Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Venise zigouillée
17
malodomnts,A l'aube, le feu cr.m1ait la rive gauche
du Grand Canal, l '~glise de la SalUte po!tad'uncoup
"boum", trop de somptuosités aœwnul6es dégagent
probablement un gaz; le matin, l' Est. le Sud et
l'ex1Jême Nord agonisaielll mais rien n'était gagné ;
les palais Rezzonico, Grassi et Dandollo ~taient
toujours bien vivants, beaux comme la peste, se
fnrdant tranqu illement la façade avec la levée du
soleil. Odieuse mascarade! Il ne fallait pas tJaîner.
Deu~ jours pour détruire Venise c'est juste. Sent
même. Je devais la garroller très vite, avant qu'elle
ait le temps de réagir, de séduire, de tromper, de
m'avoir à oouveau .. . Tuer Georges, bien sûr, aurait
été plus facile. Quand, à notre retour d'Italie, il m'a
quinée pour cene jeune femme rousse qui ressem-
blait à un dindon,j'ai hésité, j'ai même acheté un
revolver. Pan ! Une balle au-dessous de ses gros
sourcils noirs, en dilt secondes, tout était réglé!
Mais flllalement, j'ai opt~ pour le massacre de
Venise : la zigouiller! C'était elle lagarte! Le poi-
son! Pas ce pauvre branlotin qu 'elle avait dégu~
en amour fou! J'ai pris le train un lundi soir,jeudi
matin le délicieult hôtel Danieli dont la grâce véné-
neuse avait, )!Cndant trOis nuits, donné à Georges
les traits de l'h.omme de ma vie, terminait de s'en-
foncer d.m~ la vase. Venise était rasée. Aujoold'hui,
il ne reste que la lagune et la m~T. Pounant soyez
tout de même prudents. n'y amenez peTSOlUIC. On
dit qu'il y a encore risque de channe dans la !'t'giOll
pendant au moins !rente ans.
Ultime bataille
142 143
ils se peignaient une croix blanche sur le gonfa- MARIE-GISÈLE. Alors on fanfaronne moins main-
non. Est-ce que je t'ai une seule fois balancée du tenant! Eh bien qu'est-ce que tu attends ?
haut d'un donjon? Réponds!
MARIE-GISÈLE. J'aurais adoré ça! GEORGES. Comment, qu'est-ce que j'attends ?!
GEORGES. Tu aurais adoré ça ! MARIE-GISÈLE. Pour aller voir, pour sortir, pour
te battre.
MARIE-GISÈLE. Oui j'aurais adoré que tu me ,:
donnes une seule fois la seule chose que je dési- . GEORGES. Pourquoi veux-tu que j'aille me battre
rais vraiment: la poésie! Galoper sur les plalge:S avec le concierge que tu as réveillé avec tes cris
accrochée à ta selle, manger à pleines dents d'autruche!
viande crue, crier ton nom sur les dunes,
notre désir dans la vague océane, saisir l'aube et MARIE-GISÈLE. Le concierge! J'en étais sûre 1
vent en scrutant du donjon, enfin vivre quoi! Tu nies l'évidence, même la tête sur le billard . . :
GEORGES . Et tous les étés au Touquet-Plage, . . GEORGES. Sur le billot.
les as oubliés! Tous nos après-midi en pédalo
je te chantais à perte de voix: "Qu'il est beau MARIE-GISÈLE. Non ... sur le billard. On n'est
soleil, qu'i! est beau, qu'il est beau, qu'il e.~tvennei plus au Moyen Age.
il dore notre peau, qu'il est beau", tu les
ces moments de joie intense! GEORGES. II faudrait savoir.
Elle lui jette sa valise au visage. Elle arrache le téléphone et le brise par terre.
GEORGES (ouvrant sa valise et jetant à la ""li'P ', GEORGES (au comble de la rage). Th sais Marie-
les affaires de Marie-Gisèle). Th m'as détruit, Gisèle, il y a quelqu'un que j'envie, c'est le tueur
je ne te laisserai pas massacrer l'appartement que ' qui va entrer ici et t'étrangler, je ne sais pas ce que
j'ai payé de mes mains qui ont inventé la chaus- ", je donnerais pour être à sa place.
sure Gantémouflon.
MARIE-GISÈLE. Un assassin, si au moins tu étais
MARIE-GISÈLE (hagarde, assise par terre). Ue()rg~:s,:; un assassin! Rien qu'un petit tueur, j'éprouverais
même la plus petite des fourmis jaillit hors enfin un frisson avec toi. ..
fourmilière lorsque sa femelle est en danger ... \"fU'l>- ,
moi un homme qui n'est même pas une fou,rmi ; GEORGES (se dirigeant vers la table de nuit). Là,
pour sa femme, c'est lamentable. tu as été trop loin, la coupe est pleine.
147
,
Il ouvre un tiroir et en sort un couteau, puis se L' homme a une casquette et un costume bleu-gris
dirige vers Marie-Gisèle. où Sail! brodées les lettres SRC.
MARIE-GISÈLE. Regarde ma peau ... elle ne fris- L'HOMME. Messieurs dames: "Service de réani-
sonne pas, elle rigole! mation des couples". (Il sort un petit carnet et ins-
crit quelque chose.) Ça fait trois cents francs. Si
On entend deux pas, puis des coups sourds à la vous voulez bien signer là.
porte. Georges se pétrifie, il lâche son couteau.
Marie-Gisèle terrorisée court dans les bras de . GEORGES. Trois cents francs?!
Georges, tous deux regardent la porte, la poignée
L'HOMME. Oui monsieur, c'est le tarif de nuit.
remue deux fois.
MARIE-GISÈLE. Georges, je te demande pardon. MARIE-GISÈLE. Mais nous sommes abonnés.
GEORGES. Non c 'est moi. L'HOMME. Je sais bien ma petite dame ... mais
après deux heures du matin, c'est pour tout le monde
MARIE-GISÈLE. Tu m'aimes? pareiL .. vous savez c'est pas moi qui fais les prix.
GEORGES. Oui mon cœur, sans toi je ne suis rien. . GEORGES. Bien sûr. (Il va chercher son chéquier.)
. Vous voulez boire quelque chose?
MARIE-GISÈLE. Tu es ma fourmi, tu sais.
L'HOMME. C 'est pas de refus. La soirée a été
GEORGES. Je suis vraiment ta fourmi? dure. Je viens de faire un docteur qui ne parlait plus
MARIE-GISÈLE. Mais oui mon chéri. à sa femme depuis dix ans. J'ai cru que j'y arrive-
rais jamais. (Marie-Gisèle lui tend un verre de vin.)
GEORGES. Merci. Merci ... Ça s'est débloqué d'un seul coup ... une
belle scène ... Il a fini par l'assommer d'un direct
MARIE-GISÈLE. Georges, j'ai peur. du gauche ... C'est déjà pas si mal ... ils ont repris
contact, ça peut très bien repartir entre eux quand
GEORGES. Je suis là, ma vie.
elle se réveillera. Pour vous, comme ça se passait
La poignée tourne encore deuxfois, puis après deux bien, et ça fait toujours plaisir quand ça accroche,
coups sourds la porte tourne violemment sur ses je vous ai fait cent vingt-cinq pas au lieu de cent et
gonds. Georges et Marie-Gisèle poussent un cri. je ne vous compte pas le supplément.
148 149
MARIE-GISÈLE. C'est rres gentil.
Georgts signe la/nelllft.
L'HO.\.IME. 1ai.... z dQnc:, allez... MeWeurs dames.
tous mes vœux et lia prlXha1ne !
1/ sorl.
;\iARIE-(j ISÈLE. 1\ est ru bien.
GEORGES. On a vrai~n1 bien fait de ,'abonner
l cene IMi!;OTl.
MARIIU.i ISÈLE. Oui. leur pcrsoooei est qualiOé,
sérieux, el, en plus, il ptiscme bien.
GEORGES. On va se coucher mon ::unour.
MARllU.ilSÈlE. Oui. mon amour.
Les yeux dans les ~ux, GeorgtS el Marie·Gislle
Gal17émouflo1l plot!!jelll dans le IiI.
Guérison
1
- Des lettres ? bout de six morts par exemple. Qui alors irait se
- Oui. Un e, un 0, unp ou mieux un t le t faire soigner chez un "doceur" !?
force bien le mot, ça le structure. Ce n'~st - Personne bien SÛT.
leurs pas un hasard si "structure" en a deux. - Je pense qu'il faudrait organiser une réévalua-
imaginez "structure" sans t: "srucure". tion des performances de l'ensemble des prati-
- C'est vrai ça ne donne pas très envie de ciens suivie d'une répartition de la lettre t au vu de
construire. leurs résultats.
- Pour le moins. - Cela permettrait sûrement de rééquilibrer le
- J'ignorais totalement l'importance de la budget de la santé.
tr~ t pour le soutien du mot, pour son - Ne vaudrrut-il pas mieux dire "avec t"?
ffilsme. Que santé?
- Elle est essentielle. Regardez, pour la pr~:vell-'é - Oui.
tion du danger, on en a mis trois: ATIENTION - Non, santé convient parfaitement pour dési-
serait ce mot alarme sans ses trois t (il crie) : gner la bonne forme, un mot sans t est un mot qui
"A-en-ion l'immeuble s'écroule 1" Personne ne va bien, regardez plaisir, paradis, rebond, envol,
gerait. cognac.
- C'est fou, on ne réalise pas que le t peut - Crevette, escargot et lansquenet ne vont pas
sauver la vie. mal non plus.
- Très souvent. Enlevez leur donc le t et vous verrez leur mine.
- Ce qui m'inquiète tout à coup c'est qu 'il - Vous avez rruson.
en a pas dans "médecin". - Le t est un renfort, une vitamine, parfois une
- C'est pour ça que moi j'appelle toujours prothèse.
docteur. Au moins il y en a un. - Mais j'y pense tout d'un coup, le mot théâtre
Les bons devraient en avoir deux. en a déjà deux 1
76 77
- \IOUS vous rtr.ocz compre cc qU'li porte '1
- Quoi de plus?
- Deux mille cinq CCJI{S ans de tragédies, rarces.
dnunc:s et OOIIlldies ! d'Eschyle à Beckett 1
_ Toute l'an,oiue et l'ironie du monde qu'il
doit dire avec seukmenl sept petites k::ttres 1
- Mon Dieu 1vite, rajoutons-lui un r.
- A mon avis deux eSI un minimum.
- Deux! ça fCTaitquatrc 11
- Pcnscz.àl'avenir.
- Ça va coolinucr encore 1000gtempilie Ihtàtrc ?
- l 'en ai peur.
- Bon va pour quaLte. Cc qu.î donne ?
- Thétâtrel
- ThélAtret?
- Oui. Alors 1
- PumaL
- Si je \WS propœais d'aller 3Il1btdrret te soir_ ..
- le De dinIis pas non, une soute au ~ ça'
donne envie !
- Jccroisquenous l'avonssauvt 1
Un ItmpS.
- Dites-[]}()i?
-- "'"
Le mot . ritifvousdonne-t-U envie de boirel
un apéritif ?
- Toujours.
- Moi aussi. Je VOUI invite 11 boire un vern: au '
bar du tMlâtret, ça vous dit 1
- J'adonl [cs me;tAttcts qu.î ont uu bar 1
Panaris
127
LUCIANE. Non. LUCIANE. Par moments, je me demande si je
rêve ! Mon propre époux refuse de sauter l'obs-
HUGUES-JEAN (légèrement agacé). Bon! Alors tacle de l'évidence !. .. Et où voulez-vous qu'il
comme une voiture mal placée! Ça vous va ? soit le panaris? Où ? Sur le mollet? Dans les che-
veux? Sous la langue?
LUCIANE. Hugues-Jean, je comprends parfaite-
ment qu'une voiture puisse être mal placée, par HUGUES-JEAN. Luciane, si vous continuez à
exemple, devant une porte cochère, mais un pana- m'emmerder avec votre panaris, je vous préviens,
ris, c'est impossible ... je vous plante là et je vais prendre une cuite avec
Viredieu-Mondricourt !...
HUGUES-JEAN. Ah bon!! C'est nouveau ça?
LUCIANE. . .. Qui vous racontera, pour la mil-
LUCIANE. Mais non, c'est très vieux. Ça date de lième fois, comment il a perdu un testicule en
l'apparition du panaris. Indochine ... Ça, vous ne vous en lassez pas!
HUGUES-JEAN. Vous voulez me faire avaler que HUGUES-JEAN. Non, parce que ce testicule, lui,
le panaris est né bien placé ?!!! était mal placé et c'est quand même plus humain
LUCIANE. D'une certaine façon, oui. .. que votre panaris qui ne l'est soi-disant jamais!
129
HUGUES-JEAN. Là, au bout de l'index. qui lui avait traversé la mâchoire, mais je suis per-
suadée qu'il aurait ri si l'un de ses officiers avait
LUCIANE. Vous plaisantez? prétendu avoir une couille au bout du doigt.
HUGUES-JEAN. Non, Luciane. Un homme né HUGUES-JEAN (se levant de table). J'ai trop
plaisante jamais avec ces choses-là... II d'estime pour votre père Luciane, vous compren-
qu'il était magnifique. Quand il saluait drez, j'en suis sûr, que je ne puis pas continuer à
hommes (il fait le geste) la vue de la virilité me nourrir pendant que)' on salit sa mémoire.
leur chef cognant sur son képi leur donnait
et courage ... Ils se croyaient invincibles ... LUCIANE. Vous battez en retraite Hugues-Jean !
Comme toujours, dès que vous sentez la bataille
LUCIANE. C'était un panaris. perdue...
HUGUES-JEAN (terriblement offusqué). Ah, non · HUGUES-JEAN. Je vous souhaite un agréable
Là, je ne vous permets pas ! dessert ma chère amie ...
LUCIANE. Au bout du doigt, ce n'était pas Il s'éloigne.
testicule. C'était un panaris!
LUCIANE. J'ai honte de vous avoir épousé, honte !
HUGUES-JEAN. Luciane, vous insultez 1' ~nnPJ Vous êtes un lâche, Hu~es-Jean ... un lâche!
française!
Il sort.
LUCIANE. Ah non, Hugues-Jean! Non, ça
ne me le ferez pas gober ! Mon feu père LUCIANE (s'effondre en larmes). C'est de ma
général, je vous le rappelle! faute ... les hommes ont horreur qu'on leur tienne
tête avec cette histoire de panaris ... je le sais, ils
HUGUES-JEAN. Je m'en souviens p3.1rfaitenlen me quittent tous pour la même raison ... mais je ne
Luciane, vous semblez oublier que je vous ai peux pas m'en empêcher ... j'adore parler des
parce que vous aviez son menton. panaris ... je n'y peux rien .. .
LUCIANE. Eh bien, je vous le dis tOUlt n~lt 1ilugl~es; Elle hoquette et plonge la tête dans son assiette.
Jean, mon père aurait ri, je dis bien "ri", et
savez combien il avait du mal à rire avec ce
130
Bronches
La petite ONU
PERSONNAGES
La Femme SCÈNE 1
Le Mari
Le Casque bleu Fin de soirée. Vitres brisées, canapé éventré,
L'Homme vases en miettes, unefemme hors d'elle poursuit
son mari dans un salon saccagé, jetant sur lui
toutes sortes d'objets qu'il esquive de justesse.
LAFEMME (hurle). Je te hais! je te hais! Je veux
que tu meures ... !!
LE MARI (rugit). Mais je suis mort! Vivre avec
toi, c'est mourir! Je suis décédé depuis vingt ans 1
LA FEMME. Sauf que tu ressuscites deux fois par
semaine pour aller voir ta pouffiasse !
Elle se jette sur lui, un chandelier à la main, le
mari l'évite, elle réussit à attraper sa chemise qui
se déchire. Le mari la repousse en criant.
LE MARI. Hyène hystérique! Vampire!
Lafemme tombe en se cognant sur la table basse
qui vole en éclats, mais elle a le temps d'attraper
les jambes de son mari qu'elle mord de toutes ses
forces. Il gémit de douleur. Tandis que le mari et
SI
la femme se battent, un homme pénètre sur scène, (Elle saisit la pelle il cendres dans la cheminée et
costume, cravate, chaussures brillantes, l'élégance sort de la pièce ivre de rage. On entend la porte
tranquille d'un diplomate de carrière. Il s'adresse d'entrée s'ouvrir. Silence. Un temps. Lafemme
au public. réapparaît, dans le salon, interloquée.)
L'HOMME. Chez vous c'est la guerre. Cela fait C'est un casque bleu.
1 plusieurs mois et peut-être plusieurs années qu'elle LE MARI (perdu). Quoi?!
dure. Le combat avec votre conjoint fait rage.
Votre mari vous blesse, votre femme vous torture, LA FEMME. Un casque bleu je te dis ... !
les dégâts matériels sont considérables (il se baisse Un grand gaillard en treillis pénètre dans le salon,
pour éviter une lampe lancée par lafemme, qui va avec armes, bagages et casque bleu sur la tête.
se briser contre le mur...) et tout cela dans l'indif-
férence générale ... Vos amis, votre famille, vos LE CASQUE BLEU. Madame Labretin ?
voisins font semblant de ne rien voir, terrorisés à
l'idée de prendre parti et d'être entraînés à leur , LA FEMME. Laventin.
tour dans le conflit ... (Le mari pousse un cri de " LE CASQUE BLEU. Excusez-moi. .. Madame La-
bête, il vient de recevoir une chaise dans le bas- ventin je vais vous demander de placer vos mains
ventre.) Qui va arrêter le camage ? Va-t-on aller sur la tête et de vous tourner vers le mur pour que
jusqu'au divorce sans que personne n'intervienne 1 je puisse vous fouiller.
Non, car la petite ONU veille !. .. Sa mission: la
paix ! Tandis que l'ONU s'oCcupe du Kosovo ou de Totalement sidérée, la femme questionne du regard
la Côte-d'Ivoire, la petite ONU se charge de votre ·' son mari effondré près de la fenêtre.
ménage. C'est la même mission : la paix partout
dans le monde, y compris chez vous. LE MARI. Je pense que c'est la petite ONU chérie...
Il sort de la scène tandis que derrière lui le couple Le casque bleufouille lafemme.
en lambeaux continue de s'écharper. Soudain une LE CASQUE BLEU. C'est bien, monsieur, d'avoir
sonnerie retentit, les époux surpris se figent. La prononcé le mot "chérie", c'est une première
femme fusille son mari du regard.
marche vers un traité de paix.
LA FEMME. C'est elle! Je ne le crois pas ! Elle ose
venir te relancer ici. (Elle bondit.) Elle va com- LAFEMME. C'est réflexe! II n'en pense pas un
prendre! mot cette ordure ... Dis-le! ... Dis-le au monsieur !
52 53
LE CASQUE BLEU. Sergent Lundstroem Inkint.: casque bleu tire soudain de son barda un rou-
2c régiment aéroporté Malmo ... Suède ... (Il de fil de fer et le déroule d'un bout à l'autre
des poches de lafemme un coup de poing an:ler'I" salon, séparant la pièce en deux. Le mari et la
cain, des ciseaux et un couteau.) Tout vous
1
'frnlme le regardent, ahuris. Il sort une lettre de
rendu à la fm des hostilités. mission et la tend aux époux.)
LA FEMME. Vous êtes suédois? : Madame, la petite ONU vous a attribué la zone sud
de l'appartement et à vous, monsieur, la zone
LE CASQUE BLEU. Oui madame. nord .. . Les toilettes sont en zone neutre, mais
LA FEMME. Vous n'êtes pas noir? . vous devrez me demander un laissez-passer une
heure avant de vous y rendre ... En cas d'urgence
LE CASQUE BLEU. Non madame. la Croix-Rouge a mis à votre disposition ceci...
L~ FEMME. D'habitude les casques bleus
(Il sort de son barda deux pots de chambre mar-
noIrS .• . qués du signe de la Croix-Rouge internationale et
les place de chaque cbté du barbelé.) Le secteur
LE CASQUE BLEU. Pas du tout madame. de la cuisine est strictement interdit. NO EN-
TRANCE!
LA FEMME.. Ah si ! ceux qu'on voit à la télé ils ,.
sont toujours noirs, hein Georges? ' LA FEMME. QUOI." ..
LE: MARI. S'il te dit qu'il n'est pas noir, il n'est pas , LE CASQUE BLEU. Désolé, classé zone à hauts
nOIr ! risques ... Les casseroles, la vaisselle, les cou-
verts .. : je pense que vous comprenez.
LA FEMME. II n 'y a pas une amaque là-dessous?
Vous n'êtes pas le frère ou le cousin de Suzanne la LA FEMME (explosant). Mais qu'est-ce que c'est
maîtresse de mon mari ? Elle vous a demandé de que cette histoire! Qu'est-ce que vous faites ici !1
m'éliminer c'est ça 1
LE CASQUE BLEU. Madrune : je suis là pour
LE MARI. Vous entendez ! Vous entendez avec faire respecter les droits de l'homme.
qui je ".is !.une dingue! Vous savez ce que c'est
une vraIe dingue ? Et les dégâts que ça provoque .1 LA FEMME. Les droits de l'homme, je rêve! La
cuisine ce sont ceux de la femme (Elle se retourne
LE CASQUE BLEU (souriant). Nous nous sommes vers son mari,folle de rage.) Dis quelque chose
occupés de monsieur Milosevic, ne l'oubliez pas. toi espèce de larve !
54
55
Le mari, perdu, hésite. Elle attrape une lampe et Les cris réveillent les voisins qui se mettent à taper
la lui jette dessus. Elle se brise sur son épaule. contre les murs ...
LE CASQUE BLEU. Vous êtes touché? LES VOISINS (voix off). "Silence!" "Ça suffit !"
LE MARI. C'est bon, juste une égratignure ... mais "On dort !" "Vos gueules !", etc.
alors, on se nourrit comment?
Le casque bleu se précipite sur l'interrupteur. Le
Le casque bleu sort de son barda quatre paquets salon est plongé dans le noir.
qu'il tend à lafemme.
LE MARI (terrifié). Qu'est-ce que vous faites?
LE CASQUE BLEU. Deux rations par jour, don de
Médecins sans frontières. LE CASQUE BLEU. Je décrète le couvre-feu ...
Mesure de sécurité obligatoire quand le conflit
risque de s'étendre aux territoires voisins ...
SCÈNE 2 LE MARI. Bon! Moi je suis crevé, il est minuit,
je vais me coucher !
Il fait nuit. Dans le salon, de part et d'autre des
barbelés, le mari et la femme mangent sans appétit LA FEMME. Ah oui à propos comment on fait
leurs rations, tandis que le casque bleu patrouille pour dormir?! ... La chambre elle est zone quoi?
lentement dans le no man 's land le long du bar- Lachambre ... ?!
belé. La femme au bord de la nausée crache la
bouchée qu'elle vient d'ingurgiter. LE CASQUE BLEU. Le règlement a tout prévu
madame.
LA FEMME. Pouah! c'est infect! Immangeable!
(Fusillant son mari du regard.) Quand je pense à
ce que tu donnes chaque année à toutes ces asso- SCÈNE 3
ciations humanitaires ! Du caviar, il devrait y avoir
dans leur repas-minute ! Du caviar ! Qu'est-ce Le mari en pyjama et la femme en chemise de nuit
qu'ils en font de ton argent, j'aimerais bien le sont allongés dans le lit conjugal de part et d'au-
savoir! Ils le planquent en Suisse comme Eltsine, tre du casque bleu, somnolant entre eux, en uni-
Poutine et les autres, ou alors ils vont se payer des forme. Le mari se tourne et se retrouve se cognant
filles. (Elle hurle.) COMME ml ! POURRI! ORDURE! contre le casque bleu imperturbable. Excédé par
n.s lE mOMPENT COMME TU ME mOMPES ! le manque de place il se redresse.
56 57
LE MARI. Dites vous avez vu la place que j'ail serre contre sa poitrine.) J'avais oublié ce que
Vous ne pourriez pas au moins enlever votre gilet c'était!
pare-balles ?!
LE MARI (bondit hors du lit). Ah non là c'est
LE CASQUE BLEU. On n'a pas le droit. trop!
LEMARI. Vous savez je n'ai ni revolver, ni mi- Il attrape tout ce qui lui tombe sous la main et le
trailleuse, ni .. . balance sur safemme qui disparaft sous les draps.
LE CASQUE BLEU. C'est pas le problème. Le casque bleu sous cette pluie d'objets se protège
comme il peut, décrochant précipitamment son
LE MARI (à bout). Alors c'estquoile problème 1 walkie-talkie.
LE CASQUE BLEU. Le viol !. .. (T~te du mari.) . LE CASQUE BLEU. Ici Fox 3 Tango ... demande
... Rien que l'année dernière en simple mission de de renforts immédiats ... subissons lourd bombar-
nuit comme celle-là, cinq de nos gars dont un offi- . dement. .. je répète: demande de renforts ...
cier se sont fait violenter par des couples ... De-
puis, le port du gilet pare-balles et les genouillères Le casque bleu tente de placer l'armoire devant le
sont obligatoires au lit. lit pour protéger lafemme des projectiles lancés
par son mari. Ce dernier agacé par l'impassibilité
Abandonnant, le mari se laisse choir sur son oreil- du casque bleu le provoque:
ler en sanglotant.
LE MARI. Alors qu'est-ce que tu fous! Bats-toi si
LE MARI. Je n'en peux plus ... JE-N-EN-PEUX- ' t'es un homme!
PLUS 1On mange mal, on ne peut pas dormir, on .
ne peut pas pisser sans un laissez-passer! Quand LE CASQUE BLEU. Désolé nous ne sommes pas
tout ça va finir 11.. . Quand ?!. .. autorisés à répliquer. Nous sommes les soldats de
la paix monsieur, pas ceux de la guerre.
LE CASQUE BLEU. Quand vous aurez signé un
accord de paix avec votre épouse, l'ONU me rapa- Cette phrase redouble la rage du mari qui achève
triera aussitôt. de détruire la pièce, balançant chaises, fauteuils,
rideaux, tiroirs, etc. sur le casque bleu, tandis que
LA FEMME (se redressant tel un ressort). Mais la femme horrifiée se protège derrière le soldat.
moi je ne veux pas qu'il s'en aille ! Pour une fois La bataille fait rage. L'homme du début pénètre
qu'il y a un homme, un vrai, près de moi ! (Elle le sur scène et s'adresse au public.
58 59
L' tIOMME. La petite ONU en moins de b'Ois ans 1
$&U~ plU! de deux cent quatre-vingt mille couples
de la destructioa rotaJe, ene a ~vi~ ~ b'OÎS millions
de per50nDCS la stparation el a ~ à neuf œDI
mîlle eafants ks lIlIumalismes du divon:c, Cou-
ples en conflit. avant qu'i l nesoil trop tard, appe-
lez la pcti\e ONU, (u numtro , 'inscrit lur NerOlI.}
Elle VOliS apportera la paix et qui liait pcut-o!tre
aussI l'amour ...
Derriire /"armoire on l'Oit k œsque bku n 1tJ~
s'embrtl.l$tr sauvage_fil,
1
Epistole
PERSONNAGES
,
/
VIVlEN. Paul, je vous en prie! VIVIEN. C'est bon à savoir pour la prochaine fois.
PAUL. Enfm Vivien, ne me dites pas que ces trois PAUL. Je suppose que vous ne passez pas toutes
lignes insipides sont le fruit d'une réflexion fenne vos vacances près des dunes?
et que vous n'auriez pas pu faire mieux en parlant VIVIEN. Non bien sûr, mais où qu'on soit si on
tout simplement ! cherche bien on en trouve toujours une ou pour le
VIVIEN. Je ne crois pas. moins un monticule sableux, surtout quand on sait
que ça fait plaisir... "Mon cher Paul, je vous écris
PAUL. Ne vous fichez pas de moi. de..... Pardonnez-moi je continue parce que le der-
VIVIEN. Je vous assure, je me souviens quand je nier courrier est à dix-neuf heures et j'aimerais
vous ai écrit ce mot, j'étais sur la plage écrasé de autant vous la poster aujourd'hui.
chaleur, incapable de prononcer la moindre parole. PAUL. Vous n'allez pas me la donner?
14
15
VIVIEN. Non. PAUL. Non, que les deux experts-comptables de
l'entreprise s'entendent si bien les rassure. Les bons
PAUL. Quand vous l'aurez terminée vous n'allez amis faisant les bons comptes. Et c'est au nom de
pas me la donner? notre relation harmonieuse que je vous demande
VIVIEN. Non. de ...
PAUL. Vous n'oubliez pas, j'espère, que je suis assis VIVIEN. Non! Je ne vous donnerai pas ma lettre !
en face de vous Vivien? . Une lettre qui n'est pas portée par un facteur à
VIVIEN. Conunent pourrais-je l'oublier Paul ! Vous l'aube, dont l'enveloppe n'est pas déchirée avec
êtes assis en face de moi depuis quinze ans et trois une légère palpitation cardiaque n'est pas une le~,
mois, huit heures par jour, dans le même bureau, c'est un pli, un fax ou bien pire un e-mail! une swte
avec pour seule interruption quotidienne une halte de mots sans âme destinés à la seule communication.
d'une heure à la cafétéria où la plupart du temps PAUL. Vous savez ce que je pense Vivien?
vous parvenez à placer votre plateau en face du
mien. VIVIEN. Non.
PAUL. Oui, mais je ne choisis jamais conune vous PAUL. Je pense que vous vous apprêtez à m'écrire
ni chou-fleur, ni cabillaud, ni fromage à pâte molle. une lettre d'amour.
VIVIEN. C'est vrai et au mois d'août vous ne par- VIVIEN. Moi?
tez pas non plus en congés avec moi, mais le reste
de l'année nous pissons très souvent ensemble. PAUL. Oui vous. Je ne vois pas d'autre explica-
tion à vos cachotteries. Vous n'osez pas me dire
PAUL. Jamais face à face. que vous m'aimez alors vous me l'écrivez.
VIVIEN. Exact, de profil. Vous avez toujours la VIVIEN. Paul vous ne ...
délicate attention de choisir un urinoir parallèle au
mien. PAUL. Pour ma part je n'y vois aucun inconvé-
nient, il y a longtemps que je l'avais remarqué.
PAUL. Tout cela pour le plus grand bonheur du per-
sonnel et surtout de la direction. Vous le savez bien VIVIEN. Que je vous aimais?
Vivien.
PAUL. Oui.
VIVIEN. Que vous me suiviez chaque fois que je
vais aux toilettes les rend heureux ? VIVIEN. D'amour?
17
16
PAUL. Bien sûr. Je me suis toujours dit un jour ou VIVIEN. Pour la première fois je préférerais.
l'autre ça va sortir. On y est. PAUL. Vous voulez que j'écrive c'est ça ?! Que
VIVIEN. Mais ... quand voUS en êtes-vous... ? j'écrive: "Je vous embrasse !"
PAUL. Oh de nombreuses fois, mais je dois dire VIVIEN. Oui je préférerais que votre premier désir
là où ça a été le plus flagrant c'est lors du dernier pour moi soit maîtrisé.
bilan. PAUL. TI faut vraiment que je vous aime ... donnez-
VIVIEN. Ah bon ? moi un stylo bille.
PAUL. Oui quand vous avez pris ma main, que VIVIEN. Un bleu, ça vous ira ?
vous l'avez'posée sur la souris de mon ordinateur PAUL. Parfait, allons-y ...
et que nous avons cliqué ensemble...
VIVIEN. Paul.
VIVIEN. J'ai fait ça ?
PAUL. Oui?
PAUL. Oui, et très tendrement Vivien, très très ten-
drement. VIVIEN. J'aimerais autant que vous ne m'écriviez
pas sur le papier à en-tête de la société.
VIVIEN. Ah...
PAUL. Vous êtes bien compliqué.
PAUL. Vous voulez que je vous embrasse ?
VMEN. Comprenez-moi, si vous m'écrivez sin-
VIVIEN. Surlajoue? cèrement "Vivien, je vous embrasse ... " j'aimerais
PAUL. Non sur la bouche. autant que ce ne soit pas sous "Marco Frères, pièces
VIVIEN. C'est-à-dire... détachées et matériel agricole" •.•
PAUL. C'est-à-dire quoi 7 PAUL. Bon, alors du papier blanc.
VIVIEN. C'est-à-dire ... ça vous ferait plaisir? VIVIEN. Merci Paul, merci beaucoup.
PAUL. Ça n'est pas impossible ... PAUL. De rien.
(Ils se mettent tous les deux à écrire. Quand ils ont
VIVIEN. Mais pas avec la langue Paul. terminé ils plient leur lettre et la placent dans une
PAUL. Je ne vais quand même pas vous embras- enveloppe qu'ils cachettent d'un coup de langue.)
ser avecla main ! Voilà
VJVIEN. Vous p:lSSCZ près d'une posle Paul pour
attraper votre RER ? Je me trompe ?
PAUL. Non.
VIVIEN. Ça ne vous ennuie pas de pœler la mienne.
PAUL. Pas du !OUI de lOUIO façon je dois y passer
pour (a mienne.
VIVIEN. Merci ..• Bienjc me sauve.
PAUL. Moi aussi,j'y vais.
VlVIEN. Ademain Paul.
PAUL. Adcmain Vivien.
Bataille navale
86 87
BLANDAIMÉ. Bah, je tennine ... J'espère IILANDAIMÉ. Le plus souvent rien et le reste du
fois que ça vous conviendra, je trouve que ce lemps des pirates, une épave, un navire ennemi,
pas mal tourné ... mais vous savez comme nous ulle voile et quelquefois une terre, un point c'est tout.
sommes à la cinquième version, je n'ose trop
dire. Et vous? l'LANTIN. Rien d'autre ?!
BLANDAIMÉ. Une seconde Plantin, vous vuu""" BLANDAIMÉ. A part les chats, les cerises et ma
bien, je termine ... (Plantin s'éloigne de Blan- tante, ça y ressemble foutrement, Plantin ...
daimé.) Qu'est-ce que vous faites? ' PLANTIN. Je vous dis que ce n'est pas une manie!
PLANTIN. Là? Tl remonte sur le radeau et enlève la bouée qu'il
rend à Blandaimé.
BLANDAIMÉ. Oui.
BLANDAIMÉ. Alors c'est quoi, cette frénésie de
PLANTIN. Eh bien, comme d 'habitude, je glisse, déquiller dans la flotte vingt fois par jour?
et puis je vais dans quelques instants tomber dans
l'eau où je vais commencer à me noyer, mais vous PLANTIN (explosant). C'est que j'ai la mauvaise
allez m'envoyer la bouée et je vais remonter. .. place, Blandaimé. La mauvaise place de ce radeau!
90 91
Vous m'avez mis sur le côté pourri, celui qui BLANDAIMÉ. Et alors! Est-ce ma faute à moi si
le côté qui est toujours au nord, qui s'enfonce, qui vous avez la même carrure, la même carnation, le
prend l'eau, le côté pauvre, le côté aban?onn~, même coefficient de flottaison mammaire que la
zone, le bidonville de ce radeau dont Je SUIS , '
baronne Katherine von Karpputzoff, ma voisine de
méduse et vous le méduseur. coursive !... dont, c"est vrai, j'ai été follement
épris dès le début de cette croisière ... Mais Plantin
BLANDAIMÉ (montant le ton). Je m'excuse! dites-moi lequel de nous deux, tout compte fait, fut
m'excuse! Je m'excuse! Plantin, déconnez le plus à plaindre lorsque le jour se leva ? Vous,
que vous voudrez, mais n'écourtez pas. habitant, disons de la chambre de bonne du radeau,
mémoire à ce point! Je vous rappelle PlantIn, mais vivant! ou moi, persuadé d'avoir sauvé
la nuit où le Neptune explosa, me projetant d 'une mort atroce la darne de mon cœur, la
miracle, moi et un morceau de cabine, à une baronne Katioucha von Karpputzoff, qui s'avéra
taine de mètres de l'endroit où il sombrait rorr\.! être, en séchant, le barm'an du salon des deuxième
biens avec ses six cents passagers, je vous classe! Qui est le plus à plaindre Plantin? Le sau-
pelle que c'est à ce moment précis que, dans veteur amoureux berné ou le sauvé mal radeauté ?
brasse très approximative, vous vous êtes Qui?
ché de mon radeau de fortune et ahanant
m'avez demandé l'hospitalité... Je vous ai réP'Jnq PLANTIN. Prenez ma place.
très franchement: L'appartement est pris, il ne BLANDAIMÉ. Ingrat, sans compter que de dépit,
que le palier et je ne suis sûr ni de son confort, : j'aurais pu, vous découvrant ignoble caricature de
de sa stabilité. Vous m'avez beuglé: "Je ma Katia, vous rejeter à la mer. ..
fous !" Alors je vous ai tendu la main en disimt
"Bienvenue à bord ... " PLANTIN. Non Blandaimé, ça non ...
PLANTIN.... Madame la baronne ... Katioucha. ·, BLANDAIMÉ. Ah bon et pourquoi donc? Vous
supposez peut-être m'avoir séduit?
BLANDAIMÉ. Comment? PLANTIN. Non. Mais je fais contrepoids Blan-
daimé ! Je fais contrepoids, vous savez bien. S'il
PLANTIN. Vous m'avez tendu la main et n'y a personne sur cette partie-ci du radeau: tout
m'avez dit: "Bienvenue à bord madame chavire ... vous avec; .. vous le savez bien Blan-
baronne ... Katioucha ... " daimé, sinon pourquoi vous fatigueriez-vous à
92 93
m'envoyer la bouée une vingtaine de fois par PLANTIN. Je trouve ça littéraire.
pour m'éviter la noyade? C'est qu'elle vous
aussi cette bouée. BLANDAIMÉ. Vraiment?
PLANTIN. Oui, ampoulé même par moments.
BLANDAIMÉ. Ce n'est pas la seule raison ...
BLANDAIMÉ. Ampoulé?!
PLANTIN. Je n'en vois pas d'autre, Blimdlairoé."
PLANTIN. Moi je lirais cette lettre comme ça, à
BLANDAlMÉ.... vous possédez une bouteille; l'improviste, je n'y croirais pas.
Plantin ...
BLANDAIMÉ. Personne ne vous demande de la
PLANTIN. Exact! Et vous un stylo. lire à l'improviste.
BLANDAIMÉ. Que vous ne pouvez pas pnmdre PLANTIN. Mais enfin, celui qui va la trouver, si
sans me balancer à l'eau, c'est-à-dire sans quelqu'un la trouve, ce sera forcément à l'impro-
saborder ... car je suis aussi votre cOlotr1ep(lid:s; viste ! Eh bien, croyez-moi avec votre style tire-
Plantin ... bouchonné on n'a aucune chance ... Il n'y a aucun
progrès sur la dernière ... C'est toujours du caca
PLANTIN (après un temps de réflexioni. """Vil' parfumé ...
qu'économiquement nous ne sommes pas dans
même situation, mais stratégiquement nous BLANDAIMÉ. Bon alors, Plantin écoutez-moi: si
valons ... vous ne pouvez plus me supporter je vous
demande de me le dire tout de suite.
BLANDAIMÉ. C'est à peu près ça ... PeJosez-vous
tomber à l'eau dans les cinq à dix minutes qui sui- PLANTIN. Je n'ai pas dit ça ...
vent? BLANDAIMÉ. Ne jouez pas sur les mots, depuis
deux jours, je sens que je vous agace, que je vous
PLANTIN (tend lin doigt pour voir d'où vient le
crispe, que je vous courrouce ...
vent). Normalement non.
PLANTIN. Mais non! Mais ...
BLANDAlMÉ. Dans ce cas: tenez, c'est terminé.
(Il lui tend lafeuille sur laquelle il écrivait. BLANDAIMÉ. Si. Vous refusez mon varech, vous
tin la lit.) ... Alors ? ne vous retournez même plus quand j'urine, vous
94 95
vous mettez à faire des choses non Corlcel~~ BLANDAIMÉ. Je suis loin d'être sur mes grands
comme "scruter", vous me chiez une colère de chevaux Plantin, très loin.
lité syndicaliste sur la surface corrigée COlnce:rila
votre part de radeau et maintenant vous me PLANTIN. Alors tant que vous n'êtes pas en selle,
que j'écris comme une vieille dinde! Non relisez-vous Blandairné !
non ! TI est temps de percer l'abcès !
/lLANDAIMÉ. Qu'est-ce qu'il y a de tire-bouchonné
PLANTIN. Blandaimé, ça fait la cinquième là-dedans! (I/lit le message qu'il a écrit.) " Toi
que je vous donne mon avis sur ce texte et je qui viens de trouver cette bouteille, sans doute
vous assurer que je sais ... humide encore de la vague qui la porta sur la
grève, sache que ceux qui t 'écrivent sont les
BLANDAIMÉ (explosant). Rien Plantin! seuls rescapés du naufrage du Neptune, nous
savez rien! Qui est Théodore de Bèze? Va'uqull;\l dérivons depuis des jours sur l'océan Indien en
de La Fresnaye? Archinard? Le préfet du Co'tenlit équilibre instable sur un frêle esquif fait de
Celui de la Gironde? Qui est Souffretin de Breuil!! planches sommairement jointes ensemble. Aie
Où se trouvent l'Illyrie, l'Istrie, la Croatie, la l'obligeance de téléphoner au poste de secours le
doine, le péritoine, Chichi Castenango, le plus proche pour qu'il nous dépêche une brigade
Louis Blériot, celui des Orfèvres? Qui a dé,~ou. v, de nos courageux sauveteurs. En attendant de te
le silicate de pemnanganèse ? Rien Plantin, vous : voir, crois cher monsieur, à l'expression, etc."
savez même pas le nom de cet oiseau qui C'est clair, précis, on voit tout de suite à qui on a
le ciel en ce moment. (Il lève la tête et le affaire !
du doigt.) C'est un couvre-temps Plantin, un
temps de la famille des cumulus, un oiseau qui PLANTIN. C'est bien pour cela qu 'ils ne se déran-
noumt uniquement de farine et qui au primtt:mt geront pas.
vient péter des nuages sur les océans ... IlcurcUM
ment c'est une femelle... avec un mâle, BLANDAIMÉ. Là, vous passez les bornes, Plantin !
aurions eu de l'orage. Rien, vous ne savez rien, Qu'est-ce que vous cherchez? La lutte des classes?
êtes une glaire de mouche coincée entre le nul et . . L'affrontement social ?
zéro et vous osez dire que j'écris .
PLANTIN. Je vous signale que ce message me
PLANTIN. Attention Blandaimé, je supporte concerne autant que vous, Blandaimé ! J'ai quand
sauf vos grands chevaux ... même mon mot à dire !
96 97
BLANDAIMÉ. Vous assassinez mes vingt Neptune, non seulement nous en serions au même
et vous n'avez qu'un mot à dire en échange mais en plus j'aurais honte ...
mot à proposer! Mon Dieu! Dans quelle
vivons-nous ... Allez-y, dites-le votre mot ... ;Lf""Jfi,UVlltô. Honte?
PLANTIN. Ecrivez: "SOS stop SOS stop. Dériv,,, Que quelqu'un l'ait reçu.
est-ouest stop. Océan Indien stop. Suite nmufraj
Neptune stop. SOS stop SOS stop." C'est mon éducation qui vous gêne,
I>'-'CU'U."",,""=.
pas ? Vous ne supportez pas qu'on appelle
BLANDAIMÉ. Vous plaisantez? secours avec tact, raffinement, qu'on demande
de l'aide avec courtoisie. Ça vous irrite, vous,
PLANTIN. Non. c'est le rugissement de l'orque blessé qui fait fré-
BLANDAIMÉ. Mais enfm, si vous leur dites mir la banquise, c'est ça ou rien ?
sans arrêt, comment voulez-vous qu'ils
PLANTIN. Ce n'est pas de l'aide que nous allons
jusqu'à nous ?!!
recevoir avec votre foutue lettre ...
PLANTIN. C'est le code radio habituel.
BL,Mm,'\u,,rn. Ah oui, et c'est quoi?
BLANDAIMÉ. Mais on n'envoie pas ce texte
radio, on l'envoie pair bouteille. PLANTIN. Oh diverses choses ... les œuvres com-
plètes de madame de Sévigné ... une boîte de dra-
PLANTIN. C'est forcément un malfÏn qui va gées ... un caniche nain.
ver ce message et ils sont habitués à la radio
gens-là. BLANDAlMÉ (l'examine un instant). J'en étais
sûr, vous êtes malfXÏste.
BLANDAIMÉ. Vous dites n'importe
malrins sont beaucoup plus habitués à PLANTIN. Quoi?
qu'à la radio! Regalrdez le naufrage du Ne.Dtune!
Si le malrin-radio s'était servi aussi souvent de BLANDAIMÉ. ... Mais oui. .. ça y est ... j'y suis,
radio que de sa bouteille, nous n'en serions pas je vous revois ... la halrgne avec laquelle vous ser-
viez les cocktails ... ce regalrd gorgé de haine que
PLANTIN. Peut -être ... mais si c'était vous vous portiez sur l'élégante assistance du pont numéro
aviez dicté le message de perdition au malfÏn deux en secouant votre shaker. .. (Se prenant la
98 99
tête entre les mains.) Je me souviens ... je PLANTIN. Je ne peux pas ...
revois, votre façon de servir les petits fours
un couteau entre les dents ... vous aviez tout llLANDAlMÉ. Pourquoi?
rouge! Tout! Jusqu'à votre veste!
PLANTIN. Je fais contrepoids.
PLANTIN. Ma veste de barman !
BLANDAlMÉ. . .. Donnez-moi la seule chose qui
BLANDAIMÉ (éclatant de rire). Votre veste reste humaine chez un Soviétique: la tendresse
barman! Avec vos deux épaulettes dorées! slave! ... Embrassez-moi!! Ah, Katia von Karp-
me prenez pour qui? C'est l'uniforme des putzoff, mon amour, pourquoi as-tu coulé toi
ciers du KGB. aussi... comme toute l'aristocratie.
PLANTIN. Du ... ? Il s'effondre en pleurant.
BLANDAIMÉ (de plus en plus exalté). Vous PLANTIN. Hitler, Adolf Hitler! Vous me rappele;;;
vous ne le saviez même pas, c'est une preuve Adolf Hitler dans ses derniers instants dans son
plémentaire que vous en faites partie, on ne bunker.
jamais aux gens du KGB qu'ils sont du KGB-,
sécurité ... preuve irréfutable Plantin ... BLANDAIMÉ (se relevant et coinçant Plantin).
Comment le sauriez-vous si vous n'étiez pas un bol-
PLANTIN. Vous délirez Blandaimé, vous chevik ? Ce sont eux qui sont entrés les premiers !
sez par le cerveau.
PLANTIN. Vous êtes un fou Blandaimé, un fou!
BLANDAIMÉ. Dites-moi tout. .. Plantin, le
tune ... le naufrage, c'est vous ? . . c'était BLANDAlMÉ. Je ne vous permets pas.
bombe? .. PLANTIN. Un fou ... j'aurais pourtant dû m'en
PLANTIN. Vos yeux gonflent? douter quand vous m'avez parlé de votre tante qui
faisait des confitures avec des chats ... vous avez
BLANDAlMÉ. Embrassez-moi! ses gènes.
PLANTIN. Quoi? BLANDAIMÉ. Ah non, pas la famille! Tout, mais
pas la famille! On s'était mis d'accord, Plantin .. .
BLANDAIMÉ. Avant de m'égorger ... embrassez- :
moi. PLANTIN. Oh pardon, je vous prie de m'excuser.
101
BLANDAIMÉ. Ce n'est rien, mais faites attemti()n BLANDAIMÉ (les yeux baissés). C'était celui de
la prochaine fois. la mère de la baronne von Karpputzoff.. .
/ls se serrent la main et retournent à leurs pltlce,s. PLANTIN. Je suis désolé ... Je vous jure que je ne
savais pas.
BLANDAIMÉ. Coupons la poire en deux.
BLANDAIMÉ. Ce n'est rien ...
PLANTIN. C'est-à-dire? Ils se serrent la main. On entend un grondement
BLANDAIMÉ. Vous écrivez le début et moi la
d'orage.
PLANI1N. Le vent se lève, les couvre-temps mâles
PLANTIN. Ce qui donne? traversent le ciel, Blandaimé, vite, votre stylo,
laissez-moi écrire!
BLANDAIMÉ. "Stop. Stop. Stop! sos
vons océan Indien, stop, suite naufrage N eDt~me. BLANDAIMÉ. Ça jamais ! Je n'ai pas envie d'être
stop. Appelons nos courageux sauveteurs repêché par les vôtres et finir au goulag! Liberté!
recevez l'expression de nos sentiments de Liberté chérie!
tude. Signé Plantin et Blandaimé, qui a écrit
deuxième partie du message." Le vent se lève de plus en plus, le radeau tangue.