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Elissalde '02 Une Géographie Des Territoires
Elissalde '02 Une Géographie Des Territoires
Elissalde '02 Une Géographie Des Territoires
Résumé
À partir des implications épistémologiques du concept de territoire, l'article tente d'élaborer une méthodologie globale
d'approche des territoires, telle qu'elle peut être sous-tendue par l'idée de «géographie des territoires». Par-delà la polysémie et
la malléabilité multiscalaire et multiculturelle des territoires, nous proposons d'en faire une géographie à partir de leur
identification, de la déconstruction des intentionnalités qui s'y sont projetées, et de la mise en évidence de leur fonctionnement
spatial.
Abstract
From the epistemologic meanings of the notion of territory, the aim of this paper is to focus on a methodological approach of the
«geography of territories». Behind the polysémie uses of the notion of territory we propose a method based on three poles :
genealogical identification, deconstruction of intentionality of social actors and bring to the fore the spatial dynamics in a
territory.
Elissalde Bernard. Une géographie des territoires. In: L'information géographique, volume 66, n°3, 2002. pp. 193-205;
doi : https://doi.org/10.3406/ingeo.2002.2810
https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_2002_num_66_3_2810
Département de Géographie,
Bernard
Université
UFR Elissalde
deLettres
Rouen et Sciences Humaines,
bler un vide. En effet le fécond tion dans les tables analytiques d'une
renouvellement de la discipline depuis 30 ans et revue comme L'espace géographique.
l'épanouissement du paradigme de Avant ces dates, rares furent les
l'analyse spatiale ont, en dépit de la références à ces termes dans les sujets de thèses
réalisation d'une quatrième Géographie déposées ou soutenues. C'est néanmoins
Universelle, quelque peu laissé en aux articles issus de la thèse d'Etat de
friche, la réflexion sur une méthodologie, Jean-Paul Ferrier (1981 et 1982) que l'on
renouvelée elle aussi, de certains doit le renouveau de l'usage de ce terme
ensembles spatiaux que l'on nommait autrefois dans la géographie française.
région, territoire ou pays et d'autres aux
contours beaucoup plus flous. Comme tous les termes que les
pratiques discursives des géographes ont
Quelle spécificité doit-on accorder à rendu polysémiques, le concept de
la géographie des territoires? C'est-à- territoire est revendiqué (sic) par un panel
dire, à ce qui serait une démarche très divers de géographes tandis que
interprétative d'une situation géographique simultanément, il se diffuse de plus en
concrète résultant de la projection «d'un plus vers des praticiens d'autres sciences
système d'intentions humain sur une sociales. Plusieurs tentatives de
portion de la surface terrestre» (C. Raf- recension des usages actuels du mot
festin 1986). Poser cette question ouvre «territoire» ont été réalisées, tant la
plusieurs débats : spirale inflationniste de ses usages les
rendait nécessaires, J. Lévy (2000), M. Le
- celui du calibrage et du gabarit de Berre (1992), G. Di Méo, (1998).
ladite portion d'espace. Si pour la notion
de région le niveau sub-national était Ces auteurs ne s'accordent que sur
affirmé, l'imprécision scalaire et l'existence de plusieurs niveaux et de
morphologique de l'objet étudié dans le plusieurs postures épistémologiques.
cadre d'une géographie des territoires Outre un niveau premier où ce terme
pose problème ! devient un substitut commode et
passepartout du mot «espace», ou encore un
- celui des rapports entre sociétés synonyme du mot «lieu», ces usages
étudiées et communauté scientifique. indifférenciés privilégient soit
Cela implique de réfléchir sur la l'approche additive, soit l'exceptionalisme
diversité des angles d'approche par les local: «Le territoire est ainsi non
acteurs sociaux des processus seulement un espace économique, mais aussi
d'appropriation et de territorialisation un espace écologique, juridique et un
conduisant aux diagnostics sur les espace vécu» (A.S. Bailly, dans
fonctionnements actuels des territoires. Tout comme Encyclopédie d'économie spatiale). Dans
cela inclut l'idée de relations à des lieux d'autres cas il sert de socle à des
qui ne sont ni neutres, ni physiquement tentatives polémiques de définition de la
indifférenciés. discipline: «Le territoire est une notion
concrète qui renvoie à une terre et non à
un espace géométrique. Il est tout sauf
POLYSEMIES ET POLYPHONIES
isotrope et isomorphe. Le territoire a une
TERRITORIALES
localisation, une dimension, une forme,
Si l'on s'en tient aux acceptions des caractéristiques physiques, des
contemporaines du mot territoire en géographie, propriétés, des contraintes et des aptitudes.
force est de constater le caractère récent [...] Il y a un processus historique
de son usage. Ce n'est, en effet qu'en unique de formation d'une société et de son
1983 et 1985 que les termes territoire. Le fonctionnement territorial
«territorialité» et «territoire» font leur d'une société ne peut être appréhendé
hors de son rapport à sa propre histoire. comme un donné, puis que l'on remplit
En ce sens, la géographie est génétique» ensuite par un construit dénommé
J. Scheibling (1994). territoire. Elles ont également en commun de
s'inscrire dans le sillon ouvert, il y a une
Ces premières acceptions, dans vingtaine d'années par C. Raffestin
lesquelles tout objet géographique ne peut (1983). Pour ce dernier, les processus
exister en dehors du champ territoire ne d'organisation territoriale doivent
peuvent suffire à cerner les logiques de s'analyser à deux niveaux distincts mais
fonctionnement de l'objet territoire. fonctionnant en interactions: celui de
l'action des sociétés sur les supports
Maryvonne Le Berre et Roger Brunet matériels de leur existence et celui des
en introduisant les idées de reproduction systèmes de représentation. Puisque ce
et surtout d'appropriation, insistent sur sont les idées qui guident les
certaines finalités consubstantielles à interventions humaines sur l'espace terrestre, les
l'idée de territoire: la première le arrangements territoriaux résultent de la
considère comme «la portion de la surface «sémiotisation» d'un espace
terrestre, appropriée par un groupe progressivement «traduit» et transformé en
social pour assurer sa reproduction et la territoire. Le territoire serait donc un édifice
satisfaction de ses besoins vitaux.» et conceptuel reposant sur deux piliers
R. Brunet (Mondes nouveaux, p. 35) le complémentaires, souvent présentés
définit de manière analogique: «le comme antagonistes en géographie: le
territoire est à l'espace ce que la conscience matériel et l'idéel. fonctionnant en
de classe, ou plus exactement la étroites interrelations l'un avec l'autre. Il
conscience de classe conscientisée est à la reste à débattre du degré d'adéquation
classe sociale potentielle: une forme qui existe entre le ou les projets idéels
objectivée et consciente de l'espace». initiaux et leurs «traductions». C'est le
domaine qu'essaient d'approcher les
Guy Di Méo (1998) adopte également concepts de territorialisation et de
la même posture, que l'on peut qualifier territorialité.
de syncrétique, du fait de sa tentative
d'associer l'objectivisme et le subjecti- Si le territoire est de l'espace cons-
visme: «On retiendra deux éléments cientisé ou réordonné, alors, on ne peut
constitutifs majeurs du concept se contenter de l'analyser uniquement à
territorial; sa composante espace social et sa travers des agrégats sociaux ou spatiaux,
composante espace vécu». L'auteur il faut prendre en compte les acteurs, et
poursuit en précisant que pour la leurs imaginaires, guidés qu'ils sont par
première, «il s'agit donc de l'identification leurs visions du monde. En souscrivant à
d'une nouvelle fibre à la fois spatiale du l'idée que «le monde est institué par les
social et sociale du spatial, décryptée par individus en fonction de leurs actions et
le moyen d'une démarche positiviste, de leurs intentions» (B. Debarbieux,
objectivant des rapports dûment 1999), B. Debarbieux propose
répertoriés et analysés par le chercheur», d'interpréter les territoires et la territorialité à
tandis que «le concept d'espace vécu travers le prisme du seul subjectivisme,
exprime au contraire le rapport c'est-à-dire en dépassant l'extériorité du
existentiel, forcément subjectif que l'individu regard objectivant des habituelles
socialisé établi avec la terre». analyses sur l'organisation de l'espace. Dans
cette attitude, le territoire est le support
Ces tentatives de définition par excellence des investigations
appartiennent à un schéma de pensée qui menées sur l'intentionalité des acteurs.
commence par poser le cadre, l'enveloppe, Avec cette approche il ne s'agit plus de
qui serait l'espace terrestre, considéré construire le sens objectif, mais de le
ports à l'espace conçus par exclusions et Les termes du débat sont connus. Les
séparations) et consacrent le passage à constructions théoriques autour de la
un schéma de type et/et. Dans un thématique territoriale, s'appuient sur
territoire co-existent à la fois du local et du des exemples sinon uniquement
global, du spécifique et de l'universel. français, du moins appartenant à des espaces
Un pan de l'analyse géographique relativement proches. Ce sont des lieux
demeure pourtant souvent négligé. La que les chercheurs se sont d'une certaine
plupart des études sur la territorialisation manière «appropriés». Comment, dans
privilégient avant tout la mise à jour des ces conditions, restituer l'intentionalité
logiques de fonctionnement internes de certains acteurs afin, notamment,
d'un territoire, auquel s'adjoignent d'aborder l'intelligibilité des territoires
parfois des emboîtements multiscalaires. extra-européens ?
Tout se passe alors comme si elles
reposaient sur un implicite qui est celui du Cette question du risque de
fonctionnement autonome du lieu «l'adhocité» des terrains de validation
étudié, en laissant souvent de côté les n'est pas nouvelle. Elle reprend les
réactivités induites par les interactions réserves sur « 1 ' occidentalocentrisme »
avec des ensembles spatiaux voisins et qu'H. Rivière d'Arc (1995) adresse à
de même niveau. l'analyse spatiale et à ses concepts pour
justifier son tropisme vers une approche
concernant les relations sociétés/
GEOGRAPHIE DES TERRITOIRES territoires: «il apparaît que plus le
ET AIRES CULTURELLES territoire et la société questionnée sont
La confrontation de ces deux proches d'un centre subjectivisé par le
expressions permet de préciser la limite chercheur, plus ils sont à même d'être
supérieure des gabarits territoriaux. Si l'on se expliqués scientifiquement par des outils plus
réfère à la définition de l'aire culturelle ou moins disciplinaires. Il n'est pas
par P. Claval: «un ensemble territorial nécessaire de nommer ces espaces. Ils
homogène, défini par un, plusieurs ou la sont à l'origine de la fixation de nos
totalité de ses traits de culture», l'idée concepts». Même si l'on connaît les avatars
d'aire sous-entend quelque chose de plus rencontrés par les tentatives
vaste que celle de territoire. De cela on d'application à l'Afrique de concepts aussi
peut déduire que si une aire culturelle différents
d' État-nation,
que ceuxcette
de invitation
réseaux urbains
à la ou
peut contenir plusieurs «territoires»
différents, c'est donc qu'il semble quelque vigilance critique ne contient-elle pas en
peu restrictif d'insister principalement germe des risques de dérapages vers un
sur l'attribut culturel pour définir un relativisme généralisé ? La valeur
territoire dont la territorialisation ne peut se heuristique d'un paradigme ou d'une
réduire à un déterminant culturel. Poser méthodologie ne doit pas se manifester
la question des aires culturelles dans une par un verrouillage conceptuel, mais
géographie des territoires permet aussi réside justement dans sa capacité à
d'évoquer la question de la transférabilité féconder de nouveaux concepts adaptés
des concepts utilisés. Si le territoire est un aux cas étudiés. Dans la même revue,
ensemble approprié, conscientisé, D. Douzant-Rozenfeld et P. Grandjean
réordonné par ce qui relève de la sémiophère, soulignent, de leur côté, les embûches ou
se trouve posée la question classique de les impasses qu'induit la fausse
l'adéquation entre l'appareillage commodité conceptuelle de l'entrée par le fait
conceptuel du chercheur et les schémas de pensée culturel, appliquée à la géographie des
des acteurs territoriaux. territoires extra-européens. Cela
«reviendrait alors à faire de la
géographie culturelle sur certains espa-
la conclusion logique est une opération comportements, mais aussi des entités
de purification ethnique» (interview interdépendantes, les processus de
dans Sciences Humaines, janvier 1997). territorialisation peuvent être assimilés à des
systèmogénèses. C'est-à-dire à ce que
C. Raffestin nomme «écogénèse», tout
LOGIQUES D'ARRANGEMENTS comme les situations de déterritorialisa-
TERRITORIAUX tion à une désintégration d'un système
Que doit-on déduire des concepts de spatial.
territorialité et de territorialisation en
matière de logique de fonctionnement Si les acteurs territoriaux sont
des territoires? Afin de saisir la identifiables, leurs rôles et leurs places dans le
complexité du fonctionnement des territoires système territorial ne sont, eux, pas
et des rapports espace/société, immuables. L'efficacité des
l'approche géographique doit adopter un raisonnements systémiques par rapport aux
schéma de pensée récursif : les individus, schémas linéaires pour la compréhension du
ou les groupes produisent le territoire fonctionnement des territoires passe, en
mais en même temps le territoire effet, par l'identification des
interfère avec la société. Le cas des quartiers bifurcations. Telle la métamorphose de
d'habitat précaire ou autoconstruit dans Téhéran, au tournant des années 1980 qui,
les métropoles des pays en sans croissance forte, glisse d'une forme
développement en constitue une triste illustration. urbaine compacte et sans banlieues à une
Leur émergence et leur prolifération sont région métropolitaine incluant des villes
imputables à un déséquilibre entre une satellites et des phénomènes périurbains
démographie en forte croissance et une (B. Hourcade, 1997).
offre de logements insuffisante. À partir
de ce déséquilibre initial la Dans beaucoup d'écrits théoriques sur
concentration de la pauvreté produit un espace le territoire, la question des relations
auto-entretenu dans une marginalité entre la société et le milieu physique est
sociale croissante. soit évacuée, soit noyée dans la notion
d'environnement, soit intégrée dans tout
Pour mettre à jour les logiques ce qui relève de la matérialité de
d'arrangements, la géographie des l'espace.
territoires doit ensuite considérer ces entités
comme des organisations dans Si la notion de territoire implique une
lesquelles les arrangements entre les différentes relation aux lieux; la prise en compte
parties prenantes leur confèrent une des rapports sociétés /environnement par
certaine pérennité. Cette pérennité se la géographie des territoires consiste
traduit par des configurations et des dans un premier temps à étudier la
structures spatiales identifiables. On ne peut spécificité du rapport que le groupe territoria-
cependant en aucun cas considérer ces lisant ou la communauté entretient avec
arrangements comme étant en le milieu physique et avec la nature.
adéquation parfaite avec les projets politiques et F. Durand Dastés et M. Le Berre ont
sociaux. Ces résultantes, la plupart du démontré la complexité changeante des
temps non-intentionnelles s'imposent à usages que des sociétés différentes
leur tour aux différents acteurs peuvent faire d'un même milieu
territoriaux aussi bien dans leur imaginaire que montagnard, un historien comme A. Corbin en
dans leurs comportements spatiaux a fait de même avec le rivage et la plage.
Parce qu'ils associent des projections Pour analyser les relations société/
idéelles avec la matérialité de certains nature dans un territoire on se référera