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RONDEAU

CAROLINE VARON POUR « LE MONDE »

« Tout le monde m’a


renvoyée à l’idée qu’on ne
violait pas une actrice
porno » : la lanceuse
d’alerte et les ratés
judiciaires
Par Nicolas Chapuis , Lorraine de Foucher et Samuel Laurent

Publié hier à 10h00, mis à jour hier à 16h34

Réservé à nos abonnés Sélections Partage

ENQUÊTE | « Plaintes contre X » (4/4). Les investigations judiciaires


d’une ampleur inédite qui secouent l’industrie pornographique
française, auxquelles « Le Monde » consacre une enquête en
quatre volets, mettent en lumière la di iculté pour les institutions
françaises de prendre la mesure des violences sexuelles qui s’y
exercent.

Longs cheveux noirs et eye-liner sur les yeux, Soraya – les prénoms des
victimes ont été modi és – s’exprime posément, choisit ses mots, dégage
une présence, en un mot du charisme. Elle bat en brèche l’imaginaire
sexiste autour de l’actrice pornographique amatrice, un peu candide. Cela
tombe bien, elle ne se considère pas comme telle, mais comme la victime
de violences sexuelles de la part d’un réseau criminel. « Tu te rends
compte de ce que tu as fait ? questionne son amie à la terrasse d’un café
parisien. Derrière toi, il y a désormais 52 victimes. » Soraya est la
« lanceuse d’alerte », la première plaignante de l’a aire qui secoue
actuellement le milieu du porno français et à laquelle Le Monde consacre
une enquête en quatre volets.

Fin 2016, Soraya a 23 ans et pas d’argent. Sur Internet, elle croise
« Axelle », le pseudonyme sous lequel Julien D. trompe des jeunes
femmes, pour pro ter d’elles dans un hôtel à Reims. Avant de les orienter
vers le producteur et acteur pornographique Pascal Ollitrault, alias
« Pascal OP », qui gère le site French Bukkake, et son associé Mat Hadix.
Soraya a subi un bukkake, cette pratique extrême importée du Japon, une
séance d’éjaculation collective de plusieurs dizaines d’hommes au milieu
d’un hangar de Seine-Saint-Denis, puis a dû endurer le harcèlement de
tout son quartier et, en n, une tentative d’extorsion pour racheter les
vidéos, dont on lui avait promis qu’elles resteraient con dentielles.

Les 53 victimes entendues dans cette a aire


Plaintes contre X
témoignent toutes de l’état de dégradation Le Monde consacre une enquête en
psychologique dans lequel elles se sont trouvées quatre volets à l’affaire de violences
plongées. Quelques-unes ont pensé au suicide. La sexuelles dans le milieu du porno français.
Avec une soixantaine de victimes
plupart ne peuvent plus supporter qu’un homme
identifiées, huit producteurs et acteurs
les touche. D’autres sont incapables de nouer une mis en examen pour des soupçons de
relation amoureuse. « J’ai fait une croix sur ma vie viols en réunion, de traite d'êtres humains
de femme (…), j’ai fait une croix sur une vie de famille, et de proxénétisme, ce dossier judiciaire,
qui porte sur des vidéos vues par un très
ce qui était mon rêve à la base », décrit simplement
large public, fait trembler l’industrie du X.
Hélène.

Elle aussi traumatisée, Soraya tente, en 2017, d’entreprendre des


démarches judiciaires. Sa façon à elle de remonter la pente. Par deux fois,
elle écrit directement au parquet de Bobigny de longues lettres
circonstanciées. Elle est nalement convoquée à un commissariat de
Seine-Saint-Denis en 2018, deux ans après les faits. « Le premier policier
m’a expliqué que lui aussi il fréquentait le milieu libertin et qu’il trouvait ça
bien. Son chef m’a dit que la procureure avait été touchée par mes lettres,
mais qu’elle ne pouvait rien faire. Tout le monde m’a renvoyée à l’idée qu’on
ne violait pas une actrice porno. »

Signaux d’alerte ignorés


Révélée par Le Parisien, l’a aire French Bukkake, dans laquelle huit
acteurs et producteurs sont mis en examen pour « viols », « traite
aggravée d’êtres humains » et « proxénétisme aggravé », met aussi en
lumière les difficultés des institutions judiciaires françaises à prendre la
mesure des violences sexuelles. Au printemps 2020, quand les
gendarmes de la section de recherches (SR) de Paris décident d’ouvrir une
enquête sur « Pascal OP » et ses associés, ils passent dans le chier des
antécédents judiciaires les noms des principaux suspects. Une dizaine de
plaintes apparaissent sur tout le territoire national. Autant de signaux
d’alerte ignorés, à Toulouse, Brignoles (Var), Les Andelys (Eure), et surtout
Reims.

La pornographie stigmatise les femmes et


discrédite leurs récits. A Reims, la ville de résidence
Lire la tribune :
du recruteur, Julien D., au moins trois femmes ont
« Les méthodes de l’industrie
porté plainte. Un cas est particulièrement
pornographique sont identiques à celles
intéressant : celui de Jennifer. En février 2019, elle des réseaux de traite des êtres humains »
dépose plainte contre le quadragénaire, après avoir
été violée, selon elle, dans un hôtel. Julien D. est
auditionné au commissariat pour « viol »,
« proxénétisme » et « recours à la prostitution ». Le 2 juillet, il est placé en
garde à vue et « reconnaît avoir utilisé le pseudonyme d’Axelle Vercoutre et
avoir trompé au moins une dizaine de femmes en les faisant venir à Reims
dans un hôtel pour avoir des relations sexuelles avec elles. Il ne pensait pas
commettre d’infractions », écrivent les policiers. Jennifer est appelée par
un agent qui lui indique que l’homme a été interpellé et qu’il ne
recommencera pas. « Je me suis énervée et il m’a dit qu’il ne pouvait rien
faire de plus, que l’a aire était classée. » En e et, à l’issue de la procédure,
malgré l’incrimination de viol et le fait que le mis en cause lui-même ait
reconnu les faits, le parquet décide d’une simple convocation par officier
de police judiciaire devant le tribunal de police, qui le condamne à une
amende de 1 000 euros pour recours à la prostitution. « De savoir qu’il a
continué à faire des victimes après me révulse », se désole Jennifer.

Sollicité par Le Monde, le procureur de Reims, Matthieu Bourrette, défend


la décision de son parquet. Pour lui, il n’y a pas eu de « surprise », l’un des
quatre critères pour quali er le viol – alors que promettre un rapport
contre une rémunération puis ne pas payer peut s’y assimiler. « Nous
avons donc fait l’analyse que ce monsieur utilisait un stratagème pour
obtenir des faveurs sexuelles, non dans une logique de réseau, ni par
moyen contraint, mais en solitaire, d’où le choix de la quali cation pénale,
et de l’orientation donnée au dossier à l’époque. » Les deux autres plaintes
n’ont pas été retrouvées, les neuf autres victimes n’ont pas été cherchées
et Julien D. a continué à être Axelle Vercoutre.

Preuves filmées
Il faut attendre le printemps 2020 pour que deux gendarmes parisiens se
saisissent du dossier et que l’a aire puisse en n éclore. Le
13 octobre 2020, une première vague d’arrestations et de perquisitions
permet la saisie des rushs du site French Bukkake. Jusqu’à la nausée, les
enquêteurs visionnent 135 heures de tournage, documentent les refus
des femmes, le piétinement du consentement, les violences visibles à
l’écran – tous les éléments pouvant quali er les viols. Ce n’est plus parole
contre parole, il y a désormais des preuves lmées.

Les premières interpellations sèment la panique dans le porno français.


Alors que Pascal Ollitrault est incarcéré, son associé, Mat Hadix, est
d’abord placé sous simple contrôle judiciaire. Ce n’est pas un délinquant
chevronné. Il n’envisage pas que sa ligne téléphonique puisse être placée
sur écoute et s’épanche auprès de ses proches. Sur sa colère d’abord : les
producteurs pour qui il travaille ont coupé les ponts avec lui. Il est
furieux d’apprendre que Dorcel, le géant du secteur, son principal client,
a supprimé « 650 000 euros de vidéos, tous [ses] lms de toutes les plates-
formes ».

Fin 2020, face à l’incendie médiatique, Dorcel ainsi


que Jacquie et Michel, le célèbre site
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pornographique pour lequel le producteur
Le site de vidéos pornographiques Jacquie
travaillait également, lancent des opérations de
et Michel visé par une enquête pour « viols »
communication, et publient des chartes et « proxénétisme »
déontologiques pour apurer le secteur. Celle de
Dorcel est élaborée par un avocat, un sociologue et
l’actrice Liza del Sierra. « Dorcel est leader d’une
industrie du X qui condamne évidemment sans réserve toute pratique
délictuelle ou criminelle et qui ne s’y reconnaît pas », affirme la
responsable de la communication au Monde. Une meilleure information
des actrices, l’obligation du port du préservatif ou encore la présence
d’un « tiers de con ance » chargé de veiller au bien-être de chacun sur les
tournages sont préconisées. Chez Jacquie et Michel, qui n’a pas répondu à
nos sollicitations, des inspections surprises sont promises.

La forêt communale de Beauvais (Oise) a servi de lieu de tournage de plusieurs vidéos de Pascal OP.
Le 2 décembre 2021. Christophe Caudroy

Long travail de maïeutique


Cette a aire peut-elle être considérée comme le #metoo du porno ? Mat
Hadix, dé nitivement trop bavard au téléphone, ne cesse de s’en prendre
au phénomène de libération de la parole des femmes : « En ce moment, il
y a la période du #metoo où en fait toutes les meufs accusent tous les
producteurs d’être des putains de pervers, (…) baiseurs, violeurs de
machin », se lamente-t-il, ajoutant : « Je vis un cauchemar. » Les
responsables sont toutes trouvées. « Le mec qui nous les envoyait, aux
meufs il leur disait que ça sortait au Canada. (…) Mais faut être conne, ça
sort au Canada, c’est des pauvres connes, tu sais pas lire un contrat. » Il
nit par enfreindre son contrôle judiciaire lui interdisant tout lien avec
ses activités de producteur de porno. Direction la prison. Contactée par Le
Monde, son avocate n’a pas souhaité s’exprimer, tout comme ceux de
Julien D. et « Pascal OP ».

A la rentrée 2021, les gendarmes s’attaquent au


deuxième cercle du réseau, celui des quatre acteurs
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fétiches des producteurs, qu’ils interpellent tous
Avec la pornographie, des hommes
pour « viol en réunion ». Etre « hardeur » n’étant
sous influence
pas très rémunérateur, au maximum 150 euros le
tournage, ils ont tous des métiers officiels : Joël D.,
46 ans, est photographe de mode ; Franck M.,
48 ans, fonctionnaire ; Moussa S., 44 ans, éducateur ; Antoine G., 28 ans,
plombier. Fin octobre, au cours d’un long travail de maïeutique mené en
audition par les enquêteurs de la SR de Paris, ils semblent comprendre
peu à peu les graves violences sexuelles auxquelles ils ont participé.
Toujours les mêmes questions, dans le même ordre, et surtout le
visionnage des images des tournages. Au bout de trente secondes d’une
séquence qui en dure le triple, Joël D., écœuré, demande à couper. « Ça
vous a paru interminable ? » demande l’enquêteur. « J’imagine que
quelqu’un fasse ça à ma femme, je le tuerais quinze fois », s’emporte-t-il.

Antoine G. avoue aussi avoir été au courant, comme « tout le monde dans
le milieu porno », de la manipulation d’Axelle, de la tromperie sur les
vidéos prétendument visibles uniquement au Canada : « J’en ai été
dégoûté, j’en ai même pleuré. (…) Tout le monde savait qu’il [Pascal
Ollitrault] mentait, mais personne n’a bougé le petit doigt. » Mais il nie
tout viol et affirme qu’il ne savait pas que les plaignantes avaient refusé
en amont certaines pratiques. « Mon client n’a commis aucune infraction
pénale, il ne faut pas mélanger les responsabilités des uns et des autres
dans ce dossier », affirme Me Cédric Alépée, son avocat. Les avocats des
trois autres « hardeurs » n’ont pas répondu aux sollicitations du Monde.

« C’est un carnage »
S’ils commencent par minimiser les faits, les acteurs nissent souvent
par s’e ondrer. « C’est un viol ? » demande la gendarme à Joël D. « Oui,
madame. (…) C’est dégueulasse. C’est innommable. Pascal nous demandait
d’être toujours plus hard, de pas faire des vidéos de bobonne. » Il comprend
alors le cœur de l’a aire. « Je dirais que par rapport à la dé nition du viol,
c’est des viols déguisés sous prétexte de vidéos. » Confronté à une scène où
il appuie sur la tête d’une femme, qui manque de vomir lors d’une
fellation, il répond : « Je mérite la mort… Je ne sais plus quoi dire, c’est un
carnage. » En pleurs face aux images de la victime, « une lle normale qui
n’avait jamais fait de lms de sa vie », il note qu’elle « n’était plus là, elle
était perdue. Il n’y avait plus que son corps qui était présent ».

A l’issue de leurs gardes à vue, les quatre acteurs


ont été mis en examen comme le reste du réseau,
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qui croupit en prison. En détention, Julien D., le
Quatre acteurs pornographiques mis en
recruteur de Reims, s’occupe en écrivant des
examen pour viol, une première en France
lettres. Des pages et des pages, dans lesquelles il
s’excuse auprès de sa femme et de sa famille et
peine à comprendre pourquoi il est là. « Alors oui,
j’ai arnaqué, engendré de la déception, blessé, moralement, mais non je n’ai
pas violé. (…) Les gendarmes ont dit à ma femme que j’étais une espèce de
monstre manipulateur violeur et pervers. (…) Je suis mélangé à des gens
ignobles, violeurs, pédophiles, je n’ai rien à faire ici », s’insurge-t-il. Son
épouse a ni par demander le divorce.

Dans sa cellule, à la Santé, Pascal Ollitrault s’inquiète uniquement pour


ses molosses. A l’expert psychologue venu l’interroger, il affirme que
seuls comptent pour lui le sexe et ses chiens : « Le reste ne m’intéresse
pas. » A la question de savoir si son incarcération se passe bien, il se
réjouit d’avoir une douche individuelle. Il fait partie des célébrités des
lieux : les autres détenus, consommateurs de porno, ont reconnu dans
les couloirs « Pascal OP », la star de French Bukkake.

L’ENQUÊTE
TENTACULAIRE QUI
FAIT TREMBLER LE
PORNO FRANÇAIS
Le Monde consacre une enquête en quatre volets à l’a aire de
violences sexuelles dans le milieu du porno français. Avec une
soixantaine de victimes identi ées, huit producteurs et acteurs
mis en examen pour des soupçons de viols en réunion, de traite
d'êtres humains et de proxénétisme, ce dossier judiciaire, qui porte
sur des vidéos vues par un très large public, secoue l’industrie du X.

ÉPISODE 1 ÉPISODE 2 ÉPISODE 3 ÉPISODE 4

Le réseau, le recruteur et les La mécanique des larmes et Supplices sans frontières Une lanceuse d’alerte et des
proies de la violence réactions en chaîne

Nicolas Chapuis
Lorraine de Foucher
Samuel Laurent

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