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geoise qui a dû sembler pittoresque aux sélection- Tout le monde heureusement n'a pas ainsi perdu son

neurs de cette section qui nous avaient habitués à plus sang-froid. "Varice", la revue des professionnels
de rigueur dans leur choix. L'histoire de cette jeune américains, a bien regretté un certain manque de pro-
mariée droguée qui trouve la mort le soir de ces noces fondeur, mais a apprécié à leur juste valeur les qua-
par la faute de sa belle-mère et d'un aigre-fin cynique lités formelles (lu film, allant même jusqu'à le com-
consterne dès les premières images. L'interprétation parer avec les oeuvres de Chantal Ackerman (en plus
est lourde, le scénario manque de clarté. Quant à la dépressif) et David Lynch (5). Cela devrait suffire à
mise en scène, elle surprend à chaque instant par son mettre du baume au coeur de Pol Cruchten, mais on
manque de naturel et ses effets outrés. Le seul tour peut espèrer tout de même qu'il retiendra la leçon et
de force réalisé par l'auteur consiste vraiment à avoir fera preuve dorénavant d'un peu plus de réserve.
réuni des fonds pour produire ce monument d'ennui." Viviane Thill
(4) Savent-ils seulement qu'il les a réunis auprès (1) Positif, juin 1992(2) Sight and Sound, juin 1992 (3) Libération,
18 mai 1992 (4) Fiches du cinéma, 27 rnai 1992 (5) Variety, 8 juin
d'une institution catholique? 1992

La Fin de l'Histoire
et le Dernier Homme
Dans un article célèbre publié en 1975 et intitulé berté et d'égalité. Selon l'auteur, de plus en plus de
Francis Fukuyama, La Fin
"Ende der Geschichte?", le sociologue Arnold Geh- sociétés adoptent ce modèle, et ce d'autant plus vo-
de l'Histoire et le Dernier
len avait avancé l'hypothèse d'une fin de l'Histoire, lontiers que les grands modèles concurrents, comme Homme, Flammarion 1992,
entendez par-là d'un aboutissement final du proces- p. ex. le communisme, ont, comme chacun a pu le 452 pages (dont 70 pages de
sus innovatif - qu'il s'agisse d'innovations économi- constater, lamentablement échoué. notes), Prix: 140 FF.
ques, politiques, sociales, artistiques ou autres- qui
avait marqué l'histoire du monde humain depuis ses Encore faut-il distinguer, dans ce modèle de démo-
origines les plus lointaines. Selon Arnold Gehlen, les cratie libérale, le libéralisme économique du libéra-
sociétés industrielles n'allaient plus que reproduire lisme politique.
leurs formes actuelles, et entrer dans l'ère de ce que
depuis lors on appelle la 'posthistoire'.
Le libéralisme économique
14 années plus tard, Francis Fukuyama allait à son
tour publier un article intitulé "The End of History?", Guerre, science/technologie et capitalisme, telle est
un article qui allait provoquer de grandes contro- la triade qui sert de toile de fond aux propos que Fu-
verses. Afin de mieux expliquer les idées ébauchées kuyama consacre à l'économie. Selon l'auteur, les
dans cet article, Fukuyama vient de faire paraître un dirigeants politiques ont conscience du fait que les
livre intitulé "La Fin de l'Histoire et le Dernier chances d'un succès militaire dépendent largement
Homme". du recours que l'on a aux sciences et ä la technologie.
D'où un intérêt sérieux pour la science et la techno-
Deux questions fondamentales se trouvent au coeur logie. Mais ces deux disciplines ne peuvent pleine-
de la discussion de Fukuyama: ment s'épanouir que dans le cadre d'une économie "Le dernier
1. La démocratie libérale est-elle l'aboutissement fi- capitaliste. D'où une tendance générale à l'homogé- homme",
lial de la philosophie politique? néisation des sociétés sur le modèle capitaliste. Le
2. La démocratie libérale peut-elle vraiment satisfaire modèle économique capitaliste semble donc être le
c'est selon
1 'homme? modèle économique vers lequel toutes les sociétés Nietzsche
progressent. un être
La démocratie libérale comme Bien qu'il y ait un lien assez étroit entre le libéralisme flasque et
économique et le libéralisme politique, il ne faut pas ennuyeux
aboutissement tomber dans l'e:rreur de postuler un lien nécessaire
Lorsque Fukuyama parle de 'fin de l'Histoire', il ne entre les deux, l'exemple de Singapour étant là pour qui se
prétend pas que plus rien ne se passera. Ce qu'il veut nous rappeler que les choses ne sont pas aussi sim- complaît
ples.
surtout dire, c'est que n'apparaîtront plus de nou- dans la
veaux modèles sociaux, politiques ou économiques.
Il serait donc plus exact de parler de fin de l'histoire consom-
des idées sociales, politiques ou économiques. Le libéralisme politique mation.
Et à la fin de l'évolution millénaire de ces idés, nous Rejetant les théories de Locke et de Hobbes qui esti- M11111111111111■1111•
trouvons aujourd'hui l'idée de la démocratie libérale, maient que l'individu naturel n'était qu'un homo oe-
c'est-à-dire d'une société basée sur les valeurs de li- conomicus soucieux d'acquérir et de conserver sa
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juli 1992 53

propriété (Locke), ou de préserver sa vie (Hobbes), Appréciation
Fukuyama se range du côté de Hegel, pour lequel
l'individu naturel était aussi et surtout marqué par un Le livre de Fukuyama a un grand mérite: Il est clair
profond désir de reconnaissance de la part des autres et passionant du début à la fin - malgré ses 380 pages
individus (voir à ce sujet la dialectique du maître et de texte. L'auteur réussit une excellente synthèse en-
de l'esclave, à laquelle - dans l'interprétation que lui tre l'exposé des idées philosophiques de Hegel et
a donné A. Kojève - Fukuyarna se réfère). Ce désir Nietzsche surtout, d'une part, et les références à des
de reconnaissance, l'auteur le désigne par le terme événements historiques d'actualités qui peuvent être
grec, emprunté à Platon, de 'thymos'. interprétés à la lumière de ces théories. Les spécia-
Et Fukuyama d'affirmer que, si le libéralisme écono- listes de. Hegel seront peut-être tentés de lui reprocher
mique suffit à satisfaire les désirs purement matériels d'avoir simplifié, ou même travesti la pensée du phi-
des êtres humains, seul le libéralisme politique peut losophe allemand. Mais à de tels reproches Fukuya-
aussi satisfaire rationnellement leur désir de recon- ma répondrait qu'il ne veut nullement faire un ou-
naissance, et ce par le biais du principe d'égalité uni- vrage sur Hegel.
verselle de tous les êtres humains. D'où la conclusion
que le libéralisme politique est la dernière forme de Quitte à ce que l 'époque ne soit plus celle des grandes
théorie politique. théories philosophiques sur le sens de l'Histoire, il
faut néanmoins féliciter Fukuyama pour sa tentative,
d'interprétation d'ensemble, car elle se distingue
':v,,,ike-37"hzerTeeek-MsTAIR Le demi Lomme clairement des philosophies de l'histoire dogmati-
ques qui furent un certain temps à la mode, et qui ont
Si le C'est du Zarathoustra de Nietzsche que Fukuyama finalement conduit au discrédit de la discipline elle-
libéralke tire la notion du dernier homme. Nietzsche était sans même. Fukuyama ne fait que nous proposer un mo-
nul doute le critique, sinon le pourfendeur le plus im- dèle, et il est pleinement conscient du fait que ce n'est
économique pitoyable de la démocratie libérale, estimant qu'elle qu'un modèle, et qu'il ne traduit pas une réalité
suffit à conduisait à un dangereux nivellement vers le bas des inexorable. Et cela explique aussi à mon avis pour-
potentialités humaines, et produisait ce que, dédai- quoi l'optimisme du début peut, comme nous l'avons
satisfaire gneusement, il appela 'le dernier homme', un être vu, se transformer en scepticisme à la fin du livre.
les désirs flasque et ennuyeux qui se complaît dans la consom-
purement mation confortable du bien-être, matériel. Fukuyama est aussi pleinement conscient du fait que
la victoire de la démocratie libérale sur le terrain des
matériels Partant de cette notion nietzschéenne du dernier idées philosophiques ne signifie aucunement qu'elle
dus êtres homme, Fukuyama s'interroge sur les possibilités est aussi victorieuse sur le terrain de la réalité politi-
laissées ouvertes par la démocratie libérale à ce qu'il que. L'auteur se contente ici d'observer qu'au cours
humains, qualifie de `mégalothymia', c'est à-dire le désir d'ê- des dernières années, bon nombre de nations ont
3eul le tre reconnu comme supérieur aux autres, et non seu- choisi la voie de la démocratie libérale. Mais rien
lement comme leur égal (ce dernier désir étant appelé n'empêche que, "après avoir regardé un peu autour
libéralisme `isothymia '). L'auteur note avec justesse que la dé- (d'elles)", elles rebroussent chemin ou repartent
politique mocratie libérale offre des possiblités pour satisfaire "pour un nouveau et plus long voyage", comme p. ex.
eut aussi la mégalothymia (p. ex. sports éprouvants ou dange- le voyage vers une société théocratique.
reux), mais il se demande si de telles possibilités sont
satisfaire en mesure de satisfaire la mégalothymia de tout le S'il est deux critiques ponctuelles - et dans cette dis-
rationnelle- monde. cussion je me limiterai à des critiques ponctuelles -
que j'adresserais au livre de Fukuyama, ce seraient
ment leur Bien que dans son ensemble le livre de Fukuyama les suivantes:
désir de semble plutôt traduire une vue, optimiste de l'avenir (a) La position adoptée par l'auteur à l'égard de la
- en grande partie motivée par les événements récents science moderne - et de son pouvoir destructeur - est
recon- (disparition de certaines dictatures de droite pendant pour le moins un peu naïve. A la limite, j'accuserais
naissance. les années 70 et 80, chute du mur de Berlin, fin des Fukuyama de tomber dans une sorte de déterminisme
dictatures communistes dans l'Europe de l'Est,...)-, technologique.
les notes finales laissent cependant transpercer un (b) Dans le même ordre d'idées, Fukuyama semble
certain scepticisme. Comparant les différentes na- accepter sans discussion que la démocratie libérale -
tions à des chariots, et les modèles politiques qu'elles notion qui englobe celle de libéralisme économique
adoptent à des villes, Fukuyama écrit: - est en mesure de résoudre les graves problèmes de
la destruction de l'environnement, du chômage, etc.
"Malgré la récente révolution libérale qui a secoué le
C'est tout au plus le problème de la satisfaction de la
monde entier, les témoignages que nous pouvons re-
mégalothymia quel 'auteurjuge potentiellement non-
cueillir sur la direction de la migration des chariots
résolvable dans le cadre de la démocratie libérale. Or
ne permettent pas - provisoirement- de conclure.
il me semble que sur ce point, les opinions divergent,
Nous ne pouvons pas non plus savoir, en dernière
et Fukuyama aurait dû y consacrer une partie de son
analyse, pour peu qu'une majorité de chariots aient
livre.
atteint la même ville, si leurs occupants, après avoir
Cela étant dit, je ne peux que chaudement recomman-
regardé un peu autour d'eux, ne trouveront pas l'en-
der la lecture du livre de Francis Fukuyama, car le
droit inadapté et n'envisageront pas de repartir pour
modèle développé par l'auteur est un modèle dont il
un nouveau et plus long voyage." (p. 380)
est intéressant de tenir compte pour l'interprétation
La critique nietzschéenne ne semble pas être passée et l'évaluation des événements auxquels nous assis-
sans laisser de traces sur l'optimisme kantien et hé- tons aujourd'hui.
gélien qui caractérise la plus grande partie de l'ou-
vrage. Norbert Carnpagna

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