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ISBN 978-2-02-132403-7

© Éditions du Seuil, septembre 2016

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« La discorde est le plus grand mal
du genre humain et la tolérance en
est le seul remède. »

Voltaire
Éviter des guerres

– C’est bien ici qu’on va parler de tolérance ?

– Oui. Ça t’intéresse ?

– Je me demande si ça sert vraiment.

– Ça tombe bien, c’est une des choses que je veux


préciser. Mais j’ai une demande à te faire.

– Quoi donc ?
– Tu restes jusqu’au bout. Le parcours que je te propose
va expliquer, pas à pas, ce qu’est la tolérance, son histoire,
ses difficultés, son actualité, son utilité. Pour tout
apercevoir, il ne faudra pas que tu t’en ailles avant la fin !

– Mais ça sert à quoi, la tolérance ?

– À éviter les guerres. Quand elle disparaît, il y a


toujours des morts. Sans la tolérance, les gens peuvent
devenir capables de tuer. Il leur arrive d’exterminer ceux
qui pensent autrement qu’eux, qui sont différents ou qu’ils
croient différents. Au contraire, quand la tolérance existe,
quand elle est forte et bien présente, respectée par tout le
monde, alors nous pouvons tous vivre côte à côte, sans
nous tuer, malgré nos idées opposées.

– Et sans nous taper dessus ?

– Tout à fait. Les discussions ne disparaissent pas, ni


même les disputes. Tolérer les autres ne veut pas dire que
nous abandonnons nos convictions. Nous n’allons pas nous
mettre à penser tous pareil. Mais nous allons pouvoir
coexister, nous respecter, et parfois même nous entraider
vraiment. Le premier pas, c’est d’accepter que les
croyances et les comportements des autres soient différents.
Tu vois, c’est utile !

– D’accord, mais c’est pas compliqué ! Pourquoi faut-il


expliquer ça longtemps ?

– Dans le fond, ce n’est pas compliqué, tu as raison.


Malgré tout, pour comprendre vraiment de quoi il s’agit, il
faut faire du chemin. Au début, en effet, on croit que c’est
très simple, parce qu’on ne voit pas encore les vraies
questions. En fait, la tolérance soulève plus de problèmes
que tu ne le penses. Il faut commencer par les apercevoir, et
tenter de les surmonter. C’est seulement après qu’on se
rend compte de ce qui est simple.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne comprends pas.


Donne un exemple.

– Eh bien, il faudrait commencer par savoir de quelle


tolérance on parle.
– Pourquoi ? Il y en a plusieurs ?

– Oui.

– Combien ?

– Pour le savoir, il faut qu’on s’y mette vraiment.

– J’arrive !
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De quoi s’agit-il ?

– La tolérance, si je comprends bien, c’est être gentil


avec les autres…

– Pas si vite ! S’il suffisait d’être gentil, ça s’appellerait


la gentillesse, pas la tolérance… Bien sûr, il est question
d’être plutôt bienveillant envers les croyances, les
comportements, les manières de vivre des autres. Il faut
arrêter d’imaginer que les autres sont inférieurs,
méprisables ou même dangereux simplement parce qu’ils
sont différents de nous. Mais ça ne suffit pas. Si on en
restait là, ce serait beaucoup trop vague, et ça ne te servirait
pas beaucoup !
Je te propose plutôt d’entrer dans l’idée de tolérance
pour bien la voir en détail. Si on ne la comprend pas à fond,
on ne peut pas l’appliquer. Et la tolérance n’est pas la
gentillesse, justement. La gentillesse est tendre, douce, un
peu sucrée. Ce n’est pas le cas de la tolérance.

– Alors, c’est quoi, la différence entre les deux ?

– Quand tu veux agir gentiment envers une personne, tu


cherches à lui faire plaisir. Tu vas, par exemple, lui faire
des cadeaux, lui offrir une chose qu’elle aime, préparer une
surprise, une fête. Pour être tolérant, tu n’as pas besoin de
tout cela. Il ne s’agit pas de faire plaisir aux autres. Il s’agit
seulement de les laisser être eux-mêmes, de ne pas les
empêcher de vivre comme ils vivent, de penser comme ils
pensent.

– C’est être un peu gentil quand même, non ?

– Je dis au contraire que c’est bien, que c’est utile, mais


que ce n’est pas véritablement gentil. La différence tient au
fait d’agir ou non. Être gentil, encore une fois, c’est agir,
avoir de bonnes dispositions mais aussi les montrer, les
concrétiser. Être tolérant, ça peut être simplement ne rien
faire, ne pas faire de mal aux autres, les laisser vivre.
– Et c’est tout ?

– Bien sûr que non ! Je te suggère maintenant d’imaginer


la tolérance comme un oignon ou un chou, avec une série
de pelures, de couches successives. La première peau, le
premier sens, va peut-être te surprendre. Parce qu’il s’agit
de médecine.

– Qu’est-ce que ça vient faire là ?

– Tu vas voir, c’est le point de départ, ensuite nous


allons faire d’autres pas. Ce sens médical, je suis sûr qu’en
fait tu le connais déjà. Est-ce que tu supportes bien les
antibiotiques ?

– Oui, je crois…

– Pas d’allergie ?

– Non, pas que je sache. Mais, encore une fois, qu’est-ce


que ça vient faire là ? Quel rapport avec la tolérance ?

– Là, tu me déçois ! Si tu n’as pas d’allergie aux


antibiotiques, que dira le médecin ? Que tu les tolères bien !
En disant cela, que veut-il dire ?

– Que je les supporte facilement.

– Bravo ! En médecine, on dit effectivement qu’on


« tolère » les médicaments que notre corps peut supporter.
En ce cas, la tolérance dont on parle est une affaire
physique, corporelle. Le médecin dira aussi que tu n’as pas
d’intolérance aux antibiotiques, ou d’intolérance à
l’aspirine. Et il n’y a pas que les médicaments, tu le sais
bien, qui sont concernés par ce vocabulaire.
On peut dire qu’une personne tolère ou non la chaleur,
ou le froid, ou bien le soleil, ou encore un aliment. Et il n’y
a pas que les humains et les animaux qui ont, en ce sens-là,
des tolérances et des intolérances. En effet, on dira qu’une
plante tolère l’ombre, ce qui veut dire qu’elle la supporte
bien, qu’elle ne va pas se faner, mais au contraire se
développer normalement si on la plante à l’ombre.
– Tolérer, c’est supporter ?

– Dans ce premier sens, oui, tu as raison. D’ailleurs, en


latin, c’est ce que signifie le verbe tollere (avec deux
« l ») : « porter », et par extension « supporter »,
« endurer ». Tolerantia, chez les Romains, voulait dire
« endurance ». C’est la qualité de celui qui supporte
facilement les épreuves, les fatigues, les difficultés, les
efforts.
Évidemment, il ne s’agit pas du tout de « supporter » au
sens où l’on parle, aujourd’hui, de supporter une équipe de
foot, c’est-à-dire la soutenir, souhaiter sa victoire, assister à
ses matches… Ici, il s’agit de « supporter » au sens de ne
pas être perturbé, troublé, rendu malade.
On peut dire, encore aujourd’hui, que quelqu’un est
« tolérant » à la fatigue ou au manque de sommeil si la
résistance de son organisme lui permet de faire beaucoup
d’efforts sans s’épuiser, ou de rester plus longtemps que
d’autres sans dormir, sans en être trop perturbé. On parle
aussi, tu as dû entendre cette expression, de « seuil de
tolérance » – c’est la limite de ce qu’on peut supporter,
qu’il s’agisse de médicament, de chaleur, d’insomnie…
Comme tu le vois, ce sens médical concerne le corps,
celui des humains, des animaux, et même le corps des
plantes, qui sont des organismes vivants, puisqu’elles
grandissent, se nourrissent, se reproduisent et finissent par
mourir.
Dans ce premier sens, est-ce que tu remarques une
différence importante avec l’idée que nous nous faisons
d’habitude de la tolérance ?

– Non, je ne vois pas trop…

– Dans cette première définition, la tolérance est-elle une


question de volonté, de décision ?

– Non !

– Tu as raison ! Tu ne décides pas de supporter ou non


les antibiotiques, tu ne décides pas d’être tolérant ou
intolérant à la chaleur. C’est mécanique. Ça dépend de ton
organisme, pas de ta volonté.
Un deuxième point ne devrait pas t’échapper. Si tu as
une bonne tolérance à la chaleur, par exemple, tu ne te
sentiras pas mal à l’aise, même s’il fait très chaud. Mais
cela concerne-t-il les autres ?

– Non, bien sûr, ça ne concerne que moi !


– Exact ! Donc, dans le sens médical, quand il s’agit de
la tolérance organique, biologique, corporelle, il n’y a rien
à décider. Cette tolérance ne concerne pas la volonté et,
surtout, elle ne concerne pas les autres !
Au contraire, la tolérance qui nous intéresse, celle qui
concerne notre vie dans la société, tous ensemble, avec nos
différences et nos divergences, est une affaire de relations
entre nous. Elle ne réside pas dans un organisme, elle existe
entre les gens, dans leur manière de se parler, de se
regarder, de se juger, dans la façon dont ils se comportent
les uns envers les autres. Et c’est aussi une affaire de
décision, de volonté. On peut s’exercer à devenir tolérant
envers les autres, on peut l’apprendre, on peut s’y entraîner.

– On va apprendre à ne pas se rendre malade avec les


autres…

– Absolument ! Je ne l’aurais pas dit comme ça, mais tu


as vu quelque chose d’intéressant. Car on peut
effectivement s’entraîner à supporter les idées, les
croyances, les coutumes, le comportement des autres. On
peut s’exercer à ne pas les vexer, à ne pas les empêcher de
vivre selon leurs habitudes, leurs croyances personnelles.
On peut aussi apprendre à ne plus être choqué ou troublé,
nous-mêmes, par ce qui est étranger à nos manières de voir
et de faire.
Devenir tolérant envers les autres peut donc se
rapprocher, comme tu viens de le faire, de la tolérance au
sens médical : on ne serait plus « malade », perturbé, ou
désorganisé, par le fait que les autres vivent différemment
de nous. Ce rapprochement n’est pas tellement étonnant. En
effet, si on utilise le même mot, c’est bien qu’il existe des
points communs entre la tolérance médicale et la tolérance
sociale. Et pourtant, il s’agit quand même de deux idées
distinctes.

– C’est ça que tu appelais des couches différentes ?

– Oui, exactement. Nous avons déjà deux pelures de


notre oignon. En premier, la définition médicale,
biologique, de la tolérance : ce qu’on peut supporter, mais
sans choix volontaire, sans relation aux autres. Ensuite la
définition sociale : l’exercice de supporter les idées, les
croyances, le comportement des autres pour organiser les
relations entre nous tous.

– Il y a d’autres pelures encore ?


– Évidemment. À l’intérieur de cette tolérance entre
nous, il y a des intensités très différentes. Je dirais
volontiers qu’il existe une tolérance faible et une tolérance
forte, qui ne se ressemblent pas beaucoup. C’est un point
essentiel. Alors, pour bien le comprendre, imagine cette
situation.
Un de tes amis veut donner son opinion. Il veut dire ce
qu’il pense d’une décision prise par le gouvernement, par
exemple. Nous savons, toi et moi, qu’il ne partage pas du
tout les mêmes idées que nous. Mais nous décidons d’être
tolérants, et nous allons lui donner la parole. Imagine que
nous lui disions : « Nous avons décidé de tolérer que tu
viennes avec nous, et nous allons tolérer que tu parles. » Tu
ne trouves pas que ce serait une curieuse façon de présenter
les choses ?

– Ce n’est pas très gentil !

– Encore la gentillesse… Je crois plutôt que ce serait une


manière de manifester notre pouvoir.

– Pourquoi ?
– Parce que ce serait une façon de lui dire : « On te
permet d’être là, mais rien ne nous y oblige. On te permet
de parler, même si tu n’es pas de notre avis, mais c’est nous
qui te donnons cette permission. » En fait, c’est une
autorisation provisoire, temporaire, qui dépend uniquement
de notre bon vouloir. Nous pourrions décider d’arrêter, de
ne plus le laisser parler, de ne pas l’inviter. En réalité, c’est
nous qui commandons ! Nous acceptons qu’il parle, nous le
laissons s’exprimer. Nous tolérons sa présence et ses
propos, mais c’est ce que j’appelle une tolérance faible.

– Pourquoi « faible » ?

– Parce que cette forme de tolérance ressemble


finalement à de l’indulgence. C’est une sorte de
condescendance, de petit cadeau que nous faisons. Nous
avons le pouvoir de ne pas inviter cette personne, nous
pourrions lui interdire de parler chez nous, mais nous
décidons de suspendre cette interdiction, nous autorisons sa
présence, ses paroles. Mais tu vois bien que c’est
uniquement à nos conditions, selon nos décisions. Nous
tolérons parce que nous pouvons interdire, que nous avons
le pouvoir, et que nous le gardons.
– Tu veux dire que c’est nous qui lui donnons la
permission ?

– Oui, et cette permission est fragile, précaire. Nous


pouvons la supprimer, puisqu’elle ne dépend que de nous.
Un autre exemple finira de t’expliquer les limites de
cette tolérance faible. Le Code de la route interdit le
stationnement des deux-roues sur les trottoirs.
Officiellement, pas de moto, de mobylette ni même de vélo
à l’arrêt à cet endroit-là. Il est même prévu de verbaliser les
deux-roues en infraction. Mais ce stationnement est toléré.
À Paris, il est même toléré officiellement, et une circulaire
du Préfet de Police le précise : à condition qu’il ne soit pas
gênant, ce stationnement ne sera pas puni.
Ce stationnement toléré sur le trottoir est dans une
situation bizarre, si tu y réfléchis. Est-il permis ? Pas
vraiment, sinon il suffirait de dire : stationnement autorisé.
Est-ce qu’il est interdit ? Pas non plus. En fait il n’est pas
puni, c’est tout ! Il n’est pas permis, mais on peut stationner
quand même, c’est toléré !

– Et alors ?
– On se trouve dans une zone grise, un domaine
intermédiaire entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas.
Stationner son deux-roues sur ce trottoir n’est pas
pleinement légal. On n’a pas le droit – plein et complet – de
le faire. En même temps, si on met sa moto ou son vélo à
cet endroit, et s’il ne gêne personne, on n’aura pas
d’amende. Ce n’est pas permis, mais on nous laisse faire.
C’est interdit, mais on ne va pas nous punir. Ça ne te paraît
pas bizarre, cette zone grise ?

– Si, mais d’où vient-elle ?

– Elle vient d’un pouvoir d’interdire qui décide de


suspendre son action. C’est la même histoire que ton ami
que nous « tolérons » et que nous invitons à parler, alors
que nous pourrions le renvoyer, ou cesser de l’accueillir. Si
le stationnement des deux-roues est seulement « toléré »
sur le trottoir, il n’est pas impossible de suspendre cette
autorisation temporaire. On pourrait rétablir les amendes,
puisque ce stationnement n’est pas permis. Si la police se
met à verbaliser, cette tolérance est finie. Il y a eu, à Paris,
le projet de supprimer cette tolérance, et des manifestations
de motards pour la maintenir.
Ce qui est étrange, dans cette tolérance faible, c’est
finalement son existence précaire, fragile. Elle est
suspendue à la décision de ceux qui détiennent l’autorité.
Ils choisissent de ne pas interdire, de ne pas réprimer, donc
de tolérer, mais cela reste provisoire.
Tu as déjà entendu l’expression « tolérance zéro ». On
l’emploie pour dire qu’on va appliquer les lois sans faire
d’exception, sans suspendre aucune poursuite ni aucune
sanction. Mais la plupart du temps cela reste une formule.
On choisit de ne pas tout sanctionner.

– Pourquoi ceux qui ont le pouvoir font-ils ce choix ?

– Il peut y avoir beaucoup de raisons différentes. Ils


n’ont pas les moyens de faire appliquer la loi, ou bien ils ne
veulent pas devenir impopulaires, ou bien trop de gens font
ce qui est interdit, ou tout cela à la fois ! C’est ainsi, par
exemple, que l’on tolère la prostitution, la consommation
de cannabis ou le piratage des films.
Comme tu le vois, cette tolérance-là peut être un signe
d’indulgence, de bienveillance mais également un signe de
faiblesse, d’impuissance, ou même de lâcheté.

– Une autre tolérance existe ?


– Oui ! C’est tout simplement un droit (de parler, de
stationner, etc.), c’est-à-dire une liberté pleine et entière,
reconnue, inscrite dans la loi, respectée par tous. Pour bien
voir que c’est autre chose, je propose que nous retrouvions
ton ami, celui qui ne partage pas nos idées. S’il demande :
« Est-ce que je peux venir à ta soirée, participer à la fête
que tu donnes ? » et si nous répondons « Oui, tu peux venir,
nous allons tolérer ta présence », tu vois bien qu’il n’est pas
réellement invité. Nous n’allons pas le chasser, mais nous
ne le recevons pas entièrement. C’est toujours la zone
grise : ni invitation, ni exclusion, sa présence fait l’objet
d’une permission temporaire, d’une existence rabougrie,
diminuée, amoindrie.
Au contraire, si ton ami a le droit d’être là, le droit de
s’exprimer, alors il n’a même pas besoin de te demander la
permission de venir ! Tu devras lui reconnaître ce droit, et
il pourra en user, il pourra venir ou ne pas venir à ta fête, il
pourra dire ce qui lui plaît, même si ce ne sont pas tes
idées, même si ce qu’il affirme te déplaît.
Voilà ce qu’est la tolérance forte : reconnaître aux autres
le droit de penser ce qu’ils pensent, d’être ce qu’ils sont, de
faire ce qu’ils font. Autrement dit, si on tolère ainsi, de
façon forte et pleine, ce que fait quelqu’un, cela signifie
qu’on lui reconnaît une liberté complète de faire ce qu’il
fait, qu’il s’agisse d’exercer sa religion ou autre chose,
même si l’on n’est pas d’accord avec cette personne.
Autrement dit, si tu fais preuve de cette tolérance
« forte », tu pourras dire à quelqu’un qu’il a entièrement le
droit d’exprimer ses pensées même si tu ne les partages
pas, le droit de pratiquer sa religion, même si tu en as une
autre ou que tu n’en as pas, le droit de s’habiller ou de
manger comme il veut, même si tu n’aimes pas ses
vêtements ni sa cuisine.
Tu vois bien qu’il ne s’agit pas du tout d’« aimer » ce
que font les autres ou ce qu’ils pensent, mais de
« respecter » leurs manières de vivre. Cette tolérance doit
permettre à celui ou celle qui est en face de toi de ne pas se
sentir inquiet, empêché de mener sa vie selon ses
convictions ou ses coutumes. Voilà le principe. Est-ce que
ça te paraît clair ?

– Oui, tout à fait. J’ai le droit de vivre à ma façon, les


autres aussi, comme ça tout le monde peut y arriver !

– Exact ! Mais nous nous sommes peut-être trompés.

– Que veux-tu dire ?

– Presque toujours, quand tout paraît très simple, c’est


qu’on n’a pas bien regardé… Ce que nous avons dit jusqu’à
maintenant n’est pas faux, mais il me semble que c’est
incomplet. Il nous manque encore beaucoup d’éléments. Et,
en les découvrant, nous risquons de buter sur de nouvelles
difficultés.

– Tu crois ?

– Oui, et ça pourrait bien commencer tout de suite… Tu


es d’accord avec cette idée que la tolérance que nous avons
appelée « forte » est le droit pour chacun de parler, penser,
vivre selon ses convictions ?

– Bien sûr, je viens de le dire, et toi aussi !

– C’est vrai. Et pourtant, il y a une réelle difficulté dans


cette affirmation. Parce que si c’est un droit, il n’y a plus
rien à tolérer !

– Comment ça ?

– Si j’ai le droit de parler, de circuler, de pratiquer la


religion que je veux, etc., je peux exercer ce droit, il m’est
reconnu. Et tu n’as pas besoin de tolérer ou de ne pas
tolérer ce que je fais, puisque j’en ai le droit ! Et
réciproquement, quand tu exerces tes droits, je n’ai pas à
tolérer ou non ce que tu fais, puisque tu as pleinement le
droit d’agir ainsi.
Repense un instant au stationnement des deux-roues sur
le trottoir. Si les deux-roues avaient pleinement le droit d’y
stationner, il ne serait plus possible de dire que c’est toléré,
puisque ce serait entièrement permis !
Voilà donc la difficulté : quand on a le droit, il semble
bien que la tolérance devienne inutile…

– Comment on sort de ça ?

– En revenant un peu en arrière. Il se pourrait que nous


soyons allés un peu trop vite, ou un peu trop loin, sans nous
en rendre compte.
Nous n’étions pas satisfaits de la tolérance « faible »,
cette zone grise entre interdit et autorisé, où on laisse faire
sans que ce soit vraiment permis.
Alors, nous avons cherché tout de suite la tolérance la
plus forte possible, celle qui donne à chacun le droit de
vivre selon ses différences. C’est sans doute là que nous
sommes allés trop loin, puisque nous voyons que la
tolérance, dans ce cas-là, ne sert plus à rien. En fait, si la
Déclaration universelle des droits de l’homme était
entièrement et réellement appliquée, il semble bien que la
tolérance deviendrait inutile.

– Explique, je ne comprends pas bien.

– C’est un vieux débat. On pourrait l’appeler « tolérance


ou liberté ». Tu as bien compris, dans nos exemples de
tolérance « faible », que cette tolérance manifeste une
domination, un pouvoir que l’on détient. Tu tolères qu’une
personne vienne à ta fête, mais tu pourrais changer d’avis,
elle n’est pas vraiment invitée. C’est clair, ça ?

– Oui, tout à fait. Ce que je ne comprends pas, c’est


pourquoi un droit rend la tolérance inutile…

– Alors, il faut le répéter : si la personne dont nous


parlons a entièrement le droit de venir à ta fête, si c’est sa
liberté, garantie par la loi, alors tu n’as plus aucun pouvoir
sur sa présence, tu n’as pas à la tolérer ou non, elle fait ce
qu’elle veut ! Dans les limites de la loi, bien entendu. Elle
n’a pas le droit de t’injurier ou d’abîmer ta maison, cela va
de soi. Mais c’est elle qui décidera de venir ou non, et pas
toi. Si elle a le droit, la liberté d’agir, tu n’as rien à tolérer,
ou à ne pas tolérer, c’est « sans objet » !
Je te disais que ce débat « tolérance ou liberté » est
ancien. Il remonte à la Révolution Française. « Ce n’est pas
la tolérance que je réclame, c’est la liberté », disait Rabaut
de Saint-Étienne en août 1789. Les députés de la
Constituante discutaient de l’article 10 de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen, celui qui concerne la
liberté religieuse, liberté de croyance et liberté de culte. Le
terme de « tolérance » avait été proposé, en souvenir des
édits de tolérance qui autorisaient les protestants à avoir
leurs temples et à exercer leur culte. Rabaut de Saint-
Étienne, qui est protestant, refuse ce terme, préférant parler
de liberté. Parce qu’il ne veut pas être seulement « toléré »,
il veut avoir le droit de pratiquer sa religion. La tolérance,
dit-il, est un « mot injuste, qui ne nous représente que
comme des citoyens dignes de pitié, que comme des
coupables auxquels on pardonne ».

– J’y suis ! Si tous les humains sont libres et égaux, ils


ont tous les mêmes droits. Alors la tolérance ne sert plus à
rien !

– Tu as parfaitement compris le principe. Mais, je suis


désolé, nous ne sommes pas encore sortis d’affaire pour
autant. Parce que c’est trop rapide, à nouveau. Dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme, chaque être
humain se voit effectivement reconnaître la liberté de
parole, de circulation, de religion, etc. Chacun va donc
pouvoir – en principe – s’exprimer comme il veut, changer
de pays, avoir ou ne pas avoir de religion, ou en changer,
etc.
Il faut encore préciser que ces libertés ne doivent pas se
détruire les unes les autres : tu ne peux pas, par exemple,
utiliser ta liberté de parole pour interdire aux autres de
parler ! La règle fondamentale des libertés individuelles,
c’est qu’elles ne doivent pas nuire les unes aux autres.
Comme tu l’as bien vu, dans ce système de droits et de
libertés pour tous, la tolérance ne semble plus nécessaire.
La coexistence des idées, des façons de vivre, et des
coutumes se trouve assurée. Ces manières de vivre sont
toutes différentes, elles ne sont pas forcément compatibles
entre elles, elles ne s’harmonisent pas toujours bien, mais
les humains sont supposés pouvoir vivre ensemble sans se
taper dessus. Parce que chacun a le droit de mener sa vie
comme il l’entend, à condition de ne pas empêcher les
autres de vivre leur vie.
Dans ce système de droits universels, la tolérance semble
bien n’avoir plus de raison d’être. Elle se trouve remplacée
par les libertés que chacun possède et peut exercer.
– Alors la question est réglée ?

– En principe, oui ! On pourrait même soutenir que les


États modernes, ceux qui sont nés après la Révolution
française, ces États où tous les citoyens sont égaux, où une
Constitution démocratique garantit leurs libertés
(d’expression, de religion, de circulation, etc.) rendent la
tolérance inutile. En effet, comme tu l’as compris, dès que
ces libertés sont proclamées et reconnues pour tous, la
tolérance paraît n’avoir plus de raison d’être.

– Pourquoi « paraît » ?

– Parce qu’il y a un problème…

– Lequel ?

– Tu ne vois pas ?

– Non, pas vraiment…


– Il s’agit de principes, pas forcément de réalités ! Bien
sûr, dans la plupart des pays du monde, on fait le maximum
pour que la réalité quotidienne se rapproche le plus possible
de cet idéal universel. Mais on en est souvent loin.
La liberté de parole est reconnue et proclamée, mais
certains ont toujours plus de mal à se faire entendre que
d’autres. La liberté de circuler est déclarée et officielle,
mais dans les faits elle est souvent entravée. La liberté de
pratiquer sa religion est reconnue, et pourtant, là aussi, il
subsiste quantité d’inégalités et d’injustices.
Dans les principes, tous les êtres humains sont libres et
égaux en droit. Si c’était vrai dans la vie quotidienne,
partout, tout le temps, la tolérance, tu l’as bien dit, n’aurait
plus de fonction. Mais tu le sais bien, il suffit de regarder
autour de nous, on trouve couramment dans la réalité le
racisme, le mépris, la haine des autres, l’hostilité ou la
méfiance.
Regarde ce qui se passe tous les jours dans une salle de
classe. En principe, les élèves ont tous les mêmes droits et
les mêmes obligations. Il n’existe pas de discrimination
dans le règlement intérieur de l’école. Mais il suffit que
certains élèves aient la peau d’une autre couleur que les
autres, ou bien des cheveux roux, un œil qui louche, de
grandes oreilles ou encore quelques kilos de plus que les
autres… il arrive qu’une partie de la classe ne supporte pas
bien ces différences. Et ces élèves seront moqués, harcelés,
insultés de manière absolument injuste.
Là, la tolérance retrouve une place, elle redevient utile, et
même indispensable. Ce qui te montre bien que la question
de son existence n’est pas réglée ! La tolérance n’est pas
devenue inutile. Même dans les sociétés où les libertés sont
reconnues et garanties, elle est nécessaire, parce que les
individus entre eux, les groupes entre eux, comme les
élèves dans la classe, risquent toujours de s’affronter au
lieu de se comprendre, ou simplement de se supporter. Les
libertés existent, mais la tolérance garde donc sa place.

– Quelle tolérance, cette fois ? la faible ?

– Non, pas forcément. Une autre tolérance encore, qui


exige de la part de chacun un travail sur lui-même, une
réflexion sur sa propre place par rapport à celle des autres.
Ce n’est plus une manière de marquer son pouvoir, mais
une façon de mettre en pratique, concrètement, les libertés.
Mais pour bien saisir cette idée, il va nous falloir faire
encore un bout de chemin. Avant de faire une pause, je te
suggère une dernière question. À ton avis, être tolérant, est-
ce faire quelque chose ?
– J’ai l’impression qu’il faut simplement laisser les
autres vivre au lieu de les en empêcher.

– Très bien, mais laisser faire, laisser exister, est-ce que


c’est une action ?

– Non… c’est drôle, ça n’a pas l’air d’être une action !

– Effectivement, une particularité de la tolérance est


d’être, en quelque sorte, une « inaction ». Au lieu
d’empêcher les autres, je vais les laisser faire ce qu’ils
veulent. Au lieu d’interdire, je vais tolérer, c’est-à-dire,
d’une certaine manière, permettre. Pourtant, je n’ai pas
besoin de donner la permission, il suffit que… je ne fasse
rien ! La tolérance est donc un non-agir, une action
suspendue, arrêtée. Il y a là quelque chose de très
particulier. Finalement, on pourrait presque dire que le
mieux est de ne rien faire…

– Ça, ça me plaît bien !

– Je m’en doute ! Plaisanterie mise à part, la tolérance a


effectivement un rapport particulier à l’action. Dans son
registre faible, il s’agit de ne pas punir, ne pas sanctionner,
ne pas poursuivre en justice, ne pas censurer, etc. Bref, il ne
s’agit pas d’agir, mais de s’abstenir de réprimer, de laisser
être. Et si l’on se tourne vers un registre plus fort, plus
constructif, il s’agira de retenir l’agressivité, de dissoudre la
haine ou le mépris, de ne pas vexer ou humilier. L’action
existe, cette fois. Mais elle se contente de faire disparaître
ce qui est négatif !
Je crois que nous avons avancé. Mais nous avons encore
pas mal de trajet à faire avant d’y voir vraiment clair. Je te
propose un temps d’arrêt.
À retenir

– Tolérer veut dire « supporter ».


– La tolérance médicale est corporelle, involontaire et
individuelle.
– La tolérance sociale se situe entre les gens. Elle se
décide et s’exerce.
– Tolérance « faible » : le pouvoir ne sanctionne pas ce
qui est interdit.
– Tolérance « forte » : la liberté est reconnue, droit de
l’homme.
– La tolérance semble être une absence d’action.
2
D’où ça vient ?

Une brève histoire de la tolérance

– La tolérance a-t-elle toujours existé ?

– Oui, d’une certaine façon. Parce qu’il existe dans le


cœur des humains, à côté de la haine, de la violence et de la
destruction, un désir de vivre en paix avec ses voisins, une
forme de bienveillance envers les autres. De ce point de
vue, la tolérance est bien un trait constant de l’humanité.
On pourrait dire qu’il existe partout, à toutes les époques,
des gens fanatiques et des gens tolérants. Les fanatiques
sont capables de tuer ceux qui ne pensent pas comme eux,
les tolérants pensent qu’aucune croyance ne vaut de
commettre un meurtre.
Je pourrais continuer ainsi, et te dire qu’à chaque siècle,
dans chaque civilisation, dans chaque religion, se
retrouvent ainsi, sous des apparences différentes, les deux
versants, guerrier et pacifique, du cœur humain. Je répéterai
qu’il n’y a pas de religion fanatique ou tolérante, mais des
individus ou des groupes fanatiques, et d’autres tolérants,
dans chaque religion. Et pour les époques ou les pays, on
dirait la même chose, parce qu’on y trouve le même
mélange. Ce n’est pas faux, et je pourrais dire cela.
Pourtant, je n’y crois pas complètement.

– Pourquoi ?

– Parce que l’idée même de tolérance a aussi une


histoire. Elle n’est pas la même chez les Romains et dans
l’Europe moderne. Elle n’a pas le même sens, ni la même
portée, dans la France du temps de Montaigne et dans le
monde du XXIe siècle. Il faut même préciser que sa véritable
invention n’est pas si ancienne qu’on peut le croire. Des
philosophes comme Pierre Bayle, John Locke, Voltaire, qui
vivaient à l’Âge classique et au siècle des Lumières, ont
construit ce que nous appelons aujourd’hui la tolérance, et
cette idée n’existait pas vraiment avant eux. C’est donc une
longue histoire…

– Tu me racontes ?
– Bien sûr, mais je vais beaucoup résumer ! Repartons
dans l’Antiquité, pour voir le point de départ. Il existe
évidemment, chez les Égyptiens, les Grecs, les Romains,
des gouvernants cruels et d’autres bienveillants. Les
qualités humaines de chaque pharaon ou de chaque
empereur les rendent plus ou moins tolérants.
L’exemple le plus intéressant, à mon avis, se trouve en
Inde. Au IIIe siècle avant notre ère, l’empereur Ashoka
arrive au pouvoir. À 20 ans, il gouverne l’empire des
Maurya, qui s’étend sur un territoire immense, englobant
toute l’Inde, plus le Pakistan et une grande partie de
l’Afghanistan actuels. Et ce jeune empereur…

– J’ai deviné !… est très tolérant !

– Tu as perdu, en tout cas pour l’instant ! Il commence


au contraire par être terriblement autoritaire, coléreux et
cruel. Il fait assassiner ses rivaux, mène la guerre de
manière impitoyable pour conquérir de nouveaux
territoires. On dit même qu’après une immense bataille il y
avait tellement de morts que la rivière était rouge de sang.
Alors, devant tous ces cadavres, le jeune empereur a un
choc. Il comprend que cette victoire militaire est en réalité
une défaite morale. Il pense qu’il n’a pas le droit de
provoquer tant de souffrances et de mort. Alors, il change,
il devient entièrement pacifique et tolérant.
Et pendant tout son règne, jusqu’à sa mort, il s’emploie à
organiser la paix entre les gens, entre les religions, et même
entre les animaux et les humains.

– On dirait un conte de fées !

– Tu n’as pas tort. Il y a sûrement une part de légende


dans l’histoire de l’empereur Ashoka. Mais pas seulement.
Car nous avons des preuves réelles de sa tolérance. Il a en
effet inventé de graver ses conseils sur des colonnes en
pierre. Et nous avons encore une quarantaine de ces piliers
qui permettaient à tout le monde, à l’époque, de savoir ce
que pensait l’empereur. Voici ce qu’il a fait graver sur l’un
d’eux : « Quiconque défend sa propre religion et à cause
d’un zèle excessif condamne les autres en pensant “j’ai le
droit de glorifier ma propre religion” ne fait que nuire à sa
propre religion, on doit écouter et respecter les doctrines
professées par les autres. »
Tu vois, il y a à peu près 2 300 ans, en Inde, cet homme
disait déjà que nous devons nous écouter, nous respecter. Il
soulignait que celui qui affirme la supériorité de sa
croyance sur celles des autres n’aide pas sa religion, mais
au contraire lui fait du tort ! Il est donc faux d’affirmer que
la tolérance a été inventée en Europe à l’époque moderne.
Comme tu vois, l’idée est présente ailleurs, et bien avant.
Et j’ajoute que ce n’est pas une spécialité indienne ou
chinoise. Il est question de la tolérance chez les Romains,
chez Cicéron, chez Sénèque. Les aventures d’Énée, le héros
du poète latin Virgile, font preuve aussi de son sens de la
tolérance.

– Donc rien n’a changé ?

– Si ! Ces grandes dispositions à la bienveillance se


retrouvent un peu partout. Malgré tout, cela n’empêche pas
qu’il existe bien un tournant occidental, et moderne, dans
l’histoire de la tolérance, qui va prendre un sens particulier.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Il faut parler d’abord d’un grand changement dans les


religions. Les civilisations de l’Antiquité croyaient
pratiquement toutes en plusieurs dieux. Chaque ville,
chaque région, chaque peuple avait les siens. En général, on
respectait les dieux des autres, le plus souvent parce qu’on
ne voulait pas que ces dieux étrangers se fâchent, et donc se
vengent. Il y avait ainsi une forme de tolérance habituelle et
répandue en matière de croyances, de rituels, de sacrifices.
Ce n’était pas le paradis, il existait des violences et des
guerres, des haines et de la cruauté, mais leurs mobiles
n’étaient pas principalement religieux.
En plus, les gens qui avaient des religions différentes et
vivaient de manière dissemblable étaient souvent loin les
uns des autres. On savait que, dans tel ou tel pays, où il
fallait des mois et des mois pour se rendre, les gens avaient
d’autres manières de penser, d’autres règles de vie, mais ils
étaient hors de la vue, ils n’étaient pas présents.
Et s’ils venaient en voyage, quand ils arrivaient de si
loin, ils devaient être bien reçus, honorés, parce que la règle
de l’hospitalité était pratiquée partout. L’hospitalité envers
les étrangers n’est pas exactement la même chose que la
tolérance, mais elle contribue à éviter des relations tendues
avec ceux qui vivent différemment.
Encore une fois, les hommes de l’Antiquité n’ignoraient
pas les guerres ni les massacres. Mais l’idée d’imposer aux
autres ses croyances, ses dieux, ses coutumes était
finalement moins répandue que dans les temps modernes.

– Le grand changement dont tu parlais, qu’est-ce que


c’est ?

– La croyance en un dieu unique. Parce que s’il n’y a


plus qu’un seul dieu, alors, en principe, il n’y a plus qu’une
seule religion, une seule croyance possible, une seule
vérité. Et tous les autres sont dans l’illusion, dans l’erreur et
dans l’ignorance.
À partir du moment où tu penses de cette manière, il
existe plusieurs possibilités : tu peux laisser les autres dans
leur illusion et leur erreur, ou tenter de leur expliquer
pourquoi ta religion est meilleure ; tu vas raisonner, tenter
de convaincre, ou bien tu vas les contraindre, les obliger
par la force à se convertir.
Dans le pire des cas, ceux qui adorent un autre dieu que
le Dieu unique vont être considérés comme des menaces,
des dangers diaboliques qu’il faut combattre, par tous les
moyens, et finalement supprimer ! C’est là que se trouve la
source de tous les fanatismes.

– Tu veux dire que si on n’a qu’un seul dieu on devient


fanatique ?

– Non, pas du tout ! Si tu tirais cette conclusion de ce


que je viens de dire, tu irais beaucoup trop vite, une fois de
plus. En fait, il y a seulement deux points de départ à garder
en tête : la croyance en un seul dieu introduit un grand
changement, et ce changement peut conduire à des
comportements intolérants, mais pas toujours, pas
forcément !
D’ailleurs, dans l’histoire de ce qu’on appelle le
monothéisme (la croyance en un seul dieu, du grec ancien
monos, « seul », et theos, « dieu »), le fanatisme et
l’intolérance ne sont pas présents au commencement. Les
Juifs ont été les premiers à croire en un seul dieu, créateur
du monde, tout puissant, donnant une Loi aux êtres
humains. Mais ils ne cherchaient pas à imposer cette
croyance aux autres, ils ne s’employaient pas à les
soumettre ni à les convertir.
Le tournant vers l’intolérance a commencé avec le
développement et la diffusion du christianisme, avec
l’instauration du christianisme comme religion officielle de
l’Empire romain, puis avec le développement de l’Église
catholique. « Catholique » veut dire « universel » : cette
religion s’adresse à toute l’humanité, elle affirme pouvoir
englober et contenir tous les êtres humains, sans exception.

– Même ceux qui ont déjà une autre religion ?

– Oui. Ils peuvent toujours abandonner leurs anciennes


« erreurs » pour embrasser la « vérité ».

– Pourquoi ce qu’ils croient serait-il faux ? Et puis ce


que croient les chrétiens n’est pas forcément vrai !

– Tu n’as pas tort, mais tu fais cette remarque parce que


tu vis au XXIe siècle. Même si tu ne le sais pas, ce que tu
penses est imprégné d’une longue réflexion sur la
tolérance, de multiples combats pour la faire avancer ! Pour
comprendre ce qui a rendu la tolérance religieuse
indispensable, il faut essayer, mentalement, de revenir en
arrière, avant que cette forme moderne de tolérance
apparaisse.
Peut-être n’as-tu pas en tête la place que tenait la religion
dans les siècles anciens. Nous vivons dans une société
tellement transformée par l’existence de la tolérance
religieuse que quantité d’idées et de comportements nous
paraissent évidents, alors qu’ils ne l’étaient pas autrefois.
Par exemple, il nous paraît indiscutable qu’il n’est pas
possible d’imposer une croyance à qui que soit, que la
liberté intérieure ne doit pas être bafouée ni combattue.
Pourtant, ces évidences sont des conquêtes de la tolérance.
Imagine un instant que nous sommes au Moyen Âge. En
Europe, tout le monde est éduqué dans la foi chrétienne,
l’Église contrôle la plus grande partie de la vie quotidienne
comme de la vie politique. Les dogmes de la religion
chrétienne ne sont pas considérés comme des croyances
mais comme des vérités absolues. Il est pratiquement
impossible – et impensable – de les contester.
À cette époque, la religion fournissait la totalité des
explications. C’est elle qui expliquait le sens du monde,
puisqu’on considérait qu’elle détenait la vérité, qui avait été
révélée aux hommes par Dieu lui-même. Personne n’était
donc en mesure de refuser cette vérité divine. Et il n’était
pas question de la juger, ni de s’en détacher ! La vérité
religieuse était absolue. Elle s’imposait, elle devait régner
seule et non pas coexister avec une autre vérité… qui ne
pouvait pas exister ! Il semblait donc absolument légitime
d’imposer cette vérité révélée et unique, de la défendre
contre les erreurs. Et ces erreurs devenaient même des
fautes morales, des maléfices.
Voilà comment marche cette pensée, voilà comment sa
logique s’organise : « Nous détenons la vérité, Dieu lui-
même nous l’a donnée. Ceux qui croient autre chose ne
sont pas seulement dans l’erreur. Ils sont dans le malheur,
le péché, ils risquent d’être damnés éternellement en enfer.
Pour les sauver, il faut les convertir. Si jamais ils refusent,
c’est à Dieu lui-même qu’ils résistent. Ce sont donc ses
adversaires, ses ennemis, ce sont donc des diables. Il faut
les exterminer ! »
Voilà comment fonctionne le fanatisme. Il est meurtrier
et choquant, pour nous. Mais il faut comprendre aussi qu’il
possède sa cohérence interne. Si tu prends absolument au
sérieux la foi religieuse, si tu la mets au poste de
commande de tout, il semble très difficile d’échapper aux
conséquences intolérantes qui en découlent. Parce que
l’emprise de la religion, avec son caractère absolu, conduit
à ne pas supporter ce qui lui échappe, ce qui la refuse.

– Donc, au Moyen Âge, il n’y a pas de tolérance ?

– Très peu, et c’est une tolérance faible, qui laisse vivre


les autres sous condition. Ainsi les Juifs étaient-ils le plus
souvent tenus à l’écart, dans des quartiers réservés, parce
que les chrétiens à l’époque les rendaient responsables de la
mort du Christ et leur reprochaient de n’avoir pas reconnu
en lui le Messie. Dans les pays musulmans, les juifs et les
chrétiens étaient plus ou moins tolérés, parce qu’ils
reconnaissaient un Dieu unique et qu’ils avaient plusieurs
prophètes en commun, mais ils devaient vivre avec un
statut inférieur aux musulmans, avec des droits reconnus
mais restreints et sous un contrôle strict.
Mais ces différentes formes de tolérance religieuse
étaient limitées. Au Moyen Âge, ce qui dominait, avant
tout, c’était soit l’étanchéité soit la guerre.

– L’étanchéité ?

– J’utilise ce terme pour évoquer le fait que les religions


restaient chacune chez elle – le christianisme en Occident,
l’islam en Orient, le bouddhisme en Asie, en gros – sans
avoir de contacts, si ce n’est sous la forme de persécutions
ou d’affrontements militaires. Pour que la tolérance
devienne un besoin, une nécessité pratique, il faut que les
gens habitent les uns auprès des autres, qu’ils se mélangent.

– Et ça n’arrivait pas ?

– Très rarement. Il y a quand même des exemples de


telles cohabitations. Dans la ville d’Alexandrie, à la fin de
l’Antiquité, vivent ensemble des païens, des juifs, des
chrétiens, avec une certaine tolérance. Dans l’Andalousie
du Moyen Âge, sous la domination arabe, coexistent des
musulmans, des juifs, des chrétiens. On note chaque fois
une forme de tolérance, mais elle est relative : à côté des
échanges et du respect, qui sont réels, des tensions
subsistent toujours, des massacres sanglants éclatent
parfois. Ces lieux de cohabitation ne sont pas les paradis de
tolérance qu’on a voulu en faire. On y trouve juxtaposés
des dialogues et des tensions, des échanges et des rejets.

– D’où vient, finalement, la tolérance ?


– Elle est née de la guerre entre chrétiens ! Cette réponse
te surprend ? Laisse-moi t’expliquer. À la fin du Moyen
Âge, dans cette période qu’on appelle la Renaissance, des
chrétiens ont commencé à s’opposer au pouvoir de l’Église
catholique. Ils protestaient contre sa corruption, ses abus de
pouvoir. On les a donc appelés « protestants ». Ils
proposaient de profonds changements dans la religion,
notamment en revenant au texte des Évangiles, en insistant
sur la relation directe des individus à Dieu.
Pour la première fois, une division profonde s’est
produite à l’intérieur du christianisme lui-même. Il y eut
des guerres, des persécutions, des massacres entre
catholiques et protestants. C’est ce qu’on a appelé la
période des « guerres de religion ». Mais, comme tu le vois,
cette guerre était très particulière, car elle n’opposait plus
des religions différentes mais des manières de comprendre
une même religion, le christianisme.
Cette guerre opposait deux façons différentes de
comprendre l’Évangile, le message du Christ, la vie et les
devoirs des chrétiens. Et elle ne voyait pas s’affronter des
habitants de l’Europe et ceux de pays lointains. Au
contraire, les gens qui s’entre-tuaient étaient du même pays,
du même village, parfois de la même famille ! Cette
déchirure sans précédent a mis en chantier en Europe une
nouvelle réflexion sur la tolérance, qui a fini par donner
naissance aux idées modernes de laïcité, de religion privée.
– Pour faire la paix, alors ?

– Oui, tout à fait. Parce que ces massacres leur


paraissaient de plus en plus insupportables, des écrivains et
des philosophes ont cherché des solutions qui permettraient
d’en sortir. Il ne suffisait pas d’appeler au calme, de
conseiller aux gens de se respecter. Il fallait bien plus :
repenser le rôle de la religion, définir les libertés des
individus, redélimiter la fonction de l’État. En fait, un
énorme chantier s’est ouvert, qui s’est poursuivi pendant
plusieurs générations.
Parmi les grands repères qu’il faut connaître, se trouve
d’abord un livre de Pierre Bayle, en 1686, sur la tolérance.
À partir d’un commentaire des paroles du Christ
« Contrains-les d’entrer », il met en lumière l’idée de
liberté de conscience. En effet, contraindre une personne à
croire est impossible et absurde. On peut forcer quelqu’un à
faire semblant, souligne Pierre Bayle, mais pas le forcer à
penser. La conscience de chacun est fondamentalement
libre. Et la conviction religieuse dépend avant tout de cette
liberté intérieure, et non d’une décision extérieure à
l’individu.
Opérer des conversions forcées, ce n’est pas seulement
un crime contre la liberté de conscience des individus, c’est
un crime contre la foi elle-même, une offense profonde à la
religion. Voilà ce qu’explique le protestant Pierre Bayle,
dont les idées anticipent la liberté de conscience, qui sera
plus tard au fondement de la Déclaration des droits de
l’homme.
Trois ans plus tard, en 1689, le philosophe anglais John
Locke publie sa célèbre Lettre sur la tolérance, où il défend
des idées semblables, mais en mettant l’accent sur le rôle
de l’État. Pour lui, en effet, c’est à chacun de décider ce
qu’il croit et le pouvoir politique n’a pas à se mêler des
choix individuels des citoyens. Le rôle de l’État est de
garantir les libertés individuelles et la paix intérieure, il n’a
pas à se mêler des croyances religieuses, qui sont des
affaires privées. C’est ici la fin de l’idée ancienne selon
laquelle le roi, ou l’empereur, pouvait décider de la religion
officielle, imposer à tous ses sujets une même croyance.
Dans cette nouvelle perspective, les citoyens sont libres, ils
peuvent avoir différentes religions, ou aucune. L’État doit
garantir la paix entre tous, et non imposer une religion
particulière. Il n’a pas de compétence en matière de
religion.

– Ça me paraît normal !

– Sans doute, mais c’est à Bayle, à Locke et à quelques


autres que tu dois, finalement, sans le savoir, cette
impression que ces idées sont évidentes. Elles ne l’étaient
pas à leur époque. Tes évidences d’aujourd’hui, tu en dois
aussi une bonne partie aux philosophes des Lumières, en
particulier à Voltaire et à son célèbre et important Traité
sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas,
paru en 1763. Ce livre est né d’un combat contre une
injustice si scandaleuse que le vieux Voltaire, à 68 ans, a
décidé de se battre de toutes ses forces.

– J’ai vu un portrait de lui, il était plutôt petit, maigre, il


a l’air malade…

– C’est vrai. Heureusement, il ne se bat pas avec ses


poings, mais avec des mots et des idées, et là il est très
fort ! Je te résume cette « affaire Calas » qui a indigné
Voltaire.
Jean Calas était un marchand de Toulouse, connu et
estimé dans toute la ville. Mais il était protestant, et la
majorité de la population, catholique. Les guerres de
religion sont terminées depuis longtemps, mais les haines et
l’intolérance habitent encore le cœur de beaucoup de gens.
Un soir de l’année 1762, Marc-Antoine Calas, le fils de
Jean Calas, qui avait une vingtaine d’années, est retrouvé
pendu dans le grenier de la maison où il habitait avec ses
parents. Il avait le projet de se convertir au catholicisme.
Jean Calas est arrêté, accusé d’avoir tué son propre fils ! Il
est condamné à mort et exécuté. C’est évidemment une
erreur, et une injustice monstrueuse. Le fils s’est suicidé
parce qu’il était dépressif, il n’a pas été tué par son propre
père parce qu’il songeait à changer de religion ! Le père
était effondré de douleur, abasourdi par cette mort
soudaine. Il n’a été accusé de meurtre que par la haine
aveugle, et condamné au terme d’un procès partial. Son
exécution est celle d’un innocent. Voilà ce que Voltaire
dénonce, en demandant que le procès soit rouvert et que
Jean Calas soit réhabilité.
Mais son traité va bien au-delà. En effet, il veut montrer
non seulement que la tolérance aurait sauvé la vie de cet
homme, mais que le fanatisme fait d’innombrables ravages.
Cette « maladie de l’esprit », comme dit Voltaire, est
responsable de milliers et de milliers de morts. Pour y
mettre un terme, le philosophe des Lumières explique en
quoi consiste la tolérance, et comment elle peut soigner
cette maladie. C’est pour cela que ce livre nous intéresse
encore, deux siècles et demi après.

– Calas a été réhabilité ?

– Oui. Il était mort, il avait été exécuté, mais son procès


a été révisé et son innocence reconnue. Mais le plus
important, j’insiste, c’est ce que Voltaire dit de la tolérance
et de l’intolérance, parce que nous pouvons nous en servir
encore aujourd’hui.
Son premier argument concerne la fraternité qui existe
entre tous les hommes. Voltaire rappelle que nous devons
nous en souvenir constamment, l’avoir toujours à l’esprit.
Cette fraternité nous saute aux yeux en cas de danger
mortel, de désastre, d’incendie ou de tremblement de terre.
Mais l’aveuglement religieux peut nous la faire oublier.
Dans ce cas, au lieu de regarder les autres comme des
frères, nous en faisons des monstres, uniquement parce
qu’ils pensent, sur des détails, autre chose que nous !
Pour Voltaire, la raison et la philosophie nous aident à
sortir de cet aveuglement provoqué par la haine et le
fanatisme. C’est son deuxième argument. La raison, dit-il,
est « douce, humaine », elle « inspire l’indulgence », parce
qu’elle nous fait voir ce qui nous rapproche plutôt que ce
qui nous divise. Surtout, elle nous permet de comprendre
que les différences entre nous portent sur des éléments
secondaires, pas sur l’essentiel.

– C’est quoi, l’essentiel ?

– Pour Voltaire, c’est le respect, la coexistence


fraternelle, le fait de ne pas faire subir aux autres ce qu’on
ne voudrait pas subir soi-même. En fait, ce philosophe est
convaincu qu’il existe un droit naturel, c’est-à-dire des lois
universelles qui s’imposent à tous. Il pense aussi qu’il
existe une religion naturelle, que tous les humains peuvent
découvrir que Dieu existe, et qu’il faut l’honorer, en y
réfléchissant.

– C’est vrai ?

– Ce n’est pas sûr du tout ! Bien sûr, Voltaire a mené un


grand combat pour la tolérance. Il a bien mérité l’épitaphe
qui figure depuis 1791 sur sa tombe, à Paris, au Panthéon :
« Il combattit les athées et les fanatiques. Il inspira la
tolérance, il réclama les droits de l’homme contre la
servitude de la féodalité. Poète, historien, philosophe, il
agrandit l’esprit humain et lui apprit à être libre. » Cela dit,
sa conception de la tolérance a aussi des points faibles.

– Lesquels ?

– Elle est fondée sur l’idée que toutes les religions disent
finalement la même chose. Pour Voltaire, elles s’accordent
toutes sur un même fond de vérité, et ne s’opposent que sur
des détails sans importance, qui sont transformés en sujets
de disputes et même d’affrontements sanglants par la seule
bêtise des êtres humains.

– Ça ne va pas, cette façon de voir ?

– Non, à mon avis, et pour plusieurs raisons. Mais, pour


les expliquer, il va falloir regarder la tolérance sous un
nouvel angle.

– Encore !

– Mais oui, notre voyage va continuer. Tu vas le


constater, il existe des paysages que nous n’avons pas
encore aperçus. Et qui pourraient bien changer notre façon
de voir.

– Alors, je te suis…
À retenir

– La tolérance, comme disposition à la bienveillance


envers les autres, a toujours existé, à côté de la cruauté,
dans le cœur humain.
– Malgré tout la notion moderne de tolérance a une
histoire, liée au christianisme, et aux guerres de religions de
la Renaissance.
– Les réflexions de Pierre Bayle donnent naissance à la
liberté de conscience, celles de John Locke à la laïcité de
l’État.
– Le Traité de la tolérance de Voltaire dénonce le
fanatisme et soutient que toutes les religions disent, au
fond, la même chose.
3
Pourquoi est-ce difficile ?

– Ce que je trouve bizarre, c’est qu’on ne sait toujours


pas en quoi consiste exactement la tolérance !

– C’est vrai, mais nous avons quand même plus d’idées


qu’au départ, non ? Pour avancer, nous avons deux
nouvelles questions à creuser. D’abord, qu’est-ce qui rend
la tolérance facile ou difficile ? Ensuite, quels sont les
moments où elle est utile, et même indispensable ? Si nous
y voyons plus clair sur ces points, nous progresserons
sûrement dans notre compréhension de ce qu’est la
tolérance.
Ce que je veux t’expliquer à présent rejoint un grand
problème philosophique. Mais je te propose d’y entrer pas à
pas, avec des mots simples. Ça te permettra de comprendre
que la tolérance est une idée peut-être plus difficile, mais
aussi bien plus intéressante, qu’on ne le dit habituellement.
En comprenant cette difficulté, tu comprendras mieux la
tolérance, et ce qu’il faut inventer pour la mettre en
pratique.
Chez Voltaire, tu t’en souviens, ça a l’air très simple. En
gros, il suffit de se souvenir que nous sommes frères, de
bien voir que les points communs de nos croyances sont
plus importants que leurs différences de détail, et le tour est
joué ! Je pense que c’est moins simple. Il y a des tolérances
faciles, et d’autres difficiles.

– Commençons par les faciles… C’est quoi ?

– Par exemple, la tolérance qui concerne les goûts. Il y a


des aliments que tu aimes, d’autres qui te dégoûtent, des
vêtements qui te plaisent, d’autres qui te paraissent
horribles ou ridicules, des jeux qui te passionnent, d’autres
qui t’ennuient, etc. Si quelqu’un adore un jeu qui t’ennuie,
aime un pull que tu trouves affreux, trouve délicieux un
plat que tu détestes, tu n’auras pas beaucoup de difficultés
pour le supporter.
Le comportement des autres peut t’étonner, ou même te
choquer, dans un premier temps. Mais tu comprends vite
qu’ils peuvent avoir d’autres préférences que les tiennes.
En fin de compte, tu tolères assez facilement qu’ils aiment
ce que tu détestes, ou qu’ils détestent ce que tu aimes. Tu
peux penser qu’ils ont tort, mais tu admets aussi que ça ne
te dérange pas vraiment.

– Bien sûr, chacun fait comme il veut…

– Exactement, en tout cas dans le domaine des goûts et


des préférences, parce que c’est un domaine où il n’existe
pas réellement de vérité. Ainsi, « le chocolat est un délice »
n’est pas forcément une phrase vraie pour tout le monde :
beaucoup de gens aiment le chocolat, mais quelques-uns
pas du tout. Tu peux trouver évidemment ces gens-là très
bizarres, mais tu ne peux pas véritablement dire qu’ils se
trompent. Ils ont le droit de ne pas aimer le chocolat, et tu
tolères leur goût sans avoir d’effort à faire.

– Comme s’ils faisaient une erreur qui n’a pas


d’importance ?

– Si tu veux. D’ailleurs, d’autres tolérances faciles


concernent bien d’autres erreurs considérées comme sans
importance. Par exemple, si un règlement d’examen décide
de tolérer cinq fautes d’orthographe dans une copie, on
n’enlèvera pas de points pour les cinq premières fautes. Ce
sont bien des erreurs, elles restent des fautes d’orthographe,
mais on ne les sanctionne pas.
De la même façon, une machine de mesure « tolère » une
marge d’erreur : le chiffre mesuré sera exact, avec un
coefficient d’imprécision – un peu plus ou un peu moins –
qui tient à l’instrument lui-même. La mesure est une vérité
approchée, pas absolue. On tolère cette imprécision, parce
qu’on n’a pas la possibilité de faire mieux.

– Attends ! Je crois que je viens de comprendre quelque


chose. Tu veux dire que la tolérance a un rapport
particulier avec la vérité et l’erreur ?

– Excellent ! Tu as tout à fait raison ! La grande question


philosophique que soulève la tolérance est bien celle de la
vérité. La tolérance est très facile quand il s’agit de goûts,
mais ce n’est pas pareil quand il s’agit de vérités, sauf pour
les vérités approchées, comme pour l’orthographe ou les
mesures. En revanche, dans tous les domaines où on peut
trouver une vérité indiscutable, la tolérance n’a plus de
place. Je prends l’exemple le plus simple possible. Si je te
demande combien font deux et deux…
– Je ne te le dirai pas !

– Mais tu sais qu’il n’y a qu’une seule réponse vraie ! Si


quelqu’un, à côté de nous, donne une réponse fausse à cette
question d’arithmétique, nous n’allons évidemment pas le
laisser dans son erreur. Ça n’aurait pas grand sens de
« tolérer » que quelqu’un dise que 2 et 2 font 5, ou 13, ou
279, ou n’importe quoi d’autre. Quand il s’agit de chercher
la solution d’un problème de mathématiques, crois-tu qu’on
puisse faire appel à une forme quelconque de tolérance ?

– Je ne sais pas. En fait, je ne comprends pas bien ta


question.

– Imagine deux mathématiciens en désaccord sur la


solution d’un problème. Il ne sera pas question que l’un
tolère, ou ne tolère pas, la réponse de l’autre si cette
réponse est fausse. Cette tolérance n’aurait pas de sens, tout
simplement parce que celui qui a la bonne démonstration
va l’exposer. Il va donner des arguments logiques,
démontrer pourquoi la solution qu’il défend est exacte et
vraie. Ce n’est pas « sa » solution, parce que ce n’est pas
une affaire personnelle, ni une question de goût. Ce sera
simplement la réponse vraie, mathématiquement.
La démonstration va forcer – par la logique, pas par la
force physique ! – celui qui a tort à reconnaître son erreur.
Autrement dit, dans le domaine des mathématiques (et plus
largement dans tous les domaines où il existe des
démonstrations rationnelles), il n’y a pas à « tolérer » une
erreur ni même plusieurs positions différentes. Il est
possible de trancher, de montrer qui a raison et qui a tort,
de manière indiscutable et vérifiable par tous.
Tu vois la conséquence qu’on peut en tirer ?

– Non, pas bien…

– Elle est curieuse, au premier regard. Quand il s’agit de


vérités qu’on peut prouver, démontrer, établir avec
certitude, personne n’a besoin de faire appel à la tolérance
envers ceux qui pensent autrement. Si tu croyais que la
terre est plate, ou que le soleil tourne autour de la terre, il
serait très facile de te prouver, scientifiquement, que tu te
trompes. Il ne paraîtra absolument pas utile, ni souhaitable,
de tolérer ton erreur.

– Et si moi j’y tiens ? Si je refuse que la terre soit


ronde ?
– Je continuerais à t’en dissuader… Mais, si tu persistais,
je serais d’avis, dans ce cas précis, de te laisser croire ce
que tu veux. Tu vois pourquoi ?

– Parce que tu es tolérant ?

– Plutôt parce que cette croyance ne fait de mal à


personne. Si tu voulais absolument continuer à croire que la
terre est plate, ça ne changerait pratiquement rien à ta vie ni
à celle des autres. Tu te tromperais totalement, mais ce
serait une erreur sans grande importance pratique. Ce n’est
pas un exemple de croyance qui dicte ta conduite, engage ta
vie, transforme ton existence quotidienne, comme les
croyances religieuses.

– Ces croyances sont si importantes ?

– Peut-être pas pour toi, mais pour ceux qui adhèrent


intensément à une religion, quelle qu’elle soit, leurs
croyances engagent certainement l’essentiel de l’existence.
Elles concernent ce qu’il y a de plus sacré et de plus
important dans la vie. Elles définissent le bien et le mal,
disent comment se comporter envers les autres, comment
agir dans les situations essentielles. Elles donnent des
réponses concernant le sens de notre vie, le sens de
l’histoire humaine, ce qui se passe après la mort. Ces
croyances – quelles qu’elles soient, encore une fois – ne
transforment pas seulement la vie de la personne qui les a,
mais aussi la vie de ses proches, de sa famille. Elles ont une
influence directe sur les relations qu’elle entretient avec les
autres, la manière même dont elle voit le monde, ses façons
de se comporter. C’est donc bien la totalité de la vie, ou
presque, qui se trouve engagée par une conviction
religieuse.

– C’est cela qui rend la tolérance difficile en religion ?

– Exactement. Mais il faut bien comprendre pourquoi. Si


les différents univers religieux disaient la même chose,
comme le soutenait Voltaire, le problème serait facile à
résoudre. Il suffirait d’insister sur les convergences, et de
prendre conscience du caractère superficiel des oppositions.
Cette démarche peut être difficile à mettre en pratique,
exiger du temps, rencontrer de la mauvaise volonté, mais
elle n’est pas compliquée à comprendre.
Si on pense que les religions disent des choses vraiment
différentes, et qui ne sont pas conciliables, le paysage
change. Pour ma part, je ne suis pas aussi confiant que
Voltaire dans l’existence de la religion naturelle. Au
contraire, il me semble qu’entre les grandes religions du
monde il existe, à côté des convergences et des points
communs, des différences, des divergences qu’on ne peut
pas effacer, ni considérer comme négligeables.

– Tu veux dire que c’est forcément la guerre ?

– Pas du tout. Je dis simplement que des désaccords de


fond existent forcément. Un juif, un catholique, un
musulman, un protestant, un hindouiste, un bouddhiste, un
animiste ne pensent pas tous la même chose. Ils ont des
points d’accord possibles, mais ils n’ont aucune raison
d’abandonner leurs particularités. Ils vont donc devoir
apprendre à coexister. Ils devront vivre tous ensemble,
vivre également avec ceux qui combattent toutes les
religions, et ceux qui sont indifférents. C’est cela la
tolérance, et ce n’est pas si commode.

– Où est la difficulté ?

– Dans la nécessité, pour chacun, d’admettre qu’il existe


des mondes humains différents qui ne peuvent pas
s’annuler ni se dominer.

– Explique ! Ce n’est pas clair…

– Quand il y a plusieurs théories scientifiques en


concurrence pour expliquer un phénomène, on peut monter
des expériences pour trancher entre les hypothèses, et
savoir quelle théorie est la bonne. Avec les religions, c’est
impossible, il n’y a pas moyen de monter une expérience
pour décider. Tout simplement parce que leurs croyances
portent sur des éléments comme Dieu, l’âme, la vie après la
mort qui sont tous en dehors de nos possibilités
d’expérience.
À mon avis, la difficulté centrale est donc la suivante :
chaque doctrine – qu’elle soit religieuse ou qu’elle refuse
toute religion – se proclame unique et vraie, chacune
engage des choix essentiels, mais elles ne sont pas
compatibles entre elles et possèdent des désaccords
fondamentaux, alors qu’il n’existe pas de moyen
expérimental ni de moyen logique de donner raison à l’une
ou à l’autre. La tolérance est donc difficile, autant qu’elle
est indispensable.

– Indispensable, pourquoi ?
– Mais justement à cause de nos désaccords ! Nous ne
pourrons jamais nous accorder sur la religion la meilleure,
la plus vraie, ni même sur le fait qu’il faut avoir une
religion ou n’en avoir aucune. Nous devons donc soit entrer
dans une guerre sans fin, soit accepter ce désaccord
insurmontable et pratiquer la tolérance, même si c’est
difficile de faire coexister des vérités dissemblables.

– Et si on décidait de s’en moquer ?

– Que veux-tu dire ?

– On peut se dire que ce sont des superstitions, des vieux


trucs, de toute façon personne ne peut savoir… alors
pourquoi s’occuper des religions ?

– Dans ce cas-là, la tolérance devient très facile !

– Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a plus de croyance, justement, et en fait il
n’y a plus vraiment de problème. En effet, si tu penses que
tous les gens qui ont des convictions religieuses ont tort, si
tu crois qu’ils ont en tête des fables idiotes et sans
importance, tu n’as pas d’effort à faire pour être tolérant.
Tu te débarrasses à la fois du sérieux des convictions, de
leur gravité (tu n’y crois pas, c’est sans intérêt) et de leur
désaccord (ils croient tous à des vieux trucs, donc ils sont
tous pareils…). En fait, tu tombes encore dans un autre
piège, car je vais te demander d’où tu tiens ta propre
conviction. Ta croyance à toi, c’est qu’il n’y a rien à
croire ?

– Oui, et alors ?

– Alors… tu as bien le droit, évidemment. Personne n’est


obligé d’avoir une religion. Mais tout le monde, me
semble-t-il, doit s’interroger sur son rapport à la vérité. Ce
que tu défends, sans le savoir, c’est en fait une position
philosophique très ancienne, qui se nomme le scepticisme.

– Et c’est quoi ?
– L’idée que la vérité ne nous est pas accessible. Nous
nous posons des questions (sur Dieu, le bien et le mal, la
mort, etc.), mais nous n’avons pas les moyens d’avoir les
réponses. Donc, nous imaginons toutes sortes de solutions,
mais aucune ne peut s’imposer. Là, comme je te l’ai déjà
dit, il devient très facile d’être tolérant : je n’ai pas de
conviction, je ne détiens pas de vérité, les hommes se
racontent plein de folles histoires et de fables absurdes, il
faut donc être indulgent et laisser dire… Tu vois ?

– Très bien. Ce n’est pas ton choix ?

– Ce n’est pas une question de goût, ni de choix


personnel. Si la vérité n’existe pas, ou si elle ne nous est
pas accessible, ou encore si elle est la même pour tout le
monde, la tolérance, chaque fois, est pour ainsi dire vidée
de son contenu. Au contraire, elle est indispensable, et bien
plus intéressante, si chacun a ses propres convictions, son
univers de vérité, mais s’exerce à admettre l’existence des
convictions et des vérités des autres, même quand elles ne
sont pas en accord avec les siennes !
Je trouve que cette tolérance est plus riche, plus forte et
plus dense, même si elle devient aussi plus difficile, parce
qu’elle permet à chacun à la fois d’être pleinement dans son
univers et de respecter celui des autres.
Il ne me semble donc pas vraiment intéressant de vouloir
annuler les divergences en répétant que les religions disent
toutes, dans le fond, la même chose. Je crois plus important
qu’un juif soit pleinement juif, un catholique pleinement
catholique, un musulman pleinement musulman, un
bouddhiste pleinement bouddhiste, un athée pleinement
athée, etc., et qu’ils apprennent tous à coexister sans se
renier.
Autrement dit, au lieu d’effacer les identités, au lieu
d’estomper les différences, il faut au contraire les assumer,
mais en évitant les conflits violents.

– Pas facile !

– Non, évidemment, mais plus important que de vouloir


tout unifier, de manière trop souvent illusoire. Cette
tolérance « difficile » est de plus en plus indispensable
aujourd’hui. Parce que nous sommes dans un monde
globalisé, une civilisation mondiale, où les différences
n’ont pas disparu. Au contraire, elles se côtoient,
s’entrelacent, bien plus intensément qu’autrefois. Les
déplacements sont rapides, les communications
instantanées. Tant de différences sont rapprochées et mises
ensemble qu’il faut absolument trouver les moyens de ne
pas les transformer en conflits, sans pour autant les
annuler…

– Tu as un moyen pour arriver à cette tolérance-là ?

– J’ai une piste, pas une recette. Cette piste doit conduire
chacun en dehors de son univers clos, sans pour autant
briser cet univers. L’intolérance, la violence et la guerre
viennent du fait que chacun est persuadé que son univers
est le seul valable, le meilleur, qu’il constitue l’unique
monde vrai. Il est normal que chacun tienne à sa vérité, à
ses convictions, à ses manières de vivre. Il est impossible
de demander à quelqu’un d’y renoncer totalement. Pareil
abandon ne serait pas réalisable et ce ne serait pas humain
de l’exiger.
Ce qui changerait la situation, ce serait que chacun pense
constamment que les autres, eux aussi, possèdent des
univers où ils vivent et pensent. Ces mondes peuvent te
paraître insolites, ou même invivables. Ils ne sont pas
moins humains, pas moins légitimes que le tien.

– Et tu crois que ça suffit ?

– C’est seulement un premier pas, mais il me semble


important à faire et à recommencer sans cesse. Je te
l’explique autrement : tu occupes une certaine place dans le
monde, dans l’espace, dans l’histoire. Tu oublies peu à peu
qu’il existe des quantités d’autres places, et tu juges que la
tienne est la seule, la meilleure, la vraie place d’un être
humain. Et là, c’est dangereux…
Je ne te demande pas de quitter ta place, d’abandonner
tes habitudes ou tes idées, mais de te souvenir qu’il en
existe des tas d’autres, et que tu occupes une place, une
seulement, sur une carte très vaste où il existe une foule
d’autres places. Je suis convaincu que si chacun avait cette
idée-là en tête, assez souvent, la tolérance deviendrait plus
efficace.

– Alors, on a la solution ?

– Pas du tout. Nous avons un début de piste. Même si


nous avons avancé, il nous reste encore un pas à faire. Il y a
en effet un point très important dont nous n’avons pas
encore parlé.

– Quoi donc ?
– Les limites de la tolérance. Tu crois qu’on doit tout
tolérer ?

– Je ne sais pas…

– Alors, essayons de savoir.


À retenir

– Tolérer les goûts des autres est facile.


– Tolérer d’autres vérités fondamentales que les nôtres
est difficile.
– Nous ne pouvons pas toujours nous mettre d’accord sur
l’essentiel.
– Nous devons donc nous exercer à tolérer nos
divergences.
– Pour y parvenir, il est utile de conserver ses
convictions tout en situant sa place sur une carte où
d’autres ont aussi leur place et leurs convictions.
4
Faut-il tout tolérer ?

– Cette fois, à moi de te poser quelques questions.

– D’accord !

– À ton avis, la tolérance est-elle une bonne chose ?

– Oui, et d’ailleurs c’est ce qu’on a dit.

– Exact. Jusqu’à présent, la tolérance nous a paru


préférable à l’intolérance dans tous les cas ?
– Oui, je crois bien…

– C’est cela qui ne va pas !

– Comment ça ? Qu’est-ce qui ne va pas, et pourquoi ?

– Il y a des cas où il vaut mieux être intolérant !

– Comment peux-tu dire ça ? Je ne comprends plus rien !


Tu te moques de moi ?

– Non, pas du tout. Si un être humain en torture un autre,


faut-il être tolérant ou intolérant envers sa cruauté ?

– Là, il vaut mieux être intolérant.

– Si tu voyais quelqu’un dans la rue avec une arme de


guerre, une kalachnikov, en train de tirer sur les passants,
ou bien quelqu’un avec un couteau en train d’égorger des
enfants à la sortie de l’école, croirais-tu que tu dirais :
« C’est sa coutume, sa façon de faire à lui, il n’y a pas de
raison d’être contre, il faut le tolérer » ?

– Bien sûr que non !

– Je fais exprès de choisir des exemples extrêmes, mais,


grâce à eux, tu comprends immédiatement que tout tolérer
n’est pas possible. Et l’intolérance, dans certains cas, est
donc préférable. Être intolérant envers la barbarie, envers le
mal, envers la cruauté, envers l’injustice, ce sont de
« bonnes façons » d’être intolérant, me semble-t-il. L’idée
que la tolérance est bonne par elle-même, toujours et dans
tous les cas, est donc une idée fausse. Tout dépend de ce
qu’on tolère !

– Tu veux dire qu’il existe des choses qu’il faut refuser ?

– Évidemment. C’est d’ailleurs exactement cela qu’on


appelle l’« intolérable ». Le mot s’emploie dans des sens
différents. Par exemple, on peut dire qu’un bruit est
intolérable parce que nos oreilles n’arrivent pas à le
supporter : il est trop puissant, il risque de nous rendre
sourd. Tu retrouves là le sens médical, physique et
corporel, de la tolérance. Mais tu peux dire aussi que le
bruit existant dans une salle de classe est intolérable
simplement parce qu’il n’est pas permis, pas autorisé et
qu’il doit être sanctionné.
Ce qu’on juge intolérable, c’est ce qu’on va décider de
refuser, de ne pas laisser faire, que ce soit pour des raisons
de sécurité, de morale, d’humanité…

– Et si on se trompe ?

– Que veux-tu dire ? À mon tour, je ne suis pas sûr de


comprendre.

– Je veux dire qu’il peut arriver qu’on refuse de tolérer


quelque chose qu’on devrait tolérer…

– Tu as tout à fait raison, ça peut arriver. Ça arrive même


très souvent, parce que la frontière bouge parfois entre ce
qui est tolérable et ce qui ne l’est pas. La limite, sur
certaines questions, n’est pas toujours la même. Elle peut
dépendre des époques, des sociétés, des milieux et de leurs
croyances. C’est exact.
Malgré tout, il ne faudrait pas s’imaginer que tout se
modifie, que tout est relatif. Il n’est pas vrai que n’importe
quoi, que l’on juge intolérable ici et maintenant, puisse
toujours devenir tolérable ailleurs et plus tard. Par exemple,
tuer sans raison des gens innocents ne paraît pas tolérable,
et n’est pas toléré. Et ce n’est pas une question d’époque ou
de civilisation. Plus encore, tuer sans raison des enfants
innocents. Et si tu imagines, par exemple, qu’on tue des
enfants sous les yeux de leurs parents, crois-tu qu’il y ait
une seule société humaine où cela soit considéré comme
tolérable ? Crois-tu qu’il existe un individu qui juge que
cela peut et doit être toléré ?

– Non, franchement, je ne crois pas…

– Ce que je voulais te faire comprendre, c’est donc qu’il


n’est tout simplement pas possible de tout tolérer. Si
vraiment nous devions tout tolérer, y compris les tortures,
les meurtres, les pires horreurs, quelle attitude devrions-
nous avoir ?

– Il faudrait vivre sans aucun sentiment, sans aucune


émotion…
– Oui, absolument, tu as raison ! Pour parvenir à tout
tolérer, absolument tout, il faudrait que nous parvenions à
devenir absolument indifférents à tout, que nous ne
ressentions plus rien. En fait, il faudrait même – ne
t’inquiète pas, c’est impossible – que nous ne croyions
absolument plus à rien, que nous ne jugions plus quoi que
ce soit préférable.

– Tout nous serait égal !

– Et, heureusement, ça n’arrive jamais. Nous jugeons la


vie préférable à la mort, la justice préférable à l’injustice, le
bonheur préférable au malheur, etc. Personne ne croit
véritablement en rien, personne ne se trouve dans une
situation d’indifférence absolue. Personne ne peut donc tout
tolérer.
Du coup, il faut préciser quels sont les actions, les
comportements, les croyances que nous décidons de tolérer
et quels sont ceux que nous décidons de juger intolérables,
de ne pas admettre, donc de combattre.

– Et tu crois vraiment qu’on peut arriver à être tous


d’accord ?
– Sur l’essentiel, je pense que c’est possible sur quelques
points fondamentaux. Il existe des comportements que tout
le monde est d’accord pour combattre. Il existe des gestes,
des actes, des situations que tout le monde juge horribles. Il
existe des atrocités qui font ressentir à tous les êtres
humains le même sentiment d’horreur, la même émotion et
la même souffrance. Il y a donc des actes qui sont
intolérables pour tous.
Et j’ai la conviction que c’est finalement presque
indépendant des époques, des religions ou de l’absence de
religion. C’est indépendant aussi des systèmes de morale,
des civilisations, des sociétés. Il y a bien sûr des variations
de toutes sortes dans l’histoire humaine, dans les manières
de penser et de ressentir comme dans la façon de s’habiller
ou les modes de transports, mais il me semble qu’il y a
aussi de grandes émotions qui, dans le fond, ne varient pas
vraiment. Les actes qui déclenchent ces indignations chez
tout le monde sont intolérables et font l’objet d’une
condamnation unanime.
C’est pour cela que le meurtre est en général interdit, que
le vol apparaît généralement comme intolérable. C’est pour
la même raison que le fait de mutiler le corps de quelqu’un,
de ne pas respecter l’intégrité physique d’une personne, la
forcer, la violer, est généralement jugé intolérable. Sont
intolérables également le mépris, l’irrespect, la déloyauté,
la trahison. Dans le détail, il peut y avoir des nuances, des
interprétations diverses, mais sur le fond, il me semble bien
que tout le monde est d’accord.

– Alors pourquoi y a-t-il tant de discussions à propos de


la tolérance ?

– Parce que l’accord dont je viens de te parler concerne


les grandes émotions, et le fond, si l’on peut dire, de ce qui
intolérable. Mais, en surface, c’est différent. Dans les cas
concrets, pour ce qui est des décisions à prendre tous les
jours, c’est fréquemment beaucoup moins net. Entre ce qui
est tolérable et ce qui ne l’est pas, il arrive très souvent que
les frontières soient floues, relativement mobiles, et surtout
discutables. Il faut donc inventer, cas par cas, les solutions.
Il faut en parler, y réfléchir à plusieurs, examiner les points
de vue. Ce n’est pas forcément simple, ni résolu en deux
secondes.

– Alors, comment fait-on ?

– Eh bien, on essaie de réfléchir pour trouver des points


de repères, des manières de s’orienter. Tu vas voir, on va en
reparler bientôt. Avant, je crois qu’il y a une dernière chose
que nous avons oubliée, dans ce qu’on ne peut pas tolérer.
– Quoi ?

– L’intolérance mortelle ! On s’est mis d’accord pour


dire qu’il y a une « bonne » intolérance, une intolérance
utile, celle qui refuse de tolérer la torture, les meurtres, les
injustices. Mais nous devons aussi nous arrêter sur ce que
je viens d’appeler l’« intolérance mortelle ».

– Explique. Qu’est-ce que c’est ?

– Tu es d’accord pour dire qu’il faut tolérer que chacun


s’exprime ?

– Oui, bien sûr.

– Même si ce qu’il dit me déplaît, même si ce ne sont pas


mes idées ? Même s’il combat mes convictions ?

– Oui, c’est la liberté d’expression, c’est la règle du jeu.


– Je suis d’accord avec toi, mais il y a une exception.
Imagine que quelqu’un utilise sa liberté de s’exprimer pour
dire : « Il faut assassiner tous ceux qui ne pensent pas
comme moi, j’ai le droit de le dire ! » Est-ce que cela doit
être toléré ?

– Non, ce n’est pas possible…

– Pourquoi ?

– Parce qu’on ne tolère pas le meurtre.

– Ce n’est pas faux, mais regarde mieux cette situation.


Oublie le meurtre. Imagine que cette personne dise
simplement : « J’interdis de parler à tous ceux qui ne
pensent pas comme moi. » Est-ce que tu dirais qu’elle est
tolérante ?

– Évidemment pas !
– La question centrale est celle-ci : est-ce que l’on peut
tolérer celui qui ne tolérera pas les autres ? Est-ce qu’on
doit être tolérant envers celui qui se sert de sa liberté de
parole pour mettre en question la liberté de parler des
autres ? Je ne le crois pas. En tout cas, il faut considérer
cette question. Car c’est un autre cas d’intolérable, une
autre frontière encore de la tolérance.
De la même manière qu’il est positif d’être intolérant
envers l’injustice, il est cohérent d’être intolérant envers les
fanatiques, d’être intolérant envers l’intolérance elle-même.

– Mais on n’en finira jamais ! En faisant ce que tu dis,


on entretient l’intolérance au lieu de la diminuer. Au
contraire, il me semble qu’il faut être plus accommodant
avec les gens intolérants, si on veut que l’intolérance
diminue.

– Je comprends ce que tu veux dire, mais je crois que tu


te trompes. Parce que si tu laisses s’exprimer et agir des
gens vraiment intolérants, ils finiront par empêcher tout le
monde de parler, toi et tous les autres. Au lieu de voir
l’intolérance diminuer, comme tu le crois, elle risque de
l’emporter, si on la tolère.
Je comprends bien que ma façon de dire qu’il faut être
intolérant envers l’intolérance t’a donné l’impression que
cette attitude augmentait l’intolérance. Mais non, c’est
l’inverse. En étant intolérant envers l’intolérance, on
l’empêche de s’étendre, on la fait reculer. Pour que la
tolérance progresse, il faut être intolérant envers
l’intolérable, on l’a dit, mais aussi envers l’intolérance.

– Mais comment fait-on ? Sur quoi se guider ?

– Je te suggère une première règle simple : la tolérance,


c’est réciproque. Je tolère ceux qui tolèrent aussi, je suis
intolérant envers ceux qui sont intolérants. Plus les gens
sont tolérants les uns envers les autres, plus la possibilité de
coexister s’amplifie. Au contraire, plus se manifestent des
intolérances et des fanatismes, plus il faut être intolérant
envers leurs manifestations et leurs expressions.

– Attends… Il y a une chose que je ne comprends pas


bien. Comment le fanatisme est-il possible ? Si nous avons
tous les mêmes émotions, le même refus de l’intolérable,
comment expliquer l’existence des gens qui torturent, qui
tuent, qui exterminent des enfants, et même qui en sont
fiers ?
– C’est une question très importante, et très difficile. Ma
conviction personnelle, c’est que même les pires bourreaux
ont des sentiments de pitié, des émotions, de la compassion.
Mais cela ne les empêche pas de torturer, de massacrer,
même des enfants, même des gens qu’ils savent
parfaitement innocents. Alors, tu as raison, il faut essayer
de comprendre comment c’est possible.
Ce qui permet au fanatique de tuer, de torturer, c’est
l’idée qu’il se fait de sa mission. Il croit détenir une vérité –
suprême, absolue, indiscutable – qui justifie des actes qu’il
ne commettrait pas sans elle. Cette vérité absolue exige de
triompher. Elle justifie tous les moyens. Elle permet
d’étouffer, de geler les sentiments, les émotions.
Pour tuer des enfants, pour exterminer froidement des
êtres humains, que ce soit par centaines ou par millions, il
faut aussi se persuader que ce ne sont pas vraiment des
humains qu’on assassine. Ce sont des déchets qu’on
élimine, des êtres qu’on imagine inférieurs, ou maudits, ou
malfaisants et qu’il devient « juste » de faire disparaître. Il
faut que l’horreur du crime soit transformée en acte
valeureux, courageux. Il faut imaginer que les horreurs que
l’on commet permettront d’arriver à un monde meilleur, ou
même parfait.
Autrement dit, pour agir en fanatique, en bourreau, en
barbare, il faut avoir transformé l’intolérable en tolérable.
Mais tu vois que, là encore, il faut avoir oublié la place
des autres, croire qu’on est seul à détenir « la » vérité. Au
contraire, le travail de la tolérance est de tenter de rendre
impossible cet aveuglement.

– C’est plus simple à dire qu’à faire !

– Je suis d’accord. C’est pourquoi je te propose, pour


finir notre voyage, de regarder comment il est possible,
aujourd’hui, concrètement, d’être tolérant.
À retenir

– La tolérance a forcément des limites.


– Il s’agit de refuser l’intolérable.
– Il existe une « bonne intolérance » envers la cruauté ou
l’injustice.
– Ce qui rend possible le fanatisme : l’idée de détenir
une vérité absolue, qui justifie même ce qu’on juge
d’habitude intolérable.
5
Cas par cas, jour par jour

– Alors, ça y est, on arrive à la fin ?

– Pas du tout ! C’est maintenant que tout commence.

– Tu te moques de moi…

– En aucune manière. Je veux dire simplement ceci :


quand nous aurons donné les dernières explications, quand
sera tournée la dernière page de ce livre, tout va
commencer de l’apprentissage réel de la tolérance. Parce
que ce n’est pas simplement une idée, qu’il suffirait d’avoir
une fois, et qu’on peut comprendre une fois pour toutes.
La tolérance est perpétuellement à inventer, parce qu’elle
doit se fabriquer à plusieurs, dans des situations qui ne sont
jamais les mêmes.

– Pourtant, c’est toujours la même idée !

– Bien sûr, il s’agit toujours d’arriver à nous supporter


les uns les autres, de parvenir à coexister sans nous faire la
guerre à cause de nos différences. Mais il y a tellement de
situations différentes, d’imprévus, de diversité dans ce qui
surgit chaque jour qu’il faut toujours improviser, tâtonner,
essayer.

– Tu veux dire qu’il n’y a pas de solution toute prête ?

– Jamais ! Il y a des principes, des règles d’ensemble –


nous les avons rencontrés – qui définissent la tolérance
comme état d’esprit, comme attitude dans la vie. Mais ça ne
donne pas la recette pour savoir ce qu’il faut tolérer ou non,
ce matin dans une école, à midi dans une entreprise, ce soir
à la maison. Et pour le trouver, il faudrait dire de quelle
école on parle, dans quel pays, quel quartier, avec quels
élèves, et à quel sujet exactement – des absences pour fêtes
religieuses, des menus spéciaux à la cantine, des injures des
uns ou des autres ? On doit bien préciser de quel incident
ou de quel conflit on discute, dans quelle entreprise. Pareil
à la maison : quels parents, quels enfants, quelle histoire
exacte ? Tu vois qu’on n’en aura jamais fini.
Parce que la tolérance, il faut le redire, n’est pas
seulement une idée. Elle s’incarne aussi dans une suite
d’actions concrètes, variables, changeantes. La tolérance
est faite d’une multitude d’attitudes, de compromis, de
choix et de décisions qui s’inventent au cas par cas, jour
après jour, dans des circonstances réelles, au collège, à
l’université, dans la rue, au bureau, dans le bus, entre
amis… D’une certaine façon, j’ai envie de dire que la
tolérance n’existe pas, ou seulement de manière plutôt
vague. Mais il existe une foule de « tolérances » qui se
fabriquent, sur mesure, selon ce qu’on vit.

– Pourtant, on n’a qu’un seul mot !

– C’est vrai, en tout cas en français, et ce n’est pas très


commode. En anglais, il y a deux termes différents.
Tolerance, c’est l’état d’esprit, l’idée générale. Toleration
renvoie à la mise en pratique, aux décisions à prendre.
C’est exactement cette différence que je veux te faire
saisir : la tolérance « en général », je pense que nous en
avons à peu près fait le tour, mais la tolérance « pratique »,
c’est à toi de l’inventer et de la réinventer, toute ta vie,
mille fois, avec les autres, en fonction des circonstances.

– Et tu crois que je vais y arriver ?

– En tout cas, tu vas essayer, parce que ça en vaut la


peine. En fait, ni toi ni moi ni personne n’avons la solution.
Nous sommes tous, toujours, en train d’essayer, de
tâtonner, de nous efforcer de faire mieux, de tenter de vivre
ensemble le moins mal possible. Mais je crois qu’il faut
aussi être un peu tolérant avec nous-mêmes, ou simplement
savoir être modestes, ou réalistes, et reconnaître que nous
ne trouvons pas toujours la bonne solution et, si nous y
parvenons, c’est rarement du premier coup…
Le plus important, c’est d’avoir compris que la tolérance
est indispensable. J’ajoute qu’elle est même de plus en plus
nécessaire.

– Mais pourquoi de plus en plus ?

– Parce que nous vivons dans un monde où des gens


différents sont beaucoup plus proches les uns des autres
qu’à aucune autre époque de l’histoire. Au Moyen Âge, tu
le sais bien, il n’y avait à peu près qu’une seule religion
dans chaque région du monde. Des personnes de croyances
différentes ne se mélangeaient pas, elles se rencontraient
très rarement. On pouvait passer toute sa vie sans
rencontrer d’étrangers.
Aujourd’hui, dans le même immeuble, dans la même rue,
dans le même quartier, tu trouveras partout des gens de
religions différentes, de cultures différentes. Ils vivent les
uns à côté des autres, prennent les mêmes bus, vont dans
les mêmes écoles, les mêmes cinémas ou les mêmes
entreprises. Voilà pourquoi la tolérance, tous les jours, est
de plus en plus nécessaire. Parce que nous sommes de plus
en plus mélangés. Si nous commençons à refuser de tolérer
les manières de vivre des autres, s’ils refusent de tolérer les
nôtres, nous entrons dans des rivalités, des hostilités, des
affrontements de toutes sortes.
Ce monde mélangé, on l’appelle « globalisé », pour dire
qu’il regroupe tout le globe terrestre, ou « multiculturel »,
pour souligner qu’il contient plusieurs cultures qui se
rencontrent. Ce qui montre le mieux ce grand mélange sur
toute la planète, il me semble que ce sont les façons de
manger. Aujourd’hui, tu trouves partout de la cuisine
chinoise, de la cuisine indienne, de la cuisine italienne ou
française. Autrefois, on mangeait leurs spécialités
seulement dans le pays d’origine – en Chine, en Inde, en
Italie ou en France. Si on regarde cet exemple très simple,
je crois qu’on peut en tirer des leçons. Qu’en penses-tu ?

– D’abord, ça permet de faire des découvertes…

– Et aussi de comprendre qu’il existe plusieurs manières


de préparer les aliments, de les combiner, d’associer les
goûts. Mais, en continuant à réfléchir, tu t’aperçois vite que
ces rencontres alimentaires peuvent provoquer parfois
l’impression d’être dépaysé, de ne pas savoir exactement ce
qu’on mange. On peut ne pas aimer une nourriture trop
différente de celle qu’on prépare habituellement, ne pas
bien la « tolérer ». Il peut même arriver que certaines
personnes soient inquiètes parce qu’elles ont l’impression
que des cuisines étrangères « envahissent » leur pays.
En fait, tu verras qu’il existe une série de réactions
différentes, qui vont de la joie des découvertes et de
l’amour des saveurs inconnues à la peur d’être dépaysé et à
l’inquiétude de perdre ses traditions. Voilà un bon exemple,
je crois. Parce que ces mêmes attitudes se retrouvent dans
tous les domaines. Et c’est justement là que des manières
de tolérer sont à inventer !

– Dans les restaurants ?


– Ne fais pas semblant d’être stupide, tu as très bien
compris ce que je veux dire. Ce qu’il faut inventer, ce sont
des manières de nous supporter les uns les autres, et de
vivre avec nos différences sans nous détester ni nous battre
à cause d’elles.

– Il s’agit de nous supporter, ou de nous aimer ?

– Pas forcément de nous aimer. Parce qu’il y a de


nombreuses façons de tolérer, comme il y a quantités de
nuances d’une même couleur. Un grand philosophe
américain, Michael Walzer, a expliqué cela très clairement.
Dans son Traité sur la tolérance, un des livres les plus
intéressants d’aujourd’hui sur la question, il montre qu’il y
a plusieurs attitudes envers les autres qui sont des manières
différentes de vivre la tolérance.
Par exemple, tu peux être vraiment heureux de découvrir
les autres, leur richesse, leur singularité. Comme de
découvrir une nouvelle cuisine en la trouvant délicieuse.
Tout ce qui te paraît d’abord surprenant – dans les goûts, ou
bien dans les manières de penser et de vivre – peut ensuite
te paraître extraordinaire. Alors tu seras enthousiaste, et
forcément tu seras tolérant, puisque tu ne vas pas combattre
ce qui te plaît et que tu découvres avec joie.
Mais tu peux aussi être simplement curieux des autres,
sans être forcément enthousiaste. Tu vas aller voir, tu aimes
bien découvrir. Si c’est au restaurant, tu vas goûter les
plats. Ce que tu découvriras te plaira ou pas, tu ne sais pas
encore, mais tu n’es pas hostile, au contraire, donc tu es
tolérant, là encore.
Mais il peut aussi y avoir des attitudes bien plus froides
qui seront encore des manières d’être dans la tolérance.

– Par exemple ?

– D’abord l’indifférence, tout simplement ! Tu ne goûtes


pas les plats, mais tu n’empêches personne de le faire ! Si
tu ne t’intéresses pas à moi, à ce que je fais, à ce que je
pense, à ce que je crois, nous n’aurons pas de lien, pas de
vraie sympathie ni d’amitié, mais nous ne serons pas pour
autant dans l’affrontement ni dans la violence. Ne pas
s’intéresser aux autres, c’est encore une manière d’être
tolérant. Moins vivante, moins chaleureuse, je suis
d’accord, mais l’important est de ne pas transformer les
différences en guerres.

– Pas terrible…
– Et pourtant il y a pire…

– Quoi donc ?

– Être résigné. Tu peux en effet te résigner, simplement,


à la présence des autres et à leurs manières de vivre. Même
si tu les détestes, tu comprends que tu ne peux rien faire
contre, et tu admets qu’ils vivent leur vie. Tu n’aimes pas
du tout les cuisines étrangères, mais tu admets qu’il y ait
des restaurants dans ta rue…

– Là, ce n’est vraiment pas attirant…

– Je suis d’accord avec toi : c’est le minimum du


minimum ! Mais c’est encore une forme de tolérance,
même si c’est la plus basse, la moins chaleureuse. En effet,
si tu es résigné à ma présence, tu ne vas pas m’empêcher de
vivre ou de m’exprimer, même si tu penses beaucoup de
mal de moi et de ce que je fais. Nous ne serons donc
vraiment pas amis, mais nous ne serons pas non plus
directement en guerre, et cela peut suffire pour parvenir à
coexister.
Tu le vois, il y a plusieurs façons d’arriver finalement à
ce même résultat, qui est toujours : coexister sans
s’affronter. On peut être amis, enthousiastes de se
découvrir, curieux mais sans plus, indifférents tout à fait,
carrément résignés… Évidemment, ce ne sont pas les
mêmes atmosphères, ni les mêmes relations entre les gens.
Mais ce sont bien des figures diverses de la tolérance. Que
l’on s’aime ou pas, que l’on s’apprécie ou non, cela fait de
grandes différences. Mais la question n’est pas d’être « tous
frères » et « tous heureux d’être ensemble ». Si c’est ainsi,
tant mieux. Mais si ce n’est pas le cas, il s’agit, au moins,
de se supporter…

– C’est donc pour ça que tu disais que ce n’est pas une


affaire de gentillesse…

– Tout à fait ! Tu peux tolérer des gens que tu n’aimes


pas du tout. En fait, c’est justement parce que nous ne nous
aimons pas toujours, et parce que nous ne sommes pas
d’accord, qu’il faut nous exercer à nous tolérer.
Vois les choses sous cet angle : nous n’arriverons jamais
à être d’accord. Les uns croient en Dieu, les autres non.
Ceux qui croient en Dieu ont des religions différentes,
parfois concurrentes, plus ou moins rivales. Nous n’avons
pas non plus les mêmes idées politiques, les mêmes goûts
alimentaires, musicaux, esthétiques. Nous n’avons pas les
mêmes passions ni les mêmes valeurs. Nos convictions
morales sont elles aussi dissemblables.
Tout unifier est rigoureusement impossible. Ce ne serait
d’ailleurs pas souhaitable. Nous serons donc toujours en
désaccord, en tout cas plus ou moins, telle est la réalité la
plus vraisemblable. Mais, si c’est le cas, si nous ne pouvons
donc jamais mettre un terme à nos désaccords, alors nous
devons absolument devenir tolérants ! Nous devons
accepter que les autres, même s’ils nous paraissent parfois
aberrants, existent comme ils sont, et pas comme nous
voudrions qu’ils soient…
Tout supporter, tout tolérer, est également impossible, on
l’a vu. Mais on peut au moins se mettre d’accord sur ce
qu’on refuse. C’est curieux, mais c’est ainsi : nous mettre
d’accord sur ce qu’il faut croire, ce qu’il faut faire, sur ce
que sont le bien, le vrai, le juste… nous n’y arrivons pas !
Mais nous mettre d’accord sur la violence à refuser, sur le
mal auquel nous voulons dire non, c’est plus facile. Nous
pouvons avoir des religions, des opinions, des convictions
différentes et même opposées et malgré tout refuser, tous
ensemble, les affrontements et les tueries.

– Ton conseil principal, c’est quoi ?

– Toujours penser que nous ne sommes pas les seuls au


monde, et que nous n’avons pas toujours forcément raison.
Tout en tenant à nos croyances et à nos convictions, nous
devons conserver à l’esprit que d’autres tiennent, eux aussi,
à leurs croyances et à leurs convictions, qui peuvent être
opposées aux nôtres. Garder en tête qu’il existe plusieurs
places, et que nous en occupons seulement une, voilà pour
moi l’essentiel.

– Et pour le reste, tous les jours, on fait quoi ?

– On se guide, comme on peut, sur les repères simples


que nous avons rencontrés : refuser l’intolérance,
considérer toujours les autres avec un minimum de respect,
même si on ne partage aucune de leurs idées, essayer dans
la vie quotidienne de faire un maximum de compromis.
Mais en même temps, savoir que chaque situation exige des
solutions qui ne sont pas préfabriquées, et qu’il faut les
bricoler, comme on peut.

– La tolérance, finalement, c’est donc nous qui la


fabriquons ?

– Bien sûr ! Toi, moi, chacun de nous… Nous essayons


d’inventer chaque fois la solution qui convient. Il n’y en a
pas une seule, toute prête. Parfois, il faut vraiment tâtonner,
discuter. Il faut aussi accepter de faire éventuellement des
erreurs, d’élaborer des compromis ratés, de prendre des
décisions ambiguës.

– Ce n’est pas tellement glorieux…

– Non, ce n’est pas glorieux du tout. Mais pas honteux


du tout non plus. C’est réel, tout simplement. Et je crois
que tu as bien compris, finalement, de quoi il s’agit. La
tolérance n’est pas une affaire de super-héros. C’est une
invention à la fois très simple et toujours incertaine. Elle se
construit peu à peu, et c’est toujours à recommencer.
Comme la vie, finalement.
Lectures complémentaires

Pour celles et ceux qui voudraient poursuivre la


réflexion, aller plus loin sur tel ou tel point, j’indique ici
quelques lectures possibles, choisies dans une bibliographie
abondante.

Textes classiques

Pierre Bayle, De la tolérance. Commentaire


philosophique, éd. par Jean-Michel Gros, Paris, Honoré
Champion, 2014.
Publié dans l’urgence en octobre 1686 à la suite de la
révocation de l’édit de Nantes, cette réflexion du penseur
protestant sur l’impossibilité de convertir qui que ce soit
par la contrainte est aussi une réflexion de fond sur la
nature et les limites de la tolérance.
John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, trad.
par Jean Le Clerc et Jean-Fabien Spitz, Paris, Flammarion,
« GF », 1992.
Dans différents textes rassemblés dans ce volume (Essai
sur la tolérance de 1667, Lettre sur la tolérance de 1686) le
philosophe anglais John Locke développe l’idée que le
pouvoir politique ne peut en aucune manière intervenir
pour imposer ou interdire une croyance.

Voltaire, Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort


de Jean Calas (1763), éd. établie et annotée par Jacques
Van den Heuvel, postface de Philippe Sollers, Paris,
Gallimard, « Folio Sagesses », 2016.
Texte de combat, destiné à faire cesser une erreur
judiciaire et à réhabiliter la mémoire d’un innocent
condamné à mort injustement, ce Traité de Voltaire
formule brillamment la pensée de la tolérance du siècle des
Lumières.

La Tolérance, textes choisis et présentés par Julie Saada-


Gendron, Paris, Flammarion, « Corpus », 1999.
Une anthologie classée par thèmes, commentée et
expliquée, où figurent notamment des textes de Bossuet,
Érasme, Kant, Rawls, Walzer.

Études contemporaines

De nombreux volumes collectifs ont été consacrés à la


tolérance et à ses aspects historiques et philosophiques.
Notamment :
La Tolérance. Pour un humanisme hérétique, sous la
direction de Claude Sabel, Paris, Autrement, 1991.
La Tolérance au risque de l’histoire. De Voltaire à nos
jours, sous la direction de Michel Cornaton, préface de
René Pomeau, Lyon, Aléas, 1995.
La Tolérance ou la liberté ? Les leçons de Voltaire et de
Condorcet, sous la direction de Claude-Jean Lenoir, Paris,
Éditions Complexe, 1997.
La Tolérance, sous la direction de Jean-Paul Barbe et de
Jackie Pigeaud, Études littéraires, Québec, Université
Laval, 2000.

On consultera également l’article du philosophe français


Paul Ricœur dans Lectures 1, Seuil, 1999.

Michael Walzer, Traité sur la tolérance, trad. de


l’anglais par Chaïm Hutner, Paris, Gallimard, 1998.
De Roger-Pol Droit, sur le même sujet :
« Les deux visages de la tolérance », in Tolérance,
j’écris ton nom, Seurat, UNESCO, 1995.

Jusqu’où tolérer ?, textes réunis et présentés par Roger-


Pol Droit, Paris, Le Monde-Éditions, 1996.
Remerciements

Ma reconnaissance à Monique Atlan, ma compagne,


pour m’avoir donné l’idée de ce livre, et pour son
intolérance à la bêtise.
À Nicole Tiano, pour son aide efficace dans la mise au
net de ce manuscrit.
Ma gratitude à Olivier Bétourné pour son accueil
chaleureux de ce projet et pour sa relecture attentive.
DU MÊME AUTEUR

pour plus d’informations


voir www.rpdroit.com

ENQUÊTES PHILOSOPHIQUES

L’Oubli de l’Inde
Une amnésie philosophique
PUF, 1989 ;
nouvelle édition revue et corrigée, Le Livre de Poche,
« Biblio-Essais », 1992 ;
rééd. Seuil, « Points Essais », 2004

Le Culte du Néant
Les philosophes et le Bouddha
Seuil, 1997 ; « Points Essais », 2004
Généalogie des barbares
Odile Jacob, 2007

Les Héros de la sagesse


Plon, 2009 ; Flammarion, « Champs », 2012

Le Silence du Bouddha
Hermann, 2010

Humain
Une enquête philosophique sur ces révolutions
qui changent nos vies
(avec Monique Atlan)
Flammarion, 2012, « Champs », 2014

L’espoir a-t-il un avenir ?


(avec Monique Atlan)
Flammarion, 2016

EXPLICATIONS PHILOSOPHIQUES
La Compagnie des philosophes
Odile Jacob, 1998 ;
« Poche Odile Jacob », 2002 ;
« Bibliothèque Odile Jacob », 2010

Les Religions expliquées à ma fille


Seuil, 2000 ;
rééd. illustrée, Les Religions expliquées en images,
Seuil, 2016

La Compagnie des contemporains


Rencontres avec des penseurs d’aujourd’hui
Odile Jacob, 2002

La Philosophie expliquée à ma fille


Seuil, 2004

L’Occident expliqué à tout le monde


Seuil, 2008
L’Éthique expliquée à tout le monde
Seuil, 2009

Une brève histoire de la philosophie


(Grand Prix du Livre des professeurs
et maîtres de conférences
de Sciences Po 2009)
Flammarion, 2008 ; « Champs », 2010

Osez parler philo avec vos enfants


Bayard, 2010

Vivre aujourd’hui avec Socrate, Épicure,


Sénèque et tous les autres
Odile Jacob, 2010 ; « Poche Odile Jacob », 2012.

Maîtres à penser
20 philosophes qui ont fait le XXe siècle
Flammarion, 2011 ; « Champs », 2013
Ma philo perso de A à Z
Seuil, 2013

La philosophie ne fait pas le bonheur… et


c’est tant mieux !
Flammarion, 2015

Qu’est-ce qui nous unit ?


Plon, 2015

EXPÉRIENCES ET CONTES PHILOSOPHIQUES

101 expériences de philosophie quotidienne


(Prix de l’essai France-Télévision 2001)
Odile Jacob, 2001 ; « Poche Odile Jacob », 2003

Dernières nouvelles des choses


Une expérience philosophique
Odile Jacob, 2003 ; « Poche Odile Jacob », 2005
Votre vie sera parfaite
Gourous et charlatans
Odile Jacob, 2005

Un si léger cauchemar
(fiction)
Flammarion, 2007

Où sont les ânes au Mali ?


Seuil, 2008

Petites expériences de philosophie entre amis


Plon, 2012 ; « Poche Marabout », 2013

Si je n’avais plus qu’une heure à vivre


Odile Jacob, 2014 ; « Poche Odile Jacob », 2015

Comment marchent les philosophes


Paulsen, 2016

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