était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.2» La saveur
comique du passage réside dans l’invention du mot-valise et le dévoiement des concepts
philosophiques dans le cadre du conte. Se trouve ainsi caricaturée la trilogie de Wolf, lui-
même vulgarisateur de Leibniz : Ontologie (1730), Cosmologie (1731) et Théologie naturelle
(1736), qu’Emilie du Châtelet avait fait connaître à Voltaire à travers ses Institutions
physiques, parues à Paris en 17403. Ce que le conte ridiculise ici, c’est la persistance du soi-
disant philosophe dans son système et de son incapacité à prendre en compte le monde qui
l’entoure, à nuancer voire modifier ses idées : « Je suis toujours de mon premier sentiment,
répondit Pangloss ; car enfin je suis philosophe : il ne me convient pas de me dédire, Leibniz
ne pouvant pas avoir tort, et l’harmonie préétablie est d’ailleurs la plus belle chose du monde,
aussi bien que le plein et la matière subtile.4» Pangloss est bien l’incarnation de la parole
inutile5 et de l’inaction : Voltaire emprunte à Pindare (Deuxième Olympique) le terme de
panglossie pour dénoncer l’inflation verbale de compilateurs écrivant pour ne rien dire. La
satire ne porte donc pas à proprement parler sur la théorie leibnizienne, dont Pangloss est un
disciple bien caricatural, elle tourne en dérision l’absence de souplesse d’esprit et surtout un
aveuglement volontaire face au réel, notamment face aux abominations humaines. Lorsque
Cacambo lui demande ce qu’est l’optimisme, Candide lui répond : « C’est la rage de soutenir
que tout est bien quand on est mal.6»

1
Le Monde comme il va, op. cit., p. 95.
2
Candide, op. cit., p. 231.
3
Gérard Malkassian, Candide : un débat philosophique, la critique de Leibniz par Voltaire, Paris, Ellipses,
2005, p. 13.
4
Candide, op. cit., p. 308.
5
Dans le Philosophe ignorant, La « raison voyageuse » de Voltaire commence par reconnaître l’inutilité de tous
les systèmes métaphysiques car leurs auteurs n’ont pas réussi à instruire ni éduquer les hommes, notamment
Bayle et Spinoza : « qu’est-il arrivé des écrits de l’un et de l’autre ? Ils ont occupé l’oisiveté de quelques
lecteurs : c’est à quoi tous les écrits se réduisent ; et depuis Thalès jusqu’aux professeurs de nos universités, et
jusqu’aux plus chimériques raisonneurs, et jusqu’à leurs plagiaires, aucun philosophe n’a influé seulement sur
les mœurs de la rue où ils demeuraient. Pourquoi ? parce que les hommes se conduisent par la coutume et non
par la métaphysique. Un seul homme éloquent, habile, et accrédité, pourra beaucoup sur les hommes, cent
hiloso hes n’y ourront rien s’ils ne sont que hiloso hes.», Le Philosophe ignorant, chap. XXIV, « Spinoza »,
dans Mélanges, op. cit., p. 882 (Je souligne).
6
Candide, op. cit., p. 278.
373
Par conséquent, loin de se réduire à l’illustration d’une thèse univoque et précise, le
conte philosophique voltairien met en scène des thèses opposées, grâce à l’insertion de
dialogues philosophiques, qui ne sont pas sans rappeler les différents dialogues insérés dans le
Dictionnaire Philosophique1. De la même manière que Freind se confronte d’abord à un
bachelier catholique, puis à un jeune athée, de même le chapelain Goudman échange avec le
naturaliste Sidrac, dont les propos le rapprochent des conceptions matérialistes et athées de La
Mettrie. De même, dans Candide, dans le bateau qui les ramène à Bordeaux, l’optimiste
Pangloss et le manichéen Martin s’entretiennent sur le mal physique et le mal moral. Alors
que le premier ne cesse de répéter que « Tout est bien », que chaque malheur participe à
l’harmonie universelle, au contraire, Martin affirme que « Dieu l’a abandonné [le monde] à
quelque être malfaisant2. » Ces personnages incarnent, de manière caricaturée, des thèses
philosophiques qui s’opposent : Pangloss se présente comme un disciple de Leibniz et de
Wolf, et Martin comme le représentant de Pierre Bayle, qui a consacré au manichéisme de
célèbres articles dans son Dictionnaire historique et critique3. Plus précisément, Pierre Bayle
n’a pas professé le manichéisme qu’il réprouve sur le plan théorique. Il reconnaît en revanche
la pertinence de l’hypothèse d’une dualité de principes, l’un du bien, l’autre du mal, qu’il
place dans des sujets différents4. Martin est plus qu’un représentant de Bayle, il « incarne une
figure de la pensée dialectique du savant de Rotterdam destinée à tracer en négatif les limites
de l’idéologie leibnizienne de Pangloss5 », note Gérard Malkassian. Voltaire reproduit en gros
l’usage contrefactuel que Bayle faisait du manichéisme, utilisé comme outil de pensée propre
à tester les limites de l’optimisme et du déterminisme leibniziens. Les personnages ont ici une
fonction méthodologique : ils incarnent, de façon schématique, des courants de pensées, que
le conte confronte, entre eux et avec le réel (symbolisé pour sa part par les multiples
rebondissements narratifs). En outre, l’opposition caricaturale des deux personnages met en
évidence l’inanité des discours se prétendant détenteurs de la vérité, unique et définitive. Le
conte philosophique voltairien a donc, comme chez Diderot, un enjeu épistémologique, d’une

1
Voir par exemple les articles « Catéchisme chinois », « Catéchisme du curé », « Catéchisme du japonais »,
« Catéchisme du jardinier », « Liberté de penser », « Nécessaire ».
2
Candide, op.cit., p. 282.
3
La première édition parut à Rotterdam en novembre 1697, en deux volumes in-folio. Mais le premier volume
avait été imprimé en 1695. Dès le mois de mai 1698, Bayle travailla à une révision de son grand ouvrage en vue
d’une deuxième édition que le public réclamait. Cette nouvelle édition vit le jour à Amsterdam en 1702 et
comprit trois volumes in-folio. Les éditions suivantes sont postérieures à la mort de Bayle (1706). Les articles en
question sont : Manichéens, Pauliciens, Zoroastre. Les articles Chrysippe, Origène et Spinoza. Voir Henri-F.
Bergeron, « Le manichéisme de Bayle et Plutarque », Revue hiloso hique de la France et de l’Étranger, T. 156,
1966, p. 205-210.
4
« N’est-il pas plus raisonnable […] de donner tout le bien à un principe et tout le mal à l’autre principe ? »
Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, III Pauliniens, rem. F, Rotterdam-Amsterdam, 1740, p. 629a,
cité par Gérard Malkassian, op. cit., p. 29.
5
Gérard Malkassian, op. cit., p. 31.
374
part parce qu’il met en scène un débat philosophique contemporain, d’autre part parce qu’il
interroge la capacité des discours (théoriques et fictionnels) à atteindre et à transmettre une
vérité, notamment sur le plan métaphysique.
Dans ce domaine, l’esprit humain touche ses limites : pour connaître les principes
premiers, il faudrait être Dieu lui-même. À l’échelle humaine, le silence s’impose. Le conte
de Voltaire Le Blanc et le Noir apparaît comme une mise à l’épreuve de l’hypothèse
manichéenne de l’existence des deux principes du bien et du mal, incarnés par les deux anges
Topaze et Ebène. Placés significativement au chevet de Rustan agonisant, Topaze et Ebène,
réincarnés en forme humaine, passent les dernières minutes de la vie de leur maître à discuter
du manichéisme. Cette doctrine de l’ancienne Perse résoudrait-elle l’insoluble problème du
mal ? « C’est une grande difficulté » avoue Ebène, et Rustan reconnaît qu’« il y a quelque
chose là-dessous [qu’il] ne compren[d] pas »1. Il espère savoir à quoi s’en tenir « dans un
moment », juste après sa mort. Mais soudain tout s’efface, Rustan se réveille, tout cela n’était
qu’un rêve, dont il cherche à éclaircir le sens avec son valet Topaze. Il ressort que « nos idées
ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille 2. » Rustan ne comprend pas
comment un rêve, qui a duré à peine une heure, a pu le faire voyager aussi loin et aussi
longtemps. Un perroquet, né avant le déluge, va délivrer la clé du mystère de son âme et des
origines du bien et du mal. Hélas, « Mademoiselle Catherine Vadé n’a jamais pu trouver
l’histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine Vadé, auteur de ce
conte.3» La disparition du perroquet, qui aurait été capable de donner du sens à l’histoire et
partant à la vie, est significative. Dans le domaine métaphysique, la raison humaine a des
bornes, au-delà desquelles elle ne peut pas se prononcer : cette suspension du sens est
l’expression de l’agnosticisme de Voltaire pour qui, dans ce domaine, le silence est d’or4.
Telle est également la signification de la « conclusion » de Candide. À la question du sens de
la création de l’Homme, que posent Pangloss et Candide, le derviche répond : « De quoi te
mêles-tu ? lui dit le derviche ; est-ce là ton affaire ? […] Que faut-il donc faire ? dit Pangloss.
– Te taire, dit le derviche.5 » Toute justification métaphysique du mal est ainsi condamnée car
invérifiable, et avec elle, toute théologie de l’Histoire prétendant livrer le sens ultime de
l’aventure humaine à partir d’un point de vue transcendant inaccessible. C’est ainsi que l’on
peut interpréter l’envol de l’ange Jesrad face aux questions de Zadig, et le livre blanc de

1
Le Blanc et le Noir, dans Contes en vers et en prose, T. II, op. cit., p. 17 et 18.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 20.
4
« Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique les deux lettres des juges romains quand ils
n’entendaient pas une cause : N.L., non liquet, cela n’est pas clair . », Article « Bien (tout est), Dictionnaire
philosophique, éd. Raymond Naves, op. cit., p. 60.
5
Candide, op.cit., p. 312.
375
Micromégas, censé montrer « le bout des choses1. » Une dizaine d’années avant Zadig, le
deuxième Discours en vers, intitulé « De la liberté », mettait déjà en scène l’apparition d’un
ange silencieux : au narrateur qui se demande si l’homme peut être le forgeron de son propre
bonheur, s’il est libre ou au contraire s’il est un objet entièrement façonné par Dieu, si sa
volonté est esclave ou reine, l’ange répond que Dieu a créé l’homme libre de se conduire soit
à sa propre perte, soit à sa félicité. Pour cela, il doit lutter contre les passions destructrices et
aveuglantes (la colère, la soif de grandeur, l’orgueil), grâce à la raison et l’étude. Au moment
où le narrateur demande à l’ange les secrets de la matière, de l’étendue, de la lumière, il
s’échappe, comme l’ange Jesrad :
Il n’était pas vers moi descendu pour m’apprendre
Les secrets du Très-Haut que je ne puis comprendre.
Mes yeux d’un plus grand jour auraient été blessés :
Il m’a dit : « Sois heureux ! » Il m’en a dit assez.2

Se trouvent ainsi formulés, dès 1738, à la fois le but cherché (les conditions du
bonheur) et les limites de l’investigation philosophique : le vrai philosophe ne doit pas hésiter
à dire « je ne sais pas », doit se proclamer lui-même le « philosophe ignorant ». Il ne s’agit
pas de chercher à savoir ce qu’est l’âme humaine, mais d’apprendre à vivre le mieux possible,
de chercher les conditions d’une vie bonne. Dès lors, le silence qui clôt les contes
philosophiques est l’expression de l’époché sceptique. Mais cette suspension du jugement
n’empêche pas le passage à l’action.
Une fois définies les limites de l’entendement humain, une fois circonscrit le champ
de réflexion et d’action propre à l’homme, reste à le faire fructifier. La quête du vrai doit donc
s’accompagner d’un passage à l’acte. Jacques dans Candide montre que la vraie bonté se
manifeste en actions et non en paroles qui ne sont pas suivies d’effets3. Comme Colin à
l’égard de Jeannot, Jacques soigne et nourrit Candide, qu’il nomme « son frère » ; il envisage
même de donner du travail à celui qu’il veut aider à rendre autonome. Le pragmatisme
généreux de l’anabaptiste contraste ainsi violemment avec l’égoïsme du pasteur protestant qui
prône la charité mais refuse de donner du pain au misérable (chapitre 3) (c’est le cas
également de Madame de *** dans Les Deux Amis de Bourbonne, de Diderot). Les contes
philosophiques voltairiens, notamment ceux écrits après 1767, expriment ainsi la « nouvelle
philosophie » que Voltaire entend pratiquer et répandre : ils sont l’expression d’une pensée
qui affirme le primat de la praxis, de la raison et de la morale sociale comme règles de bonne
conduite des hommes. C’est pourquoi Freind, bien qu’il ne soit pas exempt de critiques,

1
Micromégas, op.cit., p. 82.
2
Discours en vers sur l’homme, « Deuxième discours : de la liberté », dans Mélanges, op. cit., p. 219.
3
Candide, op.cit.., p. 236.
376
semble symboliser l’homme voltairien idéal car son attitude consiste à allier parole judicieuse
et action. Ainsi, il refuse de sermonner son fils, Jenni, tombé dans la débauche avec ses amis
athées ; il souhaite qu’il prenne conscience de ses erreurs, par lui-même : « je veux qu’il les
sente [ses erreurs] avant que je lui en parle. […] Les exemples corrigent bien mieux que les
réprimandes.1» Finalement, c’est moins les discours seuls de son père qui parviennent à
convaincre Jenni, que le retour réflexif qu’il opère sur lui-même et qui lui permet de prendre
conscience de ses erreurs : « l’image de Primerose est sans cesse devant mes yeux ; je la vois,
je l’entends ; elle me dit : ‟Je suis morte, parce que je t’aimais.”2» L’empathie joue ainsi un
rôle important dans l’édification morale du jeune homme. Sherloc souligne d’ailleurs la
contagion des émotions au moment des retrouvailles entre Jenni et Primerose : « Jenni passa
en un moment de l’excès du désespoir à celui de la félicité. Je ne vous peindrai point les effets
de ce changement si subit : plus j’en suis saisi, moins je puis les exprimer ; ce fut le plus beau
moment de la vie de Jenni. Birton et ses camarades partagèrent une joie si pure.3» Le passage
exprime le partage de l’émotion qui gagne tous les personnages et le narrateur avec eux. Le
lecteur est ainsi placé dans une situation de spectateur des affects, comme Sherloc : une telle
expérience de lecture fait sentir l’existence d’une morale universelle, telle que Voltaire la
définit aussi bien dans le Philosophe ignorant4 que dans les articles « morale5 » du
Dictionnaire philosophique. Si le lecteur est touché par l’histoire, sa raison n’est pas
anesthésiée par les affects : au contraire, la structure enchâssée du récit crée un effet de
distanciation, capable d’éveiller sa vigilance. La scénographie du dialogue permet de rendre
compte des réactions des auditeurs, par des indications semblables à des didascalies :
Je voudrais, mon cher ami, que vous eussiez été témoin de l’effet que firent les discours
de Freind sur tous les Anglais et sur tous les Américains. Birton, si évaporé et si
audacieux, prit tout à coup un air recueilli et modeste ; Jenni, les yeux mouillés de larmes,
se jeta aux genoux de son père, et son père l’embrassa.6

Le conte voltairien repose ainsi sur le même dispositif narratif que les contes de
Diderot, notamment l’Entretien d’un ère avec ses enfants ou les dangers de se mettre au-
dessus des lois et le Supplément au voyage de Bougainville : dans l’Histoire de Jenni, on

1
Histoire de Jenni, op.cit., p. 468.
2
Ibid., p. 507.
3
Ibid., p. 508.
4
« Plus j’ai vu les hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de
leur intelligence, et plus j’ai remarqué qu’ils ont tous le même fonds de morale », Le Philosophe ignorant, chap.
XXXI « Y a-t-il une morale ? », op. cit., p. 892.
5
« La morale n’est point dans la superstition, elle n’est point dans les cérémonies, elle n’a rien de commun avec
les dogmes. On ne peut trop répéter que tous les dogmes sont différents, et que la morale est la même chez tous
les hommes qui font usage de leur raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière. Nos superstitions ne
sont que ténèbres. Lecteur, réfléchissez : étendez cette vérité ; tirez vos conséquences ». Article « Morale »,
Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 366.
6
Histoire de Jenni, op. cit., p. 503.
377
retrouve l’évocation de la religion d’Otaïti comme exemple de respect de la loi naturelle, la
même composition enchâssée, et l’insertion de dialogues philosophiques. En outre, comme
dans les contes de Diderot, la composition, à la fois emboîtée et dialogique, contribue à élargir
la conscience du lecteur : la posture distanciée lui permet d’observer les effets produits par les
discours (notamment le recours au pathétique), de se rendre compte de la force persuasive de
la rhétorique, restant libre de se laisser convaincre ou pas.

Par conséquent, les contes voltairiens se caractérisent tous par une composition
dialogique et dialectique : que ce soit de manière parodique dans le conte oriental ou dans une
esthétique plus « réaliste », ils opposent des thèses contradictoires, conduisant ainsi le lecteur
à entendre chacune des parties et à suspendre son jugement, avant d’éventuellement formuler
sa propre opinion. En ce sens, les contes poussent le lecteur à être philosophe, à pratiquer
l’époché sceptique. Pourtant, il s’agit bien, au bout du compte, d’atteindre quelques vérités
utiles au genre humain. La question n’est pas de savoir ce qu’est l’âme humaine ou le Grand
Horloger (Est-ce Dieu ? la Nature ? une instance matérialisée ou une force vitale ?), mais de
savoir ce que l’Homme peut faire, à son échelle, pour être, sinon heureux, du moins le moins
malheureux possible : agir, travailler, dialoguer, chercher à parfaire ses connaissances et à
s’améliorer moralement, créer une société libérale où les talents individuels servent la
collectivité et où l’effort de chacun parvient à l’équilibre collectif. Ces vérités ne sont pas
uniquement transmises de manière rationnelle, mais aussi de manière émotionnelle. Le conte
philosophique rassemble une communauté d’individus, unis par le même désir de vérités et
par un sentiment d’empathie à l’égard de l’autre. Le regard de ce dernier apparaît même
comme une méthode d’apprentissage.

IV.I.4. « L’estrangement » comme méthode d’apprentissage

Par ses contes, Voltaire invite le lecteur à devenir philosophe, grâce à l’expérience
qu’il lui fait vivre, qui est une expérience de « l’estrangement ». Cette notion, que Carlo
Ginzburg1 a transférée du domaine littéraire au domaine historique, désigne un processus de
décentrement qui permet de voir le monde autrement et qui caractérise l’art en général, selon
Viktor Chklovski :

1
Carlo Ginzburg, À distance, Neuf essais sur le point de vue en histoire, Occhiacci di legno, nove riflessioni,
trad. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, 2001.
378
Pour ressusciter notre perception de la vie, pour rendre les choses à nouveau sensibles,
faire de la pierre une pierre, il existe ce que nous appelons l’art. La fin de l’art est de nous
procurer une sensation de la chose, mais une sensation qui soit une vision, et non pas
seulement une reconnaissance. Pour parvenir à ce résultat, l’art utilise deux procédés :
l’estrangement des choses et la complication des formes, par laquelle il cherche à rendre
la perception plus ardue et à en prolonger la durée. En art, la perception est une fin en soi
et doit être amplifiée. L’art est le moyen de voir quelque chose devenir ; ce qui a
réellement été n’a aucune importance1.

Pour Chklovski, Voltaire est sans doute l’un des premiers auteurs à utiliser un tel
procédé dans ses contes. De fait, on y trouve les deux procédés évoqués : le regard de
l’étranger comme méthode à la fois de désapprentissage et de re-connaissance du monde, et la
complication des formes, la multiplication des strates interprétatives confèrant au conte une
certaine opacité, propice au décryptage. Cet effet d’estrangement a des implications
épistémologiques : il s’agit de « peindre le monde par l’autre sens, à partir des illusions et des
croyances2 », selon le mot de Proust, afin d’atteindre une vérité conçue non comme imitation
parfaite du réel, mais comme dévoilement, déconstruction de l’illusion. Dès lors, ce procédé a
des enjeux cognitifs indéniables et rejoint la méthode scientifique empirique : il permet
d’opérer une distinction entre les connaissances certaines, fondées sur l’enquête empirique, et
les opinions sans autres fondements que les préjugés, les intérêts, les apparences, ce que
Voltaire nomme les « romans ». Pour ce faire, il est nécessaire de prendre de la distance, ce
que le conte réalise grâce aux voyages en Orient (Zadig, La Princesse de Babylone), dans
l’espace (Micromégas), dans le temps (Histoire des voyages de Scarmentado), au milieu des
hommes (Le Monde comme il va, Memnon), à travers le monde (Candide), ou par le détour
par le mythe (Le Taureau blanc). Ces voyages ont une fonction méthodologique,
philosophique et morale.
Les contes philosophiques voltairiens ont en effet en commun de mettre en scène des
personnages étrangers qui portent un regard naïf sur la terre. Ces voyageurs viennent soit d‘un
autre monde, soit d’un autre pays. L’exil s’accompagne pour eux d’une perte de repères et
d’identité, ce qui est une condition épistémologique nécessaire pour un regard pur, et une
description renouvelée des choses. Ce sont d’ailleurs des voyageurs infatigables qui
apprennent à raisonner et s’approchent de la vérité à travers leurs expériences. Les contes sont
en ce sens des relations philosophiques car ils narrent l’éveil des personnages, leur
« avènement au monde des idées3 ». Il est significatif que, dans le Traité de métaphysique, le
Songe de Platon et Micromégas, Voltaire use d’un même dispositif narratif : il imagine

1
Viktor Šklovski, Une teoria della prosa, trad. du russe par M. Olsoufieva, Bari, 1966, p. 15-17, cité par Carlo
Ginzburg, ibid., p. 16.
2
Ibid., p. 36.
3
Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, op. cit., p. 26-27.
379
l’arrivée sur terre d’un homme venu d’un autre monde. Le point de départ de l’expérience est
la question suivante : qu’est-ce que l’Homme ? Pour y répondre, l’hypothèse d’un être doué
de raison mais venu d’ailleurs permet d’opérer une tabula rasa et de suivre ainsi l’évolution
d’une raison pure. Comme avec la statue de Condillac, on peut suivre l’évolution des pensées
et des sens de ce « philosophe d’un autre monde1 », au contact des hommes et du monde
terrestre2. Dans le traité, comme dans le conte, la fantaisie du voyage interplanétaire sert de
dispositif de distanciation, qui participe au processus d’objectivation du sujet : ce détour
permet à l’entendement de se dissocier de lui-même pour devenir objet de sa propre
connaissance. Déçu des écoles et des philosophes qui inventent des « romans », c’est-à-dire
des systèmes illusoires, pour hasarder quelques explications des phénomènes de la nature,
Voltaire entreprend d’observer chaque chose depuis le début, de remonter avec prudence du
particulier à l’universel, des phénomènes aux principes, à travers la voie de l’analyse « ce
bâton que la nature a donné aux aveugles3 ». Voltaire suit en ce sens la même démarche que
Locke, dans l’Essai sur l’entendement humain, notamment lors de la fiction expérimentale qui
permet de voir comment l’enfant acquiert ses idées par degrés4 : il s’agit dans les deux cas de
voir comment l’homme devient homme. Pour répondre à cette question, il est nécessaire
d’avoir recours à une fiction, de se mettre à la place d’un être pensant descendu d’une autre
planète, dénué de tout préjugé sur les choses terrestres5, mais pourvu des mêmes capacités
cognitives que l’homme, sans en avoir « le vécu », c’est-à-dire le savoir et l’histoire6. Le but
de cette expérience est de mettre à l’épreuve la raison, d’essayer ses forces7. Dès 1734,

1
Traité de métaphysique, chap. VI, « Si ce qu’on appelle l’âme est immortelle », dans Mélanges, op. cit., p. 184.
2
« Descendu sur ce petit amas de boue, et n’ayant pas plus de notion de l’homme que l’homme n’en a des
habitants de Mars ou de Jupiter, je débarque vers les côtes de l’Océan, dans le pays de la Cafrerie, et d’abord je
me mets à chercher un homme. Je vois des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent tous avoir quelque
lueur d’une raison imparfaite. », Traité de métaphysique, chap. I, « des différentes espèces de l’homme », ibid.,
p. 159.
3
Traité de métaphysique, chap. V, « si l’homme a une âme, et ce qu’elle peut », ibid., p. 179.
4
John Locke, Essai sur l’entendement humain, L. II « Des idées », chap. 1, §3, op. cit., p. 218.
5
« De même, je vais tâcher, en étudiant l’homme, de me mettre d’abord, hors de sa sphère, et hors d’intérêt, et
de me défaire de tous les préjugés d’éducation, de patrie, et surtout des préjugés de philosophie. Je suppose, par
exemple, que, né avec la faculté de penser et de sentir que j’ai présentement, et n’ayant point la forme humaine,
je descends du globe de Mars ou de Jupiter. Je peux porter une vue rapide sur tous les siècles, tous les pays, et
par conséquent, sur toutes les sottises de ce petit globe. Cette supposition est aussi aisée à faire pour le moins que
celle que je fais quand je m’imagine être dans le soleil pour considérer de là les seize planètes qui roulent
régulièrement dans l’espace autour de cet astre. » Traité de métaphysique, dans Mélanges, op.cit., p. 158.
6
« Mais pouvons-nous savoir ce qui pense en nous ? quelle est cette faculté que Dieu nous a donnée ? est-ce la
matière qui sent et qui pense ? est-ce une substance immatérielle ? en un mot, qu’est-ce qu’une âme ? C’est ici
où il est nécessaire plus que jamais de me remettre dans l’état d’un être pensant, descendu d’un autre globe,
n’ayant aucun des préjugés de celui-ci, et possédant la même capacité que moi, n’étant point ce qu’on appelle
homme, et jugeant de l’homme d’une manière désintéressée. », chap. V, « Si l’homme a une âme, et ce que ce
peut être », ibid., p. 179.
7
« N’ayant donc, pour me conduire dans ces recherches, que mes propres lumières, l’envie de connaître quelque
chose, et la sincérité de mon cœur, je cherche avec sincérité ce que ma raison ne peut découvrir par elle-même ;
j’essaie ses forces, non pour la croire capable de porter tous ces poids immenses, mais pour la fortifier par cet
exercice, et pour m’apprendre jusqu’où va son pouvoir. », ibid., p. 183.
380
Voltaire met donc en évidence la méthode qu’il entend suivre. Il s’agit de transférer dans le
domaine de la morale la méthode expérimentale et scientifique de Newton : « Je voudrais
dans la recherche de l’homme me conduire comme je fais dans l’étude de l’astronomie1 ». Se
trouvent ainsi formulées la démarche et la fonction des contes à venir : imaginer un étranger,
un ingénu, un candide, doué de raison et de sens, mais dépourvu de tout préjugé social et
moral, le faire voyager virtuellement dans tous les siècles, sur tous les continents dans le but
d’observer et d’étudier l’homme sous un nouveau regard.

Telle est la fonction du voyage interplanétaire de Micromégas. Le but de Voltaire est


de figurer ici la terre et les hommes d’un point de vue complètement étranger, celui d’un
géant cosmique qui examine notre petit globe : accompagné du Saturnien, Micromégas
entreprend « un petit voyage philosophique2 », « pour achever de se former l’esprit et le cœur,
comm on le dit3 ». Certes, le thème romanesque n’est pas nouveau4. Mais ici les voyageurs
célestes du conte sont des figures de la conscience investies d’une fonction méthodologique :
ils sont le symbole de l’intellect humain, qui, selon la méthode proposée par Locke dans son
Essai sur l’entendement humain, se dissocie de lui-même pour devenir l’objet de sa propre
connaissance. Comme dans le Traité de métaphysique, Voltaire utilise le procédé
d’exploration extraterrestre comme méthode de recherche de la vérité. De fait, Micromégas
peut être considéré comme un voyage newtonien parce qu’il fait explicitement référence aux
découvertes contemporaines du physicien, mais également parce que le conte suit une
démarche similaire d’investigation. Enfin, le conte permet de dégager les enjeux
philosophiques et moraux de la démarche expérimentale.
Tout d’abord, Voltaire décrit le trajet des deux voyageurs-philosophes avec une
savante précision des données astronomiques, ce qui témoigne de sa connaissance des
découvertes newtoniennes. Micromégas et son acolyte sont explicitement des disciples du
scientifique : ils s’embarquent avec « une fort jolie provision d’instruments5 », « connaissent
merveilleusement6 » les lois de l’attraction et de la gravitation ; ils sautent sur l’anneau de
Saturne qu’ils trouvent plutôt plat « comme l’a fort bien deviné un habitant illustre de notre

1
Ibid., p. 158.
2
Micromégas, op. cit., p. 65.
3
Ibid., p. 69.
4
Les fantaisies cosmiques du XVIIe siècle ont contribué remarquablement à la vulgarisation des découvertes
astronomiques. On songe notamment au Discours nouveau prouvant la pluralité des mondes de Pierre Borel
(1657), les États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac (1657), les Entretiens sur la pluralité
des mondes de Fontenelle (1686).
5
Micromégas, op. cit., p. 69.
6
Ibid., p. 66.
381
petit globe1 », c’est-à-dire Huygens, l’auteur du Systema saturnium (1659) ; ils passent de
lune en lune, se lancent une comète, abordent Jupiter, où ils restent un an, longent Mars et
remarquent deux lunes qui gravitent autour et « qui ont échappé aux regards de nos
astronomes2 ». Le 5 juillet 1737, ils débarquent sur la planète Terre, au bord de la mer
Baltique. La date et les lieux ne sont pas fortuits : c’est le jour où une expédition de savants
guidés par Maupertuis a disparu dans le golfe de Botnie. Maupertuis et ses compagnons
avaient entrepris un voyage au cercle polaire arctique pour mesurer le degré du méridien et
vérifier la validité de la théorie de Newton selon laquelle la terre est un sphéroïde aplati aux
pôles : ces « argonautes nouveaux » ont « confirmé dans ces lieux pleins d’ennui/ Ce que
Newton connut sans sortir de chez lui3 », comme Voltaire l’écrit dans le deuxième Discours
en vers sur l’homme. Il relate toute l’histoire dans la troisième partie des Éléments de la
philosophie de Newton (1738)4. L’ouvrage théorique et la fiction participent donc à un même
mouvement d’élucidation : « Micromégas repose sur le même discours scientifique que Les
Eléments de la philosophie de Newton, mais en préférant aux abstractions de la science,
l’imaginaire qu’elle suscite. La vocation de la fiction est bien toujours de toucher le lecteur,
mais différemment, en lui faisant sentir le pouvoir libérateur de la science newtonienne 5 »,
note Guilhem Armand. Dans l’édition des œuvres complètes de Voltaire de 1756, le conte
philosophique est placé avant l’essai sur Newton. De cette manière, le lecteur fait d’abord, par
la fiction, l’expérience du décentrement, il est soumis au vertige de l’infiniment grand et de
l’infiniment petit, avant d’être confronté aux données scientifiques de Newton, et aux
réflexions philosophiques qu’en déduit Voltaire, qui peuvent perturber sa conception du
monde et de l’homme. La fiction ébranle ainsi les certitudes, elle prépare mentalement le
lecteur à comprendre et accepter les théories scientifiques. Inversement, les théories
scientifiques éclairent les enjeux de la fiction et sa dimension symbolique. L’ordre suivi a
donc une fonction cognitive : il s’agit de conduire l’esprit humain par degrés, pour l’amener à
concevoir ce qui lui paraissait a priori inconcevable : « De vérité en vérité, on s’élève

1
Ibid., p. 70.
2
Ibid.
3
Discours en vers sur l’homme [1738], « Quatrième discours, de la modération en tout dans l’étude, dans
l’ambition, dans les plaisirs », dans Mélanges, op. cit., p. 225
4
« Enfin les nouveaux académiciens qui allèrent au cercle polaire en 1736 ayant trouvé par les mesures prises
avec la plus scrupuleuse exactitude que le degré était dans ces climats beaucoup plus long qu’en France, on
douta entre eux et Messieurs Cassini. Mais bientôt après, on ne douta plus : car les mêmes astronomes qui
revenaient du pôle examinèrent encore ce degré, mesuré en 1677 par Picard au Nord de Paris ; ils vérifièrent que
ce degré est de 123 toises plus long que Picard ne l’avait déterminé […] les académiciens, revenus du pôle,
avaient pour eux dans cette dispute la théorie et la pratique. » Éléments de la philosophie de Newton, IIIe partie,
chap. IX « figure de la terre », T. XXXII, édition encadrée 1775, p. 400.
5
Guilhem Armand, Les Fictions à vocation scientifique, de Cyrano de Bergerac à Diderot : Vers une poétique
hybride, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 547.
382
insensiblement à des connaissances qui semblaient être hors de la sphère de l’esprit
humain1 », comme l’affirme Voltaire lui-même.
Le conte voltairien a donc des enjeux épistémologiques parce qu’il met en scène les
découvertes scientifiques de son temps, et parce qu’il suit lui-même une démarche
expérimentale. La fiction met à l’épreuve les théories de l’époque : elle sert même de réponse
notamment à Derham, auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique, dans lequel
il démontrait l’existence de Dieu par les merveilles de la nature (dans Astrotheology ou
Astronomie théologique (1715), il prétendait qu’il avait vu l’empyrée2). Voltaire oppose à ce
roman de la pseudo-science une fiction expérimentale : « Ce n’est pas que je prétende que
Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise ! mais Micromégas était sur les lieux, c’est un
bon observateur, et je ne veux contredire personne.3» Ainsi, aux théories fumeuses des
pseudo-savants, le narrateur ironique objecte l’observation, l’expérimentation, même
transmises par la fiction, comme c’est le cas également dans les contes de Diderot. En outre,
la scène de découverte des humains est un modèle de mise en récit de l’expérience
scientifique, tout en soulignant les enjeux moraux de la démarche expérimentale :
Les géomètres prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs, et des filles laponnes, et
descendent sur les doigts du Sirien. Ils en firent tant qu’il sentit enfin remuer quelque
chose qui lui chatouillait les doigts : c’était un bâton ferré qu’on lui enfonçait d’un pied
dans l’index ; il jugea, par ce picotement, qu’il était sorti quelque chose du petit animal
qu’il tenait ; mais il n’en soupçonna pas davantage. Le microscope, qui faisait à peine
discerner une baleine et un vaisseau, n’avait point de prise sur un être aussi imperceptible
que des hommes. Je ne prétends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de
prier les importants de faire ici une petite remarque avec moi ; c’est qu’en prenant la taille
des hommes d’environ cinq pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure
qu’en ferait sur une boule de dix pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six cent
millième partie d’un pouce en hauteur. Figurez-vous une substance qui pourrait tenir la
terre dans sa main, et qui aurait des organes en proportion des nôtres ; et il se peut très
bien faire qu’il y ait un grand nombre de ces substances : or concevez, je vous prie, ce
qu’elles penseraient de ces batailles qui nous ont valu deux villages qu’il a fallu rendre.4

On observe tout d’abord que le géant extraterrestre et les humains suivent la même
démarche d’apprentissage. Ils s’appuient d’abord sur leurs sens, qui leur donnent une
perception erronée de la situation, ce qu’indique le lexique de la croyance : le Sirien croit que
ce sont des animaux, les hommes croient se situer sur un rocher. Progressivement, leur raison
et les mesures qu’ils prennent, les uns avec le diamant-microscope, les autres avec les quarts
de cercle et les carcans, les conduisent à une vision plus juste de la situation. Les humains

1
Eléments de la philosophie de Newton, IIIe partie, chap. VII, « Calcul hardi et admirable de Newton », Œuvres
complètes, T. XXXII, 1775, p. 387.
2
Sylvain Menant, op. cit., note 28, p. 422.
3
Micromégas, histoire philosophique, op. cit., p. 66.
4
Ibid., p. 74.
383
parviennent même à avoir une idée claire de la taille du géant. Le choix d’un narrateur
hétérodiégétique, dans le passage ci-dessus, permet au lecteur de passer du point de vue du
Sirien à celui des humains et de prendre ainsi conscience de la relativité des connaissances :
celles-ci sont partielles et dépendent des circonstances. La fiction expérimentale participe
ainsi à la remise en cause de la théorie cartésienne des idées innées. L’apparition de la voix
narrative à la fin de l’extrait cité met en évidence le passage de l’expérience singulière à la
généralisation : l’interpellation du lecteur a une fonction morale. Le narrateur invite par là le
lecteur à opérer un transfert, à utiliser la même démarche scientifique dans le domaine moral.
À quelle conclusion aboutit-on ? Observées d’en haut, les guerres fratricides et les querelles
religieuses apparaissent dans toute leur absurdité et l’existence humaine bien vaine. À l’image
des personnages, le lecteur est invité à suivre une démarche inductive : écouter ses sensations,
observer et mesurer, et généraliser les conclusions au domaine moral. Cette démarche, cette
quête de la vérité et ce gain de connaissances s’accompagnent d’une explosion de joie1. La
scène se clôt enfin par l’échange fraternel des chercheurs, malgré leur différence de taille, de
langue et d’origine car ils sont unis par la même volonté d’accroître leurs connaissances.
Écoute des sens, corrections et mesures par les sciences, joie de la découverte et des arts,
rencontre fraternelle et éloge du grand Tout, dont les parties ont tant de rapports et
d’analogies qu’elles ne peuvent être le fruit du hasard : tels sont les principes de la
philosophie voltairienne, exprimés par la fiction.
Le voyage de Micromégas s’apparente dès lors à une expérimentation par la
comparaison. Le géant prend conscience du monde qui l’entoure en comparant l’inconnu au
connu. Par exemple, la différence de taille fait d’abord sourire Micromégas quand il arrive sur
Saturne, qui « n’est quère que neuf cent fois plus gros que la terre » : « Il s’en moqua un peu
d’abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de
Lulli quand il vient en France.2» Par ailleurs, le narrateur fait la critique du père Castel, qui ne
croit pas à l’existence de deux lunes autour de Mars, car il s’en « rapporte à ceux qui
raisonnent par analogie3. » De fait, les analogies mettent en évidence l’unité de l’Univers, du
grand Tout, au-delà des diversités, comme le souligne le Saturnien : « il y a partout des gens
de bon sens qui savent prendre leur parti et remercier l’auteur de la nature. Il a répandu sur cet
univers une profusion de variétés avec une espèce d’uniformité admirable. Par exemple tous

1
« Quel plaisir sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en examinant tous leurs tours, en les
suivant dans toutes leurs opérations ! comme il s’écria ! comme il mit avec joie un de ces microscopes dans les
mains de son compagnon de voyage ! « Je les vois, disaient-ils tous deux à la fois ; ne les voyez-vous pas qui
portent des fardeaux, qui se baissent, qui se relèvent ? » En parlant ainsi les mains leur tremblaient, par le plaisir
de voir des objets si nouveaux, et par la crainte de les perdre. », ibid., p. 75.
2
Ibid., p. 66.
3
Ibid., p. 70.
384
les êtres pensants sont différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la pensée et des
désirs.1» Le conte explicite ainsi les enjeux philosophiques et moraux de la physique
newtonienne, qui s’appuie sur une conception déiste de l’univers : pour Newton, comme pour
Voltaire, l’univers est la création d’un Grand Géomètre, d’un ouvrier dont on ne peut que
louer l’ingéniosité de l’œuvre. L’observation de la voûte étoilée et la reconnaissance des
rapports inattendus qui s’établissent entre des éléments disparates ne peuvent que susciter
admiration et infinie reconnaissance à l’égard de cette instance inconnue, dont notre monde
est le fruit.
Cette vision de l’homme et du monde s’accompagne d’une croyance en une morale
universelle, transcendant les particularismes culturels. Newton et Voltaire considèrent que le
juste et l’injuste sont les mêmes partout. Mais ce sens moral n’est pas inné, seule la raison,
l’esprit de géométrie, la recherche d’un fonds commun universel au-delà des particularismes
permet de trouver le juste. Telle est la démarche de Zadig lorsqu’il réussit, par exemple, à
désamorcer les querelles religieuses : le héros voltairien fait appel à sa raison et développe
une véritable morale laïque. Il parvient à échapper au gibet grâce à ses qualités d’enquêteur et
à ses observations quasi scientifiques (chap. « Le Chien et le cheval) ; devenu ministre, il rend
justice en mettant en lumière les véritables intentions des fils du négociant de Babylone (chap.
« Le Ministre ») : en tant que « bon physicien », il ne croit pas aux prophéties du perroquet et
s’attache à « démêler la vérité, que les hommes cherchent à obscurcir2 ». Cette morale
universelle s’appuie sur une reconnaissance de l’humble place de l’homme dans l’univers.
Les contes philosophiques, comme le Traité de métaphysique peu avant eux, ont en commun
de présenter la terre comme un atome de l’univers, un « petit morceau de boue », selon
l’expression que l’on trouve également dans Zadig3. Ce changement d’échelle permet de
quitter une vision anthropomorphique du monde, de louer indirectement l’œuvre du Grand
Architecte et surtout de reconnaître son irréductible mystère :
La philosophie nous montre bien qu’il y a un Dieu ; mais elle est impuissante à nous
apprendre ce qu’il est, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait ; s’il est dans le tems,
s’il est dans l’espace, s’il a commandé une fois, ou s’il agit toujours, s’il est dans la
matière, s’il n’y est pas, etc., etc. Il faudrait être lui-même pour le savoir4.

Grâce à la démarche expérimentale, l’homme ne peut que reconnaître les limites de


la connaissance et prendre conscience de l’ignorance humaine sur le plan métaphysique,
comme Voltaire l’affirme déjà dans le deuxième Discours en vers sur l’homme. Certes les

1
Ibid., p. 68.
2
Zadig, ou La Destinée, histoire orientale, dans Contes en vers et en prose, T. I, op. cit. p. 128.
3
Ibid, p. 136.
4
Élémens de hiloso hie de Newton, Œuvres com lètes (1756), T. III, op. cit., p. 19.
385
recherches scientifiques aboutissent à une connaissance plus précise du fonctionnement de
l’univers, mais elles restent silencieuses au sujet des principes premiers : « […] votre savant
compas/ Mesure l’univers, et ne le connaît pas1 ». L’homme est remis à sa juste place.
S’exprime ainsi une critique acerbe du catholicisme et de tous les dogmes religieux qui
entendent expliquer les origines de l’homme et dicter leur conduite. Micromégas a été chassé
de son pays par l’Inquisition car les propositions de son livre sont jugées « hérétiques »: « il
s’agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle
des colimaçons. [… ] le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l’avaient
pas lu, et l’auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années.2» Le décalage entre le
contenu du livre et la réaction disproportionnée du religieux rend scandaleuse l’absurdité de
l’intolérance religieuse. L’allusion à l’étude des colimaçons participe d’ailleurs de cette
dénonciation. Le thème est récurrent dans l’œuvre de Voltaire3, c’est même « quelque chose
de plus digne de l’observation des philosophes », dit-il dans l’article « Polypes » du
Dictionnaire philosophique4 : l’observation des colimaçons capables de vivre sans tête pose la
question de la nature et de la place de l’âme. L’étude des sciences de la vie participe donc à la
réflexion philosophique et aboutit au doute sceptique5. Par l’allusion aux colimaçons, le conte
formule implicitement la méthode suivie : il s’agit d’observer la nature, de faire œuvre de
biologiste, afin de, sinon obtenir des réponses dans le domaine métaphysique, du moins
remettre en causes les affirmations dogmatiques. Telle était également la méthode suivie par
Titi et Bibi dans le conte de Saint-Hyacinthe.
Voltaire tire les conséquences morales de cette méthode expérimentale : elle est une
démarche d’humilité et de prise de conscience des faiblesses humaines. Ainsi s’explique
l’utilisation des images burlesques et dégradantes de l’homme dans Micromégas : l’homme

1
Discours en vers sur l’homme, « quatrième discours, de la modération en tout, dans l’étude, dans l’ambition,
dans les plaisirs », dans Mélanges, op. cit., p. 225.
2
Micromégas, op.cit., p. 65.
3
Voir notamment Les Colimaçons du révérend Père l’Escabotier dans les Questions sur l’Encyclopédie :
« L'article que les Questions sur l'Encyclopédie comprenaient sous ce titre avait deux sections la première se
composait de la première Lettre du R. P. Lescarbotier la seconde, d'un fragment de la Dissertation d'un physicien
de Saint-Flour, faisant partie de la troisième Lettre du R. P., et d'un fragment de la Réflexion de l'éditeur »,
Dictionnaire philosophique avec préfaces, avertissements, notes, etc. par M. Beuchot, éd. Beuchot, Adrien-Jean-
Quentin, 1829, note 1, p. 124.
4
« Si vous voulez quelque chose de plus extraordinaire, quelque chose de plus digne de l’observation des
philosophes, regardez le colimaçon qui marche un mois, deux mois entiers, après qu’on lui a coupé la tête, et
auquel ensuite une tête revient garnie de tous les organes que possédait la première. Cette vérité, dont tous les
enfants peuvent être témoins, vaut bien l’illusion des polypes d’eau douce. Que devient son sensorium, sa
mémoire, son magasin d’idées, son âme quand on lui a coupé la tête ? Comment tout cela revient-il ? Une âme
qui renaît est un phénomène bien curieux ! non, cela n’est pas plus étrange qu’une âme produite, une âme qui
dort et qui se réveille, une âme détruite. », Article « Polypes », Dictionnaire philosophique, éd. Louis Moland,
Paris, Garnier, 1878, p. 241-242.
5
« En qualité de douteur, il y a longtemps que j’ai rempli ma vocation. », ibid., p. 240.
386
est présenté comme un « insecte invisible1», dans un « misérable état voisin de
l’anéantissement2 ». Ces expressions nous invitent à lire le conte voltairien comme une
réponse, sur le mode carnavalesque, aux Pensées de Pascal. Pour ce dernier, l’observation et
l’étude de la nature est aussi « un grand sujet d’humiliation » : placé entre deux abîmes, entre
l’infini grand et l’infiniment petit, entre le néant et le Tout, l’homme est tiraillé entre sa soif
de connaissances et la conscience des bornes de son esprit. Face au silence des origines,
Pascal s’exclame : « j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état3. »
Contrairement à Pascal, dont Voltaire avoue admirer l’éloquence, le « dernier écrivain
heureux4 », comme l’appelle Roland Barthes, se refuse pour l’heure à céder au désespoir et à
l’ennui, au sens étymologique du terme : l’homme sage est celui qui, conscient de sa modeste
place dans l’univers, l’accepte avec reconnaissance et avec joie, et se rend utile à son
prochain5.
Par conséquent, la méthode de narration, dans les contes philosophiques voltairiens,
se rapproche de la philosophie empirique, qui s’écarte des axiomes et des arguments
doctrinaux, et part de l’expérience et de l’observation des phénomènes, pour remonter de
façon analytique aux principes. La plupart des personnages voltairiens sont significativement
de bons observateurs, ils cherchent, derrière les apparences, des lois communes et
universelles, propres à dépasser les conflits. L’ange Ituriel exhorte ainsi Babouc : « marche,
regarde, écoute, observe, et ne crains rien ; tu seras partout bien reçu.6» En outre, Babouc,
comme Micromégas, suit une démarche inductive : il observe les mœurs de Persépolis avant
de tirer ses conclusions. Les personnages voltairiens ont donc une fonction méthodique : ils
tracent l’avancement de l’esprit humain, à l’échelle individuelle et collective. Mais cette
évolution est loin d’être linéaire, ce n’est pas un progrès continu, mais un chemin semé
d’embûches et de contradictions. Certes, Zadig, à la fois savant, sage, homme du monde,
législateur, saint et héros, semble incarner les vertus essentielles d’une civilisation, destinée à
s’épanouir à travers l’Histoire, elle-même conçue comme un « cheminement de la conscience
à travers tous les obstacles qui s’opposent à son épanouissement7. » Effectivement, Zadig peut
être lu comme une figuration synthétique de toute la sagesse antique : il serait à la fois
Zoroastre, par sa lutte contre les superstitions et Mahomet, par son courage et sa valeur ;

1
Micromégas, op. cit., p. 77.
2
Ibid., p. 77.
3
Pascal, Pensées, « XV. Transition de la connaissance de l’homme à Dieu », fragments 184-185, Paris,
Gallimard, 1977, p. 152.
4
Voltaire, Romans et contes, préface de Roland Barthes, « Le dernier écrivain heureux », Paris, Gallimard, 1972
[1964 pour la préface].
5
Traité de métaphysique, « Vingt-cinquième Lettre, sur les Pensées de Pascal », op. cit., p. 104, 110 et 102.
6
Le Monde comme il va, op. cit., p. 89.
7
Jacques Van den Heuvel, Romans et Contes de Voltaire, op. cit., p. 746.
387
comme Confucius, il cherche à être juste et humble, et à être un législateur sage et vertueux.
Mais Zadig, comme tous les personnages voltairiens, n’a rien d’exceptionnel, il est un homme
comme tout le monde, confronté sans cesse aux aléas de la fortune. Le conte laisse ainsi
penser que les progrès de l’humanité ne dépendent pas d’un destin global qui échapperait à
l’homme : ils relèvent de la responsabilité individuelle, c’est à chacun d’œuvrer dans ce sens.
Dans ses contes, Voltaire refuse assurément toute perspective téléologique.

À côté des voyageurs interplanétaires, Voltaire use d’une autre figure, celle de
l’étranger venu d’un autre pays : le regard amusé de ce témoin externe est l’occasion d’une
peinture satirique des coutumes, des institutions et des rituels religieux. Certes, là encore le
motif littéraire n’est pas récent : il remonte au moins aux Lettres persanes de Montesquieu
(1721) qui ont été suivies d’une longue série d’imitations1. Mais le motif du voyage de
l’étranger est plus qu’une métaphore, il désigne une méthode, une façon de philosopher. Le
lien entre vagabonder et philosopher est un topos ancien : l’accès à la sagesse doit passer par
l’expérience, l’observation et la confrontation avec le réel. Montaigne dans l’essai De
l’institution des enfants, avait déjà reconnu l’importance des échanges entre les hommes et de
la visite des pays étrangers dans la formation de l’esprit. Le voyage est une pratique
philosophique visant à former le jugement humain par la confrontation avec l’autre : le but est
à la fois anthropologique, mais aussi moral. La comparaison des mœurs, la découverte
d’autrui ouvre l’esprit et permet de prendre la juste mesure de l’être humain, dans ses
grandeurs, comme dans ses faiblesses2. Le miroir du monde conduit ainsi à se connaître soi-
même, à reconnaître ce qui aveugle et aliène les hommes, à observer les processus de la
servitude volontaire, en somme à penser par soi-même. Il s’agit en ce sens d’apprendre à
devenir libre et vertueux, selon l’impératif horatien, Sapere aude3, que cite Montaigne et qui
définira les Lumières. Dans la lignée de Montaigne qu’il cite, le Chevalier de Jaucourt, dans
son article « voyage » de l’Encyclopédie, reconnaît à son tour le rôle éducatif et moral de la
rencontre avec l’autre et du décentrement géographique : « Les voyages étendent l'esprit,

1
On songe entre autres aux Lettres d’une turque à Paris de Poullain de la Foix (1731), aux Lettres juives et aux
Lettres cabalistiques du Marquis d’Argens (1737-1738), aux Mémoires turcs de Godard d’Aucourt (1743) ou
aux Lettres d’une éruvienne de Mme de Graffigny (1747).
2
« Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir, où il nous faut
regarder, pour nous connaître de bon biais. Somme je veux que ce soit le livre de mon écolier. Tant d’humeurs,
de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres : et
apprennent notre jugement à reconnaitre son imperfection et sa naturelle faiblesse : qui n’est pas un léger
apprentissage. », Michel de Montaigne, Essais, livre I, chap. XXVI, « De l’institution des enfants, à Madame
Diane de Foix, comtesse de Gurson », Paris, Gallimard, « Folio », 2009, p. 330.
3
« Sapere aude, / incipe, vivendi qui recte prorogat horam, / Rusticus expectat dum defluat amnis, at ille/
Labitur, et labetur in omne volubilis aevum. » [Ose être sage, commence ; celui qui diffère l’heure de vivre avec
droiture est un rustre qui attend pour franchir le fleuve que celui-ci cesse de couler : mais il coule, et coulera
toujours, volubile et éternel]. Horace, Épîtres I, II, 40-43, cité par Montaigne, ibid., p. 332.
388
l'élevent, l'enrichissent de connoissances, & le guérissent des préjugés nationaux. C'est un
genre d'étude auquel on ne supplée point par les livres, & par le rapport d'autrui ; il faut soi-
même juger des hommes, des lieux, & des objets1 ». Voltaire lui-même définit le philosophe
comme un voyageur qui raisonne et qui relativise les critères de jugement2. Les contes
philosophiques, comme modélisation et concentration de l’expérience du voyage, invitent le
lecteur à partir à la rencontre d’autrui, afin d’ouvrir son esprit. Certes, ce n’est qu’un voyage
dans un fauteuil, mais il a une fonction cognitive et expérimentale : « pour croire fermement,
je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains, et à plusieurs reprises. Ce n’est pas même
assez ; je veux encore être aidé par les yeux et par les mains des autres 3 », affirme Voltaire
lui-même.
De fait, comme dans les contes orientaux de Diderot, le voyage et surtout la
découverte d’autres mœurs, suscitent la comparaison, permettent au héros de confronter les
mœurs, et ainsi d’ouvrir son champ de vision. Candide affirme lui-même : « Ceci est bien
différent de la Westphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu
Eldorado, il n’aurait plus dit que le château de Thunder-ten-trunckh était ce qu’il y avait de
mieux sur la terre ; il est certain qu’il faut voyager.4» Amabed ne dit pas autre chose : « Qui
l’eût cru que ce serait dans un vaisseau, en voguant vers les côtes d’Afrique, que nous
apprendrions à connaître les hommes !5 », « [c]haque jour nous apprend des choses dont nous
ne nous doutions pas. On se forme beaucoup par les voyages.6» Dans l’Histoire des voyages
de Scarmentado, le nom du personnage principal est issu de l’espagnol escarmentado, le
participe passé de escarmentar, et signifie « qui a compris la leçon », « échaudé ». Son
voyage autour du monde l’amène à comparer les mœurs et à voir que les actions humaines se
réduisent aux guerres et aux conflits. Ce mouvement centripète, symbolique d’une démarche
de décentrement, a un effet éducatif : « les voyages m’avaient formé7 », dit Scarmentado lui-
même. Or qu’a appris le jeune homme ? Il s’est rendu compte de la vénalité des prêtres en
Italie, a découvert l’intolérance religieuse en France, en Espagne et en Hollande, la folie des
superstitions en Turquie, les horreurs de l’esclavage en Afrique. Ainsi, l’incompréhension du
voyageur accentue les horreurs commises au nom du profit ou du dogme religieux.
Scarmentado est notamment arrêté pour avoir fait un mot d’esprit sur la magnificence du

1
Jaucourt, article « Voyage », Encyclopédie, vol. III, T. 17, op. cit., p. 476.
2
« [Le philosophe voyageur] conclut, après bien des réflexions, que le beau est très relatif, comme ce qui est
décent au Japon est indécent à Rome, et ce qui est de mode à Paris ne l’est pas à Pékin ; et il s’épargna la peine
de composer un long traité sur le beau. » Article « Beau », Dictionnaire philosophique, op.cit., p. 50.
3
Article « Polypes », Dictionnaire philosophique, éd. Louis Moland, op. cit., p. 240.
4
Candide, op. cit., p. 274.
5
Les Lettres d’Amabed, op. cit., p. 318.
6
Ibid., p. 335.
7
Histoire des voyages de Scarmentado, op.cit., p. 210.
389
trône destiné au Grand Inquisiteur. Le regard de l’étranger qui ne comprend pas ce qui lui
arrive rend la scène burlesque, ce qui renforce l’absurdité de l’arrestation : l’insertion d’un
élément exogène a pour effet de défamiliariser ce qui était familier ; sous son regard distancié,
les choses se dévoilent dans toute leur cruauté. Ainsi est mis en lumière le dévoiement du
langage par le prêtre inquisiteur qui cherche à amadouer Scarmentado pour le faire avouer : la
prison devient un « appartement », les soldats et les inquisiteurs «embrass[ent] tendrement »
le suspect. L’humour noir et la fausse naïveté de Scarmentado mettent en lumière, en
quelques mots, les atrocités des guerres de religion :
[Ses compagnons de voyage et lui-même] avaient eu le temps de s’instruire de toutes les
grandes choses que les Espagnols avaient faites pour la religion. Ils avaient lu les
mémoires du fameux évêque de Chiapa, par lesquels il paraît qu’on avait égorgé, ou
brûlé, ou noyé dix millions d’infidèles en Amérique pour les convertir. Je crus que cet
évêque exagérait ; mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela
serait encore admirable.1

En rapprochant deux réalités opposées (les morts causées par l’Inquisition et la


glorification des prêtres), l’oxymore, figure centrale du passage, renforcée par la surenchère
laudative, suscite l’indignation du lecteur. Voltaire utilise les mêmes ressorts dans Candide
pour mettre en lumière les atrocités de l’Inquisition, au chapitre sixième :
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du
pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de
donner un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de
quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour
empêcher la terre de trembler.2

La force subversive du passage réside dans les raccourcis que fait Voltaire : il s’agit
de rapprocher les arguments des inquisiteurs (prévenir la ruine, empêcher la terre de trembler)
des conséquences de leurs décisions. Un tel rapprochement accentué par les antiphrases (bel
auto-dafé) et la surcharge laudative (un moyen plus efficace, secret infaillible) ne peut que
faire réagir le lecteur, provoquer à la fois son sourire et sa consternation : il fait éclater la
vérité sans la dénoncer explicitement. Jean Starobinski synthétise ainsi la portée de Candide :
il « porte sens par la paire qu’il forme avec le monde - paire délibérément asymétrique, où
l’image fictive, sommaire et folle, oblige à mieux apercevoir le mauvais sérieux, la rigidité, la
pesanteur méchante, l’intolérance dogmatique que les hommes acceptent comme l’ordre
obligé de leur existence.3»

1
Histoire des voyages de Scarmentado, op.cit., p. 207.
2
Candide, op. cit., p. 242.
3
Jean Starobinski, « Le fusil à deux coups de Voltaire », Le Remède dans le mal, critique et légitimation de
l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1989, p. 144.
390
Le regard de l’étranger met donc en lumière les contradictions entre les paroles et les
actes. Ainsi, dans l’Histoire des voyages de Scarmentado, les figures d’opposition soulignent
de nouveau l’incohérence des jésuites et des dominicains qui se font la guerre alors qu’ils
cherchent tous à « évangéliser » et « civiliser » les barbares : « On n’a jamais vu de
convertisseurs si zélés : car ils se persécutaient les uns les autres, tour à tour ; ils écrivaient à
Rome des volumes de calomnies ; ils se traitaient d’infidèles et de prévaricateurs pour une
âme.1» Les barbares ne sont assurément pas ceux que l’on croit, comme l’observe également
Amabed : « je comprenais à peine comment le même gouvernement, la même religion
pouvaient avoir tant de douceur et d’agrément dans Roume, et exercer au loin tant
d’horreurs.2» Telle est également la constatation du Huron, au chapitre VIII de L’Ingénu. Sur
le chemin qui le conduit à Versailles, il rencontre des protestants à Saumur qui lui expliquent
les raisons de leurs persécutions et de leur exil en Angleterre. Le Huron veut en parler au roi
et le ramener à la raison : « L’Ingénu, livré à son caractère, dit enfin : « Voulez-vous que je
vous parle avec une confiance hardie ? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes
de l’école me semblent peu sages ; ceux qui persécutent me paraissent des monstres.3» Le
regard du naïf, du sauvage opère ainsi un renversement de perspective et permet de mettre en
lumière la barbarie du monde dit « civilisé ».
Le processus d’estrangement opéré par le conte permet donc de déconstruire les
mécanismes de l’écriture biblique et des croyances religieuses. L’emploi d’un style biblique
au cœur-même du conte participe de cette démarche et a pour effet de dégonfler le discours
religieux : ce déplacement rappelle la dimension fictionnelle des récits bibliques, et leur ôte
ainsi toute valeur mystique ; il les vide des significations qui leur sont généralement attachées.
En ce sens, les contes voltairiens suivent la même démarche que le Dictionnaire
philosophique : replacer les récits bibliques dans leur contexte de fiction, les mettre à
distance, afin de désamorcer leur pouvoir de fascination. Voltaire oppose le « style de la
raison », que possède Zadig, au style ampoulé, métaphorique4 et hyperbolique du style

1
Histoire des voyages de Scarmentado, op. cit., p. 209.
2
Les Lettres d’Amabed, etc., dans Contes en vers et en prose, T. II, op. cit, p. 325.
3
L’Ingénu, o .cit., p. 110.
4
« Les orientaux ont toujours prodigué la métaphore sans mesure et sans art. On ne voit dans leurs écrits que des
collines qui sautent, des fleuves qui sèchent de crainte, des étoiles qui tressaillent de joie ; leur imagination trop
vive ne leur a jamais permis d’écrire avec méthode et sagesse ; de là vient qu’ils n’ont rien approfondi, et qu’il
n’y a pas en Orient un seul bon livre d’histoire et de science. Il semble que dans ces pays on n’ait jamais parlé
que pour ne pas être entendu. Il n’y a que leurs fables qui aient réussi chez les autres nations. Mais quand on
n’excelle que dans les fables, c’est une preuve qu’on n’a que de l’imagination. », Article « Métaphore »,
Connaissance des beautés et des défauts de la oésie et de l’éloquence (1749, dans Mélanges II, Œuvres
complètes de Voltaire, vol. 23, Paris, Garnier, 1879, p. 407. Dans Le Taureau blanc, Amaside fustige le style
biblique avec les mêmes arguments : « Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose à son gré, et
des montagnes qui dansent, et des fleuves qui remontent à leur source, et des morts qui ressuscitent ; mais
391
oriental, qui est en fait celui de la Bible1. L’emploi de ce style et les nombreuses allusions aux
mythes religieux, au cœur-même du conte, démontent le mécanisme de la croyance. Par
exemple, Le Monde comme il va, vision de Babouc fait allusion au Livre d’Esdras et au Livre
de Jonas : c’est de là que vient le thème de l’ange exterminateur, du châtiment envoyé par
Dieu. En outre, le nom d’Ituriel est un mélange de Ithiel, nom de personne, et d’Iturée, nom
de pays, cités dans la Bible. L’image de la statue à la fin du conte est également une
réminiscence biblique, qui se trouve déjà appliquée à Paris dans une lettre à Caylus de 1739 :
« Paris est comme la statue de Nabuchodonosor, en partie en or, en partie en fange 2. »
D’ailleurs, tout le début du conte, dans sa simplicité patriarcale, évoque discrètement
l’atmosphère des prophètes3. Dans la Bible, l’Éternel s’adresse à Jonas et l’envoie à Ninive : «
Allez présentement en la grande ville de Ninive, et y prêchez, parce que la voix de sa malice
s’est élevée jusqu’à moi4 ». Le conte de Voltaire se présente même comme une réécriture du
conte biblique. Dans ce dernier, les habitants de Ninive se repentent et font pénitence face à la
menace de leur destruction. Dieu se montre donc indulgent à leur égard, ce qui fâche Jonas,
qui veut mourir. Le conte voltairien propose un scénario inversé : c’est l’envoyé qui cherche à
faire prendre conscience à l’ange lui-même, de l’inutilité de la punition. Dans le processus
d’éducation morale, la reconnaissance de l’hétérogénéité de l’existence humaine, symbolisée
par la statue, a remplacé la menace divine. Dans Le Taureau blanc, Voltaire invente
également une suite de la métamorphose de Nabuchodonosor. Il utilise ainsi les armes de son
ennemi (la religion catholique) contre lui-même ; plus précisément, il semble laïciser les
mythes religieux. De fait, l’ensemble des contes voltairiens sont émaillés de motifs narratifs
tirés de la Bible : le péché originel est à l’origine de la chute de Candide chassé du Paradis du
Thunder-Ten-Tronck, Rustan, tel un nouveau Messie, un nouveau « maître du monde », est
capable, non d’ouvrir la Mer morte, mais de déplacer littéralement les montagnes. L’écriture
du Taureau blanc repose sur le même principe : les personnages de la Bible (le serpent
tentateur, l’ânesse de Balaam, le poisson qui avala Jonas, le chien de Tobie, le bouc-
émissaire, le corbeau et le pigeon de l’arche de Noé) sont assimilés à des personnages de
contes de fées. Alors que le serpent raconte des contes issus de la Bible à la princesse, pour la
détourner de son chagrin, elle dénonce leur fausseté et leur invraisemblance :

surtout quand ces fadaises sont écrites d’un style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte horriblement. », Le
Taureau blanc, op. cit., p. 385.
1
Maureen F. O’Meara, « Le Taureau blanc and the activity of language », SVEC, 148, 1976, p. 115-175.
2
« Lettre au comte de Caylus du 9 janvier 1739 », Correspondance, T. II, éd. Théodore Besterman, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 20.
3
Jacques Van den Heuvel, Romans et contes, op. cit., p. 723.
4
Jonas, Livre I, chap. 2, La Bible, op. cit., p. 1159.
392
Tous ces contes-là m’ennuient, répondit la belle Amaside, qui avait de l’esprit et du goût.
[…] Les contes qu’on pouvait faire à la quadrisaïeule de la quadrisaïeule de ma grand-
mère ne sont plus bons pour moi, qui ai été élevée par le sage Mambrès, et qui ai lu
l’Entendement humain du philosophe égyptien nommé Locke, et la Matrone d’E hèse. Je
veux qu’un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu’il ne ressemble pas toujours à un
rêve. Je désire qu’il n’ait rien de trivial ni d’extravagant. Je voudrais surtout que, sous le
voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au
vulgaire.1

Amaside se fait explicitement le porte-parole de Voltaire pour qui les récits bibliques
ne sont que des « fables » ou des contes de grands-mères invraisemblables. Elle oppose
également le style oriental, hyperbolique et figuré de ces récits au « style de la raison » de
Locke et de La Fontaine. Il est intéressant de voir que le récit libertin de La Fontaine est
rapproché de l’essai théorique de Locke, manière implicite de reconnaître la fonction
cognitive de la fiction : la belle Amaside attend même un « conte moral2 », vraisemblable, qui
transmette une vérité. De fait, le conte s’apparente à un laboratoire : il est même un véritable
révélateur, au sens chimique du terme, notamment par la juxtaposition des contraires.
Par exemple, dans l’Histoire des voyages de Scarmentado, l’insertion d’événements
historiques (la Saint-Barthélémy, la décapitation du ministre hollandais Barneveldt) au cœur-
même du conte entraîne un brouillage des cadres interprétatifs, qui a pour effet de rendre
étranger ce qui est familier. La réalité historique est ainsi mise à distance, dégagée des
préjugés de l’époque, ici de la religion qui permettait de justifier les atrocités de l’Inquisition.
Le mélange des registres relève également de cette démarche. Le réalisme le plus cru se
trouve associé de manière fréquente au registre épique ou lyrique : l’évocation de la saleté et
de la brutalité de Mesrour, dans Le Crocheteur borgne, crée un violent contraste avec
l’idéalité de la dame. On trouve le même procédé dans Candide, Le Taureau blanc ou Ce qui
plaît aux dames : l’intrusion de la trivialité au cœur du conte déconstruit l’illusion. Un tel
rapprochement des opposés suscite l’étonnement du lecteur et provoque, paradoxalement, une
prise de conscience du réel. L’esthétique des contrastes n’est pas seulement un procédé
littéraire, elle est une démarche philosophique, que Marc-Aurèle préconise pour l’éducation
de soi-même. Renoncer aux représentations est un passage nécessaire pour parvenir à une
perception exacte des choses et donc atteindre la vertu :
De même que l’on peut se faire une représentation [phantasein] de ce que sont les mets et
les autres aliments de ce genre, en se disant : ceci est le cadavre d’un poisson ; cela, le
cadavre d’un oiseau ou d’un porc ; et encore, en disant du Falerne, qu’il est le jus d’un
grappillon ; de la robe prétexte, qu’elle est du poil de brebis trempé dans le sang d’un
coquillage ; de l’accouplement, qu’il est le frottement d’un boyau et l’éjaculation, avec un
certain spasme, d’un peu de morve. De la même façon que ces représentations atteignent

1
Le Taureau blanc, op.cit., p. 385.
2
Ibid.
393
leurs objets, les pénètrent et font voir ce qu’ils sont, de même faut-il faire durant toute ta
vie ; et, toutes les fois que les choses te semblent trop dignes de confiance, mets-les à nu,
rends-toi compte de leur peu de valeur et dépouille-les de cette fiction qui les rend
vénérables. (VI, 13)1

Voltaire apparaît, par bien des aspects, comme un descendant du philosophe stoïcien
qu’il admire et évoque régulièrement dans l’ensemble de son œuvre aux côtés de Trajan et
d’Epictète2. Ainsi pourrait s’expliquer la fréquence, dans les œuvres de Voltaire, de l’image
de l’homme, réduit aux fonctions corporelles les plus élémentaires. Dans Les Oreilles du
Comte de Chesterfield et le chapelain Goudman, le botaniste Sidrac s’étonne de l’existence
d’une âme dans un corps conçu comme une machine : « je n’ai jamais pu comprendre
comment un être immatériel, immortel, logeait pendant neuf mois inutilement caché dans une
membrane puante entre de l’urine et des excréments.3» Le jeune athée Birton ne dit pas autre
chose dans l’Histoire de Jenni : « [l’homme] naît entre de l’urine et de la matière fécale pour
respirer deux jours ; et, pendant ces deux jours, composés d’espérances trompeuses et de
chagrins réels, son corps, formés avec un art inutile, est en proie à tous les maux qui résultent
de cet art même : il vit entre la peste et la vérole.4» Ce motif est si récurrent dans les œuvres
de Voltaire qu’il semble exprimer une véritable obsession5. Cette réduction de l’homme à ses
fonctions vitales relève de l’estrangement : c’est un moyen de dépasser les apparences, de
présenter les choses comme si elles étaient vues pour la première fois, et d’atteindre ainsi une
compréhension plus profonde de la réalité. Par là s’explique le recours au regard du naïf, de
l’ingénu, du candide, de l’étranger dans les contes voltairiens. Le recours à l’antiphrase et à
l’oxymore, permanent dans les contes, n’est en ce sens pas un effet de style, il contribue
également au processus de distanciation. Par exemple, dans l’Histoire des voyages de
Scarmentado, quand le héros est en Hollande, il rencontre un « profond politique » qui
regrette le retour prochain du « dogme abominable de la tolérance6». De telles antiphrases, qui
sont de véritables leitmotive, sont l’expression, non pas du rire de supériorité d’un satiriste,
mais du sourire d’un cicerone amusé et lucide, qui observe et surtout invite le lecteur à
regarder les hommes tels qu’ils sont. En ce sens, l’ironie voltairienne n’est pas une marque du
style : elle est la posture du philosophe.

1
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, éd. Mario Meunier, Paris, Flammarion, GF, 1964, p. 86-87.
2
« Si les anciens Romains n’avaient mis au rang des dieux secondaires que des Scipion, des Titus, des Trajan,
des Marc Aurèle, qu’aurions-nous à leur reprocher ? », Deuxième Homélie, « Sur la superstition », dans
Mélanges, op. cit., p. 1118.
3
Les Oreilles du comte de Chesterfield, op. cit., p. 427.
4
Histoire de Jenni, op. cit., p. 489-490.
5
Voir l’article « Ignorance » des Questions que l’Encyclo édie (« l’âme immortelle a son berceau entre ces deux
cloaques » et Les Adorateurs (« un embryon né entre de l’urine et des excréments »). Note 162, Contes en vers et
en prose, T. II, op. cit., p. 637.
6
Histoire des voyages de Scarmentado, op. cit., p. 206.
394
Par conséquent, le regard étonné, parfois horrifié de l’étranger, est une métonymie du
conte philosophique lui-même. De fait, la fictionnalité affichée crée un processus
d’estrangement propre à susciter l’éveil du lecteur : ce dernier est plongé dans un univers
qu’il sait fictionnel, mais ce déplacement rend d’autant plus visible les contradictions
humaines. Il est significatif que nombre des contes voltairiens se terminent par un réveil (Le
Songe de Platon, Le Crocheteur borgne, Le Monde comme il va, Le Blanc et le Noir, Candide
aussi à sa manière). La fin des rêves symbolise assurément la fin des illusions, l’éveil de la
conscience, le renoncement aux représentations et aux discours considérés comme des
romans.

Enfin, le motif du voyage acquiert une dimension philosophique car il symbolise la


destinée humaine : le parcours des personnages voltairiens est en fait une quête du bonheur.
Or cette recherche du bien, compris comme harmonie idéale, apparaît comme une illusion,
comme la nostalgie d’un Eden perdu dont la recherche est vaine. L’épisode de l’Eldorado est
en ce sens significatif. Ce « pays », nommé ainsi non par ses habitants, mais par les
conquistadores espagnols, est thématisé comme une « utopie », par son absolue clôture, son
mépris de l’or et de la cupidité, par l’innocence et la concorde des habitants, par la modestie et
la simplicité du roi, par l’absence de prison. Certes, on peut lire l’épisode comme l’inscription
fictionnelle de « valeurs » à la fois personnelles et sociales, reconnaissables dans le contexte
des Lumières : refus de toute métaphysique, importance accordée au travail (tous les habitants
de l’Eldorado sont en activité), déisme (discours avec le vieillard), solidarité et utilité sociales
(rôle important du commerce, des techniques, des arts, de l’urbanisme, …), engagement
civique dans un gouvernement du bien commun. Mais Candide et Cacambo ne peuvent pas
rester dans cet « hospice1 » : la volonté de retrouver Cunégonde, leur soif de distinction et de
richesses les poussent à quitter ce paradis. Comme dans l’Histoire du prince Titi, de
Thémiseul de Saint-Hyacinthe, le passage par l’utopie insulaire n’est qu’un modèle vers
lequel tendre, mais irréalisable, car trop parfait : c’est une étape avant de retourner dans le
monde des hommes et de les accepter tels qu’ils sont. S’expriment ainsi un refus d’une vision
théocentrique et donc d’une conception chrétienne du bonheur : ce dernier n’est pas à
chercher en dehors de la vie humaine, il n’est pas considéré comme un repos, un équilibre
parfait, post-mortem, mais comme un processus.
Dès lors, le voyage prend une dimension symbolique : il trace le parcours, au cours
duquel le personnage apprend les conditions du bonheur sur terre, avec les autres. Le

1
Candide, op. cit., p. 275.
395
narrateur explicite ainsi l’enjeu de la discussion dans l’Histoire d’un bon bramin : « car enfin
de quoi s’agit-il ? D’être heureux1. » Tel est le leitmotiv qui rythme l’ensemble des contes
voltairiens. Le récit de Candide est scandé par l’alternance des exclamations du jeune héros :
« Maître Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde 2 », « ah meilleur
des mondes, où êtes-vous ?3 » Au chapitre XIX de L’Ingénu, les remords et la douleur de
Mademoiselle de Saint Yves contrastent avec la discussion animée des convives, qui
débattent à leur tour de la question du bonheur. Candide, le Huron, Babouc, Memnon et Zadig
cherchent avant tout à être heureux, ce que scandent également les clausules des chapitres de
Zadig : fiancé à Sémire, « il crut qu’il serait heureux4 » ; lorsqu’il s’adonne à l’étude de la
nature, il conclut que « rien n‘est plus heureux qu’un philosophe qui lit dans ce grand livre
que Dieu a mis sous nos yeux5 ». Pourtant, après l’épisode de la chienne et du cheval, il
déduit de son aventure « qu’il est difficile d’être heureux en cette vie6 » et après celui des
généreux, le narrateur souligne l’illusion de sa satisfaction : « je suis donc enfin heureux !
mais il se trompait7. » Ce leitmotiv exprime un questionnement existentiel, caractéristique de
la modernité. L’émancipation des doctrines religieuses et des systèmes métaphysiques
exposent l’humanité à l’inquiétude et au vagabondage puisque cela signifie « couper les
amarres avec l’absolu8 », choisir l’existence contre l’essence, accepter la dimension aléatoire
du devenir et intégrer l’instabilité de la condition humaine dans la vaste notion de nature. Le
parcours de Candide et de ses compères illustre bien cette idée : déçus du monde, ballotés et
maltraités par les événements, estropiés et épuisés, ils trouvent enfin refuge en Turquie, mais
ils s’ennuient au point que Cunégonde ne vienne à se demander quelle est la pire des
situations :
Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’être violée cent fois par des pirates nègres,
d’avoir une fesse coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté et
pendu dans un auto-da-fé, d’être disséqué, de ramer en galère, d’éprouver enfin toutes les
misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien faire ?9

Et Martin de conclure que « l’homme était né pour vivre dans les convulsions de
l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui10 », reprise presque mot pour mot du dialogue des

1
Histoire d’un bon bramin, op.cit., p. 327.
2
Candide ou L’O timisme, op.cit., p. 236.
3
Ibid., p. 237.
4
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit, p. 115.
5
Ibid., p. 119.
6
Ibid., p. 122.
7
Ibid., p. 127.
8
Jean Deprun, La Philoso hie de l’inquiétude en France au XVIII e siècle, Paris, Vrin, 1979, p. 10.
9
Candide, op. cit., p. 311.
10
Ibid.
396
Adorateurs1. Tel est le sort de Zadig, de Cosi-Sancta, de Memnon, de tous ces personnages
que la vertu ne protège pas contre les aléas de la fortune. Que faut-il faire alors ? Se
désespérer ? Assurément non, la seconde fin de Candide suggère qu’une société humaine
fondée sur l’entraide et le partage du travail est possible. Elle est loin d’être parfaite, mais elle
assure un bonheur à la fois individuel et collectif : l’état misérable de l’homme est une charge
plus légère quand elle est partagée. Le bonheur humain n’est donc pas dans le repos, mais
dans le mouvement, dans le travail et la quête, et consiste à accepter le monde avec ses
contradictions.
Si les voyages modifient quelque chose, c’est donc avant tout le regard que porte le
personnage principal (et le lecteur avec lui) sur le monde qui l’entoure, comme l’illustre Le
Monde comme il va. Babouc est envoyé à Persépolis par l’ange Ituriel pour savoir si la ville
doit être détruite ou mérite d’être corrigée. L’introduction d’un élément étranger est présentée
là aussi comme le moyen de porter un regard distancié et soi-disant objectif sur les mœurs de
la ville : « je n’ai jamais été en Perse ; je n’y connais personne. – Tant mieux, dit l’ange, tu ne
seras point partial.2» Or l’aventure de Babouc ne change pas le monde, mais seulement son
regard : alors que tout au long du conte, il généralise les comportements et juge les mœurs de
la ville de manière manichéenne, décidant alternativement de la détruire ou de la sauver, il
finit par accepter la complexité, symbolisée par la statue oxymorique. Alors qu’il doit faire
part à Ituriel de sa décision, il ne peut se résoudre à faire condamner Persépolis, dont le
peuple lui apparaît, certes médisant et inconsistant, mais aussi « doux et bienfaisant ». Il fait
donc faire à un fondeur une statue composée à la fois des pierres les plus précieuses et des
matériaux les plus vils de la cité et il demande à l’ange : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie
statue parce que tout n’y est pas or et diamants ? »3. La statue sert ici d’emblème pour rendre
compte de la complexité de la nature humaine. Partant, elle apparaît comme une métonymie
du conte lui-même : le lecteur se retrouve devant le conte philosophique comme face à la vie,
devant une mosaïque de lumières et d’obscurités, face au bien et au mal entremêlés, devant Le
Blanc et le Noir, pour reprendre le titre-même d’un des contes voltairiens, qui eux-mêmes
changent de nature selon l’angle sous lequel on les regarde. Le conte philosophique devient
par-là l’image même du problème qu’il est censé résoudre : « comment une pensée se disant
raisonnante peut-elle interroger – voire changer – une destinée qui est aveugle, une destinée

1
« L’homme est plus malheureux que tous les animaux ensemble : il est continuellement en proie à deux fléaux
que les animaux ignorent, l’inquiétude et l’ennui qui ne sont que le dégoût de soi-même. […] je voudrais n’être
pas né », Les Adorateurs, ou les louanges de Dieu, dans Dialogues et anecdotes philosophiques, éd. R. Naves,
Paris, Garnier, 1966, p. 359-360.
2
Le Monde comme il va, dans Contes en vers et en prose, T. I, op. cit., p. 89.
3
Ibid., p. 104.
397
que l’on ne peut, semble-t-il, que subir ? […] c’est par et dans la diversité que Voltaire,
comme Leibniz, trouve l’unité1 », comme l’affirme Joseph Bianco, à propos de Zadig. Pour
Voltaire, c’est dans la diversité, dans l’instabilité, dans la contradiction que réside
l’universalité de l’âme humaine. Seul le regard d’un étranger nous permet de prendre
conscience de ces contradictions. Dans l’article « Contradiction » du Dictionnaire
philosophique, Voltaire a recours significativement à une hypothèse fictive, l’arrivée du
voyageur asiatique en Europe, pour démontrer sa conception de la nature contradictoire et
ambivalente de l’Homme :
Si je voulais continuer à examiner les contrariétés qu’on trouve dans l’empire des lettres,
il faudrait écrire l’histoire de tous les savants et de tous les beaux-esprits : de même que si
je voulais détailler les contrariétés dans la société, il faudrait écrire l’histoire du genre
humain. Un Asiatique qui voyagerait en Europe pourrait bien nous prendre pour des
païens. Nos jours de la semaine portent les noms de Mars, de Mercure, de Jupiter, de
Vénus ; les noces de Cupidon et de Psyché sont peintes dans la maison des papes ; mais
surtout si cet Asiatique voyait notre opéra, il ne douterait pas que ce ne fût une fête à
l’honneur des dieux du paganisme. […] Il verrait presque toujours nos usages en
contradiction avec nos lois ; et si nous voyagions en Asie, nous y trouverions à peu près
les mêmes incompatibilités. Les hommes sont partout également fous […] Cependant ce
monde subsiste comme si tout était bien ordonné ; l’irrégularité tient à notre nature ; notre
monde politique est comme notre globe, quelque chose d’informe qui se conserve
toujours. Il y aurait de la folie à vouloir que les montagnes, les mers, les rivières, fussent
tracées en belles figures régulières ; il y aurait encore plus de folie de demander aux
hommes une sagesse parfaite : ce serait vouloir donner des ailes à des chiens, ou des
cornes à des aigles2.

Un regard étranger permettrait ainsi de mettre en lumière les contradictions dans le


domaine politique, littéraire, religieux. Il ne s’agit pas de déplorer l’absurdité de l’existence
humaine, ni de rêver à davantage de cohérence3 : prendre conscience que la folie dirige les
actions humaines conduit sur la voie de la tolérance et de l’humilité4, comme l’affirme
Voltaire lui-même face aux contradictions de l’Évangile. L’écriture des contes philosophiques
montre donc un même dessein : faire prendre conscience au lecteur de la complexité du
monde et de l’homme, de l’absurdité de la condition humaine, non sur un mode tragique, mais
avec la distance propre à l’humour, plus ou moins noir.
De fait, les péripéties que subit le héros voltairien le conduisent à expérimenter la
réversibilité des situations et du bonheur. Zadig se trouve d’emblée confronté au principe de

1
Joseph Bianco, « Zadig et l’origine du conte philosophique. Aux antipodes de l’unité », Poétique n°68, nov.
1986, p. 450 et 451.
2
Article « Contradiction », Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier, 1878, p. 255-256.
3
« Le monde ne subsiste que de contradictions ; que faudrait-il pour les abolir ? assembler les états du genre
humain. Mais de la manière dont les hommes sont faits, ce serait une nouvelle contradiction s’ils étaient
d’accord. Assemblez tous les lapins de l’univers, il n’y aura pas deux avis différents parmi eux. » , ibid., p. 259.
4
« Et s’il y a plusieurs difficultés qu’on ne peut expliquer, des profondeurs qu’on ne peut comprendre, des
aventures qu’on ne peut croire, des prodiges qui révoltent la faible raison humaine, des contradictions qu’on ne
peut concilier, c’est pour exercer notre foi, et pour humilier notre esprit. », ibid., p. 266.
398
la contradiction : « le malheur vint de son bonheur même, et surtout de son mérite1».
Lorsqu’il fait le bilan de ses aventures, le héros, sage mais malheureux, s’offusque lui-même
des injustices qu’il subit : « condamné à être décapité pour quatre mauvais vers à la louange
du roi ! […] réduit en esclavage pour avoir secouru une femme qu’on battait ; et sur le point
d’être brûlé pour avoir sauvé la vie à toutes les jeunes veuves arabes !2 » L’entremêlement du
bien et du mal et la concomittance de la petitesse de l’être humain et de sa capacité à la
démesure se retrouvent dans l’ensemble des contes voltairiens. C’est ce qu’illustrent la
clausule proverbiale de Cosi-Sancta (« Un petit mal pour un grand bien ») et la conclusion de
Babouc, spectateur des horreurs de la guerre : « Inexplicables humains, s’écria-t-il, comment
pouvez-vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes ?3 ».
Scarmentado ne dit pas autre chose lorsqu’il s’étonne de l’attitude des Français : « Hélas ! dis-
je, ce peuple est pourtant né doux : qui peut l’avoir tiré ainsi de son caractère ? Il plaisante, et
il fait des Saint-Barthélémy.4» Le narrateur, en discussion avec M. Husson, dans Le Pot-
pourri, fait exactement la même remarque, et conclut que l’inconséquence et l’impermanence
des idées définissent la nature humaine : « vous n’avez qu’à regarder une girouette ; elle
tourne tantôt au doux souffle du zéphyr, tantôt au vent violent du nord ; voilà l’homme.5» Le
conte philosophique entre ici explicitement en écho à l’article « Contradictions » du
Dictionnaire philosophique6. Ce que les personnages voltairiens apprennent au cours de leur
voyage, c’est donc à dépasser leur manichéisme qui est la source de leurs malheurs : Memnon
se croyait sage, car il pensait savoir distinguer le bien et le mal, mais dans la pratique, il
devient symboliquement aveugle et pauvre. L’ironie du narrateur met en lumière l’erreur de
ces personnages qui pensent être dans le bon droit, mais dont la rigidité de penser est
incompatible avec la complexité de la vie. Lorsque Babouc, par exemple, se rend compte de
l’infidélité d’une femme, il conclut que :
[…] une telle société ne pouvait subsister ; que la jalousie, la discorde, la vengeance,
devaient désoler toutes les maisons ; que les larmes et le sang devaient couler tous les
jours ; que certainement les maris tueraient les galants de leurs femmes, ou en seraient
tués ; et qu’enfin Ituriel faisait fort bien de détruire tout d’un coup une ville abandonnée à
de continuels désastres7.

1
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit., p. 132.
2
Ibid., p. 148.
3
Le Monde comme il va, op.cit., p. 91.
4
Histoire des voyages de Scarmentado, op. cit., p. 205.
5
Le Pot-pourri, op. cit., p. 53.
6
« Le petit peuple, d’un bout du monde à l’autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu’un
philosophe ait un écu à partager avec le plus imbécile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si
horriblement obscurcie, il est sûr que s’il y a un sou à gagner l’imbécile l’emportera sur le philosophe. Comment
des taupes, si aveugles sur les plus grands des intérêts, sont-elles lynx sur les plus petits ? Pourquoi le même juif
qui vous égorge le vendredi ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat ? Cette contradiction de l’espèce
humaine mérite qu’on l’examine. », article « Contradictions », Dictionnaire philosophique, op. cit.
7
Le Monde comme il va, op. cit., p. 94.
399
Le jugement de Babouc est tourné en dérision par le recours aux hyperboles et aux
motifs bibliques. La construction hyperbatique de la phrase exprime l’emportement du « sage
et vertueux » voyageur qui observe et juge les autres à travers une grille de lecture préconçue
et manichéenne. En outre, le passage du singulier au pluriel et de l’imparfait au conditionnel
crée un effet de gradation : Babouc se plonge dans la fiction qu’il imagine, dans le tableau
apocalyptique qui modèle sa perception des choses, et se fait prédicateur. Au début, le lecteur
ne peut que partager le point de vue de Babouc, qui dénonce l’injustice et la vénalité des
charges (par exemple, en opposant le mérite du pauvre satrape et la richesse du jeune juge,
ignorant). Mais l’ironie du narrateur met à jour la subjectivité de son personnage qui
catalogue trop vite les autres (« il conclut précipitamment »), tournant ainsi en dérision ses
erreurs de jugement. La scène où Babouc se rend au théâtre est forte de symboles. Alors qu’il
est profondément ému par les valeurs morales exprimées dans la pièce (le devoir des princes,
l’amour de la vertu, les effets des passions) au point d’en venir aux larmes, il entre ensuite
dans les coulisses du spectacle et la belle peinture morale s’effondre, fond en même temps
que le maquillage : la comédienne, sans le sou, est en pleurs car le comédien qui jouait le
prince si vertueux de la pièce l’a laissée seule et sans argent, avec son enfant. Le personnage
voltairien parcourt ainsi la vaste scène du monde, découvrant l’envers du décor, apprenant à
accepter le double aspect des choses. Un vieillard lettré cherche à dessiller les yeux du jeune
Babouc : « Vous êtes étranger, lui dit l’homme judicieux qui lui parlait ; les abus se présentent
à vos yeux en foule, et le bien, qui est caché et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes,
vous échappe.1» Comme Zadig, Memnon, le crocheteur et Pangloss, Babouc est borgne, du
moins métaphoriquement, car il ne voit les choses, au début du conte, que sous un seul angle.
Progressivement, son champ de vision s’élargit, au fur et à mesure de ses rencontres et de son
étude de l’âme humaine. Le conte trace ainsi son parcours initiatique, au cours duquel il
apprend à suspendre son jugement et devient plus tolérant :
Insensiblement Babouc faisait grâce à l’avidité du financier, qui n’est pas au fond plus
avide que les autres hommes, et qui est nécessaire. Il excusait la folie de se ruiner pour
juger et pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à
l’envie des lettrés, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le monde ; il
se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait plus de
grandes vertus encore que de petits vices2.

La structure répétitive confère au passage une dimension argumentative : le conte


met en abyme le changement moral qu’il vise également chez le lecteur. Ce que découvrent

1
Ibid., p. 100.
2
Ibid., p. 101-102.
400
les personnages voltairiens, et le lecteur avec eux, c’est non seulement les contradictions du
monde, mais leurs propres antinomies, symbolisées par le caractère interchangeable des
personnages. Candide, le disciple de Pangloss, devient ainsi le maître de Cacambo, qui est le
personnage principal de l’épisode de l’Eldorado : « Candide ne jouait plus que le second
personnage, et accompagnait son valet.1» Horrifiée par le fait que le naïf jeune homme qui
l’avait séduite tue de sang-froid l’Inquisiteur, Cunégonde s’insurge : « Comment avez-vous
fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un juif et un prélat ? Ma belle
demoiselle, répondit Candide, quand on est amoureux, jaloux, et fouetté par l’Inquisition, on
ne se connaît plus.2» Voltaire formule ici l’effet des passions sur l’âme humaine, et suggère
l’impossibilité de toute définition figée et univoque de l’identité. Lorsqu’elle fait le récit de sa
vie, la vieille reconnaît quant à elle le paradoxe qu’il y a à vouloir rester en vie en étant aussi
malheureuse :
[…] je voulus cent fois me tuer, mais j’aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est
peut-être un de nos penchants les plus funestes : car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir
porter continuellement un fardeau qu’on veut toujours jeter par terre ? d’avoir son être en
horreur, et de tenir à son être ? Enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jusqu’à ce
qu’il nous ait mangé le cœur ?3

Le passage du singulier au pluriel exprime de nouveau le rapport qui s’établit entre le


particulier et l’universel. Les personnages voltairiens, tout contradictoires et inconséquents,
symbolisent la complexité de la condition humaine, comme le résume la maxime du sage
Mambrès dans Le Taureau blanc : « rerum concordia discors4 ». Par conséquent, la question
des contradictions, motif central des contes voltairiens, suggère également l’égalité des
hommes face aux incohérences humaines et aux vicissitudes de la vie.
De fait, en subissant l’impermanence des situations, le personnage voltairien
expérimente l’égalité des conditions. Les renversements du sort conduisent par exemple Zadig
à connaître aussi bien la richesse que la pauvreté, la royauté que l’esclavage, aussi bien le
bonheur intense que le malheur le plus désespérant. Par les aléas de la destinée, il vit
différents états, dont il souligne l’inanité des hiérarchies, au moment où il devient esclave :
« Et pourquoi ne le serais-je pas comme un autre, puisque je suis homme comme un autre ? 5»
La réversibilité de la destinée apprend à Zadig, comme à Candide ou Jeannot, que les hommes
sont égaux dans leurs faiblesses et leur vulnérabilité. L’ange Jesrad instruit Zadig que
« l’homme ne peut se donner ni sensation ni idées, il reçoit tout ; la peine et le plaisir lui

1
Candide, op. cit., p. 272.
2
Ibid., p. 249.
3
Ibid., p. 257.
4
« L’harmonie des choses est faite de discordances », Le Taureau blanc, op. cit., p. 379.
5
Zadig ou La Destinée, histoire orientale, op. cit.., p. 139.
401
viennent d’ailleurs comme son être.1» Tel était également le fondement du premier Discours
en vers sur l’homme publiés dès 1738 :
Le ciel, en nous formant, mélangea notre vie
De désirs, de dégoûts, de raison, de folie,
De moments de plaisirs, et de jours de tourments :
De notre être imparfait voilà les éléments ;
Ils composent tout l’homme, ils forment son essence ;
Et Dieu nous pesa tous dans la même balance2.

Le voyage des personnages voltairiens est bien philosophique dans la mesure où il


leur fait sentir, et au lecteur avec eux, la nécessité de la solidarité. La prise de conscience de
l’humilité de la condition humaine ne peut que déclencher un geste social, comme le met en
scène Candide : Jacques prend Candide pour son « frère » car comme lui, c’est « un être à
deux pieds, sans plumes, qui avait une âme3 » ; de même, Candide a de la « compassion »
pour Pangloss réduit à la misère. Dès lors, les voyages en bateau ainsi que le handicap de ces
personnages aveugles, sourds, boiteux ou meurtris par les coups, sont assurément les
métaphores d’une existence humaine faible et incertaine, dans un monde instable. Dans cette
instabilité généralisée, le fait même de conter et la création d’une nouvelle sociabilité
semblent les seules amarres possibles.

IV.I.5. La sociabilité instaurée par les recueils

Si la publication des contes voltairiens dans des recueils met en évidence leur
intrication avec la pensée philosophique et historique de Voltaire, ainsi que leur unité (de
thème, de visée et de structure), malgré leur diversité, le projet anthologique a en lui-même
des enjeux philosophiques et sociaux. De fait, Voltaire reprend à son compte les dispositifs
narratifs du conte traditionnel, mais à des fins philosophiques. Les Contes de Guillaume Vadé
(1764), notamment, renouent avec les traditionnelles scénographies de contage et s’ouvrent
sur une remarque du narrateur qui interpelle ses auditeurs, réunis autour d’un feu : « Mes amis
l’hiver dure, et ma plus douce étude/ Est de vous raconter les faits des temps passés4. » Le
retour au conte en vers en ces années 1764 témoigne d’un désir de retrouver une tradition
ancienne. Le premier conte que Voltaire écrit en novembre 1763, Ce qui plaît aux dames, est

1
Ibid., p. 167.
2
« Premier discours de l’égalité des condition », dans Mélanges, op. cit., p. 215.
3
Candide, op. cit., p. 236.
4
L’Éducation d’une fille, op.cit., p. 354.
402
d’ailleurs une adaptation des Contes de Canterbury1 du « vieux poète anglais » Chaucer, et de
« l’Histoire de la femme de Bath », qui inspire également un conte recueilli dans un ouvrage
anonyme, Le Goût de bien des gens2 (1761). Sur le frontispice de l’édition des Romans et
contes de M. de Voltaire faite à Bouillon en 17783, Voltaire est clairement représenté en digne
descendant de Perrault. Le narrateur de Ce qui plaît aux dames exprime lui-même sa nostalgie
des contes de l’ancien temps :
Ô l’heureux temps que celui de ces fables,
Des bons démons, des esprits familiers,
Des farfadets, aux mortels secourables !
On écoutait tous ces faits admirables
Dans son château, près d’un large foyer4.

À côté de l’intellectuel engagé, apparaît ainsi une autre image de Voltaire, celle d’un
conteur en vers, d’un châtelain libre et respecté, entouré de sa famille, qui anime les veillées
au coin du feu. Mais ces deux visages sont-ils si opposés ? En fait la mise en recueil procède
d’une double opération, comme l’a montré Jean-Paul Sermain : une telle démarche consiste à
s’approprier un passé, à le rendre sensible par un travail qui cherche à restituer dans la langue
commune la « naïveté » de son origine, mais aussi à fixer leur perception5. Cette restitution et
cette ritualisation du passé, qui participe à sa sacralisation, fait contribuer le conte à
l’instauration d’une sociabilité commune, unie à la fois par un passé commun et par une
expérience partagée. Les contes de Voltaire relèvent de ce processus, mais dans une
perspective philosophique et sociale.
Certes, les effets de répétitions et de refrains confèrent aux contes voltairiens une
certaine oralité et se présentent comme des souvenirs lointains des contes traditionnels. Par
exemple, Memnon, ou la sagesse humaine apparaît comme un conte à épisodes : la
récapitulation des événements après chaque nouvelle péripétie s’apparente à un refrain, qui
rapproche le texte des comptines. Le Blanc et le Noir est également construit en une suite
d’épisodes, scandée par les phrases suivantes : « Topaze avait raison », « Ebène avait
raison ». On retrouve ces mêmes répétitions et ces alternances entre le bien et le mal, dans
Zadig ou La Destinée humaine, histoire orientale. Tous les chapitres se terminent par un
commentaire du personnage qui déplore son malheur ou s’enthousiasme de l’amélioration de
sa situation. Le conte est ainsi le réceptacle à la fois des aventures des personnages et de leurs

1
René Pomeau, Voltaire en son temps, T. II, op. cit., p. 150.
2
Anonyme, Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes moraux, Amsterdam et Paris, L’Esclapart, 1761.
3
« Voltaire au coin de feu, à Ferney, récitant à une compagnie mêlée ses contes en vers, etc. », cité par René
Pomeau, Voltaire en son temps, T. II, op. cit., p. 151.
4
Ce qui plaît aux dames, op.cit., p. 346.
5
Jean-Paul Sermain , « La face cachée du conte », Féeries, n°1, 2004, p.11-26.
403
propres commentaires. Partant, il devient lui-même recueil, dans la mesure où la narration est
sans cesse entrecoupée par les récits des personnages.
De fait, dans Candide, chaque rencontre est l’occasion pour chacun des personnages
de raconter ses malheurs et d’opérer un retour réflexif sur sa propre situation. L’insertion des
récits des différents personnages (Cunégonde, la vieille, Martin, Pangloss, Pâquette)
rapproche le conte d’un recueil d’histoires. Le conte s’inscrit ainsi dans la lignée de
l’Heptaméron de Marguerite de Navarre et du Décameron de Boccace. La vieille elle-même
souligne, non sans ironie, le topos narratif :
Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs si vous ne m’aviez pas un peu
piquée, et s’il n’était d’usage, dans un vaisseau, de conter des histoires pour se
désennuyer. Enfin, mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le monde ; donnez-vous
un plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire, et s’il s’en trouve un seul
qui n’ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plus
malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première.1

Sous le clin d’œil intertextuel, la vieille formule ici l’enjeu philosophique et moral du
regroupement d’histoires dans les contes voltairiens : il s’agit de percevoir, sous la diversité
des situations, l’égalité des hommes face au malheur. Les deux voyages maritimes de Candide
entre l’Europe et l’Amérique, l’aller comme le retour, sont l’occasion pour les passagers de
raconter leurs propres aventures et de philosopher, de s’interroger sur l’existence et les
conditions du bonheur. Les personnages généralisent ainsi leur propre situation à l’ensemble
de l’humanité. Dans L’Ingénu, lors de la scène finale des retrouvailles des deux familles, le
narrateur formule explicitement le double effet des histoires transmises à un auditoire
d’adultes : « Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des
histoires de revenants, et comme des hommes qui s’intéressaient tous à tant de désastres.2»
Amusé, séduit, emporté par l’histoire, l’auditeur (et le lecteur avec lui) retrouve des plaisirs de
l’enfance, ce qui n’anesthésie pas pour autant sa réflexion et son empathie. La scène de
contage de L’Ingénu montre que c’est l’alternance de narration et de commentaires qui
déclenche la pensée : « Gordon racontait, l’autre jugeait ; les convives écoutaient avec
émotion, et s’éclairaient d’une lumière nouvelle.3» La lumière a ici une valeur métaphorique
et désigne à la fois l’émotion et l’éveil des consciences des auditeurs. Si l’étude de la
métaphysique ne donne aucune explication sur l’existence humaine, si l’observation des
actions absurdes des hommes a de quoi désespérer, s’interroger et échanger sur ces questions
est une source de soulagement. Cette finalité est clairement énoncée dans le chapitre XX de

1
Candide ou L’O timisme, op. cit., p. 258.
2
L’Ingénu, op. cit., p. 121-122.
3
Ibid., p. 123.
404
Candide où le héros devise avec Martin « du mal moral et du mal physique » : « Ils
disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le
premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se consolaient.1» On
remarque que ce qui console, ce n’est pas d’émettre un discours spéculatif, mais de
communiquer, d’échanger, de partager ses idées sur le mal pour adoucir la douleur. On peut
donc affirmer, avec Gérard Malkassian, que c’est la conversation « qui constitue le dernier
mot de Voltaire sur l’usage de la métaphysique et, plus profondément, sur l’existence
humaine car, en tant qu’échange argumenté de propositions, elle entretient une sociabilité
naturelle2 », qui s’oppose à tout repli misanthropique sur soi : la discussion argumentée, la
confrontation des points de vue participent assurément à l’adoucissement des mœurs et à la
lutte contre l’intolérance.
L’expérimentation du malheur, accompagnée d’un retour réfléxif sur ses causes, et
l’exemple de comportements vertueux peuvent participer à l’évolution morale des
personnages. Comme dans l’Histoire de Jenni, le narrateur insiste, dans Jeannot et Colin, sur
la contamination de la bonté de Colin, que la mesure, l’éducation et le travail conduisent à
respecter la loi naturelle universelle de l’empathie et de la fraternité : « La bonté d’âme de
Colin développa dans le cœur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n’avait pas
encore étouffé.3» Le conte voltairien montre comment l’appel simultané aux émotions et à la
raison peut modifier le cœur du personnage. De même, c’est le travail et le malheur qui
participent à l’Éducation d’un rince :
Ses muscles énervés par l’infâme mollesse
Prirent dans le travail une heureuse vigueur ;
Le malheur l’instruisit, il dompta la paresse,
Son avilissement fit naître sa valeur4.

Comme dans la fable de La Fontaine5, le « trésor » n’est pas le produit de l’effort, il


se situe dans le travail et dans le processus. Transposée à la lecture de la fiction, l’idée
suggère que la signification n’est pas à chercher derrière l’histoire ; elle se situe au cœur-
même de la démarche herméneutique, le lecteur étant conduit à trouver par lui-même sa
vérité. L’important n’est donc pas de trouver le sens (du conte et de la vie), mais de le
chercher et de sans cesse s’interroger.

1
Candide, op. cit., p. 283.
2
Gérard Malkassian, op. cit., p. 75.
3
Jeannot et Colin, dans Contes en vers et en prose, T.II, op. cit., p. 35.
4
L’Éducation d’un rince, dans Contes en vers et en prose, T. I, op. cit., p. 393.
5
« Mais le père fut sage/ De leur montrer avant sa mort/ Que le travail est un trésor. », « Le Laboureur et ses
enfants », Jean de La Fontaine, Fables, L. 5, fable IX, op. cit., p. 170.
405
Au-delà de la fonction sociale et morale des recueils de contes, le projet anthologique
exprime également une vision singulière de l’homme et du monde. De fait, le découpage en
chapitres, eux-mêmes composés comme des contes, confère à l’ensemble du texte la forme
d’un recueil d’histoires. C’est le cas notamment de Zadig, dont chaque chapitre suit le schéma
du conte traditionnel, comme l’illustre, par exemple, le chapitre 13, « Les Rendez-vous » :
Zadig est à Balzora (situation initiale) ; les prêtres ont décidé de le punir et il est condamné au
bûcher (élément perturbateur) ; la veuve Almona fait des avances aux prêtres et leur donne
rendez-vous chez elle, elle fait venir un juge pour témoigner de la manière dont les prêtres
étaient prêts à accepter la révision du procès de Zadig (péripéties) ; Zadig est sauvé
(résolution et situation finale). On pourrait résumer chaque chapitre selon le même modèle.
L’ensemble du conte s’apparente ainsi à un recueil d’histoires, quasiment indépendantes,
comme en témoignent les deux chapitres mis en appendice, « La Danse » et « Les Yeux », qui
pourraient être placés à n’importe quel endroit de l’histoire. Cette composition rapproche le
conte voltairien des contes traditionnels, mais elle exprime surtout une conception singulière
de l’existence humaine, considérée comme un ensemble de monades, et du temps, perçu dans
sa dimension cyclique. La composition des contes, à la fois emboîtée et spiralaire, emporte les
personnages dans un engrenage, à l’image de l’assemblage des rouages du monde :
N’est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l’abrégé de l’histoire des Perses, écrite
par Zoroastre ? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces
événements passent sous vos yeux l’un après l’autre en une heure ; or vous m’avouerez
qu’il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l’espace d’une heure que de les
étendre dans l’espace de huit cent mille années ; c’est précisément la même chose.
Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue
immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres ; celle du
centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même
temps que la grande roue n’en achève qu’un. Il est clair que tous les événements, depuis
le commencement du monde jusqu’à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup
moins de temps que la cent millième partie d’une seconde ; et on peut dire même que la
chose est ainsi1.

Topaze assimile ainsi le rêve de son maître, qui lui a permis de parcourir tout
l’Orient en une heure, à un récit historique : la narration s’apparente à un abrégé de la destinée
humaine, un condensé de l’Histoire de l’humanité. La métaphore de la roue exprime une
vision mécanique de l’univers crée par un Grand Architecte, dont chaque partie est en rapport
avec le Tout. Telle est bien, semble-t-il, une des significations possibles de la structure
emboîtée : le rapport qui s’établit entre chaque partie et le Tout est l’expression d’une
conception singulière du monde et de l’homme. On voit ainsi comment l’intention
philosophique des contes de Voltaire investit leur composition, à la fois interne et externe.

1
Le Blanc et le Noir, op.cit., p. 19.
406
Dans la Correspondance littéraire d’août 1754, Grimm affirme : « Si l’esprit
philosophique s’est plus généralement répandu dans ce siècle que dans aucun autre, c’est une
obligation que nous avons moins à nos Montesquieu, à nos Buffon, à nos Diderot, à nos
d’Alembert, aux ouvrages de M. de Maupertuis qu’à M. de Voltaire, qui, en répandant la
philosophie dans ses pièces de théâtre et dans tous ses écrits, en a fait naître le goût dans le
public et a mis la multitude en état d’en sentir le prix et de goûter les ouvrages des autres.1»
Pourquoi un conte, une « bagatelle », pourrait-il être plus efficace qu’un traité pour répandre
l’esprit des Lumières et le sens critique ? C’est assurément parce qu’il conduit le lecteur à
opérer une sorte de révolution copernicienne dans sa propre vision des choses. De fait, les
contes voltairiens offrent au lecteur une expérience d’« estrangement », dont les enjeux sont à
la fois philosophiques, moraux et épistémologiques. Regarder le monde à travers les lunettes
grossissantes du conte permet tout d’abord de perturber les habitudes de pensée du lecteur,
afin de lui faire prendre conscience du pouvoir d’illusionnement de tous les discours
considérés comme des romans (religieux, pseudo-scientifiques, métaphysiques, fictionnels).
Le conte voltairien ne dénonce pas, il place les discours aliénants dans des conditions qui
mettent en lumière leur imposture et leurs incohérences. C’est pourquoi l’oxymore et l’ironie
sont les figures centrales des contes de Voltaire : elles ne sont pas seulement des figures de
style, mais bien des méthodes de pensée du philosophe car c’est de la friction d’idées ou de
motifs contradictoires que peut surgir la pensée. Ainsi s’explique la récurrence au cœur-même
des contes des dialogues philosophiques, qui leur confèrent une dimension dialectique. Mais
cette esthétique de la contradiction a surtout pour effet de faire percevoir au lecteur
l’hétérogénéité de l’existence : au-delà de leur très grande diversité, les contes voltairiens
montrent tous l’égalité des hommes face aux faiblesses humaines et aux vicissitudes de la vie.
L’esthétique du recueil, qui caractérise la composition interne et externe des contes
voltairiens, prend ainsi une fonction morale et philosophique : il s’agit d’amener le lecteur à
chercher les principes universels qui dépassent les apparentes antinomies, en somme à être
géomètre. On voit ainsi comment la morale et la philosophie voltairiennes sont intimement
liées à une démarche expérimentale et inductive. De cette manière, les lecteurs se trouvent
engagés dans une démarche critique et analytique, ce qui définit justement la sociabilité des
Lumières2, au développement de laquelle les contes de Marmontel oeuvrent également.

1
Grimm, Correspondance littéraire, cité par André Cresson, op. cit., p. 37.
2
Jaucourt, article « Sociabilité », dans Encyclopédie, op. cit., T. 15, p. 251.
407
408
IV.II. Les contes marmontéliens ou la
transmission des Lumières

Si les théories littéraires de Marmontel, qu’il développe dans ses Éléments de


littérature, ont infiltré la conscience collective durant tout le XIXe siècle, ses contes ont
également connu une très large diffusion, aussi bien en France que dans toute l’Europe. Le
succés et les réécritures ont été tels que l’on a même considéré le conte moral comme « un
genre crée par Marmontel1. » Paradoxalement, dès le début du XIXe siècle, les contes
marmontéliens sont jugés inférieurs au roman, et donc mineurs sur la scène littéraire2, tout en
ayant des enjeux civiques reconnus : pour l’éditeur de ses Nouveaux contes moraux,
Marmonel vise à « former l’esprit et le goût des jeunes gens en même temps qu’à développer
en eux tous les sentiments honnêtes dont la nature a mis le germe dans nos cœurs 3. » De
même, la critique reconnaît aujourd’hui que « le conte moral appartient à Marmontel comme
la fable à La Fontaine ou le conte philosophique à Voltaire4 », tout en attaquant l’usage de
poncifs : « [le conte moral] restitue la nature, mais parée de philosophie candide et de rubans ;
il nous fait connaître les qualités foncières de Marmontel, bon sens, économie, lenteur,
attendrissement facile […] [Marmontel] fait penser à Daudet Louis XV, à un Petit Chose
parvenu5 ».
On reproche ainsi aux contes marmontéliens de véhiculer des lieux communs déjà
éculés et diffusés dans le Mercure, le périodique étant considéré, à la fois par les philosophes
de l’époque et par les critiques contemporains, comme le porte-parole de la doxa. Tous les
récits parus dans le périodique ont effectivement des thématiques récurrentes, comme l’a
montré Katherine Astbury6 : les personnages cherchent à apprendre à vivre en harmonie avec
ceux qui les entourent, au quotidien, l’amour, l’amitié et la sensibilité se présentant comme
les réponses aux problématiques de la vie (L’Union de l’amitié et de la hiloso hie, Mercure
d’octobre 1757). Dans ces contes, le bonheur dépend d’une vie bonne, il s’atteint par la raison

1
Jean-François Marmontel, Nouveaux conte moraux, T. I, Paris, chez J-B Garnery et Maradan, an 9 (1801), s.p.
2
« Une fiction de peu d’étendue, régulièrement conduite, ayant un but moral, et formée, à l’exception d’un petit
nombre de contes, d’une suite d’évènements naturels, empruntés de la vie commune, ne présente pas sans doute
le mérite d’une aussi grande difficulté vaincue qu’un grand roman », ibid.
3
Ibid.
4
Jean Sgard, « Marmontel et la forme du conte moral », dans Jean-François Marmontel (1723-1799), éd. J.
Ehrard, Clermont-Ferrand, Collection écrivains d’Auvergne, G. de Bussac, 1970, p. 229.
5
Ibid., p. 233.
6
Katherine Astbury, The Moral Tale in France and Germany, 1750-1789, Oxford, Voltaire Foundation, 2002.
409
(Il fut heureux, Mercure d’avril 1756, Le Triomphe de la raison, Mercure de juillet 1758), par
l’engagement dans la vie sociale (Discours dans lequel on fait voir que le vrai bonheur
consiste à faire des heureux, Mercure de novembre 1750), par l’entraide, et par le refus de
toute sorte de servitude, y compris celle de ses propres passions. Se dessine une sorte d’idéal
fraternel autour du noyau familial réuni à la campagne, loin de la vie urbaine et parisienne
associée au luxe, à la perte des repères moraux. Ces textes véhiculent ainsi une conception du
bonheur individuel et collectif, fondée sur la solidarité familiale, le travail et la raison, mais de
manière stéréotypée. Ils représentent et s’adressent à la bourgeoisie terrienne en plein essor,
dont ils transmettent les opinions et les valeurs. Les points communs qu’entretiennent les
contes de Marmontel avec ces textes peuvent expliquer les critiques à leur égard.
De septembre 1755 à décembre 1759, il publie effectivement, dans le journal, douze
de ses contes, dont l’écriture et la diffusion participent de son engagement social. De fait,
pour Marmontel, pratique et réflexion littéraires sont intimement liées à sa pensée politique :
l’écrit, qu’il soit journalistique ou fictionnel, doit œuvrer à la formation citoyenne et morale
du lecteur. En tant que directeur du Mercure, entre août 1758 et janvier 1760, il fait du
périodique l’expression d’une République des Lettres, un organe de diffusion des nouveaux
savoirs et de l’idéologie des Lumières. Il y insère davantage de comptes rendus d’ouvrages
scientifiques et techniques, souhaitant que chaque auteur, dans sa spécialité, apporte sa pierre
à l’édification du savoir et participe donc au bonheur de tous, la première étant la condition
nécessaire au second. Avec Marmontel, le Mercure est devenu un « riche trésor où l’artiste
puise ses talents, le savant des lumières, la politique des vues, l’homme de biens des
exemples » ; le public peut trouver en lui « le Code de la littérature et de l’humanité »1.
Immédiatement après son expérience de directeur de périodique, en 1761, Marmontel publie
ses contes en recueils et leur donne, significativement, le sous-titre de « contes moraux ». La
constitution de ces anthologies relève de la même démarche et témoigne de la même intention
que l’écriture périodique : réunir des écrits divers, utiles au public, afin d’œuvrer à
l’amélioration intellectuelle et morale de l’humanité et au resserrement du lien social. Le
recours à une forme (le conte) et à une morale consensuelles témoigne d’une volonté de
conciliation : il s’agit, selon Jacques Wagner, d’un véritable « travail de colmatage des
écarts2 ». En outre, la publication de ces recueils atteste d’une progressive prise de conscience
de l’unité de ces récits et d’une théorisation du sous-genre. La préface de l’édition de 1761

1
Jaques Wagner, Marmontel journaliste et le Mercure de France (1725-1761), Grenoble, Presse universitaire de
Grenoble, 1975, p. 276.
2
-, « Marmontel ou l’horreur du conflit », dans Marmontel, une rhétorique de l’a aisement, éd. J. Wagner,
Louvain ; Paris ; Dudley (MA), Peeters, 2003, p. 7.
410
s’apparente d’ailleurs à un véritable art poétique : Marmontel y résume ses contes, et précise
sa démarche et son intention.
Pour lui, le conte moral est avant tout le fruit des observations d’un moraliste : « en
parcourant le tableau de la société, je crus apercevoir que, dans les combinaisons inépuisables
des folies et des travers de tous les états, un homme de génie trouveroit encore de quoi
s’occuper1. » Marmontel s’inscrit ainsi dans la lignée de La Bruyère2 et se fixe le même but :
peindre les mœurs, dans toute leur complexité et leurs incohérences, et tendre aux lecteurs un
miroir, afin de dessiller leurs yeux3. Marmontel cherche à rendre le lecteur plus lucide, et
partant plus tolérant, en mettant en lumière ce qui aveugle les hommes. Mais comment le
conte peut-il démonter l’illusion tout en maintenant le charme qui le lie à son lecteur ? Quels
dispositifs narratifs peuvent susciter à la fois l’adhésion et la réflexion distanciée ? Telle est la
question que Marmontel lui-même soulève dans son Essai sur les romans considérés du côté
moral (1787) :
De quelle utilité peut être le mensonge ? Comment ce qui n’est pas, ce qui ne fut jamais,
peut-il sérieusement être pris pour une leçon ? Est-il possible à l’homme de s’interdire la
faculté de discerner le vrai ? et si pour son plaisir il se livre un moment aux illusions de la
feinte, n’a-t-il pas toujours en lui-même un sentiment secret qui l’avertit que les songes
qu’on lui fait faire n’ont aucune réalité ? Sans doute il l’a ce sentiment confus ; et quand
vient la réflexion, toute illusion est détruite. Que lui reste-t-il donc de cet enchantement ?
Ce qui lui reste est une vérité indestructible, inaltérable, qui se fixe dans l’âme comme au
fond d’un creuset, quand tout le reste est dissipé ; et c’est en elle que consiste la moralité
poétique, la moralité du roman.4

Se trouve ainsi formulé le paradoxe du conte à visée morale et philosophique. Ce


sous-genre emporte l’adhésion du lecteur qui se livre pour un instant au plaisir de l’illusion ;
mais la fictionnalité affichée déclenche l’éveil de sa conscience, partant, déconstruit l’illusion.
Ce double mouvement, de plongée dans l’histoire et de distanciation, a des enjeux
philosophiques et moraux, comme nous avons pu le voir dans les contes de Crébillon, de
Diderot et de Rousseau. Marmontel reprend à son compte ce paradoxe, tout en renforçant la
vraisemblance des histoires : à la différence des contes voltairiens, les contes marmontéliens

1
Jean-François Marmontel, Contes moraux, suivis d’une A ologie du théâtre, T.I, Paris, Lesclapart, 1761, p. iij.
2
« On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction ; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas
néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. », Jean de La
Bruyère, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, op.cit., p. 77.
3
« Je me proposai d’y faire sentir la folie de ceux qui emploient l’autorité pour mettre une femme à la raison, et
je pris pour exemple un sultan et son esclave, comme les deux extrémités de la domination et de la dépendance.
[…] L’idée singulière que les jeunes personnes se font de l’amour, d’après la lecture des romans et le chagrin
qu’elles ont de ne pas le trouver dans la nature tel qu’il est peint dans les livres, était un petit ridicule à
combattre. », Contes moraux, op. cit., p. V.
4
Essai sur les romans considérés du côté moral, dans Œuvres com lètes de Marmontel, Nouvelle édition
récédée de son éloge, ar l’abbé Morellet., vol. 3, Paris, A. Costes, 1819, p. 594.
411
ne créent pas un effet d’« estrangement », mais au contraire un sentiment de familiarité, afin
de faire sentir au lecteur la proximité et la possibilité d’un avenir meilleur, plus humain.

IV.II.1. L’art vraisemblable

Si Marmontel choisit, dans ses contes moraux, une esthétique plus « réaliste » que les
contes orientaux ou féeriques de ses prédécesseurs, c’est parce qu’elle correspond à sa
conception de la vraisemblance. Pour lui, l’œuvre d’art ne peut persuader que si elle
ressemble à l’idée que nous avons de ce qu’elle imite : « Ainsi la vraisemblance consiste dans
une manière de feindre conforme à notre manière de concevoir1», écrit-il dans sa Poétique
française (1763). Est-ce à dire qu’au mitan du XVIIIe siècle, Marmontel renoue avec
l’esthétique classique ? Pour mieux comprendre l’enjeu moral et philosophique de la
vraisemblance chez Marmontel, il nous paraît nécessaire de rappeler brièvement en quoi les
conceptions esthétiques de l’art vraisemblable au XVIIIe siècle poursuivent les théories du
Grand Siècle, tout en s’en démarquant.
D’un point de vue onthologique, la vraisemblance s’oppose au vrai : la première
appartient à l’ordre de l’apparence, elle relève du discours sur les choses ; le second est de
l’ordre de ce « qui est », de « l’être des choses ». Pour les classiques, le vrai est ancré dans le
terrestre et imprégné de corruption et d’imperfection, la vraisemblance, au contraire, est
universelle et parfaite : elle est une « idée du vrai ». C’est cette vérité essentielle et idéale,
préférable au vrai du monde réel, que l’art doit reproduire. Pour ce faire, il doit respecter les
préoccupations du public, non seulement sur le plan formel et stylistique (en respectant les
règles de composition), mais aussi sur le plan moral et social : cette vraisemblance
onthologique « qui manifeste l’existence d’un système de pensée idéal et idéologique
prééxistant à l’œuvre littéraire, se réalise dans la poésie (à l’aide des règles poétiques), dont le
but est d’obtenir un effet (rhétorique) de créance, menant à l’épuration des mœurs2», comme
le synthétise Nathalie Kremer. Une telle conception de l’art et de sa réception est liée à une
organisation hiérarchisée de la société, qui se définit par des principes extérieurs aux
individus. Or le rapport entre l’œuvre et son public évolue progressivement : au siècle des
Lumières, l’art vise désormais moins à exprimer une idée préétablie, qu’à produire un effet
sur le spectateur, à partager des émotions et à établir un rapport d’homme à homme. Ce

1
Jean-François Marmontel, Poétique françoise, T. I, chap. X « de la vraisemblance et du merveilleux dans la
fiction », Paris, Lesclapart, 1763, p. 315-316 (je souligne).
2
Nathalie Kremer, Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle, Paris, H. Champion, 2011, p. 114.
412
déplacement des priorités a des conséquences sur la notion de vraisemblance : il ne s’agit plus
de créer une illusion totale (en vue d’épurer les mœurs du public), mais une illusion
consciente. Pour les théoriciens du classicisme, l’art doit s’appuyer sur une « illusion de
présence », il doit tromper le spectateur et donc éliminer toute résistance dans son esprit par
rapport à ce qui lui est représenté : il s’agit de faire paraître naturel (« vrai ») ce qui n’est
qu’artificiel (« vraisemblable »). C’est cette scission entre le signifié et le signifiant que va
creuser le XVIIIe siècle. En fait, dès le XVIIe siècle, certains théoriciens formulent déjà l’idée
selon laquelle la méprise du spectateur illusionné par l’œuvre d’art tient moins à la
reproduction exacte d’un objet réel, qu’à la parfaite imitation d’un objet idéal : l’essentiel est
dans le faire, la manière, le style de l’artiste. C’est cette idée que reprennent les théoriciens du
XVIIIe siècle, en particulier l’abbé Dubos, l’auteur des Réflexions critiques sur la peinture et
sur la poésie (1719). Pour ce dernier, l’art ne doit pas reproduire une idée abstraite, un idéal
régi par la Raison, mais exprimer les passions afin de toucher les spectateurs au plus profond
de leur âme. Marmontel s’inscrit dans cette voie esthétisante, qui situe le but de l’art dans
l’effet émotionnel qu’il doit provoquer.
Dans l’article « Beau », des Élements de littérature, il affirme : « Le plus beau
phénomène de la nature, c’est le combat des passions, parce qu’il développe les grands
ressorts de l’âme, et qu’elle-même ne reconnaît toutes ses forces que dans ces violents orages
qui s’élèvent au fond du cœur1. » L’art doit ainsi littéralement emporter le spectateur et
susciter son intérêt. Pour ce faire, il a recours à la vraisemblance2. Paradoxalement,
Marmontel reconnaît, comme l’abbé Dubos, l’artificialité de l’art et constate que le plaisir
esthétique naît justement de cette conscience de l’artifice, au point que « si l’imitation était
une parfaite ressemblance, il faudrait l’altérer exprès en quelque chose, afin de laisser à l’âme
le sentiment confus de son erreur, et le plaisir secret de voir avec quelle adresse on la trompe.
[…] la perfection y décèle l’art, et l’on perdrait à ne pas l’y voir : pour en jouir, il faut qu’on
l’aperçoive3.» La vraisemblance a donc un rôle paradoxal : elle favorise l’intérêt et
l’implication émotionnelle du spectacteur, tout en lui rappelant que l’image n’est qu’une
image. Cette oscillation entre participation imaginative et perception de l’œuvre en tant
qu’œuvre caractérise le conte à visée morale et philosophique. Comme on l’a vu, elle est
rendue possible soit par le recours à un cadre narratif explicitement fictionnel (la féerie chez
Saint-Hyacinthe, l’Orient chez Montesquieu et Voltaire), soit par la structure enchâssée (chez

1
Marmontel, article « Beau », Éléments de littérature, dans Œuvres com lètes, vol. IV, Genève, Slatkine
reprints, 1968, p. 179-180.
2
« C’est le vraisemblable qui nous émeut et qui nous fait faire cas d’un ouvrage et de son auteur. » Dubos,
Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, cité par Nathalie Kremer, op. cit., p. 266.
3
Marmontel, art. « Illusion », Éléments de littérature, op. cit., p. 617.
413
Crébillon, Diderot et Rousseau). Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’art en général, et
donc le conte en particulier, cherche davantage à établir un rapport de convenance avec la
réalité, sans pour autant viser à la méprise entre art et nature. La vraisemblance naît de cette
mise en tension, entre émotion et conscience que la fiction est une illusion : « Feindre, c’est
représenter ce qui n’est pas, comme s’il étoit. Le but que se propose immédiatement la fiction,
c’est de persuader […] et tout ce que l’esprit humain peut concevoir, il peut le croire, pourvu
qu’il y soit amené1», écrit Marmontel dans sa Poétique françoise (1763). Par conséquent, si
l’auteur se conforme aux croyances et aux opinions2 du public, c’est pour le faire adhérer à
l’histoire et ainsi mieux insinuer des idées dans son esprit. Marmontel reprend d’ailleurs à son
compte la théorie de l’insinuation qu’il définit comme un détour nécessaire pour persuader
son auditoire :
INSINUATION : Tour d’éloquence qui consiste à présenter à l’auditoire, au lieu de
l’objet qu’on se propose, et pour lequel on sait qu’il a de la répugnance ou de
l’éloignement, un autre objet qui l’intéresse, et qui, par ses rapports avec l’objet dont il
s’agit, dispose d’abord les esprits à ne pas en être blessés, et les amène insensiblement à
le voir d’un œil favorable3.

En affirmant son intention d’instruire « insensiblement » le lecteur, Marmontel se fait


explicitement le disciple de Fénelon dont il admire Les Aventures de Télémaque4, et qu’il cite
de manière significative en exergue des Incas ou la destruction de l’em ire du Pérou5. La
fiction a une force persuasive car elle « met en mouvement les facultés de l’âme les plus
actives, l’imagination et le sentiment ; et avec ces deux grands mobiles elle remue la
volonté6. » Ce type d’éloquence, qui est, selon Marmontel, celle du Télémaque7, ne cherche
pas à manipuler l’émotion de son auditoire, mais à lui faire sentir ce que la situation rapportée
a de profondément humain, pour le conduire à agir (sur lui-même et dans le monde). C’est
l’éloquence du philosophe, et non celle du sophiste : le but n’est pas de manipuler le lecteur,
mais au contraire de l’amener à porter un regard neuf sur ce qui l’entoure. Ainsi s’explique

1
Poétique françoise, T. I, chap. X « De la vraisemblance et du merveilleux dans la fiction », op. cit., p. 315-316
(je souligne).
2
« Un mensonge connu pour tel, mais transmis, reçu d’âge en âge, est dans la classe des faits authentiques : on le
passe sans examen. À plus forte raison, si les faits sont solennellement attestés par l’Histoire, ne laissent-ils pas à
l’esprit la liberté du doute ; et le poète, pour les supposer, n’a pas besoin de les rendre croyables : qu’ils soient
d’accord avec l’opinion, cela suffit à leur vraisemblance », ibid., p. 322-323.
3
Article « Insinuation », Éléments de littérature, op. cit., p. 643 (je souligne).
4
« Mais pour rendre en passant hommage à la vertu qui l’a produit, je confesserai que c’est, de tous les livres,
celui que j’aimerais le mieux avoir donné au monde ; celui de tous que je serais, je ne dis pas le plus glorieux,
mais le plus content d’avoir fait. », Essai sur les romans considérés du côté moral, op.cit.p. 588-589.
5
« Accordez à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec
patience tout ce que Dieu souffre, et en tâchant de ramener les hommes par une douce persuasion.- Fénelon,
Direction pour la conscience d’un roi », Les Incas, Œuvres com lètes, vol. 3,o . cit., p. 323.
6
Éléments de littérature, op. cit., p. 435.
7
Ibid., p. 443.
414
l’importance accordée aux dispositifs : l’œuvre doit « amener » le lecteur à croire et à
accepter ce qui le rebute a priori, elle doit le « disposer » à changer de regard (« voir d’un œil
favorable »). Si les contes marmontéliens peuvent être considérés comme didactiques, ce n’est
que dans ce sens : ils proposent au lecteur un cadre et une méthode, pour aiguiser sa
conscience et l’inciter à l’action. De fait, les titres de ses contes annoncent leur visée
éducative : La Leçon de l’amitié, L’École des pères. La question de l’apprentissage et de la
formation des cœurs et des esprits est un véritable leitmotiv : la jeune esclave de Soliman
« veut [lui] apprendre à aimer1 », dans La Mauvaise Mère, le malheur de la mère abandonnée
par son fils cadet provient de la mauvaise éducation qu’il a reçue. Mais aucune moralité ne
vient clore ces histoires. L’enjeu moral de ces contes ne réside donc pas dans le message
transmis, mais dans l’émotion et dans la prise de conscience qu’ils suscitent.
Comme pour l’abbé Dubos, l’essentiel de l’art, pour Marmontel, est de toucher l’âme
et le cœur du spectateur et de développer « la faculté de se mettre à la place de son
semblable2 », ce qu’il nomme « vérité de sentiment ». Une œuvre est morale, si elle rend
possible une sorte de communion :
C’est que, durant l’illusion votre ame et la leur [celle des auteurs] n’en font qu’une : ce
sont comme deux instruments organisés de même, et accordés à l’unisson. Mais si l’ame
du Poète ne s’est pas montée au ton de la Nature, le personnage auquel il a communiqué
ses sentimens et son langage, n’est plus dans la vérité de la situation et de son caractere ;
et vous, qui vous mettez à sa place mieux que n’a fait le Poète, vous n’êtes plus d’accord
avec lui3.

Le rapport qui doit s’instaurer entre l’œuvre et le lecteur est un rapport d’analogie. Si
le lecteur doit pouvoir se « mettre à la place » du personnage, ce n’est pas par
identification (le personnage n’est pas une projection du lecteur), mais grâce au fonds humain
universel qui les unit (ils sont « organisés de même »). La vraisemblance est la condition
nécessaire à ce processus de reconnaissance car elle permet de sentir la loi naturelle : le poète,
ou le conteur, doit opérer, comme le ferait la Nature, afin d’être « dans la vérité4 ». De cette
manière, l’art peut relier l’homme aux lois naturelles, lui permettre de sentir le fonds humain
universel, de distinguer les « convenances universelles » des convenances artificielles et
changeantes, que les institutions sociales, la coutume, l’opinion, voire la folie ont mêlées aux
premières :

1
Soliman II, dans Contes moraux (1761), op. cit., p. 63.
2
« Chacun de nous a, comme le poète, la faculté de se mettre à la place de son sembable, et l’on s’y met
réellement tant que dure l’illusion », Marmontel, art. « Vraisemblance », Éléments de littérature, dans Œuvres
complètes, vol. V, op. cit., p. 279.
3
Ibid., p. 280.
4
Poétique françoise, op.cit., p. 321.
415
Tirer les hommes de la barbarie, c’est donc commencer par les rendre à la nature, en
corrigeant en eux tous ces vices acquis, tous ces travers de l’esprit et de l’âme ; et à
mesure que l’un et l’autre se relèvent et se rectifient, le sentiment du vrai, du bien, du
beau moral, enfin tous les rapports, soit de l’homme avec l’homme, soit de l’homme avec
la nature, se rétablissent par degrés1.

On voit ainsi comment Marmontel infléchit la doctrine classique de la


vraisemblance, selon la philosophie des Lumières. Comme pour les théoriciens classiques,
l’art doit, pour Marmontel, atteindre et transmettre une vérité2. Mais cette vérité n’est plus
verticale et transcendante, elle est horizontale et humaine et elle n’est ni actuelle, ni
atemporelle, mais future, voire hypothétique. Si l’art exprime un idéal, ce dernier se situe,
pour Marmontel, à hauteur d’homme et se projette dans l’avenir : « le fruit qu’elle [l’histoire
ou la fable] présente à la réflexion n’est pas d’aimer ou de haïr, de fuir ou d’imiter, de
souhaiter ou de craindre ce qui a été, mais ce qui eut tre. Il ne s’agit as du assé, mais de
l’avenir. Or l’avenir n’est pas, il est possible ; et c’est l’idée de ce possible qui nous frappe et
qui nous instruit3. » Dès lors, l’art n’est ni mensonge, ni utopie, mais il est un champ des
possibles, un lieu d’expérimentation et de réflexion, pour l’avènement d’une société plus
éclairée et plus humaine.

IV.II.2. Le merveilleux moral

Si les contes marmontéliens participent à l’éducation morale du lecteur, c’est parce


qu’ils font apparaître la loi morale, naturelle, dans sa lumineuse évidence. Cet éclairement de
la conscience du lecteur est lié à une conception singulière du merveilleux : Marmontel en
distingue deux sortes, « l’un en-deçà, l’autre au-delà des limites de la Nature4. » Ce dernier
est celui de l’art qui force les traits de la Nature, lui imprime une logique qui n’est pas la
sienne, comme dans les contes de fées qui relèvent du badinage. Cette féerie est même
synonyme de l’aveuglement des personnages, de leur illusion. Ainsi, dans L’Heureux
Divorce, Lucile qui a « du romanesque dans l’esprit » et à qui « il faut de la féerie »5, se lasse
de son mari et se laisse séduire par le palais magnifique de Dorimon, digne des contes des
fées : « Si dans quelques siècles on lisoit ce conte, on le croiroit fait à plaisir ; et le séjour que
je vais décrire passeroit pour un château de Fée ; mais ce n’est pas ma faute, si le luxe de

1
Essai sur le goût, dans Œuvres com lètes, o . cit., p. 13.
2
Essai sur le roman considéré du côté moral, op.cit., p. 594-595 (je souligne).
3
Ibid.
4
Poétique françoise, op. cit., p. 327.
5
Contes moraux (1765), vol. 3, op.cit., p. 93.
416
notre tems le dispute au merveilleux des fables, et si, dans la peinture de nos folies, la
vraisemblance manque à la vérité.1» Le lexique de la fiction qui émaille l’ensemble du texte
est la métaphore à la fois de la corruption du luxe et de l’aveuglement de Lucile. Le conte
moral offre ainsi au lecteur le spectacle de la mystification puis de la démystification du
personnage, qui une fois désenchanté par les apparences, prend conscience de son erreur :
« Ah ! que je hais ces faiseurs de romans qui m’ont bercée de leurs fables ! L’imagination
pleine de mille chimères, j’ai trouvé mon mari insipide ; et il vaut mieux que tout ce que j’ai
vu2 », dit Lucile en retournant dans les bras de son mari. Laurette (1765), l’histoire de la jeune
paysanne qui se laisse séduire par un jeune noble, illustre également le processus de
manipulation par l’imagination et par les lieux communs de la féerie. Ainsi, le recours au
lexique du merveilleux sanctionne un point de vue erroné sur le monde : « Théâtralité et
ironie sont les symptômes d’une subversion du conte de fées par l’introduction d’une
variation de la focalisation : en alternant régulièrement les points de vue, Marmontel réduit
l’enchantement féerique à l’illusion d’une vision personnelle abusée par un malicieux
stratagème3», note Nicolas Veysman. Les contes merveilleux de Marmontel sont bien en ce
sens des anti-contes de fées, comme ceux de Fénelon ou de Voltaire : comme dans ces
derniers, la féerie offre au lecteur une expérience de dessillement.
La féerie peut même aider le personnage à comprendre le fonctionnement de ses
propres sentiments : elle prend dès lors une fonction cognitive. Les Quatre Flacons ou Les
Aventures d’Alcidonis de Mégare, le seul conte où intervient une fée, illustre
l’infléchissement que donne Marmontel au merveilleux. Au cours d’un rêve, le jeune héros se
voit confier par sa marraine quatre flacons qui vont lui permettre d’expérimenter trois sortes
d’amour : la passion amoureuse-Eros (flacon pourpre), la fantaisie et l’inconstance (flacon
rose), le goût-Philia (flacon bleu) ; grâce au flacon blanc, Alcidonis peut retrouver sa
conscience et sa lucidité. La potion contenue dans les flacons, seul élément merveilleux du
conte, permet au personnage de ressentir les émotions de manière plus intense. Le
merveilleux n’a aucune influence sur l’enchaînement des actions : il est avant tout symbolique
et conduit Alcidonis à prendre conscience de sa propre intériorité. Il fait la même expérience
que Soliman, Alcibiade et Bélise, à savoir l’inconstance du cœur : grâce aux flacons, il
apprend à distinguer les différents états de son âme. Ainsi, le merveilleux n’est plus la
manifestation d’une prédestination, mais l’expression littéraire des capacités de l’homme à se
libérer de ce qui l’aveugle et à changer son propre destin (« Il ne lui reste plus que le bleu, et

1
Ibid., p. 94.
2
Ibid., p. 104.
3
Nicolas Veysman, « Le féerique moral dans les contes moraux de Marmontel », Féeries, n°4, 2007, p. 217.
417
son bonheur dépend de l’usage qu’il en va faire1»). La féerie est en ce sens « la proclamation
de la liberté humaine et des bienfaits de l’expérience dont la fée est une précieuse auxiliaire2».
Le personnage de la fée est effectivement assimilé au bon génie : comme ce dernier, il
symbolise la voix de la conscience, de la raison philosophique. La féerie a donc la même
fonction que la mythologie, telle que la conçoit Marmontel : elle symbolise et rend sensible
des notions abstraites, difficilement concevables.
Dans l’Essai sur les romans considérés du côté moral, Marmontel atteste
effectivement de l’évolution épistémologique qui s’opère : le triomphe de la raison sur les
superstitions a conduit à une disparition de la croyance au surnaturel. En revanche, l’homme a
gardé intacte sa capacité à s’étonner de la nature et de l’homme. Mais, ce n’est plus un
merveilleux surnaturel ; c’est la Nature elle-même qui est merveilleuse, car elle recèle
d’infinis prodiges que nous ne pouvons pas expliquer :
Cependant la chaîne des causes et des effets n’est pas si constamment visible, et le cercle
des facultés de la Nature n’est pas si marqué, que le vrai connu soit la limite du vrai
possible ; et c’est par une extension de nos idées que la Poësie s’élève du familier à
l’extraordinaire ou au merveilleux naturel. Dans la Nature, tout est simple et facile pour
elle, et tout devrait être merveilleux pour nous. Un homme sensé ne peut réfléchir sans
étonnement, ni à ce qui lui vient du dehors, ni à ce qui se passe au-dedans de lui-même.
L’organisation d’un brin d’herbe est aussi prodigieuse que la formation du soleil ; le
mouvement qui passe d’un grain de sable à l’autre, est aussi mystérieux que la
propagation de la lumière et que l’harmonie des sphères célestes, mais l’habitude nous
rend l’incompréhensible même si familier, qu’à la fin il nous paroit commun.3

Pour rendre compte de ce merveilleux de la nature, l’allégorie est nécessaire car elle
est l’expression de la Nature et de la philosophie, qui est « la mère du merveilleux4».
Marmontel explique ainsi l’apparition et l’utilité de la mythologie : la philosophie, la
métaphysique, la morale ne pouvant expliquer rationnellement tous les phénomènes, elles ont
utilisé des figures, des images allégoriques, d’abord simples, puis composées, pour
concrétiser et rendre sensibles ces notions abstraites. Mais cette écriture symbolique ne doit
pas être dogmatique, elle n’est pas la traduction ou le signe d’une vérité unique et préalable à
l’œuvre : l’allégorie « n’est pas donnée pour une vérité absolue et positive, mais pour le
symbole et le voile de la vérité […] mais il faut avoir soin qu’elle s’accorde avec le système
que l’on a pris. On peut partout diviniser la paix ; mais cette idée charmante, qui en est le
symbole (les colombes de Vénus faisant leur nid dans le casque de Mars) serait aussi déplacée
dans un sujet pieux, que l’était, dans l’église des Célestins, le groupe des trois Grâces5 ». De

1
Contes moraux (1761), op.cit., p. 161.
2
Nicolas Veysman, art. cit., p. 216.
3
Poétique françoise, op.cit., p. 325.
4
Ibid., p. 348.
5
Article « Vraisemblance », dans Éléments de littérature, Œuvres com lètes, vol. 5, o .cit., p. 293-294.
418
nouveau Marmontel exprime ici à la fois sa reconnaissance des principes esthétiques
classiques, et son émancipation à leur égard. Pour lui, l’allégorie établit bien un rapport entre
le signe et le signifié, mais il n’est plus univoque, il dépend du cadre interprétatif dans lequel
se situe l’allégorie et il s’inscrit dans un réseau de signes. Le décalage entre le mot et la chose
et surtout les rapports qui s’établissent entre les différents symboles déclenchent la réflexion
herméneutique et morale du lecteur, comme en témoigne l’allégorie insérée dans le conte
intitulé La Veillée. Le travail des champs est ici élevé au rang de symbole de la solidarité et de
l’interdépendance humaine. L’entraide des hommes manipulant le pont au-dessus de la Marne
devient une véritable allégorie de la cité idéale :
Cette circulation rapide de mouvemens, tous dirigés par un intérêt propre, vers un but
général d’utilité commune ; cet échange perpétuel de travaux et de bons offices, nous
faisoient admirer, dans l’organisation de l’ordre social, le merveilleux ouvrage de la
nécessité. Quelle industrieuse engrenure entre les roues innombrables qui composaient
cette machine immense ! quel nœud invisible les unissoit ? quel ressort les animoit toutes,
et les faisoit agir ? Un seul, le besoin réciproque. Il en est du spectacle moral de la nature,
comme du spectacle physique ; l’étonnement y suit partout la méditation. Dans celui-ci,
une feuille, un brin d’herbe, devient un prodige quand on y pense ; dans l’autre, un
laboureur à la charrue, un marinier sur son tillac, un charretier menant à la ville les
productions de la campagne, est un homme étonnant, lorsqu’on le considère comme une
des pièces essentielles du mécanisme social, et que dans ce système on voit tous les agens
de la subsistance commune, réunis, accordés et mis en mouvement par la même loi,
l’attraction.1

Ce passage repose sur un système généralisé d’analogies : la solidarité humaine est à


l’image de l’engrenage du pont, qui permet d’actionner le mouvement et de soulever des
charges importantes, l’engrenage étant lui-même l’image de l’unité du monde créée par un
ingénieux « Horloger ». La conception marmontélienne de l’allégorie apparaît donc comme
l’expression d’une vision déiste de l’homme et du monde : dans une telle perspective,
l’écriture symbolique reproduit les effets d’analogie et de correspondances de la nature,
indices d’un principe de force et d’intelligence que l’homme ne voit pas. Dès lors, l’allégorie
ne cherche pas à cacher un sens qui attendrait d’être dévoilé ; au contraire, elle est
l’expression-même de l’unité du Tout et des parties, des rapports qui s’établissent ingénument
dans l’univers, signes d’une cohérence globale qui échappe à la conscience humaine. Le
lecteur est placé face à l’œuvre, comme devant la nature, afin qu’il reconnaisse l’ingéniosité
d’un « ouvrier infiniment habile et sage2 », de « l’horloger3 », dont Marmontel rappelle la
bienfaisance comme un leitmotiv dans ses Cours d’étude pour ses fils. Le conte moral

1
Nouveaux contes moraux, Œuvres com lètes, vol. 3, op.cit., p. 364.
2
Métaphysique et Morale, Œuvres com lètes de Marmontel, Vol. 17, Paris, A. Costes, 1819, p. 45.
3
Ibid., p. 50.
419
marmontélien relève de cette conception de l’allégorie car il cherche à transmettre une vérité
humaine universelle.
Ainsi, conformément aux conceptions que Marmontel a du merveilleux et de
l’allégorie, ses contes accordent deux fonctions à la féerie : elle est l’expression symbolique
soit de l’illusion qui aveugle les personnages, soit de la complexité de leur propre être. Dans
les deux cas, le désenchantement du personnage est le signe d’un élargissement de sa
conscience, d’un gain de lucidité. Tel est, semble-t-il, le sens de l’apologue de la digue
hollandaise, qu’Alcime raconte à Delphine dans La Leçon de l’amitié, et qui apparaît
effectivement comme une métaphore des contes marmontéliens :
C’est, me dit-il, qu’en nous le principe et la germe du bien et du mal sont les mêmes.
Rien qui s’allie plus naturellement que la bonté et la faiblesse, que la candeur et
l’imprudence, que l’envie et l’émulation. Dans une âme sensible, tout peut être excellent,
tout peut devenir détestable ; et, selon la culture, les mêmes qualités tantôt dégénèrent en
vices, tantôt fleurissent en vertus. C’est cette affinité des vertus et des vices qui, dans
l’étude de nous-mêmes, doit sans cesse nous alarmer. Ce sont les passions analogues à
notre caractère, et, pour ainsi dire, voisines de notre cœur, qui sont pour nous à craindre ;
et l’inquiète vigilance du Hollandais qui travaille à ses digues est un apologue pour nous.1

Marmontel rejoint ainsi Fénelon pour qui l’homme doit être « sans cesse la faucille à
la main, pour retrancher le superflu des paroles et des occupations 2». Cette canalisation des
passions destructrices et la déconstruction des illusions nécessitent le recours à un détour,
voire à de véritables mises en scène.

IV.II.3. L’éclairement des consciences

Les contes de Marmontel racontent tous l’élargissement de la conscience d’un


personnage, qui peut se faire de deux manières : soit il se rend compte de son propre
aveuglement, grâce à une stratégie qui consiste à le tromper, pour mieux lui dessiller les
yeux ; soit il apprend à se mettre à la place d’autrui. De fait, toutes les mésaventures des
personnages montrent comment les discours, et notamment la fiction romanesque, modèlent
notre perception du monde. Les femmes dont Alcibiade tombe amoureux le voient selon leurs
propres grilles de lecture : Glycérie ne le considère que comme l’illustre disciple de Socrate,
Erigone le regarde à travers le prisme des histoires mythologiques dont elle s’est bercée 3. Or

1
Nouveaux contes moraux, op.cit., p. 454.
2
Fénelon, Correspondance de Fénelon avec le duc de Bourgogne; les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et
leurs familles, Ferra jeune, 1827, p. 597.
3
« Quand j’ai pris, dit Erigone, le nom d’une des maîtresses de Bacchus, je ne me flatois pas de posséder un jour
un mortel plus beau que le vainqueur de L’Inde. Que dis-je ? un mortel ! c’est Bacchus, Apollon, et l’Amour que
420
ces projections fantasmatiques sur l’être aimé sont à l’origine du malheur des personnages.
Telle est la fâcheuse expérience que fait Soliman II, qui tombe amoureux de la chanteuse qui
le flatte. Il en va de même dans Le Scru ule ou L’Amour mécontent de lui-même, qui est aussi
un récit de désillusionnement. Bélise cherche un amour éternel. Or ses expériences la
conduisent à confronter son idée de l’amour à la réalité. Le conte devient dès lors un véritable
plaidoyer contre les romans qui ont inspiré des idées trompeuses à Belise, à l’origine de son
malheur : le code romanesque de l’amour paraît incompatible avec la nature humaine. Ainsi,
le topos narratif de la désillusion permet au conte moral, comme chez Crébillon, de « se
proclamer radicalement autre que le roman, de dire son altérité par rapport au type de texte
qu’il met en abyme1 ». À la différence du roman qui berce le lecteur d’illusions, le conte
moral incarne le principe de réalité, comme l’affirme le philosophe dans Le Scrupule,
cherchant à déculpabiliser Bélise de l’effritement possible de son amour :
Je ferois des romans tout comme aucun autre ; mais la vie n’est pas un roman : nos
principes, comme nos sentiments, doivent être pris dans la nature. Rien n’est plus facile
que d’imaginer des prodiges en amour ; mais tous ces héros n’existent que dans la tête
des auteurs : ils disent ce qu’ils veulent ; nous faisons ce que nous pouvons. […] Vous
avez été élevée dans le pays des chimères. Croyez-moi, vous êtes bien née ; revenez à la
vérité, laissez-vous guider par la nature : elle vous conduira beaucoup mieux qu’un art qui
se perd dans le vide, et qui réduit le sentiment à rien, à force de l’analyser2.

Ainsi, le conte moral s’oppose aussi bien aux « chimères » romanesques qu’aux
« romans » philosophiques qui cherchent à « analyser » les sentiments, plutôt que de les
montrer tels qu’ils sont, dans toute leur complexité. Tandis que le roman cherche à illusionner
le lecteur, au risque de lui faire perdre toute lucidité, et que le traité tourne à vide à trop
vouloir prendre de distance, le conte, quant à lui, unit raison et sentiment et délivre une vérité,
considérée comme déconstruction de l’illusion et du mensonge. De cette manière, il conduit le
lecteur à se défaire de ses préjugés, de ses représentations, afin de lui faire sentir l’existence
d’un fonds commun universel. Pour ce faire, le conte moral multiplie les points de vue et les
voix divergentes sur le même événement. On le constate d’ailleurs dans le monologue final de
Bélise, suivi du commentaire ironique du narrateur :
J’ai vû le moment où ma foiblesse cédoit à un homme que je n’aimois pas. On a bien
raison de dire qu’on ne connaît rien moins que soi-même. J’aurois juré que je l’adorois,
qu’il n’étoit rien dont je ne fusse disposée à lui faire le sacrifice ; point du tout : il lui
arrive, sans le vouloir, de faire du mal à mon petit chien, et cet amour si passionné fait

je possede, et je suis dans ce moment l’heureuse rivale d’Erigone, de Calliope, et de Psyché. Je vous couronne
donc, ô mon jeune Dieu, de pampre, de laurier et de myrthe : puissai-je rassembler à vos yeux tous les attraits
qu’ont adoré les immortels dont vous réunissez les charmes. », Contes moraux (1761), vol. 1, op.cit., p. 37
1
Jan Herman, « Marmontel, Epiménide et le paradoxe du Scrupule », dans L’É reuve du lecteur, livres et
lectures dans le roman d’Ancien Régime, actes du colloque de la Société d’Analyse de la Topique Romanesque,
Louvain/ Anvers 19-21 mai 1994, éd. J. Herman et P. Pleckmans, Louvain/ Paris, Editions Peeters, 1995, p. 344.
2
Contes moraux (1761), vol. 1, op. cit., p. 119.
421
place à la colère. […] Et voilà comme nous prenons nos idées pour des sentimens, on
s’est échauffé la tête, et l’on croit avoir le cœur enflammé : on part de là pour faire toutes
sortes de sottises ; l’illusion cesse, le dégoût survient ; il faut essuyer l’ennui d’être
constante sans amour, ou changer avec indécence. […] Soit que Bélise aimât ou n’aimât
point le Président, car ses sortes de questions ne roulent guères que sur l’équivoque des
termes ; il est certain qu’à force de se dire qu’elle ne l’aimoit pas, elle parvint à s’en
convaincre ; et un jeune militaire acheva bientôt de le lui persuader.1

Le passage, composé de trois parties, met en évidence la dimension dialogique des


contes marmontéliens. Tout d’abord, Bélise semble opérer un retour réflexif sur sa propre
situation et tirer des leçons de son erreur. Persuadée qu’elle était follement amoureuse de
l’officier, elle se rend compte de son illusion lorsque ce dernier se montre brusque avec son
petit chien : elle est frappée de sa réaction, ayant davantage d’empathie pour l’animal que
pour l’homme qu’elle croyait aimer. Le passage de la première personne du singulier à la
première personne du pluriel puis au pronom indéfini manifeste le processus de généralisation
qu’elle opère : son cas particulier lui sert d’exemple pour établir la loi universelle de
l’inconstance du cœur. Mais une part d’ombre a échappé à l’analyse de Bélise, comme le fait
remarquer le narrateur omniscient, légèrement ironique. Son intervention éclaire le point
aveugle du personnage. Alors que Bélise vient tout juste de sortir du couvent, son âme est
modelée par des scénarios romanesques, la rendant prête à tomber éperdument amoureuse du
premier venu. Mais si l’épisode du petit chien la rend plus lucide sur l’homme qu’elle est
censée aimer, elle reste enfermée dans ses illusions : « il est certain qu’à force de se dire
qu’elle ne l’aimoit pas, elle parvint à s’en convaincre ». Le narrateur laisse ainsi entendre
l’influence de la persuasion et de l’auto-conviction sur le regard que l’on porte sur le monde.
L’intervention du narrateur creuse une brèche dans la démonstration de Bélise : l’âme ne peut
se regarder elle-même, elle a besoin d’un médiateur. En éclairant les zones d’ombres du
personnage, et celles du lecteur avec lui, le conte moral joue le rôle d’aiguillon de la
conscience : il fait vaciller les préjugés et les scénarios trompeurs.
Significativement, Marmontel met en scène de manière récurrente des stratagèmes,
voire des tromperies, afin de renverser les erreurs de jugement. Dans L’École des Pères,
Timante use du mensonge pour ramener son fils dans le droit chemin : il lui dit qu’ils sont
ruinés pour le pousser à travailler et à quitter le monde de débauche et de plaisir dans lequel il
dilapide sa jeunesse. Acélie use du même stratagème dans La Femme comme il y en a peu :
elle fait croire à son mari que c’est lui qui est à l’origine du redressement de leur ménage, afin
qu’il suive les principes moraux et économiques qu’elle souhaite lui inculquer. La feinte

1
Ibid., p. 92 et 93.
422
permet également l’éclosion de la vérité des sentiments, comme dans le conte très marivaldien
des Ennemis d’eux-mêmes dans Les Nouveaux contes moraux.
Par conséquent, les contes de Marmontel montrent comment « ramener » un
personnage à sa conscience, comme le narrateur l’affirme lui-même dans Le Misanthrope
corrigé :
Telle est, dans l’homme, la haine des hommes : c’est un caractère factice, un personnage
qu’on prend par humeur, et qu’on garde par habitude ; mais dans lequel l’ame est à la
gêne, et dont elle ne demande qu’à se délivrer. Ce qui arriva au Misanthrope que nous a
peint Moliere, en est un exemple ; et l’on va voir comme il fut ramené1.

Le passage est significatif de la démarche de Marmontel. Comme les moralistes du


Grand Siècle, il utilise un caractère pour représenter un défaut ou une passion humaine,
instaurant ainsi un rapport entre le singulier et l’universel, et il entend montrer comment on
peut corriger les mœurs. Cette « correction » passe par de véritables mises en scène. Ainsi,
l’esprit de système n’est pas seulement raillé, il est mis à l’épreuve de ses propres
contradictions et confronté à la pratique. Dans Le Philosophe soi-disant, Cléon souligne
l’incohérence d’Ariste qui se prétend philosophe mais refuse le contact avec autrui : « Né
pour éclairer l’humanité, vous devez vivre au milieu d’elle2», lui dit-il. Ariste, pédant et
supérieur, se trouve pris à son propre piège. Alors qu’il se vante d’être détaché des
considérations bassement matérielles, il finit par accepter, par pur intérêt financier, le mariage
avec la Présidente. La comédie3 que lui jouent les autres personnages met ainsi en lumière ses
véritables intentions et la source profonde de ses actions, à savoir son amour-propre. Ariste,
qui se croyait libre de toutes passions, finit symboliquement enchaîné aux pieds de la
présidente, sous l’éclat de rire de toute la compagnie4. La mise en scène se fait dès lors
révélation, au sens de démontage des illusions et des aveuglements. Tel est également l’effet
produit par le stratagème mis en place par Volange, dans Le Mari Sylphe.
Élise est à peine sortie du couvent lorsqu’elle se marie à Volange. Friande de
fictions, elle se passionne pour les fables des sylphes si bien qu’elle finit par rêver que l’un
d’eux vient lui rendre visite la nuit. Son imagination la met dans un tel état de mélancolie que
sa servante s’inquiète et fait part de ses croyances à Volange. Ce dernier se fait passer auprès
de son épouse pour un sylphe qui reste invisible. Le lexique de la comédie émaille l’ensemble
du texte et la chambre d’Élise, où apparaît le sylphe, est décrite comme une scène de théâtre.

1
Ibid., p. 245.
2
Ibid., p. 298.
3
« C’est un plaisant original, disait Doris : qu’en ferons-nous ? une comédie, répondit Cléon. […] Clarice
consentit à jouer son rôle, […] quelques regards échappés à celui-ci semblaient répondre du dénouement. […]
Clarice, en rougissant, rendit compte de la première scène, et son début reçut des éloges. Mais la Présidente
fronçant le sourcil, Avez-vous prétendu, dit-elle, que je sois simple spectatrice ?», ibid., p. 301 et307.
4
Contes moraux (1765), vol. 2, op.cit., p. 332.
423
Quant à Justine, elle feint de ne pas entendre les apartés de sa maîtresse et de ne pas voir la
substitution du tableau au miroir. Élise, aveuglée par sa chimère, devient ainsi, à son insu,
l’objet d’une farce que lui jouent les autres protagonistes. Mais contrairement au Philosophe
soi-disant, le piège tendu ne vise pas à se moquer du personnage : Volange au contraire
profite de cette mystification pour délivrer une véritable leçon d’amour à Élise et il finit par
lui révéler le tour qu’il a monté. La mise en scène, le jeu, le mensonge mystifient dans un
premier temps le personnage, et la scène de révélation du tour s’apparente à un enchantement.
Le processus de démystification renforce même la confiance d’Élise pour son mari et la scène
de révélation est assimilée à une véritable illumination : « C’est à présent, dit Élise en se
jetant dans les bras de son époux, c’est à présent que je suis enchantée ; et j’espère que la mort
seule détruira cet enchantement.1 » La mystification a ainsi permis à Élise de se rendre
compte de l’aveuglement de sa raison par son imagination, mais elle a déclenché également
un mouvement d’amour sincère. Ce conte illustre la composition en tryptique des contes
marmontéliens : mystification/ démystification/ réenchantement. L’émerveillement final est
vécu comme une illumination, au sens non plus de révélation de la vérité, mais d’un
élargissement et d’un éclairement de la conscience, qui s’accompagne d’un mouvement de
reconnaissance et de joie. La dialectique entre l’ombre et la lumière prend ici un sens moral :
l’obscurité est assimilée à l’anesthésie de la raison par l’imagination et la lumière à la lucidité
sur soi-même et l’acceptation de la réalité telle qu’elle est. D’ailleurs, le terme
« enchantement » émaille, de manière significative, l’ensemble des contes : il exprime à la
fois un sentiment d’admiration et un effet d’illumination. La vertu des personnages est un
véritable prodige. Dans La Bergère des Alpes, l’abnégation extraordinaire d’Adélaïde en fait
un « ange », une « fille céleste2 ». Telle est la manière dont est également présentée Lucie,
dans L’École des ères : « il n’y a qu’un esprit céleste qui soit capable de tant de vertu3. » Ces
qualités exceptionnelles sont bel et bien humaines : certes, ces personnages incarnent un idéal
humain (empathie, solidarité, courage), mais ils sont loin d’être parfaits (ils ont tous failli ou
se sont égarés avant de tirer des leçons de leurs expériences). En montrant comment la
conscience du personnage peut s’agrandir, notamment en le prenant à son propre piège, le
conte met en abyme ses effets. De fait, il tend lui-même un piège au lecteur : il crée l’illusion,
afin de le placer dans la même situation d’aveuglement que le personnage ; la chute est alors
le moment de révélation, non au sens de divulgation de ce qui était caché, mais de
dessillement. Le Mari Sylphe, notamment, a une fonction métatextuelle, le réenchantement

1
Contes moraux (1765), vol. 1, op.cit., p. 248.
2
Contes moraux (1761), vol. 2, p. 9.
3
Ibid., p. 301.
424
d’Élise étant la mise en abyme de celui du lecteur : ce conte « est en effet la mise en fiction de
l’échange littéraire entre un auteur illusionniste et un lecteur crédule qui, comme Elise, croit à
l’existence d’une voix sans corps - le narrateur - prenant ici les traits de Valoé1», note Nicolas
Veysman. Le conte reproduit effectivement son propre mode de fonctionnement. Dès le
début, Élise est consciente que le sylphe qui lui apparaît est une illusion. En revanche, ses
émotions, elles, sont bien réelles. À Justine, sa servante, qui lui oppose un discours
rationnalisant, elle s’écrie :
Tu me désesperes : est-ce là m’aimer que de m’envier, que de vouloir détruire la plus
flatteuse illusion ! car c’en est une, je dois le croire, et je ne suis pas un enfant…
Cependant l’odeur des roses ! … oui, je la sens, rien n’est plus réel, et ce n’est pas la
saison des fleurs. – Que voulez-vous que je vous dise, Madame ? Tout le désir que j’ai de
vous plaire ne peut me faire croire qu’un songe soit une vérité.- Hé bien, mademoiselle,
ne le croyez pas. Préparez ma toilette et que je m’habille. Je suis dans un trouble, dans
une émotion dont je rougis, et que je ne sçaurois calmer.2

Élise formule ici tout le paradoxe de la fiction littéraire : alors que le lecteur sait que
l’histoire qu’il lit est une fiction, ses sens restent en éveil et ses émotions sont bien réelles.
Cette communion d’émotions tisse des liens entre le lecteur et le personnage. C’est même elle
qui rend possible l’éveil final de la conscience.
Pour Marmontel, si le conte possède une « moralité », elle réside dans ce « sentiment
de vérité », qui établit une harmonie entre l’œuvre et le lecteur : « La vraisemblance, dans les
choses de sentiment, n’est donc que l’accord parfait du génie du Poète avec l’ame du
spectateur.3 » Le conte de Lausus et Lydie montre par exemple comment « la terreur et la
pitié4 » peuvent déclencher une prise de conscience morale. Mézence, le tyran de Tyrrhène,
qui veut épouser Lydie, la fille de son ennemi, se rend compte de son erreur lorsqu’il voit la
vaillance de son fils, Lausus, éperdument amoureux de la belle. Le jeune homme parvient à
prendre la place de son ami, Phanor, qui devait combattre contre un lion dans l’arène. C’est
lors de ce combat, devant tous les citoyens de Tyrrhène, que Mézence voit enfin la vertu et la
constance de son fils à l’égard de Lydie. L’illumination du roi est l’objet d’un véritable
spectacle, auquel assiste l’ensemble du peuple. Le lecteur observe ainsi la contamination des
émotions, notamment grâce aux différentes focalisations, qui permettent de voir la scène à
travers les yeux de chacun des personnages. De cette manière, le récit de la réception permet
au lecteur de prendre de la distance par rapport aux affects suscités : il est à la fois un
spectateur impliqué, et un spectateur du spectacle. De même, La Bergère des Alpes met en

1
Nicolas Veysman, art cit., p. 231.
2
Contes moraux (1765), vol. 1, op.cit., p. 206.
3
Poétique françoise, op.cit., p. 319 et 320.
4
Contes moraux (1761), vol. 1, op.cit., p. 187.
425
scène une situation de contage. Le récit s’ouvre sur l’éloge d’Adélaïde, dont l’abnégation
pour la famille qui l’a adoptée est sans commune mesure. Ce portrait idéalisé rend d’autant
plus pathétique la scène où elle révèle qu’elle est à l’origine de la mort de son amant1. Comme
dans Lausus et Lydie, le lecteur est touché par l’émotion qui se répand entre les personnages,
tout en en étant également spectateur. Il est donc à la fois emporté dans l’histoire
émotionnellement et distancié. Le conte met ainsi en place une illusion consciente. Par
conséquent, la « sympathie » entre l’œuvre et son public ne repose pas seulement sur le
partage des affects, mais surtout sur le partage des points de vue, au double sens du terme :
Chacun de nous a, comme le Poète, la faculté de se mettre à la place de son semblable, et
l’on s’y met réellement tant que dure l’illusion. On pense, on agit, on s’exprime avec lui,
comme si on étoit lui-même ; et, selon qu’il suit nos pressentimens ou qu’il s’en écarte, la
fiction qui nous le présente est plus ou moins vraisemblable pour nous.2

L’essentiel réside ici dans le « comme si ». L’illusion permet au lecteur de vivre une
expérience singulière : il peut prendre, pour un temps, la place d’autrui, par l’imagination. La
fiction devient alors une expérience de pensée, un exercice de morale pratique. Placé dans une
situation de spectateur d’une scène pathétique, comme le personnage, le lecteur imagine et
expérimente ce que ce dernier ressent. De cette manière, le conte déclenche un mouvement
d’empathie, non pas parce que le lecteur s’identifie au personnage, mais parce que les
émotions de ce dernier sont universelles et entrent en écho avec celles du lecteur. Ainsi
s’explique la récurrence des scènes de rencontre ou de contage dans les contes moraux, qui
sont de véritables mises en scène de l’observation : le personnage principal écoute ou observe
la misère d’autrui ; ce tableau initial est suivi par une phase narrative, au cours de laquelle le
personnage souffrant raconte les causes de ses malheurs, ce qui déclenche un mouvement
humanitaire de la part de l’observateur-auditeur. C’est ainsi qu’Acélie, l’épouse de Mélidor
dans La Femme comme il y en a peu, parvient à convaincre la maîtresse de son mari de ne pas
exiger la livraison des billets qu’il lui a promis, en lui racontant sa propre histoire et en
l’invitant à se mettre à sa place : « Mettez-vous à la place d’une mere de famille, dont l’époux
se ruine ainsi ; […] ; soyez un moment cette femme sensible et désolée, et jugez-vous dans cet
état. Que ne feriez-vous pas, Mademoiselle ? […] vos plaintes et vos larmes réclameroient
contre une surprise odieuse, et la voix de la nature et celle de l’équité s’éleveroient en votre

1
« À ces mots, la consternation se répandit sur tous les visages. Le jeune Fonrose, que les sanglots étouffoient,
se précipita dans un coin de la cabane, pour leur donner libre cours. Le père attendri vola au secours de son
enfant : Voyez, disoit-il, ma chere Adelaïde, dans quel état vous l’avez mis. Madame de Fonrose, qui étoit auprès
d’Adelaïde, la pressoit dans ses bras en la baignant de ses larmes. Eh quoi, ma fille, dit-elle, nous feriez-vous
pleurer une seconde fois la mort de notre cher enfant ? Le vieillard et sa femme, les yeux remplis de pleurs, et
attachés sur Adelaïde, attendoient qu’elle prît la parole. », Contes moraux (1761), vol. 2, op.cit., p. 47.
2
Article « Vraisemblance », Éléments de littérature, dans Œuvres com lètes, vol. 5., op. cit.p. 279.
426
faveur. […] Voilà ce qu’une autre diroit, ce que vous diriez peut-être à ma place.1» Par le
recours au conditionnel, Acélie conduit la maîtresse de son mari à imaginer sa propre
situation. En outre, elle généralise son sort et établit un rapport entre son histoire particulière
et l’universalité de la loi morale, celle de la nature et de l’équité. Ce rapport conduit le sujet à
sortir du point de vue borné et limité qui le caractérise, à élargir sa conscience et partant, à
adopter un comportement moralement juste (non pas dans le sens d’agir selon le bien, mais en
considération de l’autre). Un tel procédé conduit effectivement à un geste solidaire et à la fin
des conflits, comme l’illustre Le Misanthrope corrigé.
Alceste vit seul retiré, désabusé de l’humanité. Le spectacle émouvant de la
compassion et de la solidarité déclenche un mouvement social, provoqué par une scène
morale, digne des tableaux de Greuze : « Il entre, et il voit un vieillard qui, d’un œil expirant,
mais serein, semble dire adieu à ses enfans, qui fondent en larmes autour de lui. Il distingue
au milieu de la foule un homme attendri, mais moins affligé, qui les encourage et qui les
console.2» Ce spectacle attendrissant, ainsi que les longues discussions avec son voisin Laval,
finiront par persuader Alceste des bienfaits de l’humanité. La communion de sentiments fait
donc sentir au lecteur, au-delà des différences des situations, l’existence d’un fonds commun
universel. C’est cette voix de la Nature qui détermine les droits des êtres humains et leurs
devoirs envers autrui. Laval, le voisin d’Alceste, formule lui-même la méthode à suivre pour
adopter un comportement juste : « chacun de nous, en jugeant son semblable, lui doit
l’examen qu’il exigeroit, si c’étoit lui qu’on alloit juger.3 » Il annonce ainsi l’impératif
catégorique kantien : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta
volonté en loi universelle de la nature.4 » Les contes marmontéliens expriment donc une
nouvelle conception de la morale : elle n’est plus considérée comme une série de préceptes
préalables à appliquer ; elle trouve une validité intersubjective et s’appuie sur l’égalité des
hommes face aux vicissitudes de la vie. Par conséquent, la loi morale repose sur une
démarche inductive, sur un rapport entre singulier et universel, tout comme la méthode
expérimentale et la représentativité politique. On voit ainsi comment esthétique sentimentale,
empirisme et démocratie sont intimement liées, comme l’a avancé David J. Denby : « d’une
représentation de la sociabilité, on est passé à une institution de la sociabilité, [c’est] en ce
sens que le texte remplit une fonction pédagogique, fondatrice5 ». En soulignant le rapport

1
Contes moraux (1765), vol. 3, op.cit., p. 136-137.
2
Contes moraux (1765), vol. 2, op. cit., p. 254-255.
3
Contes moraux (1765), vol. 2, op. cit., p. 303.
4
Immanuel Kant, Fondements de la méta hysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Librairie philosophique
Vrin, 1992, p. 95.
5
David J. Denby, « Sensualisme, esthétique sentimentale et démocratie », Dix-huitième siècle, n°31, 1999,
p. 131.
427
entre histoire singulière et loi morale universelle, les contes marmontéliens contribuent à
l’éducation morale du lecteur.

IV.II.4. Argumentation et dialogisme dans le conte moral

Ainsi s’explique l’utilisation que fait Marmontel des lieux communs, dans ses
propres contes. Certes, le recours à des situations et des arguments, que le lecteur peut
reconnaître et accepter, relève d’une stratégie argumentative1. Mais chez Marmontel, cette
démarche revêt une fonction morale et philosophique : elle vise, nous semble-t-il, à mettre en
lumière l’universalité des comportements humains.
Le conte propose tout d’abord au lecteur un univers familier. Les reprises de fables
littéraires bien connues du public contribuent à la constitution d’un terrain d’entente entre
l’œuvre et le lecteur. L’histoire d’Acélie et Mélidor, anciens mondains convertis à la vie
rurale, attachés à éduquer leurs enfants et à leur transmettre ce qu’ils apprennent eux-mêmes,
n’est pas sans évoquer Le Laboureur et ses enfants2, de La Fontaine. Le Philosophe soi-disant
s’annonce explicitement comme la suite du Misanthrope ; Mélidor, dans La Femme comme il
y en a peu, est un « Bourgeois gentilhomme » qui cherche à imiter le grand monde3. Afin de
favoriser l’adhésion des lecteurs, Marmontel s’attache également à mettre en adéquation ses
contes avec le mode de vie et les expériences du public : ses textes témoignent des valeurs et
de la morale de la bourgeoisie terrienne, qui émerge au cours de la deuxième moitié du XVIIIe
siècle. Le premier pilier de ce système de valeur est le noyau familial, considéré comme une
modélisation de la société. Les rôles assignés à chaque membre sont stéréotypés. Dans Le Bon
Mari, le narrateur soutient, par exemple, que « [c]e n’est pas au milieu du monde qu’une
honnête femme trouve le bonheur ; c’est dans l’intérieur de son ménage, dans l’amour de ses
devoirs, dans le soin de ses enfans, et dans le commerce intime d’une société composée de
gens de bien.4» Le second pilier est l’économie, la gestion raisonnée de son patrimoine et le
travail de la terre, qui s’appuie à la fois sur la tradition et sur les nouvelles découvertes. Dans
Le Scrupule, le jeune philosophe échange ses terrains fertiles contre les terrains pauvres de ses
voisins et les fait fructifier en choisissant la semence, le plant, l’engrais, la culture qui

1
Aron Kibedi Varga, Discours, récit, image, Liège-Bruxelles, Pierre Mardaga, 1989, p. 41.
2
Jean de La Fontaine, Fables, V, 9, op. cit., p. 170.
3
« Son ridicule dominant étoit de vouloir vivre en homme de qualité. Il se familiarisoit avec les Grands, en
étudioit avec soin les manieres, et comme les graces nobles et simples d’un véritable homme de cour ne sont pas
faciles à imiter, c’étoit aux airs de nos petits Seigneurs qu’il s’attachoit, comme à de bons modèles. » Contes
moraux (1765), vol. 3, op. cit., 115.
4
Contes moraux (1765), vol. 2, op. cit, p. 177.
428
conviennent : « je tâche de corriger ce que je vois de défectueux dans les spéculations des uns
et dans la pratique des autres : c’est une étude amusante1», dit-il à Bélise. Dans La Femme
comme il y en a peu, la mélancolie de Mélidor disparaît lorsqu’il voit les premiers fruits de
son travail : « Dès que Mélidor vit la terre vivifiée par son influence, et une multitude
d’hommes occupés à la fertiliser pour lui, il se sentit élever au-dessus de lui-même.2» Laval
dans Le Misanthrope corrigé et Angélique dans L’École des ères sont également des
représentants de cette bourgeoisie, propriétaire de terres et sensible au sort d’autrui. Mais ces
exemples montrent que le conte moral marmontélien ne se réduit pas à une illustration des
valeurs de la bourgeoisie montante : les personnages qu’il met en scène cherchent à se
corriger, à « s’élever ». Ils apparaissent d’ailleurs comme de véritables empiristes, s’appuyant
sur leurs observations, leurs expérimentations à la fois morales et physiques, pour établir des
lois universelles. Dans Le Scrupule ou L’Amour mécontent de lui-même, par exemple, Bélise
tire des leçons de ses expériences : « La pratique confirmoit ou corrigeoit leurs observations,
et on faisoit les expériences en petit, afin de les rendre moins coûteuses 3. » Le rapport établi
entre un environnement champêtre, l’étude de la nature, les actes de bienveillance et l’accès
au bonheur n’est pas sans rappeler le conte de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, l’Histoire du
prince Titi, dans lequel l’observation de la nature participe à la formation politique et morale
du prince. Dans les deux cas, la démarche expérimentale conduit le personnage à une
meilleure connaissance du monde et de lui-même par l’observation et l’analyse. Le recours
aux lieux communs n’est donc qu’un point de départ, pour mieux insinuer chez le lecteur des
idées de perfectibilité.
Si l’amélioration morale et intellectuelle des personnages passe par une démarche
empirique, le conte lui-même propose une méthode similaire au lecteur car il suit une
démarche inductive. De fait, il se propose comme une réponse expérimentale à une question
d’ordre moral, annoncé le plus souvent dans l’incipit, ce qu’illustre La Mauvaise Mère :
Parmi les productions monstrueuses de la Nature, on peut compter le cœur d’une Mere
qui aime l’un de ses enfans, à l’exclusion de tous les autres. Je ne parle point d’une
tendresse éclairée qui distingue entre ces jeunes plantes qu’elle cultive, celle qui répond
le mieux à ses premiers soins ; je parle d’une tendresse aveugle, souvent exclusive,
quelquefois jalouse, qui se choisit une idole et des victimes, parmi ces petits innocents
qu’on a mis au monde, et pour qui l’on est également obligé d’adoucir le fardeau de la
vie. C’est de cet égarement, si commun et si honteux pour l’humanité, que je vais donner
un exemple4.

1
Contes moraux (1761), vol. 1, op. cit.,p. 109.
2
Contes moraux (1765), vol. 3, op. cit, p. 156.
3
Contes moraux (1761), op. cit., p. 111-112.
4
Ibid., p. 333.
429
L’incipit expose ici clairement la question morale qui va être traitée, et dont l’histoire
est un exemple, non comme un modèle, mais plutôt comme une modélisation, qui permet
d’avoir une idée plus claire du phénomène. De même, le conte intitulé Heureusement
précipite d’emblée le lecteur dans le sujet de la conversation entre l’abbé de Châteauneuf et la
marquise de Lisban : la question est de savoir si « ce qu’on appelle vertu chez une femme soit
aussi rare qu’on le dit.1» Les aventures amoureuses de la marquise et ses expériences passées
vont servir de matière à une réflexion générale. Les contes marmontéliens apparaissent ainsi
comme des réponses à une question posée plus ou moins explicitement : qu’est-ce qu’un
philosophe ? (Le Philosophe soi-disant), que veut dire « être soi-même » ? (Alcibiade ou Le
Moi), qu’est-ce que l’amour ? (Le Scrupule), comment éduquer ses enfants ? (Le Bon Père),
comment choisir un mari ? (Tout ou rien). L’histoire, qui sert ici d’expérimentation, est suivie
d’une réflexion générale, qui peut prendre la forme soit d’un dialogue (par exemple entre
Alcibiade et Socrate dans Alcibiade ou Le Moi) soit d’un monologue intérieur au cours duquel
le héros prend conscience de ses erreurs : l’expérience conduit à une généralisation, à la
formulation d’une loi morale. En ce sens, le conte moral se rapproche du dialogue
philosophique qui provoque le doute méthodique : ce dernier, « en me plaçant dans le point
d’ambiguïté, me laisserait une raison libre, et lui montrerait les deux routes2 », comme le
définit Marmontel lui-même. Par exemple, l’incipit du Mari Sylphe s’ouvre sur un véritable
dialogue avec la doxa :
Evitez les pièges des hommes, dit-on sans cesse à une jeune femme : évitez la séduction
des femmes, dit-on sans cesse à un jeune homme. Est-ce le plan de la nature que l’on croit
suivre, en faisant d’un sexe l’ennemi de l’autre ? Ne sont-ils faits que pour se nuire ?
Sont-ils destinés à se fuir ? Et quel seroit le fruit de ces leçons, si tous les deux les
prenoient à la lettre ?3

Le conte sert ici de mise à l’épreuve des préjugés. De cette manière, il reproduit le
travail de questionnement des philosophes : « en tant que genre littéraire à potentiel
argumentatif, le conte moral se conforme peu ou prou à la mise en scène dialectique telle que
la définit Aristote4», affirme Jan Herman. Marmontel se sert du conte comme d’un instrument
dialogique et dialectique, grâce à la multiplicité des dialogues et des discours divergents : on
trouve notamment au cœur de la fiction des réflexions morales (La Femme comme il y en a
peu), scientifiques (Le Scrupule ou L’Amour mécontent), économiques (Le Misanthrope
corrigé).

1
Ibid., p. 193.
2
Article « Dialogue philosophique ou littéraire », Éléments de littérature, Œuvres com lètes, vol. 4, op. cit.,
p. 377 et 378.
3
Contes moraux (1765), op.cit., p. 195.
4
Jan Herman, « Marmontel, Epiménide et le paradoxe du Scrupule », art. cit., p. 347.
430
En outre, la structure même du conte s’apparente à une démonstration. Les contes
marmontéliens respectent la dispositio de la rhétorique antique (exorde, narration,
confirmation, digression et péroraison) et cette composition est au service d’une
démonstration philosophique, ce qu’illustre le conte intitulé Alcibiade ou Le Moi. Il s’agit
d’un récit de formation, voire d’initiation, dans la mesure où Alcibiade change entre le début
et la fin du conte. Tout d’abord, Alcibiade se dit philosophe, disciple de Socrate, mais se
montre intransigeant : il veut être aimé pour lui-même et ne supporte pas l’idée qu’un être
humain refuse sa liberté. Il juge très négativement aussi bien la prude, dominée par ses désirs,
que Glycérie, qui est dépendante de l’avis de ses parents. La série d’histoires amoureuses que
subit ensuite Alcibiade lui montrent que sa théorie et sa quête (à savoir d’être aimé pour soi-
même) est une chimère : il est amené à confronter sa pensée de système à la pratique.
L’expérience a pour effet de « déniaiser » Alcibiade en lui faisant admettre le caractère
parfois pénible et déceptif de l’existence humaine et en l’incitant à s’ouvrir à la conscience
des besoins mutuels et de la solidarité sociale : « la sortie du labyrinthe narcissique s’effectue
par l’engagement dans l’altérité1», selon Anne-Marie Cabanat. Enfin, Alcibiade écoute la
leçon de Socrate et prend conscience de ses erreurs. Le monologue final du philosophe est le
moment de révélation de la vérité :
Je voudrais bien savoir quel est ce moi que vous voulez qu’on aime en vous ? La
naissance, la fortune et la gloire, la jeunesse, les talents, la beauté ne sont que des
accidents. Rien de tout cela n’est vous, et c’est tout cela qui vous rend aimable. Le moi,
qui réunit ces agréments, n’est en vous que le canevas de la tapisserie ; la broderie en fait
le prix. En aimant en vous tous ces dons, on les confond avec vous-même. Ne vous
engagez pas, croyez-moi, dans des distinctions qu’on ne fait point, et prenez, comme on
vous le donne, le résultat de ce mélange : c’est une monnaie dont l’alliage fait la
consistance, et qui perd de sa valeur au creuset.2

Le conte est ici au service d’une démonstration philosophique : l’histoire d’Alcibiade


prouve le caractère infondé de la conception essentialiste de l’identité et illustre au contraire
l’idée d’un moi-multiple. La fonction argumentative du récit est renforcée par sa
composition : la présentation du personnage peut apparaître comme l’équivalent de l’exorde,
dans la rhétorique antique ; le récit de ses épreuves correspond à la narration mêlée à la
confirmation ; enfin le discours de Socrate sert de péroraison. Mais le conte ne cherche pas
seulement à convaincre le lecteur, il lui fait vivre une expérience similaire à celle du
personnage : la composition du texte le conduit lui aussi à changer de regard d’abord sur le
personnage, puis sur le monde. Placé au début du conte du côté d’Alcibiade, il se retrouve, à

1
Anne-Marie Cabanat, « À l’école du bonheur, quelle place pour le désir ? », Des sens au sens, littérature et
morale de Molière à Voltaire, éd. J. Wagner, Louvain-Paris, Editions Peeters, , 2007, p. 103
2
Contes moraux (1761), vol. 1, op. cit., p. 48.
431
la fin, à partager l’idée de Socrate : « l’amour de soi » apparaît comme le moteur des actions
de tous les personnages, aussi bien d’Alcibiade que des femmes qu’il séduit. Comme le
philosophe, le lecteur prend progressivement une posture distanciée des faits, ce qui lui
permet de voir, au-delà des divergences et de l’hétérogénéité des expériences, leur commune
provenance. Par conséquent, le conte emporte le lecteur dans un mouvement de
décentrement : il s’identifie au départ au personnage, pour, petit à petit, avoir une vision
surplombante et ainsi se rendre compte des mécanismes psychologiques profonds. Ainsi, le
conte devient un outil efficace pour faire sentir au lecteur l’existence d’un fonds humain
universel.

IV.II.5. Le recueil comme outil didactique

Le rapport entre la singularité de l’histoire et l’universalité des sujets traités est


renforcé par la mise en recueil. Bien que Marmontel place ses personnages tantôt dans un
cadre oriental ou contemporain, tantôt dans la Rome antique, d’un conte à l’autre, nous
retrouvons les mêmes problématiques morales : l’amour d’un fils pour une mère ou un père
(La Mauvaise Mère et Lausus et Lydie), l’inconstance de la passion amoureuse (Soliman II ou
Le Scru ule ou L’Amour mécontent de lui-même), le décuplement de la force et du courage
par l’amour (La Bergère des Alpes ou Les Mariages samnites). Les effets d’écho et les
répétitions rendent les idées transmises familières et évidentes, et surtout mettent en évidence
l’universalité des situations. Les aventures apparaissent comme des illustrations, des
prélèvements, dans des temps et dans des espaces différents, des lois universelles qui
régissent les cœurs humains : « il faut que le bien soit connu ; il n’importe par quelle voie.
Notre siècle a besoin de ces exemples : ce sont des leçons pour l’humanité1», affirme le
narrateur dans Le Philosophe soi-disant. Or la constitution des contes moraux en anthologie
renforce leur dimension didactique.
De fait, la mise en recueil propose un parcours de lecture singulier, qui participe à
l’éclairement des consciences. Dans la préface des Contes moraux de 1765, Marmontel
souligne lui-même le rôle de la disposition, comme outil dialectique : « C’est dans le dessein
de varier les tons ou de rapprocher les contrastes, que j’ai changé dans cette édition l’ordre
observé dans les premieres, et entremêlé quelques-uns des nouveaux Contes parmi les

1
Contes moraux (1765), vol. 1, op.cit., p. 323.
432
anciens1. » Le tableau ci-dessous permet de comparer l’ordre des contes dans les éditions de
1761 et de 17652 :

Contes moraux de 1761 Contes moraux de 1765

TOME PREMIER TOME PREMIER


Alcibiade ou le moi Alcibiade ou le moi
Soliman II Soliman II
Le Scrupule ou L’Amour mécontent de lui-même Le Scrupule ou L’Amour mécontent de lui-même
Les Quatre Flacons ou les aventures d’Alcidonis, Les Quatre flacons ou Les Aventures d’Alcidonis
de Mégare de Mégare
Lausus et Lydie Lausus et Lydie
Heureusement Le Mari Sylphe
Les Deux Infortunées Heureusement
Tout ou rien Les Deux Infortunées
Le Philosophe soi-disant Tout ou rien
La Mauvaise Mère
La Bonne Mère

TOME SECOND TOME SECOND


La Bergère des Alpes Le Philosophe soi-disant
L’Heureux Divorce La Bergère des Alpes
Annete et Lubin, histoire véritable La Mauvaise Mère
Les Mariages samnites, anecdote ancienne La Bonne Mère
Le Bon Mari L’École des pères
Le Connaisseur Annette et Lubin [sans le sous-titre « histoire
L’École des pères véritable »]
Les Mariages samnites
Laurette
Le Connaisseur

TOME TROISIEME
L’Heureux Divorce
Le Bon Mari
La Femme comme il y en a peu
L’Amitié à l’épreuve
Le Misanthrope corrigé

1
Préface, ibid., p. XV.
2
Les titres en gras correspondent aux contes ajoutés dans le recueil de 1765.
433
Dans le recueil de 1761, les quatre premiers contes ont en commun une interrogation
sur l’inconstance de l’amour : les héros découvrent les égarements de leur cœur et apprennent
à se connaître. Les quatre contes suivants (Lausus et Lydie, Heureusement, Les Deux
Infortunées et Tout ou rien) sont, au contraire, des exemples d’abnégation et de fidélité. Les
deux contes suivants (Le Philosophe soi-disant et La Mauvaise Mère) soulèvent la question
de la transmission et des conséquences de l’ignorance sur les générations à venir. Enfin, La
Bonne Mère est un exemple d’éducation réussie. Le second tome réunit des contes mettant en
scène des personnages qui suivent la loi naturelle. Les deux derniers contes (Le Connaisseur
et L’École des pères) mettent en scène un stratagème pour piéger un pédant dans le premier,
un fils oisif et débauché, dans le second, pour les ramener à la loi naturelle. Les contes réunis
en 1761 tracent ainsi un parcours de lecture : alors que dans les premiers contes, les
personnages enfermés dans leurs illusions et l’esprit de système prennent eux-mêmes
conscience de leurs erreurs, par l’échange avec autrui et le recours au dialogue, les deux
derniers contes montrent comment le détour par le mensonge et la comédie permet de faire
surgir la vérité. Entre ces deux pôles, le recueil a donné au lecteur des exemples de
personnages vertueux, fidèles à leur engagement. L’ordre des contes ainsi rassemblés a un
effet sur le lecteur, et conduit ce dernier à suivre le même parcours que les personnages, à
savoir une palingénésie.
Ceci est encore plus frappant dans le recueil de 1765. Ce dernier est composé de trois
tomes, qui sont autant d’étapes d’un parcours initiatique. Tous les contes rassemblés dans le
premier volume mettent en scène des personnages centrés sur eux-mêmes, qui apprennent
progressivement à se connaître : Alcibiade, Soliman, Alcidonis, Bélise, Elise, la marquise de
Clarens, Cécile et les deux infortunées se rendent compte qu’ils se sont laissés bercer par leurs
propres chimères et découvrent les contradictions de leur cœur. Ce premier volume se
présente ainsi comme la première étape d’un apprentissage, qui commence par une
interrogation sur soi-même. Il est en ce sens significatif que le recueil s’ouvre sur Alcibiade
ou Le Moi, au cours duquel le personnage éponyme découvre la complexité de sa propre
identité. Que nous apprend le recueil ? En déconstruisant les illusions nées de l’imagination
romanesque, il s’agit d’apprendre à voir et à accepter le monde tel qu’il est, comme l’affirme
le philosophe dans Le Scrupule : « Il faut tirer parti de ce qu’on a de bon, se pardonner à soi-
même et aux autres ce qui est moins bien ou ce qui est mal.1 » Socrate ne dit pas autre chose à
Alicibiade, conseillant ce dernier de se marier : « c’est Socrate qui me conseille le mariage ! –
pourquoi non ? si votre femme est sage et raisonnable, vous serez un homme heureux ; si elle

1
Contes moraux (1765), op.cit., p. 118.
434
est méchante ou coquette, vous deviendrez un philosophe, vous ne pouvez qu’y gagner 1. » Le
conte invite ainsi à apprendre à se connaître soi-même pour mieux vivre la relation à l’autre :
le but ultime est d’« apprendre à aimer2 », comme le dit la jeune esclave dont la beauté et la
liberté de pensée subjugue Soliman. Dans Le Scrupule ou L’Amour mécontent de lui-même,
Bélise avoue elle-même au philosophe : « Vous m’avez appris à aimer, vous m’avez
convaincue que j’en étais capable ; en m’éclairant sur mes sentiments, vous m’avez fait la
plus douce des violences : vous m’avez forcée à m’estimer moi-même et à me croire digne de
vous. L’amour est content : je n’ai plus de scrupule et je suis heureuse3. » L’insertion du Mari
Sylphe, dans le premier tome de l’édition de 1765, met en évidence l’importance du détour et
du stratagème dans le processus d’éclairement des consciences.
Le second volume propose, quant à lui, des scènes de rencontre (La Bergère des
Alpes, La Bonne Mère), des voyages (La Mauvaise Mère) ou des confrontations avec
l’ignorance et l’hypocrisie (Annette et Lubin, Le Philosophe soi-disant et Le Connaisseur). Il
correspond à une seconde étape de l’apprentissage : celui-ci passe par la confrontation à
autrui, par la découvre de l’autre dans toute sa complexité. Enfin, le troisième volume
rassemble des contes dont les personnages ont trouvé la sérénité, sont parvenus à dépasser les
obstacles pour rejoindre la loi naturelle de l’harmonie universelle, comme en témoignent les
titres : L’Heureux Divorce, Le Bon Mari, La Femme comme il y en a peu, L’Amitié à
l’é reuve, Le Misanthrope corrigé. Ce dernier tome marque donc la dernière étape du
parcours, symbolisé par l’accomplissement des personnages et la résolution des conflits.
Par conséquent, d’Alcibiade ou Le Moi au Misanthrope corrigé, de la question de
l’identité à celle de l’humanité, le parcours de lecture conduit le lecteur, à l’instar des
personnages, à devenir plus lucide sur l’âme humaine : il est amené à prendre conscience,
d’abord par un retour sur soi-même, puis par l’échange avec autrui, de ce qui empêche
l’avènement d’une unité entre les hommes, à savoir les illusions et les erreurs de jugement,
avant d’imaginer la possibilité-même de cette harmonie, par l’acceptation des contradictions.
La lecture est ainsi une source d’expériences, qui modifient l’âme du lecteur. Telle est
également la vertu des romans de Richardson dont Diderot publie l’éloge en 1761, la même
année que la parution du premier recueil de Marmontel :
Mais qu’importe, si, grâce à cet auteur, j’ai plus aimé mes semblables, plus aimé mes
devoirs, si je n’ai eu pour les méchants que de la pitié, si j’ai conçu plus de
commisération pour les malheureux, plus de vénération pour les bons, plus de
circonspection dans l’usage des choses présentes, plus d’indifférence sur les choses
futures, plus de mépris pour la vie, et plus d’amour pour la vertu, le seul bien que nous

1
Ibid., p.49.
2
Contes moraux (1761), vol. 1, op.cit., p. 67.
3
Ibid., p. 128.
435
puissions demander au ciel et le seul qu’il puisse nous accorder, sans nous châtier de nos
demandes indiscrètes !1

C’est en ce sens que les contes moraux de Marmontel ont certainement joué un rôle
dans la diffusion des idées des Lumières et dans l’instauration d’une nouvelle sociabilité2.
Celle-ci n’est pas entendue comme une forme de relations sociales, mais comme la
disposition à vivre en bonne société avec ses semblables, à faire usage de sa raison, dans
l’intention de canaliser ses passions et de mener un travail sur soi pour dépasser la défense de
ses intérêts personnels. Les contes moraux de Marmontel témoignent effectivement de cette
conception du lien social, idée que corrobore son dernier recueil.
Les Nouveaux contes moraux (1792) montrent de manière explicite les effets visés et
produits par la mise en recueil. Ils rassemblent dix-sept contes, qui mettent en scène eux-
mêmes une situation de contage comme l’indiquent les titres : La Veillée, Les Souvenirs du
coin du feu, Les Déjeuners du village ou Les Aventures de l’innocence, dans lequel l’histoire
est découpée en « déjeuners » à l’image du découpage temporel des Mille et Une Nuits. Le
recueil dédouble de cette manière la question de l’encadrement. Alors que dans les recueils de
contes de fées, la scène de contage prenait pour cadre la chaumière de la nourrice ou les
compagnies mondaines, Marmontel peint une assemblée intergénérationnelle3 et mixte4 unie
par le goût de la sagesse et des questions de philosophie morale. Par exemple, La Veillée est
une suite d’histoires racontées par les invités de Madame de Verval, sous la Révolution. Le
recueil exprime ici une nostalgie d’un temps mythique, caractérisé par la solidarité entre
générations et par un lien social solidement tissé par le goût du travail et de la sagesse. Dans
ses auditoires fictifs, on trouve aussi bien Fontenelle (La Côte des amants), Benjamin
Franklin (Les Souvenirs au coin du feu) que Voltaire (dans L’Erreur d’un bon ère). Lorsque
le conteur raconte comment les deux jeunes amoureux, enfin réunis, décident de former « une
tribut d’amis de la campagne », unis par le travail de la terre et les bienfaisances, Marmontel
fait intervenir son maître :

1
Denis Diderot, Éloge de Richardson, dans Contes et romans, op. cit., p. 904.
2
Jaucourt, article « Sociabilité », dans Encyclopédie, op. cit., T. 15, p. 251.
3
« C’était ainsi que les soirées se passaient entre nos vieillards. L’essai en réussit au point que leur société devint
inséparable. Ce fut d’abord le privilège de la vieillesse d’y être seule introduite. Bientôt l’élite de l’âge mûr, et
insensiblement celle de la jeunesse, obtint la faveur d’y être admise : c’était un titre à l’estime publique ; et si les
abus qui se glissent partout où le bien s’établit n’étaient pas venus altérer cette société naissance, elle eût été
pour notre siècle la meilleure école des mœurs », Nouveaux contes moraux, Paris, J.-B. Garnery et Maradan,
1801, p. 103.
4
« Cette idée fut accueillie de la vieillesse du voisinage : la société se forma ; les femmes voulurent en être ; et
les trois fêtes de Noël, le foyer de Closière en fut le rendez-vous. On s’assemblait à six heures du soir ; on
soupait à neuf heures ; dans l’intervalle on causait gaiment : l’à-propos amenait des contes ; chacun faisait le
sien ; et la place de la conteuse ou du conteur était le coin du feu. Saint-Philippe, vieux militaire, fut celui qui
donna l’exemple», ibid., p. 69.
436
Il a raison, s’écria Voltaire. Ce qu’il propose là est ma chimère favorite ; ils seront trop
heureux de la réaliser. J’étais de l’avis de Voltaire ; mais lui, s’apercevant que
Vauvenargues n’en était pas : Mes amis, nous dit-il, dans les temps de contagion il faut se
tenir hors des lignes. Pensez donc que c’était alors le temps de la Régence. Et quelle était,
dans ce temps-là, la place d’un homme de bien et d’une jeune et innocente femme ? Oui,
j’aurais dit à ses deux époux : Tenez-vous là, faites-moi des enfans bien sains, bien
vigoureux ; qu’ils aiment comme vous la nature et la poésie, qu’ils apprennent de leur
père à lire Virgile et Horace, et à cultiver leur jardin.1

Les contes du dernier recueil de Marmontel offrent ainsi une image d’une sociabilité
fondée sur une communion des émotions, la pratique de la raison et le dialogue, et ceci, de
manière significative, au moment-même où Marmontel voit le tissu social se déliter sous les
excès révolutionnaires. En mettant en scène Voltaire lui-même, cet ultime recueil met en
évidence la démarche et l’intention de Marmontel, à savoir transmettre l’idéal des Lumières :
la démarche anthologique contribue à inscrire le conte à visée morale et philosophique dans
une chaîne du temps.

Marmontel apparaît donc dans ses contes moraux à la fois comme un héritier des
moralistes du Grand Siècle, un disciple de Fénelon, de Montesquieu2 et de Voltaire, et un
fervent promoteur de l’idéologie des Lumières. Dans cette intention, il utilise le conte moral
comme un outil didactique : d’une part, il montre au lecteur comment les pensées et les
comportements sont modelés par les discours considérés comme des romans (les fictions
comme la philosophie de système) mais aussi par les passions (l’amour propre, la jalousie, la
cupidité) ; d’autre part, il cherche à faire sentir au lecteur l’existence d’une loi morale
universelle. En ce sens, les contes marmontéliens visent bien à élever moralement le
lecteur dans le sens où ils lui indiquent comment adopter un comportement juste, en
adéquation avec la loi morale naturelle. Mais cette « leçon » du conte n’est pas transmise
directement : aucune moralité ne vient orienter la signification des histoires. De la même
façon que, dans la diégèse, un détour par le mensonge, voire le recours à de véritables mises
en scène est nécessaire pour que le personnage acquiert une conscience élargie, de même
l’entendement du lecteur a besoin de la fiction, pour saisir ce que sa conscience refuse plus ou
moins de voir : le parcours que suivent les personnages, de l’aveuglement à la lucidité, de
l’obscurité à la lumière, met en abyme la démarche du lecteur lui-même. Cet éclairement se
fait par degrés, ce qui explique le rôle important joué par les recueils : le dispositif narratif
conduit progressivement le lecteur à repérer le fonds commun des comportements humains,
derrière leur diversité. En outre, grâce à l’émotion provoquée par l’expérience commune, il

1
Ibid., p. 503.
2
Voir l’éloge de Montesquieu dans le conte « Le petit voyage » dans Nouveaux contes moraux, op.cit., p. 133.
437
s’établit un partage des affects entre l’œuvre et le public (ce que confirme la diffusion
importante des recueils et leurs nombreuses réécritures). C’est en ce sens que l’on peut dire
que les contes marmontéliens participent à la diffusion des idées des Lumières : ils s’adressent
à la fois à la raison et aux sentiments du lecteur, s’attachent à éclairer ses zones d’ombres, et
contribuent au développement de nouveaux modes de sociabilité. Si le dispositif narratif
induit bien une lecture active et critique, pour autant, les contes marmontéliens n’ont rien
d’opaque : on passe ainsi de l’ésotérisme du conte philosophique à l’exotérisme du conte
moral. Or ce dernier, en montrant la loi morale dans son évidence lumineuse, court le risque
de devenir un conte édifiant. Ainsi s’expliquerait la disparition du conte à visée morale et
philosophique au profit du conte explicitement moralisateur à la fin du XVIIIe siècle.

438
Conclusion : La sociabilité des contes à visée morale et
philosophique

L’étude des contes de Voltaire et de ceux de Marmontel montre que le sous-genre a


certainement joué un rôle important dans le développement de la sociabilité des Lumières,
comprise comme cette disposition à subordonner son avantage particulier, à l'avantage
commun et général. De fait, sur le plan diégétique, les contes philosophiques et moraux
mettent en scène cette nouvelle sociabilité : les personnages prennent conscience que leur
malheur est lié à leurs aveuglements, apprennent à se mettre à la place d’autrui, confrontent
leurs préjugés à la pratique, dialoguent entre eux, afin de mieux se comprendre et comprendre
le monde qui les entoure. En somme, ils déduisent, à partir de leurs besoins individuels ou de
leur intérêt personnel, des règles capables de venir à bout des passions qui opposent les
hommes et d’œuvrer au bonheur de tous, en prenant en compte l'intérêt de chacun. Ils
appliquent ainsi une démarche empirique et inductive au domaine moral. Le conte à visée
moral et philosophique invite lui-même le lecteur à suivre une telle démarche.
En effet, l’enjeu formateur de ces contes se situe essentiellement dans l’expérience
de lecture qu’ils proposent. Si la structure enchâssée permet au conte philosophique de passer
au crible de la critique l’ensemble des discours et lui confère ainsi une dimension
épistémologique, la mise en recueil, quant à elle, conduit le lecteur à repérer un fonds humain
universel, derrière la diversité des situations rapportées : un rapport s’établit alors entre la
singularité des histoires et l’universalité de la loi morale, qu’elles illustrent. En outre, le
dispositif narratif, induit par l’anthologie, a une fonction didactique : de la même manière que
la conscience du personnage s’élargit par degrés, grâce aux différentes épreuves qu’il subit, de
même, le lecteur gagne progressivement en lucidité, grâce à chacune des histoires rassemblées
dans les recueils, qui sont autant d’étapes de son parcours. Ce dernier n’est pas linéaire, il ne
trace pas un progrès continu, ni ne tend vers une perfection. Au contraire, il est chaotique et
semé d’embûches et consiste surtout à apprendre à modifier son regard. Cet apprentissage
nécessite un dépaysement et une perturbation de la logique, afin de faire vaciller les préjugés
et les structures de pensée. En ce sens, la lecture de ces textes se rapproche d’une démarche
initiatique : elle vise, par le recours à une écriture symbolique, à ôter au lecteur le voile des
opinions fausses qui lui couvre les yeux et à lui faire expérimenter une sorte d’illumination,
non une révélation, mais un réenchantement, lié à la reconnaissance justement de cette loi
universelle, à l’intensité de l’émotion ressentie, au plaisir du déchiffrement et au partage
d’une telle expérience.
439
440
Conclusion générale
L’hypothèse initiale, selon laquelle serait apparue, entre les années 1690 et les
années 1775, une nouvelle catégorie du conte, caractérisée par sa visée morale et
philosophique, s’est trouvée d’emblée confrontée à plusieurs difficultés. Si l’on peut
effectivement percevoir une parenté de forme et d’intentions entre, par exemple, les Histoires
allégoriques de Melle de Murat (1699) et le conte de Madame Le Marchand, Boca, édité dans
le recueil des Nouveaux contes de fées allégoriques (1735), en revanche, le rapport entre le
conte libertin de Crébillon, Le Sopha, et les contes de Marmontel paraît, de prime abord,
beaucoup moins évident, alors même qu’ils sont désignés par la même étiquette, « conte
moral ». De fait, les indications génériques, qui font signe d’une réflexion morale ou
philosophique, ou du moins d’un emploi allégorique de la fiction, rassemblent des textes de
formes, de registres, de formats, mais aussi de contenus extrêmement divers. Inversement, au
moment-même où apparaît cette nouvelle catégorie de contes, les termes qui la désignent, à
savoir « moral », « philosophique » et « allégorique », connaissent eux-mêmes des
modifications sémiologiques importantes. On a donc à affaire à une forme polymorphe
désignée par des termes eux-mêmes polysémiques, dont les acceptions sont en pleine
mutation, évolution dont l’apparition du sous-genre est justement l’expression. Par « sous-
genre », il ne faut donc pas entendre une nouvelle classification de textes exclusive, ni
l’essence d’une nouvelle catégorie, qui déterminerait un programme d’écriture : aucun des
textes étudiés ne combine l’ensemble des indices que nous avons repérés. Il s’agit, en
revanche, de délimiter un champ d’étude : rechercher les constantes structurelles de ces textes,
au-delà de leurs très grandes différences, nous a permis d’observer quelques uns des
nouveaux rapports qui s’établissent entre la fiction (en particulier le conte) et la pensée
(morale et philosophique), à partir de la fin du XVIIe siècle.
De la fin du XVIIe siècle jusqu’aux années 1775, un nombre important de contes
affichent, dès leurs seuils (au niveau des titres, des épigraphes et des préfaces), une fonction
cognitive : la fiction se trouve réconciliée avec le savoir, alors même que la dissolution du
pacte allégorique, à la fin du XVIIe siècle, semblait les avoir à tout jamais disjoints. Les
frontispices et les vignettes, qui unissent dans une même image les symboles des sciences, des
arts et des lettres, témoignent de cette confiance retrouvée entre la fiction et la connaissance.
Les préfaces, les « bibliothèques » et les périodiques reconnaissent également le conte comme
un outil de diffusion de la morale et de la philosophie des Lumières, tandis que les éditions en
recueil sont bien le signe d’une progressive prise de conscience de l’émergence d’une
441
nouvelle catégorie spécifique du conte. Ainsi, de Fénelon à Voltaire et à Marmontel, se
dessine une lignée d’auteurs dont l’intention est d’éveiller la conscience du lecteur, en ayant
paradoxalement recours à la fiction.
À partir de la fin du XVIIe siècle, de nouveaux rapports s’établissent effectivement
entre la fiction et la morale : se conduire selon l’ordre moral, ce n’est plus obéir à des règles
imposées par une instance extérieure, c’est faire appel à sa propre raison et à ses propres sens,
l’âme et le corps n’étant plus considérés comme deux entités séparées. Partant, en s’adressant
à la fois à la raison et à la sensibilité, le conte à visée morale et philosophique joue un rôle
majeur dans l’éducation morale du lecteur, comme en témoignent les contes que Fénelon écrit
pour le duc de Bourgogne. Le sous-genre se présente bien comme le descendant de la fable :
comme elle, il articule une histoire et une pensée, mais le rapport entre les deux a changé.
Certes, les contes féneloniens relèvent encore d’un emploi rhétorique des Belles-Lettres (la
fiction est une instruction « indirecte ») et expriment une conception ontologique de la
morale. Pour autant, la « leçon » n’est plus dictée par un maître : de même qu’au niveau de la
diégèse, le personnage est renvoyé à sa conscience intérieure, de même, au niveau de la
structure, aucune moralité ne vient clore les contes et le lecteur est invité à faire usage de son
propre entendement. Telle est la fonction notamment des diptyques, qui placent en miroir des
situations apparemment semblables et poussent le lecteur à faire des comparaisons entre les
histoires, mais également avec ses propres dilemmes moraux. Ces types de contes
construisent donc un pacte de lecture non plus allégorique, mais analogique. Le lecteur n’est
plus passif, saisi par des sentiments de pitié ou d’admiration, mais au contraire très actif car il
est amené à établir des rapports entre ce qui a priori n’en a pas. Le conte met d’ailleurs en
abyme une telle démarche. La formation du prince éclairé (celle entre autres, de Titi dans le
conte de Saint-Hyacinthe, d’Iphis dans le conte de Philippe de Sainte-Foy d’Arcq, mais aussi
de Zadig dans le conte de Voltaire) ne passe pas par l’apprentissage de leçons délivrées par un
mentor, mais s’appuie sur une démarche de confrontation et de discussion, comme en
témoignent les nombreux dialogues insérés dans ces nouveaux contes. Ces derniers
accueillent en leur sein des discours exogènes et deviennent ainsi des lieux de réflexion et
d’expérimentation des théories politiques, économiques et philosophiques de l’époque. Même
si des lectures politiques sont possibles, pour le conte de Saint-Hyacinthe par exemple, ou
pour ceux de Crébillon, il ne s’agit pas d’illustrer une thèse, mais bien de mettre à l’épreuve la
théorie et d’imaginer les conséquences concrètes des modèles spéculatifs : le conte à visée
morale et philosophique est une fiction expérimentale, qui s’oppose à toute pensée de
système.

442
De fait, si ces contes accueillent en leur sein l’ensemble des discours politiques,
religieux, politiques, pseudo-scientifiques voire philosophiques, c’est dans une visée
démystificatrice. De Fénelon à Marmontel, tous ces auteurs mettent en scène des personnages,
dont le malheur et celui de leur entourage sont liés à leurs préjugés, nourris par les fictions
littéraires elles-mêmes : aveuglés par leurs fantasmes d’absolu et par les idéaux romanesques,
ils ne voient pas le réel tel qu’il est. La déconstruction des mécanismes de l’illusion et des
faux semblants, le démontage des mythes qui façonnent l’imaginaire et influencent les
décisions, vise donc à favoriser des relations humaines plus authentiques et une
compréhension mutuelle. Ces contes disséminent en effet des « images » de la philosophie du
jardin : valorisation de la vie naturelle de la campagne par opposition à la vie artificielle et
hypocrite de la cour et du pouvoir, lutte contre les plaisirs vains et contre toute forme de
manipulation, écoute des besoins nécessaires de l’homme, éloge du travail physique et
intellectuel, foi dans le progrès intellectuel et moral de l’être humain. La démarche heuristique
des signes s’associe donc à une vision néo-épicurienne de l’homme et du monde. Même si
cette vision du bonheur, isolé de la société, est parfois mise à distance et présentée comme
une dystopie (on songe, par exemple, à l’île mythique dans le conte de Saint-Hyacinthe), elle
n’en reste pas moins une étape dans le parcours du personnage. Elle immisce ainsi dans
l’esprit du lecteur l’idée de la possibilité d’un autre monde, fondé sur la reconnaissance des
faiblesses humaines, et partant, plus tolérant. Dès lors, ces contes semblent bien présenter un
modèle littéraire de la nouvelle sociabilité, qui émerge au XVIIIe siècle, fondée sur le
développement de l’esprit critique et de la « sympathie », au sens de partage des émotions et
de reconnaissance de l’autre. Ces nouveaux contes non seulement mettent en scène l’éveil des
personnages qui prennent conscience des fausses apparences et acquièrent ainsi la sérénité,
mais ils invitent le lecteur lui-même à distinguer le faux du vrai, notamment grâce à la
structure enchâssée : le rappel régulier de la situation de contage déconstruit l’illusion
fictionnelle et met ainsi en lumière les mécanismes de la croyance. Un tel effet de
distanciation alerte le lecteur lui-même sur sa tendance à la crédulité. Le conte de Rousseau,
La Reine Fantasque, pousse l’autoréflexivité jusqu’au bout, montrant les contradictions et les
limites du conte philosophique lui-même. De ce point de vue, le sous-genre relève bien de « la
logique de la fable1 », dans la mesure où il cherche à créer l’illusion, afin de démonter les
mécanismes de la croyance et de la superstition.
Apparaît dès lors un paradoxe : si les Lumières se définissent comme un processus
d’émancipation, de lutte contre toute forme de dépendance, comme une sortie « d’une

1
Jean-Paul Sermain, Métafictions, op. cit., p. 244.
443
minorité qui n’est imputable qu’à lui1 », selon le mot de Kant, pourquoi chercher encore à
mystifier le lecteur, même si c’est dans l’intention de le démystifier ? Car éclairer n’est pas
instruire. Avec le conte à visée morale et philosophique, la fiction n’est pas un voile plaisant
qui cache une vérité. Ici apparaît une différence majeure entre ces nouveaux contes et la fable.
La lecture de cette dernière consiste à déchiffrer un texte, afin d’en dégager l’idée qui lui était
préalable. Le conte philosophique, quant à lui, repose sur un pacte de lecture analogique : son
décryptage consiste à confronter des éléments narratifs apparemment contradictoires. C’est de
leur friction que jaillit une, ou plutôt de multiples significations. De fait, l’emboîtement, qui
caractérise à la fois la structure interne de ces contes, et les archidispositifs dans lesquels ils
s’inscrivent, induit un mode de lecture singulier : de nombreux effets de correspondances
s’établissent entre le cadre et l’histoire insérée, au point même de modifier la signification de
cette dernière. L’intersection de cadres narratifs antithétiques (par exemple la féerie au cœur
d’une satire orientale, ou bien une description crue de la guerre dans un conte de fées) forme
des nœuds interprétatifs et crée une rupture dans le champ de perception et de compréhension
du lecteur : ces dissensus, en suscitant la surprise et l’incompréhension, déclenchent un
processus herméneutique. Le conte à visée morale et philosophique requiert ainsi un
investissement important du lecteur, qui est conduit à changer constamment de focale, et à
rectifier ses propres interprétations. Dans cette perpective, le sous-genre se présente comme
une véritable expérience philosophique car le lecteur est sans cesse amené à expérimenter
différentes perspectives, au sens d’angles de vue et d’opinions. La lecture ne se présente plus
comme un forage d’où surgirait le sens ; elle est désormais réticulaire, les mises en relation
faisant émerger du sens. Avec l’émergence du sous-genre, on passe donc de la verticalité de
l’allégorie, à l’horizontalité de l’analogie. D’ailleurs, le conte philosophique critique lui-
même l’allégorie, considérée comme l’expression d’une volonté dogmatique et absolutiste :
utiliser la fiction comme un détour pour mieux faire passer un message, c’est en faire un outil
de persuasion, voire de manipulation, à l’image des « fables » bibliques ou des contes pour
enfants, qui sont, pour Voltaire, tout simplement la même chose. Au contraire, le conte
philosophique montre les mécanismes de cette illusion en insérant, au cœur même de la
fiction, des allégories et leurs interprétations, souvent en décalage avec l’histoire : la
composition emboîtée fait ainsi prendre conscience au lecteur de la subjectivité et donc de la
limite de toute exégèse. De cette manière, le conte à visée morale et philosophique ruine tout
fantasme de transparence entre le signe et le signifié.

1
Immanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, op. cit., p. 70.
444
Si le sous-genre tourne en dérision et rend impossible la quête d’un sens univoque, à
rebours, il raille également toute lecture naïve, qui verrait dans le conte un simple amusement.
Cette dichotomie traditionnelle entre une lecture sérieuse, en quête d’un sens, et une lecture
naïve et illusionnée, est incarnée, par exemple, par les disputes comiques entre Schah-Baham
et sa favorite, dans le conte de Crébillon, Le Sopha, conte moral et elle est figurée dans les
frontispices du conte de Duclos, Acajou et Zirphile. Ces mises en scène burlesques invitent le
lecteur à dépasser l’opposition entre ces deux modes de lecture. Le conte à visée morale et
philosophique n’est effectivement pas une allégorie, mais une combinaison de plusieurs
allégories, parfois même contradictoires. Ceci le rapproche de l’énigme, comme en
témoignent les épigraphes-devinettes et les frontispices, qui sont de véritables rébus, mais
dont le message est ambigu. Si le sous-genre prévoit une démarche interprétative, il ne
privilégie aucun chemin en particulier ; mieux, il propose au lecteur des lectures
volontairement antithétiques, afin que ce dernier suspende son jugement et s’interroge sur sa
propre propension à interpréter. Ainsi s’explique la structure dialectique des contes à visée
morale et philosophique : que ce soit par une composition en diptyques, par l’imbrication de
discours (théoriques ou fictionnels) à l’intérieur-même des contes, créant un effet de
contrepoint avec le récit-cadre, ou même par l’insertion de dialogues philosophiques, tous les
contes étudiés mettent en présence des conceptions ou des situations opposées. Grâce à cette
juxtaposition des contraires, le sous-genre offre au lecteur une expérience de lecture
singulière, propice à l’élargissement de sa conscience : il l’exerce à voir les choses sous des
angles divers, à considérer l’endroit et l’envers du décor. De fait, l’oxymore et l’ironie
participent d’une démarche d’estrangement, qui fait vaciller le cadre de référence du lecteur :
mettre en présence les contraires permet de faire surgir la vérité de la situation, dans ce qu’elle
a de plus cru. C’est notamment le cas des horreurs de l’Inquisition, dans les contes
voltairiens : le déplacement des événements historiques dans le cadre d’un conte rend la
réalité d’autant plus inacceptable. « On n’éclaire les esprits qu’avec la flamme des bûchers, et
la vérité ne saurait luire de sa propre lumière1 », affirme Voltaire dans l’Ingénu. Certes, il fait
prononcer cette phrase par les « apédeutes » (les docteurs de la Sorbonne), en réponse à la
maxime de Bélisaire2, qu’ils jugent hérétique. Pour autant, la plaisanterie est à double
entente : de fait, le réel inacceptable est paradoxalement rendu visible, grâce à un cadre qui,
lui, est acceptable. De même, l’insertion des motifs bibliques au cœur d’un conte oriental leur
ôte toute valeur spirituelle et les ramène à leur dimension narrative et symbolique, suggèrant

1
Voltaire, L’Ingénu, chap. XI, op. cit., p. 102.
2
« La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers », citation
exacte d’un chapitre censuré de Bélisaire de Marmontel, ibid.
445
par là l’absurdité des conflits religieux pour de simples « fables ». En mettant en présence des
éléments a priori incompatibles, l’écriture oxymorique fait donc surgir le réel, c’est-à-dire ce
qui résiste à toute compréhension symbolique, et nous rend sensibles à « l’inquiétante
étrangeté » de l’ordinaire humain. Les contes philosophiques nous mettent ainsi aux prises
avec l’incertitude : ils conduisent le lecteur à vivre une aventure conceptuelle, qui l’amène à
perdre ses repères, à tester les limites de ses catégories, en somme ils le conduisent à
philosopher.
Dès lors, si le conte philosophique et moral ne délivre pas de vérité, il n’en demeure
pas moins un outil de connaissance dans la mesure où il permet au lecteur de saisir ce que la
vie ne lui donne que furtivement. Il sert même d’outil d’investigation philosophique, à l’instar
des fictions qu’insèrent les philosophes au cœur de leurs démonstrations. Si, comme l’a
souligné Locke, l’entendement est un œil, il ne peut se voir lui-même. Pour se prendre comme
objet, comme support d’étude, et pour ainsi s’affranchir des comportements mécaniques et
devenir plus autonome, il doit passer par une distanciation, notamment par la fiction. De fait,
la composition emboîtée transforme le conte en un véritable laboratoire où s’expérimentent et
s’observent les rapports complexes entre la raison et le corps. L’analogie généralisée fait ainsi
percevoir au lecteur (aussi bien par les sens que par la raison) la simultanéité des sensations,
et les rapports entre les sensations et la pensée. C’est particulièrement le cas dans les contes
de Diderot, L’Oiseau blanc, conte bleu et Les Bijoux indiscrets, contemporains de la Lettre
sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient et de la Lettre sur les sourds et muets à l’usage
de ceux qui entendent. Le conte est ici un lieu d’interrogation et d’expérimentation sur la
connaissance elle-même : il acquiert ainsi une fonction épistémologique, développant une
réflexion sur l’entendement et ses modalités (croyance, jugement, doute). Dès lors, la fiction
narrative participe véritablement de l’analyse philosophique et de la connaissance de soi.
Telle est une des fonctions du récit à métempsycose de Montesquieu, l’Histoire véritable :
cette fiction philosophique s’apparente à une variation imaginaire, qui participe à
l’objectivation du sujet et à la conceptualisation d’un moi-multiple. De même, dans les contes
diderotiens, la structure enchâssée permet de mettre en scène les décalages entre les paroles et
les actes des personnages, notamment des philosophes, comme dans l’Entretien d’un ère
avec ses enfants. L’expérience qu’offre le conte est bien ici philosophique car elle permet
d’imaginer (au sens de se faire des images mentales) des situations philosophiques et morales
complexes. Le sous-genre conduit ainsi le lecteur à porter un regard nouveau sur lui-même,
sur le monde qui l’entoure et sur autrui.
L’émergence du conte à visée morale et philosophique témoigne effectivement d’un
changement radical dans la conception des relations entre l’œuvre et le lecteur : il ne s’agit
446
plus de susciter son admiration et sa pitié, mais de développer sa « sympathie », grâce
notamment aux scénographies de l’observation. Le lecteur est touché par la scène racontée,
non pas parce qu’il peut s’identifier au personnage malheureux, mais parce qu’il est placé
dans la même posture de spectateur que le personnage principal, qui tire des conclusions de la
scène pathétique qu’il observe : l’émotion déclenche à la fois la réflexion et un geste social.
C’est ce qu’on observe aussi bien dans les contes de Fénelon, dans le conte de Saint-
Hyacinthe que dans ceux de Marmontel. Par le jeu des focalisations, le dispositif narratif
conduit le lecteur à voir à travers le regard du personnage : il est ainsi amené à percevoir, à
sentir, au-delà des différences, l’existence d’un fonds humain universel, à voir l’unité des
situations, au-delà de leur diversité, en somme à devenir géomètre. Certes, le registre
pathétique déclenche une forte émotion chez le lecteur de ces contes. Mais alors que le
sentiment de pitié suppose un rapport d’inégalité entre le personnage victime du sort et le
spectateur, au contraire, la « sympathie » provoquée par l’esthétique sentimentaliste s’appuie
sur un rapport d’égalité : le conte moral propose au lecteur une expérience partagée. Ainsi, au
moment-même où de nouveaux rapports sociaux s’inventent et s’expérimentent dans les loges
maçonniques, les salons et les clubs, le modèle de l’émotion esthétique connaît de profondes
modifications : il ne réside plus dans la terreur et l’admiration, mais dans « l’intérêt individuel
d’homme à homme1», selon l’expression de Marmontel. Ainsi, si la littérature a pu jouer un
rôle dans le développement des idées des Lumières, c’est, certes, grâce aux nouvelles
pratiques d’écriture, de lecture, de conversations critiques et de sociabilité mondaine, dans
lesquelles se sont trouvés éprouvés les idées politiques et les concepts juridiques qui serviront
à l’élaboration de la république bourgeoise ; mais la démarche intellectuelle et le type
d’émotions provoqués par les contes à visée morale et philosophique peuvent également avoir
joué un rôle dans cette nouvelle prise en considération d’autrui.
Dès lors, si le sous-genre met en scène la palingénésie des personnages, qui se
rendent compte de leurs aveuglements, grâce aux épreuves auxquelles ils se heurtent, il offre
lui-même au lecteur une expérience initiatique. Cette nouvelle catégorie de contes naît
significativement à l’époque-même de l’apparition des loges maçonniques en France. Certes,
ces contes n’ont pas recours à la symbolique maçonnique à proprement parler. Pour autant,
des similitudes apparaissent au niveau des démarches suivies. De même que les francs-
maçons utilisent « un langage tantôt muet et tantôt éloquent » et ont comme but unique « la
réunion des esprits et des cœurs, pour les rendre meilleurs »2, de même, le conte à visée

1
Jean-François Marmontel, « Éloquence poétique », Éléments de littérature, éd. S. Le Ménahèze, op. cit., p. 468.
2
Andrew Michaël Ramsay, Discours prononcé à la réception des Free-maçons, dans Voltaire, Lettre
philosophique, op. cit., p. 49 et 41.
447
morale et philosophique fait vivre au lecteur une expérience sensible, de déchiffrement, dans
une intention d’amélioration morale et intellectuelle. Ces textes confrontent effectivement le
lecteur à une surenchère symbolique, qui diffracte le sens et confine parfois à l’hermétisme :
ils se présentent comme des énigmes que le lecteur doit déchiffrer, mais qui, une fois
interprétées, restent énigmatiques, à l’image de la complexité de la vie. Ce langage ambigu et
obscur ne cherche donc pas à dissimuler une vérité, accessible aux seuls initiés : il a pour effet
de déclencher un processus herméneutique et c’est dans cette démarche que réside la force
émancipatrice de ces contes. Le lecteur est ainsi rendu acteur de sa propre lecture : il élabore
lui-même un savoir, participe à la construction de la connaissance. Dans cette perspective, le
conte philosophique relève bien d’un enseignement, au sens étymologique du terme (son
étymon est un dérivé de signum, le signe, l’enseigne ; et enseigner, c’est d’abord « faire
connaître par signe »).
Si le conte à visée morale et philosophique ne délivre pas le savoir d’un maître, il
dirige tout de même le lecteur, en lui proposant un dispositif singulier, dont il peut se sortir
seul. Le conteur reste donc une sorte de « maître », mais a retiré son intelligence du jeu, pour
laisser celle du lecteur aux prises avec celle du livre : il a fait le deuil de son propre savoir, en
a accepté les bornes (notamment dans les domaines de la métaphysique et de la morale) et il
s’est retiré de la relation établie entre le savoir et celui qui apprend (le lecteur), pour que se
développent l’autonomie et le savoir de ce dernier. À la différence du conteur moralisateur,
maître à la fois de l’inventivité de l’histoire et de son sens, l’auteur de contes philosophiques
dissocie l’intention et l’outil, la volonté (qui invite bel et bien à trouver une signification à ces
histoires), et l’intelligence (qui se situe au niveau du dispositif). C’est pourquoi il s’agit bien
de contes à visée morale et philosophique. Dans le conte édifiant, le rapport qui s’établit est
binaire et oppose l’auteur savant et le lecteur ignorant, qu’il faut instruire. Ce type de relation
instaure une dépendance voire une domination car comprendre le texte, c’est alors
comprendre qu’on ne comprend pas sans que quelqu’un nous l’explique, si personne ne nous
explique. En revanche, cette nouvelle catégorie de contes repose sur une relation triangulaire
entre l’auteur qui cherche à transmettre une vision singulière de l’homme et du monde, le
lecteur, à qui s’adresse cette transmission, et le conte, dont le déchiffrement permet de voir le
monde autrement. C’est en ce sens que le conte à visée morale et philosophique participe à
l’émergence d’un sujet libre et autonome, à son émancipation, littéralement à sa sortie de
toute tutelle intellectuelle. Paradoxalement, cette sortie hors de la dépendance, cette initiation,
ne peut se faire seul : on a toujours besoin de quelqu’un pour se connaître soi-même, pour
établir un rapport adéquat à soi-même. Celui qui aide dans le processus d’émancipation n’est

448
pas un savant, mais un cicerone ayant le courage de dire le vrai, un naïf, ou plutôt un faux
naïf, un candide ou un ingénu de conte.
Le conte à visée morale et philosophique est donc bien autre chose qu’un recueil
d’exemples et d’illustrations. Il est aussi tout autre chose qu’un moyen de s’améliorer
moralement selon des préceptes. Au contraire, l’aventure qu’il propose au lecteur s’apparente
à une aventure initiatique, induite par le dispositif narratif, par l’esthétique elle-même. Il ne
s’agit pas ici de révélation, ni de conversion, ni même d’exercice spirituel. Pourtant, la lecture
de contes moraux et philosophiques induit assurément des changements dans notre perception
des choses : ils nous permettent de voir la réalité telle qu’elle est, d’accepter nos faiblesses et
les limites de notre entendement. Le rire ou le sourire de ces contes est assurément
l’expression de cette vision humble et lucide de la vie. Ils permettent in fine de dépasser une
approche de l’éthique qui se ferait en termes de jugement ou d’évaluation, ou de choix et
d’action : ils montrent que la pensée philosophique et morale peut s’exprimer par d’autres
voies (par d’autres voix) que l’argumentation, par celles de la fiction littéraire.

449
450
Annexes

Préfaces des contes à visée morale et philosophique


Les préfaces sont présentées dans l’ordre chronologique de parution des contes.

Eustache Le Noble, Contes et fables avec le sens moral , Lyon, Rey, 1697.

ÉPITRE

[…] fort juste, je dirai, Monseigneur, que Louis le Grand dont le sang coule dans vos
veines, est un Soleil tout brillant de la gloire d’un règne rempli de merveilles, et que vous êtes
le généreux aiglon que Monseigneur, comme un aigle invincible présente continuellement à
ses rayons étincelants.
Ce sont, Monseigneur, ce sont les rayons de ce Soleil, sur lequel vous attachez sans
cesse vos yeux, qui versent dans votre cœur ce beau feu dont votre sang royal est animé, et
qui promet un jour à votre bras de glorieuses exécutions des ordres de Sa Majesté lorsqu’elle
vous armera de ses foudres.
Les ennemis de l’État tremblent déjà de voir votre main propre à les porter. Fasse le
Ciel que lassés de l’inutilité de leurs efforts, ils se mettent pour prévenir vos coups à l’abri de
l’Olive, puisqu’ils vous rendent déjà par les mains de l’Amour la boucle d’une réunion
générale.
Ce sont les vœux non seulement de toute la France, mais de l’univers, qui vous voit
croître avec admiration dans le sein d’un aïeul incomparable, et sous l’aile d’un père
invincible, et c’est aussi le vœu particulier de celui qui est et sera toute sa vie avec un profond
respect,
Monseigneur,
Votre très humble, et très obéissant Le Noble.

PRÉFACE

Ésope fut un homme extraordinaire de corps et d’esprit, et il semble que la Nature ait
voulu se faire un jeu de sa production. Elle lui donna un corps si difforme qu’on aurait dit
qu’il n’était dans le monde que pour y être un objet de risée à tous ceux qui le regardaient.
Mais en récompense elle lui avait donné une âme si belle, et un génie si agréable, qu’on ne
pouvait le pratiquer sans lui donner son estime et son amitié.
Autant que son corps était contrefait, autant avait-il l’âme droite et vertueuse, de
longs pieds plats soutenaient deux jambes tordues, qui avec ses hanches disloquées lui
donnaient une allure fort incommode ; la bosse qui élevait son estomac jusqu’à son menton,
avait pour contrepoids celle de son dos qui tenait la machine en équilibre, et semblait servir de
boulevard à sa nuque et entre ces deux montagnes une grosse tête pointue s’enfonçait sur un
col court, et laissait voir un visage qui surpassait en laideur tout ce que les tapisseries
d’Auvergne ont de plus estropié.
Mais dans cette tête monstrueuse le Ciel avait logé une imagination vive et nette, un
jugement solide, un bon sens naturel, une philosophie née avec lui, et un esprit de critique

451
douce, fine et plaisante, et qui savait avec une extrême délicatesse censurer le vice sans
offenser les vicieux.
Il n’était pas moins disgracié de la fortune que du corps, et s’il était né le plus
difforme de tous les hommes, l’indigence de ses parents inconnus le réduisit à l’esclavage, on
le vendit avec mépris, un philosophe l’acheta par caprice, et l’estima, et l’admira bientôt dès
qu’il eut reconnu dans une infinité de rencontres l’excellence de son génie, et que la seule
nature lui avait donné plus de philosophie, que beaucoup d’étude et d’application n’en
donnent quelquefois à ceux qui en font profession publique.
Cependant cette difformité extraordinaire de son corps, sa qualité d’esclave, et sa
probité morale n’empêchèrent pas que son cœur ne fût sensible à l’amour, et qu’il ne fût un
amant heureux de la plus belle créature qui fût alors dans tout l’univers.
Ce fut cette fameuse Rodope, qui d’esclave devint si florissante, et si riche courtisane
que du fruit de ses amours elle en fit élever une de ces trois superbes pyramides qu’on compte
entre les Merveilles du monde, cette grande courtisane étant esclave en même temps
qu’Ésope, le connut, en fut aimée, et ayant connu l’excellence de son génie qui la charma, elle
l’aima d’une manière si tendre malgré sa difformité, que dans la plus grande vogue où elle fut
depuis, elle préférait le plaisir d’être avec lui, à la conversation de tous ses amants.
Ce fut elle qui par son crédit l’introduisit à la cour de Crésus, car de tout temps les
femmes qui entrent dans les plaisirs ont eu la clef des portes des Grands ; Crésus qui aimait
les hommes d’esprit se plût bientôt à écouter Ésope, et le consultait même sur beaucoup de
choses, en sorte qu’en peu de temps il se vit en grand crédit à la Cour où il s’érigea bientôt en
sage plaisant, qui divertissait son maître, en lui faisant la peinture du ridicule de la plupart de
ses courtisans, la cour de Lydie n’en étant pas plus exempte que les autres.
Son talent principal étant donc de chercher à censurer les hommes pour essayer de
les corriger, il crut que les vérités développées piqueraient trop vivement, et pour émousser
les pointes de la satire ce fut là qu’il commença d’envelopper sa critique morale sous le voile
adroit des fables qui présentaient aux yeux des vicieux leurs défauts sans blesser leurs
personnes.
Cette manière ingénieuse de censurer s’étant trouvée très naturelle, et d’un goût fort
délicat, elle fut universellement applaudie. Ésope passa pour le père de la fable, et quelques-
unes ayant passé à la postérité elles ont trouvé dans tous les siècles une approbation si
générale, que non seulement on s’en est fait des leçons agréables de morale, mais que toutes
les langues ont voulu se les approprier en les traduisant, et que quantité de génies heureux se
sont fait un plaisir de les imiter, et d’en produire d’autres à son exemple.
Mais il faut avouer que toutes celles qui sont véritablement d’Ésope ont un certain
sel naturel et une application si naïve, qu’on les distingue facilement de toutes les autres.
Cette invention sera de tous les temps, et l’on ne se lassera jamais d’une chose qui joint tout à
la fois la vivacité de l’invention, l’utilité de la plus sérieuse philosophie, le sel agréable de la
satire, la naïveté de la narration, et la fine plaisanterie.
En effet tout le monde doit tomber d’accord que la censure qui a pour but la
correction des mœurs n’a jamais été plus agréable, ni plus insinuante que dans l’invention
naïve des fables ; c’est une manière adroite de reprendre les hommes sans que la critique de
leurs actions vicieuses, ou du ridicule de leurs défauts puisse les offenser, comme les coups de
poignard que la satire dévoilée porte dans le cœur de ceux qu’elle ridiculise dans le public, et
qu’elle poursuit au son du tambour et de la trompette.
La fable même est une répréhension si douce et si naturelle que souvent elle a trouvé
place dans les choses les plus saintes, et les plus sérieuses, puisque le prophète Nathan, qui
venait de la part de Dieu reprendre David ne lui représenta l’énormité de l’injustice qu’il avait
commise à l’égard d’Uranie que sous le voile d’une fable ingénieuse qui fit sur l’esprit de ce
saint Monarque un effet plus prompt, que si le Prophète armé des foudres de l’Éloquence lui
avait fait une peinture affreuse et nue de son action.

452
Le sage Salomon ne renvoie-t-il pas le paresseux et le mauvais économe à la Fourmi,
et ne semble-t-il pas que ce soit dans la pensée de ce Roi si rempli de sagesse qu’Ésope a
puisé la fable de la Cigale et de la Fourmi. Les philosophes et les orateurs s’en sont servis très
à-propos et très utilement, et l’on a vu des peuples entiers attentifs aux pieds d’une tribune se
rendre plutôt à l’application d’une fable qu’à toute l’éloquence d’un déclamateur. Et ceux
mêmes qui ont voulu rendre les mystères de la religion païenne plus vénérables aux peuples
ont pris soin de les envelopper sous ce voile agréable.
C’est donc une erreur de s’imaginer, comme le pensent quelques ignorants, que la
fable n’est propre que pour amuser les enfants, qu’il faut la laisser aux nourrices et aux
femmes qui les élèvent pour s’en servir à les endormir : elle convient non seulement à tous les
âges, mais à toutes les conditions ; et l’on peut dire même qu’elle est plutôt inventée pour les
grands qu’on n’oserait reprendre publiquement, que non pas pour les petits dont on ne craint
point de dévoiler les noms en les censurant.
C’est une férule douce qui a tout le sel délicat de la satire sans en avoir les
amertumes et les emportements. Ce sont de vives et plaisantes fictions, qui sous des ombres
mystérieuses font une peinture naïve des actions qui méritent la louange ou le blâme, et qui
ont rapport à la conduite ordinaire de tous les hommes, mais dont ils peuvent tirer des
instructions très salutaires, et des leçons fort convenables pour les exciter à fuir le vice et à
suivre le chemin de la vertu.
Elle a donc une fin commune avec la philosophie morale, c’est-à-dire la correction
des mœurs, en louant les bonnes et blâmant les mauvaises, aussi l’on y voit toujours la vertu
peinte avec avantage et le vice détesté. Il est vrai que le corps d’une fable paraît quelque
chose de fort simple et de fort commun ; mais ce n’est pas à son écorce qu’il faut s’arrêter, il
faut casser le noyau pour en tirer l’amande et briser l’os pour en sucer la moelle, c’est au sens
moral qu’elle renferme qu’on doit s’attacher, c’est aux corrections que l’on en peut tirer pour
sa conduite.
En effet ce n’est pas sans raison qu’un Ancien comparait la fable à ces boîtes qui
garnissent la boutique d’un apothicaire, dont les dehors sont peints de figures grotesques et
visionnaires, de griffons, de serpents, de chimères, de dragons, et d’hippogriffes, mais au-
dedans elles sont remplies de drogues admirables et de salutaires antidotes contre les poisons.
Ainsi comme il ne faut pas s’amuser à la figure risible qui se montre sur le dehors de ces
sortes de boîtes, mais que pour en tirer les remèdes qu’elles contiennent il est nécessaire de
les ouvrir, il ne faut pas aussi que l’esprit se borne à la seule narration plaisante d’une fable,
mais il faut en creuser le sens, et en tirer la leçon utile pour la correction de ses mœurs si on
les a vicieuses, ou pour se fortifier dans la vertu si l’on est assez heureux pour n’être point
écarté de sa route.
J’avoue pour moi qu’en tout temps et en toute âge j’ai pris un plaisir singulier à cette
ingénieuse invention, je ne me suis point en cela écarté du goût commun, les fables
spirituelles et naïves m’ont toujours plu, et lorsque j’ai composé mon École du monde, qui est
un ouvrage très utile, très solide, et sérieux, et surtout les douze premiers Entretiens, je n’ai
point appréhendé qu’on blâmât que je mélasse une fable à chaque entretien.
Je m’en suis servi fort heureusement dans ces petits ouvrages qui ont tant fait de bruit
sous le nom célèbre des Pasquinades, et dans lesquels par une route nouvelle, et qui jusqu’ici
n’avait été, ni pratiquée, ni imaginée, j’ai réuni d’un même trait quatre choses qui paraissaient
incompatibles ; savoir l’exacte et pure vérité de l’Histoire du temps, les secrets de la politique
de toutes les puissances intéressées dans la guerre présente, les raisonnements sérieux sur
toutes les différentes conjonctures qui s’offraient à chaque jour, et la délicatesse ingénieuse
d’une satire fine, soutenue d’inventions toujours nouvelles : et quoi je n’eusse pas encore
attrapé le tour que je leur ai donné depuis, elles ont été si bien reçues que quantité de
personnes m’ont témoigné le désir qu’elles avaient d’en voir un recueil, qui fut retouché pour
leur donner ce qui pouvait alors leur manquer.

453
J’ai fait beaucoup plus, et pour satisfaire à leur désir et rendre ces fables plus dignes
de paraître, je ne les ai pas seulement retouchées ; mais outre que j’y en ai ajouté plusieurs qui
n’avaient point paru : la plus grande partie sont tellement changées, corrigées, ou augmentées,
qu’elles n’ont presque plus que le nom de commun avec ce qui avait paru, et qu’elles se
trouveront aussi nouvelles que si elles sortaient d’une autre source.
Ce n’est donc pas ici un simple recueil de mes Fables que je donne, mais on doit
considérer cet ouvrage comme tout nouveau : et comme j’ai désiré les rendre les plus
agréables et les plus utiles qu’il fut possible, voici la méthode que j’ai suivie.
J’ai mis en leur tête un distique latin dont le premier vers contient la fable et l’autre
le sens moral. Après ce distique, je mets à la tête de chaque fable une espèce de morale en
vers, qui par des maximes droites et propres à la vie civile renferme l’instruction qu’on en
doit tirer, et cette morale en vers pour la distinguer du corps de la fable on l’a mise en lettre
italique. La narration de la fable vient ensuite ; et j’ai pris soin de l’accommoder autant qu’il a
été possible aux mœurs du siècle, afin qu’elle porte elle-même la peinture du vice ou de la
vertu qu’on désire y louer ou blâmer ; et enfin après cette narration, l’on trouve un autre
caractère un petit précis de morale en prose, qui contient toute la leçon qui doit produire le
profit de sa lecture.
L’on y voit de différents titres de conte ou de fable, les contes sont ceux dans
lesquels on introduit quelques Dieux ou quelques hommes, et les Fables sont celles dont les
seuls animaux occupent la scène, et l’on a taché de les mettre deux à deux alternativement
autant qu’on a pu, enfin que jusque dans cette petite diversité l’on trouve quelque agrément.
Il semble qu’il y ait quelque témérité d’oser faire imprimer des fables après celles
que feu Mr. de La Fontaine a données au public ; tout le monde demeure d’accord que cet
auteur qui a fait son capital de ses contes […]

Charles Du Fresny, Le Puits de vérité, histoire gauloise, Paris, M. Brunet,


1698.
Avertissement au lecteur

J’avertis le lecteur que j’ai oublié le nom du Philosophe qui a dit que la vérité était
cachée dans un puits ; il est sûr que quelqu’un l’a dit, cela suffit pour autoriser le titre de mon
livre.
Il est bon d’avertir aussi pour l’intelligence de cette histoire qu’Hérodates et
Francianne qui en sont les héros, ont vécu environ vers le temps de … Mais qu’importe en
quel temps ils ont vécu ? qu’importe même qu’il y ait eu un Hérodates et une Francianne ?
qu’importe s’écrira un censeur ? il est ridicule de s’ériger en historien quand on débite des
fictions ; prouvez-nous la vérité de votre histoire, ou retranchez de votre titre Histoire
gauloise. Je ne ferai ni l’un ni l’autre ; mais je promets de répondre à cette critique quand mon
livre aura eu assez de succès pour intéresser le public : avant cela toute dissertation serait
ennuyeuse.
Je ne vous avertirai donc point si Le Puits de la Vérité est un conte ou une histoire, il
tient peut-être de l’un et de l’autre ; tout ce qui vous paraîtra vraisemblable, croyez-le si le
cœur vous-en dit ; que risquez-vous ? À l’égard de certaines fictions allégoriques qui
conviennent fort bien au titre, si elles ne sont pas vraies, renferment-elles des vérités ? Je
souhaite que ces vérités ne soient pas trop vraies pour ceux qui craignent tout ce qui a l’air de
satire, quelque douce qu’elle soit.
J’avertis encore que je n’ai point affecté de style particulier dans ma manière de
raconter. Le langage n’est fait que pour exprimer les choses, et les choses m’ont fait souvent
changer de style, sans que je m’en sois aperçu moi-même ; c’est peut-être tant mieux.
Je vous avertis enfin que je ne vous aurais averti de rien, si le libraire n’eût exigé de
moi un avertissement. Il me l’avait demandé très long, et si je l’avais voulu croire, j’y aurais
454
encore joint une préface, un avant-propos, et une épître dédicatoire ; en un mot, tout ce qui
sert à grossir les livres. Il dit pour ses raisons que la plupart des acheteurs ne veulent payer les
volumes qu’à proportion de leur grosseur. Ces mesureurs de livres ressemblent à certains
buveurs qui ont le goût usé. Ils réduisent tout le plaisir de boire, à la quantité des bouteilles.
Pour ces gens-là tous vins sont bons quand on leur donne à bonne mesure. Je ne sais si la
mesure de mon livre est complète, mais je m’ennuie de préluder. Commençons la pièce.

Mademoiselle de Murat, Histoires sublimes et allégoriques par Madame la


Comtesse D**, dédiées aux fées modernes , Paris, Florentin et Delaulne,
1699.

Aux fées modernes

Mesdames,

Les anciennes fées vos devancières ne passent plus que pour des badines auprès de
vous. Leurs occupations étaient basses et puériles, ne s’amusant qu’aux servantes et aux
nourrices. Tout leur soin consistait à bien balayer la maison, mettre le pot au feu, faire la
lessive, remuer et endormir les enfants, traire les vaches, battre le beurre, et mille autres
pauvretés de cette nature ; et les effets les plus considérables de leur art se terminaient à faire
pleurer des perles et des diamants, moucher des émeraudes, et cracher des rubis. Leur
divertissement était de danser au clair de la lune, de se transformer en vieilles, en chats, en
singes, et en moines bourrus, pour faire peur aux enfants, et aux esprits faibles. C’est
pourquoi tout ce qui nous reste aujourd’hui de leurs faits et gestes ne sont que des contes de
ma Mère l’Oye. Elles étaient presque toujours vieilles, laides, mal-vêtues, et mal logées, et
hors Mélusine, et quelques demi-douzaines de ses semblables, tout le reste n’était que des
gueuses. Mais pour vous Mesdames, vous avez bien pris une autre route : vous ne vous
occupez que des grandes choses, dont les moindres sont de donner de l’esprit à ceux et celles
qui n’en ont point, de la beauté aux laides, de l’éloquence aux ignorants, des richesses aux
pauvres, et de l’éclat aux choses les plus obscures. Vous êtes toutes belles, jeunes, bien faites,
galamment et richement vêtues et logées, et vous n’habitez que la cour des Rois, ou dans les
palais enchantés. Vous remplissez tous ces lieux de tant de grâces, par les douces influences
que vous y répandez, que nous espérons que vous remettez dans nos saisons déréglées, l’ordre
naturel où elles ont été autrefois, en nous procurant un doux printemps, un été propre à la
maturité de nos moissons, une automne fertile et abondante, et où l’empire de Bacchus rentre
dans ses droits, et enfin un hiver qui se renferme dans ses bornes ordinaires, sans devenir le
tyran de ces compagnes. C’est ainsi, Mesdames, que vous obligerez tout le monde : et pour
prévenir toutes les marques de reconnaissance que chacun s’efforcera de vous donner, je vous
offre quelques contes de ma façon, qui tous faibles et peu corrects qu’ils sont, ne laisseront
pas de vous persuader qu’il n’y a personne dans l’empire de féerie qui soit plus véritablement
à vous que la comtesse de ***…

AVERTISSEMENT

Je suis bien aise d’avertir le lecteur de deux choses. La première que j’ai pris les
idées de quelques-uns de ces contes dans un auteur ancien intitulé, Les Facétieuses Nuits du
seigneur Straparole, imprimé pour la seizième fois en 1615. Les contes apparemment étaient
bien en vogue dans le siècle passé, puisque l’on a fait tant d’impressions de ce livre. Les
dames qui ont écrit jusques ici en ce genre, ont puisé dans la même source au moins pour la
plus grande partie. La seconde chose que j’ai à dire, c’est que mes contes sont composés dès
455
le mois d’avril dernier, et que si je me suis rencontrée avec une de ces dames en traitant
quelques-uns des mêmes sujets, je n’ai point pris d’autre modèle que l’original, ce qui serait
aisé à justifier par les routes différentes que nous avons prises. Quelques médiocres que soient
les ouvrages que l’on donne au public, l’on sent toujours pour eux un amour de père qui
oblige d’en justifier la naissance, et l’on serait très fâché de les voir paraître avec quelque
défaut.

Thémiseul de Saint -Hyacinthe, Histoire du prince titi, A.R., Paris, Pissot,


1736.

PRÉFACE

Si ce livre paraissait sans préface, à peine aurait-il l’air d’un livre. Il en faut donc
faire une ; mais que dire ? Avertira-t-on le lecteur qu’il y trouvera autant de plaisir que
d’utilité ? Il n’en croira rien, ni sur la parole du libraire, ni sur celle de l’auteur. S’excusera-t-
on au contraire sur ce que l’exécution ne répond pas au désir qu’on a eu de plaire au public ?
Et demanderait-on d’avance pardon de l’ennui que cet ouvrage pourrait lui causer ? Mais le
public doit toujours savoir gré à un auteur qui a voulu lui plaire, quand même il n’aurait pas
réussi ; et si un livre ennuie, le lecteur ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Pourquoi le lit-il ?
Un livre qu’on ne lit point n’ennuie pas. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’une préface est d’autant
meilleure, qu’elle est plus courte, et pour cette raison, celle-ci ne sera pas plus longue. La
voilà faite.

Neufville de Brunaubois -Montador, La Pudeur, histoire allégorique et


morale, paris, P. Simon, 1739.

PRÉFACE

Toutes les nations ont connu et connaissent encore les allégories. Ce qu’on nommait
apologue chez les Grecs, fables chez les Latins, parabole chez les Hébreux, n’était autre
chose. L’on a depuis mis à la mode les romans et les contes de fées, qui sont aussi des
ouvrages de même espèce. Car comme chacun le sait, l’allégorie n’est que l’enveloppe d’une
vérité qui tend à nous instruire de quelques règles de conduite, soit en louant une vertu, soit en
censurant un vice dans une narration gaie. Et ce que j’entends ici par gaieté est, comme
s’explique un beau Génie1, non ce qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable,
qu’on peut donner par ce moyen à toute sorte de sujets, même les plus sérieux.
Une maxime est souvent révoltante, et presque toujours trop simple pour fructifier
beaucoup. L’homme est ainsi fait, que le précepte le rebute. Il ne veut point paraître en avoir
besoin, et il s’aheurte contre celui qui lui en veut donner. Cette injuste prévention, fruit de la
suffisance, a donc fait imaginer ce genre d’écrire. À l’aide de cette feinte, on oblige l’esprit
des jeunes gens à recevoir agréablement les leçons les plus austères, et qui seraient les plus
ennuyeuses sans cet innocent artifice. D’ailleurs, il y a un temps pour tout. Il est des livres
qu’on leur met en main pour leur enseigner d’office quelques vérités. Ces livres demandent de
l’application et du sérieux. Les y attache-t-on, on fait fort bien ; et voilà qu’ils ont appris ce

1
M. de La Fontaine. N.d.A.
456
qu’on voulait qu’ils sussent. Ensuite, pour les dédommager de la sécheresse de cette première
lecture, on les laisse porter la main à quelque autre volume de ce genre-ci. Ils y retrouvent les
mêmes préceptes sans le savoir. Toutes les vertus y sont en mouvement, y parlent, y agissent.
Voilà des tableaux animés. La curiosité du lecteur est piquée. L’imagination est séduite.
L’âme se prête librement à cette profitable imposture. Elle va au-devant, elle semble accourir
pour s’y livrer, elle se met de moitié dans le dessein qu’on a de l’instruire ; et sans y penser,
elle se trouve aussi engagée dans la morale, que s’il était avec Platon ou avec Sénèque. Elle
est dans un jardin où toutes les plantes dont elle a besoin pour sa santé sont dépouillées des
ronces et des épines qui l’en avaient dégoutée, et sont au contraire couvertes et entourées de
fleurs. Elle ne les craint plus, elle les recherche et s’en nourrit. (C’est même dans les fictions
les moins vraisemblables qu’on trouve cette utilité. On a prêté nos vices aux animaux et
jusques aux plantes, on leur attribué nos sentiments, on les a peint assujettis à nos coutumes
pour nous faire voir comme dans des perspectives le ridicule et le déshonneur dont nous nous
couvrons. On les décore du jugement et de la parole pour nous instruire et nous corriger, et à
la honte de notre raison, nous recevons des brutes et des êtres insensibles des leçons que nous
refusons de nos semblables.)
Comme l’objet de ces sortes d’écrits doit toujours être les vertus, et qu’elles sont
filles du Ciel, c’est dans cette région élevée qu’il faut transporter son lecteur. Notre Terre
n’est pas un assez digne théâtre pour les y faire figurer. C’est de la religion qu’il faut
emprunter les traits sous lesquels on les peints. Il n’est pas de poème dont elle ne soit l’âme.
Néanmoins et malgré les exemples de Milton et du Tasse, la nôtre est trop vénérable pour
entrer en rien de ce qui s’appelle amusant, quelques sages que soient les instructions qui en
peuvent résulter. Il n’est permis de la faire servir qu’à des vérités annoncées sérieusement, et
avec la dignité qui convient à la majesté de son auteur. Mais on est en possession d’y subsister
la mythologie païenne, qui par son antiquité s’est acquise un certain crédit et une espèce de
vénération, et qui à plusieurs égards enseigne les mêmes vérités générales et surtout les
morales. Mais notre respect ne se trouve pas gêné pour les objets de son culte, et quoiqu’il y
eût une sorte d’irréligion ridicule, et à en faire des objets de mépris, il ne répugne en rien d’en
user un peu librement pour les faire représenter tour à tour la divinité et l’humanité, les
passions et les vertus.
Quant au genre d’écrire, on emploie communément le style poétique dans ces sortes
d’ouvrages, soit en vers, soit en prose, il rend les images plus vives ; il semble donner de la
noblesse aux pensées et tant par une certaine harmonie qui lui est particulière, que par la
hardiesse et la variété des figures dont il est susceptible il fait de plus fortes et de plus
agréables impressions.
Si je ne craignais d’enlever du plaisir à ceux, aux mains de qui cet ouvrage tombera,
j’en ferais sentir ici tout l’ordre et le plan, et je les conduirais dans l’application qu’ils doivent
faire de mes emblèmes. Mais je sais que nous aimons tous à faire quelque frais dans une
lecture, et que nous sentons un secret dépit lorsqu’un auteur n’a pas la bonté de nous supposer
assez d’esprit pour entendre ce qu’il nous cache. On est bien aise de coopérer, et d’avoir les
honneurs de certaines découvertes. Je n’ai garde d’exciter ce chagrin, et je crois bien qu’en
effet, peu de gens auront besoin de mes explications, et ceux à qui elles pourraient être de
quelque nécessité en trouveront de règles pour celles que je tais. Je me contenterai de faire
observer généralement, qu’il ne faut jamais perdre de vue quel est le caractère dominant du
personnage métaphorique, qu’il faut examiner chacune de ses actions, et toujours les niveler
au rôle qu’il joue. Ainsi, quand on verra Junon, qu’on se souvienne que c’est l’Orgueil ; que
l’on n’oublie point que Minerve est la Sagesse, etc. et que sur les notions qu’on a de ces
différents caractères on interprète toutes les démarches de ceux ou de celles par qui ils sont
personnifiés. Par exemple, quand on verra Cupidon s’applaudir des faiblesses qu’il suppose à
Diane pour Endimion, ce qui est fondé sur la fable, qu’on se rappelle que l’Amour est
avantageux, et se vante souvent de plusieurs conquêtes qu’il n’a point faites. Et ainsi du reste,
qui sera fort aisé pour ceux qui sont familiarisés avec l’Histoire poétique. Et quant aux autres,
457
pour qui elle est un pays inconnu, je crois qu’avec ce que je viens de crayonner ils en
apprendront beaucoup de traits, pour peu qu’ils lisent avec attention. Je ne dis pas de cette
attention qui tient de l’étude, et qu’on refuse presque toujours dès qu’on l’exige, mais je parle
de celle qu’on doit donner à tout ce qu’on fait, une attention de complaisance et de plaisir.

Charles Pinault-Duclos, Acajou et Zirphile, conte, A Minutie, 1744.

ÉPÎTRE AU PUBLIC

Un auteur instruit de ses devoirs, doit vous rendre compte de son travail : je vais
donc y satisfaire. Excité par l’exemple, encouragé par les succès dont je suis depuis
longtemps témoin et jaloux, mon dessein a été de faire une sottise. Je n’étais embarrassé que
sur le choix. Politique, morale, littérature, tout était de mon ressort, pour parvenir au but que
je me proposais ; mais ce qu’il y a d’admirable, c’est que j’ai trouvé toutes les matières
épuisées par des gens qui semblaient avoir travaillé avec les mêmes vues que les miennes. Je
trouvais des sottises en tout genre, et je me suis vu presque dans la nécessité d’embrasser le
raisonnable pour être singulier, de sorte que je ne désespère pas qu’on ne parvienne à trouver
la vérité à force d’avoir épuisé les erreurs.
J’avais d’abord eu dessin de faire un morceau contre l’érudition, pour me donner
l’air d’un génie libre, indépendant, fécond par lui-même, et qui ne veut rien devoir aux
secours étrangers ; mais j’ai remarqué que c’était un lieu commun, trop usé, inventé par la
paresse, adopté par l’ignorance, et qui n’ajoute rien à l’esprit.
La Géométrie, qui a succédé à l’Érudition, commence à passer de mode. On sait à
présent qu’on peut être aussi fort en résolvant un problème, qu’en restituant un passage. Tout
est compatible avec l’esprit, et rien ne le donne. Pour le Bel esprit, si envié, si décrié, et si
recherché, il est presqu’aussi ridicule d’y prétendre, que difficile d’y atteindre.
On méprise l’érudit, le géomètre ennuie, le bel esprit est sifflé, comment faire ?
J’étais tout occupé de ces réflexions et de mon projet, lorsque le hasard a fait tomber
entre mes mains un recueil d’estampes, qui sans doute, ont dû être faites pour quelqu’histoire
fort ancienne, du moins je n’en connais point de moderne à laquelle elles pussent convenir :
j’ai extrêmement regretté un si rare morceau, mais comme il n’y a pas d’apparence de le
retrouver, j’ai tâché d’imaginer sur les estampes quel en pouvait être le sujet, et d’en deviner
l’histoire, qui sera peut-être aussi vraie que bien d’autres. Cependant comme je pourrais bien
n’avoir pas deviné juste, je ne donnerai ceci que pour un conte.1 Je ne sais, mon cher public, si
vous approuvez mon dessein ; cependant il m’a paru assez ridicule pour mériter votre
suffrage, car à vous parler en ami, vous ne réunissez tous les âges que pour en avoir tous les
travers. Vous êtes enfant pour courir après la bagatelle ; jeune, les passions vous gouvernent ;
dans un âge plus mûr, vous vous croyez plus sage, parce que votre folie devient triste, et vous
n’êtes vieux que pour radoter ; vous parlez sans penser, vous agissez sans dessein et vous
croyez juger parce que vous prononcez.
Je vous respecte beaucoup, je vous estime très peu ; vous n’êtes pas digne qu’on
vous aime ; voilà mes sentiments à votre égard : si vous en exigez d’autres, je suis votre très
humble et très obéissant serviteur.

1
Les estampes ont été faites originairement pour un conte qui a été imprimé, et dont il n’a jamais été tiré que
deux exemplaires. On a essayé de faire un autre contre sur les estampes seules : c’est celui qu’on va lire.
458
André-François Boureau-Deslandes, La Fortune, histoire critique , Paris,
Laurent Durand, 1751.

Toto quippe mundo et locis omnibus, omnibusque horis, omnium vocibus Fortuna
sola invocatur, una nominatur, una accusatur, una agitur rea, una cogitatur, sola laudatur, sola
arguitur et cum convitiis colitur : volibilis, a plerisque vero et caeca existimatur, vaga,
inconstans, incerta, varia, indignorumque sautrix. Huic omnia expensa, huic omnia seruntur
accepta, et in tota ratione mortalium, sola utramque paginam facit.

Plin. Hist. Natur. I. 2.

Car par tout le monde, et en tous lieux, à toutes les heures, un chacun réclame la
Fortune. On a recours à elle seule : on l’accuse, on la charge de tout ce qui se fait : on ne
pense qu’en elle : on ne fait cas que d’elle ; et néanmoins on la blâme, et l’adore-on avec
outrages : l’appelant variable, aveugle, inconstante, sans arrêt, incertaine, diverse, et mère de
ceux qui n’ont aucune bonne partie en eux. On rend compte à elle seule de toutes choses, tant
du profit que du dommage : et néanmoins elle seule fait la mise et la récepte.

Ant. Du Pinet.

[p. 5] LETTRE PRÉLIMINAIRE À MADAME DE ROB…

Avant que de lire l’ouvrage que j’ai l’honneur de vous envoyer, Madame, il est à
propos que vous vous rappeliez quelques traits qui regardent la théologie des anciens. Cette
théologie, quoiqu’on en dise, n’était point une chose à dédaigner. Les premiers législateurs
l’avaient [p. 6] tirée du sein même de la Nature, et l’avaient appuyée du secours des lois si
nécessaires pour le gouvernement des hommes, et pour le maintien des sociétés. Ils
admettaient un Être suprême, dont la puissance et la sagesse étaient sans bornes ; qui avait
existé de tout temps, et qui existait réellement partout.
Mais cette théologie dégénéra bientôt, et s’écarta de sa simplicité primitive. Pour la
faire agréer [p. 7] au peuple, il fallut la couvrir de fables, d’allégories, de symboles,
d’emblèmes. Il fallut, si j’ose ainsi parler, décomposer la Divinité et la partager en plusieurs
être subalternes, distingués les uns des autres, et dont les fonctions étaient aussi différentes
que le culte qu’on leur rendait.
Tout ce détail, Madame, vous est parfaitement connu, par l’étude suivie que vous en
avez faite dans les originaux mêmes. D’ailleurs, il n’est ici question [p. 8] que de la Fortune
que les anciens avaient érigée en divinité : et c’est sur elle seulement que vont rouler mes
réflexions. Je les abrègerai, crainte d’ennui, autant que je pourrai.
Il y avait autrefois, pour expliquer l’ordre et le gouvernement des choses de ce
monde, trois opinions ou trois systèmes de philosophie. Ceux qui croyaient que tout avait été
réglé par un Être suprême, et qu’il était conduit par une Providence spéciale, ado- [p. 9]raient
Minerve, qui représentait l’intelligence divine. Ceux dont l’aveuglement d’esprit était assez
grand pour penser que tout arrivait au hasard, et qu’il n’y avait point de cause première,
adoraient la Fortune ou une déesse volage et1 capricieuse qui agissait sans discernement. Ceux
enfin qui s’imaginaient que tout arrivait nécessairement et par l’or- [p. 10] dre invariable du

1
Nunquam sistit in eodem statu, / Semper movetur, variat et mutat vices,/ Et summa in imum mergit, et versa
erigit. Aus. In epig. [« La fortune ne demeure jamais dans un même état. Toujours mobile, variable et
changeante en ses retours, elle renverse les grands, elle élève les petits », Ausone, Épigrammes CXLIII. Sur
l’inconstance de la Fortune.]
459
Destin, adoraient les Parques que rien ne pouvait fléchir, sourdes aux larmes et aux cris, plus
sourdes encore aux prières les plus soumises.
On ignore de quelle langue vient le nom de Fortuna, Fortune. Varron, le plus savant
des Romains, croyait que c’était de la langue des Sabins, et que Tatius avait le premier
introduit à Rome et le nom de la divinité, et la divinité elle-même. Sous le [p. 11] règne de
Servius Tullius, on lui bâtit deux temples, l’un sous le nom de la bonne Fortune, Bona
Fortuna ; et l’autre sous celui de la Fortune virile, Fortuna virilis. Plutarque parle d’un
troisième temple que le même Servius Tullius avait fait construire à Rome, et qu’il avait aussi
consacré à la Fortune sous le titre de Primigenia. Il voulait, par ce monument public, lui
témoigner sa reconnaissance des soins qu’elle avait pris de son [p. 12] élévation, en le tirant
d’un état vil et obscur, et en lui donnant une couronne peu attendue, quoique méritée.
Avant les Romains, il y avait dans presque toutes les villes de la Grèce des temples
dédiés à la Fortune, comme nous l’apprend Pausanias dans sa description historique et
géographique de la Grèce. C’est ce qui avait engagé Pindare à nommer la Fortune la
Conservatrice des villes, et à lui faire [p. 13] tenir de chaque main un gouvernail, pour preuve
de sa puissance, et de la prompte direction qu’elle donnait aux affaires publiques. On voit
encore quelques monuments anciens, où la Fortune est représentée tenant de la main droite un
gouvernail de Navire, clavum Navis, et de la gauche une corne d’abondance. C’était-là son
attribut le plus ordinaire.
Je ne vous parlerai point ici, Madame, ni des différents temples que la For- [p. 14]
tune avait dans la Grèce, ni des différentes manières dont elle y était révérée. Cela dépendait
des temps et des lieux, et changeait aussi suivant les besoins qu’on croyait en avoir. Dans un
temple, par exemple, elle était1 adorée tenant le dieu Plutus sur ses genoux, et le caressant
familièrement. Dans un autre, ayant de- [p. 15] vant elle une corne d’abondance et un petit
amour ailé, pour marquer, dit Pausanias, combien la Fortune auprès des femmes est assurée,
ou presque assurée, de réussir. Dans un autre enfin, ayant à ses côtés deux déesses moins
considérables ; savoir, la Persuasion et la Consolation. Vous trouverez-là, sans doute, un essai
du goût qu’avaient les Anciens pour personnifier toute chose, et les vertus, et les passions, et
les talents. Ce [p. 16] goût, à certains égards, avait quelque chose de noble et de frappant.
Bupalus, grand architecte et grand sculpteur, passe pour le premier qui ait fait une
statue de la Fortune : et ce fut à Smyrne qu’il y travailla, avec tout le succès possible. Il l’avait
représentée assise, ayant une boule sur la tête, et une corne d’abondance à la main. Dans la
suite, on la représenta debout, ayant un pied sur une boule ou sur une roue, et se tournant [p.
17] par ce moyen, de tous les côtés.

Versatur celeri fors levis orbe rotae2 :


Ou, comme dit Ovide :
Et tantum constans in levitate sua est3.

Cependant les Romains, pour marquer que la Fortune leur était attachée par goût, la
représentaient quelquefois assise sur un trône, tenant un sceptre de la main gauche, et des
tenailles de la main droite, avec cette légende : Fortunae populi Romani. C’est ce qu’on voit
dans le revers d’une [p. 18] médaille, frappée au nom de l’empereur Nerva. Pour ce qui
regarde ces mots célèbres, À la Fortune, ou à la bonne Fortune de tel ou tel empereur, on
trouve plusieurs anciennes inscriptions qui commencent ainsi, et qu’on peut lire avec
satisfaction et utilité, dans les recueils des antiquaires.

1
Quelques peintres célèbres avaient aussi représenté à Athènes la Paix tenant sur ses genoux le dieu Plutus, ou le
dieu de l’abondance et des richesses : ce qui convient parfaitement à l’idée qu’on doit avoir de la Paix. Paus. In
Boeot. [note de Boureau-Deslandes]
2
« La roue légère de la Fortune tourne avec rapidité », Lutèce, Elégie 5.
3
« Dans la légèreté seule elle est constante », Ovide, livre V des Tristes, Elégie VIII, vers 18.
460
La Fortune ayant été mise au rang des divinités, on ne pouvait s’empêcher d’instituer
des fêtes à son honneur. Il y en avait d’é- [p. 19] tablies dans la Grèce. Il y en avait aussi à
Rome : et je m’imagine que le temple bâti par Q. Fulvius Flaccus, censeur, et qui portait le
nom de Fortunae Equestris, venait des courses de chevaux qu’il avait ordonnées pour faire
honneur à la Fortune. Et si j’osais former ici une conjecture d’après le vers suivant, tiré de la
première1 Elégie de Peda Albinovanus,

Et caecis caeca triumphat equis2 :

je dirais que dans ces cour- [p. 20] ses, on mettait quelque gaze noire sur les yeux des
chevaux, ainsi que sur les yeux de celle qui représentait la Fortune. Et cela rendait le spectacle
plus intéressant.
Je ne vous ai parlé jusqu’ici, Madame, que du culte que les païens aveuglés par leurs
passions, et peu attentifs à cet ordre merveilleux qu’a établi la Providence, rendaient à la
Fortune. Je vais vous parler maintenant du culte que lui rendirent les Juifs, pen- [p. 21] dant le
cours d’un de ces égarements auxquels ils étaient si sujets. Ils dressent une table à la Fortune
et lui sacrifièrent, en l’appelant le Reine du Ciel, et la Dominatrice de l’Univers. Ils disaient,
en même temps à Jérémie : « O prophète ! Nous ne voulons plus écouter vos discours. Nous
en ferons à notre volonté. Nous sacrifierons à la Reine du Ciel, et nous lui ferons des
effusions, comme ont fait nos Pères, nos Prin- [p. 22] ces et nos Rois. Tout nous réussissait
alors : Nous regorgions de biens. »
C’est ainsi, remarque M. Bossuet dans sa Politique tirée des propres paroles de
l’Écriture Sainte, c’est ainsi que trompés par un long cours d’heureux succès, les hommes
donnent tout à la Fortune, et ne connaissent point d’autre divinité…C’est mon étoile, disent-
ils, c’est l’astre puissant et bénin qui a éclairé ma naissance, qui met tous mes ennemis à mes
pieds. [p. 23]
Mais il n’y a dans le monde, ni Fortune, ni astre dominant. Rien ne domine que Dieu.
« Les étoiles, comme son armée, marchent à son ordre : chacune luit dans le poste qu’il lui a
donné. Il les appelle par leur nom, et elles répondent : Nous voilà. Elles se réjouissent et
brillent pour celui qui les a faites. »
Le système qui donne à la Fortune tant de3 cré- [p. 24] dit et tant d’autorité, ne fut
pas enseveli, comme il devait l’être, sous les ruines du paganisme. Il lui survécut, et lui survit
encore. Les chrétiens, quoique délivrés de toutes les superstitions que l’ignorance avait
introduites, ne purent résister à l’idée qu’on avait eue jusqu’à eux de la Fortune. Ils la
regardèrent comme une divinité, ou du moins, ils se servirent de termes propres à faire croire
qu’ils la regardaient comme telle. On en trou-[p. 25] ve des exemples fréquents dans les
orateurs, dans les poètes, dans les historiens mêmes qui ont fleuri depuis la naissance de
Jésus-Christ. Les uns disent, sans aucun ménagement, qu’un tel a réussi, parce que la Fortune
lui a été favorable ; qu’un tel n’a eu toute sa vie que de mauvais succès, parce qu’elle lui a été
contraire. Les autres soutiennent, comme une chose incontestable, que la Fortune est volage,
changeante, capricieuse, qu’elle se [p. 26] gouverne au hasard, qu’elle préfère les jeunes gens
aux vieillards, qu’elle exerce enfin une espèce de souveraineté sur les choses du monde. Tout
cela, Madame, est si opposé à l’esprit du Christianisme, que je ne conçois point comment on a
pu donner dans de pareilles extravagances ; comment il s’est trouvé des auteurs capables de
les avancer, et des lecteurs capables de les approuver. La folie et l’imprudence sont égales de
deux côtés. [p. 27] Les empereurs romains qui ont vécu avant le règne de Constantin,
conservaient dans l’appartement le plus reculé de leur palais, une statue d’or de la Fortune,

1
V. l’édition qu’a donné de ce poète le fameux Jean Le Clerc de Hollande. [note de Boureau-Deslandes]
2
« Le triomphe des chevaux aveugles ».
3
Plaute l’appelait Divum atque homimun spectatrix et hera. [note de Boureau-Deslandes].
461
qu’ils regardaient1 comme leur sauvegarde, comme l’appui et la protectrice de leurs États.
Quelques-uns mêmes de ces empereurs, étant au lit de la mort, firent remettre cette statue [p.
28] à ceux qu’ils avaient désignés pour leurs successeurs. Combien de princes chrétiens en
auraient-ils fait autant, s’ils l’avaient osé ; et combien aujourd’hui, s’ils l’osaient encore,
agiraient-ils de la même manière ? Combien de héros, de conquérants, de fiers capitaines, ont-
ils parlé de la Fortune comme de quelque chose de réel et d’existant ? Et quand ils
s’engageaient dans des entreprises périlleuses, et qu’on leur en faisait sen-[p. 29] tir les
conséquences, ils répondaient courageusement : tout réussit à ceux qui sont nés heureux. Mais
je demandais volontiers : qu’est-ce que d’être né heureux ?
Je finis, Madame, par un trait qui regarde le vieux duc d’Épernon. Quand il fut
pourvu du gouvernement de Normandie, dont il retint la plupart des villes sous l’obéissance
du Roi, pendant que les autres provinces du royaume suivaient le parti de la Ligue, [p. 30]
tout lui riait, tout lui applaudissait. Le jour de son entrée publique à Rouen, la ville lui
présenta une Fortune de vermeil doré, qui tenait un homme étroitement embrassé, avec ces
mots italiens qui faisaient allusion à son nom : E per non lasciar-ti mai ; c’est pour ne te
laisser jamais. Cependant, cet homme dont les commencements avaient eu tant d’éclat, qui se
voyait le plus ancien duc et pair de France, le plus ancien officier [p. 31] de la Couronne, le
plus ancien général d’armée, le plus ancien gouverneur de Province, mourut à Loches
disgracié, et au milieu de tous les2 chagrins que ses ennemis avaient cherché à lui procurer. Il
n’était plus que l’ombre de lui-même.

Je suis avec respect, Madame, etc.

Philippe de Saint e-Foy d’Arcq, Le Palais du silence, conte philosophique ,


Amsterdam, 1754, p. 3 -42.

AVERTISSEMENT (p. 3-8)

L’ouvrage que je donne au public est un de ces monuments de la littérature grecque,


dont la traduction est si difficile, lorsqu’on veut être exact. Ceux qui ont quelque connaissance
des différentes dialectes de cette langue, et particulièrement des genres éoliens, ioniens et
doriens, savent combien la pureté originale de l’idiome a dégénéré, parmi ces colonies.
Quoique chacune d’elles eût conservé celui du lieu de son origine, tous les savants
conviennent, qu’après un siècle, on le reconnaissait à peine, tant il était défiguré.
Cet ouvrage de Cadmus de Milet, le seul qui nous reste de lui, le prouve assez. Il est
écrit dans le dialecte ionique, où l’on ne retrouve plus la pureté de l’atticisme, et devient par
cette raison beaucoup plus difficile à rendre dans une autre langue.
Cet ouvrage, comme tous ceux des Grecs, a des grâces qui lui sont propres, et que je
ne me flatte pas d’avoir rendues : je me suis même permis quelques légers changements en
plusieurs endroits, sans rien toucher au fond de l’histoire, ni aux différents caractères des
personnages, que l’auteur y introduit. Ces changements, au reste, ne roulent que sur quelques
expressions, qui auraient exigé un commentaire particulier sur leur étymologie, pour en faire
sentir l’énergie et les agréments, ainsi que sur quelques beautés de détail, qui, devenues

1
Cette statue, au rapport de Suétone, inter cubiculares colebatu. V. la note de Casaubon sur cet article, in oct.
Caes. Augusto. [note de Boureau-Deslandes]
2
Nemini Fortuna currum, missum a carcere intimo,/ Labi inoffensum per aequor candidum ad Calcem finit.
Varro. [note de Boureau-Deslandes]
462
indifférentes, par l’oubli, dans lequel elles sont tombées, ne paraissent plus aux yeux des
lecteurs, que des longueurs qui refroidissent l’ouvrage.
On verra par le peu d’événements rapportés dans le Palais du Silence, que dans tous
les temps, les hommes ont eu un cœur et des passions ; que la jeunesse a toujours été
imprudente, la coquetterie toujours accompagnée de la fausseté ; que l’ambition, à laquelle on
ne donne point de bornes, marche rarement sans le crime, enfin que les temps et les climats ne
changent rien à nos penchants, qui tiennent trop à la disposition de nos organes, pour que
leurs effets ne soient pas toujours les mêmes, dans tous les âges du monde ; et que le
sentiment de ceux, qui respectant aveuglément l’antiquité, n’accordent leur admiration qu’aux
siècles reculés, et ne regardent qu’avec une sorte de pitié, ou même de mépris, ceux dont ils
sont, pour ainsi dire, environnés, n’est pas sans réplique.
Cette histoire, ou fiction (car je ne sais encore quel caractère lui donner) m’a paru
enfermer des vérités essentielles, et une morale pure. Cette raison me l’a fait juger digne de la
mettre sous les yeux du public ; mais je ne lui demande de reconnaissance de mon zèle,
qu’autant qu’il en jugera comme moi.

DISSERTATION HISTORIQUE ET CRITIQUE (p. 9-42)

Sur l’établissement des Colonies de la Grèce dans l’Asie Mineure, pour servir
d’introduction au Palais du Silence

Le Palais du Silence est l’un des plus anciens monuments de la littérature grecque.
Cet ouvrage a précédé, de plus de quatre-vingt ans, l’Histoire d’Hérodote, publiée aux fêtes
Panathénées, la troisième année de la quatre-vingt-troisième olympiade.
J’ignore les divers événements, qui ont transmis jusqu’à nous ce manuscrit assez bien
conservé, malgré son ancienneté ; tout ce que je sais, c’est qu’un Grec de Navarrin, ville de la
Morée, le vendit, il y a quelques années, à un armateur de Livourne. Un de mes amis, partisan
zélé de l’Antiquité, le découvrit et l’acheta : il en avait commencé la traduction, lorsqu’il
mourut. Quelques pièces rares qu’il m’a laissées, dont cet ouvrage est du nombre, me
mettront en état de fournir, par la suite, aux gens de Lettres, de nouvelles lumières sur les
premiers âges de la Grèce, pays si fertile en hommes illustres.
On ne doit pas regarder le Palais du Silence, tout-à-fait comme une fiction, puisqu’on
y retrouve des traces de l’Histoire. C’est par cette raison, que mon curieux, homme exact,
voulait joindre à la traduction de cet ouvrage, une recherche chronographique, sur les auteurs
grecs, auxquels on pouvait l’attribuer.
Il crut d’abord devoir le donner à l’un des Hellanicus1, tous deux historiens, dont le
premier, né à Mitylène, ville de Lesbos, était plus ancien qu’Hérodote, et le second, né à Milet
était son contemporain ; mais cette conjecture n’étant appuyée sur aucune preuve, on fit de
nouvelles recherches. Mon ami le communiqua à Monsieur M… homme assez versé dans
l’histoire ancienne et dans la littérature grecque, sur laquelle il a fait des recherches
particulières.
Ce savant l’avait attribué à2 Hecatée de Milet, auteur plus ancien qu’Hérodote, et qui
fleurissait assez près du temps, dont on parle dans cet ouvrage. Il écrivait sous le règne de
Darius fils d’Hystape ou Darius Médus3qui succéda au trône de Perse, après la mort du faux
Smerdis, ou Smerdis le Mage ; or, entre Cambyse et Darius, il n’y a qu’un règne de sept
mois ; ce qui nous fit regarder cette opinion, comme une découverte heureuse. Cependant, une
réflexion assez simple la détruisit bientôt. L’auteur parle de Polycrates tyran de Samos, et dit

1
Vid. Vossium de historicis Gracis, l. 4.c.5. [note de Boureau-Deslandes]
2
Vid. Eumdem, l.1.c1. Nota insuper duos quoque fuisse Hecateos autores et coetaneos ; quorum primus, de quo
hic sermo est, suit Miletanus, alter Abderitanus. [note de Boureau-Deslandes]
3
C’est celui que l’Ecriture appelle Assuerus. Voyez le Livre d’Aesther. [note de Boureau-Deslandes]
463
positivement qu’il vivait alors. Mais ce Polycrates, selon Ussérius et Pline1, ne vivait déjà
plus, la dernière année du règne de Cambyse. Ussérius2 dit qu’il fut crucifié, l’an du monde
3481 par les ordres d’Oroetes, Satrape de Lydie, d’Ionie, de Phrygie et gouverneur de Sardes,
capitale de la Lydie ; mais Pline3, selon le système de Varron, place cet événement un an
plutôt, c’est-à-dire, la deux cent trentième de la fondation de Rome, la onzième du règne de
Tarquin le Superbe, et la première de la soixante-quatrième Olympiade. Cette même réflexion
me fit perdre l’idée, qu’Hérodote pouvait en être l’auteur, comme je l’avais d’abord imaginé :
la comparaison du style de son histoire, avec celui du Palais du Silence, acheva de la détruire,
et me fit prendre le parti de laisser à la Société des Savants, dans laquelle on m’avait admis, le
soin de discuter ce point de doctrine pure, dont l’objet me parut indifférent. Cependant cette
discussion ne fut point inutile à tous égards ; elle nous conduisit à des recherches, sur les
colonies grecques de l’Asie Mineure, et particulièrement, sur celle qui fonda Cnide, et qui
peupla la Doride asiatique, sans cependant perdre de vue la découverte, que l’on s’était
proposée.
Les sentiments furent partagés. Les uns assurèrent que cet ouvrage devait être
attribué à Anaxagore, ce philosophe illustre, qui abandonna ses biens pour se livrer tout entier
à l’étude de la philosophie ; d’autres prétendirent qu’il devait être d’Oenopide de Chiô, son
disciple ; quelques-uns le crurent d’Ephore de Cumes, ou de Theopompe d’Isocrates, dont
Vossius parle beaucoup, dans sa Bibliothèque des historiens grecs ; d’autres enfin l’ont donné
à Isocrates ; mais la même réflexion, que j’ai exposée ci-dessus, détruisit toutes ces opinions,
comme celles qui les avaient précédées4. Dans notre dernière assemblée, un de nous assura
qu’il avait des motifs puissants, pour croire que cet ouvrage était de Cadmus de Milet5.
L’heure à laquelle on se séparait, sonna dans le moment, on remit à la prochaine
assemblée, le soin d’examiner son sentiment. Les circonstances nous ayant empêché depuis,
de nous réunir, il fut oublié.
Dans la suite, en comparant les temps, auxquels Cadmus vivait, et ceux dont il
écrivait l’Histoire, je me rappelai cette opinion, elle me parut la plus vraisemblable ; et les
recherches, que j’ai faites depuis, me l’ont confirmé. En effet, cet auteur écrivit l’Histoire de
sa patrie, celle de l’Ionie et de la Doride, avant l’expédition des Perses, sous le règne de
Cambyses6. Cadmus avait connu Polycrates, ainsi qu’Anacréon. Il avait vécu sous Hystiée et
Aristagore, tous deux tyrans de Milet sa patrie. Il savait combien Polycrates faisait ombrage
aux Grecs, et combien ils craignaient de le voir un jour maître de toutes leurs colonies.
Un autre point avait encore été le sujet de nos occupations. Il fallait découvrir, quel
fut le Clidême dont parle notre auteur : chacun s’était partagé les recherches à ce sujet ; mais
cette difficulté n’étant pas encore éclaircie, lors de notre séparation, je me vis obligé d’en
prendre sur moi le travail. Il a été absolument infructueux ; à moins que ce Clidême ne soit le
Clitodême, historien grec, dont parle Pausanias7. On ne le trouve, ni parmi ceux dont le savant
Gérard Vossius nous a donné l’histoire, ni dans la Bibliothèque grecque de Fabricius.
À l’égard de la colonie, qui fonda Cnide, il est bon de reprendre les choses d’un peu
plus haut, et d’éclaircir les époques des différentes transmigrations8. Les Atticiens, ou Ioniens,
et les Péloponésiens, ou Doriens, ont été presque les seuls peuples de la Grèce, qui aient
envoyé des colonies dans l’Asie Mineure. La première de ces colonies, fut celle des Achéens
du Péloponèse, qui habitaient la Laconie. Chassé de leur patrie, au retour des Héraclides, ils

1
Vid. Inserius. [note de Boureau-Deslandes]
2
Annales Usserii ad an, 3418. [note de Boureau-Deslandes]
3
Histor. Natur. l.33.c.r. [note de Boureau-Deslandes]
4
Vide super hoc Vossium de Historicis Graecis ; item Annotationes in primum librum Historiae univers. Diodori
Siculi. [note de Boureau-Deslandes]
5
Vossius de Histo. Graec.l.4.c.1. [note de Boureau-Deslandes]
6
Vid. Vossium ubi sup. [note de Boureau-Deslandes]
7
Pausanias in Phoceacis, l.10. cap. 15. [note de Boureau-Deslandes]
8
Vid. Strabonem, l. 8. [note de Boureau-Deslandes]
464
passèrent, avec les descendants de Pelops, l’an de monde 2900, dans le pays qui se trouve
entre la Mysie et la Lydie, séparé de la Troade, au nord, par le fleuve Caïque, et de la Méonie
ou Lydie, au sud, par le fleuve Hermus. Ils prirent le nom d’Eoliens, d’Eolus, fils de
Deucalion, duquel ils prétendaient descendre, et ce pays s’appela depuis Eolie1. Dans le même
temps, Temênes et Chresphonte descendants d’Hercule, chassèrent de Micènes et d’Argos,
d’autres Achéens, pour lors en possession de ces deux royaumes. Ceux-ci ne sortirent point du
Péloponèse ; mais ils chassèrent à leur tour, les descendants d’Ion fils de Xuthus, établis dans
l’Arcadie, dans l’Elide et dans une partie de la Messenie, ils donnèrent le nom d’Achaïe, au
pays dont ils s’étaient emparés. Ces ioniens dépouillés, obligés de chercher une autre terre, se
refugièrent dans l’Attique, lieu de leur origine. Ils y demeurèrent pendant tout le reste du
règne de Mélanthe, et jusqu’à la fin de celui de Codrus.
Ce pays se trouva surchargé d’une multitude d’habitants, qu’il ne pouvait plus
nourrir, Athènes devenue République, et république déjà puissante, envoya ces Ioniens dans
l’Asie Mineure, sous la conduite de Nilée et d’Androcle, tous deux fils de Codrus, avec les
citoyens que l’espoir d’une meilleure fortune engagea à les suivre 2. Ces nouveaux colons
descendirent avec leurs chefs, sur les côtes occidentales de la Lydie. Ils y trouvèrent un terrain
assez considérable à cultiver, entre le fleuve Hermus, qui les séparait au nord, des nouveaux
Eoliens et le fleuve Lycus, qui les séparait au sud, des Léléges et des Cares, peuples, selon
Strabon3, jadis habitants d’un pays situé au midi de la Troade, et au nord de Lesbos, qui
étaient venus s’établir dans celui qu’on appela depuis la Doride Asiatique.
La contrée dans laquelle ces Ioniens s’établirent, se trouva la plus fertile de toute
l’Asie Mineure, et placée sous le ciel le plus pur. Ils la nommèrent Ionie, de leur nom, comme
les Eoliens, qui les avaient précédés. Cet établissement se rapporte à l’année, qui suivit la
mort de Codrus, ou à la seconde année, après la mort de ce Prince, c’est-à-dire, entre l’an
2936, et l’an 2938 de la création du monde.
Les Doriens, qui rentrèrent dans le Péloponèse, l’an 2900 avec les Héraclides,
lorsque ces derniers en chassèrent la race de Pelops, et s’emparèrent des royaumes d’Argos,
de Mycènes, de Sparte, de Messene, enfin de toute la contrée du Péloponèse, à la réserve de
Corinthe : ces Doriens, dis-je, furent les fondateurs de Cnide, et donnèrent leur nom à la
Doride. Il est nécessaire d’éclaircir encore les causes de cette troisième transmigration, avant
de fixer la date, et le lieu de leur établissement4.
Peu de temps après le retour des Doriens dans le Péloponèse, Temenes roi d’Argos,
Chresphonte roi de Messene, Euristhène et Procles rois de Sparte, se liguèrent ensemble et
déclarèrent la guerre à Mélanthe roi d’Athènes, pour le punir d’avoir donné asile dans ses
états, aux Ioniens du Péloponèse, qui s’y étaient retirés. Ils passèrent donc dans l’Attique,
avec une armée considérable, y firent de grands ravages ; mais ils ne purent se rendre maîtres
de la capitale. Ils s’emparèrent seulement, d’une contrée voisine d’Athènes, où ils bâtirent la
ville de Mégare. Obligés de quitter l’Attique, ils laissèrent une partie de leurs troupes dans la
ville qu’ils venaient de fonder. Ces Doriens y demeurèrent le reste du règne de Mélanthe ;
mais ils en furent chassés en grande partie sur la fin de celui de Codrus son fils5.
Ceux qui restèrent à Mégare, après la mort de ce prince, renfermées dans leurs murs,
par les ennemis dont ils étaient environnés, n’osaient en sortir pour faire le commerce, ni
même pour labourer leurs terres. Cette contrainte leur parut insupportable : pour s’en délivrer,
ils résolurent d’aller chercher ailleurs, un nouvel établissement. Mégare, qu’ils abandonnaient,

1
Vid. Strab. L. 8. Pausaniam in Achaicis, l. 7. cap. 1. [note de Boureau-Deslandes]
2
Pausanias ubi sup. et cap. 2. Lib. Citat. [note de Boureau-Deslandes]
3
Strabo l.14 pag. 420.[note de Boureau-Deslandes]
4
Idem Ibid. pag. 449[note de Boureau-Deslandes]
5
Pausanias in Atticis, l. 1. Cap. 19. Stabo lib. 8. Ubbo. Emmius l. 6. [note de Boureau-Deslandes]
465
pouvait être une place d’armes pour les Héraclides, toutes les fois qu’ils voudraient rentrer
dans l’Attique. Leur départ affranchit les Athéniens de ce sujet d’inquiétude1.
Ces nouveaux fugitifs de la Grèce passèrent dans l’Asie, et n’osant, ou ne voulant
pas attaquer les Grecs, qui y étaient déjà établis, ils firent leur descente dans la partie
méridionale des côtes de la Lydie, d’où ils chassèrent les Léléges et les Cares, qui s’en étaient
emparés, comme je l’ai dit plus haut. Ce pays s’appelait Carie, du nom de ce dernier peuple :
une partie le conserva, le reste prit celui de Doride, du nom de ses nouveaux maîtres.
Quelques Lydiens s’étaient associés aux anciens habitants de ce pays, et furent également
chassés par les Doriens, qui se fixèrent d’abord à Jasse, petite île située dans le golfe de ce
nom, au nord de la presqu’île, où ces mêmes Doriens bâtirent Myndes et Halicarnasse2.
La mer a plus d’une fois séparé des terres du continent, par des ruptions soudaines, et
en se retirant, en a réuni d’autres. L’île de Jasse fut jointe depuis, à la terre ferme, par une de
ces révolutions si ordinaires à notre globe ; elle l’était même déjà, du temps du Thucydides3.
Quoique Hérodote, dont Halicarnasse était la patrie, dise que cette ville fut bâtie par
les Argiens et les Troezéniens, nous croyons, avec Strabon, qu’elle fut, ainsi que Myndes,
l’ouvrage des Doriens descendus d’abord à Jasse. On peut remarquer ici, en passant, qu’Ubbo
Emmius4 qui rapporte ce passage d’Hérodote, est tombé dans l’erreur à cet égard. Le chef de
cette expédition fut un Argien nommé Althaemenes, qui en effet fut accompagné de quelques
Troezéniens, qui le suivirent en Asie ; et c’est ce qui a contribué à le tromper. Cette troisième
transmigration5 peut se rapporter à l’an du monde 2950. Homère vivait alors, et composait les
poèmes, qui l’ont rendu célèbre à la postérité.
À l’égard de la ville de Cnide, on ne sait pas précisément en quel temps elle fut bâtie.
Strabon dit seulement, qu’elle fut la première et la principale des villes Doriques6. Sa situation
sur le bord de la mer de Carpathos, qui bornait la Doride, au midi, comme le fleuve Lycus, au
nord, la séparait de l’Ionie, contribuait à la rendre très riche et très florissante. Elle a d’ailleurs
été célèbre, par les grands hommes, qu’elle a produit. Elle fut la patrie de Ctésias médecin
d’Artaxerxés roi de Perse, contemporain, et même ennemi d’Hérodote. Ce Ctésias a écrit
l’histoire de Perse et de Syrie. Eudoxe célèbre mathématicien, contemporain et ami de Platon,
y prit naissance, ainsi qu’Agatarchides historien célèbre, et plusieurs autres7.
Triopas un des Héliades, ou enfants du Soleil, obligé de quitter la Thessalie, vint
s’établir à Cnide, et y fit construire un fort, appelé de son nom […] Triopeium, ainsi qu’on le
peut voir dans Diodore de Sicile8. C’est de ce Triopas que descendait Mezronime, cette
prêtresse de Vénus, dont il est tant parlé dans le Palais du Silence.
Les autres villes de la Doride étaient de peu de conséquence, et ne tiennent pas un
rang bien considérable dans l’Histoire, ainsi je me dispenserai d’en parler. À l’égard des villes
de Myndes et d’Halycarnasse, quoiqu’elles fussent tombées sous la puissance des Ioniens, il
n’est pas étonnant qu’elles soient restées neutres, pendant les troubles de la Doride, dont il est
question dans cet ouvrage : leurs citoyens se ressouvenaient encore, qu’ils étaient redevables
aux Doriens de leur établissement. Un motif si puissant de reconnaissance les empêcha de
prendre part à la guerre, qui menaçait les Cnidiens9.
Il est vraisemblable, que le gouvernement de ces trois parties de la Grèce Asiatique
fut monarchique, jusqu’à l’Empire des Perses dans l’Asie Mineure. Pausanias dit que les
Ioniens refusèrent de faire alliance avec les Clazoméniens, jusqu’à ce qu’ils se fussent

1
Idem qui supra. [note de Boureau-Deslandes]
2
Strabo, et hic quos supra. [note de Boureau-Deslandes]
3
Thucydides de bello Peloponesiaco. [note de Boureau-Deslandes]
4
Herodot. apud Ubbonem Emmium de veteri Graecia illustrata, tom. 1. L.6. [note de Boureau-Deslandes]
5
Strabo Geograph. L. 14. Pagin. 449 et 451. [note de Boureau-Deslandes]
6
Strabo ibid. [note de Boureau-Deslandes]
7
Vide quos supra. [note de Boureau-Deslandes]
8
Diodor. Sicul. L. art.37. [note de Boureau-Deslandes]
9
Strabol l. 14. Paginis citatis. [note de Boureau-Deslandes]
466
engagés à reconnaître, pour maîtres, les descendants de Codrus. Cette preuve paraît d’autant
plus forte, que les Athéniens, et par conséquent leurs colons avaient toujours eu plus de
penchant pour l’état démocratique, que pour aucune autre forme de gouvernement. Or si
l’Ionie, colonie des Athéniens, reconnaissait des rois, à plus forte raison la Doride, colonie de
Sparte, dont le gouvernement était, à la fois, oligarchique et monarchique, doit-elle avoir été
soumise au pouvoir d’un seul1.
Au reste toutes ces provinces furent tranquilles, jusqu’au rège de Croesus roi de
Lydie2. Cyris rendit tributaires l’Eolie et l’Ionie. Alors les Doriens encore libres envoyèrent
demander à Sparte de nouveaux colons ; mais ils furent bientôt soumis aux Perses, ainsi que
le reste de la Grèce Asiatique ; et leur gouvernement changea, selon les diverses révolutions,
qu’essuyèrent les Grecs de l’Asie Mineure.
Pendant la guerre du Péloponèse, ces peuples subjugués tour à tour par les
Lacédémoniens et les Athéniens, éprouvèrent toutes sortes de calamités3. Ils tombèrent
ensuite sous la puissance des Macédoniens, avec toute la Grèce, que fournit Alexandre4. Ils
passèrent enfin, avec leurs nouveaux maîtres, sous celle des Romains, après la guerre
d’Achaie5 ; et ce pays est actuellement sous la domination des Turcs.
À l’égard de cet ouvrage, il est vraisemblable qu’il a été mis au jour ; mais qu’il n’a
jamais été très connu. Agatarchides de Cnide, dont nous avons parlé plus haut, qui a fait une
histoire de l’Europe et de l’Asie, l’envoya à Ptolémée Philométor, le sixième roi d’Egypte,
depuis Alexandre. Le frontispice de l’exemplaire, qui nous est tombé entre les mains, porte
une inscription, où l’on trouve le nom de ce prince, et celui de l’histoire dont nous parlons. Ce
exemplaire paraît être le même que celui qui lui fut envoyé : on y lit ces mots.

Le Télescope, petit conte moral , Moscou, 1759, p. 1-8.

O mon très cher qui me lis, je sais tout ce que je te dois. Que ne dois-je pas ? Je te
dois tout. Tu es mon roi, je suis ton serf, je ne suis rien. Mes yeux ne vont qu’à tes pieds : ton
front est trop haut, trop fier pour eux : la peur me prend, je les tiens clos. Le don de ces vers te
fait bien voir le grand cas que je fais de toi. Un mot de ta part, un seul mot fait leur sort. Je
vis, ou je meurs. Ne les lis donc pas de cet œil sec qui ne dit rien ; mais lis les d’un œil gros,
de ces pleurs que fait le ris, quand il vient du fond du cœur ; ris qui dit vrai, et qui dans le cas
où je suis, dit tout pour moi. Ce rien est le fruit d’un mal que l’on ne plaint point ; qui nous
prend aux pieds, aux bras, par tout le corps ; qui rend un seul pli du plus fin drap de lin dans
un lit, pour doux qu’il soit, plus dur que du fer, plus lourd que du plomb, plus chaud que du
feu. Et ce mal est à son tour, dit-on, le fruit, du bon vin sans eau, et du peu de cas que l’on fait
de ses nerfs : moi, je ne dis ni oui ni non ; Dieu le sait. Suis de près ce bon clerc, son jet, son
flux de mots sans fin ; prends son sens, si tu le peux : il n’est pas si fou, qu’il n’y en ait de

1
Vid. Thucyd. De Bello Pelopones. [note de Boureau-Deslandes]
2
Vid. Herodot. [note de Boureau-Deslandes]
3
Thucydid. Passim in hist. Belli Pelopones. [note de Boureau-Deslandes]
4
Arianus Q. Curtius de expedit, Alexandri Magni. [note de Boureau-Deslandes]
5
Justin. L. 38. Appianus in Mithridaticis et civil. Bell. Sallust. L. 14. Velleius Pater. l. 2. Item. Eutrop. L. 4.
Strabo. L. 14. Et alii plures. [note de Boureau-Deslandes]
467
plus fous que lui, et que tu ne crois pas tels. S’il bat les champs dans son plan, sur les lieux et
sur les temps, c’est qu’il le veut bien ; crois-le, si tu veux.
Quant aux traits de son arc, ils sont neufs ; tiens-les pour tels, je les ai tous pris dans
mon chef. On en a dit dans tous les temps, on en dit tous les jours, et sur tous les tons, cent
fois plus de tous ces gens-là. Et on n’en est pas las ! car à quoi sert ? Ils vont leur train. Ce
qu’il y a de bien sûr et de très vrai, c’est que nul fiel ne me meût sur Jean ou sur Paul : j’en
veux au mal que je hais, et non à qui le fait. Je ris de voir que l’or rend tout blanc, et que sans
lui tout est noir, ou du moins brun. L’art des vers ne tient lieu de rien ; ils ne sont bons à rien,
on le dit ; mais j’en sais Un qui leur doit tout, et un grand tout. Cet Un, quand il a bien bu, n’a
plus soif : quand il n’a plus faim, que fait-il ? S’il a froid ; il a du bois, on lui fait du feu, il a
chaud. Il a un bon lit, il dort : bien ? Mal. Est-il gai ? Oh que non. Tout est donc bien ; mon
sort vaut le sien et plus.
Si je ne te dis rien, mon très cher qui me lis, de ces deux grands yeux, de ce nez grec,
chez qui et pour qui tout se fait, c’est que par ma foi, sur le ton que je l’ai pris, je ne sais pas si
je le peux ; mais j’ai trop peur que non, et je me tais. Ce rien te plaît-il ? Ces vers sont-ils de
ton goût ? Tant mieux pour toi et pour moi. S’ils n’en sont pas, tant pis pour moi tout seul.
Car qu’y perds-tu, toi ? Un rien de ton temps, dix sols, trois sols, deux sols : et tu t’en plains ?
Oh que non ; il n’y a pas là de quoi. Mais moi, j’y perds tout le temps que j’y ai mis, qui n’est
pas mal long, mais pas tant long, et le plus grand de tous les biens, tout ce qui m’est le plus
cher, mon nom : mais non, on ne sait pas qui je suis : je ne le dis point ; que crains-je donc ?
Le beau, le bon, à mon gré, n’est que dans le vrai ; mais où est-il ce vrai ? Dans le fond d’un
puits. Bon jour, mon très cher qui me lis, ris si tu peux, je ne veux riens de plus : mais vis gai ;
quand on l’est tout va bien. J’ai dit.

On sait le conte d’un curé et d’une dame galante : ils avaient oui dire que la lune était
habitée, ils le croyaient, et le télescope en main, tous deux tâchaient d’en reconnoître les
habitants. Si je ne trompe, dit d’abord la dame, j’aperçois deux ombres ; elles s’inclinent l’une
vers l’autre : je n’en doute point, ce sont deux amants heureux… Eh ! fi donc, Madame,
reprend le curé, ces deux ombres que vous voyez, sont deux clochers d’une cathédrale. Esp.
Disc. I.

Jean-François Marmontel , Contes moraux suivis d’une Apologie du théâtre ,


Paris, Lesclapart, 1761, p. 3-15.

PRÉFACE

Engagé, il y a quelques années, à écrire sur la comédie, je cherchais dans la nature les
règles et les moyens de l’art. Cette étude me conduisit à examiner s’il était vrai, comme on l’a
dit, que tous les grands traits du ridicule eussent été saisis par Molière et par les poètes qui
l’ont suivi.
En parcourant le tableau de la société, je crus apercevoir que dans les combinaisons
inépuisables des folies et des travers de tous les états, un homme de génie trouverait encore de
quoi s’occuper. J’avais même recueilli quelques observations que je voulais proposer aux
jeunes poètes, lorsque M. de Boissi, mon ami, me demanda quelques morceaux de prose à
insérer dans le Mercure. Il me vint dans l’idée de mettre en œuvre, dans un conte, l’un des
traits de ma collection ; et je choisis pour essai la ridicule prétention d’être aimé uniquement
pour soi-même. Ce conte eut le succès que pouvait avoir une bagatelle. Mon ami me pressa de
lui en donner un second. Je me proposai d’y faire sentir la folie de ceux qui emploient
l’autorité pour mettre une femme à la raison ; et je pris pour exemple un sultan et son esclave,
comme les deux extrémités de la domination et de la dépendance. Ce nouvel essai me réussit
468
encore ; et flatté d’avoir saisi le goût du public dans un genre que l’on daigna regarder comme
nouveau, je continuai à m’y exercer.
L’idée singulière que les jeunes personnes se font de l’amour d’après la lecture des
romans, et le chagrin qu’elles ont de ne pas le trouver dans la nature tel qu’il est peint dans les
livres, était un petit ridicule à combattre ; et pris sous deux points de vue différents, il fut le
sujet de deux contes. Dans l’un, c’est une femme mécontente de sa façon d’aimer. Dans
l’autre c’est une femme mécontente de la façon dont elle est aimée.
Les trois nuances de ce qu’on appelle amour dans le monde, la fantaisie, la passion et
le goût, me donnèrent l’idée des Quatre flacons. Dans le conte appelé Heureusement, je tâchai
de faire voir à quoi tient le plus souvent la vertu d’une honnête femme, et combien sa
faiblesse doit la rendre indulgente pour les fautes même qu’elle a su éviter. Celui des Deux
infortunées est un exemple des dangers auxquels un jeune homme, d’un naturel doux et facile,
est exposé dans le monde. La hardiesse avec laquelle certains petits originaux se donnent le
nom de philosophes, m’a fourni le sujet du Philosophe soi-disant. Le sot orgueil de l’homme
exigeant, qui veut que tout soit fait pour lui, est peut-être le plus théâtral des ridicules qui ont
échappé à Molière : je n’ai fait que l’effleurer ; mais un homme de talent doit sentir combien
ce caractère approfondi et développé, serait digne de la scène comique.
La prédilection aveugle et cruelle d’une mauvaise Mère pour l’un de ses enfants, et
les chagrins qu’elle se prépare ; l’attention d’une bonne Mère à diriger l’inclination de sa fille,
et le succès qui en est le prix, sont encore des sujets fort au-dessus de l’esquisse que j’en ai
donnée. Persuadé qu’un mari est souvent complice des égarements de sa femme, ou par un
excès de faiblesse, ou par un excès de rigueur, j’ai voulu rendre sensible cette vérité : qu’il y a
peu de femmes qu’on ne retînt dans le devoir avec de la raison, de la douceur et du courage.
Mais le caractère du Bon Mari n’est pas de ceux dont il suffit de tracer l’esquisse. Comme il
tient le milieu entre deux excès opposés, ce sont les nuances qui le distinguent, et j’y ai donné
tous mes soins.
Le ridicule que j’ai attaqué dans Le Connaisseur est trop nuisible aux lettres pour
mériter des ménagements. J’avouerai cependant que des considérations personnelles m’ont
engagé à l’adoucir. J’ai pris le connaisseur bon-homme, au lieu du connaisseur jaloux et
tyrannique, qui veut protéger les talents en dépit d’eux-mêmes, et qui persécute sourdement
tous ceux qu’il ne peut subjuguer. C’est au théâtre à en faire justice. Pour moi, j’ai mieux
aimé détourner les yeux de sur mes modèles que de les peindre trop ressemblants. On verra de
même que si j’ai dessiné de fantaisie les personnages de quelques prétendus beaux esprits, ce
n’est pas faute d’en avoir de plus ridicules et de plus méprisables à copier d’après nature ;
mais j’aime encore moins la vérité que je ne hais la satire.
Les plaintes des pères sur les égarements de leurs fils ne sont que trop fréquentes et
que trop bien fondées ; mais n’ont-ils eux-mêmes aucune négligence à se reprocher ? Quels
sacrifices ont-ils faits au grand intérêt de prévenir ou de corriger dans leurs enfants les vices
dont ils se plaignent ? J’ai tâché de leur faire voir de quoi un bon père était capable, et cet
exemple m’a paru mériter le titre de L’École des Pères.

[Ajout de la préface de 1765 : La réflexion et l’étude du monde m’ont fourni de


nouveaux sujets. On voit des époux dignes de s’aimer, en défiance l’un de l’autre, passer de la
froideur à l’antipathie, et d’une prévention injuste se faire à tous deux un malheur réel. C’est
ce que j’ai peint dans Le Mari Sylphe. Le moyen de conciliation que j’ai pris est un peu
singulier ; mais il est reçu au théâtre : il n’y a de moi, dans cette fable, que les détails
épisodiques, les caractères et la moralité.
Rien de plus heureux pour un homme faible que l’ascendant qu’aurait sur lui une
femme vertueuse et sage. L’exemple que j’en ai tracé dans La Femme comme il y en a peu est
rare, et le titre l’annonce, mais il peut être encourageant. Les hommes, si délicats entre eux sur
les lois de l’honnêteté, semblent s’en être dispensés à l’égard des femmes. Le crime de la

469
séduction est pour la plupart une gentillesse : loin d’en rougir, ils en font vanité. C’est à
rendre odieux ce vice de nos mœurs qu’est destiné le conte intitulé Laurette.
Dans L’Amitié à l’é reuve, j’ai peint des mœurs différentes. On y voit la vertu
exposée au plus dangereux de tous les combats. Je l’ai rendue victorieuse, mais de manière à
inspirer, je crois, à l’homme le plus sûr de lui-même, la crainte d’un pareil danger. En écrivant
sur la comédie du Misanthrope, j’avançai, il y a quelque temps, que Molière, dans le
personnage de Philinte, avait prétendu opposer à Alceste un homme du monde, et non pas un
sage. Il m’est venu depuis dans la pensée d’essayer comment le misanthrope aurait soutenu le
contraste d’un homme vraiment vertueux. C’est ce faible essai que je donne sous le titre de
Misanthrope corrigé.]

Il est des caractères qui, pour être présentés dans toute leur force, exigent des
combinaisons et des développements dont un conte n’est pas susceptible ; je ne puis que les
indiquer. Il en est d’autres qui ne sont pas assez généraux pour être peints sans donner lieu
aux applications personnelles ; je m’abstiens même de les désigner. On sait combien la fausse
clef des Caractères a chagriné leur auteur, et je ne dois pas ignorer de quoi les méchants sont
capables.
Quelquefois il s’est présenté des sujets qui, sans avoir une moralité directement
relative à nos mœurs, me donnaient des situations touchantes, ou des tableaux intéressants :
tels sont Lausus et Lydie, La Bergère des Alpes, Annette et Lubin, Les Mariages samnites ;
mais dans ceux-là même j’ai eu pour objet de rendre la vertu aimable. Enfin j’ai tâché partout
de peindre ou les mœurs de la société, ou les sentiments de la nature ; et c’est ce qui m’a fait
donner à ce recueil le titre de Contes moraux.
À la vérité des caractères j’ai voulu joindre la simplicité des moyens, et je n’ai pris
que les plus familiers. Ainsi un petit serin me sert à détromper et à guérir une femme de
l’aveugle passion qui l’obsède ; ainsi quelques traits changés à un tableau réconcilient deux
époux ; ainsi la nouvelle du jour, le spectacle, le jeu, la promenade sont les épreuves qui
développent les caractères de deux amants, et qui éclairent une jeune personne sur le choix
d’un époux digne d’elle.
Je dirai peu de chose du style : quand c’est moi qui raconte, je me livre à
l’impression actuelle du sentiment ou de l’image que je dois rendre : c’est mon sujet qui me
donne le ton. Quand je fais parler mes personnages, tout l’art que j’y emploie est d’être
présent à leur entretien, et d’écrire ce que je crois entendre. En général, la plus naïve imitation
de la nature dans les mœurs et dans le langage, est ce que j’ai recherché dans ces contes : s’ils
n’ont pas ce mérite, ils n’en ont aucun.
Je proposai, il y a quelques années, dans l’article Dialogue de l’Encyclopédie, de
supprimer les dit-il et dit-elle du dialogue vif et pressé. J’en ai fait l’essai dans ces contes, et
il me semble qu’il a réussi. Cette manière de rendre le récit plus rapide, n’est pénible qu’au
premier instant ; dès qu’on y est accoutumé, elle fait briller le talent de bien lire.

Dans la première édition de ce recueil, il s’était glissé des fautes que j’ai corrigées
dans celle-ci ; j’y ai ajouté trois contes nouveaux, Le Bon Mari, Le Connaisseur, et L’Ecole
des Pères. Je souhaite que le public s’aperçoive du soin que j’ai pris de les rendre dignes de
l’accueil qu’il a fait aux premiers.
Le succès qu’a eu au théâtre le sujet de Soliman traité par un homme qui écrit avec
beaucoup de facilité et de grâce, me permet d’espérer que l’on fera le même usage de
quelques-uns de ces petits tableaux, et à l’avenir je m’occuperai, comme j’ai fait dans ces trois
nouveaux contes, à choisir des actions faciles à mettre sur la scène, pour épargner du travail
aux auteurs.
J’avais dessein de détacher de cette seconde édition le morceaux sur les spectacles,
que j’ai donné dans la première ; mais on m’a fait entendre qu’il a été assez bien reçu, pour

470
qu’on soit bien aise de le voir encore à la suite de ce recueil, en attendant qu’il trouve mieux
sa place.

[Ajout de la préface de 1765 : Je n’ai pu voir sans émulation mes contes, dans leur
nouveauté, traduits en italien, en allemand, deux en anglais, et mis en action avec succès sur
les théâtres de Paris et de Londres. Ces encouragements ont produit un effet tout opposé à la
négligence ; et j’espère que le public daignera s’en apercevoir.]

M e l l e Uncy, Contes moraux dans le goût de ceux de M. Marmontel, recueillis


de divers auteurs, Amsterdam/ Paris, Vincent, 1763.

PRÉFACE

[p. v] J’étais encore très jeune, lorsque les Contes moraux de M. Marmontel me
tombèrent entre les mains. Je les lus comme tout le monde ; je n’y cherchais que de
l’amusement ; j’y trouvai de l’intérêt. Je m’en demandai la raison ; et je crus l’apercevoir dans
une certaine conformité avec quelques événements de ma vie, et dans cette ingénieuse
broderie qui couvre d’utiles leçons. La vérité, lorsqu’elle est présentée sans ornement, nous
importune ; c’est une lumière [p. vj] trop vive pour nos faibles yeux : de tristes moralités ne
font souvent qu’aigrir nos chagrins ; mais les images riantes de l’honnêteté et du vrai
captivent notre attention : elles nous instruisent en nous amusant. La peinture naïve de ces
situations variées qui partagent notre vie, et se succèdent avec rapidité, nous donne les
conseils les plus salutaires. Nous aimons la brièveté de ces contes : notre impatience n’a point
à essuyer ces épisodes éternels, qui, pour remplir la mesure convenue de certains ouvrages, en
éloignent le dénouement. On y trouve du naturel, de la variété dans les caractères, des
couleurs vraies et propres à tous les âges, [p. vij] à toutes les conditions. Ce genre d’écrire est
donc fait pour intéresser tout le monde ; on a tout lieu d’espérer que ce recueil sera agréable
au public.

Voltaire, Contes de Guillaume Vadé , [Genève, Cramer], 1764, in-8, XVI-


388 p.[édition princeps, Bengesco n°660]

PRÉFACE DE CATHERINE VADÉ (p. 5-16)

Je pleure encore la mort de mon cousin Guillaume Vadé, qui décéda, comme le sait
tout l’univers, il y a quelques années. Il était attaqué de la petite vérole : je le gardais, et je luis
disais en pleurant, Ah ! mon cousin, voilà ce que c’est que de ne vous être pas fait inoculer ! il
en a coûté la vie à votre frère Antoine, qui était comme vous une des lumières du siècle. Que
voulez-vous que je vous dise ? me répondit Guillaume ; j’attendais la permission de la
Sorbonne, et je vois bien qu’il faut que je meure pour avoir été trop scrupuleux.
L’état va faire une furieuse perte, lui répondis-je. Ah ! s’écria Guillaume, Alexandre
et frère Bertier sont morts ; Sémiramis et la Fillon, Sophocle et Dachet sont en poussière. –
Oui, mon cher cousin, mais leurs grands noms demeurent à jamais ; ne voulez-vous pas
revivre dans la plus noble partie de vous-même ? ne m’accordez-vous pas la permission de
donner au public pour le consoler, les contes à dormir debout dont vous nous régalâtes l’année
passée ? ils faisaient les délices de notre famille ; et Jérôme Carré votre cousin issu de
germain, faisait presque autant de cas de vos ouvrages que des siens : ils plairont sans doute à
tout l’univers, c’est-à-dire, à une trentaine de lecteurs qui n’auront rien à faire.

471
Guillaume n’avait pas de si hautes prétentions ; il me dit avec une humilité
convenable à un auteur, mais bien rare, Ah ! ma cousine, pensez-vous que dans les quatre-
vingt-dix mille brochures imprimées à Paris depuis dix ans, mes opuscules puissent trouver
place, et que je puisse surnager sur le fleuve de l’oubli qui engloutit tous les jours tant de
belles choses ?
Quand vous ne vivriez que quinze jours après votre mort, lui dis-je, ce serait toujours
beaucoup ; il y a très peu de personnes qui jouissent de cet avantage. Le destin de la plupart
des hommes est de vivre ignorés, et ceux qui ont fait le plus de bruit sont quelquefois oubliés
le lendemain de leur mort ; vous serez distingué de la foule, et peut-être même le nom de
Guillaume Vadé ayant l’honneur d’être imprimé dans un ou deux journaux, pourra passer à la
dernière postérité. Sous quel titre voulez-vous que j’imprime vos opuscules ? Ma cousine, me
dit-il, je crois que le nom de fadaises est le plus convenable ; la plupart des choses qu’on fait,
qu’on dit, et qu’on imprime, méritent assez ce titre.
J’admirai la modestie de mon cousin, et j’en fus extrêmement attendrie. Jérôme
Carré arriva alors dans la chambre, Guillaume fit son testament, par lequel il me laissait
maîtresse absolue de ses manuscrits. Jérôme et moi lui demandâmes où il voulait être enterré,
et voici la réponse de Guillaume, qui ne sortira jamais de ma mémoire.
« Je sens bien que n’ayant été élevé dans ce monde à aucune des dignités qui
nourrissent les grands sentiments, et qui élèvent l’homme au-dessus de lui-même, n’ayant été
ni conseiller du roi, ni échevin, ni marguillier, on me traitera après ma mort avec très peu de
cérémonie. On me jettera dans les charniers St. Innocent, et on ne mettra sur ma fosse qu’une
croix de bois qui aura déjà servi à d’autres ; mais j’ai toujours aimé si tendrement ma patrie,
que j’ai beaucoup de répugnance à être enterré dans un cimetière. Il est certain qu’étant mort
de la maladie qui m’attaque, je puerai horriblement. Cette corruption de tant de corps qu’on
ensevelit à Paris dans les églises, ou auprès des églises, infecte nécessairement l’air ; et
comme dit très à propos le jeune Ptolomée, en délibérant s’il recevra Pompée chez lui.

… Ces troncs ourris exhalent dans les vents


De quoi faire la guerre au reste des vivants.

Cette ridicule et odieuse coutume de paver les églises de morts, cause dans Paris tous
les ans des maladies épidémiques, et il n’y a point de défunt qui ne contribue plus ou moins à
empester sa patrie. Les Grecs et les Romains étaient bien plus sages que nous : leur sépulture
était hors des villes ; et il y a même aujourd’hui plusieurs pays en Europe où cette salutaire
coutume est établie. Quel plaisir ne serait-ce pas pour un bon citoyen d’aller engraisser, par
exemple, la stérile plaine des Sablons, et de contribuer à faire naître des moissons
abondantes ! Les générations deviendraient utiles les unes aux autres par ce prudent
établissement ; les villes seraient plus saines, les terres plus fécondes. En vérité, je ne puis
m’empêcher de dire qu’on manque de police pour les vivants et pour les morts. »
Guillaume parla longtemps sur ce ton. Il avait de grandes vues pour le bien public, et
il mourut parlant, ce qui est une preuve évidente de génie.
Dès qu’il fut passé, je résolus de lui faire des obsèques magnifiques, dignes du grand
nom qu’il avait acquis dans le monde. Je courus chez les plus fameux libraires de Paris, je
leur proposai d’acheter les œuvres posthumes de mon cousin Guillaume, j’y joignis même
quelques belles dissertations de son frère Antoine, et quelques morceaux de son cousin issu de
germain Jérôme Carré. J’obtins trois louis d’or comptant, somme que jamais Guillaume
n’avait possédée dans aucun temps de sa vie. Je fis imprimer des billets d’enterrement, je priai
tous les beaux esprits de Paris d’honorer de leur présence le service que je commandai pour le
repos de l’âme de Guillaume ; aucun ne vint. Je ne pus assister au convoi, et Guillaume fut
inhumé sans que personne n’en sût rien. C’est ainsi qu’il avait vécu ; car encore qu’il eût
enrichi la foire de plusieurs opéras comiques qui firent l’admiration de tout Paris, on jouissait
des fruits de son génie, et on négligeait l’auteur ; c’est ainsi, (comme dit le divin Platon)
472
qu’on suce l’orange, et qu’on jette l’écorce, qu’on cueille les fruits de l’arbre et qu’on l’abat
ensuite. J’ai toujours été frappée de cette ingratitude.
Quelque temps après le décès de Guillaume Vadé, nous perdîmes notre bon parent et
ami Jérôme Carré, si connu en son temps par la comédie de l’Écossaise qu’il disait avoir
traduite pour l’avancement de la littérature honnête ; je crois qu’il est de mon devoir
d’instruire le public de la détresse où se trouvait Jérôme dans les derniers jours de sa vie ;
voici comme il s’en ouvrit en ma présence à frère Giroflée son confesseur.
« Vous savez, dit-il, qu’à mon baptême on me donna pour patrons St. Jérôme, St.
Thomas, et St. Raymond de Pennafort, et que quand j’eus le bonheur de recevoir la
confirmation, on ajouta à mes trois patrons St. Ignace de Loyola, St. François Xavier, St.
François de Borgia, et St. Régis, tous jésuites, de sorte que je m’appelle Jérôme-Thomas-
Raymond-Ignace-Xavier-François-Régis Carré. J’ai cru longtemps qu’avec tant de patrons je
ne pouvais manquer de rien sur la terre. Ah frère Giroflée, que je me suis trompé ! Il faut qu’il
en soit des patrons comme des valets, plus on en a, plus on est mal servi. Mais voyez, s’il
vous plaît, quelle est ma déconvenue, (car ce mot est très bon, quoiqu’en dise un polisson ;
Montaigne, Marot, et plusieurs auteurs très facétieux en font souvent usage, il est même dans
le dictionnaire de l’académie). Voici mon aventure.
On chasse les révérends Pères Jésuistes, ou Jésuites, pour ce que leur institut est
pernicieux, contraire à tous les droits des rois et de la société humaine etc. etc. Or Ignace de
Loyola ayant créé cet institut appelé régime, après s’être fait fesser au collège de Ste. Barbe,
Xavier, François Borgia, Régis, ayant vécu dans ce régime, il est clair qu’ils sont tous
également répréhensibles, et que voilà quatre saints qu’il faut nécessairement que je donne à
tous les diables.
Cela m’a fait naître quelques scrupules sur St. Thomas et St. Raymond de Pennafort.
J’ai lu leurs ouvrages, et j’ai été confondu, quand j’ai vu dans Thomas et dans Raymond à peu
près les mêmes paroles que dans Busembaum. Je me suis défait aussitôt de ces deux patrons,
et j’ai brûlé leurs livres.
Je me suis vu ainsi réduit au seul nom de Jérôme ; mais ce Jérôme, le seul patron qui
me restait, ne m’a pas été plus utile que les autres ; est-ce que Jérôme n’aurait pas de crédit en
paradis ? J’ai consulté sur cette affaire un très savant homme ; il m’a dit que Jérôme était le
plus colère de tous les hommes, qu’il avait dit de grosses injures au St. Evêque de Jérusalem
Jean, et au St. Prêtre Rufin, que même il appela celui-ci hydre et scorpion, et qu’il l’insulta
après sa mort : il m’a montré les passages. Je me vois obligé de renoncer enfin à Jérôme, et de
m’appeler Carré tout court, ce qui est bien désagréable. »
C’est ainsi que Carré déposait sa douleur dans le sein de Frère Giroflée, lequel lui
répondit ; Vous ne manquerez pas de saints, mon cher enfant, prenez St. François d’Assise.
Non, dit Carré, sa femme de neige me donnerait quelquefois des envies de rire, et ceci est une
affaire sérieuse. - Eh bien prenez St. Dominique. Non, il est l’auteur de l’Inquisition. –
Voulez-vous de St. Bernard ? – Il a trop persécuté ce pauvre Abélard qui avait plus d’esprit
que lui, et il se mêlait de trop d’affaire ; donnez-moi un patron qui ait été si humble que
personne n’en ait jamais entendu parler, voilà mon saint.
Frère Giroflée lui remontra l’impossibilité d’être canonisé et ignoré ; il lui donna la
liste de plusieurs autres patrons que notre ami ne connaissait pas ; ce qui revenait au même ;
mais à chaque saint qu’il proposait, il demandait quelque chose pour son couvent ; car il
savait que Carré avait de l’argent. Jérôme Carré lui fit alors ce conte qui m’a paru curieux.
Il y avait autrefois un roi d’Espagne qui avait promis de distribuer des aumônes
considérables à tous les habitants d’auprès de Burgos qui avaient été ruinés par la guerre. Ils
vinrent aux portes du palais ; mais les huissiers ne voulurent les laisser entrer qu’à condition
qu’ils partageraient avec eux. Le bon homme Cardéro se présenta le premier au monarque, se
jeta à ses pieds, et lui dit, Grand roi, je supplie votre altesse royale de faire donner à chacun
de nous cent coups d’étrivières. Voilà une plaisante demande, dit le roi ; pourquoi me faites-
vous cette prière ? C’est, dit Cardéro, que vos gens veulent absolument avoir la moitié de ce
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que vous nous donnerez. Le roi rit beaucoup, et fit un présent considérable à Cardéro. De là
vint le proverbe, qu’il vaut mieux avoir à faire à Dieu qu’à ses saints.
C’est avec ces sentiments que passa de cette vie à l’autre mon cher Jérôme Carré,
dont je joins ici quelques opuscules à ceux de Guillaume ; et je me flatte que Messieurs les
Parisiens pour qui Vadé et Carré ont toujours travaillé, me pardonneront ma préface.

Catherine Vadé.

Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire , A Gaznah, chez


Fidèle, l’An 1167 de l’Hégire, et de l’ère chrétienne 1 765.

Vitiis nemo sine nascitur : optimus ille est, qui minimis urgetur1.

Horace, Satire III.

Epître consécratoire au toujours invincible sultan, mon maître

Prince, chéri du Prophète, aimé des monarques tes voisins, redouté de tes ennemis,
adoré de tes peuples, tu m’as permis, après t’avoir raconté l’Histoire de Féraddin Ka-ta-or, de
te la dédier ; quelle gloire ! j’ai celle de t’obéir, et sans doute de t’avoir plu. Elevé dans tes
camps, nourri dans les alarmes, tu pardonnes à la rudesse de mon style ; j’ignore cet art
séducteur que nos cadis et nos imams enseignent à la jeunesse. La vérité est l’âme de mes
récits ; s’il y a quelque feu dans mes portraits, il existait dans les originaux. Jamais on ne me
vit essayer cet assemblage d’idées souvent monstrueux, que les Européens nomment figures :
est-ce à celui qui a l’honneur de combattre à la tête de tes troupes, de savoir dire autre chose
que vaincre ou mourir ?

Je suis aussi fidèle que tu es grand,


Amuley.

PRÉFACE INDISPENSABLE

Au feu…, au secours…, miséricorde…, criait-on un soir dans la rue de Vaugirard,


lorsque je me retirais du Luxembourg, où j’avais soupé, chez le Comte de ***, pour aller dire
un petit bon soir à une femme respectable. Mon carrosse arrêté par la foule, je mis pied à
terre, et tâchai de me glisser ; mais la chaîne du guet m’en empêcha. L’incendie allait son
train ; je fus entouré, sans pouvoir avancer ni reculer ; et, grâce à la dorure de mon habit, je ne
fus pas forcé à prendre des seaux comme tout le monde : mais ayant été éclaboussé, ballotté,
crotté jusques aux yeux, n’ayant plus de risques à courir, [p. iv] j’employai à la cause
commune des forces qui étaient réservées à toute autre chose.
On jetait, par les fenêtres d’un cinquième étage, plusieurs ballots de livres ; quelques-
uns, qui méritaient le feu, y périrent : d’autres, foulés aux pieds, furent mis en pièces ; fort peu
échappèrent, et me durent leur salut. Je dis à un sergent du guet de faire ramasser ce qu’il
pourrait, et de le faire porter dans mon carrosse ; je lui appris mon nom, et répondis de tout.

1
Horace, Satire, Livre I, Satire III, « Car enfin vers le mal chacun a son penchant, Et le plus vertueux n’est que
le moins méchant. » (trad. Louis-Vincent Raoul, 1829).
474
Un de mes gens se chargea à plusieurs reprises, et emplit ma voiture. Arrivé chez moi, je fis
l’inspection de ma nouvelle bibliothèque : je trouvai d’immenses in-folio, bons à faire du
carton ; quantité de choses sans suite ; beaucoup de dictionnaires faits sans ordre : quelques
ouvrages complets ; douze ou quinze sermonnaires des deux partis ; une collection de la
Gazette Ecclésiastique de- [p. v] puis vingt-ans ; les Proverbes de Salomon ; un St. Augustin,
brochés avec Aloysia et Thérese : dans un sac, Arnaud, Bayle, Sanchez et St. Thomas : dans
une liasse, Esther et Le Coligni ; l’Histoire des Cévennes et celles des Papes : des romans sans
nombre, déguisés sous des noms ou grotesques ou usés ; des Mémoires factices, des
Confessions sacrilèges, des Aventures singulières, parce qu’elles sont hors de vraisemblance ;
des Mémoires rarement exacts, des Contes à périr d’ennui, des… : enfin, que sais-je ? cent
brochures faites pour justifier Boileau.

Un sot trouve toujours un lus sot qui l’admire.

Je jugeai que le possesseur d’une si étrange collection, était ou fou, ou colporteur ; il


n’y eût pas eu de sens commun de la garder, il était passablement raisonnable de s’en défaire.
J’attendis [p. vj] que, tel qu’il pût être, il parut, pour la lui remettre après ma curiosité
satisfaite.
Je continuai à parcourir mon trésor littéraire, lorsque j’aperçus un porte-feuille, jadis
de maroquin bleu : il me parut rempli ; en vain une serrure à secret s’opposa-t-elle à ma
vivacité ; je fis valoir le droit de possession, elle sauta : que vis-je ? …quatre manuscrits
indiens ; je les jugeai tels parce que j’en savais quelque chose, que mon nègre, qui avait été
longtemps à Agra, m’avait appris. Le premier traitait de l’Antiquité et de l’Orthodoxie de la
religion des Indes : le second était une critique soutenue des différents cultes qui existaient
alors ; un parallèle de l’un à l’autre concluant pour la Religion naturelle, avec d’amples
commentaires sur les abus de confiance, les superstitions, les vices, les dissolutions des
ministres qui servaient la Divinité. Le troi- [p. vij] sième était politique : dans sa première
partie, il analysait les différents systèmes de gouvernement de l’Asie, démontrait que l’équité
seule doit entreprendre une guerre, la générosité la soutenir, la gloire la terminer ; que le
meilleur gouvernement est celui qui rend le peuple plus heureux ; que la nation, toujours
occupée de la grandeur de son Prince, devait en attendre qu’il le fût toujours de ses besoins.
Il y avait plusieurs misères de ce genre, peu connues dans ces temps, puisqu’il fallait
en écrire ; mais qui de nos jours sont sues de tout le monde, et sans doute pratiquées. Dans la
seconde, il était militaire ; il offrait des leçons d’une tactique que nous ignorons, excellente,
mais qui pourrait avoir ses inconvénients, vu la différence de nos armes. Il donnait des ordres
de bataille, plusieurs moyens de passer des rivières devant l’ennemi, tels que [p. viij] celui-ci,
par exemple, que nous exécuterions mal, tout admirable qu’il est, parce que notre défaut est
d’avoir peu de travailleurs. S’agit-il de traverser un fleuve en présence de votre adversaire, il
faut établir un pont sous son feu : s’il vous attend à la rive opposée avec des retranchements
défendus par une bonne artillerie, l’aventure est gaillarde : faire des radeaux ? quelque bien
qu’ils soient selon le dernier système, mauvaise commission ; passer à la nage ? cela vous
plaît à dire : comment donc ? Comme l’enseigne mon manuscrit. On ouvre une galerie dans
son camp, qui, par une pente insensible, descend au bord du fleuve, passe dessous ses eaux, et
a son ouverture, dont on fait l’éruption où l’on veut et de la manière qu’on veut. Pendant cette
manœuvre, un corps de troupes amuse l’ennemi, ou l’inquiète ; et le gros de l’armée déjà
passé, sans qu’il s’en soit douté, le prend [p. ix] en flanc, en queue, l’attaque par tous les
points, et, ce qui suit, sans être obligé de le dire, le taille en pièces.
Le maniement des armes, les évolutions, la discipline, les marches, les retraites,
l’attaque des places, leur défense, la science des approvisionnements, le soin des hôpitaux,
l’inspection scrupuleuse de la conduite de tout munitionnaire, dont l’officier et le soldat
devenaient la proie, dans ces temps où l’ordre était peu connu ; tous ces objets avaient leurs

475
chapitres particuliers. L’auteur de cet ouvrage en avait été si content, qu’il lui avait donné
pour titre, ELIXIR DE L’ART MILITAIRE.
On voit assez que j’aurais été d’une ineptie à me faire montrer au doigt, et même
d’une stupidité sans égale, de traduire le premier de ces manuscrits. La conduite régulière de
nos Prêtres n’a pas besoin du parallèle des Bonzes irréligieux, pour briller d’un nouvel éclat ;
[p. x] notre gouvernement est celui que le spéculatif indien avait en vue : notre façon de faire
la guerre est différente, il est vrai ; mais n’en avons-nous pas des traités admirables ? et le
meilleur de tous, n’est-il pas celui de la pratique ?
J’étais épuisé quand je vins au quatrième ; mais, Dieux, quelle fortune ! un conte, un
Féraddin, une Rozéide : que je fus satisfait ! Le malheur était que je n’entendais pas
exactement l’indien ; connaissant la faiblesse de mon talent, très certain que je puis être utile
qu’aux inutiles, voilà me dis-je un grand présent à faire à la nation petite-maîtresse :
travaillons.
Je fus trouver un **** qui avait longtemps commercé dans l’Indostan ; il y avait
d’abord été porteur de six millions, que sa compagnie envoyait à Coromandel : sa commission
finie, il fut missionnaire secret à Delhi ; ensuite il passa au Japon, où, pendant dix ans de [p.
xj] prédications, il convertit un Mandarin, qui retourna à la foi de ses aïeux in articulo mortis.
Ce qu’il fit de mieux dans l’Orient, ce fut d’y acquérir une sorte de connaissance de l’avenir ;
ses conjectures se sont toujours trouvées si justes, qu’elles avaient l’air de la divination : par
exemple, il prédit à un de mes amis, plus beau que l’Amour, que, le Carnaval suivant, il le
verrait à certain bal, masqué en Vulcain ; cela fut vrai : il m’avertit que je ferais un mauvais
livre, le public sait s’il a rencontré juste ; il m’assura qu’avant peu de temps ses confrères
seraient molestés dans plus d’un royaume ; jusques à présent cela ne va pas mal.
Ce fut ce docte voyageur qui, après deux hivers de travail, me mit en état d’entendre
le manuscrit du fameux Kakar-beeck. Assez instruit pour n’avoir plus besoin de secours, je
pris la plume : j’annonce ma traduction exacte [p. xij] sans être servile ; et par amour pour
mon auteur, n’ayant nulles prétentions, je lui donne tout le succès de l’ouvrage, bien entendu
que, s’il tombe, on aura la bonté de s’en prendre à lui.

Alexis Maton, Mikou et Mézi, conte moral, avec plusieurs pièces fugitives
en vers, La Haye ; Paris : Durand ; Lille : Lemmens, 1765.
PRÉFACE

Pour ne point multiplier des notes, qui coupent toujours le fil d’un ouvrage, on avertit
le lecteur, au sujet de Mikou et Mézi, que tout ce qui choquera nos usages, et quelques fois la
vraisemblance, est historique quant au fond. Voyez La Louberre, Gervaise, Les Pères le
Blanc et Tachart, l’Abbé de Choisi, et l’Histoire Moderne.
[p. vj] On le prévient aussi, que l’auteur s’est moins attaché à faire un roman, qu’à
donner un précis de la religion, des mœurs, et du gouvernement de Siam.
Serait-on si mal de prendre de temps en temps des sujets de contes, dans les annales
de certains peuples, dont il suffirait d’avoir une idée ? Ce serait quelque fois suppléer à
l’Histoire : peu d’ouvrages d’agrément portent ce caractère d’utilité.
Si ce mélange de vérité et de fictions, de morale et de gaieté, était du goût de nos
dames, qui, pour notre bonheur, ne sont que rarement politiques ou philosophes ; on se
promettrait de les [p. vij] faire voyager à peu de frais, et en beau chemin, chez des nations
presque ignorées, d’autant plus singulières et barbares à la vérité, que leur sexe y est sans
empire, parce que sans doute, il n’a point leurs charmes.
Peut-être, manque-t-il pour le succès de Mikou et Mézi, le crayon de Gravelot et le
burin de Le Mire ? Commençons par mettre des figures dans nos ouvrages ; nous en mettrons
ensuite au frontispice.

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Nicolas Bricaire de La Dixm erie, Contes philosophiques et moraux ,
Londres/ Paris, Duchesne, 1765.

À Madame la marquise de Polignac

Dans plus d’un tableau fantastique


Un sage d’autrefois peignit la vérité.
Je ne suis point sage, et j’eusse en vain tenté
Sa mission philosophique.
J’aspire à moins, car j’ai moins mérité.
J’eus moins encore l’ambition cynique
De flétrir, pour son bien, la triste Humanité.
J’admire, sans l’aimer, une vertu stoïque :
J’admire, et j’aime une tendre équité,
Qui, des humains appréciant l’espèce,
Ne les fuit point, distingue avec justesse
Des grands forfaits les comiques travers,
Et l’homme vain d’avec l’homme pervers.
J’ai vu mon siècle, et j’ai dit, à sa gloire :
Non, les écarts de mes contemporains,
Leurs futiles débats, leurs frivoles desseins,
N’iront jamais grossir la liste noire
Des attentats dont les premiers humains
Ont parsemé leur ténébreuse histoire.
Le Français rit ; il faut rire avec lui.
Son enjouement, que rien ne peut distraire,
Partout le suit, partout l’instruit à plaire :
Dans les hasards il ne craint que l’ennui.
Dans ses travaux sa gaieté brille encore.
En badinant il mesure les Cieux,
Et porte, enfin, du couchant à l’aurore
Le même esprit qui l’anime en ces lieux.
Pourquoi tonner quand l’éclair peut suffire ?
Et pourquoi, d’un bras destructeur,
Déraciner l’arbre prêt à produire ?
Ah ! Plutôt renonçons au triste emploi d’instruire
S’il faut prendre toujours l’âpre ton du censeur.
Dans ces jardins où Flore aime à paraître,
Que Vertumne planta, que Pomone enrichit,
Ce que le Zéphire a fait naître
Par l’Aquilon serait détruit !
Telle est du cœur humain la naïve peinture.
Sachons lui plaire, il nous croira ;
Mais d’une morale trop dure
Le triste poids l’accablera.
L’hémisphère obscurci met en deuil la Nature.
O vous, qui de tous vos instants
Savez faire un emploi si sage ;
Vous, qui des arts et des talents
Connaissez le prix et l’usage ;
Vous enfin… mais déjà vos regards éloquents
477
M’interdisent le droit d’en dire davantage.
Qu’ils accueillent, du moins, ce fruit de mon hommage,
Ce tissu varié de portraits, d’incidents,
De fictions, de sentiments,
Recueil informe et bizarre assemblage,
Où figurent en même temps
Et la faiblesse, et le courage,
Les vices, les vertus, les travers séduisants ;
Contrastes, hélas ! si frappants,
Et de l’humanité trop ressemblante image !
Si quelquefois vous y jetez les yeux,
Si quelque jour j’obtiens votre suffrage,
L’auteur le plus avantageux
N’aura jamais tant chéri son ouvrage.

De La Dixmerie.

PRÉFACE (p. 7-20)

Le titre de ce recueil exige un avertissement plutôt que le recueil même. Ce titre est
fastueux ; il promet beaucoup : mais ceux qui savent à quoi se réduit de nos jours le grand
mot de philosophie, s’attendront à moins, et pourront n’être pas trompés. Ils n’ignorent point
que ce mot est devenu comme le passeport banal de tous les ouvrages de ce temps. Essais,
Pensées, Réflexions, Amusements, Bagatelles, etc. tout est philosophie, ou promet de l’être.
Pourquoi des contes ne jouiraient-ils pas au moins de ce dernier privilège ? Depuis qu’il paraît
qu’Annette et Lubin sont des moralités, à coup sûr, le moindre de mes personnages peut se
donner pour philosophe.
Qu’on daigne ne point prendre ceci pour une satire, ni l’intitulé de mon recueil pour
une parodie. Le conte charmant d’Annette et Lubin renferme plus d’un excellent trait de
morale ; il ne faut que savoir les saisir. Peut-être aussi trouvera-t-on, dans chacun de mes
essais, quelque analogie avec le titre général que j’ose leur donner. Le géomètre aperçoit des
courbes où d’autres ne voient que des lignes droites. Une fleur n’est qu’une fleur pour le
papillon : c’est un riche patrimoine pour l’abeille.
La plupart des contes qui forment ce recueil, ont, à quelques additions près, paru
dans les Mercures. Je ne les ai même composés que pour les y faire paraître. M. Marmontel
venait de quitter cet ouvrage périodique : il y avait rendu le genre du conte absolument
nécessaire. Quelques morceaux, échappés de mon portefeuille, firent présumer que ce genre
pouvait me convenir. Je fus excité, encouragé, et par l’auteur du Mercure de France, et par
quelques-uns des Gens de Lettres que le Roi a gratifié de pensions sur le produit de ce journal.
Ces suffrages étaient d’un ordre à m’inspirer de la confiance. J’ose dire qu’elle ne fut pas
trompée. Mes premiers essais furent imprimés sans nom d’auteur. On les attribua à celui des
Contes moraux. Des littérateurs consommés, des académiciens parurent s’y méprendre. Je
doute que cette méprise pût flatter M. Marmontel : quant à moi, elle me servit d’aiguillon. Je
connaissais tout le danger d’une pareille entreprise. Il n’en est pas en littérature comme dans
certaines sociétés particulières. Là, tout nouveau venu éclipse, pour l’ordinaire, ceux qui l’ont
précédé. Au contraire, tout écrivain qu’un autre a prévenu dans un genre, n’attire que
difficilement les regards, et plus difficilement les suffrages.
Il s’en faut de beaucoup, néanmoins, que j’aie à me plaindre du public. Je n’entre
dans tous ces détails, que pour me justifier d’avoir suivi cette carrière avec tant d’activité.
Peut-être ai-je assez d’amour-propre pour avoir des vues plus élevées. D’ailleurs, je n’ai
prétendu ni imiter M. Marmontel, ni lutter contre lui. J’ai peu fait de contes dans le genre des
siens ; j’ai même évité de m’en tenir à un seul genre. Si quelque chose doit faire valoir ce
478
recueil, c’est, sans doute, la variété qui y règne. J’ai osé prendre tous les tons, et parcourir
tous les climats. J’ai peint jusqu’aux mœurs et aux amours des sauvages, nouveauté qui a paru
plaire. J’ai consulté les usages de chaque pays où j’ai placé l’intrigue de tel ou tel conte.
Chacun d’eux en est le tableau fidèle. C’est peut-être le seul moyen de donner à ces sortes de
productions une consistance qu’elles ne peuvent tenir de leur propre nature. C’est, en même
temps, soumettre ses acteurs à l’observation du costume.
À propos d’acteurs, j’ai plus donné aux descriptions et au récit qu’au dialogue, parce
que je voulais faire un conte plutôt qu’une pièce. Il s’en faut de beaucoup que je blâme
l’usage contraire ; mais j’ignore si l’on doit blâmer l’usage que j’adopte.
On trouvera dans ce recueil plusieurs contes épisodiques ; genre moins commun
parmi nous que celui des contes purement d’intrigue. Je le crois en même temps plus difficile.
Chaque épisode ou chaque chapitre forme une intrigue particulière qui se lie au dessein
général du conte, et doit se rapporter à l’axiome qui le termine. C’est ce que je crois avoir
observé dans La Corne d’Amalthée, L’Anneau de Gygès, L’Oracle journalier, etc. Ce genre
proscrit les longs détails : il ne peut même guères intéresser que l’esprit, et dès-lors il en exige
davantage ; il veut un style plus saillant, plus épigrammatique ; il requiert plus de précision,
d’agrément et de philosophie, qu’un sujet où le cœur entre de lui-même, où l’intérêt conduit
l’illusion, et tient souvent lieu de tout mérite.
Il s’est glissé, dans cette édition, deux morceaux que je ne prétendais point y faire
entrer. L’un a pour titre, Le Huron réformateur ; l’autre est un dialogue entre Alcinoüs et un
Financier. Obligé de m’absenter pour un mois, j’avais chargé un de mes amis de veiller aux
arrangements typographiques de ce recueil. Il s’en acquitta avec zèle. Mais voyant qu’à la fin
du premier volume, il restait un vide de quelques pages, il le remplit avec ce dialogue déjà
connu, et que je ne prétendais réimprimer qu’avec d’autres dont quelques-uns ont également
paru dans les Mercures, et dont le plus grand nombre n’a pas encore vu le jour.
À l’égard du Huron, c’est une plaisanterie de société que je ne voulais point rendre
publique. Elle fut aussi imprimée durant mon absence. J’ose croire, cependant, qu’on ne
regardera point comme une satire amère. Elle ne peut être envisagée, tout au plus, que comme
une sorte d’allégorie assez juste. Mais on sait que, chez les Anciens, tout arbre frappé de la
foudre, était devenu sacré : on ne pouvait plus y appliquer aucun instrument destructeur. Au
reste, j’ai voulu rire plutôt que détruire : ce qui, au fond, ne serait pas facile. Jamais le Sphinx
ne fut plus captieux dans ses énigmes que certain auteur moderne dans ses paradoxes. Il sait
leur donner une forme qui en impose à la plus saine logique. Lui-même a l’art de paraître
alors bon logicien. Il attaque avec force ; il esquive avec adresse ; il paye d’esprit au défaut de
raisons. D’une conséquence vraie, et qu’il met dans son plus beau jour, il passe à une foule de
conséquences toutes fausses, mais qu’il sait habiller des mêmes couleurs que la première. Au
moyen de cette enveloppe, elles passent à sa suite ; on les croit de la même nature, de la même
valeur. Souvent aussi un vigoureux sarcasme étourdit le lecteur, et tire d’embarras l’écrivain.
C’est Annibal qui, arrêté dans sa marche par les rochers des Alpes, emploie le vinaigre pour
les dissoudre.
Après tout, il doit être permis de mettre en action ce qu’un autre n’a pas craint
d’ériger en préceptes. Certain philosophe grec niait le mouvement : un autre, pour lui
répondre, se contenta de marcher en sa présence. Peut-être que Platon croyait avoir fait de
l’homme une définition excellente, jusqu’à ce que Diogène lui eut apporté un coq sans
plumes.
Je reviens à cette édition. Il existe sans doute quelque inégalité entre les morceaux
qui la composent. De plus grands hommes que moi ne sont pas toujours semblables à eux-
mêmes. Pourquoi tout imprimer ? dira quelque frondeur. C’est, répondrai-je, qu’aucun des
morceaux que je réimprime, n’a pas paru déplaire, et que plusieurs ont paru beaucoup réussir.
C’est par la même raison qu’ayant le plus souvent gardé l’anonyme dans les Mercures, je
place aujourd’hui mon nom à la tête de ce recueil. Un nom, par lui-même, ne doit produire ni
bien ni mal : c’est l’ouvrage seul qu’on doit apprécier ; mais, le plus souvent, c’est au nom
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seul qu’on s’arrête. Quoiqu’il en soit, je ne me montre qu’après être resté longtemps derrière
la toile. Je sais, de plus, que ma présence ne peut gêner la liberté des suffrages. Au reste, j’ai
su borner d’avance mes prétentions. En attacher de trop grandes à des succès dans un genre tel
que celui du conte, ce serait orgueil, petitesse. N’accorder aucun mérite à quiconque obtient
ces mêmes succès, ne serait-ce pas aussi prévention, injustice ? Le même architecte qui bâtit
Versailles, ne crut pas se dégrader en construisant Marli, et même en luttant contre Le Nôtre.
C’étaient d’autres talents qu’il lui fallait déployer ; mais, n’eût-il manifesté que ceux-là, son
nom vivrait encore. Les âmes superbes iront à Versailles s’entretenir dans toute la hauteur de
leurs idées, admirer les prodiges de l’art, et la magnificence qui accompagne ces prodiges. Les
âmes sensibles vont dans les bosquets de Marli, rêver ou converser délicieusement, jouir en
repos des beautés de l’art, mieux rapprochées de celles de la Nature. Dans le premier palais
tout est grand, mais on risque de se trouver soi-même petit. Dans le second, tout est plus à
notre portée, notre existence nous est plus sensible. On se perd dans l’un, on se retrouve dans
l’autre.

Louis Charpentier, Nouveaux contes moraux ou historiettes galantes et


morales par M. C*** , Amsterdam ; Paris : Delalain ; Dijon : Coignard de
la Pinelle, 1767.

À ma femme

Les dédicaces sont décriées, ma chère marie ; l’amour entre époux ne l’est pas
moins : cependant je fais une épître dédicatoire, je t’aime, et je te l’adresse. N’est-ce pas
fronder les préjugés aimables, et choquer toutes les bienséances ? j’en conviens ; mais je ne
changerai pas de dessein. Quoique je ne sois pas philosophe, je puis avoir mon avis. Je l’ai, je
le publie, en fera qui voudra.
J’ai cherché autour de moi une femme digne de l’hommage que je te rends
aujourd’hui ; j’en ai [p. 4] trouvé qui te surpassaient en beauté, et en esprit ; nulle en
délicatesse de sentiments, en bon sens. Les unes ne jouissent des avantages de la figure, que
pour se livrer à des caprices toujours nouveaux, à des fantaisies ridicules, à des écarts
indécents. Les autres n’occupent leur esprit qu’à imaginer des prétextes, pour s’affranchir de
toute espèce de devoir. Il en est qui sentent que les agréments de leur commerce doivent être
soutenus du mérite des actions. Mais elles ne font le bien que pour elles. Dans leurs mains, les
traits de bienfaisance et d’humanité sont défigurés par de basses prétentions à la publicité.
Pour toi, ma chère amie, tu as de la bonté sans intérêt ; tu sers, quand tu le peux, et sans
regarder le retour comme une chose due. Tu ne te proposes que d’être utile. Tu m’attaches à
toi, non seulement par ces qualités [p. 5] déjà si rares, mais encore par un discernement sûr, et
un sens droit. C’est ainsi que la pente au bien doit être dirigée par une certaine sagacité de
jugements. Point de mérite réel, si l’âme agit sans connaissance et sans règle. On ne se porte à
quelque action louable, que par hasard, ou par respect humain. Ce ne sont que de faibles
rayons qui s’échappent de loin en loin, d’un ciel toujours chargé de nuages.
Tu juges des objets par réflexion et par sentiment. Tes conseils font une lumière
douce et seconde, qui me pénètre. Combien de fois tes décisions m’ont tiré d’erreur ! Je me
rappelle avec transport, une conversation que nous eûmes ensemble il y a quelque temps.
Nous parlions des romans nouveaux. Ils nous annoncent presque tous, te disais-je, une
révolution heureuse dans l’esprit. Autrefois ces ouvrages ne [p. 6] se proposaient
communément de plaire que par un merveilleux, qui n’est pas dans la nature, ou par un
tableau séduisant de passions effrénées, et souvent obscènes. Que d’auteurs ne cherchaient à
fixer l’attention que pour corrompre le cœur ! Les lecteurs sont revenus sur eux-mêmes, et ces
peintures funestes les ont enfin révoltés. Ils ont commencé par n’oser avouer des lectures qui,
480
en échauffant leur imagination, ne laissaient nulle trace d’utilité dans leur esprit. Le dégoût, le
mépris même, ont été la suite naturelle de ce triste vide. Du moins je le pensais ainsi. Les
romanciers de nos jours se sont frayés une route nouvelle ; ils ont cru avec raison, qu’un livre
d’agrément pouvait devenir un ouvrage essentiel. La morale sèche et dépouillée des fleurs de
l’invention, se fait lire avec peine. On lui rend ces or- [p. 7] nements, et un roman est
actuellement aussi utile qu’agréable. Les mœurs les plus sévères le lisent sans danger, et avec
fruit. La jeunesse y puise des principes de décence et de vertu, et des exemples de modération,
d’humanité et de bienfaisance. On tire ses sujets, non des passions fougueuses et
indomptables. Cette source fangeuse ne produit rien que de peu digne du siècle de l’aménité ;
mais dans des penchants doux et honnêtes, dont le jeu simple et naturel inspire l’amour de
l’ordre et de la sagesse, et répand le ridicule, ou l’infamie, sur tout ce qui les blesse. On ne
prend plus ses héros dans ces états, dont l’élévation n’enfante que des incidents de chevalerie.
On les choisit dans une classe d’hommes, dont les sentiments sont moins altérés par les
préjugés de la naissance, et par l’habitude de la [p. 8] mollesse. La scène est presque toujours
à la campagne. Cet heureux séjour fournit des portraits aussi charmants que neufs. Si
l’humble villageois contraste avec son seigneur, c’est pour que celui-ci pratique des vertus, ou
soit ramené au devoir.
Je sais que quelques écrivains ont égayé leur plume à des compositions de ce genre,
où la critique et la raillerie attaquent des objets qui méritent des ménagements, et où les
peintures ne sont pas toujours exemptes de licence. Mais on excuse ces saillies de
l’imagination en faveur du talent et du caractère des auteurs de ces premiers ouvrages ; quant
à ceux des secondes, on ne peut que les plaindre, et féliciter la société du peu de succès de
leurs livres. Le froid accueil qu’on leur a fait, prouve à la fois que l’incapacité est souvent un
contrepoison sûr, et que le genre licencieux n’a [p. 9] plus droit de plaire au public.
Nous applaudissions à un changement si désiré. Nous le voyions avec une véritable
joie, nous n’en avions que plus de curiosité d’en découvrir les causes. Je crus entrevoir la
principale dans les lumières du siècle, dans cet esprit philosophique, qui gagne de proche en
proche, et se répand dans tous les ordres de l’État. Car que ne lui attribue-t-on pas ? Cette
boussole, te disais-je, en montrant le ridicule d’anciens préjugés, a fait revivre le goût de la
retenue et de l’honnêteté. Dans le commencement, les romanciers ont traité de l’amour
désintéressé et aventureux, pour ainsi parler, et cela devait être. Quand les facultés de l’âme se
développent, le merveilleux nous transporte. Nous nous abandonnons tout entiers à ses
charmes. Ont-elles jeté l’éclat dont elles étaient capables ? l’abus est à la suite de l’usa- [p.
10] ge. Ce qui nous affectait, ne nous touche plus. Il faut donc changer de matière à mesure
que les affections s’affaiblissent. On cherche d’autres ressorts pour dissiper l’indolence. On
flatte les sens, on allume les passions et les désirs. En un mot, on empoissonne le cœur pour
attacher l’esprit. Voilà, j’imagine, tendre épouse, continuai-je, la seconde époque des romans,
et la raison des obscénités qu’on y a fermées.
Le besoin de plaire avait fait naitre celui de séduire. Le premier en changeant de
moyen, éteignit le second. Cette progression était encore dans la nature. On révolta par
l’endroit même qui avait amusé. L’esprit s’éclaira en allant de raffinements en raffinements.
On ne tarda pas à rougir de s’être diverti de situations que la décence couvre du voile du
mystère. Les auteurs se virent menacés de perdre la considéra- [p. 11] tion et l’estime
publiques, s’ils continuaient à lever ce voile. Les romans licencieux, mis dans la balance de
l’esprit philosophique généralement répandu, en avaient été condamnés, comme ils l’étaient
de tout temps par les bonnes mœurs. Celles-ci, soutenues par cette lumière universelle,
avaient ramené la modestie et la décence. Le mérite littéraire ne pouvait plus consister qu’à
les faire briller du plus grand éclat. L’esprit a donc corrigé les abus de l’esprit ; et, en
législateur sévère, il s’est prescrit pour plaire, des lois qu’il avait dédaignées dans la même
vue. Telle est, je crois, mon aimable amie, la source d’une époque des romans, dont il nous est
si doux d’être témoins.

481
Tu restas un instant sans me répondre. Je lus dans ton silence et dans tes yeux, que
mes raisonnements ne t’avaient pas convaincue. Je te pressai donc de m’avouer [p. 12]
ingénument ce que tu pensais ; et voici à peu près ce que tu me dis alors. Je ne sais, mon ami,
si tu viens de tracer l’histoire vraie des procédés de l’esprit dans les différentes époques des
romans. Mais je conviendrai avec franchise, qu’elle m’a fait naître des réflexions qui semblent
les combattre. Les personnes de mon sexe sentent avant de réfléchir, et je ne pense pas qu’il
en soit autrement du vôtre. Le premier guide des êtres sensibles est le sentiment. Pourquoi ne
lui pas attribuer ce dont tu fais honneur à l’esprit ? Je me trompe peut-être ; mais je regarde
cet esprit tant vanté, comme le calculateur de nos sensations. Je craindrais même que dans
cette opération, il ne les altérât souvent. S’il donne quelque ordre à nos idées, nous n’avons
pas lieu de nous en louer quand il s’écarte de celui des impressions. Ne pourrait-on pas en [p.
13] inférer que l’esprit n’est qu’un agent subalterne, qui ne fait que mettre en œuvre les
matériaux que le sentiment lui fournit. En appliquant cette idée aux romans dont nous parlons,
on dirait que les premiers ne contenaient que des incidents honnêtes, parce que le cœur était
pur, ou devait le paraître ; que les aventures des seconds ont été grossières, parce que l’esprit
avide de gloire avait étouffé le caractère primitif de l’honnêteté qui est en nous, pour parvenir
plus facilement à ses fins ; qu’enfin les romans de notre temps, ne respirent que la vertu et les
mœurs, parce que la raison et le sentiment intérieur ont secoué le joug d’une imagination
déréglée, et repris leurs droits sur notre âme.
Cette explication, mon ami, me paraît plus simple. Quand on aime le bien, soit qu’on
agisse, soit qu’on écrive, on se conduit [p. 14] par ce motif. L’amour de la vertu ne suffit-il
pas pour nous y porter ? est-il besoin de chercher dans l’esprit un mobile étranger, et
impuissant ? Il y a mille exemples de gens d’esprit, dont la conduite n’a pas été sans reproche.
À peine citerait-on un homme qui ait suivi la voix de la conscience, et ne se soit pas rendu
digne de notre estime ? Il est donc évident que le sentiment est un maître plus sûr que l’esprit.
Quand celui-ci a gouverné une nation, ses productions ont été dévorées. Ce peuple a
donné dans tous les excès… Qui l’a tiré du précipice ? est-ce l’esprit philosophique ? est-il
raisonnable de croire qu’il se plaise à renverser son propre ouvrage ? non, non, sans doute.
J’aime mieux penser que le remord qui accompagne le désordre, la honte et l’infamie qui y
sont attachées, la force de la raison, et le cri victorieux des [p. 15] lois, ont réprimé une
licence qui porte en elle-même un germe destructeur. Telles sont, à mon sens, les véritables
raisons de la révolution que nous remarquons dans le genre romanesque. J’ignore, cher époux,
ce que vous appelez, toi et tes amis, esprit philosophique. Mais j’aime à être aujourd’hui à son
égard, d’un sentiment contraire au tien. Je t’ai vu quelquefois refuser de croire à tous les
prodiges qu’on lui attribuait. J’ai le plaisir de t’imiter. Je suis persuadée que le sentiment, ce
premier mobile de nos actions et de nos pensées, doit avoir l’influence la plus directe et la
plus absolue sur nos mœurs. Si je me trompe, fais-moi voir mon erreur ; c’est à toi d’éclairer
un cœur qui ne respire que pour t’aimer.
Je ne te dissimulai point, vertueuse épouse, le plaisir que je ressentis de te rendre les
armes. Tu [p. 16] fais sans cesse si bien parler le sentiment, que je le crois capable de tout.
C’est d’après tes principes, que j’ai entrepris l’ouvrage que je donne au public, sous tes
auspices. Si je n’ai pas réussi à peindre tout ce que les vertus sociales m’inspirent, j’espère
que l’on aura quelque indulgence pour ma plume, en faveur du vif désir que j’ai être utile.

482
Louis-Sébastien Mercier, La Sympathie, histoire morale , Amsterdam,
Zacharie, 1767.

Virtus virtuti placet1.

Sen.

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À MADEMOISELLE B***

Mademoiselle,

J’ai l’honneur de vous offrir ce petit ouvrage qui a eu le bonheur de vous plaire. Il
[p. 6] peint quelques traits de vertus, et je me suis plu à les tracer. Loin de nous ces tristes
systèmes qui dégradent la nature humaine, qui appellent hypocrisie ce sentiment généreux qui
nous porte vers nos semblables, l’amitié une tromperie, l’amour de l’ordre un mensonge. J’ai
vu fréquemment, et surtout près de vous, que la bienfaisance et la générosité sont des
sentiments naturels qui existent dans toute leur pureté, [p. 7] que l’amitié, la compassion, la
reconnaissance, la franchise ne sont pas des chimères, comme ces subtilités philosophiques,
qui, à force d’analyser les vertus dans leur creuset, les réduisent toutes en fumée. Je sais que
la satire de la nature humaine est beaucoup plus piquante que son éloge ; mais est-elle vraie ?
Quel cœur monstrueux n’a jamais senti cette SYMPATHIE tendre qui le lie aux autres êtres ;
qui n’a [p. 8] pas connu la douceur de faire le bien ? Quoi ! la bonté serait étrangère à
l’homme. Insidieux, moraliste, tu lui fais un injuste ouvrage ; tu as tout vu dans l’amour-
propre et rien dans cette impression vive du sentiment qui l’entraine et le maîtrise. Je te
plains, et quand tu pourrais avoir raison, je ne veux point voir par tes yeux. Il faut être bien
malheureux, ou bien dépravé pour juger de l’espèce entière sur quelques [p. 9] méchants qui
en sont l’opprobre.
Telles sont mes pensée, Mademoiselle, que je m’applaudis de voir conformes aux
vôtres. Si je voulais combattre d’impitoyables raisonneurs, les exemples de vertus ne me
manqueraient pas ; mais qu’ils calomnient le cœur de l’homme, ils ne trouveront point grâce
devant votre raison juste et éclairée. Puissent mes autres écrits vous être aussi [p. 10]
agréables que celui-ci ; ce sera la preuve la plus certaine qu’ils porteront l’empreinte du
sentiment et de la vertu.

J’ai l’honneur d’être,


Mademoiselle,

Votre très humble et très obéissant serviteur***.

1
La vertu plaît aux vertueux.
483
Louis-Sébastien Mercier, Contes moraux ou les hommes comme il y en a
peu, Paris, Pankouke, 1768.

A Madame M**

Ce que je vous présente est bien au-dessous de ce que vous méritez. Les belles
actions de la vertu n’étonneront pas votre âme puisqu’elle y est accoutumée ; votre cœur
sensible n’apprendra pas à sentir, il s’émeut aisément à la vie de l’infortune ; votre esprit vif
et pénétrant jugera avec rigueur ce que le mien aura produit avec négligence, aussi je ne crois
pas avoir trouvé les moyens de vous plaire en vous offrant ces bagatelles ; mais si vous les
regardez comme une preuve de mon estime, vous aurez surement deviné mon but.

PRÉFACE

J’étais à la campagne occupé d’idées profondes et sérieuse que tout me portait à


égayer ; car je le sens fort bien, l’homme n’est pas fait pour réfléchir toujours, je ne sais pas
même si l’habitude de la réflexion est un état naturel ; aussi, quoiqu’embarrassé dans une
suite d’études fatigantes et qui me plaisent, j’ai toujours pensé qu’une belle action faisait plus
d’honneur au genre humain que la solution du problème compliqué, qu’une seule larme que
fait couler le sentiment, est plus délicieuse que le plaisir que peut produire une démonstration
métaphysique, et que les mouvements enchanteurs d’un cœur tendre, sont bien au-dessus des
distractions pénibles d’une science orgueilleuse. C’est pourquoi, tout en jouant avec les
mondes sur mon bureau, j’ai trouvé le plus grand des plaisirs à peindre de bons cœurs ; cette
occupation m’a servi de délassement et ce délassement me faisait trouver le bonheur.
Qu’on ne soit donc pas surpris si tous les êtres que j’ai essayé de peindre sont
vertueux, le seul nom de la vertu m’enthousiasme, comme le seul nom du vice me fait rougir ;
d’ailleurs retiré à la campagne depuis quelque temps, j’y suis environné par des personnages
qui pensent comme moi, et qui sont ainsi toujours présents à ma mémoire. Si le peintre prend
ses couleurs sur sa palette, le moraliste ne peut peindre que les hommes qu’il voit, et comme
tous ceux que j’ai eu sous mes yeux sont généreux et sensibles, sages et religieux, éclairés et
modestes, j’ai été obligé de tracer les effets sublimes du désintéressement les charmes de la
sensibilité, les avantage de la vertu, le prix de la religion et les plaisirs de la modestie ; les
hommes m’ont fourni ces caractères intéressants de bonté sans faiblesse, et d’affabilité sans
dissimulation. Les femmes m’ont appris qu’elles pouvaient unir la raison et l’esprit sans les
ternir par trop d’amour-propre, et avoir la politesse sans blesser la vérité. J’ai vu entre elles la
beauté sans prétention, les grâces sans artifices, et le génie sans hauteur ; je l’ai peinte, on doit
m’en savoir gré.
Il était important de faire mon histoire, afin d’indiquer les raison qui m’ont
déterminé, contre l’usage, à n’employer que des sujets également vertueux. Car je savais bien
que l’intérêt en devait être moindre ; mais aussi il me semble que pour les cœurs sensibles le
plaisir en doit être plus vif, l’âme est gênée par les succès vicieux ; d’ailleurs la vertu n’est-
elle pas assez touchante par elle-même pour qu’on la laisse seule conduire l’action ? Il m’eut
coûté de peindre des monstres, et je n’aurais pas voulu éprouver les déchirements de l’unique
et de l’immortel Richardson lorsqu’il ourdissait la trame scélérate de l’abominable Lovelace
avec la même main qui avait su former les traits de l’angélique Clarisse.
Il est cependant vrai que je cours risque d’avoir calomnié la vertu en ne la peignant
pas dans tout son éclat. Malheur à moi, car je l’aime avec transport. Si je vous déplais donc
dans mes tableaux, pardonnez-moi en faveur de mes intentions ; mais si je puis plaire à
quelques-uns, je ne mérite rien de leur part. C’est à la vertu que je dois tout.

484
Jean Fontaine-Malherbe, Fables et contes moraux en vers , Londres ;
Paris : Duchesne, Delalain, Le Jay, 1769.

… Mutato nomine de te fabula narratur1. Horat.

AVERTISSEMENT

Quoique la fable semble être une espèce d’école uniquement consacrée à l’éducation
de l’enfance, cependant la morale qu’on y enseigne peut être rendue propre à instruire tous les
âges. Si la fable de la Cigale et de la Fourmi ne convient qu’à des enfants, celle du statuaire
est une sublime leçon adressée aux hommes. Esope jouant aux osselets avec les enfants
d’Athènes, ne semble-t-il pas nous dire que les hommes et les enfants doivent venir à cette
école, et qu’ils y trouveront également de quoi s’instruire ? Lesquels ont le plus besoin des
leçons de la morale, et des préceptes de la sagesse ? Nos goûts en changeant avec l’âge,
deviennent-ils plus raisonnables ? N’est-ce pas l’ambition, l’amour effréné des richesses, et
tant d’autres passions fatales qui remplacent les jeux innocents de l’enfance ? S’il est
nécessaire d’élever les uns dans les principes d’une saine morale ; il n’est pas moins
intéressant de corriger les autres, de régler leurs mœurs, d’adoucir leurs passions en les
désabusant de leur objet trompeur, et dans des fictions heureusement inventées, de montrer
toujours la vertu joyeuse dans sa pauvreté, le vice mécontent de ses richesses.
Je pense qu’un genre d’apologue qui se consacrerait uniquement à cet objet, serait un
genre de poésie intéressant et utile. La morale mise en action fait sur l’âme une impression
bien plus profonde que la morale simplement mise en préceptes. Telle est la nature de
l’homme, qu’il faut le tromper sans cette, et que pour lui faire aimer la vérité, il est nécessaire
de la lui présenter sous l’appât des fictions. Cette idée me donna celle de traiter ce petit
nombre de contes moraux, que l’on pourrait peut-être aussi intituler apologues héroïques. S’il
arrivait que je fusse assez heureux pour ne pas déplaire à mes lecteurs, et que dans la suite on
adoptât mon idée, je n’aurais pas pour cela l’orgueil de croire que j’eusse introduit un
nouveau genre, mais je goûterais le plaisir dont jouit un honnête homme, qui a le bonheur
d’être utile aux autres.

1
« En changeant le nom, ce sera ton histoire. »
485
Brunet de Baines, Le Passetems, ou recueil de contes intéressants, moraux,
et récréatifs , Londres ; Paris : L. Cellot, 1769.

PREFACE (p. 9-29)

Le titre que je donne à ce recueil annonce assez le peu de prétention que j’y mets. Il
renferme quinze contes, dont onze ont déjà paru dans le Mercure : les uns ont été donnés sous
mon nom, j’ai gardé l’anonyme sur les autres. C’est toujours une satisfaction pour le lecteur
de savoir qui il doit remercier du plaisir qu’on lui a procuré, ou blâmer de l’ennui qu’on lui a
causé. J’ose croire que l’on n’imputera point à ma seule vanité le soin que j’ai pris de
rassembler dans les mêmes volumes tout ce qui m’appartient. J’ai bien senti que c’eût été
blesser la conscience que de faire acheter deux fois aux mêmes personnages ce qu’elles
regrettent peut-être d’avoir payé une ; aussi est-ce uniquement pour me mettre à l’abri du
reproche, que j’ai joint quatre nouveaux contes aux anciens. Il pourra bien arriver, et je n’en
serai point surpris, qu’on me réponde d’une voix unanime, que l’on m’aurait dispensé très
volontiers de ce supplément. Cela posé, il me restera toujours le mérite d’avoir été de bonne
foi. Les honnêtes gens, au moins, me loueront par cet endroit ; la probité doit corriger à leurs
yeux le défaut du talent ; et ce dédommagement suffira pour m’en consoler, n’ayant point
d’autre ambition que de passer pour honnête homme. Je préviens, d’ailleurs, que dans le
nombre de mes premières productions il s’en trouve quelques-unes, où les bornes du Mercure
ont obligé de faire des retranchements dont elles ont souffert. J’ai remédié ici aux fréquentes
répétitions de mots, au vide d’action et à la sécheresse qui ont résulté de ces abréviations
auxquelles je n’ai eu aucune part, et qui cependant n’ont été imputées qu’à ma négligence. Un
auteur seul est fait pour corriger ses ouvrages. Ce qu’une main étrangère y ajoute ou en
retranche, n’y cause souvent que des disparates de style plus insupportables même que les
fautes originales qu’on y aurait laissées. Notre langue est si pauvre en synonymes et si sujette
aux équivoques, qu’elle exige un soin infini pour se rendre intelligible, et éluder la proximité
des mêmes termes toujours prêts à revenir. J’aimerais mieux toutes les circonlocutions du
monde que ces retours fastidieux d’une expression qui semble ne point vouloir quitter prise.
Plusieurs de mes dénouements avaient été élagués mal à-propos ; je les ai rétablis dans leur
embonpoint naturel. Une fin trop précipitée ne sent point sa chaleur ; elle annonce plutôt un
auteur harassé qui ne cherche qu’à se reposer, et qui ne s’embarrasse guère de conclure bien
ou mal, pourvu qu’il achève sa tâche.
J’ai écrit aussi presque entièrement le conte auquel on avait donné le titre de
L’Avarice punie, et à qui je rends celui de l’Avare et le Prodigue, suivant le premier plan que
j’en avais fait. Je conviens que l’ayant travaillé avec trop de célérité, et corrigé avec une
vitesse impardonnable à tout écrivain, je l’avais envoyé au Mercure dans un état très informe ;
mais j’aurais été moins fâché qu’on n’en eût fait aucun usage, que de le voir paraître sous l’air
d’un avorton. Je fus surtout étrangement surpris de ce début par lequel on m’y faisait entrer en
matière : un riche financier que nous appellerons Chrysante. Me serait-il jamais venu dans
l’idée de donner un nom grec à un financier ? Mon dessein a toujours été de nuancer dans ce
conte les deux caractères opposés qui en sont la base. J’ai voulu, d’un côté, démontrer
combien une économie déplacée nuit souvent à nos propres intérêts, et de l’autre faire
connaître les ressources qu’un homme aimable peut trouver dans ses qualités personnelles
contre le revers de la fortune. Lisez-moi dans le Mercure, vous ne trouverez rien qui annonce
cette intention ; nul objet dans la marche, nulle gradation dans l’intérêt, nul trait moral. Voilà
comme on a escamoté les défauts de mon ouvrage. J’ai accusé mes fautes, je puis dire celles
des autres. On m’objectera peut-être, en relisant ce même conte, que j’y soutiens avec trop de
partialité la cause de l’opéra d’Ernelinde, repris sous le titre de Sandomir. Je déclare que je ne
suis point le Don Quichotte de l’ariette, ni de la musique italienne ; tant s’en faut. Je n’ai saisi
que l’occasion de me récrier sur les entraves que l’on met aujourd’hui au génie de nos
486
compositeurs. Donnez de la musique dans le nouveau genre, vous déchaînez contre vous tous
les Lullistes ; suivez l’ancienne méthode, votre air gothique fait pitié. Il semble qu’il ne soit
plus permis aux musiciens de réussir qu’à la Comédie italienne. Il ne faut donc pas s’étonner
si les talents abondent à ce spectacle, et s’ils désertent l’Opéra. On va toujours de préférence
où l’on est sûr d’être bien venu. Je ne dis rien de plus sur cette matière, ne voulant indisposer
ni scandaliser aucun de mes lecteurs, et je reviens à ce qui me regarde.
Je crois devoir particulièrement me justifier sur la seconde partie du conte intitulé :
l’Amitié trahie. Les mutilations qu’on y a faites dans le journal que j’ai déjà cité, m’ont attiré
des critiques de toutes parts. Une personne aussi respectable par ses vertus et ses lumières que
par l’éclat de sa naissance et de ses dignités, n’a point dédaigné de me faire dire qu’elle ne
pouvait reconnaître dans cette seconde partie la même main qui avait écrit la première.
J’avoue que, m’étant attaché à mettre dans cette aventure intéressante tout l’art dont elle était
susceptible, je ne me suis pas vu sans émotion défiguré aussi impitoyablement. Il serait trop
long d’analyser le tort que l’on m’a fait pour trop chercher à me resserrer. Il me suffit d’avoir
remédié au mal, en remettant les choses dans leur premier état. D’après cela on pourra me
juger, en comparant ce que l’on a lu avec ce qu’on lira dans cette édition. Je sais bien que l’on
ne m’a tronqué que pour me sauver le défaut d’être prolixe ; mais malgré tout le respect que je
porte au gout du public, je ne crois point aveuglément aux longueurs contre lesquelles il crie
sans cesse. Je mets une grande différence entre la précision et la sécheresse. Cette brièveté, si
recommandée de tous les temps, ne consiste pas dans le nombre de pages qu’un ouvrage
contient, mais dans la manière de rendre ses pensées. Être fécond ou diffus n’est pas la même
chose. Quand on ne sort point de son sujet ; quand on ne dit rien qui n’y soit analogue ; quand
les épisodes varient l’action sans la refroidir ; quand on n’étend ses idées que pour asseoir la
vraisemblance, on est dans la règle. Les beautés de détails sont la broderie d’un canevas. Sans
ces ornements nécessaires, un ouvrage quelconque n’est qu’un squelette. S’il fallait en croire
tous nos docteurs en abrégé, nos bibliothèques modernes ne seraient plus que des cabinets
d’anatomie littéraire. Je ne suis point de leur avis. L’Avare et le Prodigue et la Coquette qui
ne l’est point, sont des sujets très simples que j’ai fort étendus. Pourquoi voudrait-on m’en
faire un crime ? La simplicité du sujet de Bérénice n’a-t-elle pas fait honneur au mérite de son
auteur ? Nos modernes en auraient fait tout au plus une tragédie en un acte. Cependant la
pièce en contient cinq, et elle n’ennuie point. Il est des détails de la vie humaine qui
intéressent quelquefois autant que des incidents multipliés. Feu M. de Marivaux, avec le sujet
d’une seule scène, faisait une pièce en trois actes, qui n’amusait pas moins que les comédies
les plus chargées d’intrigue.
Le ton sérieux et larmoyant qui règne dans tous les ouvrages modernes, et le goût
moral qui singularise tous les esprits, ne m’ont point empêché de hasarder quelques contes
comiques. En parcourant les sociétés, je me suis aperçu que la gaieté de nos bons aïeux
respirait encore chez quelques humains, et j’ai voulu écrire pour tout le monde. Un recueil de
contes doit ressembler à une table bien servie ; il faut que chacun trouve de quoi flatter son
appétit. Le siècle de Louis XIV fut-il moins brillant que le nôtre ? A-t-il produit moins de
génies sublimes en tous genres ? Cependant on y riait et on y faisait rire ? La philosophie
moderne nous a bien corrigés de cette frénésie. Aujourd’hui on ne veut qu’être prêché. En
vaut-on mieux ? Je ne dis ni oui ni non, par honnêteté. Il y a plus à gagner à être poli qu’à dire
vrai.
J’ai eu la témérité de maltraiter un peu les philosophes dans ma Nouvelle espagnole,
qui a pour titre : La Belle-Mère. Je l’avoue à ma honte ; j’ai l’esprit trop matériel pour goûter
leurs sophismes ; on ne se fait point soi-même, et malheureusement le Ciel ne m’a donné
qu’une âme brute, enveloppée de tous les préjugés du patriotisme. Il m’arrive quelquefois de
faire des réflexions, mais de ces réflexions grossières qui ne partiraient jamais d’une tête bien
organisée. Je ne juge des choses que par leurs effets. En considérant cette grêle d’ouvrages
moraux qui nous inonde journellement, je me dis sottement à moi-même : quel fruit a-t-on
recueilli jusqu’ici de tous ces livres si vantés, sinon que quelques caillettes allaitent leurs
487
enfants, et que d’autres ne les font plus emmailloter ? Voilà un gain bien essentiel pour
l’humanité ! Autre absurdité de ma part. Je n’affiche point le déisme, ni ne prêche la tolérance
en faveur de toutes les religions : je dis, au contraire, qu’il serait à souhaiter que tous les
hommes n’en eussent qu’une, et qu’ils y crussent davantage. Qu’ils y crussent ! Quelle
puérilité ! hélas ! Oui, je le pense comme je le dis. J’ai lu l’histoire de toutes les hérésies ; j’ai
vu que, dans toutes les divisions qu’elles ont excitées, aucun parti ne fut plus modéré que
l’autre, et je me suis toujours écrié avec ma stupidité ordinaire : malheur à ceux qui
disputent ! Heureux ceux qui vivent en paix dans l’union d’une même croyance ! L’homme
est né faible et dépendant des passions. La cupidité qui le domine a besoin d’un frein puissant.
La religion le force à bien faire ; la philosophie ne l’y engage que mollement. Il faut intéresser
sa générosité pour qu’elle éclate. Savants à la mode, le riche vous lit et resserre les cordons de
sa bourse. Vous ne lui dites point qu’il doit semer dans cette vie pour recueillir dans une
autre ; vous écartez de son âme toute crainte au-delà de la mort ; il vous croit et ne prodigue
qu’à ses plaisirs. S’il arrive que l’on soit libéral ce n’est que par faste, et non par sentiment.
C’est dans ce siècle-ci qu’est né le mot de bienséance ; ne pourrait-on pas dire qu’il a tout
l’air d’un enfant posthume ? Les gens de lettes voudraient être considérés dans l’Etat, et la
plupart font tout ce qu’ils peuvent pour se rendre méprisables. Leurs basses querelles, leurs
puériles jalousies, leurs principes erronés, leurs systèmes vétilleux sont-ils propres à les faire
estimer ? Esprits aussi petits que dangereux, comment veulent-ils en imposer lorsqu’ils
montrent tant d’acharnement à fronder jusqu’aux maximes les plus sages ? Ignorent-ils que la
justice et la religion doivent toujours se tenir par la main, qu’elles sont les colonnes d’un Etat,
et les gardiennes de la foi publique ? que, si le droit de punir les crimes, n’appartient qu’à
l’une, l’autre à seule le pouvoir de réprimer les vices ? Il ne sied qu’aux hommes vertueux de
censurer les abus ; la modération est toujours leur guide, et jamais ils ne s’écartent des bornes
de la prudence. Les écrits d’un déiste ou d’un athée portent partout l’empreinte de ses erreurs,
ils n’inspirent que la licence, au lieu de réformer les mœurs. Les vrais savants qui illustrent le
règne d’Auguste furent remplacés dans le siècle suivant par les sophistes ; Rome alors cessa
d’être la mère des héros, et la nourrice des arts. Les nations qui se présentent les plus éclairées
ne sont pas toujours les plus sages. Assez d’exemples le prouvent, et j’en demeure là.
Je sens qu’une multitude de littérateurs va me traiter d’intrus, et me proscrire de leur
corps, dans lequel j’ai l’air de vouloir m’initier. J’en passerai partout ce qu’il leur plaira ; ils
me permettront seulement de leur dire en confidence que, si j’ai fait des contes, ce n’a été que
faute de pouvoir mieux employer mon temps. Il y aurait, sans doute, de l’adresse à terminer
ma préface par l’éloge de tous ceux qui m’ont frayé la route de ce genre accrédité ; mais outre
qu’ils se passeront très bien de mes compliments, ils pourraient croire que je ne les loue qu’à
charge de revanche ; ils ne seraient peut-être pas d’humeur à me prendre au mot, et je ne sais
gêner personne.
Je ne mets point d’épître dédicatoire à la tête de mon recueil. J’ai assez de délicatesse
pour éviter d’avoir fait un mauvais présent.
Je n’appelle point à la postérité du jugement que l’on va porter de moi ; j’ai la
modestie de croire que je n’irai pas si loin.
Je n’invite point les auteurs dramatiques à mettre mes contes en pièces, ce n’a jamais
été mon intention.
Je ne crie point d’avances contre les journalistes. Ils sont les oracles du public et les
dépositaires de sa confiance. Quand ils nous jugent sévèrement, ils font leur devoir. S’ils me
censurent avec équité, je les remercierai de leurs peines, et ferai mon profit de leurs critiques ;
s’ils me déchirent inhumainement, tout saignant des blessures qu’ils m’auront faites, je leur
rendrai encore de très humbles actions de grâces. Qu’ils me pulvérisent plutôt que de ne point
parler de moi ! Le comble de l’amertume pour un auteur, est le silence qu’il fait garder sur ses
ouvrages.

488
Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, Guliane, conte physique et moral,
traduit de l’anglais et enrichi de notes pour servir à l’intelligence du texte ,
Londres ; Paris : Jean Nourse ; Hardy, 1770.

AVANT-PROPOS

Voilà le manuscrit dont je vous ai parlé mon cher Jean Nourse. Je vous l’abandonne,
faites en votre profit ; je n’en veux qu’un exemplaire sur papier de Hollande, relié en
maroquin et doré sur tranche. – C’est sans doute, Monsieur, une traduction de l’anglais ? –
Non, mon cher Nourse, c’est un conte persan… - un conte persan en forme de lettre ? –
Encore moins : le fonds de cette bagatelle ne me permettait pas d’employer la forme
épistolaire. – En ce cas, Monsieur, gardez votre manuscrit : je n’ai pas dessein de me ruiner :
ni lettres, ni traduction de l’anglais, et vous voulez faire imprimer un roman ? – Mais vous
extravaguez, Monsieur Jean Nourse, je ne sais pas un mot d’anglais, et vous voulez que je
traduise ? – Eh ! d’où sortez-vous Monsieur, si vous croyez qu’il faut savoir l’anglais pour
faire des ouvrages traduits de l’anglais ? Comment pouvez-vous ignorer qu’il ne sort de
Londres rien que de parfait. - Je le veux : eh bien ? – Eh bien ! d’après cette vérité on a pris
adroitement le parti de supposer que toutes les nouveautés qui paraissent aujourd’hui étaient
originaires de la Grande-Bretagne. Et tel ouvrage, très français assurément, s’est soutenu
longtemps avec un succès prodigieux, qui aurait à peine obtenu les honneurs de la huitaine si
on ne l’avait naturalisé anglais : d’ailleurs la mince opinion qu’on a des talents de nos auteurs,
et la persuasion où l’on est que l’on ne traduirait pas un ouvrage s’il n’en valait la peine,
assurent pour longtemps la fortune des traductions. – Ainsi Monsieur Jean est d’avis que je
puis faire passer mon livre pour être traduit de l’anglais ? – Sans doute, et qui plus est, je veux
qu’il fasse autant d’honneur qu’il me fera de profit. – Venez, que je vous embrasse : vous
avez des expédients merveilleux. Guliane est donc traduite de l’anglais ; cette idée me paraît
folle…- Point si folle, Monsieur : vous prenez une sage résolution, et je vous réponds du
succès de votre brochure, puisque vous lui donnez les livrées de la perfection.
Après avoir rendu compte à mes lecteurs de ce dialogue intéressant avec mon
libraire, il est bien juste de parler un peu de moi et de ce roman : il est traduit de l’anglais, et
c’est là son moindre mérite ; on doit savoir bien plus de gré à l’auteur d’y avoir réuni, ou peu
s’en faut, les trois unités nécessaires aux ouvrages dramatiques.

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accom li,


Tienne jusqu’à la fin le théâtre rem li.

Presque tous nos auteurs, ou tragiques, ou comiques, ou tragi-comiques, ont usurpé


le domaine des romanciers : beaucoup de phrases, des sentiments à perte de vue ; des
pantomimes qui équivalent au récit que fait le romancier des actions et des affections de ses
personnages : voilà quels sont aujourd’hui nos drames, c’est-à-dire (qu’on me permette
l’expression) que ce sont des romans gesticulés. J’ai cru, qu’à mon tour, il m’était permis de
faire, par voie de représailles, quelques excursions sur le territoire de la moderne Thalie :
ainsi, comme les pièces d’aujourd’hui sont des drames romanesques, mon ouvrage par forme
d’échange, sera un roman dramatique : les autres arrivent au dénouement sans presque
changer de place : celui-ci marche par des faits : on y trouvera du mouvement, de l’intrigue,
des événements rares et surprenants : enfin, comme traducteur, il m’est permis d’en dire du
bien, et dans le fait je n’ai jamais rien lu qui m’ait amusé autant que l’original : c’est là ce qui
m’a donné envie de le traduire, et si, comme je ne puis raisonnablement en douter, la
traduction que j’en donne plaît à mes lecteurs autant qu’à moi, ils pourront juger par-là du
plaisir qu’ils auraient à lire ce roman dans sa langue maternelle.
489
Je ne laisserai point ignorer que j’en fait la lecture dans beaucoup de sociétés, à
nombre de jolies femmes et d’hommes aimables qui m’en ont dit des biens infinis : ils font
tous impression de sincérité, et je ne puis soupçonner qu’ils eussent dessein de me flatter : j’ai
encore imité en cela les auteurs dramatiques : ils n’ont plus, comme Molière et Corneille,
l’extravagance de travailler pour le théâtre, ils n’écrivent que pour les cercles, et quelques
fois, par une grâce spéciale, pour les théâtres particuliers. Je ne crois pas qu’il y ait au monde
rien de mieux imaginé que ces lectures de société : tout le monde s’empresse pour y être
admis : on se fait nommer longtemps à l’avance ; mais ce titre n’est pas encore suffisant pour
être du nombre des élus : il faut être agréé par l’auteur : la liste lui est présentée et souverain
despotique de sa coterie, il admet ceux des aspirants dont les suffrages lui sont acquis, ou bien
il exclut à son gré ceux dont la critique lui paraît à redouter, ou plutôt qui, par leur ignorance,
lui semblent indignes de la faveur qu’ils ont briguée. Le jour, l’heure est fixée ; on
s’assemble ; on l’attend ; il arrive enfin devant ce sénat formé par son choix, non comme
autrefois attendant timidement son arrêt : non disposé à écouter modestement les avis des
gens éclairés et à rectifier en conséquence ses erreurs : il se présente en héros certain de la
palme et victorieux avant d’avoir combattu : il demande par un regard affectueux jeté sur
l’assemblée, non de l’indulgence, mais qu’on ne craigne pas de blesser sa modestie en lui
témoignant sans ménagement tout le plaisir qu’il causera ; il commence avec l’assurance du
génie : il fait sortir habilement, par une lecture préparée de longue main, les morceaux
brillants : il s’y arrête avec complaisance et donne le temps d’applaudir : il glisse avec une
adroite rapidité sur les passages qu’il croit admirable et le mauvais paraît bon : il jouit pendant
sa lecture des épanouissements, des larmes, des soupirs étouffés des auditeurs, et surtout des
auditrices : jouissance mille fois plus douce que celle d’un auteur qui travaille pour être lu et
non pour se lire, qui, du fond de son cabinet, ignore les extases qu’il cause, l’admiration qu’il
excite, qui n’a, il est vrai, que des succès mérités parce qu’il n’y entre aucun mélange de
charlatanisme ou d’engouement : mais qui n’a pas l’avantage de recueillir à l’instant et d’une
manière délicieuse les éloges toujours flatteurs, quoique éphémères, de l’aréopage indulgent,
de nos Sapho modernes, qui enfin n’entend pas publier partout ses triomphes, et ne respire pas
d’abord la vapeur d’un encens bien propre à enivrer, quoique passager.
J’ai donc lu trente fois ma traduction, et trente fois elle a été applaudie : ces succès
particuliers se soutiendront sûrement au grand jour de l’impression, et c’est avec cette
certitude que j’entre dans la carrière.

[LAUS DE BOISSY (Louis de)], Mes délassemens ou recueil choisi de


contes moraux et historiques traduits de différentes langues par Melle de
Morville, Paris, 1771.

AVERTISSEMENT

L’accueil que le public a bien voulu faire à quelques contes insérés dans les
Mercures, m’a engagée à traduire ce que les Etrangers ont produit de ce genre léger, dont M.
Marmontel est le créateur. Ses contes traduits en toutes langues, ont fit naître l’envie aux
Allemands, au Anglais, aux Italiens, de l’imiter. Ils ont composé. Leurs productions se sentent
de leurs mœurs, de leur génie. Le goût national que j’ai conservé, autant qu’il m’a été
possible, caractérise chacune de ces Nations, les fait connaître ; et peut-être, à l’égard des
Allemands, fera disparaître un préjugé qui eût dû ne jamais exister.
Cette collection renfermera très peu de contes originaux. Mon but étant de donner
une idée dans ce genre. Les anecdotes historiques sont presque toutes traduites de l’Allemand,

490
parce que cette nation cherche plus à s’instruire qu’à s’amuser ; et que ses amusements même
se ressentent de la solidité de son caractère.
L’Égoïsme dévoilé et justifié est un conte de fantaisie, fait pour une seule personne,
et est en partie cause de la publicité de tout l’ouvrage. Le Congrès de Cythère est une
traduction libre de l’italien.
Cet ouvrage aura six volumes, qui paraîtront de trois mois en trois mois. S’il plaît au
public, je pourrai lui offrir successivement, dans une forme aussi variée et plus historique
encore, une suite de productions allemandes, anglaises, et italiennes. Chaque volume sera
terminé par une traduction des productions du célèbre et inimitable M. Gessner. La Nuit,
Poème, inséré dans le Mercure d’Octobre 1770, commencera à m’acquitter de ce que j’ai
promis aux littérateurs qui m’ont donné l’idée de cet ouvrage.

Le Père Philippe Barbe, Fables et contes philosophiques , Paris, Delalain,


1771.

À Monsieur de Bourbon, Comte de Buffet et de Chalus, Baron de Saint-Martin-du-


Puys, et de Puys-Agut ; Maréchal des Camps et Armées du Roi, etc.

FABLE

LE LIERRE ET LE CHÊNE.

Seul, inconnu, peu distingué de l’herbe,


Un lierre tristement rampait.
Près du lierre, un chêne élevait
Jusqu’au ciel sa tête superbe.
Le laboureur sous ses rameaux touffus
Venait se délasser de son pénible ouvrage ;
Et la fraîcheur de son ombrage
Ranimait les bergers, à ses pieds étendus :
Arbre majestueux, lui dit la faible plante,
Tire-moi de l’obscurité ;
Daigne appuyer ma tige languissante.
J’y consens, lui répond l’arbre plein de bonté ;
Quel plaisir de pouvoir par mon ombre puissante
Contribuer à ta prospérité !
Soutenu, protégé par votre bienfaisance,
Mon livre, Bourbon généreux,
Ne mourra point dès sa naissance ;
S’il plaît à votre cœur sensible et vertueux,
C’est qu’il enseigne à la jeunesse,
Que vous aimez avec tendresse,
Beaucoup d’utiles vérités,
Et lui fournit, sous des noms empruntés,
Pour modèle, votre sagesse,
Votre douceur, toutes vos qualités,
Hormis pourtant votre courage,
La valeur n’entre point dans mon petit ouvrage.
Vous savez que la fable est simple en ses récits.
Qu’elle admet dans ses écrits,
491
Ni vers pompeux, ni sublime langage,
Quant aux lauriers que vous avez acquis,
Mes lecteurs n’ont-ils pas l’éclatant témoignage
Des généreux français, et de nos ennemis ?

Taisez-vous, livre téméraire,


Vous oubliez les ordres de Bourbon :
Tout éloge l’offense ; osez-vous lui déplaire ?
Il vous donne la vie, et vous prête son nom.

[p. 9] PRÉFACE

Si l’on en croit certaines personnes, on peut appliquer aujourd’hui à la fable, ce que


dit le frondeur dans la comédie des Méprises1, au sujet des pièces de théâtre :

On en fait trop, c’est un genre épuisé.


Depuis longtemps le moule en est brisé.

On fait trop de fables. J’en conviens. Mais s’il faut renoncer à tout genre dans lequel
on s’exerce trop, malheur à tous les poètes. Thalie et Melpomène, gardez le silence et cachez-
vous…On n’écrira plus qu’en prose. Et même, en fait de prose, que de genres épuisés !
Lecteur, dispensez-moi d’entrer dans le détail, je n’aime point la satire.
[p. 10] Mais pourquoi donc le moule de la fable serait-il brisé ? La vérité n’a-t-elle
plus rien à dire, ou ne doit-elle plus ménager l’amour-propre ? Est-il certain que cet amour-
propre, qui naît, qui vit et qui meurt avec nous, est devenu de nos jours moins délicat et moins
sensible ? ne se soulève-t-il plus contre les reproches directs ? Depuis quand les artifices
innocents de la fiction commencent-ils à lui déplaire !
Prétendra-t-on que la supériorité reconnue de La Fontaine doit effrayer tout fabuliste
moderne, et lui faire tomber la plume des mains ? Si cela est, pourquoi voyons-nous encore
des odes, après celles de Rousseau ; des comédies, si longtemps après Molière et Regnard ; et
des tragédies qui ne sont ni de Corneille, ni de Racine, ni de Crébillon, ni de M. de Voltaire ?
Prouver trop, c’est ne rien prouver !
Raisonnons mieux, et convenons que dans tous les arts et dans tous les genres
d’écrire, il faut désirer la perfection, mais [p. 11] non pas l’exiger ; qu’un ouvrage n’est point
méprisable parce qu’il n’est point inaccessible aux traits de la critique ; et qu’on se promène
avec plaisir dans un jardin, quoiqu’il ne soit pas beaucoup près aussi beau que le jardin des
Tuileries.
Je sais qu’on reproche bien des défauts à certains fabulistes, et que parmi ces défauts,
il y en a qui frappent d’abord, et qui sont même capables de rebuter. Dans les fables que je
présente aujourd’hui au public, j’ai employé tous mes soins pour éviter ce que quelques-uns
des auteurs mes confrères ont de plus visiblement défectueux. Je n’ai point écrit seulement
pour l’enfance ou pour la jeunesse, de peur de n’être lu que de ceux qui aiment le moins lire.
La plupart de ces fables sont de moi, et j’avertis soigneusement de celles dont l’invention ne
m’appartient pas. Celles que j’ai traduites ou imitées ne sont ni d’Ésope, ni de Phèdre, ni de
Faërne, etc.2 Elles [p. 12] sont de Gai, de Desbillon, et d’auteurs allemands connus en France.
Si parmi les sujets que j’ai choisis il s’en trouve que d’autres ont déjà traités et donnés au
public avant moi ; cela ne m’est arrivé que rarement, par hasard quelquefois et sans le savoir,

1
Cette comédie est de M. Palissot. [note de Barbe].
2
Ce n’est pas que ces auteurs ne méritent beaucoup d’estime ; mais LaFontaine les a mis à contribution. Ce que
lui et ses premiers successeurs ont laissé ne vaut pas la peine qu’on s’y attache et le public aime mieux, ce me
semble, qu’on puise aujourd’hui dans d’autres sources. [note de Barbe].
492
ou pour des raisons dont je ne manque point de rendre compte1. Persuadé que le but principal
de la fable est de rectifier les mœurs et de modérer le feu des passions, et qu’il est du dernier
ridicule d’attribuer à des oiseaux ou à des animaux des raffinements de tendresse et de
galanterie ; je me suis donné de garde de faire parler mes acteurs d’une manière aussi [p. 13]
peu vraisemblable ; j’ai même écarté bien loin tout ce que la vertu la plus élevée ne saurait
approuver. Les sujets sur lesquels je me suis exercé sont tous instructifs : je supplie même le
lecteur de les regarder comme philosophiques, à cause du titre que je donne à mes fables, sur
lequel on ne saurait me chicaner sans me faire beaucoup de peine, et sans montrer un peu de
partialité en faveur de certains ouvrages qui portent impunément le même titre, quoiqu’ils ne
soient pas plus philosophiques, que le mien. Par raison, et par une juste déférence pour le goût
général, je n’ai introduit sur la scène aucun être métaphysique : ces êtres n’excitent aucune
image dans l’esprit, et l’on ne s’accoutume point aisément à voir le jugement, la mémoire, le
vrai et le faux, le bien et le mal métamorphosés en personnes. Enfin, j’ai usé de discernement
par rapport à mes acteurs : ce que l’un dit ne conviendrait point également dans la bouche
d’un autre : s’il s’agit de franchise et de sincérité, c’est un [p. 14] chien que je fais paraître ;
s’il est question de malice, le lecteur la trouve dans un chat ; c’est le renard qui donne des
leçons de prudence, de finesse ou de politique ; le tigre est féroce, le singe complaisant, l’âne
imbécile et stupide.
Que conclure de tout ceci ? C’est que j’ai tâché de me garantir de quelques défauts
frappants et visibles, que d’autres n’ont point évités, parce que qu’ils n’y ont point pris garde.
Cet avantage au reste est peu de chose ; le dernier venu devait naturellement l’avoir. En effet
celui qui vient après les autres est à portée de profiter des fautes que ses prédécesseurs ont
commises ; et les critiques judicieuses de MM. les journalistes peuvent aisément leur devenir
plus utiles qu’elles ne le sont aux personnes mêmes dont les ouvrages ont été critiqués.
Ce n’est donc point par vanité que je m’étends un peu sur le mérité négatif de mes
fables. Engager le public à ne pas condamner ce petit recueil sans forme de [p. 15] procès, en
l’assurant qu’il n’y trouvera pas certaines difformités qui pourraient le rebuter du premier
abord ; voilà tout ce que je me propose, c’est à cela seul que mes prétentions aboutissent.
Certainement il n’y a rien dans ce dessein qui puisse me faire accuser d’un amour-propre
excessif.
Quand un fabuliste pense au mérite réel, qui seul peut réunir les suffrages en sa
faveur, il est, ou il doit être bien humble.
Enjouement, naïveté, diction pure et élégante, poésie de style, versification coulante
et douce, pensées agréables, tours heureux, précision dans les détails et dans la morale,
dialogue soutenu et bien lié, manière de narrer qui intéresse, etc., etc., etc. Voilà ce qui
constitue le mérite réel dont je parle. Il ne se trouve en entier que dans l’inimitable La
Fontaine. On en reconnaît une partie considérable dans ceux à qui le public a décerné le
second et le troisième rang.
À l’égard de ceux qui se disputent les autres places, s’ils disaient que ce mérite
[p. 16] leur manque entièrement, on leur demanderait pourquoi ils écrivent : s’ils osaient se
l’attribuer sans restriction, leur folle présomption serait reçue avec de grands éclats de rire. Ils
doivent dire qu’ils y ont aspiré, qu’ils n’ont rien négligé pour l’acquérir ; et leur déclaration
doit être vraie. Telle est la mienne.
Je ne puis me résoudre à finir cette préface sans prier encore une fois le lecteur de
faire grâce au titre que j’ai choisi. Je ne vois qu’une seule objection qui soit capable de
m’effrayer ; c’est que toutes les fables sont, ou doivent être philosophiques, et que par
conséquent ce titre ne convient pas plus aux miennes qu’à toutes celles qu’on a faites
jusqu’ici. Cette difficulté me paraît d’autant plus embarrassante, que, pour y répondre

1
J’ai trouvé dans un recueil imprimé depuis peu, seize fables déjà faites par M. Ganeau, et neuf fables traduites
ou imitées par l’auteur du recueil imprimé chez Brocas en 1762. Voilà vingt-cinq fables nouvelles. Qu’on vienne
à présent me reprocher le titre de philosophiques. Ces vingt-cinq fables avaient-elles besoin d’être refaites ?
493
solidement, il faudrait nier le fait que le principe suppose, et montrer que j’ai raison de le nier.
Or il n’y a point de lecteur qui ne voie combien une pareille discussion serait odieuse et
contraire au respect que je dois à quelques-uns de mes de- [p. 17] vanciers. J’aime mieux
laisser l’objection sans réponse et consentir, s’il le faut, que mes fables n’aient d’autre
épithète que celle de Nouvelles, quoique cette épithète soit aujourd’hui trop commune, et
peut-être même de temps en temps assez mal appliquée.
Dirai-je jusqu’à quel point j’ai pensé m’écarter de la route ordinaire ? Peu s’en est
fallu qu’à l’exemple d’un auteur qui nous a donné un Cours de morale mise en action, je n’aie
intitulé mon petit recueil, Essai d’un cours de morale mis en fables.
Oui, cette idée m’est venue, et j’ai été fortement tenté de la suivre ; mais si je l’ai
rejetée, pour éviter le reproche d’affectation, je crois néanmoins pouvoir assurer qu’elle est
conforme au but que je me suis proposé en composant cet ouvrage. J’espère que des
personnages plus habiles que moi perfectionneront ce plan dans la suite, et ne se contenteront
pas d’un simple Essai. C’est le moyen de se rendre utile au public, et de faciliter l’étude de la
morale, princi-[p. 18] palement à la jeunesse. M. de la Mothe a eu cette idée avant moi.
Pour achever cette préface, qui n’est déjà que trop longue, je n’ai plus qu’un mot à
dire. Mes vues ont été bonnes. J’ai cherché à plaire en instruisant. Ai-je réussi, au moins
jusqu’à un certain degré ? Je m’en rapporte au jugement de ceux qui voudront bien me lire.
Quel que soit ce jugement, je m’y soumets d’avance, de peur qu’on ne m’applique ces deux
vers de la Métromanie :

Il ne faut pas douter que l’auteur n’en appelle.


Le plus impertinent n’a jamais dit : j’ai tort.

Le Clerc, La Constance inimitable ou Les Amours de Lindor et


d’Anacréonte, conte moral, imité de M. Marmontel , Genève, 1774.
ÉPITRE A MADAME D’APREMONT DE NANTUA

Madame,

C’est avec confiance que je vous dédie cet ouvrage, parce que vous avez connu dès
l’enfance le charme de l’amitié. Ce bonheur, j’ose le dire, n’est connu que par les âmes
nobles. Vous connaissez aussi, Madame, la douceur de l’amour ; quoi de plus flatteur ! quoi
de plus doux de la goûter avec un époux qui a été formé par la main de l’amour même ! Je le
regarde avec plaisir, comme l’ami de la nature. S’il paraît, on l’aime ; s’il parle, il charme
l’auditeur ; sa douceur, en un mot, est toujours séduisante, douce et tranquille. Ce qui est
encore plus estimable, c’est son cœur tendre, c’est son âme naturellement sensible aux
plaintes des malheureux.
Vous possédez aussi, Madame, les mêmes qualités. Il semble que la nature a pris
plaisir de vous informer dans le même temps, pour unir deux de ses chef-d’œuvres.
Je sais, Madame, que votre âme sensible gémira sur le sort de Lindor et
d’Anacréonte. Ils étaient faits, direz-vous sans doute, pour être sans cesse heureux. Vous
verrez, en lisant leurs malheurs, qu’un événement sinistre le sépare, et qu’un père avare
s’oppose aux doux penchants de leurs cœurs. Telle est la bizarrerie du sort.
Je crains, Madame, d’abuser de vos moments ; je crains de tomber dans des
digressions trop vagues, c’est pourquoi je m’abandonne aux sentiments de la plus vive
reconnaissance, et vous prie de recevoir, avec votre bonté ordinaire, Madame, le respect du
plus humble de vos compatriotes.

Le Cl***.
494
PRÉFACE

Rien de plus respectable qu’une famille qui sait obéir au sentiment, et qui ne connaît
d’autres guides que l’honneur. Il en est où l’honnêteté prend plaisir de fixer sa demeure ; il en
est aussi où l’avarice détruit les sentiments qui doivent être gravés dans un cœur noble et
généreux. [p. X] La main de la vérité guide ma plume. Les sentiments et l’honneur prennent
plaisir de connaître le séjour de la pauvreté. Ah ! cher lecteur, l’on ne pourrait que gémir sur
le sort de la patrie la plus considérable du genre humain, s’ils n’étaient connus que par ceux
que l’effet du hasard a placé sous les lambris dorés. Heureux celui qui habite sous le chaume ;
plus heureux encore celui qui peut en connaître toute la beauté !
[p. xj] L’homme sage fuit ou plutôt méconnaît la sordide avarice, parce qu’il voit
d’un coup d’œil, qu’elle entraîne sans cesse après elle des maux qu’il fait prévoir. Tel est le
but de cet ouvrage, de peindre à la postérité les malheurs occasionnés par ce vil penchant, par
ce penchant sordide. Le lecteur indulgent le sentira sans doute, s’il daigne lire cette aventure.
L’amour, cette douce fragilité de la nature ; [p. xij] l’amour, ce penchant attaché à la
faiblesse humaine, enflamme à chaque instant des cœurs que le sentiment a joints ; souvent
l’intérêt s’oppose à cette douce union ; je veux dire que la différence des fortunes forme
obstacle à un hymen désiré. Alors un amant, guidé par la fougue de son âge, par la violence
de sa passion, enfante des chagrins, et fait naître l’amertume dans des cœurs faits pour goûter
la joie la plus pure.
[p. xiij] Pères tendres, qu’il vous est doux de recevoir sans cesse des caresses
enfantines d’une famille naissante ! C’est la nature qui la conduit, c’est le plus beau don
qu’ait formé la prudente nature.
Pères sages, lorsque l’âge permettra à cette jeunesse aimable de goûter le même
bonheur ; lorsque l’âge permettra, dis-je, de savourer la douceur de ce don divin, cédez à son
inclination, si la naissance est la [p. xiv] même et si le cœur qui soupire connaît les sentiments
d’une âme noble. Vous ferez des heureux, qui sans cesse vous prodigueront des
remerciements, gage vrai de leur bonheur. Si, au contraire, un gain sordide vous conduit, si
vous méconnaissez les sentiments qui élèvent au-dessus du vulgaire, vous lui donnerez l’idée
du crime, vous la rendrez aussi malheureuse que Lindor et Anacréonte dont j’ai écrit les
aventures.

495
496
Résumés des contes
Les résumés des contes sont présentés dans l’ordre alphabétique des noms des
auteurs.

ARCQ, Philippe -Auguste de Sainte- Foy, chevalier d’, Le Palais du


silence, conte philosophique .
Clidème, le père du narrateur, est historien et défenseur de Cnide ; Sparte le choisit
pour gouverner la ville tombée jusqu’alors dans le déclin. Il se préoccupe de l’éducation de
son fils, Iphis (le narrateur), qui sera amené un jour à lui succéder. Mais les courtisans flattent
le jeune homme, en particulier Protas, qui cherche à le convaincre d’aller célébrer Vénus,
alors qu’Iphis cherche le mariage plus que les plaisirs. La beauté de Vénus a une force de
persuasion plus grande que les discours moralisateurs du père : il tombe éperdument
amoureux de Mezronime, la prêtresse. En échange de son aide auprès de la belle, Iphis obtient
pour Protas le commandement d’un corps de troupes destiné à la garde de Clidème, et le
gouvernement de la citadelle pour un autre de ses amis, Stratim, ce qui réjouit tout le monde.
Seule Théone, la sœur de Protas, reste mesurée. Cette dernière est appelée à la cour et
Ménoclés, l’ami d’enfance d’Iphis, en tombe amoureux. De son côté, Protas réussit à
convaincre Iphis d’épouser Mezronime, pour des raisons à la fois personnelles et surtout
politiques. Iphis se trouve confronté à un dilemme et ne sait qui choisir entre la vertueuse
Théone et la belle Mezronime. Il se résout à recourir aux oracles. Mais les conjurés, dont
Protas est le chef, manipule le prêtre qui délivre une prophétie allant dans leur sens. À peine
l’oracle est-il prononcé, qu’il meurt sur le coup. Après un violent tremblement de terre, Iphis
se retrouve au palais du silence, dédié à Harpocrate. Sur les parois de la grotte où il se trouve,
sont projetées les scènes que vivent au même moment sa famille, ses amis, ses conseillers
politiques. Le jeune homme se rend alors compte de la conjuration organisée par son soi-
disant ami et de la sincérité des sentiments de Théone et de Ménoclés. De retour à Cnide, il
prend le pouvoir et épouse Théone. La mort des séditieux assure la paix dans le pays.

AUBERT, Jean-Louis, Fables nouvelles.


Sont résumés ici les contes moraux insérés dans le recueil.

Telamon et Zirphé, Hilas et Zénéide, conte moral

Telamon et Zirphé vivent en paix à la campagne. Ils ont un fils, Hilas et une fille,
Zénéide. L’histoire raconte les divers cas de conscience des membres de la famille : Hilas
s’enivre un jour, déclenchant un conflit avec son père. Il prend ainsi conscience de son erreur
et du caractère illusoire de l’ivresse. Zirphé a deux oiseaux qu’elle chérit : une perdrix et une
tourterelle. Un conflit éclate entre les deux, la tourterelle sort vainqueur, laissant la perdrix
agonisante. Zirphé est tentée d’immoler la coupable, mais préfère la laisser s’envoler vers
d’autres cieux. Télamon tombe malade, les deux enfants sont prêts à se sacrifier sur l’autel
des dieux. Mais une voix les en empêche et les enjoint de servir d’exemple par leur amour et
leur vertu.

L’Amour paternel, conte moral

Un prince veut connaître le moyen de faire le bonheur de son peuple et le sien. Il part
donc en voyage. Il découvre à la cour que tout n’est que perfidie, ingratitude, luxe et ennui,
497
autorité, soumission et crainte. Puis il se rend dans une famille unie : le père et la mère
assurent l’éducation de leurs enfants, leur dictent avec égalité et tendresse les devoirs
d’homme et de citoyen. Le prince prend ainsi conscience de la manière de rendre ses sujets
heureux.

L’Accordée de village, conte moral

Un financier habite à la campagne, gère ses terres et se montre généreux. Il assiste à


la signature d’un contrat de mariage, scène que Greuze a peinte. La scène confirme son idée
selon laquelle l’amour et l’empathie sont les véritables ferments du lien social, à l’opposé de
l’argent.

L'Amour filial, ; conte moral dont l'idée est prise du tableau de M. Greuze ;
exposé au Salon du Louvre .

Un écrivain est persuadé qu’un enfant doit respecter ses parents proportionnellement
à l’attention qu’ils lui ont donnée quand il était enfant. Le hasard le conduit un jour dans un
bourg où il assiste à une réunion de famille. La scène s’inspire du tableau de Greuze, Le
Paralytique ou La Piété Filiale. Chaque membre de la famille est au service du
vieillard mourant : l’un lui sert à manger, l’autre à boire, l’une lui lit des ouvrages, l’autre
alimente le feu qui s’éteint. Le bonheur familial consiste à prendre soin les uns des autres.
L’écrivain, particulièrement touché par ce spectacle, reconnaît la vérité des sentiments
exprimés et change d’avis sur les principes qui doivent diriger l’éducation.

Colin et Lisette, conte moral

Colin et Lisette sont frères et sœurs. Un jour, ils sont attaqués par trois brigands.
Colin pense au chagrin que ses parents auraient si Lisette venait à mourir. Il se sacrifie donc et
se présente aux brigands en les priant de libérer sa sœur. Cette dernière parvient chez elle,
raconte tout à ses parents qui en éprouvent un profond chagrin. Mais des soldats arrêtent les
trois brigands. Colin est sauf.

BEAUCHAMPS, Pierre -François Godard de, Funestine.


Récit-cadre : Funestine, princesse d’Australie, née laide et méchante, est prise en
pitié par un bon génie, Clair-Obscur, qui l’emmène loin de chez elle, dans le palais des
Événements. Il la destine à son fils, le beau mais capricieux prince Formose. Il souhaite
confier son éducation aux fées, malgré ses dissensions avec elles et leur demande de l’aide
pour rendre à la princesse sa beauté morale et physique. Les deux fées Vertu et Imagination
acceptent le défi, et sont aidées par une troisième, la fée Docilité, que les deux premières vont
chercher. La fée Docilité vient d’aider Ulibec, dont elle raconte l’histoire aux deux autres fées
Histoire insérée : histoire de la disgrâce d’un notable du royaume de Camor, Ulibec,
et sa réintégration après la déchéance de celui qui l’avait fait chasser du trône, son beau-frère
Usebor.
Récit-cadre : La fée Docilité encourage Funestine à interpréter le songe qu’elle a
fait. Elle lit alors son rêve comme une allégorie de son cheminement moral. Encouragée par
ses marraines, Funestine prend conscience de sa valeur et de la nécessité de travailler sur elle
pour vivre en harmonie avec elle-même et avec les autres. Elle gagne ainsi en beauté
extérieure et intérieure. Parallèlement au parcours moral de Funestine, on suit le trajet
militaire de Formose, son alliance avec un prince qu’il a vaincu, Embarcès, son combat contre

498
les fées qu’il extermine. À la fin du conte, Formose, guéri de son seul vice (l’humilité), est
ébloui par la beauté de Funestine, qu’il ne reconnaît d’abord pas, et il l’épouse.

BEAUHARNAIS, Fanny de, Volsidor et Zulménie; conte pour rire; moral si


l'on veut; et philosophique en cas de besoin .
Volsidor, un génie qui règne sur tout l’univers, s’ennuie profondément à la cour.
Lassé des flatteurs et des courtisanes, il décide de rendre visite au Génie Puce qui organise de
grandes fêtes où tout n’est que danse et frivolité : les femmes ont été métamorphosées en
perroquets par la fée Sempiternelle. Volsidor y rencontre la Fée Céleste à laquelle il fait part
de sa déception de l’amour et de la nature humaine. Elle l’invite à voyager pour quitter sa
mélancolie et sa misanthropie naissantes. Sur ces entrefaites, arrive à la cour de Puce la suite
de Doguincourt, accoutrée de masques et de peaux de doguin : le marquis raconte ses
mésaventures à l’assemblée qui l’accueille. Après être revenu chez lui pour donner des
conseils de bonne conduite à ses sujets, Volsidor part pour le pays éthéré des Sylphides mais
il y déplore l’artificialité et le manque de sincérité. Sa deuxième étape est le globe terrestre. Il
parcourt tout d’abord les campagnes désolées et misérables, puis découvre la ville de
Sublimano, interdite aux femmes et habitée par des sages quadrupèdes, misogynes, mi-
vieillards, mi-enfants, savants et pédants. Peu convaincu par ce pays aride et sans charme, il
poursuit son voyage. Un accident de char le fait rencontrer Zulménie, dont il tombe
immédiatement amoureux. Il est conduit dans la contrée où elle vit avec les nymphes ses
soeurs, sous l’autorité d’Osiris, isolée des hommes. Après avoir écouté le récit des
mésaventures de plusieurs nymphes et fait preuve de son courage en sauvant deux femmes
d’une immense couleuvre, il retourne chez lui. La fée Céleste lui raconte la généalogie de
Zulménie, fille de fée et donc immortelle comme lui : il peut donc l’épouser. Mais doutant de
la sincérité des sentiments de Zulménie, il veut la mettre à l’épreuve et décide d’échanger son
apparence avec son ami le plus cher, Splendian. Il retourne alors aux pays des nymphes,
séduites immédiatement par sa beauté. Volsidor, meurtri par la réaction de Zulménie, ne
supporte plus son visage, se met un masque. C’est suite à la représentation théâtrale d’une
tragédie mettant en scène la séparation de deux amants que Zulménie et Volsidor se
reconnaissent et expriment leurs sentiments.

BEDIGIS, Fulgence, La Fille philosophe, conte moral .


Joséphine se pique de philosophie, revendique son indépendance et se laisse bercer
par ses illusions. Elle entretient des liens amicaux avec Narcisse qui se suicide ne pouvant
payer ses dettes (il avait refusé un duel et ses amis « philosophes », Norgueil et Mentor, ne
l’ont pas aidé à payer son dû). Norgueil prend le relais auprès de Joséphine. Un de ses valets,
Économe, perfide et intéressé, organise sa ruine. Elle tombe dans une profonde misère, avec
sa mère. Le père de Narcisse les découvre dans cet état d’indigence. Il leur explique les
erreurs de sa propre jeunesse et les conséquences qu’elles ont engendrées sur l’éducation de
son fils. Il se repent de ses erreurs et des conséquences néfastes qu’elles ont eues sur la
destinée de son fils et de Joséphine.

499
BONAFONS, Marie-Magdeleine, Tanastès, conte allégorique par M e l l e
de ***.
Lors de la fête des sylphes, la reine de Zamire met au monde un garçon, Tanastès.
Amariel, le chef des sylphes, décide d’enlever l’enfant et confie son éducation à Oromal, pour
qu’il ne devienne pas un tyran. À sa place, on met un autre garçon : Agamil. À la même
époque, la fée Phelinette présente à l’assemblée des fées la coquette et ambitieuse Ardentine,
pour qu’elle soit initiée aux mystères de la féerie. Le conseil décide d’en faire d’abord une
apprentie.
Piquée au vif, Ardentine profite de son passage dans le royaume de Zamire pour se
venger. Elle parvient à être influente à la cour d’Agamil, mais ne réussit pas à empêcher son
mariage avec Sterlie, la fille d’un roi voisin. Oromal échange les corps la nuit : Sterlie se
retrouve dans le lit de Tanastès, et Agamil, dans celui d’une vieille duègne. Oromal permet à
Tanastès de voir les méfaits d’Agamil et d’Ardentine, afin que ces exemples négatifs lui
enseignent comment régner de manière juste et vertueuse. La jeune fée Ardentine
métamorphose les courtisans en fantômes. De son côté, Tanastès voit Sterlie sous les traits
d’un visage affreux. Amariel et Oromal apparaissent, avec Ardentine, Phelinette et Agamil.
Pour que le sort des courtisans et de Sterlie soit rompu, Ardentine doit avaler un serpent afin
que le mal soit définitivement englouti. Les deux fées sont ensuite enfermées dans le
souterrain des gnomes.
Tanastès reprend sa place sur le trône et confie les ministères à des hommes de
science et de sagesse, qui accomplissent leurs offices avec diligence et ardeur. Une révolution
s’est donc opérée dans le royaume, sans que le peuple ne sache pourquoi car le roi a toujours
le même visage. Amariel organise un spectacle de la nature, exceptionnel et lumineux :
chaque sylphe tient dans ses mains un météore, ce qui diffuse une lumière vive dans tout le
ciel. Mais un voile est maintenu pour ne pas éblouir les Zarimois. Plus la lumière se répand,
plus ils ressentent au plus profond de leur cœur leur amour pour leur prince.
Les deux fées prisonnières parviennent à se libérer et préparent leur vengeance. Elles
se rendent invisibles, pénètrent dans la chambre du prince et ensorcèlent les deux époux. Dès
le lendemain, Tanastès se montre en proie à une profonde tristesse dont les médecins ne
parviennent pas à repérer les causes. Quant à Sterlie, elle repousse la tendresse de son
époux et trouve refuge auprès des prêtres. C’est ainsi que le prince et la princesse perdent
progressivement leur faculté de penser et de raisonner, victimes de leurs illusions. Quant aux
courtisans, ils voient dans les miroirs la figure d’Ardentine : tantôt elle prodigue des bienfaits,
tantôt elle est victime des pires traitements. Les courtisans en éprouvent ainsi une grande
pitié. Tanastès lui-même, délaissé par Sterlie, songe à son ancienne ennemie et regrette son
triste sort. Le sentant dans ses faveurs, Ardentine demande à un des courtisans, Muscadin, de
persuader Tanastès de la recevoir. Quand Ardentine réapparaît à la cour de Zamire, le peuple
se rappelle les malheurs qu’elle a causés. Un éclair violent emporte avec lui la méchante fée,
laissant Tanastès stupéfait. Zirmée, une magnifique sylphide, descend sur terre pour sortir les
Zamirois de la détresse dans laquelle ils se trouvent. Elle atterrit avec les ris et les jeux,
Amour et les Grâces. Le peuple retrouve sa joie de vivre. Quant à Tanastès, il lui arrive
encore d’être en proie à la mauvaise humeur, les défauts d’Amagil ressortant parfois. Ce
caractère ambigu en fait un être profondément humain.

BOUREAU-DESLANDES, André-François, La Fortune, histoi re critique.


La Fortune se désespère des reproches que lui font les hommes et demande la
permission à Jupiter de descendre sur terre pour voir si ce qu’on lui impute est vrai. Elle est
accompagnée par Mercure. Dès que les Athéniens apprennent sa venue, ils arrêtent tous leur
activité et se précipitent au temple. Étonnée de cette réaction, la Fortune apparaît à un balcon,
jette des pièces d’or au peuple, pièces qui ont le pouvoir de se multiplier à l’infini. La Fortune
500
et Mercure se déguisent en Persans. Ils entrent d’abord dans la maison d’Athenagore, un
vieillard qui a fait des affaires puis a tout perdu. Il vit reculé, en lisant les philosophes. La
Fortune lui propose de devenir à nouveau riche. Il refuse, préférant attendre la mort avec
philosophie. Ils se rendent ensuite chez Cléodyme, un riche marchand qui oublie la bassesse
de ses origines. Il est entouré de flatteurs et d’esclaves, se montre grossier et manipulateur. La
Fortune regrette d’avoir été si bonne avec lui et si dure avec Athenagore. Ils sont ensuite
invités aux noces de Cléis que son père destine au fils d’un riche propriétaire de Corinthe,
alors qu’elle aime Cléon. Mercure pense que les richesses sont souvent données non à des
hommes de mérite, mais à des fats, des sots ou à des avares. Elles ne sont donc pas la
récompense des dieux, mais les marques de leur colère ou de leur mépris. La Fortune et
Mercure assistent au conseil où l’on débat autour de la question des richesses : l’Etat doit-il
permettre que l’on s’enrichisse ? Les richesses doivent-elles donner accès aux honneurs ?
Tous s’accordent sur la nécessité de la modération : il convient que l’on puisse s’enrichir,
dépasser le niveau du nécessaire, mais pas au détriment des autres. La Fortune se rend ensuite
chez le philosophe Iphicrate, sous l’apparence d’un jeune Athénien qui cherche à s’instruire.
Iphicrate, qui était en train de lire Platon, lui indique les moyens d’atteindre la paix de l’âme.
La Fortune veut le récompenser mais il n’a besoin de rien et vit retiré ; en revanche, il lui
demande d’être bienveillante à l’égard des vertueux qui vivent dans l’indigence. La Fortune
aide deux femmes vertueuses : Iphise, une prêtresse de Junon, qui voudrait recouvrer sa
liberté, et une jeune fille que ses parents destinent à un vieillard riche alors qu’elle est
amoureuse d’un jeune Athénien. Deux hommes déplorent les tours que leur a joués la Fortune
: le premier a étudié l’histoire et a acquis une grande réputation, puis s’est jeté dans l’étude de
la physique et a été l’objet de toutes les railleries ; le second, féru d’art, a dépensé toutes ses
richesses dans l’acquisition des dernières nouveautés, sans approfondir ses connaissances. Ils
se plaignent de leur sort, mais la Fortune le trouve bien mérité. Elle se rend dans une famille
dont tous les membres sont malheureux car ils courent après les richesses et vouent un
véritable culte à la Fortune. Mercure apprend au chef de famille que le bonheur ne réside pas
dans l’accumulation de richesses mais dans le partage. Lors de l’anniversaire de la mort de
Platon, la Fortune rencontre un jeune homme qui lui raconte le destin funeste de Périclès et
d’Anaxagore. Mercure lui donne une liste d’hommes sans vertu qui occupent des places
importantes. Écœurée par l’attitude des hommes, La Fortune veut remonter au ciel. Elle fait
son compte rendu à Jupiter qui lui explique que le monde doit aller ainsi : il suit un rythme
cyclique et retournera au chaos dont il est né, pour qu’un autre univers puisse apparaître.

BRICAIRE DE LA DIXMERIE, Nicolas, Le Livre d’airain, histoire


indienne.
Il s’agit du parcours initiatique de l’Indien Tam-zy qui quitte le repos et la
tranquillité qu’il partageait avec Zisca pour parcourir le monde et se désennuyer. Il rencontre
une coquette entourée de poètes, une « métaphysicienne », qui l’invite à analyser le sentiment
amoureux plus que de le vivre, une femme astronome, puis une physicienne qui lui préfère un
bossu aveugle, parce qu’il ne voit pas la lune à travers le télescope. Tam-zy poursuit son
voyage et devient juge, malgré lui. Il ne trouve rien de plus facile qu’être équitable jusqu’au
jour où il doit résoudre le procès d’une veuve éplorée. Il est aussi touché par les enfants que
par la veuve si bien qu’il finit par lui donner sa propre fortune. Dépouillé de tout bien, il
rencontre un philosophe (parodie de Rousseau) qui vit dans les bois et prône le retour à un
état de nature. Tam-zy prend ses conseils au pied de la lettre et met le feu chez lui. Zisca
l’invite chez elle, mais il refuse toujours le bonheur qu’il a devant les yeux.
Un antre a été découvert suite à l’incendie, il y pénètre, voit un autel de fer, une
statue de bronze et un livre d’airain. L’Indien sort de la grotte qui disparait juste après son
départ. Il ouvre le livre sur lequel apparaissent des maximes, auxquelles il obéit. Il vit alors
toute une série de péripéties et agit en fonction de ses interprétations des sentences du livre. Il
501
est d’abord attaqué par des chasseurs, puis emmené dans la ménagerie de l’Omra. Devenu
gouverneur, il interdit que l’on tue les animaux et que l’on batte les hommes. Il veut même
que tous les hommes qu’il gouverne soient égaux et libres. Il apprend que des châteaux ont
été brûlés. Il croit d’abord que les nobles ont choisi comme lui de vivre dans le dénuement.
Mais l’incendie a été déclenché par les serviteurs des seigneurs. Le livre d’airain l’enjoint de
corriger les hommes de leurs folies. Il en fait une liste et décide de commencer par l’amour.
Puis il décide de s’occuper de bagatelles : il ordonne de manière arbitraire que les ceintures
seront plates, ce qui met fortement en colère les partisans de la ceinture ronde. L’un d’eux va
se plaindre auprès de l’empereur, qui le fait emprisonner.
En prison, Tamzy pense à Zisca et regrette son bonheur originel. Son livre l’invite
à chercher son salut dans les entrailles de la terre. Il sent une trappe sous ses pieds et descend
les quelques degrés qui le conduisent sous une voûte obscure, seulement éclairée par une
escarboucle. Devant un amas d’or, il voit un gnome qui s’enrichit en dépouillant les avares et
les hommes vaniteux. Tamzy traverse un long labyrinthe et se retrouve au pied d’une
montagne environnée de rocs et de broussailles. Conformément à l’oracle du livre, il se libère
de ce qui l’embarrasse, à savoir son argent, qu’il donne à des voleurs. Touché par une flèche
au bras, il est soigné par Fatmè, qui veut le garder auprès d’elle. Il finit par l’épouser et elle
meurt littéralement de joie. Tamzy en profite pour s’enfuir. Il s’enrichit et rejoint une cour, où
règne une princesse, dont le doguin est tombé dans la rivière. Tamzy sauve l’animal, ce qui
lui fait obtenir la confiance et les grâces de la belle. Devenu ministre, il fait preuve de sang-
froid, use de son entendement et parvient à susciter l’amour du peuple. Mais il est emprisonné
pour avoir remarqué un défaut chez la reine. En prison, il entend qu’une conspiration est
fomentée contre elle. Il parvient à la prévenir et se trouve libéré. Il quitte la cour, donne toutes
ses richesses aux pauvres et devient ermite. Là il repense à sa destinée, qu’il trouve bizarre. Il
se dit qu’il a quitté son bonheur qui était devant lui.
Accompagné d’une belle jeune fille indigente et d’un vieillard, Tamzy regagne la
capitale. Ils sont tous les trois jetés dans un cachot. Mais le peuple se rebelle contre le tyran
qui a usurpé le pouvoir. Tamzy parvient à se libérer et il est fait général de l’armée. Une
guerre éclate, il réussit à vaincre son ennemi et lui impose de ne pas attaquer ses voisins sans
raisons. Puis Tamzy poursuit son voyage en bateau. La mer s’agite, il faut sacrifier le plus
riche, il est jeté à l’eau. Il se retrouve sur un rocher et déplore son triste sort. Il voit alors
plusieurs barques s’approcher de lui. Il est conduit dans un temple et se prépare à être la
victime d’un sacrifice. Mais à sa surprise, après avoir raconté son parcours, il est sacré roi. Il
fait rechercher Zisca qui arrive à la cour. Elle lui raconte comment un vieillard lui est apparu
en rêve, lui a donné l’anneau de sympathie et l’a poussée à partir à la recherche de Tamzy, en
se déguisant en homme. L’anneau l’a conduite partout où Tamzy est passé. Ce dernier ouvre
les portes du sérail, interdit les sacrifices et les bains de sang. Le livre d’airain disparait car
Tamzy n’est plus errant : il veille sur le repos de ses sujets, fait la guerre à propos, réforme les
abus, tolère les travers et aime Zisca.

CAZOTTE, Jacques, Le Plaisir, conte moral et L’Aventure du pèlerin,


conte moral , dans Ollivier.

Le Plaisir, conte moral

Mercure, ne trouvant plus le Plaisir chez les dieux, descend sur terre. Il découvre
d’abord les boulevards de la ville, où sont rassemblées des richesses à profusion, puis les
spectacles, les dîners, les bals, une petite maison. Déçu de ce spectacle artificiel et hypocrite,
il poursuit son chemin au cœur de la forêt où il découvre, dans une cabane, Démophon et
Mélite, unis par une passion forte et sincère, bien éloignés de la mascarade mondaine. Le

502
Plaisir est allongé sur un lit de mousse et de roses, Mercure le reconduit dans l’Olympe. Mais
ce dernier n’a pas pour autant abandonné les deux amoureux.

L’Aventure du èlerin, conte moral

Le Roi de Naples, Roger, rencontre, au cœur d’une forêt, un pèlerin, qui, comme lui,
s’est égaré. Le vagabond se prétend plus heureux que lui. Pour éclairer le roi sur la nature
hypocrite et superficielle de la cour, le voyageur lui propose un stratagème : ce dernier devra
faire croire aux courtisans que c’est un magicien dont le miroir magique a le pouvoir de
peindre les pensées et les rêves les plus intimes. Aucun courtisan ne prend le risque de
montrer son âme, donc de paraître sincère. Le roi est alors convaincu de la fausseté aussi bien
de sa maîtresse, de son ministre que de son favori.

CHARPENTIER, Louis, Nouveaux contes moraux ou historiettes galantes


et morales.

Démophon et Téglis, ou Le Prix de l’hos italité et les effets d’un beau songe

Banni d’Athènes avec sa femme, Nicamette, et leur enfant, Téglis, le capitaine


Démophon cherche une retraite dans un vallon de Thessalie, pour y vivre avec le strict
nécessaire. Ses premières préoccupations sont tournées vers l’éducation de sa fille, Téglis.
Une vieille femme, en haillons, lui demande de la loger et de la nourrir par charité. Le soir
venu, elle leur révèle alors son identité (c’est la déesse de l’Hospitalité) et leur annonce que
Démophon sera récompensé en devenant roi. Elle leur donne ses deux vases, l’un rempli
d’eau et l’autre de feu, comme gage de sa bienveillance et de ses promesses.
A l’âge de dix-sept ans, Téglis est en proie à la mélancolie et au chagrin, sans savoir
pourquoi. Elle se met à représenter l’image d’un homme qu’elle a vue en songe et en tombe
amoureuse. Son entendement vacille. Avec les conseils de ses parents, elle finit par prendre
conscience de son illusion et en rit. Mais quand elle veut finir le portrait, elle ressent la même
émotion : elle y voit un signe des dieux, annonciateur d’un amour prochain. Démophon
organise des fêtes chez lui au cours desquelles de jeunes garçons courtisent Téglis, en
particulier Ménésilès. Ce dernier la suit et entend le discours enflammé qu’elle tient à son
tableau si bien qu’il la croit mariée. Il fait part de sa découverte à ses camarades, qui se
sentent humiliés. Téglis se retrouve seule. Ses parents, la voyant heureuse avec le portrait,
acceptent de ne plus recevoir personne. Se développent les médisances dans le village car les
gens croient Téglis mariée, sans le consentement de son père.
Le narrateur coupe le récit et raconte l’histoire du prince Arcésilaus, prince de
Cyrène. Plongé dans la mollesse et la volupté, le prince se disperse dans les fêtes et les
plaisirs et n’écoute pas les plaintes du peuple. La misère conduit ce dernier à se révolter ; le
prince prend conscience de la situation de son état et se tue. Son fils parvient à s’enfuir, passe
en Egypte. Pendant ce temps, les séditieux organisent une république, nomment des
magistrats. Puis un tyran prend le pouvoir. Horrifiés par ses cruelles actions, les Cyrénéens
demandent aux dieux de leur donner un Roi qui régne avec douceur et justice. La prêtresse de
Delphes émet un oracle si ambigu que les messagers, qui doivent le rapporter à Cyrène, en
désespèrent. Ils se font attaquer par des brigands non loin de la maison de Démophon, chez
qui ils trouvent refuge. Leur hôte leur fait porter le lendemain une bourse pleine d’or et un
coffre. Les Cyrénéens rentrent chez eux et rapportent le récit des bienfaits de leur hôte. Le
peuple choisit Démophon comme Roi. Quatre ambassadeurs sont envoyés pour le chercher.
Mais il refuse leur proposition.

503
La famille est réunie pour le repas, Démophon reste songeur. La déesse de
l’Hospitalité leur apparaît avec le même éclat que la première fois. Elle ordonne à Démophon
de suivre les vœux des Cyrénéens. Il accepte donc et part pour Cyrène. Il annonce qu’il veut
être reçu sans faste ni cérémonie. L’arrivée de Démophon donne l’occasion d’organiser
plusieurs jours de fêtes auxquelles le roi met lui-même fin.
Arcésilaus a de son côté appris l’avènement de Démophon, levé une troupe de
soldats pour l’attaquer. Arcésilaus lui propose de garder le trône mais de lui donner en
échange sa fille. Démophon lui répond que Téglis dépend d’elle-même et qu’il ne peut lui
imposer un choix. Il fait venir sa femme et sa fille. Arcésilaus se cache au milieu de ses
compagnons pour mieux observer Téglis. Tous deux tombent amoureux sans se connaître :
elle a reconnu le visage qui lui était apparu en songe. Démophon organise leur mariage.

Lucile, ou la fermière en petite maison.

Germain est un fermier laborieux, époux de Micholle, ménagère de Madame la


marquise de Bardan. Mais Micholle refuse de travailler à la ferme et de se salir les mains. Elle
préfère passer son temps à sa toilette ou boire avec les valets du marquis et fait des reproches
à son mari. Germain de son côté est reconnu pour ses conseils et son ingéniosité. Après dix
ans de mariage, ils n’ont toujours pas de descendance. Une femme du village vient à mourir,
laissant derrière elle cinq enfants, dont une fille de quatorze ans, Lucile. Germain décide de la
prendre chez lui et de lui servir de père, Micholle veut en faire sa servante. Instruite, elle
apprend à danser, reste simple, vertueuse et travaille la terre.
À seize ans, Lucile est une très belle fille. Elle ressent un profond chagrin : elle ne
connaît pas son nom, se demande pourquoi ses parents l’ont abandonnée, imagine des raisons
criminelles. Micholle, au début, est reconnaissante de l’aide que lui apporte la jeune fille.
Mais jalouse de ses qualités, elle multiplie les reproches et les querelles. Lucile, blessée,
cherche ce qu’elle a pu faire pour susciter la colère de sa mère adoptive. Elle s’en veut de
comparer la bonté de son père à la méchanceté de sa marâtre, ce qui accroit sa tristesse et sa
douleur. Elle dépérit, ce qui inquiète Germain qui l’épie pour mieux comprendre ce qui cause
sa peine. Il se rend ainsi compte que Micholle la maltraite. Il propose à sa fille adoptive de
partir au couvent, ce qu’elle refuse. Elle affirme que si elle ne retrouve pas l’amour de sa
mère, c’est qu’elle ne le mérite pas. Germain décide donc de la protéger des coups de
Micholle. Cette dernière interprète mal cette action, la jalousie la poussant à lire à contre sens
les actions de son mari et cherche à piéger Lucile.
De son côté, le marquis de Bardan a un fils d’une vingtaine d’années, débauché et
libertin. Micholle veut se servir de ce jeune homme pour se venger de Lucile. Elle lui lance
comme défi de séduire sa belle-fille. Il commence par louer sa beauté, puis lui fait miroiter
des richesses à Paris. Il essaie de prendre Lucile de force, mais elle parvient à s’enfuir. Le
marquis et Micholle complotent pour se venger : il enlève la jeune fille et l’enferme dans une
« petite maison ». Elle tombe malade de chagrin et d’inquiétude. Il lui joue la comédie de
l’amant épris, de son côté, elle décide de feindre la froideur afin qu’il la ramène chez son
père. Troublé, le marquis refuse de se laisser trop attendrir. Quant à Lucile, elle se met à
cultiver le jardin et invite le marquis à travailler la terre et à lire pour canaliser ses passions.
Comme récompense de l’effort fourni, il peut passer une soirée avec ses amis. Ces derniers le
raillent et le poussent à obtenir les faveurs de la belle. Il les invite à dîner pour qu’ils soient
témoins de sa victoire. Le soir venu, Lucile descend souper avec eux. Ils se moquent de son
discours moral. Elle sort deux pistolets : l’un sera pour le premier qui l’outragera, le second
pour elle. Surpris par son courage, ils ne pipent mot. Elle parvient à créer tout de même une
atmosphère enjouée, grâce à ses traits d’esprit. Le marquis est heureux que ses amis se soient
rendus aux doux sentiments de Lucile. Mais sa conscience est mouvementée : son honneur le
conduit à rendre Lucile à son père, mais l’amour l’en empêche, si bien qu’il finit par
demander sa main. Micholle, dépitée, finit au couvent.
504
Amasis et Laodice ou le rival généreux

Laodice est une Princesse du Sang des Rois de Cyrène. La belle est courtisée par de
nombreux princes, dont Lysus, un riche prince vertueux d’un pays voisin. Mais elle refuse le
mariage tant qu’elle n’est pas tombée amoureuse et trouve refuge à la campagne. La maison
de son père se situe sur la route qui conduit à Memphis. Un officier égyptien, Amasis, chargé
par son maître d’une commission secrète, s’arrête chez elle. Laodice en tombe amoureuse. Le
roi de Babylone déclare la guerre à l’Égypte, Amasis est rappelé pour défendre son pays. Sur
le champ de bataille, il écrit à Laodice pour lui jurer son amour. Le roi de Babylone est
vaincu. Amasis est fêté comme le libérateur de l’Égypte. Le roi du pays en est offensé et le
fait arrêter. Le peuple se révolte, renverse le pouvoir, libère Amasis et le place sur le trône. Il
épouse Laodice.

COMPAN, Charles, Colette ou La Vertu couronnée par l’amour, conte


moral.
Récit-cadre : Évandre et Pérette vivent heureux à la campagne, avec leurs filles,
Colette et Sophie. Un jour, ils entendent des cris : le laquais et le postillon d’une voiture ont
été tués par des bandits de grand chemin. Ils trouvent une marquise évanouie à qui ils offrent
l’hospitalité. Cette dernière leur raconte son histoire.
Récit enchâssé : Fanni est issue d’une famille très riche et a vécu une enfance
heureuse. Mais alors qu’elle n’a que quatre ans, son père donne la mort à sa mère, par une
méprise malheureuse. Le père élève seul sa fille, dans les pleurs et les regrets. Il meurt de
chagrin à 35 ans. Elle est alors confiée à la marquise de ***, sa tante. Ses parents adoptifs ont
un fils, Derville. Le Baron de *** demande Fanni en mariage, ce qui trouble profondément
Derville qui avoue son amour pour elle. Ses parents acceptent leur union. Irrité, le baron
blesse Derville d’un coup d’épée. Une fois soigné, les noces sont organisées. Mais Fanni
découvre que Derville la trompe avec la comtesse de ***. Sur les conseils de Fanchette, la
fille du jardinier, et de la baronne, à qui elle s’est confiée, Fanni se montre douce et
prévenante à l’égard de son mari. Celui-ci se rend compte de la valeur de sa femme et se
repent de ses péchés.
Fanni évoque ensuite son séjour en Angleterre : c’est l’occasion d’une réflexion sur
le suicide. Elle fait l’éloge de ce peuple qui a su s’élever au-dessus des préjugés. Elle parle
également des principes qu’elle suit pour éduquer sa fille, Amélie. Elle souligne l’importance
de l’expérience et souhaite lui apprendre les contradictions et les aléas de la vie : elle doit
s’accoutumer aux petites privations pour mieux se disposer à résister aux grandes. Elle
affirme l’importance de la confiance entre mère et fille.
Derville tombe malade, il est victime de la petite vérole. Il guérit, mais Amélie
succombe à la maladie. Derville part pour Angers. Comme elle n’a pas de nouvelles, Fanni
décide de partir, avec un postillon et un laquais. C’est sur la route qu’elle a été attaquée.
Récit-cadre : Le récit raconte ensuite les effets de l’histoire de la marquise sur
Colette. Évandre accompagne la marquise jusqu’à Angers où elle retrouve son mari.
Le Comte de A*** vient s’installer à la campagne, avec sa femme, son frère et son
fils. Celui-ci tombe amoureux de Colette lors de la fête du village, mais elle refuse ses
avances et lui rappelle leurs différences de conditions. Le Comte de A***, mis au courant des
agissements de son fils, décide de l’éloigner de celle qu’il aime. Il l’envoie chez un de leurs
amis, nommé de la Fère. Le jeune comte rencontre le Colonel de *** qui, touché par la
mélancolie du jeune homme, devient son confident. Le colonel lui raconte sa propre histoire.
Récit enchâssé du colonel : Elevé par un père sévère et rigoureux, il est tombé
amoureux de la fille de son pire ennemi. Le jeune homme s’obstinant dans ses sentiments, son
père l’a fait mettre en prison. Il a fait courir le bruit que son fils allait se marier avec une autre
505
femme. Ces nouvelles ont conduit le père de la jeune fille à la marier au Président de ***.
Une fois sorti de prison, le colonel s’est engagé dans la guerre en Allemagne, et a fini par
acheter une terre et épouser une femme pour qui il a beaucoup d’estime et d’amitié.
Récit-cadre : Le jeune comte est frappé par la ressemblance de l’histoire du colonel
avec la sienne. Quelque temps plus tard, il retourne chez son père. Sa passion pour Colette ne
s’est pas apaisée. Devant les refus persistants de son père, le jeune homme tombe malade. Sur
ces entrefaites, le marquis et la marquise sont venus rendre visite à Évandre et à sa famille. Ils
apprennent la situation dans laquelle se trouve Colette. Le marquis s’interpose dans l’affaire
et convainc le comte de la vertu d’Évandre. Il accepte donc le mariage de son fils avec
Colette. Mais Évandre craint l’effet des richesses et de la cour sur sa fille. Le marquis essaie
de le rassurer et l’invite surtout à se mettre à la place du comte, dont le fils est aux portes de la
mort. Touché par la constance de cet amour, Évandre accepte cette union.

COYPEL, Charles, Aglae ou Nabotine, conte .


Aglaé est si petite et si laide qu’on la surnomme Nabotine. Les mauvais traitements
qu’elle subit chez elle l’ont rendue docile. Sa vieille marraine décide de s’occuper d’elle.
Alors qu’elles entrent dans un vieux château, Aglae ne peut s’empêcher de louer la bâtisse. Sa
marraine lui dit de se garder de flatter mal à propos. La vieille princesse veut alors mettre à
l’épreuve sa filleule, avec l’aide de la fée, sa voisine. Elles font venir une jeune fille douée de
toutes les qualités. Aglaé, loin de se montrer jalouse, reste modeste et s’incline face à la
supériorité de l’autre enfant, tout en rongeant son frein. Puis, la fée décide d’emmener Aglaé
avec elle. Mais cette dernière se mure dans le silence, incapable de prononcer toute la
reconnaissance qu’elle a pour sa marraine. Elle promet ainsi à la fée de ne rien aimer plus
passionnément que la princesse. La fée lui donne un petit chien, qu’elle nomme Finfin. Aglaé
se prend d’affection pour l’animal. Mais au-moment, où elle sent son « amour » devenir trop
fort, elle décide de l’abandonner, non sans cas de conscience. C’est alors que sonne à la porte
un pauvre enfant abandonné de ses parents. La vieille princesse décide de l’adopter. Aglaé
aime jouer avec son nouveau petit frère. Mais ils grandissent et de nouveau elle craint de
ressentir un trop fort penchant. Elle s’enferme une nouvelle fois dans le silence, attitude que
la princesse interprète comme de la jalousie. Aglaé fait part de ses sentiments à la fée qui finit
par libérer la jeune fille de ses épreuves : elle a montré suffisamment de scrupules. Le mariage
est organisé entre Aglaé et le jeune garçon qui est en fait son cousin, apparu sous les traits de
Finfin. Elle devient Brillante.

CREBILLON, Claude-Prosper Jolyot de, Guliane, conte physique et moral


traduit de l'anglais et enrichi de notes pour servir à l'intelligence du texte .
À Ispahan, vit un magistrat Cheic-El-Islam, du nom de Holakou, qui a épousé une
très belle femme, Guliane. Cette dernière vit cloitrée chez elle, sous la surveillance de son
époux extrêmement jaloux, mais coureur de jupons. Il accueille ses conquêtes dans un
pavillon au fond de son jardin, qui donne sur une rue. Une vieille voisine est spectatrice des
allées et venues de ces dames. Nadir, un jeune Kan, tombe éperdument amoureux de Guliane
et monte un stratagème pour la séduire. Pour éloigner Holakou de chez lui, il fait appel à une
Mingrelienne. Holakou en tombe amoureux, souhaite la recevoir dans son pavillon. Au
moment où il s’apprête à le faire, Rustan arrive, se fait passer pour le mari jaloux de la belle
Mingrelienne, l’enlève et la séquestre dans une maison, près de la mosquée. Holakou, contre
son gré, est contraint de quitter sa maison pour rejoindre celle dont il est épris. Pendant ce
temps, Nadir prend sa place auprès de Guliane. Holakou et la Mingrelienne sont à moitié
dévêtus quand les propriétaires de la maison, Saphérie et son mari Couchi-Bachi, arrivent. La
Mingrelienne s’enfuit, laissant Holakou dans la garde-robe. Un nouveau quiproquo conduit
Saphérie à prendre Holakou pour son mari. Le magistrat, accoutré des vêtements de Saphérie,
506
se rend chez lui. L’eunuque le convainc de finir la nuit dans son pavillon et prépare, avec la
complicité des jeunes gens, un puissant somnifère. À son réveil, Holakou ne sait plus qui il
est, ni s’il a rêvé ou réellement vécu les évènements dont il se souvient. Par peur du ridicule,
il préfère se taire. Quant à Nadir et Guliane, ils filent le parfait amour, en secret, jusqu’à la
mort du magistrat.

DELISLE DE LA DREVETIERE, Louis -François, Qu’y a –t-il ? Qu’y a-t-


elle, ou la République des oyseaux, Alexandre ressuscité , et autres fables et
contes allégoriques .

Alexandre ressuscité

À la mort d’Alexandre, Jupiter déplore l’orgueil et l’arrogance de ce chef d’armée ; il


se demande quel aurait été son mérite en temps de paix. Momus lui propose de ressusciter
Alexandre, de le faire paraître à Pidne, mais sans nom et sans argent : il sera le seul à se
souvenir de ses exploits. Mercure le conduit donc dans son pays d’origine. Il découvre alors
un vieillard qui ne peut l’accueillir, malgré ses souhaits, car la guerre l’a ruiné et il ne lui reste
qu’un peu de pain à partager avec ses nombreux enfants. La situation déplorable de cette
famille fait prendre conscience à Alexandre des horreurs de la guerre et de ses conséquences.
Il s’engage alors dans l’armée, se fait remarquer par son courage et ses exploits, mais il est
fait prisonnier par son pire ennemi, Cassander. Il assiste, impuissant, à la mort de sa mère,
Olympias, et de ses enfants. Alexandre implore les dieux de le libérer d’une telle souffrance,
il expire de douleur.

DORAT, Claude -Joseph, Alphonse ou De l’alcide espagnol, conte très


moral.
L’histoire se passe à Burgos, en Castille, à la cour du roi Henri. Alphonse est un
courtisan très célèbre pour son esprit, son cœur et ses conquêtes. Une seule femme lui résiste,
Sandoval. De son côté, la reine se montre fidèle, ce qui la rend victime de critiques virulentes
si bien qu’elle doit quitter la cour. L’Infante du Portugal est appelée pour la remplacer, c’est
Alphonse le messager. Dès qu’il la voit, il en tombe éperdument amoureux. L’Infante est
amenée à la cour de Burgos, une fête est organisée. La nuit arrive avec le moment de l’union
tant attendue. Mais le roi est stérile. Il fait appel aux services d’Alphonse pour le seconder.

Fables ou allégories philosophiques .

Le Secret de l’éducation

Ce texte en vers raconte l’histoire d’une jolie jeune fille volage, curieuse, paresseuse.
Pour lui faire prendre conscience de son comportement et l’inciter à changer, sa tutrice
imagine un stratagème : elle s’enferme dans sa chambre, fait résonner des clés pour susciter la
curiosité de l’enfant. Que voit-elle à travers la serrure ? Sa tante accroupie en train de prier
pour que sa nièce se montre plus sage pour pouvoir mériter la tendresse d’un charmant jeune
homme qui l’aime, soi-disant, à l’excès ; elle prie Dieu pour qu’elle ait avec lui des enfants.
La jeune fille se met alors à pleurer et décide de changer de comportement. Les soupirants
défilent chez elle et c’est ainsi qu’elle voit se réaliser ce que la tante avait imaginé.

507
DREUILLET, Le Phenix dans Nouveaux contes de fées allégoriques .

Le Roi d’Arménie a épousé la plus belle femme du monde qu’il aime profondément.
Elle meurt en couche, lui laissant une petite fille, Constance. Le père reste trois ans sans voir
sa fille, jugeant qu’elle est la cause de la mort de sa femme. Mais en grandissant, elle devient
si belle et ressemble tant à sa mère que le roi accepte de la voir et en devient fou. Lors de la
scène des dons, la fée Mauvaise lui accorde le don de vivre tant que durera le monde. Sa
laideur fait pleurer la petite fille qui la griffe. Pour se venger, la mauvaise fée lui jette le sort
de rester constante et tendre toute sa vie. Les autres fées la parent de toutes les qualités.
La fée Mauvaise se fait passer pour une belle reine et fait en sorte que le roi l’épouse
en secondes noces. Lorsque Constance arrive à l’âge d’être courtisée, la fée Mauvaise
ordonne au roi d’interdire à sa fille d’adresser la parole à un homme durant quatre ans.
Constance assiste à différents tournois et tombe amoureuse du prince Discret. Ils parviennent
à se voir dans un bosquet, puis dans une grotte. Constance, qui ne peut exprimer ses
sentiments, les écrit sur un tronc d’arbre. Elle parvient à expliquer au prince le sort qui lui est
jeté. La Reine est au courant des amours de Constance et de Discret qu’elle fait enfermer dans
une prison. Puis elle veut mettre l’amour du prince à l’épreuve, l’emmenant, avec le roi dans
le pays de la princesse Espérance puis dans le pays des Plaisirs. Voyant que le prince résiste
aux tentations et reste fidèle à Constance, la Mauvaise fée le transforme en phénix. Le prince
veut mourir, mais au pied de son amante. Constance de son côté, désespérée de la perte de son
amant et de son père, s’est murée dans la solitude. Le Prince la retrouve, lui permet de le
reconnaître sous sa nouvelle forme. Alors qu’un oiseau de proie s’attaque au phénix,
Constance décoche une flèche avec son arc. Elle blesse le prédateur, mais aussi le phénix, qui
écrit avec son sang combien Discret l’aime. Il reprend par magie sa forme initiale. Sur les
conseils de la bonne fée, ils s’installent durant cent ans en Arabie. Le Prince Discret vient à
mourir. La bonne fée couvre de ses cendres l’enfant que Constance a eu de lui, afin qu’il lui
ressemble.

DUCLOS, Charles, Acajou et Zirphile.


Dans un pays situé entre le royaume des Acajous et celui de Minutie, vivent des
génies malfaisants qui causent le malheur de l’humanité, notamment le Génie Podagrambo et
la Fée Harpagine. L’assemblée des génies et des fées accepte leur union à la condition qu’ils
parviennent à se faire aimer. Harpagine a l’idée de prendre deux enfants et de les éduquer sans
qu’ils ne voient d’autres personnes, pensant pouvoir former leur cœur à son gré. Elle convainc
le roi Acajou de lui confier l’éducation de son fils. Elle lui fait bâtir un palais duquel il ne peut
sortir à moins de devenir amoureux. Comme elle est la seule femme qu’il peut voir, elle ne
doute pas que le jeune prince tombe sous son charme. Mais il résiste aux tentations.
Dans le royaume de Minutie, la reine donne naissance à une fille, Zirphile. La fée
Ninette, étourdie mais tendre, lui donne une écharpe pour la protéger. Harpagine jette un sort
à la petite princesse et décide qu’elle sera sotte. Les autres fées parviennent à limiter ce
sortilège qui disparaîtra dès qu’elle tombera amoureuse.
Arrivés à l’adolescence, les deux jeunes gens se rencontrent et tombent
immédiatement amoureux. Après leur rencontre, Zirphile a retrouvé de l’esprit. Leur mariage
est organisé. Mais Podagrambo parvient à enlever la princesse qui avait posé son écharpe
magique. Pour la sauver, Acajou doit prendre un récipient enchanté qui se trouve dans le
palais de la fée et du génie malfaisant, gardé par un génie métamorphosé en chat des
Chartreux. La jeune femme qui lui donnera l’objet doit être d’une vertu irréprochable.
Amine est tirée au sort, elle est accompagnée de Zobéide. Au moment où elles
s’apprêtent à prendre possession de l’objet, une épaisse fumée en sort, alertant Harpagine et
Podagrambo. Acajou échappe le récipient. La fêlure de ce dernier réduit la puissance du
génie : il ne peut garder que le corps de Zirphile, sa tête est transportée dans le Pays des
508
Idées ; son corps est quant à lui entouré de flammes vives, qui ne laissent approcher que celui
qui sera maître de sa tête.
Acajou se rend au pays des idées, trouve Zirphile mais il ne peut prendre sa tête
qu’avec des mains enchantées. Au cours de sa quête, il mange du raisin qui lui fait perdre la
raison. Il oublie Zirphile et retourne à la cour. Là, il est loué pour sa fatuité, son arrogance, se
pique d’écrire des romans et des opéras, multiplie les conquêtes mais finit par s’ennuyer. Il se
rend auprès de Ninette et lui raconte ses mésaventures au pays des Idées. Elle comprend qu’il
a gagné de l’esprit, mais perdu la raison. Elle l’emmène dans un jardin où les fruits que
donnent les arbres ont tous des vertus singulières. Ramené à la raison, Acajou se rend compte
de ses erreurs et il en a honte. Il se rend, avec l’écharpe magique, au pays des Idées, retrouve
Zirphile, parvient à emporter sa tête grâce aux mains enchantées de la fée Nonchalante et de
l’écharpe. Mais Zirphile s’est habituée au lieu et a oublié son amant. Les raisins qu’apporte
Acajou la font revenir à la raison.
Sur leur retour, un orage les pousse à demander l’hospitalité à une vieille femme.
Elle demande à Acajou son métier. Il annonce qu’il répare la vaisselle cassée. Elle lui donne
un pot de chambre ce qui lui rappelle qu’il avait juré de détruire tous les pots de chambre
existant jusqu’à ce que le sortilège de Zirphile soit rompu. Il brise donc le pot. Il s’agissait
justement du pot de chambre enchanté, que le génie et la fée avaient confié à cette vieille
sorcière. Un tonnerre se fait entendre. Le sortilège est rompu. Zirphile retrouve son corps,
rétablissant ainsi l’intégrité de son être. Ils retournent à la cour de Ninette. Amine et Zobéide
sont libérées de prison, Acajou épouse Zirphile et lui fait beaucoup d’enfants très spirituels.

DU FRESNY, Charles, Le Puits de la vérité, histoire gauloise .


Dès que la Vérité apparaît sur Terre, elle est mal considérée et se réfigue chez les
Gaulois. Mais de crainte qu’ils ne finissent par l’abandonner eux aussi, elle se cache dans le
fond d’un puits, que l’on nomme « le Puits de la Vérité ». Il est creusé dans une roche de
cristal pur. Un vénérable druide gaulois, qui en la garde, vit dans une grotte, à côté du puits.
Dès que quelqu’un lui ment, l’eau se trouble. Si on lui dit la vérité, l’eau reste claire et
transparente. Près de là, chez les Gascons, vit un faux druide, qui prétend prédire l’avenir et se
dit magicien, enchanteur. Il parle par énigmes.
Les Gascons, qui ont pour chef Phorbas, s’opposent aux Gaulois, dirigés par
Hérodates. Deux princesses se disputent le pouvoir, Glorieuse et Francianne. Phorbas veut
mettre son fils, Faustin, sur le trône. Le faux druide le prédit des richesses et l’immortalité.
Ébloui par ses illusions, Faustin ne parvient pas à séduire Francianne, qui fait preuve de
fermeté d’âme. Il a beaucoup plus de succès auprès de Glorieuse.
Tout le royaume gaulois attend avec impatience l’élection d’une des deux princesses.
Un combat burlesque s’engage entre Herodates et Phorbas. On décide alors de faire passer des
épreuves aux deux princesses, pour tester leur bon sens, leur pénétration et leur équité.
Pendant huit jours, les princesses doivent accueillir et écouter leurs sujets et juger des procès.
Deux frères se présentent : leur père a donné à l’un un champ de pommiers, à l’autre un
moulin à vent qui se trouve au milieu du champ. Ils se disputent car lorsque l’un veut du soleil
et un temps calme, l’autre le déplore et demande du vent. La sage Francianne propose que la
moitié de la récolte de pommes soit donnée au frère qui possède le moulin à vent et que la
moitié de la récolte de blé soit donnée à celui qui possède le champ de blé. Francianne gagne
alors le suffrage des magistrats.
Mais un druide dépose un voile sur la tête de Francianne. Elle est emmenée dans le
temple de la Vérité qui s’entoure de fumée et de monstres effrayants. Hérodates décide de
sauver celle qu’il aime, et d’affronter ces monstres qui disparaissent à son arrivée. Le vrai
druide sort du temple et révèle le stratagème de Glorieuse. Francianne devient reine et
s‘apprête à épouser Hérodates quand cinq ou six armées arrivent et veulent prendre la ville
d’assaut. Hérodates ne veut pas épouser Francianne tant qu’il ne les a pas terrassées.
509
FENELON, François de Salignac, Fables et opuscules pédagogiques .

Histoire d’une vieille reine et d’une jeune aysanne

Une reine, riche, mais vieille et laide, se désole de son sort. Une fée lui propose
d’échanger sa situation avec celle d’une jeune et belle paysanne, Péronelle. Celle-ci accepte,
contre la couronne de la vieille souveraine. La métamorphose a lieu. Péronelle regrette vite sa
campagne et sa jeunesse, et la reine déchue n’est pas plus satisfaite car vêtue des habits
crasseux de la paysanne, elle s’est vue chassée du palais. Les deux femmes supplient la fée de
leur rendre leur sort initial, tout en regrettant cette seconde transformation aussitôt qu’elle est
accomplie. La vieille reine meurt deux mois après. La fée revient voir Péronelle et lui propose
trois maris : le premier est vieux, riche, amoureux mais jaloux et cruel ; le second noble, mais
pauvre et malheureux, le troisième est un paysan, comme elle, content de son sort. Comme
Péronelle hésite car elle apprécie les beaux habits et les richesses, la fée lui ordonne de
prendre le troisième et de cesser de vouloir sortir de sa condition.

Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante

La reine Gisèle est très riche et possède un grand royaume. Elle voit tous ses souhaits
se réaliser, mais elle se sent vieillir. Un jeune fille, qui est une fée, se rend à la cour et lui
propose d’échanger leurs conditions. Gisèle commence par refuser, car elle est attachée à ses
trésors et à sa couronne. Mais elle tombe malade et la crainte de la mort la pousse à rappeler
la jeune fille, Corysante. La métamorphose a lieu : Corysante devient reine, mais vieille,
Gisèle rajeunit, retrouve sa beauté et va vivre dans une cabane. Aucune des deux n’est
satisfaite de son sort : l’âge et les douleurs empêchent Corysante de profiter des plaisirs de la
royauté, Gisèle refuse de garder les troupeaux. Corysante propose à Gisèle une seconde
métamorphose. À peine la seconde permutation a-t-elle lieu que la jeune bergère sent les
regrets de Gisèle. Mais Corysante préfère garder ses moutons plutôt qu’être reine.

Histoire d’une jeune rincesse

Un roi et une reine finissent par avoir une fille. Les fées qui assistent à sa naissance
prédisent qu’elle épousera un monstre à onze bouches, ou bien, si elle ne se marie pas avant
l’âge de vingt-deux ans, elle sera changée en crapaud. Quinze ans plus tard, un monstre se
présente au palais. La princesse refuse de l’épouser. Sa mère demande de l’aide à une fée qui
métamorphose la jeune fille en linotte. Le monstre, qui est ogre, menace de manger toute la
cour. La reine se résout à dire la vérité au roi. La jeune fille reprend forme humaine. Arrive
alors à la cour un jeune prince, nommé Aglaor, pourvu d’une bouche à chaque doigt. Il tombe
immédiatement amoureux de la princesse, se bat contre le monstre et lui ôte la vie. Il épouse
la princesse.

Histoire de Florise

Une paysanne prie la fée sa voisine d’assister à la naissance de sa fille, Florise. La


fée lui donne à choisir entre deux destins : soit elle sera belle, spirituelle, reine, mais
malheureuse, soit elle restera paysanne, mais contente de sa condition. La mère de l’enfant
choisit d’abord la première solution. Florise grandit et lorsqu’elle a quinze ans, elle est
remarquée par le prince Rosimond, qui l’épouse. Florise a le plaisir d’être admirée par toute la
cour. À la mort de son père, Rosimond devient roi. Sa mère, Gronipote, ressent une violente

510
jalousie à l’égard de sa bru. Elle en vient même à faire croire au roi que Florise le trompe avec
un gentilhomme. Rosimond fait alors enfermer sa femme dans une haute tour. Elle échappe de
justesse à la mort : la fée qui était présente à sa naissance vient la trouver et lui propose de
garder la vie sauve si elle renonce aux richesses et aux honneurs de la royauté. Florise
accepte, reprend ses habits de bergère et s’enfuit du palais, sans être remarquée. Elle retourne
à son village où elle garde ses moutons, contente de sa condition.

Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile

Alfaroute est un roi bon, juste, vaillant et habile. Une fée lui donne un anneau qui a
le pouvoir de le rendre invisible. Le roi apprend alors les secrets de ses sujets et oblige la fée à
lui donner aussi le pouvoir de se déplacer instantanément. La fée fait pousser dans son dos des
ailes rétractibles. Doué d’invisibilité et d’ubiquité, le roi gagne de nombreuses victoires sur
ses ennemis. Mais Alfaroute n’en devient pas plus heureux, car en découvrant l’intimité de
ses sujets, il se rend compte que tous les hommes sont menteurs et hypocrites et il n’ose plus
faire confiance à qui que ce soit. Pour se consoler, il cherche une femme parfaite. À la cour, il
ne trouve que coquetterie et inconstance. Il tombe amoureux de la fille d’un laboureur,
Clariphile. Il l’épouse et a d’abord confiance en elle. Mais progressivement, sa jalousie se
développe. Il interdit l’accès au palais à la fée, car il se lasse de ses avertissements. La fée
réapparaît auprès de Clariphile sous l’apparence d’un jeune officier. Alfaroute, qui s’est rendu
invisible pour pouvoir épier sa femme, découvre cette dernière dans les bras de la fée,
déguisée en jeune homme. Il en ressent une si violente jalousie, qu’il se rue sur elle avec son
épée et la tue. Lorsque la fée lui révèle la vérité, Alfaroute lui demande qu’elle lui ôte ses
dons funestes et il passe le reste de ses jours dans le remords et la douleur.

Histoire de Rosimond et de Braminte

Rosimond et Braminte sont deux frères que tout oppose : le cadet est aussi beau et
bon que son frère aîné est brutal et désagréable. Braminte invente même une calomnie qui
exile son frère de la maison paternelle. Rosimond rencontre dans une forêt une fée qui lui
donne un anneau magique qui a le pouvoir de le rendre invisible et de lui donner l’apparence
du fils du roi. Sous cette dernière figure, il retourne chez lui, fait enfermer son père dans une
caverne et prend Braminte avec lui. Ils se rendent à la cour, le véritable fils du roi étant captif
chez un peuple sauvage. Rosimond profite de cette absence et prend sa place à la cour. Il
accomplit de grandes missions pour le bien du royaume. Il ordonne à Braminte de se
réconcilier avec son frère. Ayant repris pour un moment son apparence naturelle, il pardonne
à son frère aîné, qui ne change pas pour autant de caractère. Le roi songe à marier le prince
avec l’héritière d’un royaume voisin. La fée lui rappelle alors de ne pas commettre une
imposture. Rosimond part chercher le véritable prince et le libère des sauvages qui le
maintenaient captif. À son retour, il révèle tout au roi qui lui propose tous les honneurs
possibles. Il refuse et préfère retourner dans son village. Il libère son père et demande comme
seule grâce que son frère puisse garder sa charge à la cour. Rosimond redonne la bague à la
fée. Celle-ci informe Rosimond que son frère a cherché à le trahir auprès du véritable prince,
devenu entretemps roi. Elle veut offrir la bague à Braminte, pour le punir. Comme prévu, ce
dernier abuse de ce don, commet toutes sortes de crimes et de trahisons. Le roi finit par
soupçonner que Braminte possède l’anneau de son frère et le piège pour révéler sa
supercherie. Il est alors condamné à mort. Rosimond demande la grâce de son frère, mais elle
lui est refusée.

511
L’Anneau de Gygès

Pendant le règne de Crésus, une jeune homme, Callimaque, issu de la race des
anciens rois, est devenu si pauvre qu’il est réduit à l’état de berger. Un jour, il découvre dans
une grotte, une urne richement ornée dans laquelle se trouve un anneau. Ce dernier a le
pouvoir de le rendre invisible. Callimaque s’approche ainsi du roi, découvre les secrets du
pouvoir. Le jour d’une fête, des tournois sont organisés. Invisible, il monte dans le char du roi
qui traverse les airs, vide. Tout le monde croit à un prodige. Certains pensent que c’est le fait
d’Orodes, un magicien venu de Perse. Callimaque a du ressentiment pour cet homme qui avait
prédit à Crésus que le jeune homme lui serait nuisible un jour et avait donc poussé le roi à
l’exiler. Alors qu’Orodes se vante d’être l’auteur du prodige, Callimaque hésite à tuer le roi. Il
préfère quitter la Lydie et rejoindre la Perse. Callimaque révèle aux Perses et à Cyrus
l’organisation de Crésus et les pousse à l’attaquer. Plus nombreux, mais moins aguerris que
les Perses, les Lydiens perdent la bataille. Crésus déplore son malheur, et regrette de n’avoir
pas écouté Callimaque. Cyrus le laisse en vie. Callimaque devient ambitieux, il acquiert de
grandes richesses, mais reste malheureux car il n’a pas su trouver en lui son bonheur.

Histoire d’Alibée , persan

Cha-Abbas, roi de Perse, décide de fuir l’hypocrisie de ses courtisans et de voyager


incognito pour découvrir les bergers et les laboureurs de son royaume. Il découvre un jeune
berger, Alibée, qu’il décide d’instruire. Il finit par se faire connaître et emmène le jeune
homme à la cour. Les faveurs qu’il y reçoit altèrent sa sagesse et sa modération. Il regrette
alors son ancienne condition. À la mort de Cha-Abbas, son fils, Cha-Sephi, monte sur le
trône. Des courtisans envieux cherchent à tourner le nouveau roi contre Alibée, dont ils sont
jaloux, et lui font croire qu’il vole des meubles et des objets royaux, dont il a la garde. Le roi
veut vérifier ces dires de ses propres yeux et se rend chez Alibée. Il voit que tous les meubles
sont rangés et qu’il ne manque rien. Il voit une porte, fermée par trois verrous. Alibée le
supplie de ne pas entrer et de lui laisser son seul trésor. Le roi ne doute pas qu’il s’agit d’un
larcin. Alibée finit par ouvrir et Cha-Sephi découvre alors la houlette, la flûte et l’habit de
berger d’Alibée, les vestiges de son ancienne condition, qui lui rappellent son bonheur initial.
Touché par la vertu de l’ancien berger, le roi s’indigne contre les courtisans qui ont voulu le
tromper et les chasse de son palais. Quant à Alibée, il est chargé des affaires les plus délicates
du royaume.

Les Aventures de Mélésichton

Mélésichton est né à Mégare et s’est illustré dans les faits de guerre. Il a été contraint
de s’isoler dans une maison de campagne avec sa femme, sa fille, Poéménie et son fils,
Mélibée. Mélésichton s’attache particulièrement à l’éducation de ses enfants, mais il se
lamente de vivre dans la pauvreté. Un jour, alors qu’il va, comme à son habitude, méditer
dans une vallée, il voit en songe Cérès qui l’encourage à travailler, à n’être dépendant de
personne, afin d’atteindre le bonheur. À son réveil, Mélésichton décide de renvoyer tous ses
domestiques et de se mettre lui-même au travail de la terre. Sa femme et sa fille préparent les
légumes, réalisent les vêtements. À force d’économie et de travail, Mélésichton acquiert un
petit pécule qui lui permet d’avoir le nécessaire. L’abondance revient, mais sans le faste. De
nouveau, la déesse Cérès apparaît à Mélésichton et lui délivre la « leçon » du bonheur.

512
Les Aventures d’Aristonoüs

Sophronime, devenu pauvre, s’est isolé sur l’île de Délos. Il passe son temps à
l’étude de la nature et des astres. Un jour, un vieillard, Aristonoüs, aborde son île et lui
demande l’hospitalité. Il raconte à Sophronime son histoire.
Il est natif de Clazomène, en Ionie, de parents pauvres. Dès qu’il a été en âge de
servir, il a été vendu à un homme riche et vertueux, nommé Alcine. Ce dernier lui a appris la
musique, les exercices du corps et la médecine. Il l’a affranchi et l’a envoyé à Damoclès, le
roi de Lyaconie. Le roi lui a donné beaucoup de richesses, mais à sa mort, son fils a exilé
Aristonoüs de la cour. Il est donc reparti en Lycie, espérant retrouver Alcine. Mais il est mort,
dans la pauvreté.
Aristonoüs apprend alors qu’un des fils d’Alcine, Orciloque, est parti sur un bateau
étranger pour mener une vie obscure et qu’il a fait naufrage. Aristonoüs achète les biens
d’Alcine. Il se rend ensuite chez ses parents, à Clazomène et découvre qu’ils sont morts. Il
rencontre ses frères, qui vivent mal et refusent de partager avec lui le petit héritage de leurs
parents : comme Aristonoüs se présente à eux dans des habits simples, ils croient qu’il est
pauvre. Aristonoüs les renie comme héritiers et leur révèle son identité. Il leur donne de quoi
faire fortune dans le commerce de la mer. Ainsi, par leur travail, ils amassent des richesses
considérables. Aristonoüs décide alors de repartir en Lycie, la patrie de son maître disparu.
Un marchand lui a assuré qu’à Délos vit encore un petit-fils d’Alcine.
Aristonoüs demande à Sophronime s’il le connaît. Il est profondément touché par les
propos de son hôte et lui révèle son identité : il est le petit-fils d’Alcine et le fils d’Orciloque,
mort jeune. Aristonoüs emmène alors Sophronime en Lycie, sur les terres de ses ancêtres,
dont il lui fait don. Puis le vieillard repart en Ionie. Il rend visite au jeune homme une fois par
an, jusqu’à sa mort. Sophronime rend les derniers hommages au vieillard, place son urne aux
côtés de celle d’Alcine. Un myrte est né au milieu du tombeau et couvre les deux urnes.

Voyage dans l’île des laisirs

Le narrateur raconte d’abord sa découverte d’une île où tous les délices sont à portée
de main : il pleut du vin, la terre crache une lave de mousse au chocolat. On lui donne même
un nouvel estomac, pour qu’il puisse manger sans être rassasié. Mais ce plaisir permanent
l’ennuie, d’autant plus que les habitants de cette île sont colériques. Le narrateur découvre
alors une île dont les habitants sont au contraire attentionnés, au point d’anticiper sur ses
propres désirs. À peine émet-il un souhait, qu’il le voit réalisé. Dans ce pays, les femmes ont
pris le pouvoir, voyant la mollesse dans laquelle elles ont vu tomber les hommes. Elles
organisent des écoles pour éduquer les filles. De nouveau, cet assouvissement de ses moindres
volontés l’ennuie et le narrateur conclut que les plaisirs des sens avilissent et ne rendent point
heureux.

Voyage de l’île inconnue

Le narrateur raconte son voyage et sa découverte des îles Fortunées. Ces dernières
sont de véritables paradis : tout y est calme, abondance et volupté. On n’a besoin de faire
aucun effort pour voir ses désirs réalisés. On souhaite une peinture d’un objet, il suffit de
présenter ce dernier devant une fontaine pour que l’eau se fige et réalise le tableau. Les eaux
font une musique aussi mélodieuse que de véritables instruments. On construit sans peine des
palais, une eau de jouvence fait rajeunir les plus âgés, les habitants de ces îles emploient
même des étrangers pour penser à leur place. Le revers de ces îles idylliques est qu’il n’y a ni
politesse, ni civilité. Les voyageurs sont ainsi conduits à quitter ces îles paradisiaques à cause
de l’humeur de leurs habitants.
513
FONTAINE-MALHERBE, Jean, Fables et contes moraux en vers .

Le Villageois corrigé

Le frère de Phaëton est misérable et doit pousser sa charrette, conduisant non le


soleil, mais des choux. Alors qu’il se lamente sur son sort, la Fortune l’entend et d’un coup de
baguette magique modifie sa situation. Sa charrette se transforme en berline, le misérable
devient le riche financier Colas. Mais son caractère change également, il devient avare, avide
de dignités, ment sur ses origines. Il est alors victime d’une troupe de voleurs qui le dévalise.
Il se repent et préfère vivre modestement, en limitant ses désirs.

L’Ambitieux et la Mort

Un vieillard cherche les honneurs, le luxe et les dignités. Antropos frappe à sa porte
pour lui indiquer que son heure est arrivée. Le vieillard réussit à persuader la Mort de lui
laisser un jour de plus pour écrire son testament et laisser des bienfaits pour qu’on se
souvienne de lui. Or il profite de ce répit pour briguer le titre de Cardinal. Il agit ainsi comme
s’il lui restait dix ans à vivre. La journée finie, la Mort réapparaît et ne cède pas aux
suppliques du vieillard.

GAUTIER DE MONTDORGE, Antoine, Nadir, histoire orientale, roman


moral et politique applicable aux mœurs du jour .
Ben Abassy est le monarque éclairé de la Perse. Il a un ami, Zaleg, homme vertueux.
Le Bon Roi est amené à mourir. Ben Mahmoud remplace son père, sans avoir reçu
l’éducation nécessaire. La cour d’Ispahan se transforme en théâtre de cabales et d’intrigues.
Alors qu’il se recueille en mémoire de son ami, une voix dit à Zaleg que son propre fils est
l’avenir du pays, mais qu’il doit prendre garde à son éducation. Suivant la prédiction
confirmée par un rêve, il s’installe dans une grotte avec un esclave et son fils, Nadir. Il se met
à cultiver la terre et éduque son fils qui, en grandissant, l’aide dans ses travaux agricoles.
Nadir devient un jeune homme robuste et vif d’esprit. Son père lui apprend l’histoire
de la Perse, les conséquences du fanatisme, les principes de la religion naturelle, la
géographie, les mœurs des pays étrangers, l’art de gouverner, les différents types de
gouvernement. Il prône un état qui mesure sa puissance à la vertu de ses sujets et non à la
quantité de territoires gagnés par la guerre. Cette étude sérieuse est mêlée d’amusements
utiles. Ils étudient les progrès de la nature, les principes du commerce. Nadir apprend à
chasser, observe les animaux qui gémissent devant la mort d’un de leurs semblables. Il
demande à son père les causes des guerres. Pour Zaleg, c’est la notion de propriété qui divise
les hommes.
Zaleg rappelle à Nadir la mission que lui a donnée la Providence, à savoir reprendre
le trône de la Perse et pour cela être capable, comme lui, de maîtriser ses passions. Du haut
d’une colline, Nadir observe Ispahan et le pays. Frappé par l’inégalité des richesses, il veut y
remédier. Zaleg lui montre le palais à gauche d’Ispahan (Versailles), lieu de toutes les cabales
et des calomnies. Il met en garde son fils contre le vice, les flatteries et l’engage à suivre le
chemin de l’honneur. Ils se quittent non sans verser des larmes.
Nadir arrive à Ispahan, il est accueilli par Sorane, l’ami fidèle de Zaleg. Nadir tombe
amoureux de sa fille, Zirma. Mais il doit voyager pour parfaire son éducation. La guerre
éclate. Nadir s’engage dans l’armée. Celle-ci, mal organisée et dirigée par des chefs
incompétents, s’apprête à être vaincue. Les généraux ayant péri dans la bataille, Nadir prend
la tête de l’armée qu’il réorganise. Il négocie la paix avec ses ennemis et rentre à Ispahan où il
reçoit les honneurs militaires.
514
Il reçoit l’accord de son père pour épouser Zirma. Le roi l’appelle à la cour et loue
son courage et son esprit. Il devient ministre et cède petit à petit aux flatteries, oublie son père
qui se meurt. L’âme de Ben Abbassy descend chez les mortels, chasse la mort du corps de
Zaleg et lui redonne espoir. Ce dernier décide d’affronter ses faiblesses et se rend à Ispahan.
Zaleg arrive déguisé à la cour d’Ispahan. Il voit son fils vivre dans le faste et
déléguer ses affaires à des courtisans flatteurs et corrompus. Zaleg parvient à lui faire parvenir
une lettre lui demandant ce qu’il a fait de ses vertus et de ce que lui a appris son père. Nadir
prend alors conscience de ses erreurs. Il voit son père le lendemain et tombe dans ses bras. Il
se ressaisit et rétablit la justice et l’ordre dans le gouvernement, travaille au bien-être matériel
et moral de son peuple. Il parvient à convaincre le roi de ne plus avoir de courtisans mais des
sujets et de vivre plus simplement. Nadir retrouve une vie simple, entouré de son père, de
Sorane et de Zirma. Il voyage ensuite dans le pays et reçoit toutes les marques de
reconnaissance de son peuple. Zaleg et Sorane viennent à mourir. Nadir leur survit un temps
puis meurt à son tour, il sera remplacé par d’autres hommes, d’autres mœurs.

LA VIEVILLE, Le Repentir inutile, conte moral en vers .


Un homme veuf élève ses deux enfants, un garçon et une fille. Lisette est très belle et
se laisse séduire, si bien qu’elle donne naissance à un fils, hors mariage. Son père la renie et la
fait enfermer dans un couvent, faisant de son fils le seul héritier. Mais ce dernier meurt lors
d’un duel. Le père, en proie au chagrin, se rend au couvent et veut faire de sa fille son
héritière. Mais elle est en train de mourir de douleur. Il apprend que sa fille était vertueuse et
qu’elle s’était repentie rapidement de ses péchés. Le père se morfond de douleur et de
remords. Il décide d’élever son petit-fils et d’en faire un honnête citoyen.

LE MARCHAND, Boca
Boca vit au Pérou. Fils d’un sculpteur réduit à la misère, il s’est fait menuisier, mais
passe ses loisirs à fabriquer des petites boîtes en ivoire. Par trois fois, des inconnus lui paient
très cher une de ces boîtes, mais à chaque fois, l’argent se métamorphose en fourmis, en
mouches, en oiseaux ou en araignées. Il fait part de ses mésaventures à ses amis qui lui
vendent l’ivoire. Ces derniers, sensibles au sort de leur ami généreux et vertueux, lui donnent
les matériaux nécessaires à son art. Boca trouve un petit bâton qui lui procure un peu d’argent
quand il le met dans sa poche. Il découvre un billet qui l’invite à se diriger vers l’Orient, sans
jamais s’arrêter sur son chemin. Boca se met en route.
Il monte à bord d’un bateau dont l’équipage est fait d’oiseaux, de fourmis et de
mouches. Après avoir été attaqué par un nuage et par des globes de feu, le navire est
abandonné par les animaux. Boca atteint le rivage et poursuit son voyage à pied, seul. Il
rencontre un vieil homme qui lui promet un trésor s’il s’arrête. Boca, qui s’est déjà fait piéger
par l’apparence des richesses et qui est conscient de la mission dans laquelle il s’est engagé,
ne cède pas à la tentation. Il rencontre une vieille femme qui cherche ses lunettes et lui
demande de l’aider. Une jeune fille l’invite à partager son repas, il passe de nouveau son
chemin. Enfin, il voit une jeune femme attaquée par deux bandits. Malgré son cas de
conscience, il s’arrête et la sauve. Cette dernière le rassure : il ne sera pas puni, dans la mesure
où il a montré de l’humanité et du courage. La dame prend Boca par la main et lui fait
traverser une forêt obscure et effroyable, puis elle le laisse seul. Boca traverse un jardin
magnifique, puis arrive dans un bois de cyprès où il trouve la statue d’une jeune femme qui
parle et lui demande de l’aider. Il doit la porter et la jeter dans une cuve d’eau bouillante. La
statue se métamorphose en femme. Un homme apparaît, il approche une boîte en ivoire de la
bouche de la jeune femme d’où sort une boule d’ambre. La femme se réveille et ordonne à
Boca d’aller dans la salle du trône du palais, en traversant douze salles, sans refermer aucune

515
porte. Il devra alors frapper le trône de son petit bâton. Une fois la mission accomplie, le
palais, qui était jusqu’alors plongé dans le silence, se réveille, trois dames apparaissent, l’une
d’elles est la princesse Abdelassis qui raconte son histoire.

Histoire de la princesse Abdelasis

Abdelasis est la fille du roi de l’île d’Ébène et de la princesse de l’île d’Ivoire. Elle
est protégée par la fée Bienveillante. À sa naissance, pendant la scène des dons, la fée
Envieuse l’a condamnée à épouser son neveu, le prince Quinteux, surnommé le prince Jaloux.
Les deux enfants sont élevés ensemble : pour la protéger des dangers de la jalousie, la fée
Bienveillante laisse ignorer à Abdelasis l’existence des hommes. Elle se lie d’amitié avec
Zineby. Le prince Jaloux ne supporte pas les progrès de la princesse qui le surpasse en talents.
Il doit s’engagé dans la guerre qui oppose les génies et les fées.
Un jour, au bord de la mer, la princesse découvre une magnifique femme évanouie,
déposée là par une tempête. Elle la recueille en cachette et la soigne avec l’aide de Zineby.
Elle se fait appeler Zobéide. Zineby est jalouse de l’affection que lui porte son amie.
Abdelasis, ne comprenant pas l’origine de son penchant, finit par l’avouer à sa marraine la fée
Bienveillante. Cette dernière lui révèle la véritable identité de l’étrangère : il s’agit du prince
Scédy-Assan, qui s’est enfui de son royaume, déguisé en femme. La fée rappelle à Abdelasis,
qu’elle est destinée au prince Quinteux. Alors que le prince est sur le point de partir, le
désespoir de la princesse touche la fée qui les laisse quitter l’île tous les deux et les enjoint de
se marier, dès qu’ils posséderont le royaume du prince, libéré des conjurés. La fée donne à
Scédy-Assan un petit bâton qui doit le protéger et à Abdelasis une boîte d’ivoire dans laquelle
se trouve une boule d’ambre. La boîte protège le corps de la princesse et la boule son âme.
Elle obtiendra, grâce à elle, le don de féerie. Elle laisse à leurs côtés deux génies, Noirgéant et
Calem.
Au moment de leur mariage, Quinteux apparaît. Prise de frayeur, Abdelasis fait
tomber la boîte, la boule d’ambre roule à terre, la princesse réussit à la ramasser et à l’avaler.
Elle est changée en statue et transportée dans un bois de cyprès. En voulant défendre la
princesse, le prince perd le bâton, toute sa suite est métamorphosée en divers animaux.
Quinteux frappe de son anneau magique le trône. La terre s’ouvre et engloutit le prince
Scédy-Assan. Il se retrouve dans un souterrain, sous le piédestal de la statue et croit que la
princesse est morte. Il est attaché sur un bûcher. Quinteux laisse auprès de lui un flambeau
pour qu’il se donne lui-même la mort, quand il sera las de souffrir. Cette aventure ne pourra
prendre fin que grâce à un étranger d’une naissance obscure, mais vertueux, simple, discret et
courageux, capable de sculpter une boîte semblable à celle d’Abdelasis, afin que l’on puisse
l’échanger avec celle que Quinteux a prise. Les deux génies, Noirgéant et Calem, partent en
quête d’un tel homme. Pendant deux ans, un certain nombre de sculpteurs ont entrepris la
mission lancée par Bienveillante, mais aucun n’a eu la force de surmonter les obstacles et tous
ont été métamorphosés en animaux, qui hantent la forêt.
Les insectes que Boca a trouvés dans ses coffres, à la place de son argent, étaient les
habitants de ce royaume, qui auraient pu lui parler et lui expliquer la situation, s’il les avait
interrogés. Seul Boca s’est montré courageux, ferme et vertueux et a franchi les épreuves
jusqu’au bout. Il doit encore descendre dans le souterrain où se situe le prince, marcher sur
des charbons ardents pour les écraser et jeter ensuite le flambeau sur le bûcher. Il exécute ces
ordres. Tout prend feu. La fée rassure Boca et lui annonce que les ennemis des deux amants
viennent de périr. La fée, reconnaissante des qualités de Boca, veut le récompenser. Ce
dernier demande que les habitants du royaume soient désenchantés, qu’ils reprennent forme
humaine et rejoignent leur famille, ce que la fée avait déjà accompli. Il refuse ensuite toute
richesse et préfère vivre modestement. Abdelasis épouse quant à elle le prince Scédy-Assan et
Zineby un seigneur de la cour.

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LE CLERC, J.-P.-M., La Constance inimitable, ou Les Amours de Lindor et
d’Anacréonte, conte moral imité de Marmontel .
Lindor et Anacréonte ont grandi ensemble et à l’adolescence éprouvent de vifs
sentiments. Mais leurs pères les séparent, Ancréonte est envoyée dans un couvent. Le roman
raconte les différentes mises à l’épreuve de leurs sentiments dont témoignent les échanges de
lettres entrecoupées des commentaires du narrateur sur la dureté de la fortune. L’amour
triomphe dans une fin topique.

LEZAY-MARNEZIA, Claude-François-Adrien, L'Heureuse Famille, conte


moral.
Allard, laboureur aisé et neveu d’un prêtre respectable, a épousé Amélie, une fille
issue d’une ancienne maison du Périgord mais réduite à une extrême pauvreté. Les richesses
ont tôt fait oublier à Amélie ses origines et l’ont rendue orgueilleuse et dédaigneuse. Allard
souhaite avoir un enfant afin d’adoucir le cœur de sa femme. Il se passionne pour l’éducation
de son fils, Basile, et cherche notamment à lui apprendre à être heureux, au-delà des honneurs
et des frivolités apparentes. Mais sa mère flatte son orgueil, l’entretient dans le regret d’une
noblesse révolue. Pour lutter contre ce penchant, Allard pousse son fils à multiplier les actions
de bienfaisance, notamment en aidant son voisin malade. Il décide aussi d’« enchaîner » son
fils par les liens de l’amitié et de l’amour, et fait venir un frère et une sœur, Marcel et Julie,
dont Basile tombe amoureux. Mais sa mère s’oppose à leur union faisant sombrer l’ensemble
de la famille dans la mélancolie. Amélie tombe malade ce qui éveille la pitié de son mari et de
son fils. Touchée par leurs soins et leur tendresse, elle prend conscience de ses erreurs. Une
fois rétablie, elle décide, sur les conseils de son époux, d’accepter sa condition de villageoise
et de se rapprocher de ses voisines qui proposent d’organiser un festin en l’honneur de ce
nouveau bonheur individuel et collectif, bonheur qui se transforme en prospérité
économique : Basile, sur les traces de son père, fait fructifier la terre et assure la subsistance
de sa famille, assurant ainsi la descendance. Mais cette prospérité est limitée par la générosité
et l’honnêteté de Basile qui prévoit un fonds de solidarité pour les plus pauvres du village.

LEVESQUE, Louise, Célénie, histoire allégorique par Madame L*** .


Récit cadre : La narratrice explique qu’elle a passé quelque temps à Lyon et qu’elle
est retournée à Paris, en diligence, avec une très belle dame, un officier, un abbé et un
marchand. Le soir, après le dîner, la très belle dame raconte son histoire à la narratrice qui se
propose d’écrire les récits qu’elle va faire.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Histoire de la très belle dame. Orpheline,
Célénie a été élevée par sa marraine, Clarice, et une gouvernante. Alors qu’elle est
adolescente, elles vont au théâtre et Célénie tombe amoureuse de l’acteur principal,
Florimont. Clarice l’embauche comme maître de musique de sa fille. La rusée gouvernante
parvient à piéger les deux amants en les surprenant en pleine nuit, dans la chambre de
Célénie.
Récit cadre : Interruption du récit par la nuit. Ils reprennent tous le voyage le
lendemain. La narratrice voit l’abbé sourire en lisant son bréviaire. Il lui signale qu’il s’agit en
fait d’un livre écrit en latin qui renferme plusieurs histoires très curieuses. Sur sa demande, il
raconte celle qui l’a fait sourire.
Récit enchâssé, deuxième niveau : anecdote racontée par l’abbé, qui explique
pourquoi les jeunes gens ont cessé un jour d’avoir accès au sénat romain.
Récit- cadre : La journée se poursuit.

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Récit enchâssé, deuxième niveau : La nuit, suite des aventures de Célénie. Célénie
a été placée dans un couvent. Mais une jeune fille, Léonore, prend pitié d’elle. Elle lui raconte
à son tour son histoire.
Troisième niveau : histoire de Léonore. Issue d’une riche famille, elle a été placée
au couvent pour avoir refusé d’épouser le Comte que lui destinait son père, car elle est
amoureuse de Léandre.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Une nouvelle pensionnaire arrive dans le
couvent. Célénie reconnaît Florimont. Le soir, au dîner, il lui raconte son histoire.
Troisième niveau : Histoire enchâssée de Florimont : il est issu d’une riche famille
de Gascogne. Après la mort de sa mère, son père s’est remarié et il a eu un autre fils qui est
préféré à Florimont. Il décide de quitter sa famille. Dans une auberge, il rencontre une troupe
de théâtre qui cherche un acteur pour remplacer l’un des leurs. Après une répétition, les
comédiens louent les talents de Florimont et en font leur capitaine.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Clarice retire Célénie du couvent et la ramène
chez elle, puis l’enferme dans une maison isolée, surveillée jour et nuit par la gouvernante.
Célénie surprend une nuit sa gouvernante se métamorphoser en hibou grâce à une pommade :
elle retrouve sa forme initiale en buvant un verre de lait. Célénie se procure la potion
magique, mais se transforme en chienne ; le lait ne fait aucun effet pour rompre le sortilège.
Récit-cadre : La narratrice entend l’abbé et le marchand rire de son histoire, qu’ils
ont prise en cours de route. Elle leur fait des remontrances. Ils discutent sur le rôle du
merveilleux dans la fiction. L’officier propose de raconter une histoire qu’il a lue dans un
livre italien.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Histoire racontée par l’officier. Éraste, fils de
l’empereur Diocletien, est accusé par sa belle-mère d’avoir voulu la déshonorer. Son père le
condamne sans avoir voulu l’écouter. Un philosophe, qui n’ose parler ouvertement en faveur
d’Éraste, raconte une histoire à l’empereur.
Troisième niveau : Histoire racontée par le philosophe à l’empereur. Un riche
marchand tue son chien parce qu’il croit qu’il a mangé son fils, alors qu’au contraire, il l’a
sauvé des morsures d’un serpent. Le philosophe a raconté cette histoire pour faire réfléchir
l’empereur et différer le supplice d’Éraste.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Suite des histoires de Célénie. Célénie
transformée en chienne est adoptée par Albert, un riche seigneur. Comme elle passe son
temps à lire, les paysans la prennent pour une sorcière et veulent la brûler vive. Son maître la
sauve in extremis, et elle parvient à s’enfuir. Elle est recueillie ensuite par des brigands puis
par la fille d’une pauvre paysanne, Annette, qui l’appelle Fidèle. Un jour, la jeune fille se fait
enlever par des chasseurs. Célénie se retrouve ensuite dans le château d’une coquette,
Camille. Un voisin décide de monter une pièce de théâtre avec des amis. Célénie assiste aux
répétitions.
Insertion d’un dialogue théâtral : Lusinde et Philis. Lusinde est la caricature de
Camille qui se vante d’avoir dix amants qu’elle raille et critique. Philis l’invite à ouvrir les
yeux, et à reconnaître ses erreurs et cherche à la mettre en garde contre une mauvaise
réputation.
Après avoir entendu une voix en songe l’exhortant à passer des épreuves pour se
perfectionner et voir se réaliser ses vœux, Célénie poursuit son voyage. Au service d’un
« opérateur », à qui elle permet de gagner beaucoup d’argent grâce à ses tours, elle retourne
chez Clarice. Cette dernière fait manger de l’absinthe à la chienne qui retrouve sa forme
initiale. La gouvernante a été arrêtée et elle est morte en prison après avoir révélé à Clarice les
modalités à suivre pour rompre le sortilège. La marraine de Célénie est très malade et meurt
avant de lui avoir révélé sa naissance. Célénie hérite d’une grosse fortune complétée par
l’héritage d’un oncle de Clarice qu’elle doit aller chercher à Lyon. Auparavant, elle se rend à
Paris. Dans une église, elle rencontre Annette, en riche apparat. Elle lui raconte son aventure.

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Troisième niveau : Histoire d’Annette. Après avoir été enlevée par les chasseurs,
elle a été recueuillie par un marquis, qu’elle a épousé.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Célénie poursuit son histoire : lors de son
voyage vers Lyon, elle s’arrête dans une ville et un carrosse la renverse : c’est Florimont. Plus
rien ne s’oppose à leur mariage.
Récit-cadre : Ils arrivent enfin à Paris, la narratrice assiste à leur mariage. Le temps
de la narration rejoint le temps de la diégèse.
Ellipse temporelle symbolisée par une page blanche
Après le mariage de Célénie, la narratrice n’a plus eu de nouvelles de la jeune fille.
Elle a poursuivi ses voyages jusqu’au Havre où elle s’est installée. On la prévient qu’un
vaisseau est arrivé au port, elle s’y rend et rencontre de nouveau Célénie qu’elle accueille
chez elle. Cette dernière lui raconte ses aventures.
Suite de l’Histoire de Célénie : Deux ans après leur mariage, ils ont décidé de partir
pour Londres. Là, Célénie a rencontré Madame Horrisson et Milord Mauderlaure qui a
beaucoup d’affection pour elle. Il voit une bague que possède Célénie et qui contient son
protrait. Il possède le même bijou où se trouve le portrait de Clarice. Milord Mauderlaure est
le père de Célénie.
Récit-cadre : Célénie aurait continué à raconter ses aventures, mais on les sert à
table. Un jeune garçon de 13 ans apparaît, les larmes aux yeux. Il leur raconte son histoire.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Histoire du jeune garçon. Il est ballotté entre son
père, un maître d’école peu fortuné mais joueur et ambitieux, qui s’est fait passer pour un
seigneur, et sa mère, riche comtesse qui l’a abandonné quand elle s’est rendue compte du
mensonge de son père. Il s’est rendu à Paris pour quitter la France.
Récit-cadre : Suite des aventures de Célénie. Milord Mauderlaure la fait venir chez
lui, avec Florimont. Elle voit un tableau représentant un vieil homme montrant un vaisseau et
un chat. Madame Horrisson entreprend de lui en raconter l’histoire.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Histoire de Richard Woitinton.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Histoire de Milord Maiderlaure et Clarice. Il a
rencontré Clarice, en Normandie. Mais son père s’opposait à leur union. Sur les conseils d’un
de ses amis, il est parti pour Paris, pour faire croire à son désintérêt pour la jeune fille. Mais il
se rend compte que son ami l’a trahi et souhaitait épouser Clarice. Il l’a enlevée et ils se sont
installés dans son pavillon à la campagne ; elle est tombée enceinte. Après avoir tué le traitre,
Milord s’est réfugié en Angleterre, où il a oublié peu à peu Clarice. Il y a deux ans qu’il est
veuf et se repent de son ingratitude. Il se préparait à retourner en France pour réparer ses
méfaits lorsqu’il a rencontré Célénie.
Récit enchâssé, deuxième niveau : Histoire des aventures de Madame Horisson.
Vaine et orgueilleuse, elle refusait toutes les avances. Jusqu’au jour où elle rencontre
Maiderlaure et en tombe amoureuse. Mais ce dernier ne fait pas attention à elle. Elle épouse
un bourgeois, piquant à vif la jalousie de Maiderlaure. Elle est atteinte de la petite vérole et
devient difforme. Elle s’exile à Londres, où Maiderlaure vient s’installer à côté de chez elle.

MARMONTEL, Jean -François, Contes Moraux .

Les Quatre flacons ou Les Aventures d’Alcidonis , de Mégare

La fée Galante préside à la naissance d’Alcidonis auquel elle donne le don de plaire.
À l’âge de ses 15 ans, son père l’envoie à Athènes. Il rencontre Séliane et en tombe
amoureux, malgré les conseils de son père qui l’invite à fréquenter le Cirque et le Pyrée plutôt
que les femmes. La Fée Galante lui apparaît en songe et lui donne quatre flacons pour qu’il
apprenne à aimer. Grâce à la potion contenue dans le premier, il s’enflamme pour Séliane.
Mais la passion de cette dernière est éphémère, elle se lasse du jeune homme et le congédie.
519
Alcidonis se met alors à fréquenter les milieux mondains d’Athènes et boit le contenu du
flacon rose qui suscite chez lui un désir frivole et inconstant. Il fréquente alors plusieurs
femmes, sans trouver le véritable amour. Alcidonis étudie la philosophie avec Ariste un
académicien, qui vient à mourir. Le jeune homme courtise alors la veuve de son maître,
Thélésie, qui refuse toutes ses avances. Il goûte le liquide du flacon bleu. Thélésie refuse de
s’unir à Alcidonis tant que son propre père est encore esclave. Elle écrit alors au maître de son
père et l’implore de le libérer. Un esclave intercepte la lettre, en informe Alcidonis qui libère
le père de Thélésie. S’ensuit une scène de reconnaissance, où le père révèle qu’Alcidonis est
son bienfaiteur. L’union de Thésélie et d’Alcidonie peut avoir lieu.

Le Scrupule ou L’Amour mécontent de lui -même

Bélise vient de perdre son mari et déplore les années de mariage passées dans
l’ennui, la dissimulation et l’esclavage. Elle se met en quête de l’amour, mais cherche un
amour éternel et idéal et veut se mettre à l’épreuve pour distinguer « l’illusion de la réalité ».
Le premier homme qu’elle rencontre est un jeune magistrat qui donne, malencontreusement,
un coup de pied au chien de Bélise. Celle-ci ressent plus de pitié pour son animal que pour le
jeune homme. Elle en déduit que son amour n’est pas suffisant. Elle rencontre un jeune
militaire, Lindor, fier de sa personne. L’amour finit par se développer entre eux mais la guerre
appelle le jeune homme. Ils s’envoient des lettres enflammées jusqu’au jour où un confident
jaloux propose à Lindor de mettre Bélise à l’épreuve et de lui annoncer qu’il a perdu un œil.
L’idée de voir son amant défiguré conduit Bélise à rompre avec lui. Ce dernier lui avoue qu’il
a bien ses deux yeux. Rongée par le remords, elle décide de renoncer au monde et s’isole à la
campagne. Elle y rencontre le comte de Pruli, un philosophe. Bélise veut faire comme lui,
devenir bienveillante à l’égard des autres et s’instruire. Elle atteint ainsi une sorte de sérénité.
L’amour se développe progressivement, chacun acceptant les qualités et les défauts de l’autre.
Bélise et le comte organisent leur vie quotidienne entre la campagne et la ville, pour éviter
l’ennui.

Le Mari Sylphe

Élise a été élevée dans la croyance que les hommes et les femmes sont des ennemis.
Elle est persuadée qu’elle ne s’est mariée que par complaisance et refuse d’éprouver quelques
sentiments que ce soit pour son époux. Friande de fictions, elle se passionne pour les fables
des sylphes si bien qu’elle finit par en rêver et prendre ses rêves pour la réalité. Profondément
émue devant un opéra, elle finit par inquiéter Justine, sa servante, qui déplore qu’elle ne
ressente de telles émotions que fictivement. La confidente en parle au marquis de Volange,
l’époux d’Élise. Ce dernier propose de monter un stratagème : il se fera passer pour le sylphe,
prenant le nom de Valoe, qui signifie « tout âme ». Commençant prudemment par installer du
parfum de rose, Volange en vient à nouer conversation avec Élise en pleine nuit. La belle
saison arrive, Volange propose à sa femme d’aller à la campagne. Elle enjoint le sylphe de se
présenter à ses yeux. « Le roi des airs » accepte d’apparaître, mais sous l’apparence de son
mari. Il presse Élise de lui accorder ses charmes, mais celle-ci reste fidèle. Volange, touché
par la droiture de son épouse, lui révèle le stratagème.

Heureusement

La vieille marquise de Lisban s’entretient avec l’abbé de Châteauneuf sur la vertu


des femmes. Les aventures amoureuses de la marquise, ses expériences passées vont servir
d’exemples à la réflexion. Elle commence par déplorer la condition des femmes dans le
mariage, leur soumission à un mari qu’elles n’aiment pas, et leur obligation de fidélité. Sa
520
première aventure eut lieu avec le comte de Palmède, un ami de son mari, à qui elle a avoué
ne pas aimer son époux. Elle s’est montrée froide et distante, jusqu’à ce qu’il lui prenne la
main. Mais il l’a vexée : il préférait une galante à une coquette. La marquise a rencontré
ensuite un jeune chevalier qui lui a fait la cour. Mais cachée dans son cabinet, elle s’est
rendue compte qu’il profitait de son absence pour courtiser une de ses servantes, Louison. La
marquise et son mari sont partis à la campagne, dans leur maison de Corbeil. Le marquis a
demandé à un de ses voisins de réaliser un portrait de leur couple. Le peintre a fait appel à un
jeune abbé pour servir de modèle pour représenter la figure de l’Hymen. La marquise ne reste
pas indifférente aux charmes du religieux, si bien que le peintre le fait changer de place pour
susciter une vive émotion sur le visage de l’épouse. Le petit abbé, c’était l’abbé de
Châteauneuf.

Les Deux Infortunées

La marquise de Clarence s’est retirée au couvent de Cl… et y rencontre Lucile dont


la peine l’attriste. Elles se lient d’amitié et finissent par se raconter ce qui les a amenées à
rentrer dans les ordres. Lucile commence par faire le récit de ses mésaventures. Amoureuse
éperdue, elle filait le parfait bonheur avec son amant jusqu’au moment où leurs parents
respectifs se sont querellés et ont eu un procès, ce qui a conduit la mère de Lucile à la placer
dans un couvent. La marquise raconte à son tour ses mésaventures : elle filait elle aussi le
parfait amour, lorsque son mari s’est laissé aller aux frivolités du monde et l’a peu à peu
abandonnée. Elles se rendent compte qu’il s’agit du même homme et décident de se faire
nonnes.

Tout ou Rien

Une jeune veuve, Cécile, veut se remarier. Éraste, qui est amoureux d’elle, discret et
naturel, ne reçoit que son amitié, tandis que Floricourt, pédant et beau parleur, la séduit car
elle est aveuglée par son assurance et son charisme. Ils se rendent tous les trois à la campagne,
Éraste étant accompagné par Artenice. Cécile se rend progressivement compte que l’amitié
qu’elle a pour Éraste est en fait de l’amour, ou plutôt elle apprend à connaître Floricourt et
perd ses illusions, elle est éclairée et découvre son véritable caractère : moqueur, pervers et
violent (il cherche même à étouffer son serin). Éraste détrompe Artenice, avoue la vérité de
ses sentiments pour Cécile et se fait philosophe en reconnaissance de la nature frivole et
inconstante de l’homme.

Le Philosophe soi -disant

Clarisse vit à la campagne, entourée d’une compagnie de mondains. Ils se demandent


ce qu’est un philosophe. La jeune femme en distingue deux sortes : ceux qui n’ont rien de
singulier, les plus simples de tous les hommes et ceux qui sont « bizarres ». Elle fait la
rencontre du sentencieux Ariste qui définit la philosophie comme la science du bien et du mal,
la sagesse qui cherche à faire des heureux. Lucinde lui répond de manière ironique et
provocatrice que selon cette définition la galanterie serait philosophie. Le jeune philosophe
trouve son bonheur en ne dépendant de personne, en vivant de peu, en disant tout ce qu’il
pense, en cherchant à rendre les autres heureux, mais en méprisant le désir. Il passe pour un
ridicule misanthrope et ses contradictions éclatent au grand jour : végétarien, il déplore
l’immolation des animaux pour le repas, mais se rue sur les viandes du banquet ; il prône la
modération et la mesure, mais s’enivre à l’excès ; éclairé sur la nature humaine, il refuse de
transmettre son savoir et de se dégrader au contact d’une société viciée. Ariste se retrouve tout
seul, tandis que la société s’amuse à ses dépens. Clarisse, jeune veuve, s’apprête à se remarier
521
avec Cléon, au grand dam d’Ariste, auquel les membres de la société s’apprêtent à jouer une
comédie d’amour. La Présidente lance un défi aux jeunes femmes : c’est à celle qui fera céder
le philosophe la première. Dénigrant d’abord le luxe et le confort, le philosophe prend
progressivement goût aux parures et aux parfums, se montre volontiers coquet. La Présidente,
lui avoue qu’elle cherche un mari et parvient à le séduire grâce à ses dix mille écus de rente.
Ariste laisse en « grand seigneur » Clarisse à Cléon, provoquant l’étonnement de tous. La
Présidente fait apparaître le philosophe enchaîné par une laisse, et révèle son caractère
intéressé et sa cupidité, provoquant l’hilarité générale. Dès lors, Ariste se complait dans sa
misanthropie ridicule et sa misogynie.

La Bergère des Alpes

La marquise de Fonrose et son mari rentrent en France d’un voyage en Italie. La nuit,
alors qu’ils cherchent un refuge, ils rencontrent, sur le bord d’un chemin, une jeune paysanne,
Adélaïde, dont la beauté les attire. Ils sont admiratifs de ses manières et de ses paroles. Elle
les conduit chez un couple de vieillards. Ces derniers leur expliquent qu’ils l’ont recueillie et
qu’elle se dévoue corps et âme pour les rendre heureux. Pourtant, ils l’ont souvent surprise en
train de pleurer. La marquise de Fonrose propose à la jeune vertueuse de les suivre, de vivre
dans des conditions plus adaptées à sa nature, mais elle refuse.
De retour chez eux, ils se dépêchent de raconter leur découverte à leur fils. Celui-ci,
extrêmement touché par la vertu de la jeune fille, décide de tout quitter, de se faire passer pour
un jeune pâtre, afin de la rencontrer. Sous les vêtements d’un pasteur, il garde un troupeau, et
finit par la rencontrer. C’est d’abord la musique qui les rapproche : il sait merveilleusement
jouer du hautbois, elle chante divinement. Profondément émus par l’harmonie de leur concert,
ils finissent par entrer en conversation. Adélaïde lui confie son malheur. Amoureuse éperdue
du comte d’Orestan, elle l’a épousé malgré le refus de ses parents. Elle l’a retenu quelques
jours, alors qu’il devait se rendre sur le champ de bataille. Déshonoré, il est revenu auprès
d’elle pour se donner la mort. Depuis ce jour, elle pleure la perte de son mari sur son tombeau
de pierre. Le jeune Fonrose refuse de révéler ce qui l’attriste. Deux mois passent. Adélaïde ne
supportant plus de voir l’accablement du jeune homme le pousse à révéler son malheur. Ce
dernier lui révèle son amour, qu’il sait impossible. Profondément touchée, Adélaïde décide de
faire prévenir ses parents qui le croient mort. Le marquis et la marquise se rendent derechef
chez le vieillard qui les avait accueillis. Adélaïde leur expose la situation et demande au jeune
Fonrose de trancher : soit il renonce à elle, soit il accepte de posséder une femme qui ne
pourra l’aimer autant qu’il l’aime. C’est cette dernière solution qui sera suivie, faisant
d’Adélaïde, une « femme intéressante et respectable jusque dans son infidélité ».

La Mauvaise Mère

M. Carandon, un homme de bien, meurt, laissant une fille pleine d’orgueil, mais sans
fortune. Un négociant, se sentant redevable de la bonté de l’intendant, épouse sa fille. Ils ont
deux enfants. La mère monte aux nues son aîné, qui lui ressemble, tandis qu’elle multiplie les
humiliations vis-à-vis du cadet, Jacquaut. Après des études au collège, ce dernier part pour les
Antilles où il fait fortune, tandis que le premier, nommé M. de L’Étang, entre dans le monde.
Infatué de sa personne, il dilapide sa fortune auprès de ses maîtresses puis dans le jeu. La
mère tombe malade, dans l’indifférence de son fils préféré. Jacquaut l’apprend, vend ses biens
et se précipite au chevet de sa mère. Celle-ci prend conscience de son erreur, reconnaît son
fils et décide de partir avec lui aux Antilles pour assister à son mariage.

522
Soliman II

Soliman II a épousé son esclave au mépris des lois des sultans, mais il s’ennuie.
Arrivent à sa cour trois esclaves européennes, dont l’une est particulièrement belle, Elmire.
Elle implore la grâce du sultan qui la met à l’épreuve. Au bout d’un mois de délicatesse et de
galanterie, elle refuse de partir et de regagner sa liberté. Ils jurent de ne jamais se séparer.
Mais progressivement, l’ennui gagne de nouveau Soliman. Pour se distraire, il fait venir une
esclave de la patrie d’Elmire, Délia : elle est musicienne et chante les victoires de Soliman.
Elmire éprouve une vive jalousie, regrette de n’avoir pas les mêmes dons que Délia pour
exprimer son amour pour Soliman et repart dans son pays. Soliman est alerté par les
extravagances d’une de ses esclaves qui refuse de se plier aux règles du sérail. Il tombe sous
le charme de Roxelane. Elle se montre franche, remet en cause les habitudes sociales et veut
apprendre à Soliman à aimer. Elle prend vite de l’ascendant sur le sultan et souhaite qu’il
l’épouse pour pouvoir régner avec lui. Elle finit par le convaincre et ils se marient.

Alcibiade ou Le Moi

Alcibiade a tout pour plaire, et cherche une femme qui l’aimerait pour lui-même. Il
fait alors l’épreuve de plusieurs sortes d’amour, rencontre une coquette, une inconstante, une
ambitieuse, une femme philosophe, l’épouse d’un magistrat, et enfin une courtisane. Abattu
par ses échecs successifs, Alcibiade va voir son ami Socrate qui moque sa prétention ridicule
à vouloir être aimé pour lui, lui explique que les femmes cherchent dans l’amour leur propre
bonheur et font le leur et celui des hommes en même temps.

Lausus et Lydie

Mézence est un tyran qui règne sur Tyrrhène. Il est le vainqueur de la guerre qui
l’oppose au roi de Préneste. En échange de la paix, il souhaite épouser sa fille, Lydie. Mais
son fils, Lausus, en tombe éperdument amoureux dès qu’il la voit. Il propose à son père de
l’épouser. Ce dernier feint de se maîtriser mais fait exiler son fils à la frontière de son état. Ce
dernier, prisonnier, écrit une lettre enflammée à Lydie : son ami Phanor, qui en est le
messager, est arrêté et emprisonné. Mézence prépare ses noces avec Lydie et organise des
fêtes barbares : le prisonnier, Phanor, devra se battre contre un lion dans l’arène. Lausus, ne
voyant pas revenir Phanor s’inquiète et décide de gagner la cour de son père. Il prend l’allure
de l’esclave qui garde la prison pour voir Phanor et le convaincre de lui céder sa place dans
l’arène. Lausus commence à se battre contre le lion, quand Phanor prévient Mézence que c’est
son fils qui risque sa vie dans l’arène. Le tyran se précipite auprès de lui et tue héroïquement
le lion. Il finit par accepter le mariage entre Lausus et Lydie.

MATON, Alexis, Mikou et Mézi, conte moral, avec plusieurs pièces


fugitives en vers .
Acrimant est un tyran, bien considéré car il est riche. Il a acquis cette fortune en
ruinant les autres. Son fils, Mikou, déplore que les puissants, seuls en état de faire le bien,
trouvent si peu l’occasion de le faire. Il refuse toutes les femmes que lui propose son père et
tombe amoureux de Mezi, dont le père a vivement lutté contre la tyrannie d’Acrimant. Ce
dernier craint que les livres d’Europe, que Mikou dévore, ne lui gâtent l’esprit car il ne parle
que de liberté, de patriotisme, d’égalité. Mikou abandonne son héritage pour se marier avec
Mezi. Tombés dans la misère, les deux amoureux sont contraints de travailler la terre. Puis,
dépossédé de tout territoire, Mikou est amené à braconner. On l’arrête. Après son procès, il se
fait écrivain public. Chaou-Naraïe, le roi de Juthia, gagne la guerre contre Acrimant, redonne
523
à Mikou ses terres. Le bonheur individuel de Mikou s’accompagne d’un bonheur collectif, la
nouvelle société se fondant sur les valeurs de simplicité, de travail, de justice et de respect
mutuel.

Mon embarras, conte moral

Un financier raconte comment il a consacré sa vie aux rapines, aux escroqueries et


comment, en vivant une vie plus simple et plus modeste, il est devenu plus heureux.

MERCIER, Louis -Sébastien, La Sympathie, histoire morale .


Charidème devient orphelin de mère à l’âge de deux ans. Son père se remarie, a de
nouveaux des enfants. La marâtre de Charidème lui fait vivre l’enfer, il est humilié par ses
frères. Il décide alors de s’engager dans l’armée. Sur le chemin, il rencontre un officier, âgé
d’une vingtaine d’années de plus que lui. Dès qu’ils se voient, ils sentent une amitié mutuelle.
L’officier, Mondor, l’accueille dans son château, où vit avec lui sa nièce, Élise. Charidème
accompagne Mondor auprès des misérables qu’il soigne, l’aide à travailler la terre avec ses
paysans. Grâce au travail, à la rencontre avec autrui et aux conseils de Mondor, Charidème
reprend ainsi confiance en lui et en l’humanité, tombe amoureux d’Elise qu’il épouse.

MILCENT, Jean -Baptiste-Gabriel-Marie de, Azor et Zim éo, conte moral .


Le « vieux de la Montagne » a une forte ascendance sur l’ensemble des souverains
d’Asie et d’Europe. Azor, un soldat qui revient de la guerre contre les Chrétiens, tient captive
une belle esclave, Zilia, dont il tombe amoureux. Lors d’une tempête, son bateau est jeté sur
un banc de sable sur les côtes d’Arménie. L’équipage périt dans une tempête, ils se retrouvent
tous les deux dans ce nouveau jardin d’Eden : ils passent leur temps à la chasse, à la cueillette
et à l’amour. Un jour Zilia disparaît mystérieusement, laissant Azor dans une peine profonde.
Il décide de repartir, et de retourner aux ordres de son prince.
Zimeo, son meilleur ami, est emmené dans le pays des Houris. Il découvre son
propre visage dans l’eau de source et aperçoit une nymphe voilée dont il tombe amoureux.
Mais elle se dérobe à sa vue tout en lui donnant rendez-vous dans une grotte. Là, elle lui
avoue que ce qu’il vit n’est qu’un simulacre, un songe censé lui donner l’idée de la
« béatitude céleste ». Elle l’emmène dans la forêt et dérange quelques pierres, laissant
apparaître une faille qui les conduit dans un souterrain. Une fois à l’air libre, elle lui lance un
défi : soit il l’aime de tout son cœur, et elle lui délivre d’autres vérités, soit il ne l’aime pas et
elle est prête à se précipiter du haut des rochers. Il lui jure son amour. Elle lui donne l’ordre
de rejoindre ses compagnons, et de trouver un moyen pour la libérer de ce lieu. Elle lui donne
un délai de trois jours. Elle lui avoue son amour pour un autre : elle l’a séduit pour qu’il l’aide
à s’évader. Dépité, il l’assure de nouveau de son amour et lui promet qu’il trouvera une
solution pour la libérer. Il rejoint ses compagnons et Azor à qui il raconte son aventure. Son
ami décide d’emmener Ziméo sur le lieu de son idylle avec Zilia. Ils trouvent le voile laissé
par la Nymphe, mettent en place un système de cordage pour lui permettre de descendre dans
leur canot. Arrivés sur l’île, Zilia reconnaît Azor et s’évanouit. Azor, lui aussi l’a reconnue et
plonge dans une tristesse profonde. Ziméo les voit enlacés dans un bosquet et ne supporte pas
cette vue, il se précipite sur Zilia et la tue. Azor, de rage, se précipite sur son ami et le tue. Il
prend alors Zilia dans ses bras et se précipite dans les flots.

524
MONTESQUIEU, Lettres persanes (1721).

Arsace et Isménie

Récit-cadre : L’histoire se passe en Bactriane. À la mort d’Artamène, sa fille,


Isménie, monte sur le trône. Aspar, le premier eunuque du pays, dirige les affaires. La paix est
rétablie. Dix ans plus tard, le roi d’Hyrcanie déclare la guerre à Isménie, pour avoir refusé de
se marier avec lui. Un soldat nouvellement arrivé fait prisonnier l’ennemi d’Isménie. Aspar
remarque que ce courageux étranger refuse les honneurs et sa peine paraît inconsolable. Une
fête est organisée pour célébrer la victoire. Isménie paraît également plongée dans une
profonde tristesse. Sur l’insistance d’Aspar, l’étranger finit par lui raconter sa vie.
Récit enchâssé : Arsace, l’étranger, est un jeune prince né en Médie. À quinze ans, il
est tombé follement amoureux d’Ardasire. Mais son père le destine à la fille d’un roi voisin. Il
ne peut refuser cette union. Ardasire en ressent une profonde peine et veut se donner la mort.
Les deux amants parviennent à s’échapper et des domestiques les rejoignent. Ils vivent
d’abord pauvrement des bienfaits de la nature. Ils s’installent ensuite dans la Margiane. Là
leur apparaissent, par magie, un palais et des richesses.
Récit-cadre : Aspar s’étonne de ce que lui raconte Arsace, mais il le croit volontiers
sincère. Arsace poursuit son récit.
Récit enchâssé : Bien qu’il coule des jours heureux auprès d’Ardasire, Arsace
commence à s’ennuyer et l’ambition le gagne. Il rejoint le roi qui l’accueille en grandes
pompes. Un ennemi vient attaquer la frontière du pays. Alors que les conseillers du roi
l’incitent à céder devant leur ennemi, Arsace se montre courageux et exhorte tous les hommes
à résister. Il assure leur victoire. Ardasire lui écrit une lettre et lui reproche de l’oublier.
Arsace songe à la faire venir à la cour, mais sa jalousie le freine. De dépit, Ardasire renvoie
tous ses domestiques, et se fait passer pour la princesse du pays des Hyrcaniens. Elle fait
enlever Arsace, qu’elle fait vêtir en femme. Ardasire tend un piège à Arsace pour éprouver sa
fidélité. Il résiste un temps, mais finit par céder aux charmes de celle qu’il prend pour la
princesse hyrcanienne. Ardasire en éprouve une profonde colère, mais Arsace lui montre qu’il
est resté fidèle à sa beauté. Ils coulent des jours heureux. Le jeune prince tire de son
expérience des maximes sur le bonheur individuel et collectif.
Le prince des Hyrcaniens fait enlever Ardasire. Arsace se déguise de nouveau en
femme et fait fuir Ardasire dans un pays lointain. Sous les vêtements de femme, le prince des
Hyrcaniens le prend pour Ardasire. Arsace parvient à s’enfuir avec un de ses esclaves. Il
réussit à rejoindre celle qu’il aime. Celle-ci, croyant que son amant l’a abandonnée, a
ingurgité du poison. Elle expire dans les bras d’Arsace. Ce dernier veut se venger. Lorsqu’il
apprend que le fils du roi des Hyrcaniens a attaqué la Bactriane, il s’engage tout de suite dans
l’armée et se montre courageux.
Récit-cadre : Aspar reconnaît le mari d’Isménie. Il l’avait fait élever dans le pays
des Médés, sous le nom d’Ardasire. C’est lui, le génie qui leur a donné les richesses dont ils
ont eu besoin. Le premier eunuque apprend au peuple que leur reine est morte et qu’il a fait
venir sa sœur jumelle d’Asie. Cette dernière reçoit Arsace, qu’elle reconnaît. Ils dirigent
ensemble le pays, avec justice et sagesse. Arsace fait la paix avec le roi d’Hyrcanie. Le roi de
Médie cherche à convaincre ce dernier de faire la guerre contre la Bactriane. Mais il reste seul
contre les alliés d’Arsace et déclare la guerre au roi de Bactriane. Arsace est fait prisonnier.
Isménie vient supplier le roi de Médie de garder sauf son amant, et lui propose de mourir à sa
place. La fille du roi de Médie, qui avait été autrefois promise à Arsace, voit Isménie et en
éprouve une profonde jalousie. Elle va voir Arsace, lui rappelle son amour et l’aide à s’enfuir.
La princesse de Médie veut tuer Isménie. Mais cette dernière se donne elle-même la mort en
apprenant qu’Arsace a pu s’enfuir, grâce à la princesse : elle croit que son amant l’a trahie.
Arsace arrive en Bactriane. Aspar l’informe qu’Isménie est partie en Médie pour le sauver.
525
Un messager leur apprend sa mort. Le roi de Médie propose à Arsace sa fille en mariage. Le
jeune roi accepte pour assurer la paix de son pays. Il rétablit l’ordre en Bactriane, insuffle du
courage à ses concitoyens. Une fois le pouvoir consolidé, il se tue d’un coup de poignard,
comme Isménie.

MURAT, Henriette-Julie de Castelnau de (comtesse de), Histoires sublimes


et allégoriques, dédiées aux fées modernes .

Le Roy Porc, histoire

Dans un pays lointain, un roi vient d’épouser une reine. Cette dernière aime se retirer
à la campagne et se promener seule. Un jour, elle s’assoit au bord d’une fontaine et s’assoupit.
Trois fées, qui viennent d’un festin, lui font chacune un don : la Fée Bienfaisante lui prédit
qu’elle concevra la nuit-même le Prince le plus beau et le plus accompli, la fée Tranquille
donne à ce prince le don de tendresse et de galanterie, la Fée Rancune (qui a un peu trop bu)
souhaite que ce prince naisse cochon et qu’il garde cette forme jusqu’à ce qu’il ait épousé
trois femmes. La reine feint une fausse couche et cache l’enfant à la campagne. À ses quinze
ans, la Fée Bienfaisante l’emmène, la nuit, dans son palais, où il apprend la galanterie et se
divertit ; le jour, il retourne dans son étable. Une nuit, il tombe amoureux d’une grisette
(femme de basse condition), amie de la Fée Bourgillonne. Il parvient à convaincre la Fée sa
marraine d’accepter son mariage. La nuit de ses noces, il trouve à la place de la jeune fille une
poupée en carton. Il tombe ensuite amoureux d’une deuxième grisette. Il réussit de nouveau à
convaincre la fée d’organiser son mariage. Mais au lieu d’une poupée, il trouve à la place de
la jeune fille un gros chat qui lui échappe. Il tombe dans un profond désespoir. La fée
Bienfaisante lui fait boire de l’eau du Fleuve d’Oubli, ce qui l’apaise.
Une nuit, il se promène seul au bord d’un grand canal et voit une carpe qui le conduit
jusqu’à une île. Un nain l’accueille et l’amène dans une grotte. Près d’une roche, deux trous
lui permettent de voir une scène d’intérieur : il voit la chambre d’une princesse. Il comprend
qu’elle a été enlevée et doit épouser le Fleuve Pactole. Mais elle est en proie à une profonde
tristesse car elle est tombée amoureuse d’un beau prince dont elle a trouvé le portrait. Le
prince se rend compte qu’il s’agit de son propre portrait. Mais il doit repartir dans le palais de
la Fée Bienfaisante avant le lever du jour. La carpe, qui l’a informé de l’identité et de la
situation de la princesse, lui permet ensuite d’entrer dans sa chambre. Le prince fait part de sa
découverte à sa marraine. Celle-ci se rend chez elle et souhaite l’enlever. Mais la fée Rancune
la devance et l’enferme dans une tour d’aimant d’une hauteur illimitée. La fée Bienfaisante
parvient à se glisser à l’intérieur en se transformant en hirondelle. Elle aide ainsi la princesse
Ondine à se sauver, elle est aussi métamorphosée en hirondelle. Sur ces entrefaites, la fée
Tranquille, sœur de Bienfaisante, est allée prévenir le roi et la reine du mariage de leur fils.
Les noces ont lieu. Le fleuve Pactole, de dépit, se transforme en un petit ruisseau.

L’Isle de la magnificence ou La Princesse Blanchette

Récit-cadre : La reine Plaisir, vit sur une île, sur laquelle on ne peut se rendre que
par des moyens surnaturels (monstrueux poissons, char volant,..). Ses sujets l’aiment avec
passion car elle s’attache à faire le bien et aide ceux qui en ont besoin. Elle assiste à la
naissance de trois garçons. Une voisine vient d’avoir trois filles. La fée leur propose de
prendre les six enfants avec elle. Elle nomme les trois garçons : Esprit, Mémoire et
Entendement ; les trois filles : Félicité, Histoire et Prudence. Elle les fait élever, filles et
garçon séparés. À leurs quinze ans, elle les fait se vêtir richement et fait choisir à chaque
garçon la fille qu’il préfère. Ils s’unissent et la Reine leur donne les trois plus importantes
526
charges de son royaume. Mais un jour, l’amour fait faillir les trois garçons qui commettent de
graves erreurs dans leurs missions, si bien qu’ils décident chacun de s’enfuir de l’île. Ils
trouvent chacun un stratagème différent pour traverser le lac enchanté. La Reine apprend les
bévues des garçons et reconnaît également ses torts.
Esprit traverse de longs pays désertiques et finit par arriver dans un nouvel Eden.
Dans sa solitude, il se met à étudier le chant des oiseaux et se rend compte qu’ils ont les
mêmes passions que les hommes. Il admire en particulier le Rossignol, fin connaisseur des
sentiments amoureux. Il émet le souhait que l’oiseau sache parler pour transmettre ses
connaissances à la Reine. Cette dernière n’est plus en colère, elle fait apparaître une cabane et
un repas dont profite Esprit. Le Rossignol lui raconte une histoire.
Récit enchâssé : Il lui raconte l’histoire du royaume des Laitues Pommées dans
lequel tous les habitants sont jardiniers et les plus grands seigneurs fleuristes. Le prince, fils
de la reine Laitue, se nomme Verdelet, il s’apprête à épouser Blanchette, fille du roi des
Faribolles. La fée Berlinguette tombe amoureuse de Verdelet et cherche à le séduire, mais elle
n’y parvient pas, jusqu’au jour où elle l’enlève, l’emmène dans une salle de son château,
tendue de noir au milieu duquel se trouve un cercueil. Verdelet lui dit qu’il préférait mourir
plutôt que de céder à ses avances. Elle l’enferme dans le cercueil.
Récit–cadre : La fée plaisir a déposé de riches vêtements au pied du lit d’Esprit. Ce
dernier, guidé par le Rossignol, parvient au château où est enfermé Verdelet et il le libère. Ils
regagnent le château de Blanchette.

De son coté, Mémoire arrive dans une ville très peuplée et voit beaucoup de monde
attroupé sur la place principale. Il apprend que les gens rassemblés se vantent de connaître la
recette du Thériaque. Mémoire leur fait part de ses connaissances ; il est alors accueilli, logé,
nourri. À son réveil, il voit près de son lit une boîte avec le portrait de Félicité qu’il aime. Il
voit également une épée et comprend que ce sont les bienfaits de la fée Plaisir. Il poursuit sa
route. Le mauvais temps le contraint de s’abriter dans une grotte. Un lion arrive qui se montre
docile ; il le conduit dans une autre grotte où l’attend un repas. Le lion est en fait un roi qui lui
raconte son histoire.
Récit enchâssé : Histoire de Grandimont, roi des Arsasides, et de la princesse
Philomèle. Le roi a été métamorphosé en lion par la fée Berlinguette. Il était amoureux d’une
jeune fille, aimée d’un magicien. Pour se venger, ce dernier a enlevé la belle et a transformé le
roi en lion. Le sort sera rompu le jour où on tuera le dragon.
Récit-cadre : Mémoire et le lion poursuivent leur chemin. Ils arrivent au pays des
Faribolles. Un ermite leur explique qu’un dragon ailé fait régner la terreur dans le pays. Il a
exigé qu’on lui livre une jeune fille par jour, à commencer par la princesse Blanchette.
Mémoire parvient à tuer le dragon : le roi reprend sa forme humaine. Sur ces entrefaites,
arrivent Esprit et Verdelet qui se jettent aux pieds de Blanchette. Mémoire et Esprit se
retrouvent et s’embrassent fraternellement. Alors qu’ils se racontent leurs mésaventures, le
Rossignol réapparaît. Il leur explique qu’il est en fait la princesse d’Arsasides, Philomèle. Elle
leur raconte son histoire.
Récit enchâssé : Elle a été enlevée par le magicien Cameleor, mais a réussi à se
métamorphoser en rossignol. Elle a échappé à un faucon qu’elle pensait bien être le magicien.
Un épervier lui sert de guide et lui ordonne de ne pas paraître aux yeux de son amant jusqu’à
ce qu’elle parvienne à l’île de la Magnificence.
Récit-cadre : Après l’épidémie qui s’abat sur le pays des Fariboles, tous décident de
partir pour l’île de la Magnificence. La princesse Feverolle et le Prince Petit-pois, son amant,
les rejoignent car ils viennent de perdre leur royaume.
Quant à Entendement, il a quitté l’île de la Magnificence et s’est embarqué sur un
vaisseau qui venait de passer. Mais celui-ci fait naufrage après une tempête, tout l’équipage
disparaît. Entendement se retrouve ensuite dans le pays du roi Anti-jour (une sorte de Christ),
le Prince des Richesses perdues, un monde obscur seulement éclairé par des bougies,
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approvisionné par les Ondins qui arrachent aux bateaux échoués la nourriture et les étoffes
dont ils ont besoin. Entendement reçoit par magie un portrait de la fée Plaisir. Le prince
Antijour en tombe immédiatement amoureux. Ils décident de repartir pour l’île de la
Magnificence : ils traversent le pays des Ondins et arrivent enfin à la surface du globe. Ils
approchent d’une terre et voient les deux frères d’Entendement qui s’échappent du pays des
Faribolles. Ils poursuivent le voyage ensemble et arrivent à l’île de la Magnificence où ont
lieu les mariages. La reine Plaisir épouse le prince Antijour et ils ont un fils, Antinuit.

Le Sauvage, histoire

Les îles Terceres sont gouvernées par un roi, Richardin, qui a épousé Corianthe, la
fille du roi des Cataractes du Nil. Elle a eu trois filles toutes plus laides les unes que les
autres : Disgrâce, Douleur et Désespoir. Un jour, arrivent à la cour trois princes disgracieux :
le premier est bossu et se nomme Magotin, le second, Gambille, est borgne et boiteux et le
troisième, Trotte-mal, n’a qu’un bras et qu’une jambe. Corianthe met au monde une quatrième
fille, Constantine, magnifique. À dix-huit ans, elle n’est pas encore mariée. Son père veut
qu’elle épouse un officier qui possède quelques richesses. Elle préfère s’enfuir de la cour
déguisée en homme et se fait connaître sous le nom de Constantin. Aidée par une fée
bienveillante, elle parcourt le monde et se rend à la cour de Sicile. La sœur du prince,
Fleurianne, se prend d’affection pour elle et Constantin devient son écuyer. Fleurianne ne
peut se résoudre à épouser le prince de Catabut, le fils du roi des Canaries. Ce dernier
comprend que Constantin est son rival et tente de le tuer, mais il meurt sous les coups de son
adversaire. Constantin fuit la cour de Sicile et se retrouve dans le château de la fée
Obligeantine qui lui fait découvrir son destin : elle doit sauver la princesse Fleurianne des
mains d’un autre prétendant.
La cour de Sicile est en proie à la guerre civile déclenchée par les oiseaux bavards du
roi des Canaries. Le roi de Sicile combat les insurgés jusque dans une forêt où il est attaqué
par un monstre qui lui promet de le garder en vie s’il l’emmène dans son palais, sans que
personne ne puisse le voir. Le monstre, le Sauvage, lui ordonne d’organiser ses noces, ce qu’il
fait. Le jour des noces, il voit apparaître la fée Obligeantine qui lui remet, à sa plus grande
surprise, la princesse Constantine, sous sa véritable identité. Le Sauvage déclare alors qu’il est
en réalité le prince des îles Aimantines, et que sa métamorphose est l’effet de la vengeance
d’une fée qui a voulu se faire aimer de lui. Ce châtiment devait durer jusqu’à ce que le roi de
Sicile épouse Constantine. Le monstre se métamorphose alors en jeune prince qui épouse
Fleurianne. Les deux mariages sont célébrés avec la plus grande magnificence, en présence de
la famille de Constantine que la fée Obligeantine a fait venir. La laideur de Disgrâce, de
Douleur et de Désespoir disparaît.

Le Turbot, histoire

Récit-cadre : Lucidan règne dans l’île de Caprare. Il a épousé une fille qui n’est pas
de grande qualité. Ils ont une fille très enjouée, Risette. Vit dans le village un pauvre pêcheur
que tout le monde prend pour un fou, Mirou. Un jour, il prend dans son filet un turbot qui lui
promet de réaliser tout ce qu’il veut s’il le rejette à la mer. Ce jour-là, Mirou prend une grande
quantité de poissons. Mais alors qu’il rentre chez lui, il voit la princesse Risette à sa fenêtre
qui rit plus fort que d’habitude et il croit qu’elle se moque de lui. Il repart au bord de l’eau et
demande au turbot de le venger. La jeune fille met au monde un garçon, Princillon, sans
connaître le père. Mais la colère de Lucidan est telle qu’il enferme la gouvernante. Il veut
découvrir qui est le père de Princillon et ressent une profonde humiliation quand il se rend
compte que son petit-fils est attiré par Mirou. Il fait embarquer les trois dans un vaisseau. En
pleine mer, Mirou explique à Risette les causes de son sort. Le turbot apparaît et fait en sorte

528
qu’ils accostent sur une terre déserte. Là, ils sont accueillis par la fée Turbotine qui transforme
Mirou en un magnifique prince, le prince Fortuné. Il épouse Risette qui devient de nouveau
enceinte. La fée Turbotine lui raconte son histoire.
Récit enchâssé, niveau 2 : Histoire de la reine des Îles des Roches et du Roi
Coquerico. La fée Turbotine explique à Risette qu’elle a épousé le Roi Coquerico. Mais alors
qu’elle avait été appelée pour aider un roi voisin de son père, à son retour, elle a surpris son
mari en galante compagnie avec la Princesse Bluette, fille d’un roi voisin. Elle en a ressenti
une profonde jalousie et a condamné son mari à être turbot pendant vingt ans. Le roi
Coquerico avait un frère, le prince Fortuné qui avait été métamorphosé en papillon. Alors
qu’un jour la fée Turbotine se lamente sur son sort, il lui a raconté son histoire.
Récit enchâssé, niveau 3 : Histoire de Merline et du prince Fortuné. Il lui raconte
qu’il était tombé amoureux de la charmante Merline, fille de la Fée Mandarine et du roi
Merlin qui répudia la mère de la jeune fille. Or Merline était destinée au roi des Météores.
Mandarine métamorphose le prince en papillon : le sort sera levé s’il épouse deux fois la
même femme, une fois en rêve, l’autre en réalité et que son fils passe pour l’enfant d’un fou.
Récit-cadre : La fée Turbotine parvient à faire en sorte que Risette et le prince
Fortuné passent leur nuit de noces, tout en faisant croire à Risette qu’elle rêve.

PERRAULT, Char les, La Marquise de Saluces ou la Patience de Gris élidis,


Nouvelle.
Le prince, qui est en fait le marquis de Saluces, a des talents présentés comme des
dons divins, il est bon avec ses sujets, mais il a été déçu par les femmes, et se montre résolu à
ne plus aimer, malgré l’insistance du peuple et de ses conseillers. Lors d’une chasse, il
rencontre une bergère dont il tombe si éperdument amoureux qu’il décide de l’épouser.
Arrivée à la cour, Grisélidis découvre le faste et les mondanités, son esprit se développe, ce
qui accroît la méfiance et l’humeur acariâtre du prince. Elle met au monde une petite fille
qu’elle décide d’allaiter. Le prince se met à épier la belle, la suit et la tourmente. Il commence
par l’enfermer dans sa chambre, puis la sépare de son enfant, lui annonce même sa mort.
Profondément chrétienne, la bergère voit dans ces humiliations des épreuves que Dieu lui fait
subir « pour se corriger ». Elle répond donc avec abnégation et douceur. La fille de Grisélidis
grandit loin des yeux de sa mère. À ses quinze ans, un noble seigneur la voit à travers la grille
de son couvent, en tombe amoureux et souhaite l’épouser. Mis au courant, le Prince profite de
la situation pour éprouver une nouvelle fois sa fidèle épouse. Il lui annonce qu’il souhaite se
remarier avec une plus jeune fille et qu’elle doit quitter la cour. Sa perversion va jusqu’à
ordonner à Grisélidis de préparer sa nouvelle épouse pour ses noces. Une fois tous réunis, le
Prince révèle l’identité de la jeune fille dont il accepte le mariage avec le jeune seigneur et
reprend à la cour Grisélidis, dont le peuple loue et admire la patience et l’amour.

ROBERT, Marie-Anne, Les Ondins, conte moral .


Ophtes, un prince belliqueux règne en Lydie. Il épouse la princesse Cliceria, qui met
au monde Tramarine. L’oracle émis à sa naissance inquiète l’ensemble du peuple si bien que
le monarque est contraint d’exiler sa fille et de l’envoyer au royaume de Castora, gouverné
par la reine Pentaphile, sœur du roi de Lydie. Cette dernière est une Amazone qui a banni les
hommes de son royaume. Pour éviter que son peuple ne disparaisse au bout de quelques
générations, la déesse Pallas a fait installer une fontaine aux pouvoirs magiques : les jeunes
filles en proie à la mélancolie s’y rendent et tombent enceintes. Tramarine est amenée chez les
Amazones.
La reine annonce à la jeune princesse qu’elle devra prendre sa place sur le trône, une
fois qu’elle aura prouvé sa fécondité. Elle est conduite à la fontaine. Neuf mois plus tard, elle
donne naissance à un garçon, ce qui déclenche un scandale dans le pays des Amazones : on
529
l’accuse d’avoir rencontré un homme. La fée Bonine, qui assure sa défense, allègue, pour la
justifier, que si elle a vu un mortel, c’est en songe. Le procès de la jeune princesse déclenche
des révoltes. La Chancelière parvient à convaincre la reine de dompter les insurgées et
d’enfermer la princesse. La fée Bonine fait construire à côté de sa prison un magnifique palais
et de splendides jardins, auxquels la princesse peut avoir accès, par une porte dérobée.
Tramarine avoue à Céliane, sa femme de chambre, qu’au bord de la fontaine, un homme est
apparu et la séduite et elle est, depuis, tourmentée par le désir de le revoir.
La fée Turbulente enlève la jeune princesse et la fait descendre dans un cachot rempli
de bêtes venimeuses. Après plusieurs jours passés en proie aux pleurs et à la tristesse, elle
finit par s’endormir. Elle rêve alors de son prince qui lui indique les moyens de quitter sa
situation d’esclave. Au réveil, elle parcourt le caveau et trouve une porte fermée par plusieurs
cadenas. Elle songe aux clés du jardin de Bonine. À peine les présente-t-elle devant la porte,
que cette dernière tombe et que le cachot disparaît. Tramarine se retrouve seule au bord de la
mer et veut s’y précipiter. Le prince Verdoyant, qui du fond des mers, examine tous les
mouvements de Tramarine, enjoint les Ondines de l’emmener dans une grotte. Verdoyant
apparaît alors : c’est bien le prince auquel Tramarine s’est unie à la fontaine de Pallas et dont
elle rêve depuis. Il lui explique que son royaume est au fond des mers, qu’il ne peut s’unir à
une mortelle, que son père a voulu la faire passer par des épreuves humiliantes et qu’il est
satisfait de la fermeté qu’elle a montrée dans les différentes occasions. Le prince Verdoyant
l’emmène devant son père, le roi des Ondins, qui tient dans sa main un trident. Tramarine le
prend pour Neptune, ce qui déclenche sa colère : il reproche à son fils de s’être uni à une
païenne. Le prince réplique que l’amour est plus fort que la religion, et que la croyance n’est
pas entrée dans ses critères. Le roi des Ondins accueille donc Tramarine, l’invite dans le salon
de glaces magiques qui lui permet de voir, projeté sur les miroirs, ce qui est advenu pendant
son absence. Elle voit ainsi le désespoir de Céliane après son enlèvement, les remords de la
reine des Amazones qui déplore son enfermement et qui condamne la Chancelière à errer dans
l’île de l’Ennui. Elle voit également comment la nouvelle chancelière propose au conseil le
retour de la princesse. Elle apprend que la fée Camagnole a enlevé son fils et l’a mis dans les
mains du mauvais magicien, Philomendragon. Le roi des Ondins invite Tramarine et le prince
à voyager, pendant quinze ans, à travers ses états, afin de se perfectionner, avant de pouvoir
retrouver leur fils.
Ils sont spectateurs de la guerre, rencontrent des personnes condamnées par le Tout
Puissant. L’un d’eux, qui doit boire, pendant cent mille ans, quarante pintes par jour de thé
élémentaire, leur raconte son histoire. Ils poursuivent leur voyage et se rendent en Lydie, où la
princesse retrouve son père. Son ennemi Pencanaldon lui a déclaré la guerre. Mais ses soldats
ont pris la fuite, si bien qu’il s’est retrouvé prisonnier, avec la reine Cliceria, alors enceinte.
Aidée par sa femme de chambre, Célinde, Cliceria a accouché d’une fille. Pencanaldon,
furieux, a ordonné que l’enfant soit exposée à la voracité des bêtes de la forêt. Argiliane, la
fille de Pencanaldon, a désobéi à son père, et a conduit l’enfant dans l’île Craintive. Elle lui a
donné le nom de Brillante et l’a confiée à la femme d’un berger. Argiliane a aidé Cliceria à
s’enfuir du palais de Pencanaldon. Accompagnée de Corydon, qui devait épouser Argiliane,
elle se rend au royaume de Castera et parvient à convaincre cette dernière de l’aider à
récupérer le royaume de Lydie.
Tramarine, touchée par le récit et les remords de son père, parvient à convaincre le
roi des Ondins de l’accepter à sa cour. Ils poursuivent leur voyage et se dirigent vers l’île
Craintive, où se trouve la sœur de Tramarine.
Le prince Verdoyant leur raconte, pendant le voyage, l’histoire de Brillante, la fille
de Cliceria, qu’Argiliane a fait élever par des bergers. Il raconte comment elle a rencontré
l’Amour.
Ils se rendent dans une contrée où les citoyens s’ennuient car ils ne veulent pas
reconnaître l’amour. Ils arrivent au moment du mariage de la princesse de ce royaume,
Amasis. Un jeune chevalier, Nubécula, doit passer sept épreuves avant de l’épouser. Le
530
chevalier n’est autre que le fils de Verdoyant et de Tramarine. Il doit conquérir les états de la
reine de Castora.
Récit de Nubécula : il raconte comment à sa naissance il a été remis dans les mains
d’un magicien. Il a été abandonné à un faune qui habitait dans une caverne, proche du temple
de Cérés. La déesse l’a exhorté ensuite à faire preuve de courage et à montrer ses exploits. Le
récit est coupé par l’empressement que le jeune chevalier a de se retrouver seul avec son
épouse.
Tramarine et Verdoyant rentrent, avec Ophtes, au royaume des Ondins. Elle fait
découvrir à son père le salon aux glaces magiques, appelé le cabinet des merveilles. Il voit
alors, sans jalousie, l’union de la reine Clicéria avec Corydon.

ROUSSEAU, Jean -Jacques, La Reine Fantasque.


Récit-cadre : Jalamir raconte l’histoire de la reine Fantasque et du roi Phénix au
Druide.
Récit-enchâssé : Le roi Phénix aime son peuple qui l’adore. La reine Fantasque a
bon cœur, mais elle est capricieuse. Le couple royal ne peut avoir d’enfant, jusqu’à
l’intervention de la fée Discrète. Celle-ci annonce au roi qu’il aura un fils, conformément à
ses vœux, et à la reine qu’elle aura une fille. Toute heureuse de ce tour qu’elle entend jouer à
son mari et aux courtisans, la reine prépare une layette pour un garçon, afin de maintenir la
cour dans l’illusion. La reine accouche et la cour s’amuse à l’idée de la déconfiture du roi.
Récit-cadre : Jalamir interrompt son récit, signale que c’est le moment des
réflexions, des portraits, des digressions. Mais le Druide lui demande qu’il s’en tienne aux
faits.
Récit-enchâssé : La fée a bien fait les choses : ce sont des jumeaux qui viennent au
monde, un garçon et une fille. La reine prend alors conscience de l’absurdité de ses caprices :
elle accueille sa fille avec regret, en pensant à la déception du roi. La fée lui apporte le prince
héritier. Tout le monde est content, on prépare le baptême.
Récit-cadre : Le druide signale à Jalamir qu’il ne le suit plus et veut avoir des
indications sur le cadre géographique du récit, en particulier il entend que l’on respecte les
coutumes religieuses de chaque pays. Jalamir lui précise que dans le cadre du conte, peu
importe qu’un personnage soit baptisé ou circoncis. Il signale l’intérêt narratif du baptême
chrétien, qui lui permet de soumettre les deux enfants à la même cérémonie.
Récit-enchâssé : La reine veut nourrir ses enfants elle-même et déclenche les
moqueries des dames de la cour.
Récit-cadre : Le Druide ne veut pas passer pour un ignorant, comme Schah-Bahan.
Récit-enchâssé : La fée accorde aux parents la responsabilité du caractère et de
l’avenir de leurs enfants, par le choix de leurs noms. Une dispute éclate. L’esprit de
contradiction pousse la reine à souhaiter pour sa fille, le contraire de ce que souhaitera le roi
pour le garçon. De dépit, le roi émet le souhait que le prince ressemble à sa mère. Il sera donc
nommé Caprice et la princesse Raison. Mais les parents s’en mordent vite les lèvres : le roi
prend conscience que la raison sans la beauté et le piquant n’apportera que malheur à sa fille ;
quant au prince, il sera bien mal doté pour pouvoir gouverner avec sagesse. La reine assure
qu’ils s’aimeront, comme eux, ce qui rassure le roi.
Récit-cadre : La druide coupe Jalamir et anticipe sur la fin du récit. Selon lui, les
caprices du prince ne pourront que susciter la colère du peuple, qui finira par choisir lui-même
son souverain. On envisagera donc de le remplacer par sa sœur, bien plus raisonnable. Mais
les savants défendront leurs intérêts et le maintien de son frère, en montrant au peuple les
bienfaits d’un roi mâle, malgré ses sottises, et les dangers d’une souveraine, même
raisonnable et sage. Le druide imagine alors des séditions et une crise politique. Jalamir coupe
le druide et persifle son interprétation politique. Il donne sa version :

531
Récit-enchâssé : Les deux jumeaux se ressemblant, les parents les avaient
confondus. C’est bien la princesse qui est nommée Caprice et le prince Raison. Le règne de ce
dernier a été favorable à ses sujets, comme celui de son père. Après avoir refusé de beaux
partis, la princesse choisit son futur époux sur des critères loufoques. Quant à la reine, elle
meurt d’indigestion de « pieds » de poulet, le soir où justement elle avait accepté d’accueillir
le roi dans sa chambre.

SAINT-HYACINTHE, Thémiseul de, Histoire du prince Titi, A.R.


Ronoby, roi de Magnastrück, est un roi juste et bienveillant. Il tombe malade et
meurt entre les mains des médecins ignorants. Il n’a qu’un fils âgé de vingt-trois ans ; on le
nomme le prince Ginguet. Son père aurait bien voulu le déshériter ; car Ginguet est hautain,
farouche et avare. Mais les lois du pays rendent la couronne héréditaire, un testament n’y peut
rien changer. Ginguet monte de plein droit sur le trône après la mort de son père. Il choisit une
épouse conforme à son caractère avare, Tripalle. Ils ont, neuf mois après le mariage, un
premier enfant, nommé Titi, de caractère opposé à ses parents, doux aimable, généreux. Puis,
après la mort de plusieurs enfants en bas âge, un deuxième et dernier enfant survit, Triptillon.
Le couple hait autant Titi qu’il aime son cadet.
Dix années années passent. Titi se rend à la chasse avec son écuyer nommé
l’Eveillé : ils renversent légèrement une vieille femme, puis la secourent. En récompense, elle
leur donne des noisettes, des noix et des nèfles, et plus tard un œuf, qui, à la cour, se
transforment en diamants. Titi n’ayant pas d’argent (à cause de l’avarice du couple royal) sur
lui, emprunte à son écuyer (qui demande lui-même à son père l’argent) quatre écus pour la
convalescence de la vieille femme. C’est bien sûr une fée qui s’appelle Diamantine. Elle fait,
en retour, un double don au page : le don d’invisibilité et une bourse magique qui ne s’épuise
jamais, pour son père. L’Éveillé devient ainsi la « mouche » de la Cour : il informe le prince
Titi des entretiens secrets du couple royal et des ministres. Le roi et la reine s’emparent des
diamants et les font coudre sur leurs habits de cérémonie à l’arrivée d’une Ambassade du roi
voisin, Forteserre. Les diamants redeviennent des fruits et l’affront déclenche la guerre. Titi
est nommé général en chef de l’armée et a auprès de lui quatre fidèles seigneurs, les princes
de Fullfoi, de Frycore, de Hopevaine et le duc de Vaervir. Titi se rend sur les frontières du
royaume, y bâtit une forteresse (Fort-Titi) et, en attendant les troupes de Forteserre, tombe
amoureux d’une jeune roturière, Bibi. Il promet de l’épouser lorsqu’il sera roi et de ne pas la
séduire jusque-là : la fée Diamantine intervient et accorde aux amants le don de
métamorphose animale – ce qui leur permet, au fil des aventures, d’échapper aux poursuites et
de se retrouver discrètement. Titi gagne la guerre contre Forteserre mais demande la clémence
pour le roi ennemi et amnistie pour son peuple. Le couple royal veut faire arrêter Titi.
Diamantine propose à celui-ci son aide pour renverser le pouvoir, mais il préfère s’enfuir.
Pendant deux années, Titi et Bibi voyagent et subissent de multiples métamorphoses
(moucheron, aigle etc.). Titi, incognito, parcourt le royaume pour s’instruire de toutes les
injustices. Ils se retirent sur une île où ils observent la nature et imaginent un gouvernement
idéal. Ginguet meurt, la reine entend faire couronner Triptillon, sous le titre de Triptillon 1er,
mais les quatre seigneurs fidèles à Titi entrent en opposition et la reine, avec son fils, prend la
fuite. Titi reprend figure humaine et se fait reconnaître roi.
Titi fait réunir, sur le modèle des États généraux d’Ancien Régime, une assemblée
chargée, par département de compétence, de «donner des mémoires sur ce qui se faisait, et sur
ce qu’il y avait à faire pour le mieux ». Il donne quatre mois de délai et attend le résultat de
l’enquête pour commencer à agir au redressement économique du pays ruiné par la guerre. Il
instaure un droit de remontrance, rétablit l’ordre, gouverne selon la justice et la vertu.
Une fête magnifique réunissant les deux cours de Titi et de Forteserre est organisée
sur la frontière. Diamantine réapparaît sous les traits d’une vieille femme : elle court-circuite
le cérémonial instauré par Forteserre (un demi-ginguet d’amende pour tout convive qui
532
prononcerait le nom de « majesté ») et contribue à l’éducation morale de Forteserre : elle le
corrige de sa colère grâce à un vrai-faux gobelet magique et le guérit de ses préjugés
aristocratiques (sur le thème « nous sommes tous des fils de Noé »). Forteserre accepte alors
de donner en mariage sa fille, Gracilie, à l’Éveillé.
Les travaux d’embellissement de la petite maison de Bibi sur la frontière (à trois
jours de la Capitale) prennent de l’ampleur : Titi demande d’acheter toutes les terres alentour
pour bâtir à la place un magnifique Palais (appelé « Bititibi »), mais un propriétaire terrien
résiste et demande un prix exorbitant. Après de longues tractations et considérations sur le
rapport entre justice, économie et politique, Titi qui ne veut ni forcer le propriétaire ni flouer
les autres propriétaires en payant plus cher une parcelle qu’une autre, trouve une issue : il
laisse la parcelle intacte et l’entoure d’une muraille. Titi obtient la libération de la province
soulevée par Tripalle et Triptillon, et élabore, avec Forteserre les fondements d’une politique
commune. Le récit s’achève sur l’arrivée de Bibi dans la Capitale.
Le livre 8 (apocryphe) « donne une conclusion nécessaire » : on célèbre alors le triple
mariage de Forteserre avec Blanchebrune (cousine de Titi), de Titi avec Bibi, et de l’Éveillé
(devenu le duc de Félicie) avec la princesse Gracilie.

SAINT-LAMBERT, Jean -François de, Sarah Th…, nouvelle traduite de


l’anglais.
Récit-cadre, à la première personne : Le narrateur a beaucoup voyagé et son
observation des hommes l’a conduit à conclure que les pays qu’il a visités, comme le sien, ne
sont pas la patrie du bonheur et de la raison. Sa famille veut le marier. Son père l’envoie au
nord de l’Écosse pour s’occuper de ses terres. Sur son chemin, près d’Hamstead, il demande
l’hospitalité aux habitants d’une métairie. Il rencontre Sarah Philipps, une fermière, entourée
de son mari, de ses cinq enfants, de son beau-père et de ses domestiques. Le narrateur est
surpris de la sérénité à la fois des lieux et des relations humaines : la vie de la ferme repose
sur les principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Les hommes s’entraident aux champs,
Sarah se montre attentive à ses domestiques et à son père âgé. Le repas est l’occasion de
partager les plaisirs de bouche, mais aussi la joie du travail accompli et l’admiration de la
nature. Le narrateur s’étonne de l’esprit philosophique de Sarah et découvre que ces fermiers
possèdent une bibliothèque où il trouve des ouvrages de philosophie morale (Pufendorf,
Shaftesbury, Hutcheson), le Poème sur la loi naturelle de Voltaire, les Essais de Montaigne,
les romans de Richardson, des ouvrages latins (les Églogues et les Géorgiques de Virgile). Le
mari de Sarah, Philipps, souligne l’importance des expériences de bonheur partagées, dont
font partie la littérature et les spectacles. Le lendemain, Sarah raconte son histoire au
narrateur.
Récit enchâssé : Elle est d’origine noble, a perdu sa mère à l’âge de six ans et a été
éduquée par son père. Ce dernier, amateur de philosophie et des lettres, lui a transmis son
amour de la lecture et de l’étude. Un jeune homme, qui travaillait à son service, faisait preuve
de grandes qualités humaines. Il travaillait pour permettre à son vieux père de mieux vivre.
Touché par ce jeune homme, le père de Sarah veut lui donner une bourse supplémentaire qu’il
refuse, souhaitant gagner son argent par son travail, et non pas en faisant l’aumône. Le père de
Sarah lui donne une deuxième tâche : l’inspection des bergers et le soin de la bibliothèque. Il
y croise souvent Sarah dont il tombe amoureux, et réciproquement. Le père de Sarah vient à
mourir ; son oncle souhaiterait la marier à son fils. Elle est très triste, en parle à Philips dont le
cœur se déchire. Elle décide de tout quitter, de laisser sa fortune au fils de son oncle, de se
faire passer pour morte et de vivre avec Philips en Ecosse. Elle explique au narrateur les
principes de leur philosophie et de leur bonheur : étude, travail de la terre, usage de leur
entendement, partage des joies comme des peines, amour mutuel et volonté de se
perfectionner.

533
Récit-cadre : Le narrateur n’est autre que le cousin de Sarah. Il est profondément
touché par son récit, promet de garder le silence mais leur demande l’autorisation de revenir
les voir souvent. Il conserve la fortune que Sarah a refusé de reprendre pour la transmettre aux
enfants de sa cousine.

STICOTTI, Le Sauvage en contradiction, conte moral


Ce texte est paru également sous le titre suivant : Le Cosmopolite ou les
Contradictions, histoire, conte, roman ou tout ce qu’on voudra, ar Rabelleau (1760). Sur le
modèle des Lettres persanes, le récit raconte les aventures d’un Indien en Europe : à travers le
regard de l’étranger, le narrateur porte un regard surpris et amusé sur les mœurs et usages de
ses contemporains.

Télescope (Le), petit conte moral .


Une dame, trompée par son mari, s’exile à la campagne. Elle va régulièrement à
confesse et tisse des liens avec l’abbé qui finit par la faire consœur du Rosaire. Un soir qu’ils
discutent amicalement, l’abbé, qui se pique d’écrire des vers, chante une chanson en
l’honneur du vin qu’ils boivent ensemble. La marquise en profite pour l’interroger sur la
théologie. Elle lui demande s’il est possible que la lune soit habitée. L’abbé, philosophe et
ami des lettres, cite Newton, Aristote, évoque le monde des enfers, quand la marquise se fait
critique littéraire. L’évocation des mythes, notamment d’Enée aux enfers, leur donne
l’occasion de philosopher sur la nature humaine et sur la mort.

THOREL DE CAMPIGNEULLES, Charles -Claude-Florent, Cléon ou Le


Petit-maître, esprit fort, anecdote morale .
Le narrateur raconte comment il a découvert le journal intime de son ami, Cléon, un
petit-maître libertin. Dans son carnet, Cléon raconte la comédie sociale qu’il joue auprès des
autres mondains. Le narrateur cherche à ramener Cléon sur le droit chemin, mais ce dernier
raille les bons sentiments et la vertu austère. Le narrateur apprend, qu’à la veille de sa mort,
Cléon a donné beaucoup d’argent à l’église et s’est repenti d’avoir dilapidé sa jeunesse et ses
mœurs. Son exemple déclenche une réflexion du narrateur sur l’inconstance et les ambiguïtés
des comportements humains.

VILLENEUVE, Madame de, Le Temps et la Patience, conte moral .


Récit-cadre : Le roi d’Angole est sage, mais extrêmement âgé. Il épouse une jeune
fille de basse condition. Devenue reine, elle devient la dupe du grand Sacrificateur, Mouba,
dont l’intention est de prendre le pouvoir. La reine tombe enceinte. Un oracle annonce que, si
c’est un garçon, il ne sera heureux que si l’un de ses frères prend le pouvoir et qu’il devra
vivre caché ; si c’est une fille, elle deviendra reine d’Asie, si elle ne voit pas ses frères avant
l’âge de quinze ans. La reine met au monde une fille, Mérille. Les princes, Kuba et Almenza,
sont donc exilés du royaume. Mais la reine donne également naissance à un fils, que Mouba
fait disparaître. Le lendemain, le petit garçon est repêché. Le roi meurt et Mouba, nommé
conseiller, épouse la reine. Un jour, Mérille rencontre une vieille femme qui lui raconte
l’histoire de ses frères. Inquiète de leur sort, elle quitte le royaume et part à leur recherche.
Après six heures de marche, Mérille demande l’hospitalité à la Patience, fille du
Courage et de la Douceur. Deux jeunes hommes, Benga et Balkir, lui racontent leurs
aventures : leur sœur est promise au frère de leur marâtre, mais elle refuse cet hymen et a
disparu du palais. Merille se rend compte qu’il s’agit de ses cousins germains. Ils prennent
ensemble la route. Alors qu’ils traversent un désert, Benga déclare son amour à Mérille et lui
534
avoue que Balkir est sa sœur, déguisée en garçon. Ils continuent leur voyage quand ils voient
arriver un gros nuage noir. Il s’agit du Temps. Son palais est constitué de galeries : chacune
représente une étape de la vie humaine. Malgré les conseils du Temps et de la Patience qui les
invitent à prendre place dans la galerie de la jeunesse, Mérille et ses cousins décident de partir
en quête de ses frères. Ils poursuivent leur route, guidés par une boule merveilleuse qui suit
les désirs de Merille. Epuisés, ils demandent l’hospitalité à deux jeunes hommes qui habitent
une cabane. Ce sont les frères de Mérille, qui racontent comment ils ont quitté le royaume
d’Angole et comment ils ont été accueillis par un vieillard, qui leur fait part de l’histoire du
« Roi solitaire ».
Récit enchâssé : Ce dernier a eu deux fils. Arrivé à l’âge de prendre le pouvoir,
l’aîné a monté une faction contre son père, si bien que le roi a dû le faire prisonnier. Il s’est
échappé de sa prison et s’est donné la mort. Le roi a décidé de se remarier avec la fille du Roi
de Golconde. Mais il a surpris sa future épouse une fiole de poison dans les mains :
amoureuse du fils cadet du roi, elle voulait se donner la mort. Le roi accepte l’union de son
fils et de la princesse, et leur cède le pouvoir. Il décide alors de s’isoler dans une cabane au
fond des bois, où il consacre son temps à l’étude des sciences. Il a pour seule compagnie le
vieillard qui l’aide à cultiver son jardin et à subvenir à leurs besoins.
Récit-cadre : Le vieillard et le roi solitaire ont accueilli Mérille, ses deux frères et
leurs cousins. Le plus jeune frère de Mérille, Kuba, tombe amoureux de Balkir. Mais les
princesses s’ennuient dans cette vie paisible et laborieuse. Elles parviennent à convaincre les
princes de repartir. Le voyage est éprouvant : ils passent par de difficiles obstacles à travers
une forêt, sont en proie à la faim et à la fatigue et deviennent esclaves. Ils sont accueillis par
Broukandork et sa femme, Faramine, deux personnages manipulateurs et voleurs, qui leur
racontent leur histoire. Libérés de leurs geôliers, les héros poursuivent leur route et se
retrouvent prisonniers d’Angoulmouëk, un faux magicien, qui métamorphose les frères et les
cousins de Mérille en animaux sauvages. Regrettant son impatience et les malheurs qu’elle a
causés à sa famille, la jeune princesse veut se donner la mort. Dans sa prison, elle retrouve la
vieille femme d’Angole. Les deux femmes parviennent à tuer le géant et à sauver les frères et
les cousins de Mérille. La Patience invite Mérille à repartir chez elle et à accomplir son
devoir. Douze mille hommes les suivent afin de pouvoir délivrer Angole et lutter contre
Mouba. Almenza est pressenti pour devenir roi. Mais il veut épouser Zelima, qui préfère se
retirer du monde. Il rejoint donc le Roi solitaire. C’est Kuba qui monte sur le trône et qui
épouse Balkis. Benga épouse Mérille et repart pour son pays. Depuis, le royaume d’Angole
vit sous le Temps favorable.

VOISENON, Claude -Henri de Fusée de, abbé, Histoire de la félicité .


Le récit se présente comme la preuve du postulat présenté en introduction : tout le
monde cherche le bonheur et la félicité mais personne n’en jouit ; il existe pourtant dans le
cœur de chacun, mais personne ne le voit. Le conteur prend l’exemple de deux personnages,
Thémidor et Zelamire, qui après avoir été inconstants, petits-maîtres, après avoir essuyé les
déboires de la société et de l’amour-propre, se sont retrouvés et vivent en harmonie à la
campagne. Ils racontent leurs erreurs à leurs enfants afin de les en prémunir.

535
VOLTAIRE, Contes et romans

Les contes-romans

Le Crocheteur borgne

Mesrour est borgne mais content de son état. Un jour, il voit passer un char sans
cocher dans lequel se trouve une très belle princesse dont il tombe immédiatement amoureux.
Alors que le carrosse, emporté par les chevaux, s’apprête à tomber dans un précipice, il sauve
la belle. Ils poursuivent la route à pied. Mesrour profite d’un moment d’égarement de la belle.
Lorsqu’elle s’éveille, elle voit, à la place de Mesrour, un beau chevalier, richement vêtu. Mais
le pauvre paysan borgne se réveille, recevant un saut d’eau sacrée sur la tête. Un autre se
serait désolé de son sort, mais Mesrour n’avait pas l’œil qui voit le mauvais côté des choses.

Cosi-sancta, un petit mal pour un grand bien, nouvelle africaine

Cosi Sancta est une jeune fille, issue d’une famille janséniste. Elle est mariée à un
vieillard, Capito, conseiller au présidial. La veille de ses noces, son curé lui prédit qu’elle sera
canonisée pour avoir fait trois infidélités. Alors qu’elle est à peine mariée, un beau jeune
homme nommé Ribaldos lui fait la cour. Il se déguise en curé, en revendeuse, en joueur de
marionnettes pour la voir. Il aiguise la jalousie de Capito qui finit par le tuer. Or le jeune
homme est un parent du proconsul, Acindynus, qui veut faire pendre le conseiller. Cosi
Sancta cherche à l’en dissuader. Il accepte, à condition qu’elle lui accorde ses faveurs. Elle
cède, sur l’ordre de son mari. Son fils tombe malade. Seul un médecin habitant loin de la ville
peut le soigner. Elle y amène son fils, accompagné de son frère. Ils sont attaqués par des
brigands. L’un d’eux fait du chantage à Cosi Sancta : elle doit céder une nouvelle fois aux
avances de ses geôliers pour qu’ils les laissent partir. Le médecin demande également à se
faire payer par Cosi Sancta, comme elle l’a fait pour les autres.

Le Monde comme il va, vision de Babouc écrite par lui -même

L’ange Ithuriel apparaît à Babouc et lui donne une mission : il doit visiter Persépolis,
observer les comportements de ses habitants et lui dire si la ville doit être détruite ou corrigée.
Babouc est d’abord spectateur d’une guerre dont les soldats ne connaissent par l’origine. Les
généraux lui expliquent qu’au départ il s’agissait d’une dispute entre un esclave et une
femme. Il visite ensuite les temples, les salons, les théâtres, les milieux littéraires. Il découvre
qu’il n’existe pas de frontière nette entre le Bien et le Mal. Pour faire comprendre cette idée à
l’ange, il fait construire une statue faite à la fois d’or et de boue et lui demande s’il faut la
détruire sous prétexte qu’elle n’est pas parfaite.

Memnon, ou La Sagesse humaine

Memnon a la prétention de devenir parfaitement sage. Pour cela, il refuse de se


marier, veut vivre dans la modération, refuse les plaisirs, il a des amis, n’envie personne. Mais
il rencontre une jeune femme en pleurs qui lui demande de l’aider car son oncle agit avec elle
en vrai tyran. Ils se rendent chez l’oncle. La beauté de la jeune femme émeut Memnon qui se
disait insensible. L’oncle les menace de mort. Memnon parvient à les sauver contre tout son
argent. Le soir-même, il dîne avec ses amis, mais perd tout son argent au jeu. Un de ses amis
lui crève un œil en lui lançant un cornet. Il apprend que son débiteur a fait banqueroute. Il se
rend à la cour, pour demander la grâce du roi. Il est querellé par un courtisan jaloux. Il croise
536
la jeune fille qu’il a sauvée le matin-même, avec son oncle : tous deux rient de son handicap.
Un ange lui apparaît. Memnon lui demande pourquoi il est si malheureux alors qu’il faisait
tout pour être vertueux. Le messager du Ciel lui conseille de ne pas chercher à vouloir être
parfait. Est-ce à dire que les partisans du « tout est bien » ont tort ? Ils ont raison si on
considère l’agencement de l’univers.

Les Deux Consolés

Le grand Citophile cherche à consoler une dame en lui faisant le récit des
mésaventures des reines et même d’une grande princesse. Mais ni l’histoire ni le conte ne
parvient à détourner la dame de son malheur. Le lendemain, le philosophe perd son fils et s’en
désole. La dame lui fait la liste de tous les philosophes qui ont subi le même malheur, mais
cela ne réconforte pas le philosophe.

L’Histoire des Voyages de Scarmentado, écrite par lui -même

Scarmentado est un jeune vénitien qui raconte son tour du monde. Il va d’abord à
Rome pour parfaire son éducation. Il y découvre la vénalité des prêtres. Il part en France où la
guerre civile fait rage, en Angleterre où s’y excitent les mêmes fureurs religieuses, en
Hollande où on s’apprête à décapiter un ministre républicain, en Espagne où il assiste à un
autodafé et se fait arrêter par l’Inquisition. Il est emprisonné et doit avouer ses péchés. Il se
rend ensuite en Turquie où il tombe sous le charme d’une belle. Il est menacé de mort pour
avoir refusé d’être circoncis. Il part en Perse où de nouveau on l’oblige à choisir un camp, lors
d’une querelle reposant sur des différends de croyance. Il se rend en Chine où les Jésuites et
les Dominicains se querellent au sujet des rituels imposés aux Chinois. Il s’embarque enfin
pour l’Europe, mais fait escale à Golconde. En Afrique, il est fait esclave. Il est vendu l’année
suivante et rejoint ses pénates. Il se marie, est cocu, mais content de son sort.

Histoire d’un bon bramin

Le narrateur raconte sa rencontre avec un bramin désespéré. On demande à ce


dernier les sources du mal sur la terre, l’origine et la nature de l’âme humaine, alors qu’il
l’ignore. La conscience des limites de son entendement et son impuissance à soulager les
angoisses existentielles de son prochain le rendent profondément malheureux. Sa voisine
quant à elle, une vieille femme très croyante et attachée aux rituels religieux, semble plus
heureuse que lui. Leur comparaison pousse le narrateur à s’interroger. Il soumet la question
du bonheur à des philosophes : vaut-il mieux être heureux et imbécile ou raisonner et être
malheureux ? C’est une question difficile.

Le Blanc et le Noir

Rustan, un jeune Perse, tombe amoureux de la princesse de Cachemire qu’il voit à la


foire de Kaboul. Le père de la princesse perd un diamant et un javelot magique. Leur voleur
les remet à la princesse en lui disant que sa vie en dépend. En signe d’amour, elle les donne à
son amant. Le jeune Rustan veut rejoindre sa bien-aimée à Cachemire. Il a deux serviteurs,
Ebène qui le pousse à partir et Topaze qui cherche à l’en dissuader. Pour payer le voyage,
Ebène remplace le diamant par un faux et le vend. Au cours du voyage, Rustan est confronté à
plusieurs épreuves qui tantôt l’aident à parvenir à son but, tantôt l’en empêchent. Ebène et
Topaze disparaissent assez vite, mais réapparaissent sous différentes formes au cours du
voyage. Rustan arrive à Cachemire, apprend que la princesse va épouser un seigneur,
Barbabou, car il a présenté au roi le diamant de la princesse. Rustan se présente au roi, avec le
537
faux diamant et propose un duel entre les deux prétendants. Rustan gagne et tue son rival.
Mais il se présente à la belle avec les armes et l’armure de son ennemi. Croyant que c’est
Barbabou, elle le transperce d’un javelot. Au cri du blessé, elle reconnaît son amant et se tue à
son tour. Sur son lit de mort, Rustan voit apparaître Ebène et Topaze qui lui disent qu’ils sont
ses deux génies, l’un bon et l’autre mauvais, qui l’ont suivi tout au long de son parcours, le
premier cherchant à faciliter son voyage, l’autre au contraire à le freîner. Puis Rustan se
réveille. Il a du mal à croire que ce n’était qu’un rêve et Topaze lui signale que le rêve est
comme la lecture, il permet de vivre en un temps resserré l’ensemble de l’histoire du monde.
Rustan ne comprend pas l’explication. Topaze lui propose d’écouter son perroquet qui lui
contera l’histoire du monde. Mais celui-ci conte, sans faire de phrase. Post-scriptum : on n’a
jamais retrouvé l’histoire du perroquet.

Jeannot et Colin

Jeannot et Colin sont deux amis d’enfance qui vivent à Issoire, en Auvergne. Le
premier est le fils d’un riche marchand de mulets, le second, celui d’un brave laboureur. Le
père de Jeannot lui donne d’abord un riche vêtement, ce qui rend son fils imbu de lui-même et
narcissique. Il veut ensuite que son fils aille apprendre à Paris où toute la famille se rend. Pour
suivre la mode, le père et la mère de Jeannot lui donnent un gouverneur, ignorant, selon lequel
il ne faut rien apprendre aux enfants, ni latin, ni géographie, ni géométrie. Pour réussir en
société, c’est-à-dire gagner de l’argent, il suffit de savoir plaire aux dames. Jeannot tombe
amoureux d’une jeune veuve, cupide. Tout semble sourire à la famille de Jeannot jusqu’à ce
que les huissiers se saisissent de l’ensemble de leurs biens, le père est mis en prison. Tout le
monde fuit, les domestiques, les amis, et même la belle veuve. Désespéré, Jeannot erre dans
les rues de Paris lorsqu’il croise Colin, devenu patron d’une manufacture de fer et de cuivre. Il
sauve son ami, et sa famille. Son bonheur tient au travail et à la solidarité familiale.

Pot-pourri

Le texte est composé selon une alternance de chapitres racontant la généalogie et la


vie de Polichinelle (parodie de Jésus), et de chapitres où le narrateur fait part de ses
observations et de ses réflexions avec ses voisins.
I : généalogie de Polichinelle (parodie de la généalogie de Jésus)
II : Le narrateur est en train de lire les cahiers de Merri Hissing, « joyeux persiflage »
(récit du chapitre I). Il est témoin d’une dispute entre apothicaires et jésuites. Il dialogue avec
son voisin M. Husson sur l’anéantissement des jésuites et sur le fait que les jansénistes vont
les remplacer.
III suite du récit de Polichinelle : il se fait marionnettiste, devient concurrent des
charlatans qui vendent l’orviétan, il est l’objet d’un lynchage et est avalé par un crapaud.
IV : Le narrateur évoque Dumarsais, qui déplorait que le plus grand des abus est la
vénalité des charges, et souligne que les philosophes (Montaigne, Descartes, Gassendi)
n’auraient pas fait brûler un homme sous prétexte qu’il n’était pas d’accord avec lui.
V : Le narrateur raconte l’histoire du chevalier Roginante qui découvre en Hollande
la tolérance religieuse : chacun peut afficher sa religion dans la rue, sans débordement. Il
déplore l’absence de mosquée à Marseille. Il conclut ce chapitre sur la réversibilité des
choses : les jésuites ont été persécuteurs puis persécutés.
VI : Le narrateur fait part de sa lecture à un huguenot, monsieur de Boucacous.
Celui-ci regrette qu’en France, les croyants soient réduits à pratiquer leur religion dans le
cercle fermé de leur famille et qu’ils n’aient pas le droit de pratiquer leur religion de manière
communautaire. Le narrateur lui dit que c’est la seule manière de vivre en paix.

538
VII retour au récit de Polichinelle : ses compagnons rencontrent Bienfait, un fameux
marionnettiste à qui il propose de faire ressusciter leur marionnette. Il leur demande de
l’argent et des honneurs, qu’ils ne peuvent pas lui donner pour le moment. Mais ils trouvent
protection auprès de Mme Carminetta, en Italie. Comme Bienfait est aussi vendeur d’orviétan,
ils gagnent beaucoup d’argent et ils ferment la porte au nez à leur protectrice.
VIII retour au temps de la lecture : le narrateur ne comprend rien à l’histoire qu’il lit
et va voir son voisin M. Husson pour lui demander des éclaircissements. Ce dernier pense que
c’est une allégorie de l’affaire du Père La Valette. Ils vont à l’opéra, voir Polyeucte qui
incarne, pour Husson, le parfait dangereux fanatique.
IX suite des aventures de Bienfaits et de Polichinelle : Un jour, un des serviteurs de
Bienfait, devenu chef de la troupe, s’est soulevé contre lui, et quitte la troupe pour monter la
sienne.
X retour au temps de la lecture : Le narrateur discute avec son voisin M. Husson qui
a beaucoup voyagé et a remarqué que partout le petit peuple croit les choses les plus absurdes.
XI suite des aventures de Polichinelle : il est ressuscité, et fait concurrence à
Shakespeare et à l’opéra-comique.
XII poursuite de la discussion entre le narrateur et M. Husson : le narrateur
s’interroge sur la capacité de l’homme à être à la fois drôle et horrible, ils s’étonnent de
l’existence conjointe des contes de La Fontaine et des massacres de la Saint Barthélémy. Ils
réfléchissent sur les contradictions humaines, sur le fait que tout dans la nature est capable de
produire le bien comme le mal.
XIII Le narrateur fait part de ses réflexions sur le prix à payer à l’église de Rome,
pour pouvoir épouser une cousine. Il souligne ainsi la vénalité de l’église catholique qui
invente n’importe quelle règle, pour soutirer de l’argent à l’État français.
XIV Le narrateur raconte une anecdote concernant un de ses oncles. Ce dernier a
ordonné à ses valets de labourer sa terre le jour d’une fête religieuse. Ils ont refusé sous
prétexte que c’était jour de fête. L’oncle demande à des protestants de travailler pour lui, ils
acceptent. L’oncle du narrateur est excommunié par l’évêque du diocèse. Le procès n’est pas
fini. Le narrateur souligne l’absurdité qu’il y a à préférer le respect aveugle du rite religieux
au travail de la terre. Il remarque la perte économique que représente finalement la religion.
XV Le narrateur raconte comment, lors d’un voyage, il a pu admirer le faste de la
demeure d’un abbé. M. Evrard, son compagnon de route, s’indigne alors contre l’injustice que
représente la richesse d’un abbé, alors que les moines vivent dans la frugalité. Tout cet argent
donné à un homme oisif pourrait servir à nourrir de nombreux pauvres gens, dont les enfants
pourraient se mettre au service de l’État. Le narrateur dit que deux ou trois cents ans plus tard,
les inégalités seront moindres. En attendant, il propose à son ami de se venger du système et
de faire de même. M. Evrard se met à voler l’État et les particuliers, à faire bonne chère et à
critiquer les pièces.
Annexe : Le narrateur raconte sa rencontre avec Jean-Jacques Rousseau qui fuit Paris
car son livre (L’Émile) a été brûlé et qu’il risque un procès pour avoir lutté contre
l’intolérance et la religion chrétienne. Le narrateur lui demande de définir le théisme : Pour
Rousseau, c’est la croyance en Dieu, dégagée des rituels, et de tout aspect séculier (financier,
économique).

La Princesse de Babylone

Le roi Bélus, roi de Babylone, veut marier sa fille, Formosante. Un oracle a prédit
que cette dernière ne pourra épouser que l’homme capable de tendre l’arc de Nembrod, de
vaincre le lion le plus terrible lâché dans le cirque de Babylone et terrasser ses vainqueurs. Le
roi d’Egypte, celui des Indes et celui de Scythe se présentent. Seul un jeune homme inconnu
réussit à passer ces trois épreuves, Amazan, qui offre à la belle quarante diamants et un
phénix. Le lendemain, ayant appris la mort de son père, le jeune homme quitte rapidement la
539
cour de Bélus, laissant Formosante désespérée. Un oracle conseille à Bélus de faire voyager
sa fille pour qu’elle découvre le monde. Elle décide de partir à la recherche d’Amazan. Au
cours de son périple, elle découvre différents types de gouvernements, se rend compte de
l’inconséquence du cœur humain (Amazan la trompe, elle-même donne un baiser au roi
d’Egypte pour mieux s’en débarrasser). Après avoir combattu les trois autres rois, Amazan est
reconnu comme roi de Babylone et épouse Formosante.

L’Homme aux quarante é cus

C’est histoire de la formation d’un homme pauvre, qui a quarante écus. Sa


préoccupation économique et sa réaction à l’annonce de l’impôt le conduit à rencontrer un
vieillard, un géomètre, un carme, le ministre des finances, … Il raisonne ainsi non seulement
sur l’économie, mais aussi sur les sciences, l’origine de l’homme, la manière dont est apparue
l’espèce humaine. Il épouse une femme qui possède aussi vingt arpents de terre. Ils ont un
garçon et une fille. L’éducation de ses enfants l’amène de nouveau à se poser des questions. Il
organise chez lui des soupers au cours desquels il parvient à résoudre les conflits, notamment
par le recours de contes.

Les Lettres d‘Amabed, etc

Il s’agit des vingt lettres écrites par Amabed et par sa bien-aimée, Adarté, destinées
au brame de Maduré, Shastasid. Au début, les deux jeunes gens sont à Bénares où ils sont
instruits par un prêtre jésuite, le père Fa Tutto. Ce dernier les piège et les fait arrêter pour
hérésie, en disant qu’il les a baptisés et qu’ils renient la religion catholique. Ils sont emportés
dans un vaisseau qui doit les conduire au Portugal puis à Roume pour être jugé par le Vice-
Dieu. Au cours de leur voyage et durant leur enfermement, Adaté et sa servante sont violées à
deux reprises par des religieux. Au cours du voyage, ils découvrent le commerce triangulaire,
les incohérences de la religion catholique, les décalages entre les discours des religieux et
leurs actes. Ils arrivent enfin à Roume où ils sont accueillis chaleureusement. Le nouveau
Vice-Dieu fait leur éloge et les libère. Ils assistent aux fêtes organisées pour l’élection du
nouveau Vice-Dieu, à la comédie. Amabed lit la Bible et trouve qu’il s’agit d’un tissu de
contes plus ou moins gaillards. Le récit se clôt sur une lettre où Amabed tente d’expliquer
comment deux cardinaux les ont séduits et les ont attirés chez eux, dans leur maison de
campagne.

Histoire de Jenni ou Le Sage et l’Athée par M. de Sherloc, traduit par M. de


La Caille

Récit-cadre : Le narrateur, M. Sherloc, s’adresse à un de ses amis qui lui demande


des nouvelles d’un ami commun, Freind. Le narrateur s’apprête à faire le récit de son fils,
Jenni, qui s’est engagé dans la guerre d’Espagne, a été fait prisonnier à Barcelone. Le
témoignage d’une Catalane est inséré dans le récit.
Récit enchâssé : aventure d’un jeune Anglais nommé Jenni, écrite de la main de
Dona La Nalgas. Elle rapporte le discours du prêtre. À peine finit-il son prêche que le village
est assiégé par les Anglais. Les Espagnols ne font qu’un prisonnier, Jenni. La narratrice et son
amie sont curieuses de voir comment est fait un Anglais. Elles se glissent dans la salle de bain
au moment où il se lave et elles se pâment devant le bel Apollon. Le prêtre est mis au courant
de leur péché. Elles sont fouettées. On appelle l’Inquisition pour que Jenni soit brûlé, mais le
lendemain la ville est prise.
Récit-cadre : Freind apprend que son fils a été emprisonné et s’apprête à être brûlé.
De colère, il se rue avec des soldats dans le bâtiment de l’Inquisition et fait libérer tous les
540
prisonniers. L’inquisiteur, Caracucarador, lui demande grâce et finit par avouer qu’il voulait
tuer Jenni car il lui avait pris celle qu’il aime, Boca Vermeja. Freind fait venir cette dernière
qui lui révèle qu’elle aime Jenni et qu’elle a toujours détesté l’inquisiteur qui l’a fouettée. Le
général des armées, Peterborou, veut faire tuer l’inquisiteur. Freind lui démontre que ce serait
une folie qui ferait passer les Anglais pour des barbares. De nombreux prisonniers changent
de religion et prennent la religion anglicane.
Sherloc rapporte l’entretien qu’ont eu l’Anglican et le Catholique (le bachelier
espagnol). Ce dernier réussit à se laisser convaincre par les arguments de l’autre.
La reine Anne et l’archiduc envoient Peterborou à Gênes pour qu’il aille chercher de
l’argent pour la cour. Freind suit le général. De retour en Angleterre, Freind reçoit Dona
Vermeja en pleurs. La belle Espagnole lui donne des nouvelles de son fils. Ce dernier s’est
embarqué sur un vaisseau pour Londres. Arrivé dans la capitale anglaise, il s’est laissé séduire
par les libertins qui lui ont mis dans l’esprit que Dieu n’existait pas et il a dilapidé tout son
argent et a même blessé un de ses créanciers. Il a été emprisonné et risque d’être pendu.
Quand Freind apprend les débordements de son fils, il en ressent une violente colère. Mais il
fait soigner le rival de son fils et paye ses dettes.
Sherloc se rend chez Jenni lui raconte les bienfaits de son père, ce qui touche le jeune
homme et lui fait prendre conscience de ses erreurs. Sur ces entrefaites, arrivent Mme Clive-
Hart et Birton qui rient du crime de Jenni. Freind règle toutes les dettes de son fils, marie
Dona Vermeja au bachelier espagnol (le converti) et demande au narrateur de trouver une
femme pour son fils. Il propose mademoiselle Primerose, héritière de milady Hervey. Dès
qu’elle le voit, la belle tombe sous le charme de Jenni. Le souvenir de cette scène pathétique
fait venir les larmes aux yeux au narrateur.
Alors qu’elle est partie faire quelques emplettes, Mlle Primerose tombe dans un
piège tendu par Mme Clive-Hart. La perfide empoisonne la belle. De retour chez elle,
Primerose s’évanouit et se trouve au bord de la mort. Jenni s’est enfui. Personne ne le trouve.
Son père comprend qu’il est parti pour l’Amérique avec Clive-Hart et Birton. Freind et le
narrateur partent pour l’Amérique. A Maryland, les trois jeunes gens se sont fait remarquer
par leurs débauches.
Freind et Sherloc sont accueillis chez un vieillard. Enfant sauvage, il a été recueilli
par un Anglais, qui lui a laissé sa demeure. Sa fille est partie, de son plein gré, avec la bande
de trois jeunes gens. Un de ses fils revient de la chasse et lui apprend que sa fille a été enlevée
par les habitants de la Montagne Bleue, attaqués par les Anglais. Les sauvages s’apprêtent à
tous les manger. Freind part avec le vieillard et ses fils à leur recherche. Ils arrivent dans le
village. Freind parvient à établir la paix avec les sauvages qui les accueillent chaleureusement.
Il retrouve son fils et Birton. Clive-hart a été tuée et mangée. Au cours du repas, ils discutent
autour de l’anthropophagie et le pasteur réussit à convaincre les sauvages, à qui le vieillard
sert d’interprète, que c’est une pratique inhumaine. Ils retournent tous chez le vieillard. Freind
donne une lettre à son fils qui lui explique la situation de sa femme, il en est profondément
meurtri. Birton continue à fanfaronner. Freind entreprend de le convaincre de l’existence de
Dieu. Sherloc sert d’interprète au vieillard Parouba. Le dialogue se poursuit sur la question du
bien et du mal, sur la vertu. Comment Dieu peut-il exister et laisser faire les horreurs que
l’histoire nous montre ? Birton se laisse convaincre par Freind qui lui démontre l’existence
d’une loi naturelle et morale que chacun a en soi s’il écoute sa conscience. À l’écoute de son
père, Jenni prend conscience de ses propres erreurs : en larmes, il est rempli de remords, à
cause de la mort de Primerose. Une fois Parouba et ses fils reconduits chez eux, Freind, Jenni
et Sherloc reprennent le large pour l’Angleterre. En pleine mer, Freind avoue à son fils que
Primerose est vivante, elle a été sauvée par un médecin célèbre. De retour en Angleterre,
Jenni la retrouve.

541
ZACHARIAE, Just Friedrich Wilhelm, Louise ou Le Pouvoir de la vertu du
sexe, conte moral traduit de l’allemand par M. Junker .
Louise est une jeune fille orpheline qu’a recueillie sa tante, madame de Moncrif.
Cette dernière se plaint auprès du comte de C…, son amant, de la vertu et de l’austérité de sa
nièce qui passe son temps à étudier et à peindre. Les deux libertins entreprennent de mettre à
l’épreuve la vertu de la jeune fille, mais celle-ci résiste si bien qu’elle fait naître des
sentiments sincères chez le comte. Madame de Moncrif, malade de jalousie, tente d’abord de
piéger sa nièce dans les filets séducteurs du comte. Face à ce nouvel échec, elle décide de
l’envoyer au couvent. Mais le tuteur de la jeune fille, Dormont, intervient, la sauve et la remet
à sa sœur. Le Comte de C… lui écrit que sa vertu l’a poussé à se rendre compte que la
dissolution de ses mœurs ne le rendaient pas heureux et qu’il aspire désormais à la félicité.
Louise, après de multiples luttes contre sa conscience, finit par accepter d’épouser le comte.

542
Bibliographie

I. Corpus des contes à visée morale et philosophique :

1 ARCQ (Philippe-Auguste de Sainte-Foy d’), Palais du silence, conte philosophique (Le),


Amsterdam [i.e. Paris, Philippe Vincent], 1754, 2 vol., (229 p., front. ; 270 p.), in-12.
2 AUBERT (Jean-Louis), Amour filial, conte moral dont l’idée est rise du tableau de M.
Greuze, exposé au Salon du Louvre (L’), S. l., 1763, in-8, 4 p.
3 -, Fables nouvelles, avec un discours sur la manière de lire les fables ou de les réciter,
Paris, Moutard, 1773, 4e ed., 8 Livres, in-8, 426 p. [chaque livre de fables se termine par
un conte moral].
4 BARBE (Le père Philippe), Fables et contes philosophiques, Paris, Delalain, 1771, in-12,
216 p.
5 BEAUCHAMPS (Pierre-François Godard de ), Funestine, Paris, Prault, 1737, in-8.
6 -, Funestine, dans Cabinet des fées (Le), ou Collection choisie des contes des fées et
autres contes merveilleux, éd. C. J. Mayer, T. 31, Amsterdam/ Paris, 1786, p. 5-102.
7 BEAUHARNAIS (Fanny de), Volsidor et Zulménie, conte pour rire ; moral si l’on veut,
et philosophique en cas de besoin, Amsterdam/ Paris, Delalain, 1776, 2 parties en 1 vol.
in-8 °, Front. et grav. Marillier, 208 p.
8 BEDIGIS (Fulgence), Fille philosophe, conte moral (La), Paris, Valleyre l’aîné, 1775, in-
12, 48 p., ill.
9 BODIN DE BOISMORTIER (Suzanne), Histoires morales suivies d’une corres ondance
épistolaire entre deux dames, Paris, Lejay, 1768, in-12, 248 p.
10 BONAFONS (Marie-Magdeleine de), Tanastès, conte allégorique, La Haye, Van der
Slooten, 1745, in-12, IV-65 p.
11 BOUREAU-DESLANDES (André-François), Fortune, histoire critique (La), Paris,
Laurent Durand, 1751, in-8, 31-[1 bl.]-198 p.
12 BRICAIRE DE LA DIXMERIE (Nicolas), Contes philosophiques et moraux, Londres/
Paris, Duchesne, 1765, 2 vol., in-12, front. gravé.
13 -, Livre d’airain, histoire indienne (Le), S. l., 1759, in-12, 142 p.
14 BRUNET DE BAINES, Passetems ou Recueil de contes intéressans, moraux et récréatifs
(Le), Londres ; Paris : L. Cellot, 1769, in-12, 1 vol.

543
15 CAZOTTE (Jacques), Aventure du pèlerin, conte moral (L’) et Plaisir, conte moral (Le),
dans Ollivier, poème, S. l., 1763, 2 tomes en 1 vol. in-8.
16 -, Aventure du pèlerin, conte moral (L’) et Plaisir, conte moral (Le), dans Contes, éd. A.
Defrance et J.-F. Perrin, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées »,
n°16, 2008, p. 1161-1180.
17 CHARPENTIER (Louis), Nouveaux contes moraux, ou Historiettes galantes et morales,
Amsterdam / Liège, J. Bassompierre, 1767, 3 parties en 1 vol. ; in-12.
18 COMPAN (Charles), Colette ou La Vertu couronnée ar l’Amour, conte moral,
Amsterdam/ Paris, Mérigot, 1775, 2 vol., in-12.
19 COYPEL (Antoine), Aglaé ou Nabotine, dans Cabinet des fées  ; ou Collection choisie
des contes des fées et autres contes merveilleux (Le), T. 35, Amsterdam / Paris, 1786 [éd.
posth.], p. 93-116.
20 CRÉBILLON (Claude-Prosper Jolyot de), Ah quel conte! conte politique, et
astronomique, Bruxelles, les Freres Vasse, 1754, 8 vol. ; in-16.
21 -, Ah quel conte!, conte astronomique et politique, dans Œuvres com lètes, T. III, éd. J.
Sgard, Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 2001, p. 273-637.
22 -, Ah quel conte!, conte astronomique et politique, dans Contes, éd. R. Jomand-Baudry,
Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des fées », n°17, 2009, p. 539-875.
23 -, Écumoire ou Tanzaï et Néadarné, histoire japonaise (L’), Paris, A.G. Nizet, 1976,
414 p.
24 -, Guliane, conte hysique et moral, traduit de l’anglois, et enrichi de notes our servir à
l’intelligence du texte, Londres/ Paris, Jean Nourse/ Hardy, 1770, in-12, 131-[1] p.
25 -, Sopha, conte moral (Le), À Gaznah, de l’imprimerie du très-pieux, très-clément et
très-auguste sultan des Indes, 1120, 2 vol., in-12.
26 -, Sopha, conte moral (Le), éd. F. Juranville, Paris, Flammarion, GF, 1995, 254 p.
27 -, Sopha, conte moral (Le), dans Œuvres com lètes, T. II, éd. J. Sgard, Paris,
Garnier, « Classiques Garnier », 1999, p. 249-459.
28 -, Sopha, conte moral (Le), dans Contes, éd. R. Jomand-Baudry, Paris, H. Champion,
« Bibliothèque des Génies et des Fées », n°17, 2009, p. 329-505.
29 -, Tanzai et Néadarné, Histoire japonoise, A Pékin, chez Lou-chou-chu-la, seul
imprimeur de Sa Majesté chinoise pour les langues étrangères, 1734, 2 vol., XX-[4]-266 ;
[6]-436-[1] p. , in-12.
30 -, Tanzaï et Néardané, histoire japonaise, dans Œuvres com lètes, T. I, éd. J. Sgard,
Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 1999, p. 235-439.

544
31 -, Tanzaï et Néardané, histoire japonaise, dans Contes, éd. R. Jomand-Baudry, Paris, H.
Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n°17, 2009, p. 139-295.
32 DELISLE DE LA DREVETIÈRE (Louis-François), Qu’a-t-il ? Qu’a-t-elle, ou la
République des oyseaux, Alexandre ressuscité, et autres fables et contes allégoriques,
Paris, Prault père, 1739, in-8°, 65 p.
33 DIDEROT (Denis), Bijoux indiscrets (Les), Au Monomotapa, Durand Laurent, s. d.
[1748], 2 vol., [8]-370 p., [5] f. de pl. ; [4]-420 p., [2] f. de pl., in-12.
34 -, Bijoux indiscrets (Les), éd. J. Rustin, Paris, Gallimard, « Folio », 1981, 373 p.
35 -, Contes moraux et nouvelles idylles de D., Zurich, Salomon Gessner, 1773, 14-184 p.,
pl. et frontisp. gravés ; in-4.
36 -, Contes et romans, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004,
1300 p.
37 -, Oiseau blanc, conte bleu (L’), dans Contes, éd. A. Defrance et J.-F. Perrin, Paris, H.
Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n° 16, 2008, p. 1441-1508.
38 DORAT (Claude-Joseph), Isle merveilleuse (L’), poëme en trois chants, traduit du grec,
suivi d’Al honse ou de l’Alcide es agnol, conte très moral, Genève, 1768, in-8°, 85 p.
39 -, Fables ou Allégories philosophiques, La Haye / Paris, Delalain, 1772, in-8°, 181 p.,
planche, fig., front. et titre gravés.
40 DREUILLET (Madame de), Phénix (Le), dans Nouveaux contes des fées allégoriques,
contenant le Phénix, Lysandre Carline, Boca, etc., par M. D***, [Par la présidente
Dreuillet, Françoise Duché de Vancy, dame Le Marchand, M. de Villeroy et Mme de
Caylus.], Paris, Didot, 1735, in-12.
41 -, Phénix (Le), dans Contes, éd. R. Robert, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des
Génies et des Fées », n°13, 2007, p. 477-489.
42 DUBOIS-FONTANELLE (Joseph-Gaspard Dubois dit), Saëb ou Le Rêveur, conte, dans
Le Goût de bien des gens ou Recueil de contes tant en vers qu’en rose, T.II, Amsterdam,
Changuion, 1769.
43 -, Saëb ou Le Rêveur, conte, dans Théâtre et Œuvres hiloso hiques, égayés de contes
nouveaux dans lus d’un genre, T. III, Londres/ Paris, chez les marchands de nouveautés,
1785, p. 41-53.
44 -, Saëb ou Le Rêveur, conte, dans Nouvelles du XVIIIe siècle, éd. H. Coulet, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 743- 751.
45 DUCLOS (Charles), Acajou et Zirphile, conte, A Minutie [i.e. Paris], 1744, [8]-83 p.,
[10] f. de pl. de Cochin d'après Boucher ; in-4.

545
46 -, Acajou et Zirphile, conte, dans Contes, éd. A. Defrance et J.-F. Perrin, Paris, H.
Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n° 16, 2008, p. 1341-1387.
47 DUFRESNY (Charles), Le Puits de la vérité, histoire gauloise, Paris, M. Brunet, 1698,
in-12, VIII-285 p. et table.
48 FÉNELON (François de), Contes de fées, dans Perrault et autres conteurs, contes
merveilleux, éd. T. Gheeraert et R. Robert, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des
Génies et des Fées », n°4, 2005, p. 381-420.
49 -, Dialogues des morts anciens et modernes avec quelques fables, composés pour
l’éducation d’un rince, éd. M. Ramsay, Paris, F. Delaulne, 1718, 2 vol.
50 -, Fables dans Œuvres com lètes, éd. J.-E.-A. Gosselin, Genève, Slatkine Reprints,
1971, [Paris, 1851-1852], t. VI, p. 196-208.
51 -, Fables et contes composés pour l'éducation de feu Monsieur le duc de Bourgogne, dans
Cabinet des fées ou Collection choisie des contes des fées, et autres contes merveilleux,
T. 18, éd. C.-J. Mayer, Amsterdam/ Paris, 1785, p. 3-67.
52 -, Fables et opuscules pédagogiques, dans Œuvres I, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p.173-275.
53 Feraddin et Rozéide, conte moral, politique et militaire, Gaznah, Fidele, 1765, 3 vol., in-
12.
54 FONTAINE-MALHERBE (Jean), Fables et contes moraux en vers, Londres / Paris, Vve
Duchesne, Delalain, Le Jay, 1769, [II]-52 p. ; in-8.
55 GAUTIER DE MONTDORGE (Antoine), Nadir, histoire orientale, roman moral et
olitique a licable aux mœurs du jour, La Haye, C. Lefebure, 1769, in-12, 168 p.
56 Goût de bien des gens ou Recueil de contes moraux (Le), Amsterdam / Paris, L’Esclapart,
1761, in-12.
57 Goût de bien des gens ou Recueil de contes moraux pour servir de supplément à tout ce
qui a paru jusqu'à présent dans ce genre (Le) [par M. Des Boulmiers], Amsterdam/ Paris,
L’Esclapart le jeune/ La Veuve Duchesne, 1766, in-12.
58 Goût de bien des gens ou Recueil de contes tant en vers qu’en rose (Le), Amsterdam,
Changuion, 1769, 3 vol., in-12.
59 LA VIÉVILLE (de), Le Repentir inutile, conte moral en vers, S. l. n. d., in-12, 16 p.
60 LAISSE (Madame de), Nouveaux Contes moraux, Paris, Valade, 1774, 2 tomes en 1 vol.
in-12.
61 [LAUS DE BOISSY (Louis de)], Mes Délassemens, ou Recueil choisi de contes moraux
et historiques par mademoiselle de Morville, Paris, 1771, in-12, IV-320 p.

546
62 LE CLERC (J.-P.-M.), Constance inimitable (La), ou Les Amours de Lindor et
d’Anacréonte, conte moral imité de Marmontel, Genève, 1774, in-12, XIV-126 p.
63 LE MARCHAND (Madame), Boca, dans Nouveaux contes des fées allégoriques,
contenant le Phénix, Lysandre Carline, Boca, etc., par M. D***, [Par la présidente
Dreuillet, Françoise Duché de Vancy, dame Le Marchand, M. de Villeroy et Mme de
Caylus.], Paris, Didot, 1735, in-12.
64 -, Boca, dans Contes, éd. R. Robert, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et
des Fées », n°13, 2007, p. 491-556.
65 LE NOBLE (Eustache), Contes et fables avec le sens moral, Lyon, C. Rey, 1697, 2 vol.
in-12, portrait et pl.
66 LEPRINCE DE BEAUMONT (Jeanne-Marie), Magasin des enfans, ou Dialogues d’une
sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction, dans lesquels on fait penser,
parler, agir les jeunes gens suivant le génie, le tempérament et les inclinations de
chacun... on y donne un abrégé de l’histoire sacrée, de la fable, de la géogra hie, etc., le
tout rempli de réflexions utiles et de contes moraux, Lyon, J.-B. Reguilliat, 1758, 4
parties en 2 vol. in-12.
67 -, Magasin des enfants, dans Madame de Villeneuve, La Jeune Américaine et les contes
marins (La Belle et la Bête), Les Belles Solitaires, Madame Leprince de Beaumont,
Magasin des enfants (La Belle et la Bête), éd. par E. Biancardi, Paris, H.
Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n°15, 2008, p. 959-1402.
68 LEVESQUE (Louise), Célénie, histoire allégorique, Paris, Prault, 1732, in-12, 163 p.
69 LEZAY-MARNEZIA (Claude-François-Adrien), Heureuse Famille, conte moral (L’),
Genève / Nancy, Leclerc, 1766, in-8°, II-60 p.
70 MARIVAUX (Pierre Carlet de Chamblain de), Journaux, T. I et II, éd. M. Escola, E.
Leborgne et J.-C. Abramovici, Paris, Flammarion, GF, 2010, 424 p. et 426 p.
71 MARMONTEL (Jean-François), Contes moraux, ar M. Marmontel ; suivis d’une
Apologie du théâtre, La Haye, 1761, 2 vol. in-12, fig. gravée aux titres.
72 -, Contes moraux, Paris, J. Merlin, 1765, 3 vol. in-12, pl. et titres gravés d'après Gravelot.
73 -, Nouveaux Contes moraux, Paris, J-B Garnery et Maradan, 1801, 4 vol. in-12, fig.
74 MATON (Alexis), Mikou et Mézi, conte moral, La Haye/ Paris, Durand-neveu, 1765, in-
8, 94 p. [Le recueil regroupe : Mikou et Mézi, conte moral, Mon Embarras, conte moral,
en vers, Epître aux passions, et La Modestie, ode].
75 MERCIER (Louis-Sébastien), Contes moraux ou les Hommes comme il y en a peu, Paris,
Pankouke, 1768, in-8, VIII-246 p.
76 -, Sympathie, histoire morale (La), Amsterdam, Zacharie, 1767, in-12, 108 p.
547
77 MILCENT (Jean-Baptiste-Gabriel-Marie de), Azor et Ziméo, conte moral, suivi de :
Thiamis, conte indien, Paris, chez Mérigot, 1776, in-12, 124 p.
78 MONTESQUIEU (Charles-Louis de Secondat), Histoire véritable et autres fictions, éd.
C. Volpilhac-Auger et P. Stewart, Paris, Gallimard, « Folio », 2011, 364 p.
79 -, Lettres persanes, éd. P. Vernière (Paris, Classiques Garnier, 1960) mise à jour par C.
Volpilhac-Auger, Paris, Livre de Poche, « Bibliothèque classique », 2005, 597 p.
80 -, Œuvres com lètes de Montesquieu, t. 1, Lettres persanes, texte établi par E. Mass, avec
la collaboration de C. Courtney, P. Stewart, C. Volpilhac-Auger. Introductions et
commentaires sous la direction de P. Stewart et C. Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire
Foundation, 2004.
81 MURAT (Henriette-Julie de Castelnau), Histoires sublimes et allégoriques dédiées aux
fées modernes, Paris, J. et P. Delaulne, 1699, 2 tomes en 1 vol. (232, 211 p.) ; in-12.
82 -, Histoires sublimes et allégoriques dédiées aux fées modernes, dans Contes, éd. G.
Patard, Paris, H. Champion, « Bibilothèque des Génies et des Fées », n°3, 2006, p. 197-
349.
83 PERRAULT (Charles), La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis. Nouvelle,
dans Recueil de lusieurs ièces d’éloquence et de oésie résentées à l’Académie
française our les rix de l’année 1691 [Sans nom d’auteur], Paris, J.-B. Coignard, 1691,
in-12.
84 -, La Marquise de Salusses, ou la Patience de Grisélidis. Nouvelle. [Par Perrault.], Paris,
J.-B. Coignard, 1691, in-12, 58 p.
85 -, Grisélidis, nouvelle, dans Contes, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard,
« Folio classique », 1981, p. 59-89.
86 -, Grisélidis, nouvelle, dans Perrault et autres conteurs, contes merveilleux, éd. T.
Gheeraert et R. Robert, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées »,
n°4, 2005, p. 111-146.
87 PRÉVOST (Antoine François), Contes singuliers, dans Œuvres de Prévost, T. VII, éd. P.
Berthiaume, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1985, 567 p.
88 -, Œuvres de Prévost, Commentaires et notes, T. VIII, éd. J. Sgard, Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 1986, 579 p.
89 -, Pour et Contre (Le), T. 14, Paris, Didot, 1738, in-12.
90 RABELLEAU, Cosmopolite, ou Les Contradictions, histoire, conte, roman, et tout ce
que l’on voudra, avec des notes, traduit de l’allemand (Le), [s.l], [s.n.], 1760, 116-[1] p. ;
in-8.

548
91 RIVIERE (François de), Moyen d’ tre heureux, ou le Temple de Cythere, avec les
avantures de Chansi et de Ranne (Le). Premiere [-seconde] partie, Amsterdam, Pierre
Mortier, 1750, [6]-208-239 p. ; in-12.
92 ROBERT (Marie-Anne), Ondins, conte moral (Les), Londres ; Paris, Delalain, 1768, 2
tomes en 1 vol. in-12.
93 ROUSSEAU (Jean-Jacques), Reine Fantasque (La), dans Contes, éd. A. Defrance et J.-F.
Perrin, Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n°16, 2008, p. 743-
765.
94 SAINT-HYACINTHE (Thémiseul de), Histoire du prince Titi, A. R., Paris, Vve Pissot,
1736, 3 vol. in-12.
95 -, Histoire du prince Titi, dans Cabinet des fées (Le)  ; ou Collection choisie des contes
des fées et autres contes merveilleux, T. 27 et 28, Amsterdam / Paris, 1786.
96 SAINT-LAMBERT (Jean-François de), Les Saisons, poème par Saint-Lambert. -
L’Abenaki, Sara Th..., Ziméo, contes, Pièces fugitives, Fables orientales, Amsterdam,
1769, in-8°, XXVIII-369 p., pl. gr. d'après Le Prince et Gravelot, fig. gr. d'après
Choffard.
97 -, Sarah Th…, dans Nouvelles du XVIIIe siècle, éd. H. Coulet, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 625-642.
98 STICOTTI (Antoine-Fabio), Sauvage en contradiction, conte moral (Le), Londres, J.
Nourse, 1764, 35 p.-[1] p. de pl. : portr.
99 Télescope, petit conte moral (Le), Moscou, 1759, 83 p. ; in-12 (Ornement au titre,
bandeau et cul-de-lampe).
100 THOREL DE CAMPIGNEULLES (Charles-Claude-Florent), Cléon ou Le Petit-maître
esprit fort, [Paris ?], 1757, [4]-44 p. ; in-12.
101 -, Cléon ou Le Petit-maître esprit fort, dans Anecdotes morales sur la fatuité, suivies de
recherches & de réflexions critiques sur les petits-maîtres anciens & modernes, Anvers/
Paris, Urbain Coutelier, 1760, in-12, 324 p.
102 -, Cléon ou Le Petit-maître esprit fort, anecdote morale, dans Nouvelles du XVIIIe siècle,
éd. H. Coulet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 519-528.
103 UNCY (Mademoiselle), Contes moraux dans le goût de ceux de M. Marmontel recueillis
de divers auteurs, Amsterdam / Paris, Vincent, 1763, 4 t. ; in-12.
104 VILLENEUVE (Gabrielle-Suzanne de), Le Temps et la Patience, conte moral,
Amsterdam / Paris, C. Hochereau, 1768, 2 tomes en 1 vol. ; in-12 [ed. posth.].
105 -, Le Temps et la Patience, conte moral, dans Madame de Villeneuve, La Jeune
Américaine et les contes marins (La Belle et la Bête), Les Belles Solitaires, Madame
549
Leprince de Beaumont, Magasin des enfants (La Belle et la Bête), éd. par E. Biancardi,
Paris, H. Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées », n°15, p. 465-669.
106 VOISENON (Claude-Henri de Fusée de), Histoire de la félicité, Amsterdam [i. e. Paris,
Laurent-François I Prault], 1751, V-[1 bl.]-136 p. ; in-12.
107 -, Il eut raison, conte moral, dans Romans et contes attribués à Monsieur l'abbé de
Voisenon, Amsterdam, 1781, in-8°.
108 -, Il eut raison, conte moral, dans Voisenon et autres conteurs, éd. F. Gevrey, Paris, H.
Champion, « Bibliothèque des Génies et des fées », n°18, 2007, p. 367-373.
109 VOLTAIRE (François-Marie Arouet dit), Contes de Guillaume Vadé, [Genève, Cramer],
1764, in-8° , XVI-388 p.
110 -, Contes en vers et en prose, T. I et T. II, éd. Sylvain Menant, Paris, Bordas, 1992, 513 p.
et 656 p.
111 -, Micromégas, Zadig, Candide, éd. René Pomeau, Paris, GF Flammarion, 1994, 283 p.
112 -, Romans et contes, éd. F. Deloffre et J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1979, 1316 p.
113 -, Romans et contes, préface de Roland Barthes, éd. J. Lupin, Paris, Gallimard, « Folio »,
1972 [1964 pour la préface], 607 p.
114 ZACHARIAE (Just Friedrich Wilhelm), Louise ou Le Pouvoir de la vertu du sexe, conte
moral. Traduit de l'allemand par M. Junker, Francfort : F. Varentrapp, Paris : Prévost ;
Chalons-sur-Saône : De Livani, 1771, V-99 p. ; in-8.

550
II. Autres ouvrages antérieurs à 1800

115 ALEMBERT (D’), Discours réliminaire de l’Encyclo édie, éd. M. Malherbe, Paris, J.
Vrin, 2000, 209 p.
ALEMBERT (D’) voy. DIDEROT.
116 ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, éd. J. Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1965,
317 p.
117 BAILLET (Adrien), Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, éd.
Bernard de La Monnoye, Paris, 1722-1730, 8 vol. in-4.
118 Bibliothèque universelle des romans, ouvrage ériodique, dans lequel on donne l’analyse
raisonnée des romans anciens & modernes, françois, ou traduits dans notre langue ; avec
des anecdotes & des notices historiques & critiques concernant les auteurs ou leurs
ouvrages ; ainsi que les moeurs, les usages du tem s, les circonstances articulières &
relatives, & les personnages connus, déguisés ou emblêmatiques, T.I, Paris, Lacombe,
aôut 1775, in-12.
119 BOCCACE (Giovanni), Le Décaméron, trad. P. Laurens, Paris, Gallimard, « Folio
Classique », 2006, 1056 p.
120 BOISGUILBERT (Pierre), Détail de la France et Factum de la France et opuscules
divers, dans Économistes financiers du XVIIIe siècle, précédés de notices historiques sur
chaque auteur, et accompagnés de commentaires et de notes explicatives, éd. E. Daire,
Osnabrück : O. Zeller, 1966 [Paris, Guillaumin, 1843], T. II, p. 171-424.
121 BRICAIRE DE LA DIXMERIE (Nicolas), Lettres sur l'Espagne, ou Essai sur les
moeurs, les usages et la littérature de ce royaume, par feu La Dixmerie ; Précédé d’un
éloge de l’auteur et suivi d’un récis sur les formes judiciaires de l’Inquisition, ar C.P.,
augmenté d’une anecdote es agnole, ar Mme Fanny de Beauharnais, Paris, Librairie
économique, 1810, 2 vol., XX-351, 372 p., in-8.
122 CHEVRIER (Antoine-François), Colporteur, histoire morale et critique (Le), Londres, J.
Nourse, l’an de la Vérité, 228 p., in-12.
123 CICÉRON, De l’invention, éd. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 244 p.
124 CONDILLAC (Etienne Bonnot de), Essai sur l’origine des connaissances humaines :
ouvrage où l’on réduit à un seul rinci e tout ce qui concerne l’entendement humain, ed.
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136 -, R ve de d’Alembert (Le), éd. C. Duflo, Paris, Flammarion, GF, 2002, 245 p.
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163 -, Œuvres com lètes, éd. M.-G.-Th. Villenave, Genève, Slatkine reprints, 1968 [Reprod.
en fac-sim. de l’éd. de Paris, A. Belin, 1819-1820], 7 vol.
164 -, Poétique françoise, Paris, Lesclapart, 1763, 2 vol., in-8.
165 MAUPERTUIS (Pierre-Louis Moreau de), Anecdotes physiques et morales, [s. l., 1738],
36 p. [Titre de départ. - Attribué à tort par de La Lande "Bibliographie astronomique" et
par Barbier à Pierre-Louis-Moreau de Maupertuis qui avait dirigé l'expédition du nord
dont les résultats furent publiés et contestés en 1738. Est au contraire l'oeuvre d'un
adversaire de Maupertuis, et partisan des théories de Cassini.]
166 MELON (Jean-François), Essai politique sur le commerce, dans Économistes financiers
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commentaires et de notes explicatives, éd. E. Daire, Osnabrück : O. Zeller, 1966 [Paris,
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167 MONTAIGNE (Michel de), Essais, Livre I, éd. E. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrête,
Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009, 709 p.
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Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, 2 vol., 1676 et 1810 p.
169 -, Pensées, Le Spicilège, éd. L. Desgraves, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1991, 1199 p.
170 Nouveau siècle de Louis XIV ou poésies, anecdotes du règne et de la cour de ce prince,
avec des notes historiques et des éclaircissements, t. II, Paris/ Londres, Buisson/ Deboffe,
1793, 4 vol.

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173 PLATON, Charmide, Lysis, trad. L.-A. Dorion, Paris, Flammarion, GF, 2004, p. 316.
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de Télémaque dans Avantures [sic] de Télémaque (Les), fils d'Ulysse par feu Messire
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Chatelain ; à Rotterdam : chez J. Hofhout, 1734.
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Duc de Cambray, Bruxelles, E. H. Fricx, 1724, 211 p., in-12.
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178 ROUSSEAU (Jean-Jacques), Émile ou De l’éducation, ed. M. Launay, Paris, Flammarion
GF, 1966, 636 p.
179 -, Œuvres com lètes 3, Du contrat social, Écrits politiques, ed. B. Gagnebin, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, 1965 p.
180 -, Œuvres com lètes XVIII, Lettres T.1 1728-1758, éd. R. Trousson et F. S. Eigeldinger,
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édition, Genève, Cramer, 1756.
184 -, Correspondance. VII. Janvier 1763-mars 1765, éd. Th. Besterman et F. Deloffre, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1981, 1590 p.
185 -, Dictionnaire philosophique : la Raison par alphabet, éd. R. Naves et O. Ferret, Paris,
Classiques Garnier, 2008, 614 p.
186 -, Éléments de la philosophie de Newton, dans Les Œuvres com lètes de Voltaire 15, éd.
W. H. Barber et R. L. Walters, Oxford, the Voltaire foundation, 1992, 805 p.

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187 -, Lettre philosophique avec plusieurs pièces galantes et nouvelles de différens auteurs.
Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, Londres [i. e. Genève, Jean-François II
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188 -, Mélanges, éd. J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1961, 1590 p.

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194 -, et HERMAN (Jan), Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle, vol. II, 1751-1800,
Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne ; Louvain : Presses
universitaires de Louvain, « Lire le dix-huitième siècle », 2003, 412 p.
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576
Index des auteurs et du corpus
Le caractère gras indique que le titre est plusieurs fois mentionné, au moins dans les deux
pages qui suivent le numéro surligné.

A C
Arcq Cazotte
Le Palais du silence, conte philosophique .. 10, 20, 29, L'Aventure du pèlerin .........................30, 43, 135, 503
43, 48, 82, 89, 98, 133, 136, 148, 152, 462, 497 Le Plaisir, conte moral .............................. 30, 44, 502
Aubert Charpentier
L'Amour filial, conte moral .......... 30, 36, 45, 152, 498 Nouveaux contes moraux ou Historiettes galantes et
morales .......... 30, 90, 100, 112, 127, 145, 480, 503
B Compan
Colette ou La Vertu couronnée par l'amour, conte
Barbe
moral ................................. 32, 45, 65, 90, 153, 505
Fables et contes philosophiques........... 10, 31, 90, 491
Coypel
Beauchamps
Aglaé ou Nabotine ....................................10, 141, 506
Funestine........................................................ 138, 498
Crébillon
Beauharnais
Ah quel conte! ........................... 42, 257, 260, 265, 331
Volsidor et Zulménie, conte pour rire, moral si l'on
Guliane, conte physique et moral . 31, 70, 90, 489, 506
veut, et philosophique en cas de besoin . 14, 32, 40,
Le Sopha, conte moral ... 14, 29, 33, 44, 75, 78, 82, 89,
128, 136, 152, 248, 499
106, 147, 153, 157, 193, 257, 259, 262, 269, 277,
Bedigis
331
La Fille philosophe, conte moral 32, 45, 86, 129, 152,
Tanzaï et Néardané, histoire japonaise .... 48, 52, 152,
499
257, 266, 308
Bodin de Boismortier
Histoires morales ..................................................... 87
D
Bonafons
Tanastès, conte allégorique ....................... 29, 34, 500 Delisle de La Drevetière
Boureau-Deslandes Alexandre ressuscité ...........................29, 35, 136, 507
La Fortune, histoire critique . 49, 55, 88, 99, 153, 459, Diderot
500 Ceci n'est pas un conte ........... 157, 291, 297, 306, 309
Bricaire de La Dixmerie Entretien d'un père avec ses enfants 32, 291, 295, 304,
Contes philosophiques et moraux 9, 27, 30, 90, 93, 98, 377, 446
101, 104, 477 Les Bijoux indiscrets .. 43, 76, 147, 157, 173, 215, 287,
Le Livre d'airain, histoire indienne ... 49, 52, 130, 133, 292, 299, 325, 330, 446
147, 153, 501 Les Deux Amis de Bourbonne ........................ 295, 303
Brunet de Baines L'Oiseau blanc, conte bleu..... 128, 157, 276, 287, 291,
Le Passetems ou Recueil de contes intéressants, 294, 299, 312, 314, 446
moraux et récréatifs .................... 31, 104, 130, 486 Madame de La Carlière .......... 290, 297, 299, 305, 308
Supplément au voyage de Bougainville .291, 297, 304,
306, 377

577
Dorat L
Alphonse ou de l'Alcide espagnol, conte très moral 31,
507 La Vieville
Fables ou allégories philosophiques .......... 31, 35, 507 Le Repentir inutile, conte moral en vers .... 32, 45, 515
Dreuillet Le Clerc
Le Phénix ....................................... 29, 36, 38, 50, 508 La Constance inimitable, ou Les Amours de Lindor et
Du Fresny d'Anacréonte............................ 32, 45, 90, 494, 517
Le Puits de la vérité, histoire gauloise 48, 53, 89, 105, Le Marchand
509 Boca ........................................ 29, 36, 38, 50, 441, 515
Dubois-Fontanelle Le Télescope, petit conte moral .... 30, 42, 86, 88, 89, 105,
Saëb ou Le Rêveur ........................................... 57, 125 152, 534
Duclos Leprince de Beaumont
Acajou et Zirphile .. 78, 86, 89, 93, 130, 319, 445, 458, Magasin des enfants .................................. 10, 29, 123
508 Levesque
Célénie, histoire allégorique. 48, 50, 75, 152, 154, 517
F Lezay-Marnezia
L'Heureuse Famille, conte moral .. 30, 45, 86, 90, 125,
Fénelon 152, 248, 517
Histoire d'Alibée, persan ........................ 168, 184, 512
Histoire de Florise ..........123, 168, 182, 185, 188, 510 M
Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante . 168,
179, 187, 510 Marmontel
Histoire de Rosimond et de Braminte ... 168, 173, 175, Alcibiade ou Le Moi ...............................430, 434, 523
181, 184, 187, 310, 511 Le Mari Sylphe.................................. 94, 147, 423, 520
Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile ..... 168, 173, Le Philosophe soi-disant 130, 423, 428, 430, 432, 435,
179, 188, 511 521
Histoire d'une jeune princesse ............... 168, 188, 510 Le Scrupule ou l'Amour mécontent de lui-même ... 131,
Histoire d'une vieille reine et d'une jeune paysanne 421, 428, 435, 520
.......................................... 168, 180, 185, 187, 510 Les Quatre Flacons ou Les Aventures d'Alcidonis, de
L'Anneau de Gygès ................ 168, 171, 173, 183, 512 Mégare ......................................140, 176, 417, 519
Les Aventures d'Aristonoüs .... 168, 176, 184, 188, 513 Maton
Les Aventures de Mélésichton ........ 168, 184, 188, 512 Mikou et Mézi, conte moral ... 30, 42, 90, 98, 133, 152,
Voyage dans l'île des plaisirs . 168, 186, 188, 314, 513 476, 523
Voyage de l'île inconnue ........................ 168, 185, 513 Mercier
Feraddin et Rozéide, conte moral politique et militaire 30, La Sympathie, histoire morale49, 53, 86, 90, 100, 152,
32, 42, 86, 96, 134, 153, 156, 474 483, 524
Fontaine-Malherbe Milcent
L'Ambitieux et la Mort ..................................... 36, 514 Azor et Ziméo, conte moral .... 32, 42, 86, 90, 148, 152,
Le Villageois corrigé........................................ 36, 514 524
Montesquieu
G Arsace et Isménie .... 134, 193, 200, 205, 210, 249, 525
Histoire véritable ..... 48, 152, 156, 192, 200, 207, 211,
Gautier de Montdorge 213, 216, 279, 281, 446
Nadir, histoire orientale, roman moral et politique Lettres persanes42, 179, 191, 197, 200, 207, 210, 279,
applicable aux moeurs du jour 49, 52, 78, 86, 127, 285, 289, 310, 388, 525
136, 148, 153, 514 Morville

578
Mes Délassemens ou Recueil de contes moraux et Le Temps et la Patience, conte moral 31, 39, 143, 153,
historiques ............................................ 31, 90, 490 534
Murat Voisenon
Histoires sublimes et allégoriques 48, 73, 89, 94, 138, Histoire de la félicité .................. 49, 54, 152, 361, 535
455, 526 Il eut raison, conte moral................................... 29, 46
Le Roi Porc .............................................. 50, 128, 146 Voltaire
Candide, ou L'Optimisme 20, 32, 93, 95, 97, 112, 130,
N 143, 153, 185, 206, 324, 344, 347, 352, 367, 371,
390, 402, 404
Neufville de Brunaubois-Montador
Contes de Guillaume Vadé .... 75, 90, 95, 97, 309, 343,
La Pudeur, histoire allégorique et morale 48, 102, 456
347, 354, 361, 402, 471
Cosi-Sancta.................................................... 366, 536
P Histoire de Jenni ou Le Sage et l'Athée .368, 377, 394,
540
Perrault
Histoire d'un bon bramin ........................347, 396, 537
Grisélidis, nouvelle ............................ 38, 58, 170, 529
Jeannot et Colin ............................................. 405, 538
La Bégueule, conte moral ............. 31, 45, 54, 152, 348
R
La Princesse de Babylone ....... 345, 348, 355, 379, 539
Rivière Le Blanc et le Noir .. 38, 347, 365, 375, 395, 397, 403,
Le Moyen d'être heureux ........................................ 103 537
Robert (Marie-Anne) Le Crocheteur borgne .....................362, 393, 395, 536
Les Ondins, conte moral .................... 31, 39, 153, 529 Le Monde comme il va ..... 57, 112, 346, 352, 372, 373,
Rousseau 379, 387, 392, 395, 536
La Reine Fantasque ....29, 33, 152, 319, 368, 443, 531 Les Lettres d'Amabed ........ 95, 348, 355, 389, 391, 540
Les Oreilles du comte de Chesterfield et le chapelain
S Goudman ........................... 349, 356, 360, 368, 394
L'Homme aux quarante écus.... 20, 345, 348, 355, 372,
Saint-Hyacinthe 540
Histoire du prince Titi, A.R. .... 9, 48, 51, 89, 107, 112, L'Ingénu, histoire véritable ...... 95, 149, 342, 345, 348,
127, 129, 134, 144, 152, 222, 395, 429, 456, 532 354, 391, 396, 404, 445
Saint-Lambert Memnon, ou La Sagesse humaine .. 112, 206, 346, 352,
Sarah Th..., nouvelle traduite de l'anglais. 66, 69, 124, 379, 396, 536
131, 185, 533 Micromégas, histoire philosophique ......18, 28, 48, 55,
Sticotti 153, 344, 346, 351, 365, 372, 379, 387
Le Sauvage en contradiction, conte moral 30, 42, 152, Pot-pourri ...................................................... 399, 538
534 Zadig, ou La Destinée, histoire orientale . 49, 51, 122,
132, 149, 152, 206, 211, 271, 324, 344, 345, 351,
T 364, 367, 376, 385, 397, 400, 403, 406

Thorel de Campigneulles
Z
Cléon ou Le Petit-maître esprit fort, anecdote morale
.................................................................... 69, 534 Zachariae
Louise ou Le Pouvoir de la vertu .. 31, 45, 65, 152, 542
V
Villeneuve

579
580
Index des noms de personnes

Le caractère gras indique que la personne est plusieurs fois mentionnée, au moins dans les
deux pages qui suivent le numéro surligné.

CITTON (Yves), 233, 280


A CONDILLAC (Etienne Bonnot de), 15, 380
COULET (Henri), 14, 28, 42, 112, 125
ALEMBERT (D'), 233, 354, 407
CREBILLON, 33, 47, 63, 106, 170, 174, 210, 222, 239,
ANGELET (Christian), 96
257, 291, 300, 307, 317, 323, 330, 334, 336, 364, 411,
ARISTOTE, 184, 430
414, 421, 441, 445
ARMAND (Guilhem), 382
CRESSON (André), 352
ASTBURY (Katherine), 45, 409
CRONK (Nicolas), 115, 116
AZERHAD (Annick), 372

D
B
DARMON (Jean-Charles), 144, 146
BAILLET (Adrien), 27
DARNTON (Robert), 12, 33, 257, 258
BAKHTINE (Mikhaïl), 324
DEFRANCE (Anne), 43, 61, 79, 170
BALDI (Marialuisa), 248
DELON (Michel), 291, 292
BARCHILON (Jacques), 9
DEMORIS (René), 186, 370
BARTHES (Roland), 27, 387
DENBY (David J.), 427
BENICHOU (Paul), 235
DEPRUN (Jean), 396
BIANCO (Joseph), 398
DESCARTES, 292, 293, 313, 316, 341, 357
BOCCACE (Giovanni), 59, 154, 404
DIDEROT, 13, 15, 18, 22, 70, 159, 170, 174, 222, 239,
BOCH (Julie), 10
257, 287, 319, 327, 330, 334, 336, 342, 357, 364, 369,
BOISGUILBERT (Pierre), 228
374, 383, 389, 407, 411, 414, 435
BONNEL (Roland), 248
DIDIER (Béatrice), 62
BRANCOURT (Pierre), 83
DIONNE (Ugo), 109, 113
DORNIER (Carole), 193, 212, 276
C DUBOS (Jean-Baptiste), 287, 413, 415
DUFLO (Colas), 13, 305
CABANAT (Anne-Marie), 431
DUMARSAIS, 16, 56
CARAYOL (Elisabeth), 10, 221, 224, 249
CHALLANDES (Laure), 329
CHARLES (Shelly), 119
E
CHARTIER (Pierre), 307
EDMISTON (William F.), 158
CHARTIER (Roger), 12, 335
EHRARD (Jean), 191, 194, 296, 303
CHAVEL (Solange), 199
ESCOLA (Marc), 13, 64, 95, 188
CHEREL (Albert), 189
CHEVRIER (Antoine-François), 57
CICERON, 177
581
F K
FENELON, 9, 21, 60, 110, 163, 167, 201, 222, 225, 230, KANT (Immanuel), 17, 19, 203, 247, 302, 317, 427, 444
237, 247, 309, 331, 342, 414, 417, 420, 437, 442, 447 KAVANAGH (Thomas M.), 311
FIASCHI (Pascal), 300, 315 KEMPF (Roger), 307
FLEURY (Claude), 34, 163 KIBEDI VARGA (Aron), 428
FONTENELLE (Bernard de), 18, 185, 242, 258, 298, KREMER (Nathalie), 412
342, 436
FORT (Bernadette), 264, 272, 283 L
FUMAROLI (Marc), 74
LA BRUYERE (Jean de), 167, 177, 196, 273, 325, 411
FURET (François), 27
LA FONTAINE (Jean de), 64, 92, 95, 106, 111, 114,
FURETIERE (Antoine), 159, 277
188, 195, 241, 284, 312, 315, 326, 350, 393, 405, 409,
428, 454, 492, 493
G
LA MORLIERE (Jacques Rochette de), 70
GAILLARD (Aurélia), 10, 78, 106, 129, 146, 163, 206, LAMY (François), 163, 178
221, 227, 244, 316 LANAVERE (Alain), 181
GALCERAN (Sébastien), 83, 248 LARRERE (Catherine), 133
GENETTE (Gérard), 112 LAUFER (Roger), 212
GERAUD (Violaine), 283 LE BOSSU (René), 87, 177
GEVREY (Françoise), 195 LE BRUN (Jacques), 60, 169, 176, 188
GINZBURG (Carlo), 293, 378 LE RU (Véronique), 18
GODENNE (René), 13, 28 LEIBNIZ, 351, 357, 373, 398
GOLDZINK (Jean), 352 LIGOU (Daniel), 83
GOULEMOT (Jean), 274, 283 LOCKE (John), 16, 102, 214, 221, 272, 313, 341, 351,
GRIMM (Friedrich Melchior), 347, 369, 407 355, 380, 393, 446
GROSPERRIN (Jean-Philippe), 180
M
H
MAGNAN (André), 143
HARTMANN (Pierre), 13 MALEBRANCHE (Nicolas de), 165, 201, 288
HELLEGOUARC'H (Jacqueline), 350 MALKASSIAN (Gérard), 373, 405
HERMAN (Jan), 68, 421, 430 MALLET, 289
HERODOTE, 173, 311, 463 MARC-AURELE, 393
HERSANT (Marc), 371 MARIN (Louis), 73, 174, 311
HOLBACH (D'), 70, 356, 369 MARIVAUX, 113, 188, 192, 290, 319, 487
HUNT (Lynn Avery), 12 MARMONTEL, 9, 13, 20, 28, 30, 32, 70, 74, 84, 86, 92,
94, 101, 108, 111, 127, 130, 141, 145, 185, 248, 336,
I 339, 345, 409, 439, 447, 468, 471, 478, 490
MARTIN (Christophe), 192
ISRAEL (Jonathan Irvine), 221, 224, 237
MAUPERTUIS (Pierre-Louis Moreau de), 70, 264, 382,
407
J MAURSETH (Anne-Beate), 160
MAUZI (Robert), 44
JAUCOURT (Louis, chevalier de), 17, 56, 76, 107, 199,
MAY (Georges), 287
227, 289, 295, 388, 407
MELON (Jean-François), 227, 229
JOMAND-BAUDRY (Régine), 261, 269, 277
MENANT (Sylvain), 28, 345, 355, 370, 383

582
MERLIN (Hélène), 101 SALAUN (Franck), 13
MONTAIGNE (Michel de), 66, 69, 217, 388 SCHAEFFER (Jean-Marie), 275
MONTESQUIEU, 15, 21, 95, 170, 174, 179, 191, 221, SEGUIN (Jean-Pierre), 287
225, 229, 247, 258, 281, 285, 289, 292, 300, 321, 324, SELLIER (Philippe), 147
342, 372, 407, 413, 437 SERMAIN (Jean-Paul), 27, 111, 168, 172, 174, 177, 273,
MOUREAU (François), 33, 115 309, 403, 443
SGARD (Jean), 121, 258, 262, 409
N SHAFTESBURY, 66, 119
SIEMEK (Andrzej), 271
NEWTON, 16, 42, 70, 76, 292, 351, 357, 381, 385
SORIANO (Marc), 59
SOURIAU (Etienne), 197, 356
O SPICA (Anne-Elisabeth), 85
STAROBINSKI (Jean), 283, 315, 390
O'MEARA (Maureen F.), 392
STRUGNELL (Anthony), 304
O'NEAL (John C.), 245

P U
UBERSFELD (Anne), 65
PASCAL, 357, 387
PERRIN (Jean-François), 67, 213, 259, 275, 282, 319,
331
V
PLATON, 88, 148, 175, 351, 369, 457, 466, 472, 479
VAN DEN HEUVEL (Jacques), 150, 349, 387, 392
POMEAU (René), 350, 368, 403
VELAY-VALLANTIN (Catherine), 73
PORSET (Charles), 248, 370
VEYSMAN (Nicolas), 417, 425
POSTIGLIOLA (Alberto), 217
VOISENON, 47, 319
PREVOST (L'abbé), 113, 118
VOLPILHAC-AUGER (Catherine), 117, 191, 204
PROPP (Vladimir), 127
VOLTAIRE, 9, 16, 22, 28, 30, 32, 34, 37, 48, 56, 66, 69,
76, 93, 111, 115, 122, 132, 135, 150, 239, 248, 257,
R 272, 301, 321, 324, 334, 336, 341, 409, 413, 417, 436,
439, 442, 444, 492, 536
RAMSAY (Andrew Michaël), 167, 176, 189, 203, 231,
235, 237, 248, 447
REY (Alain), 108, 238, 332
W
ROBERT (Raymonde), 37, 127, 262, 285, 322
WAGNER (Jacques), 410
ROSSO (Corrado), 191, 194
WEISGERBER (Jean), 212
ROUKHOMOVSKY (Bernard), 42
ROUSSEAU, 12, 22, 66, 239, 257, 305, 319, 411, 414,
Z
492
ZAWISKA (Elisabeth), 92
S
SAINT-HYACINTHE, 21, 79, 221, 266, 285, 330, 386,
413, 442, 447

583

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