Elissalde '02 Une Géographie Des Territoires

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L'information géographique

Une géographie des territoires


Bernard Elissalde

Résumé
À partir des implications épistémologiques du concept de territoire, l'article tente d'élaborer une méthodologie globale
d'approche des territoires, telle qu'elle peut être sous-tendue par l'idée de «géographie des territoires». Par-delà la polysémie et
la malléabilité multiscalaire et multiculturelle des territoires, nous proposons d'en faire une géographie à partir de leur
identification, de la déconstruction des intentionnalités qui s'y sont projetées, et de la mise en évidence de leur fonctionnement
spatial.

Abstract
From the epistemologic meanings of the notion of territory, the aim of this paper is to focus on a methodological approach of the
«geography of territories». Behind the polysémie uses of the notion of territory we propose a method based on three poles :
genealogical identification, deconstruction of intentionality of social actors and bring to the fore the spatial dynamics in a
territory.

Citer ce document / Cite this document :

Elissalde Bernard. Une géographie des territoires. In: L'information géographique, volume 66, n°3, 2002. pp. 193-205;

doi : https://doi.org/10.3406/ingeo.2002.2810

https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_2002_num_66_3_2810

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RECHERCHES

Une géographie des territoires

Département de Géographie,
Bernard
Université
UFR Elissalde
deLettres
Rouen et Sciences Humaines,

r\ partir des implications épistémologiques rrom the epistemologic meanings of the


du concept de territoire, l'article tente notion of territory, the aim of this paper is
d'élaborer une méthodologie globale to focus on a methodological approach of
d'approche des territoires, telle qu'elle peut the «geography of territories». Behind the
être sous-tendue par l'idée de «géographie polysémie uses of the notion of territory we
des territoires». Par-delà la polysémie et la propose a method based on three poles:
malléabilité multiscalaire et multiculturelle genealogical identification, deconstruction
des territoires, nous proposons d'en faire of intentionality of social actors and bring
une géographie à partir de leur to the fore the spatial dynamics in a
identification, de la déconstruction des intentionali- territory.
tés qui s'y sont projetées, et de la mise en
évidence de leur fonctionnement spatial.
Mots-clés : Territoire, épistémologie, Key-words : Territory, epistemology,
constructivisme, méthodologie. constructivism, methodology.

«La médiation de l'objet par


le sujet prend toujours la forme d'un projet».
G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, 1934.

Réfléchir sur la géographie des ment ou l'annexion d'anciens


territoires peut, a priori, sembler une gageure, découpages thématiques et officialisant
tant le champ couvert par cette l'intégration de la dimension
expression paraît, dans une première approche phénoménologique dans le noyau dur de la discipline.
se confondre avec la géographie elle-
même. Dans un cadre plus circonscrit, Car même si l'on accrédite l'idée que
son champ ne se limite pas non plus à ce cette expression ne se confond pas avec
que serait une version «relookée» de la le concept de territoire et ses multiples
géographie régionale classique. L'usage acceptions, on ne saurait nier que ladite
actuel de cette expression apparaît d'une expression consacre une forme
telle évidence... «géographique» que d'adoubement dudit concept.
l'on pourrait même s'étonner de son
faible usage antérieur, sauf à imaginer qu'il L'objet de cet article est de clarifier
s'agissait de se prémunir contre son une expression d'un usage parfois
apparence quelque peu tautologique. La envahissant dans les sciences sociales et de
fréquence d'emploi actuelle entérine, en réfléchir à ce que pourraient être les
fait, un double tournant fondements d'une géographie générale des
(«géographique»?), assumant à la fois le territoires. Laquelle permettrait de com-

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bler un vide. En effet le fécond tion dans les tables analytiques d'une
renouvellement de la discipline depuis 30 ans et revue comme L'espace géographique.
l'épanouissement du paradigme de Avant ces dates, rares furent les
l'analyse spatiale ont, en dépit de la références à ces termes dans les sujets de thèses
réalisation d'une quatrième Géographie déposées ou soutenues. C'est néanmoins
Universelle, quelque peu laissé en aux articles issus de la thèse d'Etat de
friche, la réflexion sur une méthodologie, Jean-Paul Ferrier (1981 et 1982) que l'on
renouvelée elle aussi, de certains doit le renouveau de l'usage de ce terme
ensembles spatiaux que l'on nommait autrefois dans la géographie française.
région, territoire ou pays et d'autres aux
contours beaucoup plus flous. Comme tous les termes que les
pratiques discursives des géographes ont
Quelle spécificité doit-on accorder à rendu polysémiques, le concept de
la géographie des territoires? C'est-à- territoire est revendiqué (sic) par un panel
dire, à ce qui serait une démarche très divers de géographes tandis que
interprétative d'une situation géographique simultanément, il se diffuse de plus en
concrète résultant de la projection «d'un plus vers des praticiens d'autres sciences
système d'intentions humain sur une sociales. Plusieurs tentatives de
portion de la surface terrestre» (C. Raf- recension des usages actuels du mot
festin 1986). Poser cette question ouvre «territoire» ont été réalisées, tant la
plusieurs débats : spirale inflationniste de ses usages les
rendait nécessaires, J. Lévy (2000), M. Le
- celui du calibrage et du gabarit de Berre (1992), G. Di Méo, (1998).
ladite portion d'espace. Si pour la notion
de région le niveau sub-national était Ces auteurs ne s'accordent que sur
affirmé, l'imprécision scalaire et l'existence de plusieurs niveaux et de
morphologique de l'objet étudié dans le plusieurs postures épistémologiques.
cadre d'une géographie des territoires Outre un niveau premier où ce terme
pose problème ! devient un substitut commode et
passepartout du mot «espace», ou encore un
- celui des rapports entre sociétés synonyme du mot «lieu», ces usages
étudiées et communauté scientifique. indifférenciés privilégient soit
Cela implique de réfléchir sur la l'approche additive, soit l'exceptionalisme
diversité des angles d'approche par les local: «Le territoire est ainsi non
acteurs sociaux des processus seulement un espace économique, mais aussi
d'appropriation et de territorialisation un espace écologique, juridique et un
conduisant aux diagnostics sur les espace vécu» (A.S. Bailly, dans
fonctionnements actuels des territoires. Tout comme Encyclopédie d'économie spatiale). Dans
cela inclut l'idée de relations à des lieux d'autres cas il sert de socle à des
qui ne sont ni neutres, ni physiquement tentatives polémiques de définition de la
indifférenciés. discipline: «Le territoire est une notion
concrète qui renvoie à une terre et non à
un espace géométrique. Il est tout sauf
POLYSEMIES ET POLYPHONIES
isotrope et isomorphe. Le territoire a une
TERRITORIALES
localisation, une dimension, une forme,
Si l'on s'en tient aux acceptions des caractéristiques physiques, des
contemporaines du mot territoire en géographie, propriétés, des contraintes et des aptitudes.
force est de constater le caractère récent [...] Il y a un processus historique
de son usage. Ce n'est, en effet qu'en unique de formation d'une société et de son
1983 et 1985 que les termes territoire. Le fonctionnement territorial
«territorialité» et «territoire» font leur d'une société ne peut être appréhendé

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hors de son rapport à sa propre histoire. comme un donné, puis que l'on remplit
En ce sens, la géographie est génétique» ensuite par un construit dénommé
J. Scheibling (1994). territoire. Elles ont également en commun de
s'inscrire dans le sillon ouvert, il y a une
Ces premières acceptions, dans vingtaine d'années par C. Raffestin
lesquelles tout objet géographique ne peut (1983). Pour ce dernier, les processus
exister en dehors du champ territoire ne d'organisation territoriale doivent
peuvent suffire à cerner les logiques de s'analyser à deux niveaux distincts mais
fonctionnement de l'objet territoire. fonctionnant en interactions: celui de
l'action des sociétés sur les supports
Maryvonne Le Berre et Roger Brunet matériels de leur existence et celui des
en introduisant les idées de reproduction systèmes de représentation. Puisque ce
et surtout d'appropriation, insistent sur sont les idées qui guident les
certaines finalités consubstantielles à interventions humaines sur l'espace terrestre, les
l'idée de territoire: la première le arrangements territoriaux résultent de la
considère comme «la portion de la surface «sémiotisation» d'un espace
terrestre, appropriée par un groupe progressivement «traduit» et transformé en
social pour assurer sa reproduction et la territoire. Le territoire serait donc un édifice
satisfaction de ses besoins vitaux.» et conceptuel reposant sur deux piliers
R. Brunet (Mondes nouveaux, p. 35) le complémentaires, souvent présentés
définit de manière analogique: «le comme antagonistes en géographie: le
territoire est à l'espace ce que la conscience matériel et l'idéel. fonctionnant en
de classe, ou plus exactement la étroites interrelations l'un avec l'autre. Il
conscience de classe conscientisée est à la reste à débattre du degré d'adéquation
classe sociale potentielle: une forme qui existe entre le ou les projets idéels
objectivée et consciente de l'espace». initiaux et leurs «traductions». C'est le
domaine qu'essaient d'approcher les
Guy Di Méo (1998) adopte également concepts de territorialisation et de
la même posture, que l'on peut qualifier territorialité.
de syncrétique, du fait de sa tentative
d'associer l'objectivisme et le subjecti- Si le territoire est de l'espace cons-
visme: «On retiendra deux éléments cientisé ou réordonné, alors, on ne peut
constitutifs majeurs du concept se contenter de l'analyser uniquement à
territorial; sa composante espace social et sa travers des agrégats sociaux ou spatiaux,
composante espace vécu». L'auteur il faut prendre en compte les acteurs, et
poursuit en précisant que pour la leurs imaginaires, guidés qu'ils sont par
première, «il s'agit donc de l'identification leurs visions du monde. En souscrivant à
d'une nouvelle fibre à la fois spatiale du l'idée que «le monde est institué par les
social et sociale du spatial, décryptée par individus en fonction de leurs actions et
le moyen d'une démarche positiviste, de leurs intentions» (B. Debarbieux,
objectivant des rapports dûment 1999), B. Debarbieux propose
répertoriés et analysés par le chercheur», d'interpréter les territoires et la territorialité à
tandis que «le concept d'espace vécu travers le prisme du seul subjectivisme,
exprime au contraire le rapport c'est-à-dire en dépassant l'extériorité du
existentiel, forcément subjectif que l'individu regard objectivant des habituelles
socialisé établi avec la terre». analyses sur l'organisation de l'espace. Dans
cette attitude, le territoire est le support
Ces tentatives de définition par excellence des investigations
appartiennent à un schéma de pensée qui menées sur l'intentionalité des acteurs.
commence par poser le cadre, l'enveloppe, Avec cette approche il ne s'agit plus de
qui serait l'espace terrestre, considéré construire le sens objectif, mais de le

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délivrer à travers les manifestations sentiments d'appartenance soit à des


extérieures qui sont sensées traduire des exigences biologiques communes à des
intentionalités cachées. Les séries d'êtres vivants, soit à la
comportements des acteurs sociaux peuvent se lire psychologie individuelle». L'inscription du
comme des messages, qui, à condition concept de territorialité dans le champ de la
d'être décryptés, veulent dire quelque philosophie du sujet, en détournant celui
chose sur le territoire. Cette approche de géographicité d'E. Dardel: c'est-à-
qui ne coïncide qu'en partie avec le dire du lien existentiel qui unit l'homme
schéma à deux niveaux proposé par à la Terre, est porteur de ce type de
C. Raffestin (1986): «Le territoire est dérives. Elles consistent à considérer ce lien
une réordination de l'espace [. . .] Le comme échappant à toute construction
territoire peut être considéré comme de sociale, en ne se focalisant que sur le
l'espace informé par la sémiosphère» rapport individuel au lieu. Ici réside
soulève deux problèmes. l'une des divergences entre l'approche
territoriale et ce que devrait être une
- Le premier est de savoir si les géographie des territoires, laquelle doit
représentations et les actions qui en découlent prendre en compte les relations
permettent d'embrasser la totalité du collectives aux lieux mais aussi, les
fonctionnement des territoires ou bien si interrelations conflictuelles des groupes au sein
elles ne représentent qu'une étape dans d'un territoire. L'approche qualifiée de
l'appréhension d'une géographie des syncrétique présente l'avantage de créer
territoires? Ce déchiffrement d'actes, de les conditions d'une comparabilité entre
signes et de discours, peut-il constituer à les territoires et d'une généralisation, au
lui seul l'objet d'une géographie des lieu d'être une collection de rapports
territoires ? individuels aux lieux ainsi que les
articulations de celui-ci avec ses homologues
- Le second est celui de la comparabi- identifiés comme tels; quels que soient
lité et des généralisations à déduire des leurs configurations spatiales et leurs
géographies territoriales ainsi produites. gabarits.
Ne risque-t-on pas de recréer des
collections de monographies locales, butant
sur les mêmes apories que celles écrites SURFACES, RESEAUX
autrefois dans le cadre des relations ET MULTI APPARTENANCES
homme/milieu ?
Des remarques qui précèdent découlent
D'autres travers ont déjà été deux constats :
soulignés. Défendant une spécificité de
l'espace social, c'est-à-dire le primat des - des manifestations de la territorialité
échanges sociaux dans les constructions indissolublement liées aux dynamiques
territoriales, M. Roncayolo a indiqué les sociétales;
risques à la fois de réductionisme étholo-
gique et de psychologisme dans certains - une grande imprécision sur les
transferts en géographie sociale: «II formes, les arrangements et les
reste à juger si l'on peut établir un configurations des territoires. Ces deux points
continuum entre les espèces, traiter dans les subsument évidemment la confrontation
mêmes termes de tous les niveaux de la de la problématique territoriale avec l'un
territorialité, de l'environnement des serpents de mer de la géographie
immédiat aux constructions politiques les plus actuelle (l'alternative surface/réseau),
audacieuses, et, enfin ramener les mais aussi son dépassement. La pré-
phénomènes sociaux, collectifs qui gnance de la conception «en surface» de
supportent à la fois la division de l'espace et les tout ce qui touche au territoire, découle

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de sa proximité avec la notion de terroir, Un lieu peut être rattaché à plusieurs


ainsi que d'une double filiation avec territoires, relevant de champs différents.
Féthologie animale et avec l'héritage Localement, ce que les économistes
d'une conception militaro-administra- appellent les systèmes productifs
tive du territorium. L'idée territoriaux n'auront pas la même
d'enracinement paysan et de sédentarisation est appropriation de l'espace, que les systèmes
une idée tellement acquise que l'on a agraires ou que les alliances politiques
négligé le sens du territoire dans les locales. Tous les territoires ne ressemblent
civilisations à structures étatiques floues. pas à des districts industriels.
D'où le commentaire de M. Roncayolo:
«c'est dire que des principes de
QUELS GABARITS POUR
mouvement existent dans toute société et que la
LES OBJETS DE LA GEOGRAPHIE
territorialité des groupes ne se confond
DES TERRITOIRES
pas avec l'enracinement. [....] l'affinité
proclamée entre un terroir et des Pour raccorder les logiques de
hommes qui l'habitent peut receler des faits fonctionnement aux stratégies d'acteurs
multiples de changement et de spatiaux, il est nécessaire d'ouvrir ce qui
mobilité». constitue une sorte de boîte de Pandore
du territoire: la question de son
Une géographie des territoires ne calibrage scalaire. À la différence du
saurait donc se limiter à l'étude de concept de région et de son usage dans la
surfaces délimitées ou emboîtées, comme géographie francophone, celui de
le montre D. Retaillé (1993) à propos territoire sous-entend une indifférence
de l'Afrique où «la hiérarchie des scalaire. Cette imprécision ne risque-t-elle
pouvoirs politiques est plutôt liée à la pas de le transformer en expression
capacité de contrôler la circulation fourre-tout géographique. À partir du
organique au sein des groupes et entre les consensus autour de l'idée d'espace
groupes, dont la circulation des biens conscientisé, il y aurait autant de tailles
matériels n'est qu'un des aspects. En de territoires que de possibilités pour des
cela les territoires sont des réseaux et groupes de partager un même rapport
pas seulement chez les nomades». aux lieux, une même territorialité. Le
Ensuite parce que dans les pratiques des territoire «se repère à différentes
habitants des pays développés, la échelles de l'espace géographique» (G. Di
mobilité généralisée et les stratégies de Méo, 1998). Une géographie des
contrôle des réseaux par les acteurs territoires exigerait de descendre à une analyse
économiques recomposent les territoires de à la fois plus fine que les grands thèmes
façon réticulaire, «l'information est, de la géographie classique (ville, région,
avec l'énergie, la ressource essentielle «pays» ruraux, quartiers, vallées), mais
qui transite dans des réseaux de plus en aussi plus flous (le territoire du loup),
plus complexes. C'est la théorie de la voire ubiquiste et idéelle (le territoire du
communication qui commande à vide).
l'heure actuelle l'écogénèse territoriale
et le processus de territorialisation- La conception actuelle du territoire
déterritorialisation-reterritorialisation» remet en cause l'idée de «territorium»
(C. Raffestin, dans Espaces, jeux et d'autrefois, ensemble monoscalaire
enjeux, 1986). conçu comme une aire délimitée et étan-
che, animé par des acteurs inclus dans
Il paraît donc vain d'opposer ses limites. Si l'approche territoriale a
territoires et réseaux, tout comme de s'interdire connu un renouveau, c'est également
d'imaginer des limites floues et des parce que les relations sociétés/territoire
superpositions entre plusieurs territoires. invalident l'approche par le ou/ou (rap-

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ports à l'espace conçus par exclusions et Les termes du débat sont connus. Les
séparations) et consacrent le passage à constructions théoriques autour de la
un schéma de type et/et. Dans un thématique territoriale, s'appuient sur
territoire co-existent à la fois du local et du des exemples sinon uniquement
global, du spécifique et de l'universel. français, du moins appartenant à des espaces
Un pan de l'analyse géographique relativement proches. Ce sont des lieux
demeure pourtant souvent négligé. La que les chercheurs se sont d'une certaine
plupart des études sur la territorialisation manière «appropriés». Comment, dans
privilégient avant tout la mise à jour des ces conditions, restituer l'intentionalité
logiques de fonctionnement internes de certains acteurs afin, notamment,
d'un territoire, auquel s'adjoignent d'aborder l'intelligibilité des territoires
parfois des emboîtements multiscalaires. extra-européens ?
Tout se passe alors comme si elles
reposaient sur un implicite qui est celui du Cette question du risque de
fonctionnement autonome du lieu «l'adhocité» des terrains de validation
étudié, en laissant souvent de côté les n'est pas nouvelle. Elle reprend les
réactivités induites par les interactions réserves sur « 1 ' occidentalocentrisme »
avec des ensembles spatiaux voisins et qu'H. Rivière d'Arc (1995) adresse à
de même niveau. l'analyse spatiale et à ses concepts pour
justifier son tropisme vers une approche
concernant les relations sociétés/
GEOGRAPHIE DES TERRITOIRES territoires: «il apparaît que plus le
ET AIRES CULTURELLES territoire et la société questionnée sont
La confrontation de ces deux proches d'un centre subjectivisé par le
expressions permet de préciser la limite chercheur, plus ils sont à même d'être
supérieure des gabarits territoriaux. Si l'on se expliqués scientifiquement par des outils plus
réfère à la définition de l'aire culturelle ou moins disciplinaires. Il n'est pas
par P. Claval: «un ensemble territorial nécessaire de nommer ces espaces. Ils
homogène, défini par un, plusieurs ou la sont à l'origine de la fixation de nos
totalité de ses traits de culture», l'idée concepts». Même si l'on connaît les avatars
d'aire sous-entend quelque chose de plus rencontrés par les tentatives
vaste que celle de territoire. De cela on d'application à l'Afrique de concepts aussi
peut déduire que si une aire culturelle différents
d' État-nation,
que ceuxcette
de invitation
réseaux urbains
à la ou
peut contenir plusieurs «territoires»
différents, c'est donc qu'il semble quelque vigilance critique ne contient-elle pas en
peu restrictif d'insister principalement germe des risques de dérapages vers un
sur l'attribut culturel pour définir un relativisme généralisé ? La valeur
territoire dont la territorialisation ne peut se heuristique d'un paradigme ou d'une
réduire à un déterminant culturel. Poser méthodologie ne doit pas se manifester
la question des aires culturelles dans une par un verrouillage conceptuel, mais
géographie des territoires permet aussi réside justement dans sa capacité à
d'évoquer la question de la transférabilité féconder de nouveaux concepts adaptés
des concepts utilisés. Si le territoire est un aux cas étudiés. Dans la même revue,
ensemble approprié, conscientisé, D. Douzant-Rozenfeld et P. Grandjean
réordonné par ce qui relève de la sémiophère, soulignent, de leur côté, les embûches ou
se trouve posée la question classique de les impasses qu'induit la fausse
l'adéquation entre l'appareillage commodité conceptuelle de l'entrée par le fait
conceptuel du chercheur et les schémas de pensée culturel, appliquée à la géographie des
des acteurs territoriaux. territoires extra-européens. Cela
«reviendrait alors à faire de la
géographie culturelle sur certains espa-

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ces, notamment ceux n'appartenant pas identitaire et communautariste est par


à la culture occidentale». Elles essence un construit social, son
préconisent au contraire «de mettre en avant efficacité tient à sa capacité à dissimuler son
la spécificité de certains espaces origine humaine pour en faire une
modelés par des traits culturels, en utilisant donnée de nature.
pour ce faire une problématique adaptée
à ces espaces?» Lorsque G. Di Méo énonce les
conditions de l'édification d'un ancrage
L'outillage conceptuel et les identitaire: «Pour que les échanges
problématiques utilisables par une géographie sociaux s'y déroulent (dans la région)
des territoires devraient-ils pour autant sans surprise, selon un ordonnancement
demeurer cloisonnés entre chaque aire bien réglé, plusieurs conditions
culturelle? territoriales doivent être remplies. Il convient
en premier lieu que l'espace régional
À travers cette question de possède les caractères d'un espace social
l'universalité des concepts et de leur transposition vécu et identitaire, découpé en fonction
d'une aire culturelle à une autre, on d'une logique organisationelle culturelle
mesure clairement d'un côté le risque ou politique. Il faut en second lieu qu'il
d'ethnocentrisme et de l'autre celui constitue un champ symbolique dans
d'enfermement dans un savoir lequel l'individu en déplacement
spécifique. Pour contourner cet écueil, la éprouve un sentiment de connivence
solution peut venir du comparatisme, tel que identitaire avec les personnes qu'il
le propose O. Louiset pour les villes rencontre», une autre face du schéma
extra-européennes: en se gardant de: territorial commence à se dessiner en
«l'exportation d'un modèle urbain par filigrane.
européanisation du monde et
l'hégémonie scientifique européenne dans le Pourquoi rechercher à ne se
jugement et la description des situations rassembler, à ne se regrouper uniquement
exotiques». Elle propose d'articuler le qu'avec ceux qui vous ressemblent? Le
général et le particulier de la manière territoire ainsi conçu deviendrait une
suivante: «La singularité locale oriente machine à fabriquer des individus
les réponses: il peut exister autant de identiques ou cohabiteraient des territorialités
modes "ville" que de conceptions du de clonage à l'intérieur et d'exclusion
monde, mais toutes ont des propriétés en avec l'extérieur. Ce type d'attitude qui
commun.» (O. Louiset, «Les villes contredit une certaine curiosité
d'ailleurs», L'Information géographique, géographique tournée vers la découverte de
2001) l' Ailleurs et de l'Autre, présente
pourtant tous les attributs de la territorialisa-
tion. Or chez bon nombre d'analystes
LA GEOGRAPHIE des territoires le déséquilibre est grand
ET LA FIGURE DE JANUS entre le diagnostic précis porté sur les
DE LA TERRITORIALISATION champs dans lesquels se déroule la terri-
Un editorial de la revue Espace sTemps torialisation et l'absence de regard
s'interrogeait en 1993: «Le territoire ne critique sur la légitimité de certaines
serait-il qu'une sorte de Janus de la appropriations territoriales en référence à tel
géographie?» et tentait d'attirer système de valeurs, à telle stratégie de
l'attention sur les systèmes de valeurs contrôle de l'espace ou d'instrumentali-
véhiculés par les processus de territorialisa- sation de lieux de mémoire. Alors que
tion et sur ses dérives potentielles. La comme le note B. Badie, nous sommes
difficulté pour le chercheur tient au bien en présence de pratiques et
paradoxe suivant. Alors que la démarche d'interprétations ségrégatives de la territo-

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Recherches Une géographie des territoires

rialité: «Doté d'un attribut naturel, sa DES TERRITOIRES DELIMITES


raison d'être est alors de se conformer à PAR LES DISCOURS
l'ethnicité qu'il est censé incarner,
Si désormais, la rétrospective historique
d'instance de rassemblement, il devient
semble parfois s'être substituée dans les
fondement d'homogénéisation, conduisant présentations de territoires au chapitre
à l'expulsion de l'autre» (B. Badie,
introductif sur le milieu naturel de la
1995).
géographie régionale classique, ce type
d'entrée en matière servant à planter le
décor occulte le caractère reconstruit de
ESQUISSE METHODOLOGIQUE ce récit rétrospectif. Les temporalités
POUR UNE GEOGRAPHIE mises à jour tentent de ne pas omettre le
DES TERRITOIRES moindre événement spatial, mais
En nous inspirant des quelques repères devraient tout autant se concentrer sur
identifiés plus haut, nous souhaitons l'historicité des phénomènes de
proposer une approche méthodologique territorialité et de territorialisation.
agencée autour de trois facettes
Les procédures d'identification et
complémentaires qu'il serait souhaitable de voir
figurer dans une géographie des d'invention, les modifications des
territoires : rapports aux lieux sont, en effet, datables, et
au premier chef celles produites par le
- une facette identificatrice : les savoir institué. On connaît l'invention
discours souvent contradictoires, tenus à du nom même de Massif Central par les
différents moments sur un territoire géologues du xixe siècle, tout comme la
quelconque s'inscrivent dans une «datation» des étapes de la production
archéologie du savoir. Ils permettent du savoir géographique constitué sur les
bien entendu de faire «l'état des lieux», Alpes «la généalogie de la connaissance
mais contribuent tout à la fois à faire géographique des Alpes est ainsi faite de
exister, et à façonner une certaine image ces innombrables allers-retours entre
«géographique» dudit territoire; l'expérience de terrain, la collecte
d'indices, la production de mesures et
- une facette intentionnelle enfin: l'élaboration d'une connaissance mise
l'organisation actuelle d'un territoire est en forme» (M.-C. Robic, 2001). Les
interprétable à l'aune des représentations processus d'appropriation, les formes de
intellectuelles, des imaginaires, mais discours et de représentations sur un
aussi des actions que les différents types territoire donné sont, en effet, repérables et
d'acteurs ont projeté sur lui sans peuvent donner lieu à un travail de
forcément les mener à leurs termes; déconstruction et de reconstitution.
Écrites à quelques décennies d'intervalle, les
- une facette organisationnelle : dans Bretagnes de R. Musset (1937), de
laquelle l'objectif serait de mettre à jour M. Le Lannou (1952) ou de M. Phili-
les logiques de fonctionnement et ponneau (1970) ne se ressemblent pas.
d'interaction spatiale dans le cadre des
arrangements sociétés/territoire, y compris les Dans un travail célèbre, Bernard
relations sociétés/environnement. Picon {L'espace et le temps en
Camargue, Actes Sud, 1988) montre,
par exemple, comment s'est construite la
désignation de la Camargue comme
espace naturel et sauvage. Il a procédé à
un travail d'identification du comment,
mais aussi du quand, tel groupe a mené

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Une géographie des territoires Recherches

en Camargue, un processus de territoria- la seraient approprié. Ce serait enfin


lisation et comment à chaque époque ces cautionner une vision cynique des
acteurs ont projeté sur cette terre leurs rapports sociaux; l'organisation de l'espace
imaginaires sociaux, lesquels se n'appartiendrait qu'au champ des
révélèrent, d'ailleurs, souvent contradictoires. rapports de forces, en ignorant toute
Dans le cas de l'élevage taurin, il montre régulation équitable.
comment cette activité a été revivifiée
sous le Second Empire, grâce à Malgré ces réserves, il semble
l'intervention «ibérique» de l'impératrice nécessaire de tenter de mettre à jour la
Eugénie. Il identifie selon quels dimension intentionnelle servant de référentiel
vecteurs, cette activité, économiquement aux arrangements spatiaux dans le
marginale et importée, est parvenue, territoire étudié. Le territoire correspond ici
grâce à la production de spectacles tau- à un espace socialisé dont l'étude va
romachiques, à produire un phénomène tenter de révéler le projet intellectuel qui
d'identification culturelle pour la permet de le penser. Ainsi pour le Japon,
Camargue et même, par le relais des A. Berque (1982) note que «le problème
mouvements régionalistes, pour une géographique essentiel, c'est
partie de la Provence et du Languedoc. d'expliquer pourquoi l'œcoumène est restreint.
Deux types de réponses ont
INTENTION/APPROPRIATION/ traditionnellement été données. Certains soulignent
TERRITORIALISATION que les conditions naturelles sont
répulsives... Selon d'autres, ce qui a
Les définitions actuelles les plus manqué ce sont les techniques,
courantes du territoire insistent sur l'idée, notamment du fait que le Japon n'aurait pas de
d'appropriation. Cette notion d'espace tradition pastorale véritable». Il dépasse
approprié est relativement ancienne. ensuite ces arguments classiques en
H. Lefebvre (1974) le définissait déjà montrant que l'on a affaire à une culture
comme un «espace naturel modifié pour pour laquelle l'étendue est concentrable.
servir les besoins et les possibilités d'un Le fait décisif c'est que l'emprise
groupe». L'idée fut reprise par la humaine au Japon est restée en deçà de
géographie sociale, en usant parfois de ses possibilités. La société japonaise a
métaphores «éthologiques». Ainsi pour utilisé moins d'espace qu'elle ne l'aurait
A.S.Bailly, c'est parce qu'il s'agit «d'un pu. Il y a eu une concentration volontaire
espace marqué par le groupe» qu'il y a de l'œcoumène; choix de société, que
appropriation. l'on retrouve sous forme d'homologie
structurale avec le jardin zen ou la
En fait, il paraît insuffisant de se rizière. Il n'est pas certain cependant que
contenter d'indiquer que le territoire est un la mise en lumière de l'intentionalité de
espace approprié pour donner départ corresponde à la réalité actuelle.
l'impression d'avoir recentré la géographie sur Il appartient à la géographie des
les relations espace/sociétés. Puisque territoires d'évaluer les écarts entre intentiona-
l'idée d'appropriation renvoie à des lité et réalités. En fait pour beaucoup
idées de pratiques, de volontarisme, de d'habitants, l'existence d'un décalage
pouvoirs, ce serait faire l'impasse sur le entre les représentations idéelles qu'ils
«par qui», ce serait donner à penser se font de leurs lieux de vie et la réalité
qu'une configuration territoriale ne du fonctionnement de ces espaces
serait que le résultat de l'action d'un seul suscite des réactions témoignant des
groupe poursuivant un seul et unique frustrations ou produisant des discours
projet. Ce serait imaginer qu'une mythifiés.
configuration territoriale est le parfait
décalque des idéaux du ou des groupes qui se

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3, 2002 géographique 201
Recherches Une géographie des territoires

Outre des comportements, la territo- différentes. Dans un cas c'est un terroir


rialisation et la territorialité sont marqué par des coutumes anciennes,
cautionnées également par des discours. dans l'autre le local ne doit rien aux
L'application du modèle de L. Boltanski particularités de son environnement. Dans
et L. Thévenot à la géographie des le monde marchand, les raisonnements
territoires nous fournit une piste. Il s'agit mettent en scène un espace sans limites.
d'une tentative pour analyser les À l'inverse le monde domestique évolue
discours de justification que les différents dans des territoires hiérarchisés à
acteurs revendiquent à leur profit. Pour l'échelle humaine, il préfère perpétuer
cela ils proposent une grille de lecture les attaches locales
reposant sur «différents mondes
argumentatifs» qui permet d'expliciter Qu'il s'agisse du processus
les projets, les comportements et les d'appropriation, ou de l'intentionalité
justifications. Son intérêt est d'offrir un véhiculée par un discours, la territorialisa-
cadre pour des opérations de tion est, dans bien des cas, portée par un
déconstruction des discours tenus sur le projet politique. La géographie des
territoire (Garel, 2000). Parmi les territoires se doit d'en rendre compte, en
«mondes» utilisables dans le cadre mettant à jour aussi bien les formes
d'une géographie des territoires, citons: d'instrumentalisation du territoire par
les acteurs politiques, que les
«le monde domestique»: sa recompositions induites par telle ou telle
cohérence repose sur des principes de stratégie. Le fait que, les processus de déte-
tradition de génération et de hiérarchie, sur rritorialisation/reterritorialisation dans
les processus d'identification et la place les conflits séparatistes ou identitaires,
dans une hiérarchie; ainsi que les «épurations ethniques»
trouvent leur justification au nom d'une
«le monde marchand» l'ordre de ce «identité culturelle», nécessite de
monde repose sur la concurrence entre déconstruire ces affirmations et de
les individus et l'existence d'un marché s'interroger sur ses fondements.
suppose une parfaite liberté de L'affirmation identitaire, dans son
circulation des biens et des services; intensité actuelle, n'étant pas
obligatoirement une constante historique de ces
«le monde industriel» est structuré peuples, sa résurgence correspond, en
autour de l'idée d'efficacité. Un système fait, à des stratégies conscientes
de production dessine un espace que d'acteurs politiques locaux. Comme le
forment les objets et les relations souligne J.-F. Bayart: «en ex-
fonctionnelles qui les associent; Yougoslavie, l'invention d'une histoire
fantasmatique par les idéologues des
«le monde civique» : l'ordre du différents nationalismes : le règne de Dusan
monde civique se fonde sur l'idée de pour les Serbes, celui de Tomislav pour
prééminence des collectifs. les Croates, le rêve millénaire» des
Slovènes, la référence des Albanais à leurs
Les logiques de ces différents mondes ancêtres illyriens, les a rendus
sont antinomiques. Les liens personnels incapables de distinguer ce qui relève du
de type hiérarchique qui sont la règle présent et du passé [...]. Une culture
dans le monde domestique sont critiqués imaginée comme authentique se définit par
dans le monde civique, pour lequel les opposition à des cultures voisines en les
relations civiques se construisent en appréhendant comme radicalement
associant des citoyens égaux entre eux. différentes; cette supposition d'altérité
Le «local» existe sous des significations équivaut à un principe d'exclusion dont

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n° 3, 2002
Une géographie des territoires Recherches

la conclusion logique est une opération comportements, mais aussi des entités
de purification ethnique» (interview interdépendantes, les processus de
dans Sciences Humaines, janvier 1997). territorialisation peuvent être assimilés à des
systèmogénèses. C'est-à-dire à ce que
C. Raffestin nomme «écogénèse», tout
LOGIQUES D'ARRANGEMENTS comme les situations de déterritorialisa-
TERRITORIAUX tion à une désintégration d'un système
Que doit-on déduire des concepts de spatial.
territorialité et de territorialisation en
matière de logique de fonctionnement Si les acteurs territoriaux sont
des territoires? Afin de saisir la identifiables, leurs rôles et leurs places dans le
complexité du fonctionnement des territoires système territorial ne sont, eux, pas
et des rapports espace/société, immuables. L'efficacité des
l'approche géographique doit adopter un raisonnements systémiques par rapport aux
schéma de pensée récursif : les individus, schémas linéaires pour la compréhension du
ou les groupes produisent le territoire fonctionnement des territoires passe, en
mais en même temps le territoire effet, par l'identification des
interfère avec la société. Le cas des quartiers bifurcations. Telle la métamorphose de
d'habitat précaire ou autoconstruit dans Téhéran, au tournant des années 1980 qui,
les métropoles des pays en sans croissance forte, glisse d'une forme
développement en constitue une triste illustration. urbaine compacte et sans banlieues à une
Leur émergence et leur prolifération sont région métropolitaine incluant des villes
imputables à un déséquilibre entre une satellites et des phénomènes périurbains
démographie en forte croissance et une (B. Hourcade, 1997).
offre de logements insuffisante. À partir
de ce déséquilibre initial la Dans beaucoup d'écrits théoriques sur
concentration de la pauvreté produit un espace le territoire, la question des relations
auto-entretenu dans une marginalité entre la société et le milieu physique est
sociale croissante. soit évacuée, soit noyée dans la notion
d'environnement, soit intégrée dans tout
Pour mettre à jour les logiques ce qui relève de la matérialité de
d'arrangements, la géographie des l'espace.
territoires doit ensuite considérer ces entités
comme des organisations dans Si la notion de territoire implique une
lesquelles les arrangements entre les différentes relation aux lieux; la prise en compte
parties prenantes leur confèrent une des rapports sociétés /environnement par
certaine pérennité. Cette pérennité se la géographie des territoires consiste
traduit par des configurations et des dans un premier temps à étudier la
structures spatiales identifiables. On ne peut spécificité du rapport que le groupe territoria-
cependant en aucun cas considérer ces lisant ou la communauté entretient avec
arrangements comme étant en le milieu physique et avec la nature.
adéquation parfaite avec les projets politiques et F. Durand Dastés et M. Le Berre ont
sociaux. Ces résultantes, la plupart du démontré la complexité changeante des
temps non-intentionnelles s'imposent à usages que des sociétés différentes
leur tour aux différents acteurs peuvent faire d'un même milieu
territoriaux aussi bien dans leur imaginaire que montagnard, un historien comme A. Corbin en
dans leurs comportements spatiaux a fait de même avec le rivage et la plage.

Parce qu'ils associent des projections Pour analyser les relations société/
idéelles avec la matérialité de certains nature dans un territoire on se référera

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n° 3, 2002
Recherches Une géographie des territoires

notamment à la fécondité du concept de relations dialogiques entre


contrainte tel qu'il fut proposé par J.-P. dynamiques sociales et dynamique des idées
Marchand (1986). Il faut l'entendre non dans les sciences sociales.
pas au sens classique d'entrave aux
actions humaines mais comme une
grandeur caractérisant l'intensité des
interactions. Les contraintes physiques
interviennent dans le fonctionnement des
territoires, dans la systèmogénèse ainsi que Bibliographie
dans la reproduction du système
territorial. Elles participent également à la B. Badie (1995), La fin des territoires,
reproduction idéelle du territoire. Le Fayard.
climat, le relief, la muséification ou la A. Berque (1982), Vivre l'espace au Japon,
patrimonialisation des paysages PUF.
participent des représentations que les
L. Boltanski et L. Thévenot (1987), Les
habitants, les consommateurs, mais économies de la grandeur, PUF.
également la communauté scientifique se
font des territoires. Entre ces usagers de R. Brunet, O. Dollfus (dir.) (1990),
Géographie universelle, t. 1 : Mondes
la Nature, les imprégnations réciproques nouveaux, Belin/Reclus.
ne se font pas toujours à sens unique.
B. Debarbieux (1999), L'exploration des
Beaucoup de nostalgie implicite se
mondes intérieurs, dans R. Knafou,
retrouve dans les écrits scientifiques à Géographie, état des lieux, Belin.
propos par exemple du processus d'anth-
G. Di Méo (1998), «De l'espace aux
ropisation que certains n'associent qu'à
territoires», L'information géographique,
des conséquences négatives. n°3.
G. Di Méo (1998), Géographie sociale et
CONCLUSION PARTIELLE territoires, Nathan université.
Concept consensuel et englobant de la D. Douzant-Rozenfeld, P. Grandjean, H.
Rivière d'Arc (1995), «La problématique
géographie contemporaine, le
territoire dans sa version méthodologique des118.
n° aires culturelles», Bulletin Intergeo,
et opérationnelle qu'est la géographie
Ferrier J.-P. (1981), Prolégomènes au
des territoires ne doit pas devenir une
discours géographique..., thèse d'Etat,
sorte de zone franche en situation Aix en Provence.
d'extra-territorialité, dans laquelle Ferrier J.-P. (1982), Le territoire de la
chacun puiserait des matériaux vie quotidienne et le référentiel habitant,
composites. En se fondant sur une démarche colloque Géopoint, Avignon.
constructiviste, cette modeste tentative J. Garel (2000), La construction sociale
n'avait d'autre objectif que de d'une notion géographique, thèse, univ.
proposer des lignes directrices, mais aussi de Paris I, sous la direction de M.-C. Robic.
recenser des clivages, afin de rendre B. Hourcade (1997), «L'émergence des
opérationnels les schémas théoriques banlieues à Téhéran», Cahiers d'études
des différents «territorialistes». sur la Méditerranée orientale et le monde
Symbole de l'interaction en géographie turco-iranien, n° 24.
entre l' idéelle et le matériel, le M. Le Berre (1992), «Territoire», dans
chantier de la géographie des territoires est A.S.Bailly et D. Pumain, Encyclopédie de
loin d'être achevé. La méthodologie la Géographie, Economica.
proposée ici repose sur trois piliers H. Lefebvre (1974), La production de
(identification, intentions/réalisation, l'espace, Anthropos, 1974.
organisation) évoluera au rythme des

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n° 3, 2002 géographique
Une géographie des territoires Recherches

J. Lévy (2000), Le tournant géographique,


Belin.
O. Louiset (2001), «Les villes d'ailleurs»,
L'information géographique, n° 3.
J.-P. Marchand (1986), «Contraintes
physiques et géographie régionale»,
L'espace géographique, n° 4.
B. Picon (1988), L'espace et le temps en
Camargue, Actes Sud.
C. Raffestin (1986), «Écogénèse
territoriale et territorialité» , dans F. Auriac et
R. Brunet (dir), Espaces, jeux et enjeux,
Fayard.
D. Retaillé (1993), «Afrique, le besoin de
parler autrement qu'en surface», Espa-
cesTemps, n° 51/52.
M.-C. Robic, B. Debarbieux, C. Fuchs
(2001), «Introduction du n° spécial
Alpes», RGA, n° 4.
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territoires, Gallimard, coll. Folio essais.
J. Scheibling (1994), Qu'est-ce que la
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