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La survivante

Venise zigouillée

Une femme élégante, œil noir, lèvres rouges.

LA FEMME. J'avais le choix mais c'est par un jeune


homme un peu gras, coiffé d'un bonnet de velours
que j'eus envie de commencer. Ils étaient une cen-
taine, bien alignés le long des murs de la salle du
Grand Conseil, mais lui avec son menton plié en
deux, comme une paire de fesses délicatement
assises sur un col de dentelle, son front jaune trop
verni et son petit air de chef-d'œuvre, il m 'avait
tout de suite agacée. Il paierait le premier. Je traver-
sai la salle du Grand Conseil, toute sculptée, toute
dorée, magnifique comme le reste, comme tout le
reste, dehors, dedans, en haut, en bas, partout, l'air,
le ciel, les rues, les églises, les maisons, les palais,
les barques, les canaux, les ponts en pierre, en bois,
en marbre - magnifiques, magnifiques -, sans comp-
ter l'eau qui redouble tout ça, qui dédouble le tout
pour rattraper ceux à qui ça aurait pu échapper;
ceux qui tenteraient de s'échapper de la magnifique
beauté d'Othello City, l'eau la leur rebalance encore
un coup. A Venise, avec la flotte tout est magnifique
deux fois! On n' y coupe pas. (Un temps. Elle soir, qu'il ne vous reste plus qu 'à taillader une
continue d'une voix maÎtrisée.) Je me suis appro- grande fresque du Tintoret pour que l'endroit soit
chée de lui comme les autres, émue devant la per- désormais totalement inoffensif, sans risque . .. Plus
fection, la bouche entrouverte prête à soupirer, de danger qu 'il vous colle l'extase, l'ivresse du
admirative, l'œil agrandi par son élégance, j 'avan- Quattrocento, la griserie des chefs-d'œuvre qui
çais planquant ma haine au mieux, parce que cette vous bouleversent la composition sanguine et vous
fois, il ne m'aurait pas, ni lui ni ses sublimes copains, exagèrent les sens. Parce que quoi ? Georges, quoi?
ni la place Saint-Marc, ni le Rialto, ni la Fenice, ni Il avait juste une petite bandaison pour moi, une
les pigeons, la trattoria Pesaro, le palais Balbi, ni fi erté de la verge, un élan, une chaleur des reins, pas
les rats qui ici fini ssent par ê tre séduisants tant ils plus. Seulement, dans cette confiture de splendeurs,
sont pollués par le charme des Vierges à l'enfant ça vous apparaît comme de l'amour et vous aimez,
qui bordent partout les égouts. (Un temps.) Ma vous aimez, vous aimez, le cœur mis en apesanteur
main ne tremblait pas ... du tout. J'avais tout de par le charme toxique des mosaïques, tandis que les
même mis un gant par précaution, elle aurait pu perfides sonorités des campaniles à la tombée du
succomber à la douceur de son regard, fondre, jour transforment petit à petit le type insignifiant
s'amollir, irradiée par sa fraîche beauté ... mais je qui vous tient la main en quelque chose de proche
lui avais mis une combinaison de plomb à ma de l'idéal, sans compter les gondoles -les gondoles
main, elle ne tremblait pas, au contraire, elle piaf- je les ai toutes coulées ! -, les gondoles, dont la danse
fait. Vas-y! D'un seul coup, je lui fichai mon rasoir imbécile vous multiplie tout à fait anonnalement le
sous l'œil, et poussant vers le bas, je lui découpai sentiment! Parce qu'il était insignifiant Georges!
la joue, puis le cou, puis je recommençai vers le Oui vraiment! Médiocre, piteux, quelconque! ...
nez que je tronçonnai en lamelles. Ah, taillader un Et ces angelots en stuc qui lui donnaient un sourire
Véronèse à trois heures de l'après-midi au cœur du si doux, croyez-moi ils ont giclé! (Un temps. Elle
palais des Doges. Le voir se fendre, se casser, se allume une cigarette.) Le palais des Doges s'est
comir comme un vieux hareng, quel délice! quel effondré vers vingt-trois heures entraînant la tour
air pur soudain! Et puis continuer avec deux tour- de l'Horloge qui dans sa chute a réduit en poussière
nevis, sur les Tiepolo et les Titien, arracher la la basilique Saint-Marc. De la chance. Tout de suite
trogne douceâtre de saint Jean et celle, édentée, de après, j'ai attaqué à la masse une dizaine de parvis
Luc l'Evangéliste, déglinguer un triptyque, couper byzantins, à minuit, l'arche brisée par la dégringo-
les fesses énormes des Grâces qui se pavanent lade de six apôtres en bronze, le pont des Soupirs
devant Mercure, et s' apercevoir, à sept heures du se noyait relâchant par une grille des souvenirs

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malodomnts,A l'aube, le feu cr.m1ait la rive gauche
du Grand Canal, l '~glise de la SalUte po!tad'uncoup
"boum", trop de somptuosités aœwnul6es dégagent
probablement un gaz; le matin, l' Est. le Sud et
l'ex1Jême Nord agonisaielll mais rien n'était gagné ;
les palais Rezzonico, Grassi et Dandollo ~taient
toujours bien vivants, beaux comme la peste, se
fnrdant tranqu illement la façade avec la levée du
soleil. Odieuse mascarade! Il ne fallait pas tJaîner.
Deu~ jours pour détruire Venise c'est juste. Sent
même. Je devais la garroller très vite, avant qu'elle
ait le temps de réagir, de séduire, de tromper, de
m'avoir à oouveau .. . Tuer Georges, bien sûr, aurait
été plus facile. Quand, à notre retour d'Italie, il m'a
quinée pour cene jeune femme rousse qui ressem-
blait à un dindon,j'ai hésité, j'ai même acheté un
revolver. Pan ! Une balle au-dessous de ses gros
sourcils noirs, en dilt secondes, tout était réglé!
Mais flllalement, j'ai opt~ pour le massacre de
Venise : la zigouiller! C'était elle lagarte! Le poi-
son! Pas ce pauvre branlotin qu 'elle avait dégu~
en amour fou! J'ai pris le train un lundi soir,jeudi
matin le délicieult hôtel Danieli dont la grâce véné-
neuse avait, )!Cndant trOis nuits, donné à Georges
les traits de l'h.omme de ma vie, terminait de s'en-
foncer d.m~ la vase. Venise était rasée. Aujoold'hui,
il ne reste que la lagune et la m~T. Pounant soyez
tout de même prudents. n'y amenez peTSOlUIC. On
dit qu'il y a encore risque de channe dans la !'t'giOll
pendant au moins !rente ans.
Ultime bataille

Un jour de septembre. Il s'achève. Une jeune femme


est assise. Un châle qu'elle ajuste de temps en
temps pour se protéger de la fraîcheur du soir lui
recouvre les épaules. Son visage est impercepti-
blement animé par l'exaspération lasse de quel-
qu'un qui écoute pour la centième fois la même
histoire. Au bout de quelques instants, avec la voix
douce et décidée d'une femme qui veut en termi-
ner sans éclat, elle interrompt son interlocuteur.

LA JEUNE FEMME. Guy . . . Guy ... Non Guy ...


Guy s'il te plaît ... maintenant il faut que je rentre.
Si. Tous ces mots, toutes ces phrases n'ont plus de
sens ... Non je ne suis pas cruelle Guy, j'essaie
simplement. .. Comment? De mer en douce? Oh
Guy je t'en supplie, ne sois pas de mauvaise foi...
Mon Dieu pourquoi tout est si compliqué ! ...
Disons que je ne voudrais pas que nous gâchions
le souvenir des moments heureux que nous avons
vécus ensemble par une sortie ratée ... si Guy, si
nous continuons comme ça, j'ai peur que nous [mis-
sions par tout salir ... et c'est vrai, j'ai envie que
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nous nous quittions d'une façon qui soit digne de cou est tout gonflé, tu baves, tes bras suppurent,
toi, de moi, de nous ... Tu le mérites, moi aussi ... vraiment je t'assure, tu n'es plus toi-même, et tes
Comment ? .. Je n'ai pas entendu ? .. Mai s sije mains, regarde tes mains ... Comment ? tu ne peux
t'écoute Guy mais tu es de plus en plus essoufflé, pas les voir? Eh bien moi je les vois et je peux te
par moments tu ne parles pas tu mugis, tu ne t'en dire qu' à force de s'agripper sur le ciment, elles
rends peut-être plus compte mais tu souffles ne sont pas jolies jolies !. .. Guy il fait froid ce
comme un bœuf et ce n'est pas toujours simple de n'est pas raisonnable, on va finir par s' enrhu-
te suivre ... Non Guy je ne t'en veux pas de souf- mer. .. Allez, soyons grands: lâche! Quoi? Je n'ai
fler comme un bœuf, je sais que tu es dans une qu'à rentrer? C'est ça que tu viens de dire, "je
situation éprouvante mais comprends que pour n 'ai qu'à rentrer" ?! ! Tu ne manques pas de culot !
moi non plus ce n'est pas facile de discuter de Et toi, pendant ce temps-là, tu resteras là 1 (Elle
choses que tu ne veux pas comprendre, sur ce bal- s'emporte.) Tu veux que je travaille, que je mange,
con, depuis trois heures! ... Oui je sais que nous que je dorme, que je lise, avec sans cesse cette
n'en sommes pas au même point, moi je suis pensée dans la tête: "Il y a Guy qui est pendu à
assise là, et toi tu es accroché à la balustrade par mon balcon." C'est ça que tu veux? Me foutre ma
les mains , les pieds dans le vide ... Comment? .. vie en l'air ... (Elle sursaute.) Oh pardon, c'est ta
Je l'ai dit ... Si, je l'ai dit, les pieds dans le vide ... main? J'ai marché sur ta main? ... Oh non Guy
J'ai dit exactement "accroché par les mains, les ça je t'assure ce n'est pas mon style.. . je suis tout
pieds dans le vide" !! Mais Guy tu sais bien que à fait contre ce genre de procédé ... A force de par-
dans un couple, et à plus forte raison lorsqu'il est ler, la nuit tombe, il fait noir et je n'ai pas vu ta
sur le point de se séparer, il est rare que les deux main ... où es-tu ? .. Ah c'est la gauche .. . Com-
partenaires soient au même niveau ... tu le sais ça ment? La gauche c'est celle qui tient encore ?
Guy, tu ne peux pas me reprocher une situation C'est sur la droite que j'ai marché !. .. Je vais t'ai-
qui est commune au genre humain ... Guy crois- der à la remettre où elle était ... si si j'y tiens ... Je
moi notre seule-issue c'est le courage: moi je ne veux pas que tu me prennes pour une sauvage .. .
rentre, toi tu lâches ... et on n'en parle plus ... C'est donne-la-moi ... doucement. .. Hop attention ... raté .. .
net, c'est propre, ça nous ressemble ... Oui je sais oui oui je sais que ce n'est pas facile ... tu balances
que c'est douloureux, mais ne vaut-il pas mieux beaucoup ... Comment? Oui remarque, ça, le
avoir mal un grand coup et puis c'est fini, que de vent, on ne peut trop rien dire, à n'importe quel
nous séparer en nous déchirant à petit feu ? douzième étage il y en a ... Hop ! Voilà ça y est,
Regarde dans quel état tu es, Guy, tu es violet, ton agrippe le bord du balcon ... Oh, oh, oh ! le tricheur,
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pas le fer forgé, juste le ciment, à la même place drôle ... (Elle se penche par-dessus le balcon.) Oh
que tout à l'heure ... voilà. (Elle se rassoit.) Tu il est tombé sur la terrasse de Mme de Verlan ...
vois Guy finalement ce petit incident a du bon, il La voilà, elle arrive avec son valet de chambre,
montre que nous sommes amis, que rien n'est elle lui offre du champagne ... elle l'emmène chez
vraiment mesquin, petit, entre nous et je crois sin- elle III Finalement c'est bien ça les hommes, il
cèrement que c'est le bon moment pour nous dire faut toujours qu'ils compensent leur effondrement
au revoir. .. Allez Guy chacun de son côté, fair- amoureux par une ascension sociale.
play, je rentre ... Tu lâches!. .. Oh non par pitié tu
ne vas pas recommencer à répéter que je te laisse
tomber 1 Non Guy, je ne te laisse pas tomber, je
veux que chacun continue sa route c'est tout . .. 1
Non ce n'est pas la même, je sais, je sais Guy,
mais je te demande, QUI s'est pendu au balcon
hier soir en me menaçant de sauter 71 C'était pour
me faire peur 7 Eh bien ça m'a ouvert les yeux,
Guy, et je t'en remercie ... Un cœur de pierre 1
Comment peux-tu dire ça Guy, la douleur t'égare ...
Si j ' avais un cœur de pierre, est-ce que tu crois
qu'i! y a exactement trois ans, quand tu as atterri
sur ce balcon, sans rien, avec juste un pantalon et
une chemise à peine propre, tu m'aurais émue 7
Est-ce que tu crois qu'avec un cœur de pierre j'au-
rais succombé à ton petit visage fatigué d 'être
resté pendu deux jours et deux nuits à la fenêtre de
la fille du dessus 7 La petite garce du treizième
qui t'a balancé du jour au lendemain au moment
où tu voulais l'épouser 7... Non Guy je n'ai pas
un cœur de pierre, j'ai un cœur tout court, mais un
cœur aujourd'hui vide de toi, je ne t'aime plus
Guy ... c'est tout ... Guy? Guy 7 Guy tu es là ? ..
Tu as lâché 7 (Soudain émue.) Ça fait quand même
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1 Ca fait peur non ?

Ça fait peur, non? Si, ça fait peur! ... On vit dans


le danger nuit et jour et personne ne le sait. Alors
bien sûr les gens vous croisent et vous disent "Ah
tiens bonjour, salut, comment vas-tu, alors en
forme ?" Qu'est-ce que vous voulez que je leur
réponde ?! Je leur dis "Oui ça va, ça va bien, très
bien." Seulement si je leur disais par exemple que
mardi en allant au bureau, j'ai lu sur un petit car-
ton accroché dans le hall: "La concierge est dans
l'escalier"... Je jette un œil, elle n'y était pas!
Juré! Ça fait peur, non ?! Sije leur disais, je les
vois d'ici, ils me diraient "Mais enfin écoute,
arrête, t'exagères, c'est dans ta tête." Quoi, dans
ma tête!! Et puis d'abord qu'est-ce qu'elle a ma
tête? Et à chaque fois que j'arrive en voiture au
carrefour de l'Opéra et que c'est à moi de passer,
tac! Le feu passe au rouge!! C'est dans ma tête
peut-être ?! A n'importe quelle heure, de jour
comme de nuit, dès que ma voiture approche du
feu: tac! Rouge! Pourquoi ?! Hein pourquoi ? ...
Ça fait peur, non ? Si je leur disais, je les vois
d'ici, ils me diraient: "Mais enfIn arrête, arrête un
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peu, tu lis trop !" Non justement, je ne lis plus 1 chercher ma page 74 ! Non, je ne pouvais pas leur
Voilà ! Plus un mot, une ligne, rien du tout ! faire ça. Alors, j'ai serré les poings, j'ai continué à
dernière fois que j'ai ouvert un livre, je m'en lire, souriant comme si de rien n'était, pour que ni
viens très bien, c'était dans le train, je m'en les passagers du train ni la petite fille en face de
à (il prononce très doucement) Shugar en moi ne s'aperçoivent avec effroi que j'enjambais
magne. Tiens, c'est comme ça aussi, pourquoi le gouffre qui séparait la page 73 et la page 75.
le monde dit "Stuttgart" ! alors que c'est si sinlpl1e: Poverina, tu le découvriras bien assez tôt le monde
de dire "Shuuugaar". Pourquoi? Ça fait peur, non et son chariot d'horreurs. Si je leur disais tout ça,
Je me rendais donc à Shugar par le train, ils me diraient "Mais enfin écoute, arrête un peu
m'étais assis dans le sens inverse de la ImlI~.Ile, ton cinéma." Quel cinéma ?! Est-ce que j'y vais
non parce que je m'étais dit, si jamais ils reC:OIrl· moi au cinéma?! Je sais ce que c'est que le cinéma,
men cent leurs conneries comme en quarante, croyez-moi, on nous fout à trois cents dans une
je suis tout de suite dans le bon sens pour rev,~nir salle toute noire avec une image qui bouge devant
Paris! On ne sait jamais. Je me souviens donc, et pendant ce temps-là, ils en profitent pour dire
lisais un livre léger, distrayant, un livre de Kafk~l.., des choses graves et capitales ... à la télévision!
Un humoriste tchèque, un homme qui savait Exprès, pendant que vous n'êtes pas là! Pas avec
J'en étais au bas de la page 73, je me rappelle moi, je m'excuse, désolé, navré. Moi après une
précisément de la phrase : "Monsieur Sarnsa journée complète de trouille, je n'en rajoute pas,
n'avait qu'une envie: mourir." Passionné je je rentre à la maison! D'ailleurs même chez moi
la page, quand c'est drôle on dévore, et là, ma c'est dangereux! C 'est pour ça que je ne rentre
piration s'arrête nette, je n'invente rien: il jamais à la même heure ! Exprès pour dérouter
quait une page! La 74 ! Tiens rien que d'en tous les sadiques, les assassins et les malades qui
ça me serre là. La 74 disparue, conune ça sans vous attendent sur le palier. Tenez encore hier soir,
cation, le trou béant en plein milieu d' un récit, je rentrais chez moi, il était neuf heures seize très
précipice où, emporté par l'histoire, j'aurais précisément, c'est une heure tranquille en général,
tomber, disparaître ... Ça fait peur, non? Alors eh bien vous me croirez si vous voulez, j'appuie
faire? Le dire à la jeune fille qui était assise sur le bouton de l'ascenseur: EN PANNE! Vous
face de moi? Pauvre petite, à son âge elle se savez, on a beau être habitué à côtoyer vingt-
affolée. Appeler le contrôleur? Sifflet! Cris! . quatre heures sur vingt-quatre heures le danger, ça
d'alarme! Vous imaginez la panique! Deux fout un coup! Bon je prends du recul, je maîtrise
personnes hagardes dans la campagne en train l'émotion, je fais comme si de rien n'était, je gravis
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l'escalier: il grinçait! Comme par hasard! Que encore pour cette fois. Je sursaute, derrière moi,
faire, redescendre? Trop tard, j'étais déjà au une porte vient de couiner! En voilà encore un
sième. Je prends sur moi. .. mes clefs, j'ouvre nutre, mais ça ne fmira donc jamais! Je me
porte et là, en un éclair, j 'ai une illumination: retourne, une ombre plonge sur moi, j'esquive,
pas allumer! Un pressentiment. .. une certitude .. ; . elle tombe, je lui casse une chaise suria tête, j'al-
il est là ! Comment qui? Mais l'assas sin! lume. Et là qui je vois, gisant sur le carrelage? Ma
qui me cherche, celui qui allume les feux roUI gel,' femme! Ouf! Ce n'est pas l'assassin! Je suis
quand je passe à l'Opéra, celui qui m'a volé content qu'elle soit là, muette, tranquille, immo-
page 74, celui qui a tué la concierge l'autre jour bile. Parce que ma femme quand elle bouge ou
bureau, par erreur, car c'est moi qu 'il voul ~ùt: elle parle, elle me fait peur, mais là inanimée, elle
liquider. Parce qu'elle n'y était pas dans l'es:calie( me rassure presque. (1/ désigne sa têle.) Ça va vite
la concierge! L'assassin m'attend chez moi, j là-dedans vous savez, on finit par s'imaginer des
suis sûr. "Y' a quelqu'un? Y'a quelqu ' un 1" Per- choses, en fait ce n'était pas grand-chose, un acci-
sonne ne répond. Il s'est trahi, c'est qu 'il est là, dent, Josy s'était juste pris le pied dans la rallonge
Deux "y' a quelqu'un" suivis d'un silence, ça . de la machine à laver et elle est tombée sur le carre-
trompe personne, surtout pas moi. Où aller? , lage en s'assommant.. . Maintenant, ils ne m'auront
bas, au bout du couloir, la cuisine, un tiroir, plus, je reste à la maison, calme, bien au chaud. Je
fourchette, quelque chose pour me défendre. préfère avoir peur chez moi plutôt qu'au restaurant
poir. J'avance à tâtons, la moquette crisse à la ou dans la rue où vit cette foule de malades. Chez
Aïe! Je me cogne dans une chaise, elle tombe. moi, il n'y a que ma femme sur le carrelage, un
salaud, il a tout prévu, même les pièges .! Je sadique dans le frigo, et moi. .. C'est maîtrisable.
nue. Plus que cinquante centimètres, ;. vingt.. Seulement si je leur disais tout ça, ils me diraient
dix ... J'agrippe la poignée, sauvé! J'ouvre "Mais enfin, écoute, t'es dingue, c'est dans ta tête,
porte de la cuisine, aussitôt je me pétrifie : c'est des idées." Ils ne se rendent pas compte, per-
devant moi, une lueur. .. la porte du frigo ! sonne ne se rend compte? Ça fait peur, non ?!
ouverte, entrouverte et ça, ça fait vraiment peur.
est là, j'en suis sûr, caché dans le frigo ...
imaginez si je leur racontais tout ça ! Dans le
à viande! Le sang ça les attire, je l'entends n"l~l­
rer derrière les entrecôtes, je me concentre et hop
Clap ! Fenné, désolé mon vieux ! Ce n'est pas
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Les 100 pas

Georges et Marie-Gisèle Gantémouflon dorment


paisiblement dans le grand lit grassement édre-
donné de leur chambre à coucher. La nuit est très
avancée. Rien ne bouge dans la pièce, ni l'armoire
Louis quelque chose qui bouge d'autant moins
qu'elle estfausse, ni lefauteuil et les chaises du
même Louis que /' armoire, ni même les milliers
de papillons qui essayent de remuer leurs ailes en
déployant une énergie tout à fait imbécile, puis-
qu'ils sont tous peints sur le papier collé au mur.
Donc tout dort.
Soudain le silence qui entoure le sommeil des époux
est brisé par un bruit de pas inquiétant qui semble
venir de derrière la porte de la chambre (qui n'est
autre que la porte d'entrée puisqu'elle sépare
ladite chambre du palier). Marie-Gisèle Ganté-
mouflon se réveille en sursaut.
MARIE-GISÈLE (retenant sa respiration, très
inquiète). Georges!

GEORGES (dans un demi-sommeil). Hein ...


MARIE-GISÈLE. Georges, tu as entendu? MARIE-GISÈLE. Ils ont crouiné.
GEORGES (dans un tiers de sommeil). Qu'est-ce GEORGES. Et c'est pour ça que tu me réveilles à
qu'il y a ? trois heures et demie du matin, pour des pas qui
crouinent!
MARIE-GISÈLE. Tu n'as pas entendu?
MARIE-GISÈLE (apeurée, se protégeant derrière
GEORGES (dans une miette de sommeil). Quelle les draps). Georges, crois-moi, un pas qui crouine,
heure est-il ? c'est un pas qui a quelque chose derrière la tête.
MARIE-GISÈLE. Ne me dis pas que tu n'as pas GEORGES (complètement sorti du sommeil et un
entendu? tantinet excédé, se redresse sur ses avant-bras).
Marie-Gisèle! Les Gantémouflon fabriquent des
GEORGES. Si, j'ai entendu que pour la cinquième
escarpins, mocassins, bottes et souliers à semelles
fois, tu me demandes si j'ai entendu.
double piqûre depuis que la poulaine n'est plus à
MARIE-GISÈLE. Georges, j'ai entendu des pas ... la mode, c'est-à-dire depuis Louis X le Hutin, bien;
des pas, là, derrière la porte. on m'appelle tous les jours pour résoudre les pro-
blèmes de pointure des grands de ce monde, je
GEORGES. Des pas? Quels pas? suis capable de reconnaitre à cent mètres, les yeux
bandés et par mauvais temps, une chaussure qui
MARIE-GISÈLE. Des pas qui couinent, puis qui
plisse, qui coince, qui craque ou qui bâille, une
crissent, puis qui recouinent.
pantoufle qui souffle ou une espadrille qui braille,
GEORGES. Qui recouinent ? alors ce n'est quand même pas à moi, Georges
Gantémouflon, que tu vas apprendre si un pas a
MARIE-GISÈLE. Oui, comme s'ils se reprochaient quelque chose derrière la tête ou non.
d'avoir crissé ... et puis ...
Il éteint, replonge dans le sommeil et dans son
GEORGES. Et puis? oreiller. A peine s'est-il rendormi que l'on entend à
nouveau des pas qui rôdent derrière la porte. Marie-
MARIE-GISÈLE. Et puis après ils ont hésité entre Gisèle sursaute, elle allume. Les pas s'arrêtent.
crisser et couiner.
MARIE-GISÈLE. Georges, ça recommence! Cette
GEORGES. Tiens donc! Et qu'est-ce qu'ils ont fait? fois ça craquepouite ... C'est très mauvais signe . ..
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GEORGES. Marie-Gisèle, est-ce que tu veux ma GEORGES. C'est dans ta tête Marie-Gisèle !
ruine? DANS TA TÊTE!
MARlE-GISÈLE. Mais enfm Georges, tu es sourd MARlE-GIsÈLE. Et dans la tienne, qu 'est-ce qu 'il
ou quoi? Ça sent le patibulaire à plein nez . .. Fais y a ? Rien! Tu ne vo is rien, tu n 'entends rien,tu
quelque chose. ne lis rien, même pas les journaux! Si tu lisais au
GEORGES. Réponds-moi! C'est ma faillite que tu moins les journaux, au lieu de vivre dans les pieds
veux! Tu sais pourtant à quoi tient la réussite de la des autres, tu saurais que depuis trois mois il y a
chaussure Gantémouflon ! A mon sommeil ! Si je dans cette ville, à partir de minuit, un cambriolage
dors pas, je chausse mal et si je chausse mal, je n criminel toutes les deux heures !
dors pas la nuit et en un mois c 'est la crise, le krach: ' GEORGES (regardant son réveil). Bon, bah on a
MARIE-GISÈLE. Et qu'est-ce que tu préfères, encore vingt minutes.
crise, le krach ou la vie ? Il se recouche.
GEORGES. Puisque je te dis, il n'y a pel'sollDe MARIE-GISÈLE (selevant). Non, là c'est trop.
derrière cette porte !
GEORGES. Qu'est-ce que tu fais?
MARlE-GISÈLE. Alors qu'est-ce qui
pouite depuis dix minutes ?! MARlE-GISÈLE. Je me lève.

GEORGES. Je ne sais pas moi, un chat, un rat, GEORGES. Pourquoi?


chauffage. MARIE-GISÈLE. Comment pourquoi? Cela fait
MARlE-GISÈLE. Non Georges, le chat miaule, dix minutes qu'un sadique double chromosomé,
rat gratte et le chauffage goutte. assoiffé de sang, rôde devant notre porte et la
seule chose que tu trouves à me dire c 'est que ta
GEORGES. Bon, alors c 'est peut-être notre voi- ' famille a connu Louis X le Hulin. Et tu voudrais
sin, M . Sifondubar ! que je partage une seconde de plus ta couche ? Non!
MARlE-GISÈLE. Tu sais bien que M. :sltonclub:lt GEORGES. Marie-Gisèle!
est beaucoup trop bien élevé pour craquepouiter.
MARIE-GISÈLE. Il n 'y a plus de Marie-Gisèle,
surtout à cette heure-là!
Georges! Les taies me tombent des yeux.
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GEORGES. Les quoi? femme! Moi, une Moisson-Fleurie-Pintade! Parce
que ma famille aussi figure-toi, elle a connu Louis X
MARlE-GISÈLE (se dirigeant vers l" armoire qu'elle Le Hutin, seulement, nous, les Moisson-Fleurie-
ouvre). Les taies! Je vois clair tout à coup, tu m'appa- Pintade on ne leur vendait pas des grolles aux rois,
rais enfin tel que tu es ! Après dix ans de mariage on les éduquait! C'est un Moisson-Fleurie-Pintade
tyrannique, je découvre ton vrai visage : un.e qui apprit à lire à Pépin le Bref quand il était petit!
bouillote de lâcheté tiède! Et il aura fallu qu'Il Alors c'est pour te dire !
y ait menace en la demeure!
GEORGES. Ça c'est la meilleure! Comment tu
GEORGES. Péril. l'as appelé le soldeur de tatanes quand tu l'as
rencontré pour la première fois au bal ? Hein ?
MARIE-GISÈLE. Quoi? Comment tu m'as appelé quand je t'ai offert une
GEORGES. Péril en la demeure. pantoufle de vair? Dis-le! "Mon Prince Char-
mant" tu m'as appelé, alors maintenant ne la
MARIE-GISÈLE. Non. Menace! C'est fmi l'étouf- ramène pas avec Pépin le Bref parce qu'il ne
fement Georges, à partir d'aujourd'hui, je suis libre, m'arrive même pas à la cheville Pépin le Bref!
je respire, ma langue est à moi et je dis: "menace
MARIE-GISÈLE. Quoi ! Tu oses insulter un ami
en la demeure !" et si tu n'es pas content, c'est du
de mes parents qui était la générosité même, alors
semblable au même ... que pour me conquérir tu n'as été capable de
Elle commence à/aire sa valise. m'offrir qu'une pantoufle, même pas la paire! Et
en plus, elle ne m'allait pas!
GEORGES. Qu'est-ce que tu cherches exactement?
A me ruiner, à me réduire à la famine, à ce que je GEORGES. Une pantoufle Gantémouflon, que
mange des miettes de topinambour sur des tapis j'avais faite de mes propres mains, elle ne t'allait
pas!
usés?
MARIE-GISÈLE. Non, d'ailleurs rien de ce que tu
MARIE-GISÈLE (tout en remplissant sa valise des
m'as fait ne m'a jamais été! J'aurais dû écouter
affaires qu'elle sort de l'armoire). Quand je pense ma mère et épouser un des nôtres, un preux!
que j'ai perdu mes dix plus belles années à tes
côtés, à côté d'un vendeur de tatanes car tu n'es GEORGES. Tu sais ce qu'ils faisaient avec les
qu'un vendeur de tatanes, un soldeur de pompes mégères de ton cru, les preux, Pépin et les autres,
qui au premier assassin venu lui largue sa propre ils les balançaient du haut de leur donjon et de joie,

142 143
ils se peignaient une croix blanche sur le gonfa- MARIE-GISÈLE. Alors on fanfaronne moins main-
non. Est-ce que je t'ai une seule fois balancée du tenant! Eh bien qu'est-ce que tu attends ?
haut d'un donjon? Réponds!
MARIE-GISÈLE. J'aurais adoré ça! GEORGES. Comment, qu'est-ce que j'attends ?!

GEORGES. Tu aurais adoré ça ! MARIE-GISÈLE. Pour aller voir, pour sortir, pour
te battre.
MARIE-GISÈLE. Oui j'aurais adoré que tu me ,:
donnes une seule fois la seule chose que je dési- . GEORGES. Pourquoi veux-tu que j'aille me battre
rais vraiment: la poésie! Galoper sur les plalge:S avec le concierge que tu as réveillé avec tes cris
accrochée à ta selle, manger à pleines dents d'autruche!
viande crue, crier ton nom sur les dunes,
notre désir dans la vague océane, saisir l'aube et MARIE-GISÈLE. Le concierge! J'en étais sûre 1
vent en scrutant du donjon, enfin vivre quoi! Tu nies l'évidence, même la tête sur le billard . . :
GEORGES . Et tous les étés au Touquet-Plage, . . GEORGES. Sur le billot.
les as oubliés! Tous nos après-midi en pédalo
je te chantais à perte de voix: "Qu'il est beau MARIE-GISÈLE. Non ... sur le billard. On n'est
soleil, qu'i! est beau, qu'il est beau, qu'il e.~tvennei plus au Moyen Age.
il dore notre peau, qu'il est beau", tu les
ces moments de joie intense! GEORGES. II faudrait savoir.

MARIE-GISÈLE. Non Georges ! MARIE-GISÈLE. N'importe quoi! Pour surtout


ne pas quitter tes petits souliers ... La vérité c'est
GEORGES. Ah quand même!
que tu es un couard, la lâcheté te boursoufle l'épi-
MARIE-GISÈLE. Toi en short et maillot de derme, tu n'as plus rien d'humain.
sous un parasol, ça ne s'oublie pas ! Ça vous
à vie comme un cauchemar qui vous hante à GEORGES . . PI~,s ri~n d'humain, ?loi qui ai créé
la rétine! deux magasIns orteIls fragiles et PIedS sensibles" !
On entend à nouveau les pas qui font crClQu'er 1 MA~IE-?I~ÈLE. "Orteils fragiles" ! C'est bien ce
façon lugubre le plancher derrière la porte. que Je dIsaIs, un dégénéré, un monstre, une erreur
Gisèle et Georges se figent. Les pas s'arrêtent. de la nature ...
," 145
GEORGES (la traînant vers le miroir). Regarde- On entend à nouveau les pas grincer, cette fois ils
toi dans la glace et dis-moi qui, à part une erreur sont étrangement plus présents, plus dangereux.
de la nature, aurait pu t'épouser. Marie-Gisèle se retourne fixant la porte, Georges
s'immobilise sur le lit et le dernier livre lui tombe
MARIE-GISÈLE (jetant à terre le miroir). Voilà ce des mains. Ses yeux s'agrandissent, il a manifes-
que j'en fais de ta glace! tement peur.
GEORGES (bondissant sur le lit pour atteindre la MARIE-GISÈI..E. Voilà c'est [mi.
bibliothèque qu'il vide intégralement). L'annuaire,
où est l'annuaire? GEORGES. Non ... Bon ... Pour te faire plaisir,
mais vraiment pour te faire plaisir, je vais appeler
MARIE-GISÈLE. C'est ça, vas-y, appelle un docteur la police ...
pour me faire enfermer, lâche !
GEORGES. Un docteur?!! Prétentieuse! J'appelle MARIE-GISÈLE (se relevant). Ah! sûrement pas !
C'est trop facile, au moindre assassin, hop, on
un vétérinaire.
appelle la police! Et puis je suis encore ta femme
MARlE-GISÈLE. Maman, pardon maman, tu m'avais non, tu ne supporterais pas que des policiers me
pourtant prévenue, pardon maman. voient dans cet état !

Elle lui jette sa valise au visage. Elle arrache le téléphone et le brise par terre.
GEORGES (ouvrant sa valise et jetant à la ""li'P ', GEORGES (au comble de la rage). Th sais Marie-
les affaires de Marie-Gisèle). Th m'as détruit, Gisèle, il y a quelqu'un que j'envie, c'est le tueur
je ne te laisserai pas massacrer l'appartement que ' qui va entrer ici et t'étrangler, je ne sais pas ce que
j'ai payé de mes mains qui ont inventé la chaus- ", je donnerais pour être à sa place.
sure Gantémouflon.
MARIE-GISÈLE. Un assassin, si au moins tu étais
MARIE-GISÈLE (hagarde, assise par terre). Ue()rg~:s,:; un assassin! Rien qu'un petit tueur, j'éprouverais
même la plus petite des fourmis jaillit hors enfin un frisson avec toi. ..
fourmilière lorsque sa femelle est en danger ... \"fU'l>- ,
moi un homme qui n'est même pas une fou,rmi ; GEORGES (se dirigeant vers la table de nuit). Là,
pour sa femme, c'est lamentable. tu as été trop loin, la coupe est pleine.

147
,
Il ouvre un tiroir et en sort un couteau, puis se L' homme a une casquette et un costume bleu-gris
dirige vers Marie-Gisèle. où Sail! brodées les lettres SRC.

MARIE-GISÈLE. Regarde ma peau ... elle ne fris- L'HOMME. Messieurs dames: "Service de réani-
sonne pas, elle rigole! mation des couples". (Il sort un petit carnet et ins-
crit quelque chose.) Ça fait trois cents francs. Si
On entend deux pas, puis des coups sourds à la vous voulez bien signer là.
porte. Georges se pétrifie, il lâche son couteau.
Marie-Gisèle terrorisée court dans les bras de . GEORGES. Trois cents francs?!
Georges, tous deux regardent la porte, la poignée
L'HOMME. Oui monsieur, c'est le tarif de nuit.
remue deux fois.
MARIE-GISÈLE. Georges, je te demande pardon. MARIE-GISÈLE. Mais nous sommes abonnés.

GEORGES. Non c 'est moi. L'HOMME. Je sais bien ma petite dame ... mais
après deux heures du matin, c'est pour tout le monde
MARIE-GISÈLE. Tu m'aimes? pareiL .. vous savez c'est pas moi qui fais les prix.

GEORGES. Oui mon cœur, sans toi je ne suis rien. . GEORGES. Bien sûr. (Il va chercher son chéquier.)
. Vous voulez boire quelque chose?
MARIE-GISÈLE. Tu es ma fourmi, tu sais.
L'HOMME. C 'est pas de refus. La soirée a été
GEORGES. Je suis vraiment ta fourmi? dure. Je viens de faire un docteur qui ne parlait plus
MARIE-GISÈLE. Mais oui mon chéri. à sa femme depuis dix ans. J'ai cru que j'y arrive-
rais jamais. (Marie-Gisèle lui tend un verre de vin.)
GEORGES. Merci. Merci ... Ça s'est débloqué d'un seul coup ... une
belle scène ... Il a fini par l'assommer d'un direct
MARIE-GISÈLE. Georges, j'ai peur. du gauche ... C'est déjà pas si mal ... ils ont repris
contact, ça peut très bien repartir entre eux quand
GEORGES. Je suis là, ma vie.
elle se réveillera. Pour vous, comme ça se passait
La poignée tourne encore deuxfois, puis après deux bien, et ça fait toujours plaisir quand ça accroche,
coups sourds la porte tourne violemment sur ses je vous ai fait cent vingt-cinq pas au lieu de cent et
gonds. Georges et Marie-Gisèle poussent un cri. je ne vous compte pas le supplément.

148 149
MARIE-GISÈLE. C'est rres gentil.
Georgts signe la/nelllft.
L'HO.\.IME. 1ai.... z dQnc:, allez... MeWeurs dames.
tous mes vœux et lia prlXha1ne !
1/ sorl.
;\iARIE-(j ISÈLE. 1\ est ru bien.
GEORGES. On a vrai~n1 bien fait de ,'abonner
l cene IMi!;OTl.
MARIIU.i ISÈLE. Oui. leur pcrsoooei est qualiOé,
sérieux, el, en plus, il ptiscme bien.
GEORGES. On va se coucher mon ::unour.
MARllU.ilSÈlE. Oui. mon amour.
Les yeux dans les ~ux, GeorgtS el Marie·Gislle
Gal17émouflo1l plot!!jelll dans le IiI.
Guérison

1 Ils discutent en marchant.

- Le mot théâtre vous donne-tcil envie d'aller au


théâtre?
Ce sont plutôt des amis.
Qui vous donnent envie?
Disons qui m'y entraînent.
Jamais le mot 7
Le mot théâtre ?
Oui.
Rarement.
Comme moi. A mon avis, il est foutu.
Le mot théâtre ?
Oui, peut-être même est-il mort sans qu'on
s'en soit aperçu.
- On en aurait parlé dans les journaux ou à la
télé.
- Il n'y a pas de théâtre à la télévision.
- Non, mais il y a des nouvelles, et le décès d'un
mot comme théâtre aurait fait des vagues, quand
même.
- Vous avez peut-être raison.
75
- 11 est toujours là c'est SÛT. - Doctteur.
- Pas en grande forme en tout cas. - Oui, ou doctenrt. Vous avez un rhume, vous
- Possible. consultez un docteur; pour une angine de poitrine,
Amoindri. vous courez chez un docteurt.
- Probablement. - Ce"serait beaucoup plus simple c'est vrai.
- Je me demande s'il n'est pas temps qu'on - Plus juste surtout. Et quant à ceux qui ne gué-
rajoute des lettres. rissent jamais personne on leur enlèverait leur t au

1
- Des lettres ? bout de six morts par exemple. Qui alors irait se
- Oui. Un e, un 0, unp ou mieux un t le t faire soigner chez un "doceur" !?
force bien le mot, ça le structure. Ce n'~st - Personne bien SÛT.
leurs pas un hasard si "structure" en a deux. - Je pense qu'il faudrait organiser une réévalua-
imaginez "structure" sans t: "srucure". tion des performances de l'ensemble des prati-
- C'est vrai ça ne donne pas très envie de ciens suivie d'une répartition de la lettre t au vu de
construire. leurs résultats.
- Pour le moins. - Cela permettrait sûrement de rééquilibrer le
- J'ignorais totalement l'importance de la budget de la santé.
tr~ t pour le soutien du mot, pour son - Ne vaudrrut-il pas mieux dire "avec t"?
ffilsme. Que santé?
- Elle est essentielle. Regardez, pour la pr~:vell-'é - Oui.
tion du danger, on en a mis trois: ATIENTION - Non, santé convient parfaitement pour dési-
serait ce mot alarme sans ses trois t (il crie) : gner la bonne forme, un mot sans t est un mot qui
"A-en-ion l'immeuble s'écroule 1" Personne ne va bien, regardez plaisir, paradis, rebond, envol,
gerait. cognac.
- C'est fou, on ne réalise pas que le t peut - Crevette, escargot et lansquenet ne vont pas
sauver la vie. mal non plus.
- Très souvent. Enlevez leur donc le t et vous verrez leur mine.
- Ce qui m'inquiète tout à coup c'est qu 'il - Vous avez rruson.
en a pas dans "médecin". - Le t est un renfort, une vitamine, parfois une
- C'est pour ça que moi j'appelle toujours prothèse.
docteur. Au moins il y en a un. - Mais j'y pense tout d'un coup, le mot théâtre
Les bons devraient en avoir deux. en a déjà deux 1
76 77
- \IOUS vous rtr.ocz compre cc qU'li porte '1
- Quoi de plus?
- Deux mille cinq CCJI{S ans de tragédies, rarces.
dnunc:s et OOIIlldies ! d'Eschyle à Beckett 1
_ Toute l'an,oiue et l'ironie du monde qu'il
doit dire avec seukmenl sept petites k::ttres 1
- Mon Dieu 1vite, rajoutons-lui un r.
- A mon avis deux eSI un minimum.
- Deux! ça fCTaitquatrc 11
- Pcnscz.àl'avenir.
- Ça va coolinucr encore 1000gtempilie Ihtàtrc ?
- l 'en ai peur.
- Bon va pour quaLte. Cc qu.î donne ?
- Thétâtrel
- ThélAtret?
- Oui. Alors 1
- PumaL
- Si je \WS propœais d'aller 3Il1btdrret te soir_ ..
- le De dinIis pas non, une soute au ~ ça'
donne envie !
- Jccroisquenous l'avonssauvt 1
Un ItmpS.
- Dites-[]}()i?
-- "'"
Le mot . ritifvousdonne-t-U envie de boirel
un apéritif ?
- Toujours.
- Moi aussi. Je VOUI invite 11 boire un vern: au '
bar du tMlâtret, ça vous dit 1
- J'adonl [cs me;tAttcts qu.î ont uu bar 1
Panaris

1 l~IICI(1ne et Hugues-Jean de SOJlplemont dînent


à face, dans la salle à manger austère du manoir
!a/niti'"ri. Pas un mot, seul le bruit des fourchettes
et celui des mandibules. Soudain, Luciane parle.
LUCIANE. Hugues-Jean ...
HUGUES-JEAN. Oui, ma chère ...
LUCIANE. Hugues-Jean, quand vous dites que ce
pauvre Constant a un panaris mal placé, j'ai du
mal à comprendre.
HUGUES-JEAN. Qu'y a-t-il à comprendre Luciane ?
li a un panaris mal placé. Un point c'est tout.

LUCIANE. Mais comment peut-on avoir un pana-


ris mal placé, Hugues-Jean ?
HUGUES-JEAN. Je l'ignore, Luciane, probable-
ment comme on peut avoir une oreille mal placée
ou une narine mal placée.

127
LUCIANE. Non. LUCIANE. Par moments, je me demande si je
rêve ! Mon propre époux refuse de sauter l'obs-
HUGUES-JEAN (légèrement agacé). Bon! Alors tacle de l'évidence !. .. Et où voulez-vous qu'il
comme une voiture mal placée! Ça vous va ? soit le panaris? Où ? Sur le mollet? Dans les che-
veux? Sous la langue?
LUCIANE. Hugues-Jean, je comprends parfaite-
ment qu'une voiture puisse être mal placée, par HUGUES-JEAN. Luciane, si vous continuez à
exemple, devant une porte cochère, mais un pana- m'emmerder avec votre panaris, je vous préviens,
ris, c'est impossible ... je vous plante là et je vais prendre une cuite avec
Viredieu-Mondricourt !...
HUGUES-JEAN. Ah bon!! C'est nouveau ça?
LUCIANE. . .. Qui vous racontera, pour la mil-
LUCIANE. Mais non, c'est très vieux. Ça date de lième fois, comment il a perdu un testicule en
l'apparition du panaris. Indochine ... Ça, vous ne vous en lassez pas!
HUGUES-JEAN. Vous voulez me faire avaler que HUGUES-JEAN. Non, parce que ce testicule, lui,
le panaris est né bien placé ?!!! était mal placé et c'est quand même plus humain
LUCIANE. D'une certaine façon, oui. .. que votre panaris qui ne l'est soi-disant jamais!

HUGUES-JEAN (explosant). Ça c'est la meilleure ! LUCIANE. Ah, tiens! Le testicule du capitaine


Viredieu-Mondricourt était mal placé? C'est nou-
LUCIANE. Hugues-Jean, je vous en prie, contrôlez- veau ça ... ?
vous!
HUGUES-JEAN. Non, Luciane ! Ce n'est pas
HUGUES-JEAN. Luciane, vous me jetez, tout de nouveau, ça date de la naissance de Viredieu-
go, entre l'asperge et la poire, une histoire de Mondricourt.
panaris à dormir debout et vous voudriez que je
reste morne? C'est mal me connaître ! LUCIANE. Et je peux savoir où était ce fameux
testicule mal placé?
LUCIANE (s'énervant). Hugues-Jean, le PaIlari.S
est-il, oui ou non, toujours placé sur le HUGUES-JEAN (pointant son index). Là!
de l'ongle? Oui ou non? LUCIANE (intriguée, regarde dans la direction de
HUGUES-JEAN. Ça m'est égal. /' index). Où là ?

129
HUGUES-JEAN. Là, au bout de l'index. qui lui avait traversé la mâchoire, mais je suis per-
suadée qu'il aurait ri si l'un de ses officiers avait
LUCIANE. Vous plaisantez? prétendu avoir une couille au bout du doigt.
HUGUES-JEAN. Non, Luciane. Un homme né HUGUES-JEAN (se levant de table). J'ai trop
plaisante jamais avec ces choses-là... II d'estime pour votre père Luciane, vous compren-
qu'il était magnifique. Quand il saluait drez, j'en suis sûr, que je ne puis pas continuer à
hommes (il fait le geste) la vue de la virilité me nourrir pendant que)' on salit sa mémoire.
leur chef cognant sur son képi leur donnait
et courage ... Ils se croyaient invincibles ... LUCIANE. Vous battez en retraite Hugues-Jean !
Comme toujours, dès que vous sentez la bataille
LUCIANE. C'était un panaris. perdue...
HUGUES-JEAN (terriblement offusqué). Ah, non · HUGUES-JEAN. Je vous souhaite un agréable
Là, je ne vous permets pas ! dessert ma chère amie ...
LUCIANE. Au bout du doigt, ce n'était pas Il s'éloigne.
testicule. C'était un panaris!
LUCIANE. J'ai honte de vous avoir épousé, honte !
HUGUES-JEAN. Luciane, vous insultez 1' ~nnPJ Vous êtes un lâche, Hu~es-Jean ... un lâche!
française!
Il sort.
LUCIANE. Ah non, Hugues-Jean! Non, ça
ne me le ferez pas gober ! Mon feu père LUCIANE (s'effondre en larmes). C'est de ma
général, je vous le rappelle! faute ... les hommes ont horreur qu'on leur tienne
tête avec cette histoire de panaris ... je le sais, ils
HUGUES-JEAN. Je m'en souviens p3.1rfaitenlen me quittent tous pour la même raison ... mais je ne
Luciane, vous semblez oublier que je vous ai peux pas m'en empêcher ... j'adore parler des
parce que vous aviez son menton. panaris ... je n'y peux rien .. .
LUCIANE. Eh bien, je vous le dis tOUlt n~lt 1ilugl~es; Elle hoquette et plonge la tête dans son assiette.
Jean, mon père aurait ri, je dis bien "ri", et
savez combien il avait du mal à rire avec ce
130
Bronches
La petite ONU
PERSONNAGES

La Femme SCÈNE 1
Le Mari
Le Casque bleu Fin de soirée. Vitres brisées, canapé éventré,
L'Homme vases en miettes, unefemme hors d'elle poursuit
son mari dans un salon saccagé, jetant sur lui
toutes sortes d'objets qu'il esquive de justesse.
LAFEMME (hurle). Je te hais! je te hais! Je veux
que tu meures ... !!
LE MARI (rugit). Mais je suis mort! Vivre avec
toi, c'est mourir! Je suis décédé depuis vingt ans 1
LA FEMME. Sauf que tu ressuscites deux fois par
semaine pour aller voir ta pouffiasse !
Elle se jette sur lui, un chandelier à la main, le
mari l'évite, elle réussit à attraper sa chemise qui
se déchire. Le mari la repousse en criant.
LE MARI. Hyène hystérique! Vampire!
Lafemme tombe en se cognant sur la table basse
qui vole en éclats, mais elle a le temps d'attraper
les jambes de son mari qu'elle mord de toutes ses
forces. Il gémit de douleur. Tandis que le mari et
SI
la femme se battent, un homme pénètre sur scène, (Elle saisit la pelle il cendres dans la cheminée et
costume, cravate, chaussures brillantes, l'élégance sort de la pièce ivre de rage. On entend la porte
tranquille d'un diplomate de carrière. Il s'adresse d'entrée s'ouvrir. Silence. Un temps. Lafemme
au public. réapparaît, dans le salon, interloquée.)
L'HOMME. Chez vous c'est la guerre. Cela fait C'est un casque bleu.
1 plusieurs mois et peut-être plusieurs années qu'elle LE MARI (perdu). Quoi?!
dure. Le combat avec votre conjoint fait rage.
Votre mari vous blesse, votre femme vous torture, LA FEMME. Un casque bleu je te dis ... !
les dégâts matériels sont considérables (il se baisse Un grand gaillard en treillis pénètre dans le salon,
pour éviter une lampe lancée par lafemme, qui va avec armes, bagages et casque bleu sur la tête.
se briser contre le mur...) et tout cela dans l'indif-
férence générale ... Vos amis, votre famille, vos LE CASQUE BLEU. Madame Labretin ?
voisins font semblant de ne rien voir, terrorisés à
l'idée de prendre parti et d'être entraînés à leur , LA FEMME. Laventin.
tour dans le conflit ... (Le mari pousse un cri de " LE CASQUE BLEU. Excusez-moi. .. Madame La-
bête, il vient de recevoir une chaise dans le bas- ventin je vais vous demander de placer vos mains
ventre.) Qui va arrêter le camage ? Va-t-on aller sur la tête et de vous tourner vers le mur pour que
jusqu'au divorce sans que personne n'intervienne 1 je puisse vous fouiller.
Non, car la petite ONU veille !. .. Sa mission: la
paix ! Tandis que l'ONU s'oCcupe du Kosovo ou de Totalement sidérée, la femme questionne du regard
la Côte-d'Ivoire, la petite ONU se charge de votre ·' son mari effondré près de la fenêtre.
ménage. C'est la même mission : la paix partout
dans le monde, y compris chez vous. LE MARI. Je pense que c'est la petite ONU chérie...
Il sort de la scène tandis que derrière lui le couple Le casque bleufouille lafemme.
en lambeaux continue de s'écharper. Soudain une LE CASQUE BLEU. C'est bien, monsieur, d'avoir
sonnerie retentit, les époux surpris se figent. La prononcé le mot "chérie", c'est une première
femme fusille son mari du regard.
marche vers un traité de paix.
LA FEMME. C'est elle! Je ne le crois pas ! Elle ose
venir te relancer ici. (Elle bondit.) Elle va com- LAFEMME. C'est réflexe! II n'en pense pas un
prendre! mot cette ordure ... Dis-le! ... Dis-le au monsieur !

52 53
LE CASQUE BLEU. Sergent Lundstroem Inkint.: casque bleu tire soudain de son barda un rou-
2c régiment aéroporté Malmo ... Suède ... (Il de fil de fer et le déroule d'un bout à l'autre
des poches de lafemme un coup de poing an:ler'I" salon, séparant la pièce en deux. Le mari et la
cain, des ciseaux et un couteau.) Tout vous

1
'frnlme le regardent, ahuris. Il sort une lettre de
rendu à la fm des hostilités. mission et la tend aux époux.)
LA FEMME. Vous êtes suédois? : Madame, la petite ONU vous a attribué la zone sud
de l'appartement et à vous, monsieur, la zone
LE CASQUE BLEU. Oui madame. nord .. . Les toilettes sont en zone neutre, mais
LA FEMME. Vous n'êtes pas noir? . vous devrez me demander un laissez-passer une
heure avant de vous y rendre ... En cas d'urgence
LE CASQUE BLEU. Non madame. la Croix-Rouge a mis à votre disposition ceci...
L~ FEMME. D'habitude les casques bleus
(Il sort de son barda deux pots de chambre mar-
noIrS .• . qués du signe de la Croix-Rouge internationale et
les place de chaque cbté du barbelé.) Le secteur
LE CASQUE BLEU. Pas du tout madame. de la cuisine est strictement interdit. NO EN-
TRANCE!
LA FEMME.. Ah si ! ceux qu'on voit à la télé ils ,.
sont toujours noirs, hein Georges? ' LA FEMME. QUOI." ..

LE: MARI. S'il te dit qu'il n'est pas noir, il n'est pas , LE CASQUE BLEU. Désolé, classé zone à hauts
nOIr ! risques ... Les casseroles, la vaisselle, les cou-
verts .. : je pense que vous comprenez.
LA FEMME. II n 'y a pas une amaque là-dessous?
Vous n'êtes pas le frère ou le cousin de Suzanne la LA FEMME (explosant). Mais qu'est-ce que c'est
maîtresse de mon mari ? Elle vous a demandé de que cette histoire! Qu'est-ce que vous faites ici !1
m'éliminer c'est ça 1
LE CASQUE BLEU. Madrune : je suis là pour
LE MARI. Vous entendez ! Vous entendez avec faire respecter les droits de l'homme.
qui je ".is !.une dingue! Vous savez ce que c'est
une vraIe dingue ? Et les dégâts que ça provoque .1 LA FEMME. Les droits de l'homme, je rêve! La
cuisine ce sont ceux de la femme (Elle se retourne
LE CASQUE BLEU (souriant). Nous nous sommes vers son mari,folle de rage.) Dis quelque chose
occupés de monsieur Milosevic, ne l'oubliez pas. toi espèce de larve !
54
55
Le mari, perdu, hésite. Elle attrape une lampe et Les cris réveillent les voisins qui se mettent à taper
la lui jette dessus. Elle se brise sur son épaule. contre les murs ...
LE CASQUE BLEU. Vous êtes touché? LES VOISINS (voix off). "Silence!" "Ça suffit !"
LE MARI. C'est bon, juste une égratignure ... mais "On dort !" "Vos gueules !", etc.
alors, on se nourrit comment?
Le casque bleu se précipite sur l'interrupteur. Le
Le casque bleu sort de son barda quatre paquets salon est plongé dans le noir.
qu'il tend à lafemme.
LE MARI (terrifié). Qu'est-ce que vous faites?
LE CASQUE BLEU. Deux rations par jour, don de
Médecins sans frontières. LE CASQUE BLEU. Je décrète le couvre-feu ...
Mesure de sécurité obligatoire quand le conflit
risque de s'étendre aux territoires voisins ...
SCÈNE 2 LE MARI. Bon! Moi je suis crevé, il est minuit,
je vais me coucher !
Il fait nuit. Dans le salon, de part et d'autre des
barbelés, le mari et la femme mangent sans appétit LA FEMME. Ah oui à propos comment on fait
leurs rations, tandis que le casque bleu patrouille pour dormir?! ... La chambre elle est zone quoi?
lentement dans le no man 's land le long du bar- Lachambre ... ?!
belé. La femme au bord de la nausée crache la
bouchée qu'elle vient d'ingurgiter. LE CASQUE BLEU. Le règlement a tout prévu
madame.
LA FEMME. Pouah! c'est infect! Immangeable!
(Fusillant son mari du regard.) Quand je pense à
ce que tu donnes chaque année à toutes ces asso- SCÈNE 3
ciations humanitaires ! Du caviar, il devrait y avoir
dans leur repas-minute ! Du caviar ! Qu'est-ce Le mari en pyjama et la femme en chemise de nuit
qu'ils en font de ton argent, j'aimerais bien le sont allongés dans le lit conjugal de part et d'au-
savoir! Ils le planquent en Suisse comme Eltsine, tre du casque bleu, somnolant entre eux, en uni-
Poutine et les autres, ou alors ils vont se payer des forme. Le mari se tourne et se retrouve se cognant
filles. (Elle hurle.) COMME ml ! POURRI! ORDURE! contre le casque bleu imperturbable. Excédé par
n.s lE mOMPENT COMME TU ME mOMPES ! le manque de place il se redresse.
56 57
LE MARI. Dites vous avez vu la place que j'ail serre contre sa poitrine.) J'avais oublié ce que
Vous ne pourriez pas au moins enlever votre gilet c'était!
pare-balles ?!
LE MARI (bondit hors du lit). Ah non là c'est
LE CASQUE BLEU. On n'a pas le droit. trop!
LEMARI. Vous savez je n'ai ni revolver, ni mi- Il attrape tout ce qui lui tombe sous la main et le
trailleuse, ni .. . balance sur safemme qui disparaft sous les draps.
LE CASQUE BLEU. C'est pas le problème. Le casque bleu sous cette pluie d'objets se protège
comme il peut, décrochant précipitamment son
LE MARI (à bout). Alors c'estquoile problème 1 walkie-talkie.
LE CASQUE BLEU. Le viol !. .. (T~te du mari.) . LE CASQUE BLEU. Ici Fox 3 Tango ... demande
... Rien que l'année dernière en simple mission de de renforts immédiats ... subissons lourd bombar-
nuit comme celle-là, cinq de nos gars dont un offi- . dement. .. je répète: demande de renforts ...
cier se sont fait violenter par des couples ... De-
puis, le port du gilet pare-balles et les genouillères Le casque bleu tente de placer l'armoire devant le
sont obligatoires au lit. lit pour protéger lafemme des projectiles lancés
par son mari. Ce dernier agacé par l'impassibilité
Abandonnant, le mari se laisse choir sur son oreil- du casque bleu le provoque:
ler en sanglotant.
LE MARI. Alors qu'est-ce que tu fous! Bats-toi si
LE MARI. Je n'en peux plus ... JE-N-EN-PEUX- ' t'es un homme!
PLUS 1On mange mal, on ne peut pas dormir, on .
ne peut pas pisser sans un laissez-passer! Quand LE CASQUE BLEU. Désolé nous ne sommes pas
tout ça va finir 11.. . Quand ?!. .. autorisés à répliquer. Nous sommes les soldats de
la paix monsieur, pas ceux de la guerre.
LE CASQUE BLEU. Quand vous aurez signé un
accord de paix avec votre épouse, l'ONU me rapa- Cette phrase redouble la rage du mari qui achève
triera aussitôt. de détruire la pièce, balançant chaises, fauteuils,
rideaux, tiroirs, etc. sur le casque bleu, tandis que
LA FEMME (se redressant tel un ressort). Mais la femme horrifiée se protège derrière le soldat.
moi je ne veux pas qu'il s'en aille ! Pour une fois La bataille fait rage. L'homme du début pénètre
qu'il y a un homme, un vrai, près de moi ! (Elle le sur scène et s'adresse au public.
58 59
L' tIOMME. La petite ONU en moins de b'Ois ans 1
$&U~ plU! de deux cent quatre-vingt mille couples
de la destructioa rotaJe, ene a ~vi~ ~ b'OÎS millions
de per50nDCS la stparation el a ~ à neuf œDI
mîlle eafants ks lIlIumalismes du divon:c, Cou-
ples en conflit. avant qu'i l nesoil trop tard, appe-
lez la pcti\e ONU, (u numtro , 'inscrit lur NerOlI.}
Elle VOliS apportera la paix et qui liait pcut-o!tre
aussI l'amour ...
Derriire /"armoire on l'Oit k œsque bku n 1tJ~
s'embrtl.l$tr sauvage_fil,
1

Epistole
PERSONNAGES
,
/

Vivien VIVIEN. Mon cher Paul, je vous écris de ...


Paul
PAUL. Vous pouvez parler plus distinctement.
VIVIEN. Pardon?
PAUL. Vous n' articulez pas.
VIVIEN. Je n'ai aucune raison d'articuler, j'écris.
PAUL. Oui mais vous écrivez tout haut.
VIVIEN. Et alors ?
PAUL. Et alors je vous entends.
VIVIEN. Eloignez-vous. '
PAUL. Pourquoi puisq\le c'est à moi que vous
écrivez?
VIVIEN. Si je vous écris Paul c'est pour que vous
me lisiez pas pour que vous m'entendiez.
Un temps.
PAUL. Vivien, je peux savoir pourquoi vous m'écri-
vez au mois de mars ?
11
VIVIEN. Je vous l'explique dans ma lettre. et donc très vif, qui remue dans tous les sens ce
PAUL. Vous ne l'avez pas encore écrite. qui a pour conséquence qu'eUe ne dit pas toujours
précisément ce qu'on souhaiterait qu'eUe dise. De
VIVIEN. Non mais je sais ce qu'elle contient. plus le fait qu'elle soit placée dans la boîte crânienne,
PAUL. Si vous le savez pourquoi vous ne me le c'est-à-dire très proche du cerveau, ne donne pas .• >
dites pas? le temps à la pensée de se refroidir.
VIVIEN. Parce que ce n'est pas la même chose. PAUL. Je vois. Je dois donc m'attendre de votre
part à des propos glacés.
PAUL. Quoi?
VIVIEN. Maîtrisés disons.
VIVIEN. Dire et écrire.
PAUL. Maîtrisés!
PAUL. Ah bon !
VIVIEN. Oui, par la main qui va recevoir l'idée
VIVIEN. Rien à voir. apaisée et fortifiée par le long cheminement qu'elle
PAUL. Quand vous écrivez vous n'employez pas vient d'effectuer de la tête au poignet ne demandant
les mêmes mots, les mêmes verbes, les mêmes qu'à s'exprimer avec clarté dans les pleins et déliés
accents que ceux que vous utilisez pour parler de ma plume.
comme en ce moment. .. ? PAUL. Permettez-moi de douter.
VIV~N. Si mais ils n'ont pas ... comment dire ... VIVIEN. Douter? Douter de quoi?
le !llem~ p~lds, l.a même densité et peut-être pas la
meme sIgnification. PAUL. Que tout ce que vous venez de dire ait du
sens. Pardonnez-moi mais comme vous vous êtes
Un temps. expliqué avec votre petit morceau de chair si peu
PAUL. Vous m'écrivez en anglais? fiable, je doute, oui, que votre discours soit maîtrisé.
~. Non, mais je vous écris avec la main alors VIVIEN. Ne vous inquiétez pas, il l'est.
que Je vous parle avec la langue. PAUL. Tiens donc et pourquoi?
PAUL. Oui çaje vous remercie. VIVIEN. Parce que je l'avais écrit avant. Vous pen-
VIVIEN. Et comme vous avez dû le remarquer la sez bien je ne me serais pas risqué...
langue est un morceau de chair très COUrt, très innervé Un temps.
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PAUL. Et ça ?
PAUL. Vous n'auriez pas été capable de dire "Bon-
VIVlEN. Quoi? jour Paul, la mer est belle, je nage ... Il''
PAUL. Cette carte postale que vous m'avez envoyée VIVIEN. Je ne pense pas. Et puis sije vous l'avais
de votre lieu de vacances l'été dernier. dit c'est que vous auriez été là et vous auriez donc
VIVlEN. Eh bien? constaté par vous-même qu'il faisait beau et que
je me baignais ... alors à quoi bon le dire.
PAUL. Lisez-la.
Un temps.
VIVIEN (lisant). "Mon cher Paul. Ici il fait beau.
Je me haigne. J 'espère que vous allez bien. Ami- PAUL. Exact.
tiés. Vivien." VIVIEN. Cela dit je suis touché que vous conser-
PAUL. Vous n'avez pas l'impression que votre viez les cartes postales que je vous envoie.
pensée se soit un tantinet gourée d'itinéraire ? PAUL. C'est pour l'image. J'aime les dunes.
VIVIEN. C'est-à-dire?
VIVIEN. Je l'ignorais.
PAUL. Qu'elle ait raté le bras et se soit dirigée vers
PAUL. Celle du lézard ou celle du vieux avec la
la jambe et que vous ayez fini par écrire avec vos
pieds 1 cornemuse je ne les ai pas gardées.

VIVlEN. Paul, je vous en prie! VIVIEN. C'est bon à savoir pour la prochaine fois.

PAUL. Enfm Vivien, ne me dites pas que ces trois PAUL. Je suppose que vous ne passez pas toutes
lignes insipides sont le fruit d'une réflexion fenne vos vacances près des dunes?
et que vous n'auriez pas pu faire mieux en parlant VIVIEN. Non bien sûr, mais où qu'on soit si on
tout simplement ! cherche bien on en trouve toujours une ou pour le
VIVIEN. Je ne crois pas. moins un monticule sableux, surtout quand on sait
que ça fait plaisir... "Mon cher Paul, je vous écris
PAUL. Ne vous fichez pas de moi. de..... Pardonnez-moi je continue parce que le der-
VIVIEN. Je vous assure, je me souviens quand je nier courrier est à dix-neuf heures et j'aimerais
vous ai écrit ce mot, j'étais sur la plage écrasé de autant vous la poster aujourd'hui.
chaleur, incapable de prononcer la moindre parole. PAUL. Vous n'allez pas me la donner?
14
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VIVIEN. Non. PAUL. Non, que les deux experts-comptables de
l'entreprise s'entendent si bien les rassure. Les bons
PAUL. Quand vous l'aurez terminée vous n'allez amis faisant les bons comptes. Et c'est au nom de
pas me la donner? notre relation harmonieuse que je vous demande
VIVIEN. Non. de ...
PAUL. Vous n'oubliez pas, j'espère, que je suis assis VIVIEN. Non! Je ne vous donnerai pas ma lettre !
en face de vous Vivien? . Une lettre qui n'est pas portée par un facteur à
VIVIEN. Conunent pourrais-je l'oublier Paul ! Vous l'aube, dont l'enveloppe n'est pas déchirée avec
êtes assis en face de moi depuis quinze ans et trois une légère palpitation cardiaque n'est pas une le~,
mois, huit heures par jour, dans le même bureau, c'est un pli, un fax ou bien pire un e-mail! une swte
avec pour seule interruption quotidienne une halte de mots sans âme destinés à la seule communication.
d'une heure à la cafétéria où la plupart du temps PAUL. Vous savez ce que je pense Vivien?
vous parvenez à placer votre plateau en face du
mien. VIVIEN. Non.
PAUL. Oui, mais je ne choisis jamais conune vous PAUL. Je pense que vous vous apprêtez à m'écrire
ni chou-fleur, ni cabillaud, ni fromage à pâte molle. une lettre d'amour.
VIVIEN. C'est vrai et au mois d'août vous ne par- VIVIEN. Moi?
tez pas non plus en congés avec moi, mais le reste
de l'année nous pissons très souvent ensemble. PAUL. Oui vous. Je ne vois pas d'autre explica-
tion à vos cachotteries. Vous n'osez pas me dire
PAUL. Jamais face à face. que vous m'aimez alors vous me l'écrivez.
VIVIEN. Exact, de profil. Vous avez toujours la VIVIEN. Paul vous ne ...
délicate attention de choisir un urinoir parallèle au
mien. PAUL. Pour ma part je n'y vois aucun inconvé-
nient, il y a longtemps que je l'avais remarqué.
PAUL. Tout cela pour le plus grand bonheur du per-
sonnel et surtout de la direction. Vous le savez bien VIVIEN. Que je vous aimais?
Vivien.
PAUL. Oui.
VIVIEN. Que vous me suiviez chaque fois que je
vais aux toilettes les rend heureux ? VIVIEN. D'amour?
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PAUL. Bien sûr. Je me suis toujours dit un jour ou VIVIEN. Pour la première fois je préférerais.
l'autre ça va sortir. On y est. PAUL. Vous voulez que j'écrive c'est ça ?! Que
VIVIEN. Mais ... quand voUS en êtes-vous... ? j'écrive: "Je vous embrasse !"
PAUL. Oh de nombreuses fois, mais je dois dire VIVIEN. Oui je préférerais que votre premier désir
là où ça a été le plus flagrant c'est lors du dernier pour moi soit maîtrisé.
bilan. PAUL. TI faut vraiment que je vous aime ... donnez-
VIVIEN. Ah bon ? moi un stylo bille.
PAUL. Oui quand vous avez pris ma main, que VIVIEN. Un bleu, ça vous ira ?
vous l'avez'posée sur la souris de mon ordinateur PAUL. Parfait, allons-y ...
et que nous avons cliqué ensemble...
VIVIEN. Paul.
VIVIEN. J'ai fait ça ?
PAUL. Oui?
PAUL. Oui, et très tendrement Vivien, très très ten-
drement. VIVIEN. J'aimerais autant que vous ne m'écriviez
pas sur le papier à en-tête de la société.
VIVIEN. Ah...
PAUL. Vous êtes bien compliqué.
PAUL. Vous voulez que je vous embrasse ?
VMEN. Comprenez-moi, si vous m'écrivez sin-
VIVIEN. Surlajoue? cèrement "Vivien, je vous embrasse ... " j'aimerais
PAUL. Non sur la bouche. autant que ce ne soit pas sous "Marco Frères, pièces
VIVIEN. C'est-à-dire... détachées et matériel agricole" •.•
PAUL. C'est-à-dire quoi 7 PAUL. Bon, alors du papier blanc.
VIVIEN. C'est-à-dire ... ça vous ferait plaisir? VIVIEN. Merci Paul, merci beaucoup.
PAUL. Ça n'est pas impossible ... PAUL. De rien.
(Ils se mettent tous les deux à écrire. Quand ils ont
VIVIEN. Mais pas avec la langue Paul. terminé ils plient leur lettre et la placent dans une
PAUL. Je ne vais quand même pas vous embras- enveloppe qu'ils cachettent d'un coup de langue.)
ser avecla main ! Voilà
VJVIEN. Vous p:lSSCZ près d'une posle Paul pour
attraper votre RER ? Je me trompe ?
PAUL. Non.
VIVIEN. Ça ne vous ennuie pas de pœler la mienne.
PAUL. Pas du !OUI de lOUIO façon je dois y passer
pour (a mienne.
VIVIEN. Merci ..• Bienjc me sauve.
PAUL. Moi aussi,j'y vais.
VlVIEN. Ademain Paul.
PAUL. Adcmain Vivien.
Bataille navale

Un radeau fait de débris du pont provenant d'un


paquebot ayant sans doute sombré, dérive en
plein mer.
Le radeau est séparé ell deux: sur le côté gauche, les
restes d'une cabine de luxe fortement endommagée.
Un fauteuil en raphia y trône. Cette partie du
radeau est légèrement plus haute que la partie
droite, elle domine.
La partie droite n'est plus qu'un vague plancher
fait de lattes disjointes où l'eau passe. Sans doute
un morceau de coque attenant à la cabine, arra-
ché à sa suite.
Félix 8landaimé, la cinquantaine élégante, est
vêtu avec ce qui reste d'un smoking très bien
coupé. Il occupe la cabine, partie haute et riche
de cette embarcation de fortun e. Il écrit avec un
stylo dont il prend grand soin. A ses côtés, accro-
chée à un pan de cabine, une bouée du Neptune
(nom du bateau qui a coulé), reliée à un filin.
Quelques objets: valises, livres reliés, etc.
Plantin, que nous découvrons au bout de la seconde
réplique, est ce que l'on a coutume de nommer
85
chez les Blandaimé un "homme du peuple". Il plus il faut que je vous la jette quand vous ne vous
possède rien, sinon une bouteille de whisk:v noyez pas !
qu' il tient précieusement coincée dans sa "",'ntttrl!.
S'accrochent sur lui, en haillons, les IQlnb,eallX PLANTIN. Faisons comme avant.
d'un costume de barman; sur l'épaule droite
nLANDAIMÉ. Qu'est-œ que nous faisions avant 7
la veste, on devine /' épaulette dorée . . . Un demi··nœ·m
papillon, un quart de pantalon et une Cn,2UJ,SU,re l'LANTIN. Quand je commençais à glisser et que
1 entière.
Blandaimé est sur le fauteuil en raphia. Il
Sans lever la tête, il s'adresse à Plantin.
je sentais que j'allais me noyer, je criais: "Au
, ~ccours, au secours."
nLANDAIMÉ (affolé). Oh là, oui, oui, je me sou-
BLANDAlMÉ. Vous vous noyez ? .. Plantin 7. viens ... c'était horrible ces braillements, ce tohu-
Etes-vous en train de vous noyer? ... Je ne bohu ... non surtout plus ça ... non continuez à
entends pas ... Plantin répondez ! vous noyer en silence ... par contre si vous ne
Plantin que l'on découvre sur la partie droite . scrutez pas plus de deux à trois fois par jour.. ,
bateau.
PLANTIN. C'est à peu près le rythme que je
PLANTIN. Je scrute. m'impose.
BLANDAIMÉ (l'apercevant). Vous pourriez BLANDAIMÉ. Parfait, alors dans ce cas, c'est
venir, mon vieux, c'est agaçant à la fin! quand vous scrutez que je vous demanderai de
jeter la bouée. crier "Au secours, au secours",
PLANTIN. Ça n'aurait servi à rien, je scrute! PLANTIN. Ça déconcentre, mais si vous y tenez
absolument.
- ' ÉLi'.NDAIMÉ. Oui, mais enfin comment vo'ulez;
vous que je le sache moi que vous scrutez, . BLANDAIMÉ. Oui, vous êtes gentil, c'est pour
faites le même bruit que quand vous vous IlUyt;L. •.• éviter la confusion, comme ça, quand j'entendrai
Alors déjà que je m'époumone à vous en'fOvel "Au secours! au secours !", je saurai qu'il ne faut
vingt fois par jour cette bouée parce que pas que je vous envoie la bouée.
êtes incapable de tenir plus d'une ae:ml-m:ure:.
debout sur ce radeau sans tomber dans l'eau, si PLANTIN (après un temps). Où vous en êtes 7

86 87
BLANDAIMÉ. Bah, je tennine ... J'espère IILANDAIMÉ. Le plus souvent rien et le reste du
fois que ça vous conviendra, je trouve que ce lemps des pirates, une épave, un navire ennemi,
pas mal tourné ... mais vous savez comme nous ulle voile et quelquefois une terre, un point c'est tout.
sommes à la cinquième version, je n'ose trop
dire. Et vous? l'LANTIN. Rien d'autre ?!

PLANTIN. Moi, je scrute. IILANDAIMÉ. Ah, je vous l'affinne ! Je vous


wnseille d'ailleurs de vous reporter à l'excellent
1 BLANDAIMÉ. Oui, je m'en suis aperçu ... c
nouveau ... je ne vous avais jamais vu SCTIJter
ouvrage de Brindutier et Colasson, Contenu de
l'horizon, vous verrez qu'on n'a plus rien à attendre
auparavant. .. de ce côté-là, on a fait le tour de la question.
PLANTIN. C'est exact, je scrute depuis ce matin ... PLANTIN. Ah; tiens ... mais alors ... que me
conseillez-vous de scruter?
BLANDAIMÉ. Ah bien, et que scrutez-vous?
BLANDAIMÉ. L'infini.
PLANTIN. L'horizon.
PLANTIN. L'infini?
BLANDAIMÉ. Dommage.
BLANDAIMÉ. Sans hésiter, c'est plus grand, plus
PLANTIN. Pardon?
haut, il y en a partout, ce n'est pas juste un petit
BLANDAIMÉ. Je dis dommage parce que lacet qui coupe le ciel et la mer en deux, c'est une
sans surprise. grande chaussure, l'infini, une immense godasse
où il y a tout: du fromage, des peignes de dames,
PLANTIN. L'horizon? même Dieu ... mais surtout l'espoir. Alors croyez-
moi Plantin, laissez tomber l' horizon et foncez
BLANDAIMÉ. Oui. On sait maintenant d'une
sur l'infini en essayant d'apercevoir un petit bout
façon très précise ce qu 'il y a à l'horizon.
d'espoir ... C'est la seule chose qui puisse nous
PLANTIN. Non?! sortir de là.

BLANDAIMÉ. Je vous assure. PLANTIN. Et ma bouteille!

PLANTIN. Et qu 'est-ce qu'il y a à l'horizon? BLANDAIMÉ. Et votre bouteille, bien sûr!


on
PLANTIN. J'ai l'impression que vous y croyez Blandaimé, excédé, se lève pour aller chercher
moins à ma bouteille, non? la bouée.
BLANDAIMÉ. Je comprends que les vents BLANDAIMÉ. C'est exaspérant cette manie que
mer vous abrutissent, Plantin, que chaque' vous avez au moindre clapotis-clapotas de vous
émoussent un peu plus votre grain d'inte,llilgeulce, Foutre à la baille.
mais tout de même pas au point de dire que je
PLANTIN. Ça n'est pas une manie ...
crois plus en votre bouteille. (Il se lève.) Ça
trois jours et trois nuits que je me couenne le Il tombe dans l'eau.
sier sur mon raphia à écrire le message que
devons justement placer dans votre bouteille. BLANDAIMÉ. Si, c'est une manie! J'avais une
tante comme ça, dès qu'elle voyait des cerises, il
PLANTIN. J'espère qu'il sera moins cul que fallait qu'elle en fasse des confitures, puis ce
dernière fois ... sinon ma bouteille n'y cOlnpltez furent les prunes, les pommes, les châtaignes, à la
pas ... Où en êtes-vous, Blandaimé ? fin de sa vie, elle a mis ses trois chats dans des
bocaux. Chez nous, on appelle ça une manie.
BLANDAIMÉ. Je fignole, je serre les derniers ecrum" ,
je mets les accents, j'ôte une virgule, je fixe tin Il lui lance la bouée.
PLANTIN. J'aimerais le lire ... PLANTIN. Oui, mais moi ce n'est pas une manie.

BLANDAIMÉ. Une seconde Plantin, vous vuu""" BLANDAIMÉ. A part les chats, les cerises et ma
bien, je termine ... (Plantin s'éloigne de Blan- tante, ça y ressemble foutrement, Plantin ...
daimé.) Qu'est-ce que vous faites? ' PLANTIN. Je vous dis que ce n'est pas une manie!
PLANTIN. Là? Tl remonte sur le radeau et enlève la bouée qu'il
rend à Blandaimé.
BLANDAIMÉ. Oui.
BLANDAIMÉ. Alors c'est quoi, cette frénésie de
PLANTIN. Eh bien, comme d 'habitude, je glisse, déquiller dans la flotte vingt fois par jour?
et puis je vais dans quelques instants tomber dans
l'eau où je vais commencer à me noyer, mais vous PLANTIN (explosant). C'est que j'ai la mauvaise
allez m'envoyer la bouée et je vais remonter. .. place, Blandaimé. La mauvaise place de ce radeau!
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Vous m'avez mis sur le côté pourri, celui qui BLANDAIMÉ. Et alors! Est-ce ma faute à moi si
le côté qui est toujours au nord, qui s'enfonce, qui vous avez la même carrure, la même carnation, le
prend l'eau, le côté pauvre, le côté aban?onn~, même coefficient de flottaison mammaire que la
zone, le bidonville de ce radeau dont Je SUIS , '
baronne Katherine von Karpputzoff, ma voisine de
méduse et vous le méduseur. coursive !... dont, c"est vrai, j'ai été follement
épris dès le début de cette croisière ... Mais Plantin
BLANDAIMÉ (montant le ton). Je m'excuse! dites-moi lequel de nous deux, tout compte fait, fut
m'excuse! Je m'excuse! Plantin, déconnez le plus à plaindre lorsque le jour se leva ? Vous,
que vous voudrez, mais n'écourtez pas. habitant, disons de la chambre de bonne du radeau,
mémoire à ce point! Je vous rappelle PlantIn, mais vivant! ou moi, persuadé d'avoir sauvé
la nuit où le Neptune explosa, me projetant d 'une mort atroce la darne de mon cœur, la
miracle, moi et un morceau de cabine, à une baronne Katioucha von Karpputzoff, qui s'avéra
taine de mètres de l'endroit où il sombrait rorr\.! être, en séchant, le barm'an du salon des deuxième
biens avec ses six cents passagers, je vous classe! Qui est le plus à plaindre Plantin? Le sau-
pelle que c'est à ce moment précis que, dans veteur amoureux berné ou le sauvé mal radeauté ?
brasse très approximative, vous vous êtes Qui?
ché de mon radeau de fortune et ahanant
m'avez demandé l'hospitalité... Je vous ai réP'Jnq PLANTIN. Prenez ma place.
très franchement: L'appartement est pris, il ne BLANDAIMÉ. Ingrat, sans compter que de dépit,
que le palier et je ne suis sûr ni de son confort, : j'aurais pu, vous découvrant ignoble caricature de
de sa stabilité. Vous m'avez beuglé: "Je ma Katia, vous rejeter à la mer. ..
fous !" Alors je vous ai tendu la main en disimt
"Bienvenue à bord ... " PLANTIN. Non Blandaimé, ça non ...

PLANTIN.... Madame la baronne ... Katioucha. ·, BLANDAIMÉ. Ah bon et pourquoi donc? Vous
supposez peut-être m'avoir séduit?
BLANDAIMÉ. Comment? PLANTIN. Non. Mais je fais contrepoids Blan-
daimé ! Je fais contrepoids, vous savez bien. S'il
PLANTIN. Vous m'avez tendu la main et n'y a personne sur cette partie-ci du radeau: tout
m'avez dit: "Bienvenue à bord madame chavire ... vous avec; .. vous le savez bien Blan-
baronne ... Katioucha ... " daimé, sinon pourquoi vous fatigueriez-vous à
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m'envoyer la bouée une vingtaine de fois par PLANTIN. Je trouve ça littéraire.
pour m'éviter la noyade? C'est qu'elle vous
aussi cette bouée. BLANDAIMÉ. Vraiment?
PLANTIN. Oui, ampoulé même par moments.
BLANDAIMÉ. Ce n'est pas la seule raison ...
BLANDAIMÉ. Ampoulé?!
PLANTIN. Je n'en vois pas d'autre, Blimdlairoé."
PLANTIN. Moi je lirais cette lettre comme ça, à
BLANDAlMÉ.... vous possédez une bouteille; l'improviste, je n'y croirais pas.
Plantin ...
BLANDAIMÉ. Personne ne vous demande de la
PLANTIN. Exact! Et vous un stylo. lire à l'improviste.

BLANDAIMÉ. Que vous ne pouvez pas pnmdre PLANTIN. Mais enfin, celui qui va la trouver, si
sans me balancer à l'eau, c'est-à-dire sans quelqu'un la trouve, ce sera forcément à l'impro-
saborder ... car je suis aussi votre cOlotr1ep(lid:s; viste ! Eh bien, croyez-moi avec votre style tire-
Plantin ... bouchonné on n'a aucune chance ... Il n'y a aucun
progrès sur la dernière ... C'est toujours du caca
PLANTIN (après un temps de réflexioni. """Vil' parfumé ...
qu'économiquement nous ne sommes pas dans
même situation, mais stratégiquement nous BLANDAIMÉ. Bon alors, Plantin écoutez-moi: si
valons ... vous ne pouvez plus me supporter je vous
demande de me le dire tout de suite.
BLANDAIMÉ. C'est à peu près ça ... PeJosez-vous
tomber à l'eau dans les cinq à dix minutes qui sui- PLANTIN. Je n'ai pas dit ça ...
vent? BLANDAIMÉ. Ne jouez pas sur les mots, depuis
deux jours, je sens que je vous agace, que je vous
PLANTIN (tend lin doigt pour voir d'où vient le
crispe, que je vous courrouce ...
vent). Normalement non.
PLANTIN. Mais non! Mais ...
BLANDAlMÉ. Dans ce cas: tenez, c'est terminé.
(Il lui tend lafeuille sur laquelle il écrivait. BLANDAIMÉ. Si. Vous refusez mon varech, vous
tin la lit.) ... Alors ? ne vous retournez même plus quand j'urine, vous

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vous mettez à faire des choses non Corlcel~~ BLANDAIMÉ. Je suis loin d'être sur mes grands
comme "scruter", vous me chiez une colère de chevaux Plantin, très loin.
lité syndicaliste sur la surface corrigée COlnce:rila
votre part de radeau et maintenant vous me PLANTIN. Alors tant que vous n'êtes pas en selle,
que j'écris comme une vieille dinde! Non relisez-vous Blandairné !
non ! TI est temps de percer l'abcès !
/lLANDAIMÉ. Qu'est-ce qu'il y a de tire-bouchonné
PLANTIN. Blandaimé, ça fait la cinquième là-dedans! (I/lit le message qu'il a écrit.) " Toi
que je vous donne mon avis sur ce texte et je qui viens de trouver cette bouteille, sans doute
vous assurer que je sais ... humide encore de la vague qui la porta sur la
grève, sache que ceux qui t 'écrivent sont les
BLANDAIMÉ (explosant). Rien Plantin! seuls rescapés du naufrage du Neptune, nous
savez rien! Qui est Théodore de Bèze? Va'uqull;\l dérivons depuis des jours sur l'océan Indien en
de La Fresnaye? Archinard? Le préfet du Co'tenlit équilibre instable sur un frêle esquif fait de
Celui de la Gironde? Qui est Souffretin de Breuil!! planches sommairement jointes ensemble. Aie
Où se trouvent l'Illyrie, l'Istrie, la Croatie, la l'obligeance de téléphoner au poste de secours le
doine, le péritoine, Chichi Castenango, le plus proche pour qu'il nous dépêche une brigade
Louis Blériot, celui des Orfèvres? Qui a dé,~ou. v, de nos courageux sauveteurs. En attendant de te
le silicate de pemnanganèse ? Rien Plantin, vous : voir, crois cher monsieur, à l'expression, etc."
savez même pas le nom de cet oiseau qui C'est clair, précis, on voit tout de suite à qui on a
le ciel en ce moment. (Il lève la tête et le affaire !
du doigt.) C'est un couvre-temps Plantin, un
temps de la famille des cumulus, un oiseau qui PLANTIN. C'est bien pour cela qu 'ils ne se déran-
noumt uniquement de farine et qui au primtt:mt geront pas.
vient péter des nuages sur les océans ... IlcurcUM
ment c'est une femelle... avec un mâle, BLANDAIMÉ. Là, vous passez les bornes, Plantin !
aurions eu de l'orage. Rien, vous ne savez rien, Qu'est-ce que vous cherchez? La lutte des classes?
êtes une glaire de mouche coincée entre le nul et . . L'affrontement social ?
zéro et vous osez dire que j'écris .
PLANTIN. Je vous signale que ce message me
PLANTIN. Attention Blandaimé, je supporte concerne autant que vous, Blandaimé ! J'ai quand
sauf vos grands chevaux ... même mon mot à dire !
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BLANDAIMÉ. Vous assassinez mes vingt Neptune, non seulement nous en serions au même
et vous n'avez qu'un mot à dire en échange mais en plus j'aurais honte ...
mot à proposer! Mon Dieu! Dans quelle
vivons-nous ... Allez-y, dites-le votre mot ... ;Lf""Jfi,UVlltô. Honte?

PLANTIN. Ecrivez: "SOS stop SOS stop. Dériv,,, Que quelqu'un l'ait reçu.
est-ouest stop. Océan Indien stop. Suite nmufraj
Neptune stop. SOS stop SOS stop." C'est mon éducation qui vous gêne,
I>'-'CU'U."",,""=.
pas ? Vous ne supportez pas qu'on appelle
BLANDAIMÉ. Vous plaisantez? secours avec tact, raffinement, qu'on demande
de l'aide avec courtoisie. Ça vous irrite, vous,
PLANTIN. Non. c'est le rugissement de l'orque blessé qui fait fré-
BLANDAIMÉ. Mais enfm, si vous leur dites mir la banquise, c'est ça ou rien ?
sans arrêt, comment voulez-vous qu'ils
PLANTIN. Ce n'est pas de l'aide que nous allons
jusqu'à nous ?!!
recevoir avec votre foutue lettre ...
PLANTIN. C'est le code radio habituel.
BL,Mm,'\u,,rn. Ah oui, et c'est quoi?
BLANDAIMÉ. Mais on n'envoie pas ce texte
radio, on l'envoie pair bouteille. PLANTIN. Oh diverses choses ... les œuvres com-
plètes de madame de Sévigné ... une boîte de dra-
PLANTIN. C'est forcément un malfÏn qui va gées ... un caniche nain.
ver ce message et ils sont habitués à la radio
gens-là. BLANDAlMÉ (l'examine un instant). J'en étais
sûr, vous êtes malfXÏste.
BLANDAIMÉ. Vous dites n'importe
malrins sont beaucoup plus habitués à PLANTIN. Quoi?
qu'à la radio! Regalrdez le naufrage du Ne.Dtune!
Si le malrin-radio s'était servi aussi souvent de BLANDAIMÉ. ... Mais oui. .. ça y est ... j'y suis,
radio que de sa bouteille, nous n'en serions pas je vous revois ... la halrgne avec laquelle vous ser-
viez les cocktails ... ce regalrd gorgé de haine que
PLANTIN. Peut -être ... mais si c'était vous vous portiez sur l'élégante assistance du pont numéro
aviez dicté le message de perdition au malfÏn deux en secouant votre shaker. .. (Se prenant la
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tête entre les mains.) Je me souviens ... je PLANTIN. Je ne peux pas ...
revois, votre façon de servir les petits fours
un couteau entre les dents ... vous aviez tout llLANDAlMÉ. Pourquoi?
rouge! Tout! Jusqu'à votre veste!
PLANTIN. Je fais contrepoids.
PLANTIN. Ma veste de barman !
BLANDAlMÉ. . .. Donnez-moi la seule chose qui
BLANDAIMÉ (éclatant de rire). Votre veste reste humaine chez un Soviétique: la tendresse
barman! Avec vos deux épaulettes dorées! slave! ... Embrassez-moi!! Ah, Katia von Karp-
me prenez pour qui? C'est l'uniforme des putzoff, mon amour, pourquoi as-tu coulé toi
ciers du KGB. aussi... comme toute l'aristocratie.
PLANTIN. Du ... ? Il s'effondre en pleurant.
BLANDAIMÉ (de plus en plus exalté). Vous PLANTIN. Hitler, Adolf Hitler! Vous me rappele;;;
vous ne le saviez même pas, c'est une preuve Adolf Hitler dans ses derniers instants dans son
plémentaire que vous en faites partie, on ne bunker.
jamais aux gens du KGB qu'ils sont du KGB-,
sécurité ... preuve irréfutable Plantin ... BLANDAIMÉ (se relevant et coinçant Plantin).
Comment le sauriez-vous si vous n'étiez pas un bol-
PLANTIN. Vous délirez Blandaimé, vous chevik ? Ce sont eux qui sont entrés les premiers !
sez par le cerveau.
PLANTIN. Vous êtes un fou Blandaimé, un fou!
BLANDAIMÉ. Dites-moi tout. .. Plantin, le
tune ... le naufrage, c'est vous ? . . c'était BLANDAlMÉ. Je ne vous permets pas.
bombe? .. PLANTIN. Un fou ... j'aurais pourtant dû m'en
PLANTIN. Vos yeux gonflent? douter quand vous m'avez parlé de votre tante qui
faisait des confitures avec des chats ... vous avez
BLANDAlMÉ. Embrassez-moi! ses gènes.
PLANTIN. Quoi? BLANDAIMÉ. Ah non, pas la famille! Tout, mais
pas la famille! On s'était mis d'accord, Plantin .. .
BLANDAIMÉ. Avant de m'égorger ... embrassez- :
moi. PLANTIN. Oh pardon, je vous prie de m'excuser.
101
BLANDAIMÉ. Ce n'est rien, mais faites attemti()n BLANDAIMÉ (les yeux baissés). C'était celui de
la prochaine fois. la mère de la baronne von Karpputzoff.. .

/ls se serrent la main et retournent à leurs pltlce,s. PLANTIN. Je suis désolé ... Je vous jure que je ne
savais pas.
BLANDAIMÉ. Coupons la poire en deux.
BLANDAIMÉ. Ce n'est rien ...
PLANTIN. C'est-à-dire? Ils se serrent la main. On entend un grondement
BLANDAIMÉ. Vous écrivez le début et moi la
d'orage.
PLANI1N. Le vent se lève, les couvre-temps mâles
PLANTIN. Ce qui donne? traversent le ciel, Blandaimé, vite, votre stylo,
laissez-moi écrire!
BLANDAIMÉ. "Stop. Stop. Stop! sos
vons océan Indien, stop, suite naufrage N eDt~me. BLANDAIMÉ. Ça jamais ! Je n'ai pas envie d'être
stop. Appelons nos courageux sauveteurs repêché par les vôtres et finir au goulag! Liberté!
recevez l'expression de nos sentiments de Liberté chérie!
tude. Signé Plantin et Blandaimé, qui a écrit
deuxième partie du message." Le vent se lève de plus en plus, le radeau tangue.

PLANTIN. C'est grotesque! PLANTIN. Vite Blandaimé, c'est notre dernière


chance.
BLANDAIMÉ. Mais qui êtes-vous, Plantin ?
Le vent souffle.
Staline a accepté Yalta.
BLANDAIMÉ. Quand il n'y a plus de chance, il y a
PLANTIN. Il n'avait pas le cousin de Mrurct;:l encore de l'espoir, faites donner l'espoir !
Proust en face de lui.
Le vent souffle, le radeau tangue. Blandaimé est
BLANDAIMÉ. Pas la famille, Plantin! Ça suffit bousculé vers l'arrière du radeau.
On vient de le rappeler ...
PLANTIN. Que faites-vous Blandaimé ?
PLANTIN. Je suis navré, je ne savais pas
Proust était votre cousin ... BLANDAIMÉ. Je glisse!
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Il tombe à l'eau. Plantin s'approche avec von Karpputzoff et que je me retrouve en haillons,
cuité de la bouée accrochée près du siège faisant le guet sur un radeau pourri gouverné par
Blandaimé, sa bouteille tombe à l'eau. Il . une brute matérialiste, qui de plus est le sosie de
bouée à Blandaimé qui s'agrippe à elle. t'1"'nTln ' ma bien-aimée, (il soupire) mais finalement c'est
tire et le sort de l'eau. peut-être ça la vie ...
L'orage redouble de violence, le ciel devient
Lorsque le calme revient et que le soleil flmM/·nll. Le radeau s'éloigne dans l'océan Indien. Plantin
à nouveau, nous découvrons sur le radeau dort et Blandaimé scrute.
tin, assis sur le fauteuil de Blandaimé, côté
du radeau, Blandaimé lui, assis sur les pumcne~
disjointes, côté avarié du radeau.
PLANTIN. Vous scrutez?
BLANDAIMÉ. Oui, l'infrni ...
PLANTIN. Je vous le déconseille, on s'y perd
BLANDAIMÉ. Vous n'allez tout de même pas
faire scruter l'horizon ... !
PLANTIN. Si. TI y a moins de grandiose,
moi ça me suffit... Un bateau, une voile ...
terre, c'est pas grand-chose, mais ça me
Si vous apercevez quelque chose n'hésitez
crier Blandaimé.
Il se blottit dans le fauteuil et s'endort.
BLANDAIMÉ (sur la partie avariée Ifu rm1PnJ
fixant l' horizon). Quand je pense que j'étais
sur un fringant navire pour une croisière'
lique en compagnie de mon amour, la bruronrti
Tragédie

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