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« La discorde est le plus grand mal
du genre humain et la tolérance en
est le seul remède. »
Voltaire
Éviter des guerres
– Oui. Ça t’intéresse ?
– Quoi donc ?
– Tu restes jusqu’au bout. Le parcours que je te propose
va expliquer, pas à pas, ce qu’est la tolérance, son histoire,
ses difficultés, son actualité, son utilité. Pour tout
apercevoir, il ne faudra pas que tu t’en ailles avant la fin !
– Oui.
– Combien ?
– J’arrive !
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De quoi s’agit-il ?
– Oui, je crois…
– Pas d’allergie ?
– Non !
– Pourquoi ?
– Parce que ce serait une façon de lui dire : « On te
permet d’être là, mais rien ne nous y oblige. On te permet
de parler, même si tu n’es pas de notre avis, mais c’est nous
qui te donnons cette permission. » En fait, c’est une
autorisation provisoire, temporaire, qui dépend uniquement
de notre bon vouloir. Nous pourrions décider d’arrêter, de
ne plus le laisser parler, de ne pas l’inviter. En réalité, c’est
nous qui commandons ! Nous acceptons qu’il parle, nous le
laissons s’exprimer. Nous tolérons sa présence et ses
propos, mais c’est ce que j’appelle une tolérance faible.
– Pourquoi « faible » ?
– Et alors ?
– On se trouve dans une zone grise, un domaine
intermédiaire entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas.
Stationner son deux-roues sur ce trottoir n’est pas
pleinement légal. On n’a pas le droit – plein et complet – de
le faire. En même temps, si on met sa moto ou son vélo à
cet endroit, et s’il ne gêne personne, on n’aura pas
d’amende. Ce n’est pas permis, mais on nous laisse faire.
C’est interdit, mais on ne va pas nous punir. Ça ne te paraît
pas bizarre, cette zone grise ?
– Tu crois ?
– Comment ça ?
– Comment on sort de ça ?
– Pourquoi « paraît » ?
– Lequel ?
– Tu ne vois pas ?
– Pourquoi ?
– Tu me racontes ?
– Bien sûr, mais je vais beaucoup résumer ! Repartons
dans l’Antiquité, pour voir le point de départ. Il existe
évidemment, chez les Égyptiens, les Grecs, les Romains,
des gouvernants cruels et d’autres bienveillants. Les
qualités humaines de chaque pharaon ou de chaque
empereur les rendent plus ou moins tolérants.
L’exemple le plus intéressant, à mon avis, se trouve en
Inde. Au IIIe siècle avant notre ère, l’empereur Ashoka
arrive au pouvoir. À 20 ans, il gouverne l’empire des
Maurya, qui s’étend sur un territoire immense, englobant
toute l’Inde, plus le Pakistan et une grande partie de
l’Afghanistan actuels. Et ce jeune empereur…
– L’étanchéité ?
– Et ça n’arrivait pas ?
– Ça me paraît normal !
– C’est vrai ?
– Lesquels ?
– Elle est fondée sur l’idée que toutes les religions disent
finalement la même chose. Pour Voltaire, elles s’accordent
toutes sur un même fond de vérité, et ne s’opposent que sur
des détails sans importance, qui sont transformés en sujets
de disputes et même d’affrontements sanglants par la seule
bêtise des êtres humains.
– Encore !
– Alors, je te suis…
À retenir
– Où est la difficulté ?
– Indispensable, pourquoi ?
– Mais justement à cause de nos désaccords ! Nous ne
pourrons jamais nous accorder sur la religion la meilleure,
la plus vraie, ni même sur le fait qu’il faut avoir une
religion ou n’en avoir aucune. Nous devons donc soit entrer
dans une guerre sans fin, soit accepter ce désaccord
insurmontable et pratiquer la tolérance, même si c’est
difficile de faire coexister des vérités dissemblables.
– Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a plus de croyance, justement, et en fait il
n’y a plus vraiment de problème. En effet, si tu penses que
tous les gens qui ont des convictions religieuses ont tort, si
tu crois qu’ils ont en tête des fables idiotes et sans
importance, tu n’as pas d’effort à faire pour être tolérant.
Tu te débarrasses à la fois du sérieux des convictions, de
leur gravité (tu n’y crois pas, c’est sans intérêt) et de leur
désaccord (ils croient tous à des vieux trucs, donc ils sont
tous pareils…). En fait, tu tombes encore dans un autre
piège, car je vais te demander d’où tu tiens ta propre
conviction. Ta croyance à toi, c’est qu’il n’y a rien à
croire ?
– Oui, et alors ?
– Et c’est quoi ?
– L’idée que la vérité ne nous est pas accessible. Nous
nous posons des questions (sur Dieu, le bien et le mal, la
mort, etc.), mais nous n’avons pas les moyens d’avoir les
réponses. Donc, nous imaginons toutes sortes de solutions,
mais aucune ne peut s’imposer. Là, comme je te l’ai déjà
dit, il devient très facile d’être tolérant : je n’ai pas de
conviction, je ne détiens pas de vérité, les hommes se
racontent plein de folles histoires et de fables absurdes, il
faut donc être indulgent et laisser dire… Tu vois ?
– Pas facile !
– J’ai une piste, pas une recette. Cette piste doit conduire
chacun en dehors de son univers clos, sans pour autant
briser cet univers. L’intolérance, la violence et la guerre
viennent du fait que chacun est persuadé que son univers
est le seul valable, le meilleur, qu’il constitue l’unique
monde vrai. Il est normal que chacun tienne à sa vérité, à
ses convictions, à ses manières de vivre. Il est impossible
de demander à quelqu’un d’y renoncer totalement. Pareil
abandon ne serait pas réalisable et ce ne serait pas humain
de l’exiger.
Ce qui changerait la situation, ce serait que chacun pense
constamment que les autres, eux aussi, possèdent des
univers où ils vivent et pensent. Ces mondes peuvent te
paraître insolites, ou même invivables. Ils ne sont pas
moins humains, pas moins légitimes que le tien.
– Alors, on a la solution ?
– Quoi donc ?
– Les limites de la tolérance. Tu crois qu’on doit tout
tolérer ?
– Je ne sais pas…
– D’accord !
– Et si on se trompe ?
– Pourquoi ?
– Évidemment pas !
– La question centrale est celle-ci : est-ce que l’on peut
tolérer celui qui ne tolérera pas les autres ? Est-ce qu’on
doit être tolérant envers celui qui se sert de sa liberté de
parole pour mettre en question la liberté de parler des
autres ? Je ne le crois pas. En tout cas, il faut considérer
cette question. Car c’est un autre cas d’intolérable, une
autre frontière encore de la tolérance.
De la même manière qu’il est positif d’être intolérant
envers l’injustice, il est cohérent d’être intolérant envers les
fanatiques, d’être intolérant envers l’intolérance elle-même.
– Tu te moques de moi…
– Par exemple ?
– Pas terrible…
– Et pourtant il y a pire…
– Quoi donc ?
Textes classiques
Études contemporaines
ENQUÊTES PHILOSOPHIQUES
L’Oubli de l’Inde
Une amnésie philosophique
PUF, 1989 ;
nouvelle édition revue et corrigée, Le Livre de Poche,
« Biblio-Essais », 1992 ;
rééd. Seuil, « Points Essais », 2004
Le Culte du Néant
Les philosophes et le Bouddha
Seuil, 1997 ; « Points Essais », 2004
Généalogie des barbares
Odile Jacob, 2007
Le Silence du Bouddha
Hermann, 2010
Humain
Une enquête philosophique sur ces révolutions
qui changent nos vies
(avec Monique Atlan)
Flammarion, 2012, « Champs », 2014
EXPLICATIONS PHILOSOPHIQUES
La Compagnie des philosophes
Odile Jacob, 1998 ;
« Poche Odile Jacob », 2002 ;
« Bibliothèque Odile Jacob », 2010
Maîtres à penser
20 philosophes qui ont fait le XXe siècle
Flammarion, 2011 ; « Champs », 2013
Ma philo perso de A à Z
Seuil, 2013
Un si léger cauchemar
(fiction)
Flammarion, 2007