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À propos de l’auteur

Kathryn Taylor a commencé à écrire enfant – elle a publié sa première histoire à onze
ans seulement. Dès lors, elle a su qu’elle gagnerait un jour sa vie comme écrivain. Après
quelques détours professionnels et un happy end privé, son rêve s’est réalisé avec l’immense
succès de la série LES COULEURS DU PLAISIR.
Pour S. et C.
Que serais-je si vous n’existiez pas ?
1
Je planais littéralement. Il était urgent de mettre un terme à cet état, mais j’en étais incapable.
Pour commencer, il fallait que mon cœur, qui battait à un rythme alarmant, retrouve son
calme. Parce que, quelques secondes plus tôt, j’avais manqué me rompre le cou en tombant
dans l’escalier.
Il aurait également été bon d’inspirer et d’expirer profondément. Mais ce n’était pas
possible. Je ne savais même plus comment remplir mes poumons d’oxygène. En fait, je ne
pouvais plus faire qu’une chose : fixer l’homme qui me considérait, sourcils froncés.
Le soleil couchant, entrant par la fenêtre, donnait à sa chevelure blond foncé des re ets
dorés, en parfait accord avec ses yeux d’une teinte peu commune, ambrée et chaude. Quant
à son visage… il était comme sculpté : pommettes hautes, nez droit, lèvres parfaitement
ourlées. À l’image de ces statues d’homme en marbre si nombreuses ici, à Rome. Bon,
d’accord, ses cheveux, qui lui retombaient sur le front, étaient peut-être un peu trop longs.
Mais quand même… Dans la réalité, personne n’avait l’air aussi diablement séduisant.
L’espace d’un instant, j’eus même peur d’être dans le coma après avoir bel et bien chuté.
— Tutto a posto ? demanda l’homme d’une voix profonde, très réelle.
Il me détailla de haut en bas, sans doute pour s’assurer que je n’avais rien, et je remarquai
alors une cicatrice à la base de son cou. Claire, d’apparence irrégulière, elle débutait assez
bas, un peu au-dessus de la clavicule. Comme elle disparaissait sous sa chemise blanche,
impossible de savoir jusqu’où elle courait sur son torse, mais la blessure avait dû être
impressionnante. Pour autant, cette cicatrice ne l’enlaidissait pas. Elle le rendait juste plus…
réel.
Il est réel, Sophie, me rappela une petite voix.
Soudain, je sentis nettement dans mon dos ses mains qui me tenaient. Par ré exe, j’avais
agrippé la manche et le revers de sa veste de costume.
À ce moment seulement, avec plusieurs secondes de décalage, je compris. J’avais
vraiment été inconsciente de me dresser sur la pointe des pieds sans me tenir à la balustrade.
Je voulais voir de plus près la toile accrochée au mur, mais en faisant un pas en avant, j’avais
marché sur l’ourlet de ma longue robe, je m’étais tordu la cheville et j’étais tombée. Voilà
comment je me retrouvais dans les bras de cet homme, qui montait les marches derrière moi
et m’avait heureusement rattrapée avant que le pire ne se produise. J’étais plaquée contre un
inconnu qui avait une vue plongeante sur mon décolleté. Troublante proximité.
Enfin, je repris mon souffle.
— Oui, tout va bien, murmurai-je.
Les joues en feu, je tentai de me relever. Il m’aida, mais lorsque je me retrouvai debout, il
continua à me serrer les bras, comme s’il ne me faisait pas con ance pour garder l’équilibre.
Il n’avait pas tort : je tremblais. D’autres invités gravissaient l’escalier pour rejoindre l’étage
où la réception devait battre son plein ; au passage, ils nous jetaient des regards curieux.
Super, Sophie, pensai-je, frustrée que cette importante soirée commence par un faux pas
aussi gênant.
Je n’aurais pu dire ce qui me déboussolait le plus – la chute en elle-même ou le ridicule
d’être tombée. Ce genre de chose ne m’arrivait jamais, d’habitude. Je n’étais pas empotée et
ne faisais pas partie de ces femmes sans défense qui aiment atterrir dans les bras des
hommes. Tout ça, c’était à cause de la robe.
Un rêve de robe – longue et rouge, en gaze légère, avec des bretelles spaghetti. Le matin,
en la découvrant dans une boutique, pas loin de la via Nazionale, je n’avais pas pu résister.
Chez moi, à Londres, je n’aurais probablement pas acheté ce type de modèle. Pour les
rendez-vous professionnels, je portais plutôt un fourreau ou un tailleur d’une coupe sobre et
élégante. J’en avais emportés dans ma valise, mais une fois à Rome, ces vêtements m’avaient
paru barbants. En outre, il y avait une remise qui rendait cette robe vraiment abordable, et le
rouge allait très bien avec mes cheveux sombres, alors… Je ne pouvais pas me douter que sa
longueur inhabituelle allait la rendre aussi piégeuse.
L’homme me considérait toujours avec intérêt.
— Vous pouvez me lâcher, maintenant, lui indiquai-je.
Ma voix ayant pris un ton un peu agressif, j’ajoutai vivement un « Merci » plus amical.
Après tout, il n’y pouvait rien si ma maladresse m’irritait. Sans oublier que je lui devais une
fière chandelle. J’aurais pu me faire sacrément mal en dégringolant les marches.
Alors seulement, je me rendis compte que j’avais parlé en anglais. Il n’avait peut-être rien
compris. Même s’il n’avait pas l’apparence de l’Italien type, mon intuition me disait qu’il en
était un : son accent semblait authentique. Mais au moment où je m’apprêtais à répéter ma
phrase dans la langue de son pays – par acquit de conscience –, il sourit, creusant une
délicieuse fossette dans sa joue droite.
— À vos risques et périls, répondit-il dans un anglais impeccable.
Puis il me lâcha, se pencha et ramassa ma pochette. Comme il me la tendait, je sentis son
après-rasage, un parfum épicé, très agréable, qui me monta légèrement à la tête.
— Faites attention à vous, glissa-t-il.
Son sourire déjà charmant s’accentua.
— L’art est quelque chose de magni que, mais vous ne devriez pas risquer votre vie pour
lui.
Il irtait avec moi, c’était assez évident, et j’y étais plus sensible qu’habituellement, sans
doute parce que je subissais le contrecoup du choc. Je fus donc soulagée qu’il s’écarte un
peu et lève les yeux vers la toile que je contemplais avec intensité quelques instants plus tôt.
Il se demandait sans doute ce qui m’avait fait trébucher. Je suivis son regard, et l’excitation
s’empara de nouveau de moi.
Ce tableau était une des nombreuses œuvres – peintures, dessins et sculptures – qui
ornaient le hall d’entrée. Mon cœur battait plus vite devant chacune mais celle-ci, en hauteur,
me séduisait tout particulièrement. Si mes soupçons s’avéraient justes, avoir fait le
déplacement depuis Londres valait déjà le coup.
— J’imagine que c’est dur à comprendre, mais l’art est toute ma vie, expliquai-je
posément, sans quitter la toile des yeux. Et un Joseph Severn mérite qu’on prenne des
risques.
Je n’étais pas sûre de moi à cent pour cent, il aurait fallu pour ça que j’examine le tableau
de plus près. Mais il semblait avoir été réalisé par le peintre anglais dont on se souvient
surtout parce qu’il était un dèle ami de John Keats, l’auteur emblématique du romantisme
anglais – mon poète préféré. Je ne me serais jamais attendue à trouver une toile de Severn
dans cette villa romaine et cette découverte attisait mon impatience de parcourir les autres
pièces.
Pourvu que ça marche, songeai-je.
J’adressai une courte prière au ciel, dans l’espoir que notre hôtel des ventes décroche le
marché et qu’on puisse vendre aux enchères les trésors de cette maison : on sortait d’une
mauvaise passe nancière et un mandat de cette envergure ne nous ferait pas de mal. Le
marché de l’art étant de plus en plus tendu, il fallait attirer les enchérisseurs par des offres
alléchantes. Sans compter qu’une telle vente nous permettrait de consolider notre réseau en
Italie – une opportunité que j’attendais depuis longtemps. Il était impératif qu’on se montre
plus incisifs à l’international, pour que la concurrence ne nous dame pas le pion à long
terme. Seulement… Comment faire quand Dad et moi ne pouvions jamais nous absenter plus
de quelques jours de la maison ?
Je me mordis la lèvre inférieure et contraignis mes pensées à prendre un autre chemin :
c’était injuste de raisonner ainsi, et je détestais m’apitoyer sur mon sort. Les choses étaient ce
qu’elles étaient, ça ne servait à rien de se lamenter.
Je poussai un léger soupir et me tournai vers l’homme. Il n’avait pas encore réagi à ma
remarque, me dévisageait toujours. Cependant, l’expression de ses yeux avait changé. Son
intérêt, jusqu’alors plutôt vague malgré son sourire rayonnant, était devenu réel, je le sentais.
Nos regards se croisèrent et mon cœur se mit à battre un peu plus vite. Ça m’aurait aidée de
ne pas le trouver aussi séduisant. Heureusement, j’avais des années d’entraînement quand il
s’agissait de ne pas laisser paraître les sentiments qui m’agitaient : il ne remarquait
probablement pas mon trouble.
— Vous vous y connaissez en art ?
C’était une affirmation, plus qu’une question.
— Oui, une condition sine qua non pour mon métier, lui confirmai-je.
Ça en étonnait beaucoup, au départ. Il fallait croire qu’on ne pensait pas nécessairement
une jeune femme de vingt-cinq ans susceptible d’avoir de grandes connaissances dans ce
domaine. Mais quand on avait grandi comme moi au milieu des tableaux et des sculptures, et
que les nances familiales dépendaient de notre capacité à évaluer leur valeur, on apprenait
vite. Alors que d’autres enfants étaient penchés sur leurs albums de coloriages, mon père
m’expliquait la touche de Van Gogh, et je pouvais énumérer les différences entre
impressionnisme et expressionnisme avant de savoir lire. L’art guidait mon existence depuis
toujours, et je n’avais aucune envie que ça change.
Quittant mes pensées, je remarquai que l’homme n’avait pas du tout l’air surpris. Plutôt
furibond : son sourire avait disparu et un pli dur marquait l’espace entre ses sourcils.
— Que faites-vous dans la vie ? s’enquit-il.
À cet instant précis, je notai qu’il était très grand. Il me dépassait largement tout en se
tenant sur la marche inférieure, et sous son élégant costume clair et sa chemise blanche
ouverte, il possédait de larges épaules et une silhouette qui paraissait musclée. Voilà qui
expliquait sans doute qu’il ait pu me rattraper aussi facilement. J’en avais la gorge sèche.
Impressionnant, vraiment. Si seulement ses fascinants yeux d’ambre ne me xaient pas avec
une telle intensité…
Ressaisis-toi, Sophie, me rappelai-je à l’ordre. Depuis quand laisses-tu un homme te
décontenancer comme ça ?
Je toussotai avant de répondre enfin à sa question et de me présenter.
— Je dirige avec mon père un hôtel des ventes à Londres. Je suis…
— Sophie Conroy, acheva-t-il à ma place, au moment même où je tendais la main.
C’était un constat, une fois de plus. Mais dans sa bouche, on aurait dit un reproche.
2
Déconcertée, je laissai ma main retomber.
— On se connaît ?
Mon cerveau se mit à explorer frénétiquement le moindre recoin de ma mémoire.
Pouvais-je avoir rencontré cet homme quelque part… et ne plus m’en souvenir ? Impossible.
Je ne l’aurais pas oublié.
Il secoua la tête, ce qui me rassura. Je ne souffrais pas de démence précoce. Mais aussitôt,
le désarroi revint à la charge. S’il ne m’avait jamais croisée, pourquoi semblait-il regretter de
m’avoir sauvée d’une chute dans l’escalier ?
Je voulais lui demander qui il était, seulement, on nous interrompit.
— Matteo ?
La voix venait d’en haut. Je levai les yeux : une femme brune se tenait sur le palier. D’une
grande beauté, elle portait une robe de soirée émeraude et de somptueux bijoux.
— Te voilà enfin ! lança-t-elle à l’homme en italien.
Je comprenais cette langue mieux que je ne la parlais.
La femme eut pour moi un sourire d’excuse et ajouta :
— Tu viens ?
Ce Matteo parut soudain très pressé.
— Excusez-moi.
Il avait presque grogné ces deux mots et m’adressa un long regard que je ne pus
interpréter, puis il monta les marches avec élan pour rejoindre la femme. Il la salua en la
serrant contre lui, pas en l’embrassant sur les deux joues comme c’était l’habitude ici. Elle
tourna vers lui un visage radieux.
Elle était plus âgée – il avait la petite trentaine et elle approchait visiblement de la
quarantaine. Étaient-ils en couple ? Sûrement… En tout cas, ils semblaient très proches.
La femme jeta un coup d’œil curieux dans ma direction et dit quelque chose,
vraisemblablement pour demander qui j’étais. Mais l’homme eut un geste évasif de la main,
sans même me regarder, comme si j’étais quantité négligeable. Puis il prit son bras et
l’entraîna plus loin, tournant le dos à l’escalier. Me tournant le dos.
La vache, pensai-je.
Ce type avait à peine ouvert la bouche après avoir deviné mon identité. Le message était
clair : il ne voulait rien avoir à faire avec moi. Tout ça sans un mot d’explication, sans se
présenter, rien. Une attitude plus qu’impolie. J’en étais secouée. Que diable avais-je bien pu
lui faire ?
D’autres invités me dépassèrent pour accéder au premier étage, et je réalisai que je me
trouvais toujours dans l’escalier, que je regardais encore dans la direction où l’homme et la
femme avaient disparu. Agacée par ma réaction, je retroussai le bas de ma robe et me remis
à gravir les marches – plus prudemment et sans m’arrêter en chemin.
Cette soirée était capitale. Elle avait beau commencer par un léger impair, je ne comptais
pas laisser cet inconnu me déstabiliser. J’ignorais quel était son problème et ça ne
m’intéressait pas de le savoir. Je s donc exactement ce que j’aurais fait si je n’avais pas
trébuché : j’examinai les autres toiles accrochées dans la cage d’escalier en me demandant à
quelle époque elles remontaient. Mais l’euphorie que j’avais ressentie plus tôt ne revenait
pas. Mes pensées me ramenaient sans cesse au mystérieux Matteo et à son hostilité subite.
Je n’y comprenais rien. À l’hôtel des ventes, on n’avait plus eu d’ennuis avec quiconque
depuis très longtemps. Au contraire. Notre réputation était excellente, un atout de taille dans
notre secteur, si bien que l’attitude de ce Matteo ne pouvait avoir de rapport avec notre
activité. Donc, ça ne tenait qu’à moi. Mais que pouvais-je lui avoir fait si on ne se connaissait
pas, comme il l’avait confirmé lui-même ? D’accord, je n’étais pas exubérante, plutôt réservée,
mais personne ne me quali erait de désagréable. Alors, qu’est-ce qui pouvait l’avoir remonté
à ce point contre moi ?
À moins que je ne me fasse des idées. Peut-être qu’il me trouvait juste sans attraits et
ennuyeuse, et qu’il avait profité de la première occasion pour prendre la fuite ?
Je repoussai énergiquement l’amertume que cette idée laissait en moi et la convertis en
colère. Après tout, je n’avais pas à me sentir coupable si ce type était mal élevé. Et comme je
ne supportais pas les gens versatiles, même très séduisants, il valait mieux que je…
Je m’arrêtai sur le palier, surprise, et oubliai un instant ma chute et ses conséquences. Les
pièces qui s’ouvraient devant moi – deux vastes salons communicants, meublés avec goût et
ornés de nombreuses œuvres d’art – étaient bondées. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait
autant d’invités. Ça ne devait être qu’une petite réception et je pensais avoir l’opportunité de
parler tranquillement à notre hôte. Giacomo Di Chessa aurait-il du temps à me consacrer s’il
devait s’occuper d’autant de monde ?
D’un autre côté, il était intéressant que les membres du milieu de l’art aient répondu aussi
nombreux à son invitation. En tant qu’ancien doyen de l’Institut d’histoire de l’art de
l’université La Sapienza de Rome, Giacomo Di Chessa devait connaître quantité d’experts et
d’acheteurs potentiels – si j’avais de la chance, je pourrais nouer beaucoup de contacts.
Mais pas sans aide, me dis-je en jetant des coups d’œil à droite et à gauche pour repérer
Andrew.
Il était le seul que je connaisse ici et il avait promis de me présenter les personnes
importantes – à commencer par notre hôte.
Où était-il passé ? Je ne le voyais nulle part. Par contre, je retrouvai mon sauveur revêche
au fond de la première pièce. Debout avec sa compagne, devant une fenêtre, il s’entretenait
avec d’autres gens.
Est-ce que je notais sa présence uniquement parce que je venais de le rencontrer ? Non.
Je l’aurais sûrement remarqué de toute façon : il se détachait de la foule par sa taille et sa
chevelure blond foncé. Il ne passait pas inaperçu et le savait parfaitement, je l’aurais parié. Il
souriait avec décontraction, nonchalance… Un sourire auquel je n’avais plus eu droit dès
qu’il avait compris qui j’étais.
— Sophie !
À cette voix réjouie, je s volte-face. Un homme, la soixantaine, cheveux poivre et sel
arrivant aux épaules, se dirigeait vers moi. Avec son discret costume gris, il portait comme
toujours un foulard très voyant – en soie rouge foncé, cette fois. Ses yeux bleu clair brillaient
d’une lueur amicale.
— Andrew !
Enchantée de le retrouver, je lui rendis son large sourire, qui t s’envoler toutes mes
pensées maussades. Il avait souvent cet effet sur moi, comme sur les autres : outre son
indiscutable sens artistique, Andrew Abbott était connu pour son humour et sa personnalité
avenante. Pas étonnant qu’il jouisse d’un cercle d’amis considérable, dont mon père faisait
partie depuis que les deux hommes avaient étudié l’histoire de l’art à Oxford, voilà plus de
trente ans.
Andrew me réserva un accueil plutôt exubérant pour un Britannique, en m’embrassant
avec ardeur sur les deux joues. Il vivait depuis si longtemps en Italie qu’il avait
manifestement adopté les manières chaleureuses de ses habitants.
— Tu es ravissante, commenta-t-il en me détaillant de haut en bas, l’air admiratif.
Splendide, ta robe.
— Merci.
Son compliment me rendait un peu d’assurance. Pourtant, je ne cherchais pas à être
admirée. Même si je savais que j’avais l’air tout à fait correcte avec ma silhouette menue, mes
yeux bleu gris et mes longs cheveux noirs, exceptionnellement dénoués ce soir-là, les
remarques sur mon apparence avaient tendance à me gêner. Peut-être parce qu’il y avait,
dans ma vie, beaucoup de choses plus importantes que ma petite personne et l’effet qu’elle
produisait. Mais là, les louanges d’Andrew me réjouirent énormément, et sans que je le
veuille, mon regard s’échappa vers l’endroit où se tenait l’homme aux cheveux blond foncé,
responsable de mon trouble.
Seulement, il ne s’y trouvait plus et je ne l’aperçus nulle part ailleurs, ce qui me déçut un
peu : j’aurais bien demandé qui il était.
Andrew, qui l’aurait sûrement su, me prit le bras.
— Bon, c’est parti pour les présentations. Chose promise, chose due.
Tandis qu’on avançait au milieu de la foule, je me répétais ses propos : il faisait partie des
rares personnes vivant selon ce principe. Andrew Abbott tenait ses promesses, et j’appréciais
grandement cette fiabilité.
Quand il habitait encore en Angleterre, il venait souvent chez nous. À l’époque, j’étais
petite et j’aimais ses visites parce qu’il m’apportait toujours ce que je lui avais demandé la
fois précédente. C’étaient des babioles – un bracelet, une barrette ou du chocolat –, mais il
avait promis d’y penser et tenait parole.
Ceci expliquait que je ne l’aie pas oublié, même longtemps après son installation en Italie,
alors qu’on ne le voyait plus que de loin en loin. Il avait gardé le contact avec Dad et s’était
immédiatement déclaré disposé à nous aider quand nous avons voulu élargir notre activité à
l’Italie. Depuis, dès que je me trouvais dans une impasse, il faisait jouer ses relations, et
apparemment, on était sur le point de réaliser une véritable percée – une avancée qui me
rendait encore plus reconnaissante.
— Alors, que penses-tu de l’hôtel ? s’enquit-il, alors qu’on se frayait lentement un chemin
entre les groupes de gens qui discutaient, un verre de vin ou une coupe de champagne à la
main. Est-ce aussi confortable chez les Bini que dans mon souvenir ?
— Oh que oui, con rmai-je. La signora Bini est une perle, elle devine mes désirs avant
que je ne les exprime, et son mari cuisine si bien que je ne pourrai sans doute plus en ler
cette robe demain. J’aurais juste aimé que tu me donnes ce conseil plus tôt.
— Tu ne me l’as pas demandé, fit-il avec un sourire gentiment ironique.
Je dus m’avouer qu’il avait raison. Pour mes séjours précédents, il m’avait paru
raisonnable et pratique de loger dans de grands hôtels un peu excentrés. Pourtant,
curieusement, le Fortuna, un petit établissement familial qu’Andrew m’avait recommandé, au
cœur de la vieille ville historique, dans le quartier en plein essor de Monti, n’était pas plus
cher. En revanche, le décalage entre les usines à touristes plutôt anonymes et le Fortuna,
aménagé avec amour et caractère, était criant. C’était si agréable de vivre au beau milieu de
la ville que j’avais décidé de pro ter pleinement de la douceur de mon séjour. Un plaisir qui
pouvait être de très courte durée : si Giacomo Di Chessa décidait de ne pas con er au
Conroy’s la vente aux enchères de sa collection, je rentrerais dès le lendemain pour Londres.
À cette idée, je poussai un profond soupir.
— Giacomo va t’apprécier, pas d’inquiétude, m’assura Andrew.
Il semblait deviner le tour que prenaient mes pensées et continuait à me pousser avec
détermination à travers la foule.
— Je ne sais pas, hésitai-je avec un haussement d’épaules sceptique. Qu’est-ce qui te rend
si sûr de toi ?
— Je le connais. Et il me fait con ance, glissa-t-il en clignant de l’œil. Sois simplement toi-
même, Sophie, et rien ne pourra aller de travers, crois-moi.
Je n’étais toujours pas convaincue et sa remarque sibylline ne m’avançait pas.
— Moi-même ? Et… comment suis-je ?
Il s’arrêta net, visiblement surpris par ma question. Remarquant que j’étais sérieuse, il
pencha la tête sur le côté et réfléchit.
— Tu es la plus gentille lle que je connaisse. Toujours aimable et incroyablement
travailleuse. Intelligente et honnête, aussi – des qualités qu’un négociant en art doit
impérativement posséder.
— Aha.
Je fronçai les sourcils, pensive. C’était un compliment, mais j’aurais préféré des adjectifs
plus enthousiasmants que « gentille » et « travailleuse ».
— Et quels sont mes défauts ?
Ils seraient peut-être un peu plus excitants, au moins.
— Tu n’en as aucun. Ou plutôt, si : tu es parfois un peu trop sérieuse, concéda-t-il
nalement en me caressant le bras. Mais quand on pense aux responsabilités que tu as dû
assumer si tôt, ce n’est pas étonnant.
S’imposa alors à moi le visage pâle de ma mère, le regard tantôt vide, comme tourné vers
l’intérieur, tantôt brillant d’un éclat évreux. Je réprimai vivement la tristesse impuissante qui
me gagnait.
Il a raison. Je suis sans doute plus sérieuse que la plupart des gens. Sérieuse et gentille.
Super…
Tandis que je me demandais pourquoi son avis me dérangeait autant, Andrew reprenait :
— En tout cas, tu aimes l’art avec la même passion que Giacomo. Il le sentira, c’est
certain, et il saura l’apprécier. C’est un avantage, parce que ce mandat ne devrait pas être
des plus facile.
Il avait prononcé cette dernière phrase comme une remarque accessoire et prit deux
coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait. Il m’en tendit une.
— Pourquoi « pas des plus facile » ? m’étonnai-je.
En guise de réponse, Andrew but une gorgée et se remit à marcher. Je le retins par la
manche pour le forcer à s’arrêter.
— Andrew ?
Il sourit et passa son bras autour de moi, mais juste pour me pousser doucement dans le
dos.
— Commencez par faire connaissance, Sophie. Le reste s’arrangera ensuite.
Je n’eus pas le temps de ré échir à ses paroles énigmatiques. Andrew m’entraînait avec
une grande détermination vers un charmant canapé Chippendale placé contre un mur,
offrant assez de place pour deux. Sur le coussin de droite était assise une femme âgée
portant une superbe robe en soie, dont le motif bariolé me parut familier.
Visiblement surpris qu’elle se trouve seule, Andrew fronça les sourcils.
— Il était là il y a quelques instants, m’expliqua-t-il avec un air d’excuse.
Il regarda autour de lui, puis s’adressa à l’inconnue.
— Valentina, cara mia, dov’è Giacomo ?
La femme – on voyait, malgré ses nombreuses rides, qu’elle avait été très belle – sourit.
— Il revient tout de suite, informa-t-elle Andrew en italien.
Puis elle me considéra avec curiosité.
Andrew accéda aussitôt à sa requête muette, en anglais cette fois.
— Valentina, je vous présente Sophie Conroy, qui nous vient d’Angleterre. Sophie, voici
Valentina Bertani, une bonne amie de Giacomo.
— Enchantée.
La vieille dame était également passée à l’anglais, qu’elle maîtrisait couramment de toute
évidence, malgré son accent prononcé. Elle me tendit la main et je la serrai, mais ma réponse
arriva avec un temps de retard, parce que mon cerveau tournait à plein régime. Je
connaissais ce nom. Et cette étoffe imprimée…
— Bertani ? Avez-vous un lien avec les Bertani qui…
— … qui font des sacs et des chaussures ? compléta la femme, qui s’attendait
manifestement à ma question.
Elle éclata d’un rire réjoui.
— Oh que oui ! L’entreprise appartient à notre famille et ce sont aujourd’hui deux de mes
petits-fils qui la dirigent. Vous connaissez nos produits ?
— Bien sûr ! Ils sont magni ques, lui assurai-je, indignée contre moi-même de ne pas
avoir fait tout de suite le rapprochement.
Qui ne connaissait pas le groupe italien de luxe dont le logo était une mouette stylisée et
qui fabriquait bien plus que des sacs et des chaussures ? Le nom de Bertani était aussi
synonyme de meubles haut de gamme et de tissus imprimés qui constituaient depuis un
certain temps les pièces maîtresses d’une collection de vêtements. Le motif sur la robe de la
vieille dame était typique de la marque, ce qui expliquait qu’elle me soit parue familière – en
plus de l’art, j’avais un faible pour le design et la mode. Dans ce domaine, Bertani faisait
dé nitivement partie des plus grands, si bien que rencontrer quelqu’un de cette société me
fascinait.
Mais la signora Bertani semblait s’intéresser davantage à ma personne qu’à une discussion
autour de son entreprise.
— Et que faites-vous à Rome, ma chère ?
Ce n’était pas une formule de politesse, elle voulait vraiment le savoir : ses yeux verts
avaient pris une expression attentive. Elle paraissait étonnamment en forme pour son âge,
probablement quatre-vingts ans.
— Je suis négociante en art.
Je m’apprêtais à préciser où, mais Valentina poussa un petit cri.
— Mais oui, naturellement. Sophie Conroy ! Vous travaillez dans cet hôtel des ventes
anglais et vous allez aider Giacomo à réduire la taille de sa collection, n’est-ce pas ? Il l’a
évoqué. Simplement, j’avais oublié. Pardonnez-moi, je deviens vieille.
Elle secoua la tête, eut un sourire d’excuse et m’indiqua la place vide près d’elle.
— Installez-vous un moment à côté de moi, s’il vous plaît.
Je me tournai vers Andrew, hésitante, mais il était engagé dans une discussion animée
avec un autre homme. J’acceptai donc l’invitation et m’assis sur le canapé.
— Je me réjouis de faire votre connaissance, me con a Valentina Bertani en me tapotant
la main. Après tout ce qu’Andrew nous a raconté à votre propos, j’étais très curieuse de vous
rencontrer.
Un peu gênée, je faisais tourner le champagne dans ma coupe.
— J’espère qu’il n’a parlé de moi qu’en bien.
Valentina opina vivement du chef.
— Absolument. Il ne tarit pas d’éloges, et il ne se répand en louanges que s’il est très
positivement convaincu. Voilà pourquoi je suis persuadée que vous allez faire des miracles
avec les tableaux de Giacomo.
— Nous n’avons pas encore obtenu le mandat, objectai-je.
Elle eut un signe évasif de la main, comme si ce n’était qu’une formalité. Ensuite, elle se
pencha vers moi et chuchota.
— Savez-vous pourquoi Giacomo veut vendre ses toiles ?
Je hochai la tête. C’était la première chose qu’Andrew m’avait con ée au sujet de notre
client potentiel : la femme de Giacomo Di Chessa était morte il y a plus d’un an. Désormais à
la retraite, il voulait quitter Rome et emménager près de sa lle, qui habitait en Angleterre
avec sa famille.
Valentina s’appuya au dossier avec un soupir.
— Il a besoin de ce nouveau départ, voyez-vous. La mort de Francesca l’a beaucoup
affecté. Ce sera plus facile pour lui de vivre auprès d’Anna et de ses petits-enfants qu’ici, au
milieu de tous ces souvenirs. Je suis heureuse qu’il se soit décidé à vendre cette maison et
son contenu. Même s’il lui en coûte encore. Sans compter que… Ah, rien. Quoi qu’il en soit,
il serait bon que vous le souteniez dans sa démarche.
— Je le ferai volontiers, lui garantis-je en levant les yeux vers les magni ques tableaux qui
ornaient les murs. Je peux comprendre que le signor Di Chessa ait du mal à se séparer de ses
œuvres. Sa collection semble vraiment sortir de l’ordinaire.
La signora Bertani suivit mon regard en souriant.
— C’est le cas. Vous avez sûrement déjà découvert les plus belles pièces, je me trompe ?
Je secouai la tête et m’irritai, une fois de plus, d’avoir passé autant de temps à penser au
mystérieux Matteo, après l’incident dans l’escalier. J’aurais mieux fait de me concentrer sur
autre chose.
— Malheureusement, je n’ai pas encore eu l’occasion de tout regarder dans le détail,
avouai-je, contrite. J’ai tout de même remarqué une peinture très intéressante dans la cage
d’escalier. Je crois qu’elle est de Joseph Severn…
— Effectivement, intervint un homme aux cheveux blancs comme neige, que je n’avais
pas vu approcher.
Petit et plutôt maigre, il avait le visage très ridé et les joues creuses. Ses yeux étaient
empreints d’une lueur amicale mais paraissaient fatigués : dans son regard ottait une
tristesse que son sourire ne parvenait pas à dissimuler.
Une seconde avant que Valentina s’exclame « Giacomo ! », j’avais compris que notre hôte
était de retour. Je bondis du siège pour lui rendre sa place.
— Merci beaucoup, fit-il.
Il se laissa tomber sur la banquette, manifestement soulagé de ne plus avoir à rester
debout. Je savais qu’il avait la petite soixantaine, mais il en paraissait soixante-quinze. J’en
étais émue.
— Excusez-moi, con a-t-il, l’air contrarié, je ne tiens plus trop sur mes jambes en ce
moment. J’espère que les choses vont bientôt s’améliorer.
Andrew, remarquant le retour de Giacomo Di Chessa, prit rapidement congé de son
interlocuteur et se tourna vers nous.
— Giacomo, je vous présente Sophie Conroy, dont je vous ai beaucoup parlé, annonça-t-
il en me désignant.
Ma gorge se noua à la pensée que les minutes à venir seraient décisives et que je devais
impérativement faire bonne impression.
— C’est un plaisir, signor Di Chessa, déclarai-je en m’avançant pour le saluer, souriante.
— Ah, la jeune dame de Londres.
Il avait une poignée de main étonnamment ferme pour quelqu’un d’apparence si fragile et
son regard s’était soudain aiguisé, entièrement concentré sur ma personne. Il me détailla
longuement.
Je commençais à me sentir nerveuse, lorsqu’un large sourire apparut sur son visage.
— Vous vous y entendez en art si vous avez déjà remarqué le Severn. Il faut le coup d’œil
pour l’attribuer aussi vite à ce peintre.
Je m’apprêtais à répondre, mais il me devança.
— Je dois toutefois vous décevoir : cette toile ne fait plus partie des œuvres que je
souhaite vendre aux enchères.
Je le fixai, déconcertée.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je viens de l’acquérir, annonça une voix profonde qui me fit faire volte-face.
3
L’homme aux cheveux blond foncé se tenait devant moi, et ses beaux yeux d’ambre me
dévisageaient. Mon cœur manqua un battement.
— Oh… fis-je, stupéfaite.
Puis je me ressaisis.
— Quel dommage !
Les pensées se bousculaient dans ma tête et j’étais incapable d’en retenir une.
Il est drôlement séduisant !
Oublie ça tout de suite, Sophie !
Pourquoi m’adresser la parole, tout à coup ?
Je pensais que j’étais persona non grata…
Qui est-ce au juste ?
Pourquoi a-t-il justement acheté le tableau dont on a parlé dans l’escalier ? Est-ce un
hasard ?
Pourquoi tout le monde lui sourit-il alors qu’il arrive comme un cheveu sur la soupe ?
Suis-je la seule à ne pas le connaître ?
— Matteo ! s’écria Valentina Bertani.
Elle jetait de petits coups d’œil nerveux entre lui et moi.
— C’est Sophie Conroy. Andrew l’a recommandée à Giacomo pour la vente aux enchères,
tu te souviens ?
O. K. Voilà qui explique pourquoi « Yeux d’ambre » connaissait mon nom. S’il a déjà été
question de moi devant lui, il a simplement fait le lien quand je lui ai dit que je travaillais
pour un hôtel des ventes à Londres.
— Sophie, voici mon petit- ls, Matteo Bertani, poursuivit la vieille dame, visiblement
fière.
C’est un Bertani, pensai-je avec étonnement.
Puis je fronçai les sourcils : quelque part dans mon subconscient, toutes les alarmes
retentissaient. Mais impossible de retrouver le souvenir associé à son nom.
— Nous nous connaissons déjà, nonna, indiqua Matteo Bertani, m’arrachant à mes
pensées.
Je levai les yeux vers lui et son sourire se t un peu plus arrogant. Je me revis alors dans
ses bras, alors qu’il venait de m’éviter une mauvaise chute, et mon estomac se noua. Une
seconde, nos regards se croisèrent : je détournai rapidement la tête.
Ce type m’avait peut-être rendu l’équilibre dans l’escalier, mais depuis, il faisait vaciller
ma tranquillité d’esprit. Un phénomène qui m’arrivait assez rarement, et dont je n’avais
vraiment pas besoin en ce moment précis.
— Tu connais le signor Bertani ? intervint Andrew. Et tu ne m’en as rien dit !
Manifestement, il me le reprochait.
— Nous nous sommes juste croisés brièvement, tout à l’heure. Mais il était pressé et il ne
restait plus de temps pour de véritables présentations.
J’adressai un coup d’œil furieux à Mr Perfect. D’après lui, « nous nous connaissons déjà » ?
Pff ! Il n’avait même pas jugé utile de m’indiquer son nom avant de s’en aller.
Pour autant, il ne paraissait pas avoir mauvaise conscience. Au contraire, son sourire
d’une insolente séduction s’élargissait encore.
— Nous allons rattraper ça, trancha-t-il en me tendant la main, si bien qu’il ne me resta
plus d’autre choix que de la saisir. Bienvenue à Rome, miss Conroy.
Son contact et qu’il se montre soudain si charmant me perturbèrent ; lorsqu’il se pencha
et me donna les baisers sur les joues de rigueur en Italie, les choses empirèrent. Son
aprèsrasage avait toujours le même effet déroutant sur moi. Aussi, quand il libéra ma main et
fit un pas en arrière, je poussai intérieurement un soupir de soulagement.
— Merci, lâchai-je d’un ton froid.
Que s’imaginait-il ? Que j’allais devenir sa fan, simplement parce qu’il me souriait
gentiment ? Ça marchait peut-être avec les autres femmes, mais sûrement pas avec moi : je
détestais la versatilité.
Discrètement, je jetai un regard aux autres. Valentina Bertani semblait détendue, apaisée
que son petit- ls se comporte aussi aimablement avec moi, et les autres aussi paraissaient
satisfaits… surtout Andrew, que j’imaginais en train de faire mentalement une petite croix sur
sa liste des personnes nécessaires à la réussite de mon affaire.
C’était évident ! Matteo Bertani faisait partie de ceux qu’il voulait me présenter – en tant
que membre du clan Bertani, c’était un acheteur potentiel, donc un contact capital.
Apparemment, on attendait de moi que je discute avec lui, là, maintenant : Andrew venait
d’entamer une conversation en italien avec Valentina et Giacomo. Ils ne prêtaient plus du
tout attention à Matteo Bertani et moi.
Super… me dis-je, au bord du désespoir.
C’est ça, laissez-moi seule avec le signor « Je-ne-parle-pas-avec-les-femmes-qui-s’y-
connaissent-en-art ».
Son ré exe de fuite avait dû s’envoler : il n’avait pas bougé d’un pouce et me rendait
nerveuse avec ses yeux d’ambre qui me fixaient, perçants.
Fais-lui un brin de causette, Sophie, me sermonnai-je. Demande-lui quelque chose. Tu ne
trouves pas ça difficile, d’habitude.
Seulement, d’habitude, mes interlocuteurs étaient plus prévisibles.
Je me raclai la gorge.
— À ce que j’ai entendu dire, vous dirigez le groupe familial. Ce doit être une tâche
passionnante.
Même à mes oreilles, cette seconde phrase sonnait comme un commentaire forcé. Je
continuai quand même à sourire, vaillamment. Que faire d’autre ?
— Certainement, répondit Matteo Bertani. Mais j’ai peur que vous soyez mal informée.
Mes deux frères aînés sont à la tête de l’entreprise, pas moi.
Il remarqua ma surprise et une des commissures de sa bouche se souleva, creusant dans
sa joue cette fossette sexy que je tentai d’ignorer.
— Et vous ? insistai-je.
Je détestais qu’il ait toujours une longueur d’avance, qu’il me laisse mariner, évoluer dans
le noir. Mais une chose était sûre : ça l’amusait.
— Je m’occupe très intensivement de ce qui me tient à cœur depuis toujours : l’art et son
évolution au fil de l’histoire.
Une fois de plus, quelque chose chercha à émerger à la surface de ma mémoire.
Histoire de l’art. Matteo Bertani.
Réfléchis, Sophie.
Alors – bien trop tard –, le déclic se t en n dans mon cerveau embrumé, et je me
rappelai quelques articles sur le milieu de l’art romain que j’avais lus pour préparer mon
voyage. Je me rappelai aussi le discours exalté de mon amie Sarah, qui avait étudié à Rome
deux bonnes années plus tôt.
Oh mon Dieu !
— C’est vous ?
Matteo Bertani… mais bien sûr ! Il était cité à plusieurs reprises dans ces articles – en tant
qu’expert international en arts italien et anglais. Le jeune professore dont les thèses sur la
peinture sortaient des sentiers battus, l’enfant terrible de l’Institut d’histoire de l’art de La
Sapienza que Sarah avait trouvé si génial. Membre d’une des familles les plus aisées d’Italie,
comme je venais de l’apprendre.
Et merde.
Un contact important ? Plutôt le jackpot, oui.
Il m’adressa un sourire si satisfait que j’aurais bien boxé ses abdos qui devaient être en
béton.
— On se connaît, finalement ? demanda-t-il en arquant les sourcils, l’air railleur.
— Non, mais je… euh… J’ai entendu parler de vous, bredouillai-je.
Encore un truc qui ne m’arrivait jamais, d’habitude.
Je toussotai.
— Vous travaillez à La Sapienza, c’est bien ça ?
Une question posée tout à fait normalement – tu vois que tu y arrives, Sophie.
— J’y suis chargé de cours, oui, confirma-t-il.
Une af rmation en-deçà de la réalité. D’après Sarah, c’était une star à l’université, et
quantité d’étudiants, surtout des lles, suivaient ses cours d’histoire de l’art uniquement pour
lui. Pourtant, il n’était sûrement pas obligé de travailler, c’était un Bertani, donc il était riche.
Si riche qu’il pouvait acquérir sans hésiter un tableau très onéreux. Ce constat me ramena à
la question que j’avais oublié de poser, troublée par le fait qu’il soit brusquement disposé à
me parler.
— Pourquoi avez-vous acheté le Severn, au juste ?
J’étais déçue de ne pas avoir l’opportunité de l’étudier de plus près, sans compter que son
acte me semblait un peu curieux. Après tout, c’était la toile sous laquelle on s’était
« rencontrés », et je ne parvenais pas à me défaire de l’impression qu’il y avait un lien. Son
attitude con rma mes soupçons : au lieu de répondre immédiatement, il porta sa coupe de
champagne à sa bouche et but une gorgée. Lorsqu’il abaissa sa main, son sourire était
nettement moins radieux et son expression réservée, presque froide.
— Il vaut mieux que je ne vous le dise pas.
Son regard se posa sur sa grand-mère, comme s’il voulait s’assurer qu’elle n’écoutait pas :
elle parlait toujours avec Giacomo et Andrew.
À mon tour, je haussai les sourcils.
— Ah, et pourquoi pas ?
— Parce que la réponse ne va pas vous plaire, expliqua-t-il avec une lueur de dé dans
ses yeux d’ambre.
— J’en prends le risque.
Sérieusement, il ne croyait pas que j’allais en rester là ? Quel était son problème ? Parce
que, même s’il faisait assaut de son charme, de toute évidence, il en avait un avec moi.
— C’est parce que je l’examinais dans le hall d’entrée, non ? poursuivis-je.
Il se tut un long moment avant de répondre.
— Disons les choses ainsi : votre regard intéressé m’a rappelé que tout ici sera bientôt
bradé. Et comme je tiens beaucoup au Severn, j’ai préféré le mettre en sécurité avant que
vous ne commenciez à démanteler la collection de Giacomo.
La colère faisait vibrer sa voix. J’en étais effrayée et serrai ma coupe dans ma main.
— Ne le prenez pas personnellement, miss Conroy. Ce n’est pas contre vous. Simplement,
je ne fais pas partie de ceux qui jugent bon que Giacomo quitte Rome. Aussi, je voudrais
vous mettre en garde : ne comptez pas sur mon aide pour cette vente aux enchères. Si je
devais trouver le moyen d’empêcher toute cette histoire, je m’en emparerais sans hésiter.
Un feu brûlait dans ses yeux d’ambre, mais celui qui naissait dans les miens pouvait
facilement rivaliser avec lui. Qu’est-ce qu’il s’imaginait, ce type ?
— Je prends ça personnellement, signor Bertani. Parce que je fais partie de ceux qui ne
supportent pas les gens impolis, déclarai-je avec un sourire qui cachait certainement mal
mon indignation. Pour autant que je sache, c’est le vœu exprès du signor Di Chessa de
limiter la taille de sa collection, et puisque les œuvres lui appartiennent et que l’Italie est un
pays libre, il peut en faire ce qu’il veut. Il n’a pas besoin de votre accord. Quant à notre hôtel
des ventes : le Conroy’s jouit d’une excellente réputation. Il n’est pas nécessaire de mettre
quoi que ce soit « en sécurité », et quand nous vendons quelque chose, c’est dans les règles
de l’art. Nous travaillons toujours dans l’intérêt de nos clients et obtenons le meilleur prix
pour les objets qui nous sont confiés.
Là, je dus reprendre brièvement mon souffle.
— Et, pour en venir à mon regard, il était intéressé au bon sens du terme, car il se trouve
que j’apprécie aussi beaucoup Joseph Severn, ajoutai-je, furieuse.
Matteo Bertani eut un sourire en coin qui avait quelque chose de condescendant et
accentua encore ma colère.
— Je vous avais prévenue que la réponse ne vous plairait pas, me rappela-t-il. Et…
Giacomo a obtenu sans vous un bon prix pour le tableau, vous pouvez me croire.
— Tant mieux pour le signor Di Chessa. Maintenant, si vous comptez acheter la moindre
œuvre qui va encore attirer mon attention, la soirée risque de vous coûter cher parce que j’ai
l’intention de m’intéresser à tout dans le détail. Et une mise en garde pour que votre ego ne
soit pas blessé : faites ce que vous avez à faire, mais si le Conroy’s obtient ce mandat, nous
nous en sortirons sans votre aide.
Je me rendis compte que je serrais le poing. Je m’obligeai à le rouvrir, tout en soutenant le
regard de Matteo Bertani. Un certain étonnement s’y lisait. Puis il sourit brusquement et,
pour la première fois, sincèrement, me sembla-t-il.
— Touché, miss Conroy. Mais comme je le disais…
— Matteo ! intervint soudain Valentina. Tu ne te querelles pas avec miss Conroy, quand
même ?
Je m’écartai avec un sentiment de gêne. Sans m’en apercevoir, je m’étais plantée juste
devant lui et seulement quelques centimètres nous séparaient.
Je lançai des coups d’œil autour de moi. La conversation près de nous s’était interrompue
et nos trois voisins nous observaient : Valentina et Giacomo Di Chessa, l’air préoccupé,
Andrew avec intérêt et curiosité.
— Non, on bavarde, c’est tout, nonna, assura Matteo Bertani sans sourciller.
Il eut de nouveau ce sourire extrêmement charmant. Valentina avait pâli et il ne voulait
clairement pas l’inquiéter.
Pourquoi avait-elle posé la question sur ce ton ? me demandai-je. Cela donnait
l’impression qu’elle s’attendait à une dispute entre nous, et le regard qu’elle nous avait
adressé était teinté d’inquiétude. Manifestement, elle s’était demandé comment on allait
s’entendre, son petit- ls et moi. Elle devait connaître le point de vue de Matteo et craindre
des tensions.
Alors seulement, je remarquai que tous les regards étaient braqués sur moi. Tous
attendaient de voir si j’allais con rmer les dires de mon interlocuteur. Je n’eus pas à ré échir
longtemps. Cette soirée ne s’était pas du tout déroulée comme je l’avais imaginé, et je ne
devais surtout pas me chamailler en public avec un membre in uent de la scène artistique
romaine.
— Nous avons parlé du Severn, af rmai-je nalement. Et… des avantages d’une vente
aux enchères.
N’ayant pu me retenir de porter ce coup de griffe, je jetai un coup d’œil à Matteo Bertani.
Ça n’échappa pas à Giacomo Di Chessa, qui arbora aussitôt un large sourire.
— Écoutez-moi ça ! Eh bien, si vous parvenez à persuader Matteo qu’une vente aux
enchères s’impose, il devient urgent que nous fassions affaire, miss Conroy.
Cette remarque ne fut visiblement pas du goût de Matteo Bertani, dont le sourire perdit
de son éclat.
— Je n’ai pas dit que…, commença-t-il.
Il fut interrompu par Valentina Bertani qui se redressait.
— J’aimerais manger, annonça-t-elle résolument, bien qu’un peu vacillante. Veux-tu
m’accompagner au buffet, Matteo ?
Son petit- ls laissa retomber la main qu’il avait levée pour souligner des mots qu’il ne
prononcerait finalement pas.
— Mais bien entendu.
En deux enjambées, il rejoignit sa grand-mère à qui il tendit le bras.
— Nous nous reverrons, déclara la vieille dame en s’éloignant.
Cela valait-il pour Matteo Bertani et moi ? me demandai-je. Devais-je souhaiter le revoir ?
Sans doute pas : dès qu’il apparaissait, il me mettait dans tous mes états. Dès lors, il valait
peutêtre mieux que je ne le suive pas du regard comme je le faisais en ce moment. Si jamais
il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule… Je détournai vivement la tête, et mes yeux se
posèrent sur le visage de Giacomo Di Chessa, toujours souriant.
— Installez-vous à côté de moi, miss Conroy, me pria-t-il en tapotant la place libérée par
Valentina Bertani. Nous avons à discuter d’une foule de choses et l’occasion me paraît
adéquate.
Andrew prit congé et s’éloigna également en direction du buffet, non sans m’avoir adressé
un léger clin d’œil, si bien que je me retrouvai seule avec Giacomo Di Chessa.
Un peu intimidée, je considérai le vieil homme qui avait présidé pendant tant d’années
aux destinées de l’Institut d’histoire de l’art de La Sapienza. Comment amorcer l’échange qui
déciderait du succès ou de l’échec de mon déplacement à Rome ? J’étais encore préoccupée
par ce qui venait de se passer, mais il semblait en aller de même pour mon client potentiel.
— Vous vous querelliez avec Matteo, n’est-ce pas ?
À son regard, il le savait, de toute façon. Je haussai les épaules.
— Il est…
Incapable de trouver le mot juste, je poussai un soupir.
— Impossible ? proposa Giacomo Di Chessa.
Je hochai frénétiquement la tête, parce qu’il avait fait mouche. Mais à son sourire
indulgent, il ne paraissait pas trouver la chose aussi grave que moi.
— Il ne veut pas que vous quittiez Rome ?
J’avais formulé la question avec une certaine hésitation, ne connaissant pas encore les
tenants et les aboutissants.
— Non, en effet, répondit Giacomo Di Chessa. Il est contre tout ce qui a un rapport avec
mon déménagement. Il s’oppose surtout à ce que je me sépare d’une grande partie de ma
collection.
— Mais c’est votre décision, pas la sienne ! m’indignai-je.
— Certes. Mais ce n’est pas si facile, miss Conroy. Cela me pèse de partir, je dois l’avouer.
Notamment parce que cela peine beaucoup Matteo.
Je le xais, interdite. Aveuglée par ma colère face à la prétention et à l’impertinence de
Matteo Bertani, je n’avais pas ré échi à ses motivations, aux raisons pour lesquelles il nous
rejetait en bloc, mon boulot et moi.
— Vous êtes proches, tous les deux ? m’enquis-je.
Le sourire de Giacomo Di Chessa se teinta de nostalgie.
— On peut le dire ainsi. Je connais les Bertani depuis une éternité, nous sommes voisins
depuis longtemps – la villa d’à côté appartient à la famille. Et nous avons énormément en
commun, Matteo et moi, malgré la grande différence d’âge. Je suis particulièrement er
d’avoir pu l’intéresser, enfant, à l’histoire de l’art. Les années passant, je suis resté son
protecteur, et je peux me féliciter d’avoir découvert un talent d’exception. Mais notre relation
dépasse largement le cadre professionnel. Matteo est comme un ls pour moi. Si cela ne
tenait qu’à lui, rien ne devrait changer, ni cette maison, ni le fait que j’y vive.
Je fronçai les sourcils en achevant de mettre en place les pièces du puzzle.
— C’est pour cette raison qu’il réagit aussi violemment face à ceux qui vous aident à faire
avancer votre déménagement ?
— Je le crains, oui, soupira-t-il.
Ça n’excusait pas le comportement de Matteo Bertani, mais ça l’expliquait grandement.
Dans ce cas, il n’avait pas menti : son attitude à mon égard n’avait rien de personnel. Et il
n’avait probablement rien contre les ventes aux enchères en général (ce qui aurait été
surprenant pour un historien d’art). Seule cette vente lui était insupportable, et j’avais été
victime d’une frustration longtemps contenue. Mais cela ne me consolait que modérément : la
colère était encore le sentiment qui prédominait en moi, et Giacomo Di Chessa en était
conscient, visiblement.
— Je vous en informe pour que vous le compreniez mieux, m’expliqua-t-il. Matteo peut
être très impulsif, il n’aime pas respecter les règles. Cela ne le dérange pas de choquer, ce
qui ne rend pas toujours faciles les rapports avec lui. Mais c’est vraiment un bon ami. Le
meilleur qu’on puisse souhaiter. Naturellement, ceci ne l’excuse pas, au cas où il se serait
montré impoli envers vous…
— Non, non, ne vous inquiétez pas, lui assurai-je précipitamment, désireuse de ne pas
l’énerver puisque je connaissais désormais les liens étroits qui l’unissaient à Matteo Bertani.
Ce n’était pas grave à ce point-là, vraiment.
Ce qui était grave, c’était que je l’ai laissé me provoquer et me faire perdre mon sang-
froid. Ce n’était pas dans mes habitudes et ça ne devait en aucun cas se reproduire.
— Et puis… je sais me défendre, ajoutai-je en souriant, l’air plus convaincue que je l’étais
en réalité.
Giacomo Di Chessa me scruta un long moment.
— Je vous crois sur parole, conclut-il.
Mais dans ses yeux surgit une lueur que je ne pus interpréter. Il s’adossa au dossier du
canapé.
— Bien. Parlons maintenant du marché que nous allons peut-être conclure ensemble,
miss Conroy.
4
Andrew avait raison, pensai-je une heure plus tard.
Debout devant le buffet dressé dans le second salon, une assiette à la main, je cherchais
avec quels délices la garnir.
La discussion avec Giacomo Di Chessa avait effectivement été très agréable, si bien que
j’espérais plus que jamais obtenir ce mandat.
Je pouvais très bien imaginer travailler avec lui, peut-être parce qu’il me rappelait mon
père. Certes, les deux hommes ne se ressemblaient pas du tout : Dad était un homme de
grande taille aux épais cheveux noirs ; il n’avait, si on s’en tenait à l’apparence physique, rien
de comparable avec l’Italien chétif à l’allure maladive. Mais leur regard à tous deux trahissait
une grande tristesse – même si la raison en était différente chez mon père – qui me rendait
Giacomo Di Chessa très sympathique. On s’entendrait certainement bien. Pourquoi donc
Andrew pensaitil que ce mandat présenterait des difficultés ?
Je n’avais pas encore eu l’occasion de lui faire éclaircir ces propos mystérieux. Si Andrew
s’était donné beaucoup de mal pour me présenter le plus de gens possible, on ne cessait de
le retenir pour discuter avec lui, ici et là. C’était le prix à payer quand on connaissait autant
de monde, une rançon qui expliquait que je me retrouve seule devant le buffet.
Je ne pouvais pas l’attendre plus longtemps. La dernière fois que j’avais avalé un
morceau, c’était à midi, un sandwich sur le pouce dans une de ces brasseries pour touristes,
alors que je faisais du lèche-vitrines.
J’avais une faim de loup et heureusement, le choix était vaste : bruschettas garnies de
tomates, eurs de courgette farcies, brochettes de crevettes, involtini d’aubergine et de
jambon de Parme, boulettes de viande hachée, toasts ronds tartinés de pesto. Ma petite
assiette s’alourdissait à vue d’œil, et j’étais incapable de m’arrêter. Par chance, je faisais partie
de ces personnes qui pouvaient manger beaucoup sans grossir immédiatement, une
bénédiction dont j’avais l’habitude de profiter.
Une voix masculine, à côté de moi, me fit sursauter.
— Il faut absolument que vous goûtiez aussi les croquettes de riz à la romaine, une
spécialité de la cuisinière. Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer.
— Mais non ! assurai-je vivement. J’étais juste perdue dans mes pensées.
Je considérai l’inconnu avec curiosité. Il était de taille moyenne pour un homme – tout au
plus un mètre quatre-vingts – et avait des cheveux brun foncé légèrement bouclés. Il avait
l’air très soigné dans son costume sombre à la coupe impeccable. La quarantaine, il était
plutôt séduisant. Rien à voir avec Matteo Bertani, mais une telle comparaison était sans
doute injuste.
— Merci beaucoup pour le conseil, ajoutai-je en prenant une croquette.
Il me détaillait discrètement.
— Vous êtes Sophie Conroy, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
M’adresser la parole à propos du buffet n’avait donc été qu’un prétexte pour faire ma
connaissance.
— Exact. Je suppose qu’Andrew Abbott vous a parlé de moi ?
Si seulement Andrew avait pu me faire un topo détaillé des gens que j’étais susceptible de
rencontrer à cette réception ! Cela m’aurait épargné quelques situations délicates.
— En effet, confirma l’homme. Il s’est montré très élogieux.
Il m’adressa un sourire un peu trop empressé. Mais comme celui-ci, au moins, ne me
rendait pas nerveuse, je le lui rendis volontiers.
— Pardonnez-moi, je ne me suis pas encore présenté. Je m’appelle Lorenzo Santarelli et
je suis marchand d’art. Je ne possède pas un hôtel des ventes comme vous, mais une grande
galerie ici, à Rome.
Un galeriste, me dis-je, intéressée.
Je le questionnai sur l’emplacement de sa galerie – dans le quartier de Tiburtino, tout près
de l’université, ainsi qu’il me l’expliqua èrement – et sur ce qu’il y exposait. Il s’agissait d’un
mélange d’œuvres hétéroclite qui faisait la part belle aux jeunes artistes encore inconnus,
venant pour la plupart de Rome et des environs, mais également d’autres régions italiennes
et d’Europe.
— Je préfère me voir comme un mécène plutôt que comme un commerçant soucieux de
faire de la marge, ajouta-t-il.
Alors que je m’apprêtais à le trouver imbu de sa personne, il précisa :
— Désolé, je dois vous paraître affreusement arrogant. Simplement, j’ai le bonheur de ne
pas devoir vivre de mes bénéfices, si bien que c’est facile à dire.
Il eut un sourire légèrement repentant, mais je ne parvenais pas à me défaire du
sentiment qu’il cherchait à m’impressionner : il avait besoin de me dire qu’il était fortuné.
Cela le t grandement baisser dans mon estime. D’un autre côté, il se servait de son argent
pour promouvoir de jeunes talents, ce qui était une très bonne chose.
Il n’y a pas matière à le critiquer, Sophie, me persuadai-je pour apaiser la drôle de
sensation qui avait surgi en moi. Tu te fais un lm parce que tu as déjà vécu une rencontre
désagréable ce soir.
— C’est agréable de pouvoir se le permettre, répondis-je donc sur un ton plutôt neutre.
C’était aussi un bon investissement, assurément. Sur le marché des ventes aux enchères,
la tendance était clairement à l’art moderne. Ce qui faisait de Lorenzo Santarelli un autre
contact intéressant.
— Sans compter que ça doit être passionnant d’assister à l’émergence de nouveaux
courants, ajoutai-je.
— C’est le cas, assura-t-il en sortant de la poche de sa chemise une carte de visite qu’il me
tendit. Si votre séjour à Rome le permet, passez à la galerie. Je vous ferai faire le tour du
propriétaire avec plaisir.
Il se racla la gorge.
— Miss Conroy ?
— Oh, oui, bien entendu… Merci beaucoup ! m’exclamai-je, confuse, en prenant la carte.
J’avais été brièvement distraite : Matteo Bertani entrait dans le second salon. Cet homme
ne passait décidément pas inaperçu.
— N’hésitez pas à me contacter si vous avez le temps, insista Lorenzo Santarelli.
Puis il regarda autour de lui, remarquant sans doute que je ne lui consacrais pas toute
mon attention.
— Sans faute, conclus-je.
Je posai sur la table du buffet mon assiette encore bien garnie et ouvris ma pochette pour
y glisser la carte de visite. Ce faisant, mes doigts touchèrent mon smartphone : ça faisait une
petite éternité que je ne l’avais pas consulté. Je devais avoir reçu d’innombrables textos de
mon père. Quand il se retrouvait seul avec Mum, il y avait souvent des problèmes, au début.
Prise de remords, et bien que ce soit impoli, je sortis mon portable. J’avais un nouveau
message. Les battements de mon cœur s’accélérèrent, puis s’apaisèrent : c’était Nigel qui me
l’avait envoyé, pas Dad. Je me doutais du contenu de son texto : il voulait savoir si j’étais
bien arrivée, parce que je n’avais pas encore réagi à son SMS du matin. Comme je n’avais pas
le temps de taper une réponse, je replaçai mon téléphone dans mon sac, puis relevai les
yeux avec un sourire d’excuse. Un sourire qui mourut sur mes lèvres, car Matteo Bertani
s’approchait de Lorenzo Santarelli.
— Signor Bertani, fit mon voisin de buffet.
Les deux hommes s’adressèrent un bref signe de tête. Fin des salutations. Manifestement,
ils ne s’appréciaient pas.
— Miss Conroy, pourrais-je vous parler brièvement en privé ? s’enquit Matteo Bertani.
Fixant son beau visage, je tentai d’y lire ses intentions. Je ne voulais plus me retrouver
seule avec lui, il me rendait trop nerveuse et ça m’était désagréable. Pour autant, il avait mis
les formes en posant sa question, et en tant que Britannique bien élevée, je n’avais droit qu’à
une réponse.
— Naturellement. Vous voulez bien nous excuser un moment ? demandai-je à Lorenzo
Santarelli.
Il eut un sourire un peu forcé.
— Prenez tout votre temps, je ne vais pas m’attarder au buffet, de toute façon. J’ai été
enchanté de faire votre connaissance, miss Conroy.
— Moi de même.
Il se détourna et s’éloigna. Je le suivis un instant du regard, puis je pris une profonde
inspiration et levai les yeux vers Matteo Bertani.
Il considérait l’assiette que j’avais reprise. Brusquement gênée qu’elle soit aussi chargée,
j’indiquai d’un geste vif les tables à proximité du buffet. L’une d’elles était libre et je voulais
en profiter pour ne pas avoir à tenir mon repas en équilibre – j’étais assez agitée comme ça.
— On va par là-bas ? proposai-je, fière de mon ton très posé.
Je me dirigeai vers la table sans attendre sa réponse. Il me suivit puis se posta à côté de
moi, en fixant mon assiette avec un sourire amusé.
— Je n’ai pas mangé grand-chose à midi, lui expliquai-je.
Intérieurement, je poussai un soupir agacé. Après tout, je n’avais pas de comptes à lui
rendre.
— Oh, servez-vous, je vous en prie. Je trouve très rafraîchissant de rencontrer une femme
dotée d’un solide appétit.
Une phrase qui avait l’air très positive, mais mon cerveau chercha immédiatement la
pointe de moquerie. Entendait-il par là que j’étais un goinfre ? Sûrement. Je décidai donc de
ne pas toucher à la nourriture. Je n’aurais qu’à manger une fois que cette discussion serait
derrière moi.
Je me redressai – sans doute un ré exe pour m’opposer à l’effet qu’il avait sur moi – et
plantai mes yeux dans les siens, sereine en apparence.
— Vous vouliez me parler ?
— Je le voulais, oui, assura-t-il de sa voix profonde. Mais je devrais peut-être vous mettre
en garde, avant tout.
Je le jaugeai, méfiante.
— En garde contre quoi ? Vous cherchez toujours à m’empêcher de toucher aux œuvres
du signor Di Chessa ?
La remarque m’avait échappé, parce que je ruminais encore notre passe d’armes. Le
sourire de Matteo Bertani se t un peu contrit. C’est l’impression que j’eus, en tout cas, mais
je pouvais me tromper. Avec cet homme, on ne savait sur quel pied danser.
— Non, contre Lorenzo Santarelli, répondit-il. Vous ne pouvez pas le savoir, mais il est
très controversé dans le milieu de l’art, à Rome. Certains l’apprécient, mais il y en a tout
autant qui ne font aucun cas de lui.
Pas dif cile de deviner à quel groupe Matteo Bertani appartenait..., pensai-je. J’étais
quand même étonnée, non seulement par l’information elle-même, mais aussi par le fait qu’il
se croie obligé de m’avertir. De toute façon, il avait éveillé ma curiosité.
— Qu’a-t-il fait ?
L’expression de Matteo Bertani devint méprisante.
— Rien. Rien qu’on puisse lui reprocher of ciellement, disons. C’est un imposteur, voilà
tout. Un homme fortuné qui s’ennuie et qui s’est acheté une galerie où il joue les Mère
Teresa de l’art.
— Un jugement assassin, commentai-je.
Que les deux hommes entretiennent une relation aussi glaciale n’avait rien de surprenant.
— Je suppose que le signor Santarelli sait ce que vous pensez de lui ?
Matteo Bertani haussa les épaules.
— Je ne fais pas partie des gens qui dissimulent leur avis par pure politesse. Et, dans ce
cas, une mise en garde s’impose : après tout, vous avez une réputation à perdre, miss
Conroy.
Cette dernière remarque fit resurgir ma colère.
— J’ignorais que vous vous souciiez de ma réputation. Je croyais plutôt que vous ne
vouliez plus entendre parler de moi à cause de mon métier qui me fait brader l’art ?
— Tout le monde mérite une seconde chance, déclara-t-il.
Il eut de nouveau ce sourire radieux, irrésistible. S’il en usait aussi à l’université, je
pouvais très bien comprendre que les étudiantes fassent la queue pour assister à ses cours.
Mais je ne comptais pas succomber à son charme, d’autant plus que son commentaire
était sans vergogne : au nal, je n’avais rien fait qui nécessite qu’on me donne une seconde
chance. Lui en avait besoin, mais je préférai ne pas la lui accorder. Alors, j’esquissai un
sourire condescendant.
— Comme c’est aimable de votre part. Mais, puisque nous parlons de seconde chance…
ce que vous reprochez au signor Santarelli est-il vraiment si terrible ? Pour autant que je
sache, vous faites la même chose en investissant votre fortune dans l’art. Je me trompe ?
Visiblement, ce point de vue ne lui plaisait pas du tout : il se rembrunit et ses yeux se
mirent à lancer des éclairs. Bon. Ça valait mieux que ce sourire renversant auquel aucune
femme au monde ne devait pouvoir résister.
— C’est dif cilement comparable, répliqua-t-il. J’aurais étudié l’histoire de l’art, même si
ma famille n’avait pas possédé un centime. Et je sais reconnaître un chef-d’œuvre quand j’en
vois un, lui pas. C’est pour cette raison qu’il n’expose que de complets novices qui attendent
de percer. Généralement en vain, et pour cause.
C’était peut-être vrai. Je ressentis malgré tout le besoin de défendre Lorenzo Santarelli. À
moins que ce ne soit une sorte d’automatisme contre lequel je ne pouvais rien – il fallait que
je contredise Matteo Bertani. Une mesure d’autodéfense face au puissant effet corporel qu’il
exerçait sur moi : je n’allais pas, en plus, adapter ma pensée à la sienne.
— Quel mal y a-t-il à donner une chance à de jeunes artistes ? En outre, certains ne sont
pas attirés par les vieux maîtres et privilégient l’art moderne. Il n’y a rien à redire à ça.
L’expression dans les yeux de Matteo Bertani changea encore, d’irritée à amusée. J’étais
désarçonnée : cet homme faisait penser au grand huit.
— Au premier regard, on ne vous croirait pas aussi combative, miss Conroy
S’agissait-il d’un compliment ou d’une insulte cachée ? J’étais incapable de trancher.
Du reste, c’était faux ; normalement, j’étais la personne la plus conciliante qui soit, et il
fallait du temps pour me faire quitter ma réserve. Que cet homme y soit parvenu si
rapidement me perturbait.
J’avançai le menton.
— Je ne me bats pas avec vous. Simplement, je vois les choses un peu… différemment.
Ma remarque ne changea rien à son sourire. Ce constat m’excéda, et je le détestai d’être
capable, une fois de plus, de me faire sortir de mes gonds.
— Pourquoi vouliez-vous me parler ? repris-je, pour écourter notre rencontre.
Il s’accouda à la table et se pencha en avant, si bien que son visage se retrouva au même
niveau que le mien.
— Vous n’avez pas une petite idée ?
Non, pensai-je, tandis que mon regard plongeait dans ses yeux d’ambre. Aucune idée.
D’habitude, j’étais plutôt douée pour jauger les gens – avec Matteo Bertani, ça ne
fonctionnait malheureusement pas.
— Je vous écoute.
— Eh bien, nous sommes partis du mauvais pied et j’aimerais réparer ça. Apparemment,
nous allons avoir affaire l’un à l’autre à l’avenir, et je me suis dit qu’il serait bon de faire plus
ample connaissance. Au cours d’un repas en ville, par exemple ?
Son sourire était extrêmement séducteur, mais je résistai.
— Nous allons avoir affaire l’un à l’autre ? répétai-je. Notre hôtel des ventes n’a pas
encore obtenu le mandat du signor Di Chessa !
Il n’admit pas mon argument.
— Nous savons tous les deux que vous l’aurez.
Je fronçai les sourcils. Que répondre ?
D’un côté, après tout ce que j’avais appris sur ses liens étroits entre Giacomo Di Chessa et
Matteo Bertani, ce serait peut-être une bonne idée d’améliorer mes rapports avec celui-ci.
D’un autre côté, ce qu’il me proposait suf sait-il à l’excuser ? Et pouvais-je me permettre
de faire plus ample connaissance avec cet homme ? Il était déjà assez délicat de gérer le
chaos de sentiments qu’il provoquait en moi.
Pour gagner du temps, je pris un involtini sur mon assiette et le glissai dans ma bouche.
Grosse erreur ! D’accord, la couche de viande était mince, mais elle était enroulée sur elle-
même et prenait plus de place que je ne l’avais imaginé. Je devais donc mâcher comme une
malade, ce qui ne me donnait sûrement pas un air très élégant. Gênée, je mis la main devant
ma bouche et, au bord du désespoir, me détournai pour considérer l’œuvre la plus proche,
accrochée au mur – une peinture représentant la Sainte Famille.
Aussitôt, mon cerveau ne put s’empêcher de l’analyser. Italie, probablement le XVIe. À en
juger par le thème et le mode de représentation, elle pourrait être de Raphaël. Si oui, ce
serait…
— Beau tableau, non ? commenta Matteo Bertani.
Je me dépêchai de finir la dernière bouchée.
— Celui-là aussi vous appartient ? demandai-je avec ironie.
Il éclata de rire.
— Non. Et j’ai vraiment acheté le Severn pour raisons sentimentales, pas pour vous le
souffler.
Son aveu me décontenança.
— Pour raisons sentimentales ?
— Je suis un grand admirateur de John Keats, avoua-t-il.
Si j’avais encore eu la bouche pleine, j’aurais probablement avalé de travers.
— Vraiment ? Moi aussi !
J’avais parlé sans réfléchir et le regrettai aussitôt, parce que son sourire s’élargit.
— Dans ce cas, on dirait que nous sommes du même avis, pour une fois.
Pourquoi passait-il brusquement en mode irt ? Son comportement mettait à mal tous mes
mécanismes de protection. Je tentai donc d’ignorer le trouble qui m’envahissait et indiquai la
toile.
— C’est un Raphaël ?
— Non. C’est de son école, mais pas de lui, lâcha-t-il en haussant un sourcil. Vous ne le
voyez pas ?
Je scrutai une nouvelle fois la peinture, puis compris : il cherchait juste à se moquer de
moi.
— Ce n’est pas quelque chose qu’on peut déterminer au premier coup d’œil, rétorquai-je
froidement.
Il y avait dans ses yeux une expression étrange, un mélange de satisfaction et…
d’admiration ?
— On croirait m’entendre. Souvent, les choses sont différentes au second coup d’œil.
Je lui adressai un regard méfiant. Pourquoi parlait-il tout le temps de seconde chance ?
Ça devait avoir un rapport avec la vente aux enchères qu’il aimerait tant empêcher. Voilà
pourquoi, il voulait manger avec moi. Il se disait probablement qu’il me contrôlerait mieux si
on irtait. Il ne pouvait s’intéresser tout à coup à ma petite personne. J’étais vraiment trop…
normale. Quelqu’un comme Matte o Bertani pouvait séduire qui il voulait, et il y avait dans
cette demeure des femmes beaucoup plus séduisantes que moi. Par conséquent, il devait
avoir des arrière-pensées.
Pour autant, je n’avais pas envie de découvrir lesquelles, et j’en avais vraiment par-dessus
la tête de son comportement changeant, si difficile à interpréter.
— C’est possible, répondis-je en mettant le plus de dédain possible dans mon regard.
Mais voyez-vous, signor Bertani : je pense être en mesure de décider seule comment sont les
choses, et comment elles ne sont pas. Je n’irai pas manger avec vous.
Mon refus ne lui t pas perdre son calme. Au contraire, son sourire était toujours si plein
d’assurance que j’aurais pu crier de frustration.
— Oh que si, vous irez manger avec moi, assura-t-il.
Une affirmation si arrogante que je décidai de l’ignorer.
— Excusez-moi, il faut que j’aille retrouver Andrew.
Je pris mon assiette – j’y avais pensé, heureusement, sinon j’aurais dû revenir sur mes pas,
ce qui aurait complètement gâché ma sortie dramatique. Puis je lui adressai un bref signe de
tête et le plantai là. J’espérais avoir l’air à peu près digne, mais en n de compte, ça n’était
rien de plus qu’une fuite.
Les joues me cuisaient et, l’espace d’un moment où je retins mon souf e, je crus qu’il me
suivait. Pourtant, arrivée sur le seuil du premier salon, je me retournai – impossible de faire
autrement, mais j’étais ère d’avoir tenu aussi longtemps. Il discutait avec deux femmes plus
jeunes. L’une riait à ses remarques, tête renversée en arrière, pendant que l’autre le dévorait
des yeux.
Je s taire la petite voix qui s’élevait en moi, déçue qu’il m’ait « remplacée » aussi vite.
Pourtant, j’aurais dû m’en féliciter, parce que nos trois conversations n’avaient pas été loin de
tourner à la catastrophe.
Cet homme me dépassait, à tous les points de vue. Et puis, il était déjà pris. Je n’avais
plus aperçu la femme en robe émeraude, mais elle n’avait pas pu s’évaporer. Et même si
Matteo Bertani était libre, je resterais tout au plus quelques jours à Rome si on décrochait le
mandat. Donc, aucune raison de me creuser la tête au sujet d’un mec que je n’allais pas
revoir…
— Sophie !
Je fis volte-face : c’était Andrew.
— Drôlement tentant, tout ça, t-il. Je n’ai pas encore trouvé le temps de manger. Je
peux ?
Je lui tendis mon assiette et il choisit une eur de courgette farcie. Je me mis aussi à
piquer une bouchée ici ou là. Chassée par le stress, la faim revenait.
— Au fait, vous avez le mandat ! m’annonça Andrew, rayonnant.
— Vraiment ? Le signor Di Chessa s’est décidé aussi vite ?
J’avais du mal à le concevoir.
Andrew prit une boulette de viande hachée.
— Je t’avais dit que vous vous entendriez bien. Il faut que tu reviennes demain matin
pour discuter des détails avec lui, ensuite, vous pourrez commencer directement.
— C’est fantastique ! m’exclamai-je, enchantée.
Puis quelque chose me revint à l’esprit.
— Dis donc… qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure ? Pourquoi ce mandat pourrait
être difficile ?
Andrew haussa les épaules.
— Peut-être pas dif cile. Simplement, il faudra que tu fasses preuve de beaucoup de
patience.
Je le regardai avec étonnement.
— Dans quelle mesure ?
— Giacomo veut cette vente aux enchères, mais il n’a pas encore décidé de quelles
pièces il va se séparer. Il faudra le convaincre. Sans oublier…
Il hésita.
— Le problème avec Matteo Bertani ? avançai-je.
À l’expression de son visage, j’avais vu juste.
— Exactement, soupira Andrew. Il essaie de persuader Giacomo de tout annuler. Je ne
pense pas qu’il y parviendra, mais son attitude ne favorise pas vraiment la détermination de
Giacomo. Ce qui, au final, signifie…
Il s’interrompit encore.
— Quoi ? m’impatientai-je. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que tu ne vas pas pouvoir rentrer tout de suite à Londres. Il faut que tu te prépares à
rester plus longtemps à Rome, Sophie. Voilà ce que ça signifie…
5
— Ne t’inquiète pas, Sophie. Tu peux rester, pas de souci.
La voix de mon père paraissait sincèrement convaincue. Seulement, je connaissais assez
bien la situation à la maison pour m’inquiéter, justement.
— Je peux encore refuser le mandat, il n’est pas trop tard, lui assurai-je une fois de plus.
Je ne peux pas rester absente aussi longtemps. Ce n’est pas possible.
— Mais ça fait des mois que tu travailles pour qu’on puisse prendre pied en Italie ! C’est
une étape importante pour nous, on était d’accord. En plus, si la collection est aussi
exceptionnelle que tu le dis, ce sera payant. Il faut que tu restes. Simplement… Tu peux
peut-être accélérer un peu le processus ?
Sa question était teintée d’espoir.
Le portable collé à l’oreille, je sortis sur le petit balcon de ma chambre. Le ciel romain
était d’un bleu éclatant, sans nuage, comme ces derniers jours. Je fermai les yeux et
abandonnai mon visage au soleil, savourant sa chaleur sur ma peau. Mais comme ce bien-
être ne faisait qu’accentuer ma mauvaise conscience vis-à-vis de mon père qui devait se
charger de tout, seul à Londres, je rouvris les yeux et regardai la rue en contrebas.
— Non, je ne peux pas l’accélérer, Dad. Je l’espérais au début, mais Andrew avait raison.
Tout passer en revue va prendre du temps, beaucoup plus de temps qu’on ne le pensait.
Je me laissai tomber avec un soupir sur une chaise en fer forgé et pensai à mon client.
Giacomo – je pouvais désormais l’appeler par son prénom – tenait à assister au
catalogage pour décider de ce dont il se séparait. Mais comme il devait beaucoup se reposer
à cause de sa santé fragile – il souffrait d’anémie –, je ne pouvais passer que quelques
heures, généralement le matin, à examiner ses œuvres avec lui. Durant ce court laps de
temps, on n’avançait jamais beaucoup, parce qu’il m’expliquait où et comment il avait trouvé
chaque pièce, et quels souvenirs y étaient liés.
C’était fondamental – plus on connaissait l’histoire et le parcours d’une œuvre, moins il
était possible qu’il s’agisse d’un faux. Mais cela nous retardait et j’aurais dû prier Giacomo
d’écourter la chose. Je n’en avais pas le cœur, parce que je sentais qu’il devait me raconter
tous ces détails. C’était sa façon de dire adieu à ses précieuses acquisitions.
Sans compter que j’aimais beaucoup ces récits. Il était presque toujours question de sa
femme, avec qui il avait constitué cette collection. Sa tendresse, quand il parlait d’elle, me
touchait. Ils devaient avoir connu une union vraiment heureuse, si bien que je comprenais le
déchirement de Giacomo. Il voulait se rapprocher de sa lle et devait, pour cela, abandonner
une partie de sa vie d’avant. La tristesse que ce départ provoquait en lui le poussait, dans un
premier temps, à vouloir conserver chaque œuvre ou presque.
— Je ne peux pas la vendre, me disait-il régulièrement, en me regardant de cet air
désespéré qui me fendait le cœur.
Ensuite, une fois qu’il avait ni de me relater comment telle ou telle toile était arrivée
entre ses mains, il se sentait mieux et me laissait la cataloguer et la préparer pour son
transport en Angleterre. Seulement, si on continuait à ce rythme, je n’étais pas sûre d’en voir
le bout. Il allait en falloir du temps, pour dégarnir tous les murs et vider toutes les vitrines de
la villa, d’autant plus qu’il venait de m’apprendre qu’il possédait une collection de quelque
deux cents dessins.
Cette prise de conscience nourrissait mes doutes. Au départ, je ne devais passer que
quelques jours à Rome. Ces derniers s’étaient écoulés, et j’ignorais totalement quand je
retournerais à Londres. Si rien ne changeait, ça ne serait pas avant des semaines, et c’était un
problème. Mais je ne pouvais pas non plus jeter l’éponge à ce stade… Un avis que partageait
apparemment mon père.
— Alors reste, Sophie. Ça ira.
— Comment veux-tu que ça aille ?
C’était déjà dif cile quand je m’absentais une semaine, mais jusqu’à présent, on s’en était
toujours sortis, d’une façon ou d’une autre. Là, une absence aussi longue n’était pas prévue
au programme.
Dad, lui, paraissait déterminé.
— Ça ira, répéta-t-il. Nigel m’a fait engager un intérimaire, un étudiant : Simon Boswell. Il
a commencé aujourd’hui et se débrouille très bien. Il va m’aider, avec Albert et Mrs Davis,
pour la vente d’art contemporain de ce week-end. Il ne pourra pas te remplacer,
naturellement, mais ça sert toujours d’avoir une paire de mains en plus. Si Simon fait ses
preuves, je lui demanderai s’il peut rester encore un peu, et si ça ne suf t pas, Nigel trouvera
sûrement quelqu’un d’autre pour venir à la rescousse.
Nigel ! pensai-je avec effroi. Il fallait que je l’appelle.
J’avais promis de me manifester et il attendait sûrement mon coup de l. Je comptais bien
le remercier de s’impliquer autant pour mon père et moi, une fois de plus.
— Et… comment va Mum ? demandai-je prudemment.
C’était là le problème véritable, pas le travail.
— Rien n’a changé, répondit Dad.
Il poussa un profond soupir, et une colère impuissante monta en moi contre cette
situation sur laquelle je n’avais aucune in uence mais qui déterminait toute ma vie. Je
réprimai ce sentiment inutile aussi vite qu’il avait surgi : Mum n’y pouvait rien si les choses
étaient aussi complexes et je l’aimais, je ne pourrais jamais la laisser tomber. Ce n’était pas sa
faute si elle nous demandait autant d’énergie, mais c’était parfois dur à supporter.
— Elle prend ses médicaments, au moins ?
— Non, elle refuse toujours.
Sa voix trahissait son abattement.
— Tu sais comment c’est, en ce moment.
Oui, je le savais. Sauf que c’était comme ça pas seulement en ce moment, mais depuis
toujours.
Ma mère était malade. Troubles bipolaires, disaient les spécialistes.
Avant qu’un diagnostic ne soit posé, beaucoup la jugeaient simplement dif cile ou
lunatique et parfois, quand elle avait des phases (comme actuellement) où elle n’écoutait
personne et s’opposait à toute thérapie, c’était aussi mon impression. Pourtant, je savais que
c’étaient les symptômes d’un tableau clinique où les périodes maniaques, qui la voyaient
pleine d’énergie – et butée, hélas –, alternaient avec de profondes dépressions.
Il y avait eu des années où les choses allaient mieux, mais ces derniers temps, son état
avait empiré. Les épisodes dépressifs s’étaient étendus – un triste constat, même si elle était
alors plus facile à gérer.
En revanche, quand elle était maniaque comme en ce moment, il fallait toujours être sur
ses gardes et veiller à ce qu’elle ne fasse rien de fou ou d’inconsidéré. On pouvait
dif cilement la quitter des yeux, si bien qu’on s’occupait d’elle à tour de rôle avec notre
intendante Jane, comme pendant ses phases dépressives, où on ne pouvait pas non plus la
laisser seule.
— Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a accepté de faire un essai avec ce Dr Jenkins
recommandé par Nigel, tu te souviens ? poursuivit Dad.
À son ton, il cherchait à s’encourager lui-même.
— Peut-être que lui pourra l’aider.
— Oui, peut-être.
J’en doutais : dernièrement, Mum n’avait pas tenu plus de deux séances avec un
thérapeute, et Dad le savait bien.
Il se racla la gorge, puis reprit :
— Quoi qu’il en soit, on va s’en sortir ici, ma chérie. Reste autant de temps qu’il le faudra.
Au fond, ça tombe bien, parce que tu vas pouvoir me rendre un service.
J’eus un sourire involontaire : ça devait en partie expliquer qu’il insiste pour que je
prolonge mon séjour à Rome.
— Lequel ? demandai-je, curieuse.
S’il prenait autant sur lui-même, ça devait être important.
— Tu te rappelles Mr Ratcliff ?
Il fallut que je ré échisse un moment, puis je revis le petit homme trapu, à moitié chauve,
dont j’avais fait la connaissance à un vernissage dans l’East End où Nigel m’avait emmenée.
— Bien sûr. L’avocat des Lindenburgh.
— Tout à fait, on avait rendez-vous hier. C’était un entretien très réjouissant : Ratcliff m’a
proposé certaines pièces de la collection des Lindenburgh, entre autres un di Montagna.
— Waouh ! Magnifique.
C’était une nouvelle géniale. La famille Lindenburgh, des Américains excentriques de la
côte Est possédant une grande fortune et une passion encore plus grande pour les vieux
maîtres, avait réuni au l des ans un nombre considérable de tableaux. Quant aux œuvres
d’Enzo di Montagna, un peintre de la Renaissance, contemporain de Raphaël et de Léonard
de Vinci, elles avaient été adjugées dans le passé pour des montants plus que coquets. On
pourrait faire de cette toile le clou de la vente, la presse s’y intéresserait sûrement.
Mon père soupira.
— Oui, c’est magni que. Hélas, il manque une expertise attestant l’authenticité de cette
peinture. Naturellement, elle a été examinée il y a longtemps et il ne fait aucun doute qu’elle
date du XVIe siècle, mais on ne possède aucun document écrit prouvant qu’elle a
véritablement été réalisée par di Montagna, que ce n’est pas une copie contemporaine. Les
Lindenburgh sont des partenaires commerciaux dignes de con ance, mais compte tenu des
derniers scandales dans le monde de l’art, je préférerais avoir toutes les garanties avant de
proposer le tableau à la vente.
— Et… en quoi puis-je t’être utile ?
— Tu n’as pas une petite idée, Sophie ?
Mon père, trouvant visiblement que j’étais dure à la détente, poussa un petit bruit amusé.
— Non, après tout, tu as tellement à faire là-bas que tu ne peux pas être au courant de
tous les développements.
— Mais de quoi parles-tu, Dad ?
— Eh bien, l’expert absolu en la matière vit à Rome. Tu l’as même déjà croisé. En tout
cas, tu as mentionné que tu l’avais rencontré à la réception du signor Di Chessa.
Des papillons s’agitèrent dans mon ventre et je serrai un peu plus mon smartphone.
Exception faite d’Andrew et de Giacomo, je n’avais parlé à Dad que d’un autre invité…
— Matteo Bertani ?
— Exact. S’il expertise la peinture pour nous, on sera tirés d’affaire, Sophie. Son avis
concernant cet artiste fait autorité. De cette façon, on serait au-dessus de tout soupçon.
Demande-lui s’il accepte de venir examiner la toile à Londres, d’accord ? Il sera dédommagé,
bien entendu.
— À Londres ? m’étonnai-je.
Normalement, le tableau était envoyé à l’expert, pas l’inverse – sauf si son transport était
impossible.
— Malheureusement, l’excentricité des Lindenburgh s’applique aussi à leurs polices
d’assurance, expliqua Dad. La peinture est en route pour l’Angleterre, mais ne pourra pas
quitter le pays avant sa vente. Il faut donc que Bertani vienne la voir ici. Tu peux au moins
lui poser la question, Sophie. Tu le connais, après tout.
À bout de nerfs, j’expirai l’air que j’avais retenu dans mes poumons.
— Je ne le connais pas, Dad. Je l’ai juste rencontré une fois, par hasard. Et je t’ai dit…
— Qu’il était impossible, oui. Mais ça n’a rien de personnel, ma chérie, c’est une requête
purement professionnelle. Comme la toile a été très longtemps la propriété de particuliers, il
n’existe quasiment pas de documents à son sujet. Il pourrait donc être intéressé par le fait de
l’étudier.
J’essayai encore de protester.
— Ce n’est pas possible. Pas Matteo Bertani !
Ma erté m’empêchait d’envisager cette éventualité. Depuis la réception, le séduisant
professeur d’art était une sorte d’adversaire. Je ne l’avais plus croisé, mais il rendait souvent
visite à Giacomo. De quoi pouvaient bien discuter les deux hommes ? Aucune idée, mais
j’aurais parié qu’ils évoquaient très souvent les projets de déménagement de Giacomo, ce qui
ne facilitait pas le processus. En plus, la dernière fois, je l’avais envoyé balader – et il fallait
que je retourne le voir pour un service ?
— On ne peut pas demander à quelqu’un d’autre ? Ce n’est quand même pas le seul
expert !
— Ce n’est pas le seul, non… mais c’est le meilleur. Et il se trouve que tu es à Rome, que
tu peux lui poser la question.
Comme je ne réagissais pas, Dad se fit plus pressant.
— Allez, Sophie. Je n’aime pas présenter un tableau dont l’origine n’est pas attestée à
cent pour cent.
J’hésitai. Longuement. Mais mon père savait parfaitement que la réputation de notre
maison était pour moi un argument massue. Il ne me restait plus qu’à avaler la pilule.
— Très bien, je vais lui demander.
— Fantastique, approuva Dad, clairement soulagé. Tu me rappelles quand tu en sais
plus, entendu ? Il faut que j’aille relayer Jane à la maison.
Après avoir raccroché, je me levai et m’accoudai à la balustrade pour contempler la via
delle Quattro Fontane à mes pieds. L’hôtel Fortuna n’était pas très éloigné de la via
Nazionale, un des principaux axes du centre. Cette après-midi-là, le tra c était dense, et les
klaxons, le ron ement des moteurs résonnaient dans la rue étroite. Répercutés par les
façades des immeubles, ils montaient jusqu’à moi, au quatrième étage. D’un autre côté,
l’atmosphère était bruyante à n’importe quel moment de la journée, ou presque – plus qu’à
Londres. C’était mon impression, en tout cas. Même la nuit, la vie pulsait à Rome, mais ça ne
me dérangeait pas. Au contraire. C’était précisément ce que j’aimais tant dans cette ville : la
sensation de se trouver dans un tout autre cosmos, bien plus vivant.
Un cosmos dans lequel j’allais pouvoir m’attarder – une joie inattendue. Si seulement je
pouvais éviter de recroiser la route de Matteo Bertani !
Je pris une profonde inspiration. C’était un sale coup du sort qu’il soit le spécialiste ès
Enzo di Montagna et qu’on nous propose justement une toile de ce peintre à authenti er. Ça
n’aurait pas pu être l’aimable Lorenzo Santarelli ? Ou n’importe qui d’autre ?
Si je n’étais pas entrée en con it avec lui, les choses auraient peut-être été plus faciles.
Mais là, il fallait que j’aille à Canossa, et je gémis à la pensée de sa réaction.
La sonnerie du téléphone xe retentit et je retournai dans la chambre. Elle était aménagée
avec charme. Les meubles peints en blanc et le tapis clair ponctué de eurs lui donnaient
une personnalité, une fraîcheur qui faisaient oublier qu’elle n’était pas bien grande. Pour
autant, avec sa minuscule salle de bains, aussi ravissante, elle offrait tout ce dont j’avais
besoin pour mon séjour.
Je m’assis au bord du lit moelleux et décrochai le téléphone sur la table de chevet.
— Allô ?
Comme je m’y attendais, c’était mon hôtesse.
— Le signor Abbott est là pour vous, signorina Conroy, m’informa Daniela Bini dans son
anglais approximatif.
Je lui avais déjà dit plusieurs fois de ne pas hésiter à parler italien, mais visiblement, elle
trouvait ça impoli, parce qu’elle s’en tenait à ma langue maternelle.
Andrew était ponctuel. On avait rendez-vous à seize heures, et il était seize heures
précises. C’était décidément quelqu’un sur qui on pouvait compter.
— Merci, je descends tout de suite.
Je jetai un dernier coup d’œil dans le miroir de la salle de bains, lissai le bas de ma robe
d’été au motif bariolé et ajoutai un peu de gloss. Puis je pris le chemin du rez-de-chaussée.
À la réception, la signora Bini m’attendait avec un sourire rayonnant. Je lui donnais pas
loin de cinquante ans. Grande et mince, avec des cheveux noirs coupés court, toujours
habillée avec élégance, elle ne correspondait pas du tout au cliché de la mamma italienne. Il
n’empêche qu’elle en était bien une : elle s’occupait de tout. Avec son aura chaleureuse, elle
était la bonne âme du Fortuna, sans cesse prête à rendre service, et ses yeux sombres
avaient toujours une expression joyeuse derrière ses étroites lunettes en corne.
— Signorina Conroy, suivez-moi, prego.
Elle quitta son bureau et me précéda, franchissant la porte d’à côté.
Pourtant, je n’avais pas besoin d’être guidée. Ça faisait maintenant une semaine que je
logeais là et j’étais capable de trouver seule mon chemin jusqu’à la cour intérieure, ornée en
son milieu d’une jolie fontaine blanche : il fallait que je la traverse matin et soir, la salle à
manger de l’hôtel se trouvant à l’autre bout.
En plus de la fontaine ronde en marbre – l’eau cascadait dans trois vasques, entre deux
hautes colonnes –, plusieurs arbres, dont un immense palmier, dispensaient de l’ombre et
assuraient la fraîcheur des lieux. Devant la salle à manger, dans un coin où eurissait un
jasmin luxuriant, des tables et des chaises étaient placées sous des parasols. On pouvait y
prendre une boisson en dehors des heures de repas, et Andrew m’y attendait – dans un
costume clair réchauffé par un foulard noisette.
— Ciao, bella ! lança-t-il, radieux.
Il se leva pour m’embrasser sur les deux joues, puis il indiqua le siège à côté du sien et
commanda deux tasses de thé à Daniela Bini, qui hocha aimablement la tête puis s’éloigna.
On dirait qu’il n’a pas perdu toutes ses habitudes britanniques, pensai-je, amusée.
Je m’installai à côté de lui.
— Merci de me consacrer de ton temps.
— Je serai toujours disponible pour toi, tu le sais bien ! s’exclama-t-il, son regard bleu clair
trahissant sa curiosité. Comment se passent les choses avec Giacomo ?
Il sourit largement et des rides profondes vinrent marquer son visage – incontestablement,
les traces d’un mode de vie débridé par le passé. Andrew avait beau être un ami digne de
con ance, il était inconstant dans ses relations amoureuses, et à en croire ses récits, il avait
connu deux décennies très agitées dans sa vie. Ainsi, ses trois mariages s’étaient soldés par
des échecs. Il af rmait régulièrement ne pas être fait pour la vie de couple, sans en paraître
mécontent. Selon moi, c’était plutôt quelqu’un qui s’était en n trouvé après une période
houleuse et jouissait pleinement de l’existence.
— Remarquablement bien, mais lentement, répondis-je. On avance à une allure
d’escargot, comme tu l’avais prédit.
Andrew grimaça, l’air coupable, alors qu’il n’y pouvait rien.
— Je suis vraiment désolé. Mais ça vaut le coup d’attendre, ou pas ?
— Oh que oui ! Cette vente va marquer les esprits, c’est certain. Il a un Van Eyck,
Andrew. Et un Turner, même s’il ignore encore s’il va s’en séparer. Sans oublier une peinture
de l’école de Raphaël.
Cette énumération me rendit brusquement songeuse.
— Comment pouvait-il s’offrir des toiles pareilles ?
Une question indiscrète que je ne pouvais poser qu’à Andrew. Je trouvais très surprenant
qu’un ancien universitaire habite une demeure aussi luxueuse et possède des tableaux si
précieux.
— Sa femme était très fortunée et elle a toujours encouragé sa passion pour l’art. Ils
donnaient vraiment l’impression d’être destinés l’un à l’autre, me con a Andrew. L’année
dernière a été dif cile à traverser pour Giacomo. Mais il m’a raconté que tu te montrais très
patiente et que tu ne le pressais jamais. Il apprécie énormément, Sophie.
Le compliment me réjouit.
— Ce n’est pas difficile. Je l’aime bien, franchement.
Puis je lâchai un soupir.

— Si je ne savais pas à quel point Dad a besoin de moi à la maison, ça ne me dérangerait


pas que ça dure autant.
Daniela Bini revint nous servir nos boissons. Après son départ, Andrew remua son thé
tout en me considérant.
— Alors, pro tes-en ! Tu travailles tellement, d’habitude. C’est peut-être une bonne chose
que, pour une fois, tu doives mettre la pédale douce. Prends-le comme un signe du destin et
tires-en le meilleur.
Je lui adressai un regard surpris.
— Mais Dad…
— Joseph se débrouillera sans toi, j’en suis persuadé. Sans compter que Nigel lui prêtera
main forte, je me trompe ?
— Oui, c’est certain.
Nigel répondait toujours présent en cas de nécessité. Sans lui, on ne s’en sortirait pas.
— Et entre vous, comment ça va ? fit Andrew en me scrutant.
Sa question me gêna. Il pouvait être très direct – c’était le revers de son caractère franc.
Que répondre ? Je me creusai fébrilement la tête.
On n’était pas un couple, Nigel et moi. Pas encore, en tout cas. Il ne me pressait jamais,
et c’était ce que j’appréciais énormément chez lui : sa patience infinie et sa pondération.
Je n’aurais jamais pensé qu’il jouerait un rôle aussi important dans ma vie. On se
connaissait depuis longtemps : son père, Rupert Hamilton, était un bon ami du mien. Avant,
Nigel était souvent invité chez nous avec lui. Mais comme il avait dix ans de plus que moi,
nos contacts étaient plutôt fugaces – compte tenu de la différence d’âge, on n’avait pas
grand-chose à se dire. Après la mort de Rupert, on avait perdu Nigel de vue, puis je l’avais
retrouvé, un an plus tôt, à un dîner chez mon amie Sarah. Depuis, il avait su se rendre
indispensable auprès de Dad et de moi.
À l’époque, on connaissait de grosses dif cultés. Dad avait investi pour transformer
entièrement les salles d’exposition de notre hôtel des ventes, et après ces lourds travaux,
pour une raison inexplicable, on ne nous avait plus con é aucun mandat pendant des
semaines. La banque menaçait de bloquer nos crédits. Découvrant notre situation nancière
lors de nos retrouvailles fortuites, Nigel avait aussitôt proposé de nous aider. Devenu un
brillant banquier, il nous avait permis de changer d’établissement pour le sien à des
conditions très avantageuses, nous offrant un nancement à plus long terme. Mieux encore :
il avait fait jouer tous ses contacts privés pour nous remettre le pied à l’étrier. Résultat, le
Conroy’s avait surmonté cette crise majeure. On était de nouveau sur la bonne voie, ce dont
je serais éternellement reconnaissante à Nigel.
Andrew me fixait toujours, attendant une réponse. Une réponse très facile, au fond.
— Je l’aime bien. Beaucoup, même, avouai-je. Je crois qu’un homme plus gentil que Nigel,
ça n’existe pas.
— Tu vas l’épouser ?
Je haussai les épaules.
— Il ne m’a pas encore fait sa demande, esquivai-je.
Mais il le ferait, un jour ou l’autre. Au début, il nous avait aidés au nom des liens qui nous
unissaient autrefois. Désormais, il ne voyait plus en moi une petite lle, et je sentais qu’il
agissait aussi pour moi. Il aurait aimé que notre relation, purement amicale, devienne plus
intime, mais il ne me mettait jamais la pression. Je trouvais ça logique, compte tenu de son
caractère. Je n’aurais pas pu souhaiter meilleur compagnon que lui, et Dad serait également
très heureux de l’avoir pour gendre. Au fond, ce n’était plus qu’une question de temps.
Andrew eut un sourire un peu pensif.
— S’il est intelligent, il se déclarera bientôt. Sinon, un autre te souf era à lui sans qu’il
s’en rende compte.
Comme cette discussion me dérangeait, je changeai de sujet. De toute façon, j’avais bien
plus urgent à clarifier.
— Dis-moi, Dad t’a parlé du di Montagna ?
Andrew et mon père échangeaient régulièrement, mais là, Andrew n’était pas encore au
courant, parce qu’il secoua la tête. Je l’informai donc.
— Une expertise ? Pour un di Montagna ? répéta-t-il en se frottant le menton. Dans ce cas,
seul Matteo Bertani peut la faire, n’est-ce pas ?
La seule évocation de ce nom me rendait nerveuse et je remuais mon thé, dans l’espoir
qu’Andrew ne le remarque pas.
— Oui, Dad est aussi de cet avis. Il faut que je lui demande s’il accepte de s’en charger. Il
fallait que ça tombe sur lui !
Je poussai un profond soupir.
Andrew m’adressa un regard compatissant, mais prit le parti de mon père.
— Je comprends Joseph. Matteo est le meilleur en la matière. C’est juste une requête,
après tout, rien de plus.
— Je sais. Quand même, je trouve désagréable de devoir le solliciter alors qu’il fait tout
pour compliquer mon séjour et le départ de Giacomo.
— Il y a une chose que tu dois comprendre, Sophie. Giacomo est une sorte de gure
paternelle pour Matteo Bertani. Il a perdu son père tôt, il me semble qu’il n’avait que quinze
ans, et Giacomo a été très présent pour lui dès cette époque. Cela explique qu’il tienne
autant à lui.
Je fronçai les sourcils : l’argument n’était pas très convaincant.
— S’il a peur qu’il lui manque à ce point, il n’aura qu’à aller le voir en Angleterre aussi
souvent qu’il voudra.
— Certainement, concéda Andrew. Mais le bruit court qu’il ne quitte pas volontiers l’Italie.
Et tu sais comment c’est, on préfère avoir près de soi les gens qui comptent pour vous.
Je pouvais le comprendre, mais que Matteo Bertani déteste voyager m’inquiétait
beaucoup.
— Tu penses que ça sert à quelque chose de lui poser la question ?
Andrew écarta les bras, l’air impuissant.
— Je ne peux pas te répondre, je ne le connais pas assez. Mais ça l’intéressera sûrement.
Alors cela vaut le coup d’essayer, n’est-ce pas ? Fais jouer ton charme.
Comme je grimaçai, il me sourit.
— À moins que tu ne sois toi aussi sous son charme, Sophie ?
Je lui adressai un regard effrayé, puis fit un geste de dénégation.
— Aucun risque. Je suis parfaitement immunisée contre les hommes comme lui.
C’était un mensonge, en tout cas concernant Matteo Bertani. J’aurais aimé être moins
sensible à sa personne – et les bonnes résolutions, ça comptait, non ?
— Je l’ai trouvé affreux, poursuivis-je.
Andrew me détaillait avec attention, l’air sceptique.
— Vraiment, lui assurai-je avec un peu trop de véhémence. Matteo Bertani est le dernier
homme sur terre avec qui je m’engagerais dans une relation.
— Oui, c’est bien ce que je crains, commenta-t-il d’un ton de regret.
Puis il s’adossa à sa chaise.
— Tu es trop raisonnable.
Je sursautai presque.
— À t’entendre, c’est mal.
— Je pense juste que la vie est la vie, Sophie. On ne peut pas toujours la contrôler, même
si on aimerait bien.
— À qui le dis-tu ! répliquai-je.
Pincement au cœur. J’aimais ma mère, vraiment, mais la vie avec elle était un chaos.
Aussi, je n’avais pas besoin de perdre le contrôle – à tous points de vue.
— Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire, m’assura Andrew. Quant à Matteo
Bertani, tu as probablement raison. Ce n’est pas du tout un homme pour toi.
Sa remarque avait un côté vexant, mais je décidai de passer outre.
Il est animé de bonnes intentions, me rappelai-je.
— Où pourrai-je le joindre ? m’enquis-je.
Andrew réfléchit un moment.
— Tu le trouveras le plus souvent à l’université. Il enseigne à l’Institut d’histoire de l’art.
Mais attends, je peux aussi te donner son numéro.
Il sortit son portable, consulta son répertoire et j’enregistrai le numéro dans mon
smartphone.
— Tu peux essayer tout de suite si tu veux, proposa Andrew. J’attendrai.
— Non, je crois que je préfère lui parler de vive voix. J’irai voir tout à l’heure à l’université
quelles sont ses heures de cours.
— Comme tu voudras.
Andrew paraissait étonné par ma façon de procéder. Seulement, je ne voulais pas
téléphoner à Matteo Bertani, ce serait trop facile pour lui de m’envoyer balader. En plus, je
n’avais pas l’habitude de disposer d’autant de temps libre, et j’avais mauvaise conscience de
ne bosser que quelques heures par jour.
D’accord, il y avait dans cette ville assez de lieux que je voulais visiter – la veille, j’étais
allée me recueillir sur les tombes de John Keats et Joseph Severn, dans le cimetière
protestant de Testaccio, un site idyllique –, mais avoir un but concret en rapport avec le
travail, voilà qui m’était beaucoup plus familier.
Matteo Bertani ne serait sans doute pas sur place, mais au fond, ça ne me dérangeait pas.
Cela me permettrait de me conditionner pour le revoir.
Andrew but une gorgée de son thé.
— Au fait, est-il vrai que Giacomo possède également une grande quantité de dessins ? Je
n’en savais rien.
On discuta un moment de cette collection, mais je n’étais pas attentive parce que je
n’arrêtais pas de penser aux propos d’Andrew.
Une demi-heure plus tard, lorsqu’il dut partir pour son rendez-vous suivant, je restai
assise dans la cour intérieure, à fixer le tronc du palmier.
Que voulait-il dire en af rmant que Matteo Bertani n’était pas du tout un homme pour
moi ? D’accord, j’avais prétendu qu’il ne m’intéressait pas, mais qu’Andrew exclue une
relation de façon si catégorique me perturbait… tout en éveillant ma curiosité.
Je me levai avec détermination et réintégrai ma chambre pour faire quelques recherches
sur Internet. Être bien informée ne pouvait pas faire de mal.
La question est de savoir si ça sert à quelque chose.
J’ouvris mon ordinateur portable et entrai son nom dans le moteur de recherche. La
première photo de Matteo Bertani apparut sur l’écran.
J’en détachai mes yeux avec un soupir et me mis à lire l’article correspondant. J’aurais
beau être parfaitement préparée, affronter de nouveau cet homme ne serait pas simple.
6
Une bonne heure plus tard, mon taxi s’arrêtait devant l’entrée de la Città Universitaria. On
était jeudi, un jour de la semaine comme les autres, mais comme il était déjà presque dix-huit
heures, je n’étais pas sûre d’y trouver encore quelqu’un.
Ce n’est qu’une tentative, un coup d’essai, me dis-je en réglant le chauffeur.
Puis je pénétrai dans les lieux. Je n’avais pas de plan mais supposais qu’il y aurait, à
l’intérieur, une vue d’ensemble des bâtiments et de leur affectation qui me permettrait de
m’orienter. Il ne serait pas trop difficile de trouver l’Institut d’histoire de l’art.
Mais je me retrouvai face à un vaste terrain, où se succédaient les complexes
monumentaux. Je poursuivis mon chemin en cherchant un panneau : on aurait dit une ville
dans la ville. Au fond, ça n’avait rien de surprenant parce que La Sapienza, dont dépendaient
plus de trois cents bibliothèques, musées, instituts, facultés et départements dans tout Rome,
passait pour la plus grande université d’Europe. Elle était aussi réputée être la plus ancienne
de Rome, même si la partie dans laquelle je me trouvais, la Città, ne remontait pas à aussi
loin. Mussolini l’avait fait construire dans les années 1930, probablement pour que ses
structures mastoc donnent aux étudiants un sentiment d’humilité face à la science. C’était
mon avis, mais d’un autre côté, je n’avais jamais apprécié l’architecture des années trente.
C’était déjà la n de l’après-midi mais la journée de travail ne devait pas encore être
terminée, parce que je remarquai des élèves. Ils étaient dispersés, sortaient des bâtiments ou
étaient assis au soleil, sur une pelouse, les marches d’un escalier… Un professeur avait
même choisi de donner cours dehors. Je continuai donc à avancer avec détermination,
comptant bien croiser le chemin d’un étudiant en histoire de l’art qui pourrait me dire où et
quand Matteo Bertani tenait ses séminaires.
Je soupirai. Devais-je souhaiter qu’il soit là ? Je n’y croyais pas – ce serait une sacrée
coïncidence –, mais si c’était le cas, autant en nir vite. Ça m’empêcherait peut-être de trop
réfléchir.
Oui, je pensais à lui presque sans arrêt depuis mes recherches sur Internet, dont le
résultat m’avait surprise.
J’avais cru qu’en tant qu’héritier du groupe Bertani, il avait grandi dans l’insouciance. Qu’il
n’avait connu que les bons côtés de la vie – ce dont témoignaient, selon moi, son sourire
charmant et son assurance. Mais je me trompais. Ainsi qu’Andrew l’avait évoqué, Matteo
avait quinze ans lorsque son père était mort brutalement d’une infection grippale mal
soignée. Sa mère, une Anglaise à qui il devait son anglais sans accent, avait quitté mari et
enfants trois ans plus tôt et n’était pas revenue en Italie après le décès de son ex-époux.
Matteo, le seul des trois frères à ne pas être adulte, avait donc été con é à la garde de sa
grand-mère Valentina.
J’avais eu la gorge nouée de lire ça. Je savais parfaitement ce qu’on ressentait quand votre
mère vous laissait tomber. D’accord, Mum était toujours là, mais, aux prises avec sa maladie,
elle n’avait jamais vraiment pu prendre soin de moi. Au moins, j’avais Dad. Ce serait terrible
pour moi de le perdre comme Matteo Bertani avait perdu son père – à une période où il
avait encore autant besoin de lui.
Ça expliquait peut-être qu’il se soit marié aussi tôt, dès l’âge de vingt-deux ans, avec une
superbe blonde appelée Giulia, lle d’un comédien célèbre. Tous deux étaient les favoris des
journaux à potins italiens, le « couple doré » de Rome. D’innombrables photos les montraient
durant des fêtes, des soirées et des événements, souriant à l’objectif. L’intérêt des médias
avait ni par faiblir un peu, sans doute parce que Matteo Bertani se consacrait plus
intensivement à sa carrière universitaire et participait moins à la vie nocturne romaine, mais
sa femme avait continué à être très exposée. L’impensable s’était alors produit : Giulia, pilote
amateur possédant un petit avion de sport, s’était abîmée en mer avec son moniteur et ils y
avaient trouvé la mort.
L’accident avait eu lieu six ans plus tôt. Ensuite, Matteo Bertani avait dû se jeter dans le
travail à corps perdu : il était devenu, à trente-deux ans seulement, un des historiens d’art les
plus demandés d’Italie. Il semblait tout aussi apprécié en privé, car j’avais trouvé sur Internet
des photos plus récentes où on le voyait avec différentes conquêtes. Depuis la disparition de
sa femme, on ne lui avait plus connu de relation stable, ce qui lui valait la réputation de
play-boy et de tombeur – voilà sûrement pourquoi Andrew jugeait que ce n’était pas un
homme pour moi.
Tu n’en veux pas non plus, rappelle-toi…
Mon opinion n’avait pas évolué : il était affreux et arrogant, peu importait son passé. Et je
redoutais toujours de le rencontrer : je n’avais aucune idée de la manière dont il réagirait à
ma demande.
Après avoir dépassé plusieurs bâtiments, je débouchai sur une place, devant l’édi ce
principal, un somptueux monument blanc dont l’entrée était ornée de hautes colonnes. Si
j’avais bien interprété le plan légèrement pâli, xé à une des façades que j’avais longées, il
fallait que je me dirige vers la droite pour accéder aux sciences humaines, où je comptais
bien trouver l’Institut d’histoire de l’art. Effectivement, peu de temps après, je repérai la
bonne entrée et montai le large escalier extérieur donnant accès à cette partie de l’université.
À l’intérieur, juste derrière les portes vitrées, un ruban adhésif jaune était déroulé d’un
mur à l’autre, au niveau des genoux et à hauteur d’homme. D’autres bandes, verticales,
donnaient à l’ensemble l’allure d’un let. Au début, je crus à un barrage, mais il y avait un
trou au milieu. Je compris alors : il s’agissait d’un mouvement de protestation des étudiants,
qui manifestaient pour de meilleures conditions de travail. Derrière le scotch, un groupe de
jeunes gens étaient assis autour d’une table, et lorsqu’un élève franchit l’obstacle, ils lui
donnèrent un tract coloré puis le laissèrent passer. Je l’imitai donc et passai la jambe au-
dessus de l’adhésif. Il fallut que je relève le bas de ma robe, ce qui me valut le sif ement
appréciateur d’un étudiant aux cheveux sombres. Il s’approcha et voulut aussi me remettre
un tract, mais je refusai en souriant parce que je venais de découvrir, à ma gauche, un
élément attirant mon attention.
Il y avait, xée au mur de l’entrée, une plaque indiquant Dipartimento di Storia dell’Arte
en lettres dorées. L’Institut d’histoire de l’art ! Il devait se trouver au rez-de-chaussée.
Je m’approchai d’un panneau d’af chage. Avec un peu de chance, il y aurait le détail des
cours ou, mieux encore, les horaires et les salles où Matteo Bertani enseignait.
— Dove vai ?
Le type qui m’avait sif ée, dégingandé, un peu plus de vingt ans, venait de surgir près de
moi. Son sourire me disait qu’en plus de m’aider à m’orienter, il ne serait pas contre un petit
irt. Je n’étais pas d’humeur mais il pouvait me faire gagner du temps et je répondis à son
sourire.
Il fallut que je ré échisse à la façon de formuler ma question en italien, puis je lui
demandai s’il savait où Matteo Bertani donnait cours.
En guise de réponse, il leva d’abord les yeux au ciel. Visiblement, ça ne lui plaisait pas
particulièrement que je cherche Matteo Bertani.
Finalement, il montra du doigt le large couloir qui partait de l’entrée et se divisait en
deux.
— Prends à droite. Ensuite, c’est la deuxième porte à gauche. Mais le séminaire qu’il
donne en ce moment est déjà bien rempli, je ne sais pas si tu pourras encore t’inscrire,
m’expliqua-t-il avec nettement moins d’enthousiasme.
Puis il rejoignit ses amis, le pas traînant.
— Grazie ! m’exclamai-je.
Je dus lutter pour avancer dans le couloir de droite, brusquement envahi par une foule de
gens qui allaient dans l’autre sens.
Je n’aurais jamais cru qu’il serait si facile de trouver Matteo Bertani… ce qui posait un
nouveau problème, parce que je ne m’étais pas vraiment demandé comment présenter ma
requête. Au moins, j’avais troqué ma robe d’été imprimée, très fantaisie, contre une robe
chemisier verte convenant mieux à une occasion professionnelle. Comme porter la mauvaise
tenue m’avait valu des déboires lors de notre rencontre précédente, j’avais préféré assurer.
Le cœur battant, je tournai au coin du couloir : la deuxième porte côté gauche était
ouverte, et je compris soudain ce que signi ait la masse humaine se dirigeant vers la sortie :
un cours très suivi venait de s’achever. Probablement celui de Matteo Bertani, à en croire
l’étudiant. Alors qu’une minute plus tôt, je m’inquiétais encore de savoir ce que j’allais lui
dire, j’accélérai le pas – je ne comptais pas le rater.
Pourtant… La salle dans laquelle j’entrai était presque vide. Trois jeunes femmes
discutaient, debout devant la chaire. Deux autres étaient assises au premier rang, et au fond,
un jeune homme consultait son téléphone portable. Toutes les fenêtres étaient ouvertes pour
renouveler l’air, et la plupart des chaises étaient repoussées. Seulement, aucune trace de
Matteo Bertani. Est-ce que je me trouvais au bon endroit ?
Les lles qui attendaient debout, carton à dessins devant la poitrine, me remarquèrent et
interrompirent leur conversation. Brunes et très jolies, elles portaient des vêtements chic mais
plutôt moulants : mini-jupe et top, ou body pour l’une d’elles.
— Scusi, dov’è il professore Bertani ? m’enquis-je avec un sourire amical.
Elles se contentèrent de me xer sans réagir, exactement comme les deux autres qui
s’étaient tournées dans ma direction.
Bon, qu’est-ce que j’ai fait de travers ? Je sais que je ne parle pas l’italien sans accent, j’ai
encore des efforts à faire. Mais le mec dehors m’a bien comprise, alors pourquoi est-ce
qu’elles me regardent toutes comme s’il me manquait une case ?
Une des trois jeunes femmes qui patientaient devant la chaire eut un sourire un peu
compatissant. Puis, du doigt, elle pointa l’entrée de la salle.
— Direttamente dietro di te, fit-elle.
À cet instant, je sentis effectivement une présence dans mon dos. Je fis volte-face.
Matteo Bertani était appuyé contre l’encadrement de la porte, sans doute depuis un
moment. Il devait être arrivé alors que j’adressais la parole aux filles.
Je levai les yeux vers lui, le souf e coupé par sa beauté. Il portait une chemise cintrée de
couleur claire avec un pantalon de costume qui devait être sur mesure, tant il le attait. Sans
veste ni cravate, il avait remonté ses manches sur ses avant-bras, musclés et bronzés. Ses
cheveux n’étaient pas aussi soigneusement coiffés qu’à la réception. Visiblement, il avait
passé plusieurs fois la main dedans, mais ce petit côté négligé lui allait bien. Au fond, cela
soulignait sa façon de s’habiller, d’une élégance décontractée – exactement ce qu’on attendait
du rejeton d’une dynastie de designers italiens. Quant à la cicatrice à la base de son cou,
contrastant avec sa peau hâlée, c’était l’unique chose qui détonait dans ce tableau parfait.
Une fois de plus, je me demandai ce qui avait pu provoquer une telle blessure.
— Miss Conroy.
Sa voix profonde m’arracha à mes pensées. Un sourire très satisfait étirait ses lèvres.
— Je me demandais quand vous viendriez, poursuivit-il.
Cette phrase ne faisait partie d’aucun des scénarios que j’avais pu imaginer. Il me fallut un
petit temps pour me ressaisir et réprimer la colère qui montait en moi. Se croyait-il si
irrésistible ?
Tout doux, Sophie. Tu veux quelque chose de lui, alors ne le laisse pas te désarçonner
aussi vite.
— Pourrais-je vous parler quelques instants ? lui demandai-je sur le ton le plus neutre
possible.
Je souris très brièvement, pour lui signi er que je ne faisais pas grand cas de ses façons
insolentes.
— Bien sûr. Un moment, répondit-il en quittant l’embrasure de la porte.
Toujours souriant, il passa à côté de moi, près à me frôler, et rejoignit la chaire où étaient
posés quelques dossiers. Il y avait également une boîte de diapos et un projecteur. Il avait dû
s’absenter après la n de son séminaire, pour une raison ou une autre, et devait reprendre
ses affaires.
Tout en le regardant, je ne pus m’empêcher de remarquer, là encore, combien il était
grand et athlétique. Je n’étais pas la seule à l’admirer : les étudiantes le dévoraient des yeux.
Elles étaient cinq à l’assaillir de questions : les deux lles du premier rang avaient rejoint les
trois autres. Le jeune homme, lui, continuait à xer son smartphone près de la fenêtre ; il
avait dû oublier où il était et ce qu’il y faisait.
Des cinq jeunes femmes, les trois court vêtues étaient les plus acharnées. Elles
concentraient toute leur attention sur lui qui, le geste routinier, replaçait le projecteur dans sa
boîte puis le mettait sous clé dans une armoire. Elles paraissaient ne pas vouloir le laisser
partir. Je ne comprenais que des bribes de leur discussion – il semblait être question d’un
cours qui venait de commencer et auquel elles voulaient absolument assister. Seulement,
elles refusaient l’idée qu’il n’y ait plus de places.
Matteo Bertani regardait de temps en temps dans ma direction. Finalement, il prétexta de
ma présence pour se libérer, expliquant aux jeunes têtues qu’on avait un rendez-vous et
qu’on devait partir sur-le-champ. Elles le laissèrent s’en aller à contrecœur, le visage déçu.
— Mes excuses, fit-il en me rejoignant, dossiers et boîte de diapos sous le bras.
Il jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule aux étudiantes qui le suivaient du
regard, puis me laissa le précéder dans le couloir.
— Il vaut mieux aller dans mon bureau. Ici, on ne sera pas tranquilles.
Il m’entraîna en direction de l’entrée, jusqu’à un escalier, sur notre droite, que j’avais
remarqué en venant. Tandis que je montais les marches avec lui, un nombre impressionnant
de paires d’yeux étaient braquées sur nous. Les étudiantes sorties de la salle nous
observaient, comme le groupe qui distribuait des tracts.
Un étage plus haut, une porte vitrée donnait accès à un autre couloir. La quatrième pièce
à droite, petite, accueillait son bureau dont les étagères de livres et la table avaient
l’apparence usée de tous les meubles dans un bureau universitaire.
Il passa derrière cette table et se mit à trier documents et diapos. Tout en m’installant en
face de lui, je songeai qu’un environnement pareil jurait avec son identité de riche petit- ls
d’entrepreneur. Mais ça ne lui posait manifestement aucun problème et j’en fus
impressionnée, contre ma volonté.
Lorsqu’il s’assit à son tour, j’eus brutalement conscience de me retrouver seule avec lui.
Presque automatiquement, je me redressai sur ma chaise.
Il paraissait avoir décidé de me laisser parler la première : il attendait sans prononcer le
moindre mot.
Après un long silence, je toussotai.
— Je… j’aurais besoin de votre aide, signor Bertani.
— Aha.
Il s’adossa à son siège et croisa les bras sur son torse. Impossible d’interpréter l’expression
de ses yeux. Il ne souriait pas non plus, pour une fois, ce qui me perturba. Je me hâtai donc
de reprendre la parole pour lui exposer ma requête, histoire d’en finir au plus vite.
— Notre hôtel des ventes s’est vu soumettre un tableau attribué à Enzo di Montagna. Il a
été examiné et il ne fait aucun doute qu’il date de sa période créatrice, mais pour pouvoir le
vendre, il nous manque une expertise attestant qu’il est bien l’œuvre du peintre. Il faudrait
pour cela le regard d’un expert.
J’avais la gorge terriblement sèche. Je déglutis difficilement, puis j’en vins à LA question.
— Envisageriez-vous de vous en charger ?
J’attendis nerveusement sa réponse.
En n, les commissures de sa bouche se soulevèrent. Mais le large sourire qui apparut sur
son visage était clairement suffisant.
— Donc, vous n’êtes pas en mesure de décider seule comment sont les choses, et
comment elles ne sont pas, miss Conroy ?
C’étaient les mots précis avec lesquels je l’avais planté sur place, lors de la réception.
Aussitôt le rouge me monta aux joues.
— Non, concédai-je, mâchoires serrées.
J’étais énervée d’avoir lâché cette remarque présomptueuse quelques jours plus tôt :
j’aurais dû me douter qu’il s’en servirait contre moi.
— Vous auriez pu évoquer qu’il faut que j’aille à Londres pour l’examiner, déclara-t-il,
m’arrachant à mes pensées. Pour autant que je sache, la toile ne peut pas quitter l’Angleterre
avant sa vente, si ?
Je le fixai, totalement perplexe.
— Comment savez-vous que… ?
Mais bien sûr !
Même sans son sourire triomphant, j’aurais ni par comprendre : il savait depuis le début.
Expert ès Enzo di Montagna, il faisait naturellement partie des premiers à être informés
quand une œuvre de ce peintre arrivait sur le marché. Il devait même savoir qu’on l’avait
proposée à notre hôtel des ventes – il avait forcément un bon réseau et des contacts qui le
tenaient au courant. Voilà pourquoi il n’avait pas été surpris de me voir. Il s’attendait
effectivement à ce que je vienne.
Très bien, pensai-je, combative.
Je répondis à son regard satisfait avec un air de dé : en n de compte, ça rendait la
situation plus facile.
— J’allais en venir aux détails. Oui, il faudrait que vous vous rendiez à Londres. Nous
vous rembourserons le coût du voyage en plus de vos honoraires, bien sûr. Mais, puisque
vous êtes déjà au courant de tout cela, vous avez certainement déjà décidé si vous vouliez
donner votre avis sur cette œuvre.
Il prit son temps, détournant la tête pour regarder par la fenêtre où le soleil se couchait.
Fascinée, je contemplai l’éclat doré qu’il donnait à ses cheveux blond foncé… et me rappelai
très vite à l’ordre.
A nouveau, il pivota vers moi.
— Non, je ne pense pas.
Mon visage se gea. Je m’étais préparée à beaucoup de choses, mais pas vraiment à un
refus brutal. Je pensais qu’il allait me provoquer, comme à la réception. Ou qu’il poserait des
conditions impossibles à satisfaire – par exemple, que je ne mène pas à son terme la vente
des toiles de Giacomo. Je n’avais pas envisagé qu’il refuse tout de go.
Incompréhensible ! Cet homme était expert en art, et je lui offrais d’examiner un tableau
peu documenté du peintre dont il était le spécialiste. Ça faisait partie de son travail de
réaliser des expertises, même pour des gens qu’il n’appréciait peut-être pas – comme moi !
C’était bien ce qui distinguait Matteo Bertani d’un chercheur lambda dans son petit
bureau universitaire à l’atmosphère con née. Il n’était pas obligé de travailler, il le faisait de
son plein gré. Uniquement par passion, non pour gagner sa vie. Il pouvait choisir ses
boulots. Et il ne voulait pas me rendre ce service.
— Oh, fis-je, déçue, sans pouvoir retenir un soupir. Bon… On en reste là, alors.
Je me levai, pressée de mettre un terme à cette entrevue. Je me consolai en me disant
qu’il devait y avoir une autre solution et tentai de chasser la déception qui montait en moi.
On venait de m’envoyer balader méchamment. J’aurais dû le prévoir. Avec un homme
comme Matteo Bertani, il fallait s’attendre à tout…
— Vous abandonnez aussi vite ? me lança-t-il, une lueur provocante dans les yeux.
Je m’immobilisai.
— Je vous aurais crue plus tenace.
— Vous venez de dire que vous ne le feriez pas, me justi ai-je en me rasseyant malgré
tout.
Qu’attendait-il de moi ? S’il voulait que je le supplie, il pouvait toujours attendre.
— Je ne le ferai pas, assura-t-il en haussant les sourcils. Sauf si…
— Sauf si quoi ?
Il jouait avec moi et cela m’agaçait de plus en plus.
Il se pencha en avant.
— Sauf si vous venez manger avec moi, Sophie Conroy.
7
Assise en face de lui, dans ce petit bureau, j’essayais de comprendre l’homme et son
comportement.
— C’est la condition, signor Bertani ?
Je secouai la tête, incrédule.
— Vous réaliserez l’expertise si j’accepte votre invitation ?
De nouveau, il s’adossa à sa chaise et croisa les bras devant son torse.
— J’y réfléchirai, en tout cas.
Il t’avait prédit que tu irais manger avec lui, songeai-je, interdite, en repensant à ses mots
d’adieu à la réception.
Savait-il alors déjà que les Lindenburgh nous proposeraient le di Montagna ? Ou était-il
doté d’un ego démesuré et partait-il du principe que je finirais par céder ?
Dans tous les cas, il tenait les commandes, et son sourire révélait qu’il en était conscient.
— Vous faites souvent ça ? m’enquis-je, incapable de dissimuler une pointe d’agressivité.
— Quoi ? Forcer les femmes à sortir avec moi ?
Il éclata de rire.
— Non, pas vraiment.
— Pourquoi avec moi, alors ?
— Sans doute parce que je sais que vous refuserez.
En plein dans le mille.
— J’ai peut-être mes raisons, rétorquai-je d’un ton piquant.
— Il y a de bonnes raisons de ne pas aller manger avec moi ?
Manifestement, il avait du mal à le croire.
— Parfaitement. Votre petite amie pourrait s’y opposer, par exemple.
— Ma petite amie ?
Il fronça les sourcils, mais j’étais disposée à lui rafraîchir la mémoire.
— La femme qui vous accompagnait à la réception de Giacomo. Elle portait une robe
verte et vous attendait en haut de l’escalier.
— Paola ! s’exclama-t-il aussitôt, sans prendre un air coupable. Elle est mariée à mon
frère. Luca est à Milan en ce moment, et comme Paola attendait ma venue, elle me cherchait.
Il eut un large sourire.
— Désolé, miss Conroy, mais vous ne pourrez pas compter sur une petite amie jalouse.
Je pressai les lèvres, gênée.
Cette femme était sa belle-sœur ! Maintenant qu’il le disait, ça paraissait évident. Ils ne se
comportaient pas comme un couple, je m’étais imaginé des choses. Il y avait entre eux de la
familiarité, mais pas d’intimité. Étais-je… soulagée ? Je repoussai vivement la sensation qui
avait surgi en premier. Non, j’étais irritée, voilà. Parce que, s’il n’avait pas de petite amie, je
ne voyais aucun motif de ne pas accéder à son exigence.
Mon premier réflexe fut quand même de refuser.
Alors que je m’apprêtais à lui annoncer que je ne partagerais en aucun cas un repas avec
lui, je réentendis la voix pressante de mon père. Il voulait absolument Matteo Bertani et je ne
pouvais pas laisser passer cette chance de le gagner à la cause du Conroy’s.
— Nous avons besoin de cette expertise le plus tôt possible, précisai-je sans éviter son
regard.
Moi aussi, je pouvais poser des conditions.
Il se contenta de hausser les épaules.
— Dans ce cas, allons dîner dès ce soir. Je connais un restaurant très agréable. Il vous
plaira.
Je le considérai, songeuse. Longtemps. Si longtemps qu’il nit par se passer la main dans
les cheveux et soupira bruyamment.
— C’est un repas innocent, miss Conroy, assura-t-il d’une voix où perçaient l’amusement
et un peu d’incrédulité. De quoi avez-vous peur ?
Oui, de quoi ? Il a raison, ce n’est pas une proposition immorale, c’est même une
condition très facile à remplir.
Simplement, j’ignorais ce qu’il en attendait et ça me rendait mé ante. J’étais peut-être
aussi inquiète, tout au fond de moi, parce que ça faisait une éternité que je n’étais plus sortie
avec quelqu’un d’autre que Nigel.
Je n’étais pas inexpérimentée. Il y avait eu quelques hommes dans ma vie, même si ces
relations (pouvait-on vraiment parler de relations ?) n’avaient pas duré longtemps. Peut-être
aussi n’avaient-elles servi qu’à satisfaire ma curiosité concernant le sexe. J’avais toujours été
fixée très vite, et après des tentatives répétées, je trouvais l’acte assez décevant.
De mon point de vue, on surestimait clairement le sexe.
De toute façon, rien à voir avec cette histoire. Matteo Bertani ne me proposait sûrement
pas de dîner pour me séduire. Il devait avoir d’autres motivations. Il me suf sait de repenser
aux beautés que j’avais vues à ses côtés, sur Internet : je ne pouvais pas être son type.
Mais lui est le tien, physiquement en tout cas, m’avertit une petite voix que je chassai
aussitôt.
Il était sans aucun doute séduisant, mais je cherchais autre chose chez un homme.
Fiabilité. Mesure. Tout ce qui m’avait toujours manqué si cruellement dans ma vie. De ce
côté-là, l’imprévisible Matteo Bertani était loin d’être qualifié.
Je pris une profonde inspiration.
— O.K., admis-je. Si c’est absolument nécessaire, je sortirai avec vous ce soir.
Je serais sur mes gardes. Il avait des arrière-pensées, j’en étais persuadée, et je ne le
laisserais pas me manipuler. Au contraire. J’allais peut-être inverser la tendance et en
apprendre plus sur lui. Ça ne pouvait pas faire de mal ; après tout, il était en train de
torpiller mon travail.
— C’est nécessaire, répondit-il.
L’espace d’un instant, il y eut du désarroi sur son visage : on devait rarement accepter à
reculons une de ses propositions. Mais lorsqu’il se leva, il s’était remis à sourire.
— Eh bien, il vaudrait mieux se mettre en route, alors. La soirée ne va pas nous attendre.
Il ôta sa veste du dossier où il avait dû la poser avant son cours, prit derrière son bureau
un élégant sac en cuir, manifestement un produit de l’entreprise familiale, et y fourra
quelques papiers. Je le regardais faire. Absorbée par ce spectacle, je sursautai lorsqu’il
braqua ses yeux d’ambre sur moi.
— Vous êtes venue en taxi ?
Je hochai la tête et quittai mon siège, parce qu’il traversait déjà la pièce.
— Pourquoi ?
— Je vous raccompagne à votre hôtel, annonça-t-il en me tenant la porte et en la
refermant derrière moi.
Ce n’était pas une question, plutôt une sorte d’injonction qui réveilla aussitôt mon sens de
la contradiction.
— Vous ne savez même pas où je loge !
Il sourit et sa fossette se creusa.
— Où logez-vous ?
— Dans le quartier de Monti, indiquai-je tandis qu’on longeait le couloir.
Il s’arrêta devant la porte vitrée donnant accès à la cage d’escalier et l’ouvrit avec vigueur.
— Vous voyez, c’est là que j’habite, commenta-t-il avec satisfaction, tout en me laissant
passer. Ça ne me fait même pas un détour.
Surprise, je lui jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. J’avais imaginé qu’il vivait sur
l’Aventin ou dans une zone résidentielle aisée, pas dans une partie de la ville qui avait
longtemps accueilli les ouvriers.
Il faut peut-être que je perde l’habitude de tenir quoi que ce soit pour acquis avec cet
homme, pensai-je en descendant l’escalier.
— Ce n’est pas la peine de me reconduire pour autant, insistai-je. Je ne voudrais pas vous
déranger.
Son sourire se fit légèrement résigné.
— Vous ne me dérangez pas. Si vous êtes avec moi, je partirai peut-être plus vite, alors
vous me rendez même service.
Qu’est-ce qu’il entend encore par là ?
Je n’eus pas l’occasion de lui poser la question, parce qu’on venait d’atteindre le rez-de-
chaussée ; je m’attendais à ce qu’on soit observés, comme à mon arrivée, mais le couloir était
vide. Dans l’entrée, la toile de ruban adhésif était toujours là mais les étudiants qui
protestaient avaient disparu et abandonné la table contre le mur.
Matteo Bertani remarqua mon étonnement.
— Mon cours était le dernier aujourd’hui. Ensuite, les lieux se dépeuplent vitesse grand V.
Il franchit l’obstacle en scotch et me tendit la main pour m’aider.
Ce n’est qu’un geste poli, rien de plus…
Je tentais de m’apaiser, mais à la seconde où je glissai ma main dans la sienne, après une
courte hésitation, je sus que c’était une erreur. Son pouce caressa doucement mes doigts
tandis que j’enjambais l’adhésif, et à ce contact, une décharge me traversa, se propagea
jusqu’à mon bas-ventre, me coupant brièvement le souffle.
Mais enfin, Sophie, reprends-toi !
Je lâchai sa main dès que je me retrouvai de l’autre côté, comme si je m’étais brûlée. Les
battements de mon cœur peinaient à se calmer.
Jamais je n’avais réagi aussi violemment aux ef eurements d’un homme, et je décidai d’y
voir un avertissement, de garder mes distances… ce qui allait être dif cile si on devait se
retrouver côte à côte dans la même voiture.
Pendant un moment, je songeai sérieusement à refuser de dîner avec lui, au final. Mais ma
erté m’interdisait de revenir sur ma parole, si bien que je le suivis, franchissant les portes
vitrées qu’il tenait pour moi, et descendis avec lui, silencieuse, le large escalier extérieur.
— Je suis garé là-bas, précisa-t-il en montrant une voiture de sport, une Alfa Romeo noire.
C’était un cabriolet ancien, élégant et visiblement bien entretenu. Pas une voiture de
frimeur, mais une automobile de bon goût. J’en fus impressionnée.
En approchant, je remarquai que le véhicule était encerclé par des gens qui regardaient
dans notre direction. Parmi eux, je reconnus les trois jeunes femmes aux vêtements moulants
qui attendaient déjà dans la salle de cours.
— Ils veulent vous parler ? demandai-je, perplexe.
— Sans doute. Mais comme je dois vous raccompagner, je n’ai pas de temps à perdre en
longues discussions.
Il m’adressa un clin d’œil : voilà pourquoi il avait insisté pour me reconduire. J’allais lui
servir de prétexte pour écarter ses nombreuses admiratrices.
J’étais sur le point de m’en agacer, lorsque je notai qu’il y avait également pas mal
d’hommes dans le lot ; tous le xaient, une lueur d’espoir dans les yeux. Un espoir que
Matteo Bertani anéantit rapidement, en levant les deux mains et en secouant la tête.
— Je regrette. Mais comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, le cours est plein et je ne
prendrai plus personne. Vous le savez tous. Bon, je suis pressé aujourd’hui, alors, si vous
voulez bien nous excuser… ajouta-t-il d’une voix déterminée, en me désignant du menton.
Une remarque qui t mouche : la plupart s’en allèrent avec une tête d’enterrement, sans
avoir ouvert la bouche. Seules les trois étudiantes entêtées ne bougèrent pas d’un pouce.
— S’il vous plaît, vous ne pourriez pas faire une exception, cette fois, professore ? Vous
venez de commencer, on aurait juste manqué une heure.
La lle au body battait des cils et le xait d’un air de vamp déçue que beaucoup
d’hommes devaient trouver assez irrésistible – surtout s’ils jetaient un coup d’œil dans son
généreux décolleté. Mais le professore ne fit pas d’exception, même pour elle.
— Je suis désolé, Beatrice. Ce n’est vraiment pas possible, lui exposa-t-il amicalement,
mais fermement.
Il m’ouvrit la portière côté passager pour que je puisse monter.
— Je pourrais poser, proposa-t-elle, visiblement désespérée. Ça irait ?
Il secoua la tête.
— Non. Et maintenant, excusez-nous, s’il vous plaît.

Il claqua la portière derrière moi. Quelques instants plus tard, il s’installait au volant et
faisait demi-tour, avant même que les jeunes femmes puissent ajouter quoi que ce soit.
Au moment d’emprunter la longue rue qui nous ferait quitter la Città, je me retournai : les
trois lles nous suivaient du regard. Quant aux étudiants partis les premiers, ils nous xèrent
avec intérêt quand on les dépassa.
— Eh bien ! lâchai-je, assez impressionnée. On aurait dit que ces jeunes tenaient un siège.
— C’en était un.
Matteo Bertani tendit le bras vers moi et je retins mon souf e. Mais il ouvrit seulement la
boîte à gants et en sortit des lunettes de soleil – un modèle aviateur vraiment cool – qu’il mit
sur son nez.
— En général, ça se calme dès que les premières heures ont eu lieu, mais en attendant, il
faut que je reste in exible. Si le bruit se répandait que je fais une exception pour un
étudiant, ça serait sûrement la folie.
— Quel genre de cours est-ce ? m’enquis-je, curieuse. Et pourquoi l’université n’en
propose-t-elle qu’un, s’il est si couru ?
On avait atteint le portail d’entrée de la Città et il aborda le virage à vive allure, puis
s’inséra sans problème dans la circulation.
— Ce n’est pas un cours universitaire, je le donne en privé. Les participants sont triés sur
le volet. Dix, pour être précis. Ni plus, ni moins. Nous sommes au complet, mais certains
refusent de l’accepter.
— Vous donnez un cours privé d’histoire de l’art ? Dans cette enceinte ? m’étonnai-je.
C’est autorisé ?
Il sourit sans quitter la rue des yeux, et cette charmante fossette apparut sur sa joue.
— Sans doute pas. C’est pour cette raison qu’il a lieu chez moi, le vendredi après-midi,
pour ne pas tomber en même temps qu’un cours universitaire. Il ne s’agit pas non plus
d’histoire de l’art, mais de techniques artistiques. Styles picturaux, couleurs, modes
d’expression créatifs, etc.
Il m’en imposait de plus en plus. Voilà qui donnait l’impression d’être exclusif et
extrêmement intéressant – pas étonnant que les étudiants fassent la queue pour y participer.
— Alors… vous peignez aussi ? le questionnai-je.
Je me cramponnai en même temps à la portière, parce qu’on venait encore de prendre un
virage à grande vitesse. Son style de conduite était définitivement italien !
Il ne répondit pas immédiatement, mais regarda par-dessus son épaule pour changer de
voie. Puis il se tourna brièvement vers moi. À cause de ses verres teintés, je fus incapable de
lire l’expression de ses yeux.
— Disons que j’aime faire des expériences. Et comme la peinture est ma spécialité,
j’apprécie particulièrement d’expérimenter dans ce domaine.
Il ne précisa pas avec quoi d’autre il aimait faire des expériences, et je me demandai si cet
appétit de découverte s’étendait à d’autres domaines, très privés. Qu’est-ce qui m’y faisait
penser ? Aucune idée, ça tenait peut-être à la façon dont il venait de parler, et je fus gênée
d’en prendre conscience.
— Que voulait dire cette Beatrice en proposant de poser ? demandai-je pour rompre le
silence qui s’était installé.
Il haussa les épaules.
— Il me faut parfois des modèles, quand on peint des nus. Mais je n’engage pas
d’étudiante pour ça et elle le sait très bien.
Il me détailla avec un sourire.

— Vous pourriez le faire, vous avez des proportions parfaites, vous savez ? Vous seriez
idéale pour le boulot.
Un compliment inattendu. Il devait m’avoir observée très attentivement pour pouvoir en
juger, et à l’idée que son regard s’était promené sur mon corps sans que je le sache, mes
joues s’enflammèrent. Il le remarqua, car son sourire s’élargit.
— Vous ne m’avez pas encore donné l’adresse de votre hôtel.
Je m’exécutai précipitamment.
Irritée qu’il ait encore réussi à me faire perdre contenance, je le punis en le dédaignant et
regardai droit devant moi pendant le reste du trajet… qui ne fut plus très long jusqu’à ce
qu’on atteigne la via delle Quattro Fontane : quelques minutes seulement.
Le taxi que j’avais pris à l’aller avait mis plus de temps mais ce n’était pas surprenant,
compte tenu de l’allure à laquelle Matteo Bertani lait à travers la ville, dont il connaissait
apparemment la moindre petite rue latérale.
Si jamais l’histoire de l’art ne fait plus recette, il pourra toujours gagner sa vie comme
tassista romain, me dis-je, à bout de nerfs. Y a-t-il une matière que cet homme ne maîtrise
pas ?
Il n’y avait pas de place de parking libre devant le Fortuna et il s’arrêta au milieu de la
rue étroite. J’étais si nerveuse, si tendue que je sortis de la voiture en toute hâte, avant qu’il
ne puisse encore me surprendre.
Mais il se contenta d’enclencher la première.
— Je passe vous prendre à vingt heures, annonça-t-il, me rappelant que toute une soirée
avec lui m’attendait.
Puis il s’éloigna, et comme souvent depuis que je le connaissais, je le suivis du regard
malgré moi. Dès que je m’en aperçus, je tournai les talons et entrai dans l’hôtel.
Ce n’est qu’un repas innocent, Sophie. Une soirée, quelques heures, rien de plus. Ensuite,
il se chargera de cette fichue expertise et tu n’auras plus à le revoir.
Pourtant, tandis que je me tenais devant l’ascenseur, attendant que la cabine descende –
l’appareil était vieux et il mettait toujours un temps fou –, mon cœur battait bien plus vite
qu’il ne fallait.
8
Plus que ponctuel, il attendait à la réception lorsque je m’y présentai, un peu avant vingt
heures. Il portait un costume gris clair avec gilet et une chemise blanche, mais pas de
cravate. Avec sa veste négligemment jetée sur son épaule, il était si séduisant que Daniela
Bini m’adressa un signe de tête appréciateur.
— Buon divertimento ! me souhaita-t-elle, avant de disparaître dans la pièce attenante.
Elle ne voulait sans doute pas déranger. J’aurais préféré qu’elle reste : me retrouver seule
avec Matteo Bertani me rendait toujours aussi nerveuse, surtout qu’il venait de m’embrasser
sur les deux joues. Savait-il seulement dans quel état il me mettait en favorisant une telle
intimité ?
— Vous êtes en avance, lui reprochai-je pour dissimuler mon émoi.
J’étais énervée qu’il réussisse toujours à avoir une longueur d’avance sur moi.
— Et vous avez l’air fantastique, répliqua-t-il.
— Merci.
Son compliment me fit plaisir, mais je me donnai du mal pour ne rien en laisser paraître.
Heureusement, il ignorait que je m’étais décidée au tout dernier moment. Après de
longues tergiversations, j’avais arrêté mon choix sur le plus léger de mes fourreaux, un
modèle en soie bleu gris qui m’arrivait aux genoux, légèrement plissé à la taille. Une tenue
pas trop solennelle, mais assez chic pour l’occasion et qui, par chance, était assortie à ce
qu’il portait.
Calme-toi, ce n’est pas un rendez-vous amoureux. Tu vas dîner avec Matteo Bertani pour
des raisons strictement professionnelles.
Précisément ce que j’avais assuré à Nigel pendant notre échange téléphonique, un peu
plus tôt. D’abord étonné, il avait ni par se tranquilliser en avançant que les experts en art –
tout comme les artistes – pouvaient se montrer très excentriques.
C’était aussi l’avis de mon père, que j’avais informé des derniers développements. Pour
lui, seule comptait l’expertise, et la perspective d’en disposer bientôt l’avait enthousiasmé. En
plus, il m’avait rappelé que Matteo Bertani pouvait s’avérer être un contact précieux à
l’avenir, et comme il avait raison, je m’étais tue et j’avais essayé d’ignorer mes doutes.
Seulement, tandis que je quittais l’hôtel aux côtés de ce dernier, je n’avais pas l’impression
de me rendre à une entrevue professionnelle : mon cœur battait à tout rompre. Par
comparaison, mes rendez-vous à la maison avec Nigel se déroulaient sur un mode très
détendu, serein. Sans doute parce que je me sentais en sécurité avec Nigel. Il ne faisait jamais
rien d’inattendu, ce que j’appréciais beaucoup.
Matteo Bertani était à l’opposé. D’ailleurs, lorsqu’on se retrouva dehors, une première
surprise m’attendait. J’eus beau regarder à droite et gauche : aucune trace de son cabriolet
noir.
— Où est votre voiture ?
— À la maison, répondit-il, souriant de mon air déconcerté. Le restaurant n’est pas loin et
j’ai pensé qu’on pouvait marcher. Ça vous convient ? Sinon, je peux nous appeler un taxi.
— Non, non, on peut y aller à pied, me hâtai-je de lui assurer.
Une promenade à l’air frais contribuerait peut-être à me rendre moins nerveuse… Il me fit
remonter la rue et passer devant diverses boutiques de souvenirs, nombreuses dans le
centre-ville. En atteignant la large via Nazionale, je compris soudain : s’il avait pu venir à
pied…
— Vous habitez tout près, c’est ça ?
— À quelques rues d’ici. Nous allons passer pas loin. Plutôt pratique, ajouta-t-il avec un
sourire.
— Pourquoi pratique ? relevai-je en lui adressant un regard perçant.
Que voulait-il dire ? Mon cerveau tournait à plein régime. Trouvait-il ça pratique parce
qu’il s’imaginait qu’il aurait plus d’in uence sur moi grâce à la proximité géographique ?
Pensait-il « m’emballer » plus facilement si quelques rues seulement nous séparaient ?
Cherchait-il à me…
— C’est pratique parce que j’aime beaucoup boire un verre de vin en mangeant et que
nous n’aurons pas besoin de taxi pour rentrer, m’exposa-t-il. Détendez-vous, miss Conroy.
Vous allez blesser mon amour-propre si vous continuez à donner l’impression que quelque
chose de grave vous pend au nez, juste parce que vous allez dîner avec moi.
Les commissures de ses lèvres s’étaient soulevées, mais l’expression de ses yeux d’ambre
détonnait avec son sourire : manifestement, il était un peu surpris. Les femmes qui sortaient
d’habitude avec lui devaient se montrer nettement plus enthousiastes… Ce constat souleva
de nouveau une question essentielle : pourquoi tenait-il tellement à me revoir ?
— Je serais peut-être plus détendue si je savais ce que vous attendez exactement de cette
soirée, signor Bertani.

Près d’un feu rouge, on attendait de pouvoir traverser, et comme il y avait foule, je me
retrouvai collée à lui. Une fois de plus, je pris conscience de sa taille. Pourtant, j’avais mis des
sandales à talons, les plus hauts que j’aie emportés. Faire quelques centimètres en plus ne
pouvait pas nuire. Malgré tout, il me dépassait toujours d’une tête.
— Je pensais que c’était évident, répliqua-t-il, les yeux étincelants. Ne l’ai-je pas dit à la
réception de Giacomo ? J’aimerais faire plus ample connaissance avec vous.
Mon instinct me mettait en garde : cet homme jouait à un jeu obscur.
— Dans quel but ?
Il haussa les sourcils.
— Est-ce si aberrant ?
— Oui !
Le mot m’avait échappé. Comme j’en avais déjà trop dit, je décidai d’exprimer clairement
ma méfiance.
— C’est aberrant parce que je pense que vous ne me supportez pas. Vous l’avez dit vous-
même à cette soirée : vous ne voulez pas de moi ici. Vous avez promis de faire tout votre
possible pour entraver mon travail. Donc, j’ai du mal à croire à votre intérêt subit.
Il ne s’attendait pas à cette réponse : un muscle se mit à tressauter sur sa joue.
— Vous êtes drôlement rancunière.
Je dus me dominer pour ne pas pousser un reni ement méprisant, une attitude pas très
féminine.
— Et vous êtes drôlement inconséquent, rétorquai-je.
Le feu passa au vert au moment opportun, et je traversai la voie pour mettre de la
distance entre nous deux et tenter de me calmer.
Super… On n’est pas encore arrivés, et il a déjà réussi à me rendre furieuse. Ça promet
d’être une charmante soirée !
— Attendez !
J’arrivais à peine de l’autre côté que sa main se refermait autour de mon bras. Il me força
à m’arrêter et à me retourner vers lui.
Il ne souriait plus, l’expression de ses yeux avait changé.
— Ce n’est pas du tout aberrant. Oui, c’est vrai, je pensais ne pas vous apprécier. Mais je
ne savais rien de vous, à part que vous étiez une belle femme dans une robe un peu trop
longue.
Ses paroles atteignirent mon cerveau, et mon cœur battit plus vite. Venait-il d’avouer qu’il
me trouvait belle ?
— À ce moment-là, je ne pouvais pas encore me douter que vous étiez susceptible de
m’intéresser, poursuivit-il. J’étais sérieux à la réception, Sophie : j’aimerais faire plus ample
connaissance avec vous. Et vous ne comptiez pas m’en donner l’occasion de votre plein gré,
vous l’avez admis vous-même.
Je n’en croyais pas un mot, sinon, je me serais sentie très attée – et je me serais
retrouvée sans défense ou presque. Et puis, il m’avait appelée par mon prénom alors que je
ne lui en avais pas donné l’autorisation.
— Plus ample connaissance ? m’exclamai-je en secouant la tête. Vous ne me connaissez
pas du tout.
Il eut un large sourire.
— Je ne dirais pas ça… Vous avez vingt-cinq ans, n’avez ni frère, ni sœur, et vous vivez à
Londres dans un petit appartement, à South Kensington, tout près de votre lieu de travail.
Vous avez étudié l’histoire de l’art à la University of London et obtenu votre diplôme avec
mention il y a deux ans. Depuis l’âge de seize ans, vous travaillez of ciellement pour l’hôtel
des ventes de votre père, spécialisé dans l’art européen. Mais avant ça, vous lui avez souvent
donné un coup de…
— Minute, l’interrompis-je en m’arrêtant net de marcher. D’où tirez-vous tout ça ?
Au moment où je posais la question, je compris.
— Giacomo ! Vous l’avez interrogé à mon propos ?
— Pas la peine. Il parle beaucoup de vous, Sophie… Je peux vous appeler Sophie, non ?
Appelez-moi Matteo, s’il vous plaît. Je ne suis pas très fan des formalités.
Son sourire irrésistible était revenu, mais je parvins quand même à rester en colère.
— Dans ce cas, pourquoi ce repas, Matteo ? demandai-je en accentuant son prénom.
Vous savez déjà tout !
Il rit.
— Je suis loin d’en savoir assez. Il faut qu’on passe par là, déclara-t-il en m’entraînant
dans une ruelle, la via del Boschetto.
On se trouvait dans le centre du quartier de Monti. Les maisons y étaient anciennes, pas
forcément rénovées, ce qui faisait le charme de cette zone, avec les pavés souvent usés. Il y
avait une foule de boutiques vendant tout un bric-à-brac et des objets d’art. Les bistrots
débordaient sur le trottoir étroit pour accueillir les nombreux locaux et touristes de passage.
On n’alla pas beaucoup plus loin : Matteo se dirigea avec détermination vers un bar à vin
baptisé La Barrique. Devant, sous de grands parasols, se trouvaient trois tables seulement
séparées de la chaussée par quelques bacs à eurs tout en longueur. Sur une table pour
deux, un carton indiquait Riservato, ce qui ne perturba pas Matteo : ne doutant pas que
l’emplacement nous était destiné, il tira une des chaises pour moi.
Un instant plus tard, il s’asseyait en face et la serveuse – une femme gracile aux cheveux
sombres coupés court – nous apportait les cartes, rayonnante.
Matteo commanda du vin – il devait souvent venir, parce qu’il savait parfaitement de
quels cru et millésime il avait envie. Pendant ce temps, je faisais mine d’étudier le menu. En
réalité, notre discussion résonnait encore tellement en moi que les mots que je xais
n’avaient aucun sens.
Je ne pigeais rien à cet homme. Son intérêt était sincère, j’avais cessé d’en douter. Il
voulait en apprendre plus à mon propos. La question était de savoir ce qui le motivait, au
juste. Que voulait-il de moi ?
Après le départ de la serveuse, je relevai la tête et croisai son regard. Il se pencha
légèrement en avant, s’accouda à la table. Un sourire flottait sur ses lèvres, mais là aussi, j’eus
du mal à lire dans ses yeux dorés.
Quand on s’en tenait à leur surface, ils étaient magni ques. On pouvait assez vite s’y
perdre lorsqu’ils avaient cette expression radieuse.
C’était précisément l’objectif que Matteo Bertani paraissait viser. On aurait dit qu’il
cherchait à éviter ainsi tout regard plus profond, toute tentative pour l’approcher davantage.
Je repensai à ce que j’avais lu dans ces articles sur Internet, à tout ce qui lui était arrivé.
Que trouverais-je dans ses yeux s’il me laissait regarder derrière cette façade ? J’étais presque
sûre que son sourire en était une – peut-être parce que j’étais moi-même très douée pour ne
pas montrer aux autres ce que je ressentais.
Pour autant, je ne devrais sans doute pas plonger trop profond dans ces yeux.
J’eus un soupir qui le fit rire.
— C’est vraiment si terrible de passer la soirée avec moi ?
— J’y réfléchis encore, affirmai-je, moins en colère que plus tôt.
Je souris, mais juste un peu.
— Bon, alors je croise les doigts, fit-il.
Sa fossette se creusa, et il appela la serveuse.

— Encore un peu de vin ?


Matteo prit la bouteille dans son rafraîchisseur et m’adressa un regard interrogateur.
C’était la seconde bouteille de ce délicieux vin blanc bio qu’il avait commandé, et je
sentais mes joues rougies par l’alcool. Je tendis quand même mon verre.
— Encore un peu.
En fait, j’avais assez bu, mais s’il me resservait, il faudrait qu’on reste. Et même si c’était
probablement une erreur, je n’avais pas envie que cette soirée touche déjà à sa fin.
— Merci.
Je bus une gorgée, tandis que la serveuse nous débarrassait de nos assiettes vides.
Le repas avait été succulent. Boulettes de morue avec crème à la menthe et au poivron
en entrée, suivies par des fettuccine aux asperges et au saumon frais, et un let de dorade
aux agrumes et aux petits pois – recommandations de Matteo, tous ces plats étaient
excellents, comme le vin.
Le reste était à l’unisson. L’air doux embaumait le jasmin couvrant le mur près de l’entrée
d e La Barrique, les clients assis aux autres tables riaient, l’air détendu, et les réverbères,
allumés depuis longtemps, enveloppaient tout d’une lueur jaune. J’étais juste gênée que les
autos passent aussi près des bacs à eurs nous séparant de la rue étroite. Mais à part ça,
c’était… parfait.
Je m’adossai à ma chaise avec un soupir de bien-être et considérai l’homme qui, assis en
face de moi depuis plus de deux heures, m’avait beaucoup surprise, à bien des points de
vue.
Contrairement à ce que je pensais, il ne s’était pas servi du repas pour irter avec moi, en
tout cas pas d’une manière lourde, évidente, que j’aurais pu gérer ou repousser.
En revanche, j’avais eu droit à son attention inconditionnelle. La serveuse et certaines
clientes avaient beau lui jeter des regards admiratifs, il n’avait d’yeux que pour moi, et plus le
temps passait, plus j’avais du mal à m’enjoindre de rester méfiante.
C’était d’autant plus dif cile qu’il ne faisait rien que je puisse lui reprocher. Il ne m’avait
même pas posé de questions intimes auxquelles j’aurais pu refuser de répondre. Il avait
toujours été question de moi – notre hôtel des ventes, mes études, mon avis sur tel ou tel
peintre – mais il n’avait jamais abordé aucun thème que je doive taire. Ça m’avait plu de
discuter avec lui du sujet qui nous tenait à cœur, à tous les deux : l’art. Parfois, j’étais si
absorbée par nos échanges que j’en oubliais les raisons véritables de notre présence ici.
Ces raisons me revenaient chaque fois que je m’aventurais au fond des yeux de Matteo.
C’était une sorte de mécanisme de protection qui m’obligeait à ne pas perdre le contrôle. Un
mécanisme qui se remit en marche alors que nos regards se croisaient par-dessus nos verres
de vin. Aussitôt, j’en revins à l’artiste qui était à l’origine de notre repas.
— Pourquoi di Montagna, au juste ? m’enquis-je avant de boire une nouvelle gorgée.
Je me posais vraiment la question : le peintre dont il était le spécialiste avait prêté à
controverse. Il avait vécu un peu plus tard que Raphaël et peignait des madones
magni ques, mais il était régulièrement entré en con it avec les autorités et avait ni par
mourir avant l’âge de trente ans dans les bras d’une riche maîtresse, malade et sans le sou.
— Qu’est-ce qui vous fascine chez lui ? Le fait qu’il…
« Était aussi un tombeur », voilà ce que je m’apprêtais à dire. Heureusement, je pus me
retenir à temps. Ce devait être une petite pique, mais si je nissais ma phrase, il saurait que
je m’étais penchée sur sa personne et sa vie – et il valait mieux qu’il ne l’apprenne pas.
Il paraissait s’en douter, parce qu’il haussa les sourcils avec amusement.
— Qu’il quoi ?
— Qu’il était un rebelle ? achevai-je en tentant de donner l’impression que je n’avais pas
voulu demander autre chose.
Matteo s’adossa à sa chaise.
— J’apprécie avant tout ses œuvres, mais également son refus du compromis, oui. J’aime
les anticonformistes.
Comme lui, pensai-je involontairement.
Il n’avait pas suivi la tradition familiale, contrairement à ses frères, mais choisi sa propre
voie. Et il ne faisait jamais ce qu’on attendait de lui, pas même à l’université. D’après mes
recherches sur Internet, ces dernières années, ses thèses avaient contredit plusieurs fois les
sommités de la scène artistique et il avait généralement eu le dernier mot. Ce qui avait
renforcé sa réputation… et accru le nombre de ses détracteurs. Une situation qui ne semblait
pas le déranger. Donc, il n’aimait vraiment pas respecter les règles, exactement comme
Giacomo me l’avait con é à notre première rencontre. C’était un charmant rebelle qui se
jouait des obstacles.
Et de moi, s’il le faut, me dis-je avec anxiété. Parce qu’il te voit comme conformiste.
— Alors, je suis ennuyeuse parce que je prends mon boulot au sérieux et que je ne romps
pas avec le cours de ma vie ? l’interrogeai-je, sans me donner la peine de cacher mon air
offensé.
Il éclata de rire.
— Non. Ça fait longtemps que je n’ai pas rencontré quelqu’un d’aussi peu ennuyeux.
Je ne m’attendais pas à ce compliment et cherchai sur son visage un indice pouvant me
révéler s’il était sincère. Conséquence : son regard accrocha le mien et le contact se
prolongea. Instinctivement, je réagis en me mettant à respirer de façon plus rapide, plus
super cielle. Alors, je baissai précipitamment les yeux – et ces derniers se posèrent sur la
cicatrice à la base de son cou, dépassant du col de sa chemise.
— Qu’est-ce que…, commençai-je, avant de me racler la gorge pour que ma voix
m’obéisse. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
La question m’avait déjà traversé la tête plusieurs fois, mais je n’aurais pas dû la poser, je
m’en aperçus aussitôt : son visage s’était instantanément fermé.
— Rien, répondit-il.
Il haussa les épaules, se doutant sans doute que je n’allais pas le croire, pas avec une
cicatrice de cette taille.
— Un accident, ajouta-t-il à contrecœur.
L’espace d’un instant, une lueur vacilla dans son regard – de la colère ?
Il descendit une grande gorgée de vin.
Lorsqu’il me xa de nouveau, cette expression avait quitté ses yeux. Il s’était remis à
sourire, un sourire charmant… pas aussi réussi que d’habitude.
— Combien de temps vous faudra-t-il encore pour examiner la collection de Giacomo
dans son intégralité ? demanda-til en baissant la tête, avant de faire tourner le contenu de
son verre.
Un changement de sujet manifeste qui devait, en théorie, me faire réintégrer la réalité des
faits. Il n’aurait pas pu me rappeler plus ef cacement qu’on ne se retrouvait pas vraiment ici
pour faire connaissance, mais parce qu’il cherchait probablement un moyen d’empêcher la
vente aux enchères et le déménagement de Giacomo.
Pourtant, ce qui m’interpellait là, c’était plutôt la manière dont il esquivait. Il ne voulait
pas parler de cet accident, c’était un point sensible qui attisait ma curiosité. Comme il était
évident que je ne tirerais plus rien de lui à ce propos, je répondis à sa question.
— Giacomo ne vous a rien dit ? Je pensais que vous vous parliez très souvent.
Il releva la tête et me regarda en silence.
— Il pense qu’il faudra encore quelques semaines, répondis-je. Mais les choses pourraient
se précipiter.
C’était faux : je cherchais seulement à le provoquer, à le faire sortir un peu de sa réserve.
Parce que, si je ne me trompais pas, c’était bien son cauchemar : qu’on en nisse rapidement
et qu’on puisse fixer la date de la vente.
J’avais vu juste : il eut un reniflement outré.
— Je ne l’espère pas, lâcha-t-il.
Sa voix avait subitement pris des accents furibonds, et à son air, tout cela le touchait
profondément. Il ne voulait surtout pas que son ami quitte Rome.
— Pourquoi vous opposer bec et ongles au départ de Giacomo ?
Je n’avais pas pu retenir cette question, tout comme je ne pouvais pas réprimer l’irritation
que son obstination faisait monter en moi.
— Vous ne trouvez pas ça très égoïste ? poursuivis-je.
Ses yeux se rétrécirent.
— Dans quelle mesure ?
— Ce sera une bonne chose pour Giacomo de prendre un nouveau départ en Angleterre,
près de sa famille. En tant qu’ami, vous devriez être bien placé pour le savoir.
Il me xait ; son sourire apparemment amusé ne parvenait pas à masquer l’expression
dure de son regard.
— Et vous pouvez en juger alors que vous ne le connaissez que depuis quelques jours ?
me défia-t-il.
— C’est ce que me dit mon bon sens, répliquai-je avec passion. Sa famille va le distraire
de ses soucis, lui apporter un second souf e. C’est une chance. Sans ça, il ne surmontera
peut-être jamais sa tristesse.
— Eh bien, moi, je vois les choses un peu différemment.
Encore une fois, il me citait. Voilà une autre phrase que j’avais prononcée à la réception –
manifestement, il avait très bonne mémoire.
— C’est beaucoup trop précipité, reprit-il. Il va très bien ici, et je trouve qu’il a tort
d’abandonner tout ce à quoi il tient. Une fois parti, il ne pourra plus faire marche arrière
parce qu’il est en train de couper tous les ponts derrière lui. C’est ce qui m’inquiète.
— Mais…
Il leva la main pour m’interrompre. Son regard ardent semblait vouloir me transpercer. Il
ne souriait plus du tout.
— Giacomo se trompe, d’accord ? Et vous aussi, Sophie. Ça ne lui apportera rien d’aller
en Angleterre.
— Qu’est-ce qui vous rend aussi sûr de vous ? rétorquai-je, perturbée par sa véhémence.
Il avala encore une grande gorgée de vin et vida presque son verre, qu’il reposa
brutalement sur la table.
— On ne peut pas fuir les souvenirs, déclara-t-il avec amertume. Voilà pourquoi.
9
Je le xais en retenant mon souf e. Il était tellement bouleversé que, pour la première
fois de la soirée, il me laissa accéder aux profondeurs de ses yeux d’ambre. L’intensité des
sentiments qui s’y agitaient m’effraya.
Il était évident qu’il ne venait pas de parler de Giacomo, mais de lui-même. Parce qu’il
avait traversé la même chose que son ami, sa gure paternelle – alors seulement, je s le
parallèle, catastrophée. Il n’avait été marié que trois ans, pas quarante comme Giacomo,
mais il avait aussi perdu sa femme, dans des circonstances tragiques. Et moi, comme une
abrutie, je lui expliquais comment faire son deuil !
Pourtant, la douleur dans son regard était différente. Il n’y avait chez Giacomo que de la
tristesse, les yeux de Matteo trahissaient autre chose – de la colère. Contre quoi se dirigeait-
elle ? Aucune idée, mais elle se tenait là, pas très loin de la surface, et elle lui arracha un
profond soupir, proche du gémissement.
Le moment était déjà passé : ses yeux reprirent cette expression dans laquelle j’avais
l’impression de me refléter et que j’étais incapable d’interpréter.
— Excusez-moi, t-il en grimaçant un sourire presque coupable. Ce sujet me fait voir
rouge.
Peut-être, pensai-je, mais pas uniquement parce que tu t’inquiètes pour Giacomo.
Je ne comptais pas exprimer ce point de vue à voix haute, il se faisait du souci pour le
vieil homme, c’était évident. Pour autant, il y avait plus qu’il ne l’avouait derrière le souhait
de le retenir. Ça le concernait, ça concernait cette facette de sa personnalité dont je
soupçonnais l’existence et qu’il venait de me montrer pour la première fois. Une facette qui
me touchait étrangement.
— Vous n’avez pas à vous excuser, répondis-je en posant ma main sur la sienne, mue par
une impulsion.
Je voulais juste le consoler, mais aussitôt, je ne sentis plus rien d’autre que sa peau
chaude. Sa main était bien plus grande que la mienne, et sa chaleur se répandit dans tout
mon corps, depuis mon bras. Brusquement, j’avais du mal à respirer.
C’était une mauvaise idée, Sophie.
Je voulus retirer ma main mais il referma ses doigts autour des miens. Pendant un
moment, le temps s’arrêta tandis qu’on se regardait.
— Je crois que je sais maintenant ce que Giacomo apprécie tant chez vous, Sophie, dit-il
doucement en caressant ma paume.
Je n’aurais pas cru qu’un contact aussi léger puisse éveiller en moi des sentiments aussi
puissants, déclencher un tel feu d’arti ce de sensations. Tétanisée, je le xais, impuissante,
les lèvres entrouvertes…
Une voiture passa de l’autre côté des bacs à eurs, m’arrachant à mon état de transe.
Aussitôt, je dégageai ma main et la posai sur mes genoux, tremblante. Malgré tout, j’avais
toujours la sensation de ses doigts autour des miens, comme si leur contour s’était gravé dans
ma peau, et mon cœur battait la chamade.
Oh mon Dieu. Pas bon. Pas bon du tout.
— Je… je crois que je devrais y aller, maintenant. Il est déjà tard.
J’aurais aimé me téléporter au Fortuna, dans ma petite chambre. Là, maintenant. Je ne me
faisais plus du tout con ance. Si le simple contact de nos mains pouvait me secouer à ce
point, que se passerait-il si…
Mon cœur peinait à se calmer.
Je relevai prudemment la tête : Matteo s’était adossé à sa chaise. L’expression de ses yeux
était toujours indéchiffrable.
— Il n’est même pas vingt-deux heures trente, protesta-t-il. La soirée ne fait que
commencer pour nous autres, Romains.
Me trompais-je, ou avait-il aussi l’air un peu dérouté ? Non, sûrement pas. Pour lui, ça
devait être la routine de faire tourner la tête à une femme. La seule à avoir un problème,
c’était moi.
— Il faut que je quitte l’hôtel tôt, demain matin, lui rappelaije, toujours un peu essoufflée.
L’information lui fit froncer les sourcils.
— Vraiment ? Giacomo m’a dit que vous arriviez vers neuf heures et demie.
Et merde. J’avais oublié que ces deux-là se parlaient souvent.
— J’ai… quelque chose à faire avant, mentis-je.
Heureusement, il me crut et t signe à la serveuse, dont le sourire rayonnant s’effaça
lorsqu’il réclama l’addition.
— Vous voulez déjà nous quitter ? Sans un café ? demanda-t-elle en italien, et en le
regardant avec un mélange de déception et d’admiration.
— Mon invitée est fatiguée, expliqua-t-il en haussant les épaules d’un air d’excuse.
Elle me gratifia d’un coup d’œil incrédule.
Visiblement, elle jugeait aberrant qu’on puisse trouver fatigante la présence de Matteo
Bertani. Elle eut ensuite un sourire légèrement envieux : elle devait avoir conclu que c’était
un prétexte et qu’on avait prévu de faire tout autre chose que dormir. Immédiatement
surgirent dans ma tête des images importunes que je repoussai avec précipitation.
Elle nous regarda partir.
Toujours troublée par ce qui venait de se passer, il me fallut quelques pas pour
remarquer que Matteo prenait un autre chemin qu’à l’aller et continuait à descendre la rue.
— Il ne faut pas prendre par là ? m’étonnai-je en indiquant la direction par laquelle on
était venus.
— Ça ne fera pas un gros détour.
Je ne protestai pas. Après tout, il connaissait le quartier mieux que moi.
Tandis qu’on empruntait côte à côte la via del Boschetto, encore plus animée que plus tôt
– il avait dit vrai, la soirée ne faisait que commencer à Rome –, il m’expliqua qu’on n’était
pas loin du Colisée.
Je le savais pour avoir consulté la carte que Daniela Bini avait posée dans ma chambre.
Toujours tendue, je fus heureuse qu’il ne propose pas d’aller l’admirer et tourne à gauche,
dans une autre ruelle. L’immeuble au coin était envahi par une plante grimpante à grandes
feuilles. Toute la façade et même le lampadaire devant en étaient couverts, si bien qu’on
aurait dit un rideau tiré devant le petit bar qu’abritait la construction.
Les gens qui buvaient sur le trottoir discutaient et riaient, et j’aurais bien aimé continuer à
profiter de la soirée comme eux.
Ce n’était pas possible : l’atmosphère détendue qui régnait à La Barrique s’était
irrémédiablement envolée. Il y avait entre Matteo et moi une tension palpable qui
s’accroissait chaque fois qu’on se touchait accidentellement, dès qu’on croisait une auto ou
des gens et qu’on devait se rapprocher l’un de l’autre sur l’étroit trottoir.
Ça ne peut pas continuer comme ça…
Là, on ne parlait plus, on se contentait d’avancer en silence. Je me mis à ré échir
fébrilement à la question que je pourrais lui poser, histoire de ne plus me demander ce que
j’éprouverais s’il me prenait vraiment dans ses bras.
— Vous n’avez pas l’apparence de l’Italien type. Tout le monde est blond dans votre
famille ?
C’était la première chose qui m’était venue à l’esprit.
La couleur de ses cheveux et de ses yeux était vraiment inhabituelle, et il ne pouvait pas
l’avoir héritée de sa mère anglaise : grâce aux photos trouvées sur Internet, je savais que
c’était une brune aux yeux verts. Mais je préférai ne pas lui révéler que j’étais au courant.
— Non, je suis le seul. Nonna, je veux dire Valentina, aime répéter que je ressemble
beaucoup à mon arrière-grand-père. Il était originaire d’Italie du Nord.
Son arrière-grand-père devait être incroyablement séduisant.
Il avait en lé sa veste et glissé nonchalamment ses mains dans les poches de son
pantalon. Je l’observais toujours, incapable de détacher mon regard.
— Vos frères ont l’air différent, alors ?
— Ils ont l’air différent et le sont aussi, précisa-t-il avec un haussement d’épaules et un
sourire un peu gêné. Je suis comme le mouton noir de la famille… ou le blond, si vous
préférez.
— Vous vous entendez bien ?
Il fronça les sourcils, sans se départir de son sourire.
— Vous inversez les rôles ? Je pensais que c’était moi qui posais les questions.
On tourna encore à gauche, cette fois dans une rue un peu plus large, non pavée mais
plantée de magnifiques platanes.
— Vous savez tout de moi, rappelai-je. Il est temps que j’en apprenne un peu plus sur
vous.
J’espérais que mon sourire ne trahirait pas l’émoi qui m’agitait toujours. Cette soirée tiède
et étoilée, le dais du feuillage au-dessus de nous et cet homme bien trop beau à mes côtés –
tout ça ne m’aidait pas. Aussi, je me mis à regarder mes pieds.
Soudain, il referma sa main autour de mon bras pour que je m’arrête, et je tressaillis.
— Dans ce cas, je vous apprendrais bien qu’on se trouve juste devant chez moi.
Il indiqua du menton une villa entourée d’un haut mur en briques. Vaste, elle possédait
de grandes fenêtres, mais l’obscurité qui l’enveloppait m’empêchait de distinguer sa couleur
et son architecture précise.
— Elle est belle, répondis-je, et mon souffle s’accéléra un peu.
— Aimeriez-vous la voir ?
Sa main était toujours posée sur mon bras, j’avais beaucoup de mal à ré échir. Mais je
savais au moins une chose : ce n’était vraiment pas une bonne idée !
— Non.
Ma voix n’était qu’un murmure, et même à mes oreilles, on aurait plutôt dit un « oui ».
Matteo se pencha en avant, tellement que son visage se retrouva dans l’ombre,
m’empêchant de lire son expression. Ses cheveux, eux, avaient pris des re ets dorés sous la
lumière du réverbère.
— Pourquoi pas ? demanda-t-il doucement. Aurais-tu peur, Sophie ?
Je ne parvins pas à secouer la tête. Je n’arrivais même pas à respirer. Pourtant, mes lèvres
étaient entrouvertes. En fait, tous mes sens étaient tendus vers lui.
— De quoi as-tu peur ? s’enquit-il d’une voix rauque. Que je fasse ça ?
Il posa ses mains sur mes hanches et m’attira lentement contre lui, si lentement qu’en
théorie, j’aurais pu l’en empêcher. Mais je le laissai faire, jusqu’à ce que son visage se
retrouve tout près du mien et que nos souffles se mêlent.
— Ou ça, murmura-t-il en glissant une main dans mes cheveux.
Il rapprocha ma tête de la sienne… et m’embrassa.
J’avais beau savoir ce qui allait se passer, ce contact me surprit. Ses lèvres étaient douces,
et je ne résistai pas plus lorsqu’il approfondit son baiser et que sa langue se mit à explorer
ma bouche.
Je restai immobile, bouleversée par son corps puissant contre le mien. Puis il me sembla
que quelque chose s’emparait de moi, balayait toute retenue. Mue par une force inconnue, je
passai mes bras autour de son cou et me collai à lui pour lui rendre son baiser, avec une
fougue qui m’était absolument étrangère.
Cette fougue m’emportait, me faisait oublier les raisons de ma présence à ses côtés,
submergeait mes sens. Je n’avais encore jamais éprouvé un tel désir. Avide de le toucher
mais aussi de le goûter, je tremblais sous ses mains qu’il promenait sur mon corps. Lorsqu’il
les posa sur mes fesses et me pressa contre lui, me faisant nettement sentir son érection à
travers le tissu de son pantalon, je poussai un halètement. C’était un geste clairement
érotique – si possessif qu’il m’excita, me chavira. Notre baiser se t de plus en plus
passionné, puis les lèvres de Matteo nirent par quitter les miennes. Il s’écarta légèrement
avec un gémissement.
— Je te veux, Sophie, chuchota-t-il à mon oreille.
Il se mit à déposer toute une série de petits baisers dans mon cou, faisant descendre
d’agréables frissons le long de mon dos et m’ôtant mes dernières résistances.
Oh mon Dieu, je le veux aussi…
Je ne l’arrêtai pas quand il retroussa le bas de ma robe et referma l’autre main autour d’un
sein, agaçant mon mamelon dressé et durci à travers la mince étoffe. Au contraire – je
plaquai mon corps contre le sien, brûlante de la tête aux pieds. Il se remit à m’embrasser
avec ardeur, balayant mes derniers doutes, et je m’abandonnai totalement à lui.
Soudain, j’entendis des voix au ton irrité et un bruit de pas.
Il me fallut un moment pour comprendre que quelqu’un approchait. Matteo réagit plus
vite, interrompit notre baiser et m’entraîna à l’ombre du portail de sa maison.
Je me geai. Derrière moi, le métal froid. Devant moi, son corps chaud qui faisait barrage.
Les gens – un homme et une femme qui paraissaient se disputer – ne nous prêtèrent aucune
attention. Après leur départ, Matteo, qui avait la respiration aussi lourde que la mienne,
voulut de nouveau me plaquer contre lui. Mais cette courte interruption avait suf pour me
ramener à la raison et je m’arc-boutai contre son torse.
— Non, pas ça.
Ma voix me semblait être celle d’une autre. Enrouée. Tremblante.
— Je… je ne veux pas t’embrasser.
Il haussa un sourcil.
— Vraiment ? Tu caches bien ton jeu.
— Plus… Je ne veux plus t’embrasser. C’est… impossible.
Gênée, les joues cuisantes, je fis un pas de côté.
Bordel, Sophie, qu’est-ce qui t’a pris ? Et tes bonnes résolutions, tes propos selon lesquels
Matteo Bertani était le dernier homme sur terre avec qui tu t’engagerais dans une relation ?
Je cherchai aussitôt à me convaincre qu’on n’avait pas la moindre relation.
On est allés manger au restaurant et les choses ont un peu… échappé à notre contrôle.
Je n’y croyais même pas. Ce baiser m’avait trop secouée pour ça.
Je levai le regard vers Matteo, mais il af chait un air impénétrable, excepté ses yeux qui
s’étaient assombris.
— Pourquoi impossible ? insista-t-il. Tu as un petit ami qui n’apprécierait pas que tu le
trompes ?
Sa voix avait pris des accents méprisants, et il serrait les poings. Visiblement, il s’attendait
à ce que je réponde par l’affirmative, ce qui me perturba un peu plus. Pensait-il vraiment que
je lui rendrais ses baisers si j’étais prise ?
— Non, je n’en ai pas.
Après tout, Nigel et moi, on n’était pas ensemble – pas encore, en tout cas.
Malgré tout, je n’aurais pas dû embrasser Matteo Bertani.
Bouleversée, je croisai les bras sur ma poitrine, comme pour me protéger face aux
émotions qu’il éveillait en moi quand il me fixait comme ça.
— J’aimerais retourner à l’hôtel, ajoutai-je.
Il prit une profonde inspiration, puis poussa un soupir dont la violence m’étonna.
— Comme tu veux.
Il me fit signe de continuer à remonter la rue et m’emboîta le pas.
Le trajet jusqu’à la via Nazionale n’était pas très long. De là, il n’y avait plus beaucoup de
chemin à parcourir pour regagner l’hôtel. Ce furent quand même les minutes les plus
interminables de ma vie.
Matteo marchait à côté de moi sans un mot. Il n’avait plus l’air aussi remué, plutôt cool et
détaché. Comme je ne pouvais en dire autant, j’évitais de me tourner vers lui. Il fallait que je
comprenne ce qui venait de se passer entre nous avant d’oser de nouveau le regarder.
Au seul souvenir de l’impudeur avec laquelle j’avais répondu à ses baisers, j’avais envie
de disparaître sous terre. J’étais tout à la fois excitée, fatiguée, déroutée. En colère, aussi.
Contre lui, mais surtout contre moi. Aurais-je eu envie qu’il m’embrasse et l’aurait-il senti ?
Pourquoi ne l’avais-je pas repoussé ?
Après ce qui me parut une éternité, on atteignit l’entrée du Fortuna, un passage menant à
une porte vitrée coulissante. Derrière, à la réception, Daniela Bini devait être fidèle au poste.
Je m’arrêtai et levai en n les yeux vers Matteo. Songeant qu’il allait s’en aller, j’étais
tiraillée entre soulagement et déception. Mais avant ça, j’avais quelque chose à éclaircir. Je
me raclai la gorge.
— Et… le di Montagna ? Tu vas l’examiner ?
— Je n’ai pas encore décidé.
— Quand vas-tu le faire ? demandai-je.
J’accueillis avec reconnaissance la rage qui s’imposait à moi, plus forte que n’importe
quelle autre sensation. Tout valait mieux que ce chaos de sentiments.
— J’ai rendez-vous demain avec Giacomo, autour de midi, reprit-il. Quand tu auras ni
avec lui, je t’emmènerai et on passera l’après-midi ensemble. Ensuite, on verra.
Je poussai un gémissement indigné.
— Ce n’est pas possible !
— Si, c’est possible, t-il avec une grande détermination. Tu veux quelque chose de moi,
Sophie. Et je veux encore passer du temps avec toi. C’est la condition.
Avant que je puisse l’en empêcher, il s’était penché et m’embrassait. Sa bouche ef eura la
mienne, un contact bref, mais je frémis quand même. Si ce baiser avait duré plus longtemps,
j’aurais été incapable de lui opposer quoi que ce soit – et le sourire de Matteo me révélait
qu’il en était conscient.
— À demain.
Il se retourna et s’en alla, sans jeter un seul coup d’œil en arrière.
Plantée là, je sentais toujours ses lèvres sur les miennes et j’essayais d’ignorer qu’il se
mêlait, à l’agacement devant son incroyable culot, une certaine joie à l’idée de le revoir.
10
— Attention, Sophie ! s’exclama Giacomo.
Son avertissement intervint au dernier moment. J’allais déposer avec vivacité sur la table
de la salle à manger le tableau que je tenais – un paysage de Silvestro Lega. J’avais oublié
qu’il y avait une chaise juste devant ; pour un peu, la toile aurait heurté son dossier. Je pus
éviter le choc, mais le cadre atterrit quand même assez brutalement sur la table.
Heureusement, il y avait dessus une couverture, pour protéger le bois de cerisier.
— Je suis désolée, fis-je, navrée.
Giacomo haussa les sourcils, l’air interrogateur.
Ce n’était pas ma première maladresse ce jour-là. Jusqu’alors, ça n’avait pas été
dramatique, mais je m’étais déjà trompée plusieurs fois en entrant des œuvres dans
l’inventaire qu’on établissait ensemble. Par bonheur, Giacomo l’avait remarqué. Sans oublier
le verre d’eau qui m’avait échappé et s’était brisé sur le sol.
Les choses auraient été différentes si ce genre de truc m’arrivait tout le temps. Mais je
n’étais pas empotée d’habitude, si bien que je comprenais l’étonnement dans les yeux de
Giacomo.
— Ça n’arrivera plus, lui assurai-je.
Je m’en voulais terriblement.
— Faisons une pause, proposa-t-il avec indulgence. On n’en a plus pour longtemps, de
toute façon.
Il était assis au bout de la longue table, qui pouvait sûrement accueillir quinze convives.
C’était là que je pouvais lui présenter les peintures une à une – même si certaines, trop
fragiles, ne pouvaient être couchées. Il avait souvent l’air absent, un peu perdu au bout de
cet interminable plateau, mais là, il me détaillait, le regard étonnamment vif.
Il posa la main sur la chaise à côté de la sienne.
— Venez, asseyez-vous un moment près de moi, Sophie.
Je m’approchai, lissant nerveusement ma robe à l’imprimé fantaisie (je commençais à
avoir fait le tour de ma penderie et je la préférais à mes tenues professionnelles si sages).
Une partie de moi était soulagée de s’interrompre parce que j’avais vraiment du mal à me
concentrer, mais l’autre avait mauvaise conscience. À cause de mon agitation, je nous
retardais – justement le jour où l’on voulait mettre les bouchées doubles : Giacomo recevait
sa lle pour le week-end et l’on ne pourrait reprendre le travail que trois jours plus tard, le
lundi matin. D’accord, il ne nous restait plus que quelques tableaux à passer en revue, mais il
était aussi beaucoup plus tard que d’habitude : treize heures trente.
Ma nervosité n’avait pas échappé à Giacomo – il aurait fallu être aveugle – et je redoutais
la question qu’il me posa, d’ailleurs, dès que je m’installai à ses côtés.
— Qu’est-ce qui vous arrive aujourd’hui ? Tout va bien ?
À cet instant, son intendante, Rosa, une femme uette qui devait avoir la cinquantaine,
entra dans la salle à manger pour nous servir une tasse de café. Pas très bavarde, elle
paraissait dotée d’un sixième sens qui l’avertissait quand on avait besoin de quelque chose.
Plus tôt, alors que je commençais à avoir faim, elle nous avait apporté de la soupe. Là, son
arrivée m’arrangeait parce que cette interruption me donnait le temps de souf er un peu,
l’occasion de réfléchir à la réponse que j’allais apporter à Giacomo.
Est-ce que tout va bien ?
Non.
Depuis la veille au soir, mes sentiments faisaient le grand huit. Je n’arrêtais pas de penser
à ces baisers. À l’homme qui m’avait embrassée et qui, contrairement à ce qu’il avait
annoncé, ne s’était pas montré chez Giacomo.
J’avais passé la moitié de la nuit à me tourner et me retourner dans mon lit, à me refaire
le lm de notre soirée minute après minute, repassant le moindre détail – les regards de
Matteo, les expressions de son visage, son sourire, ses paroles. J’avais revécu notre premier
baiser – ses lèvres sur les miennes, son goût dans ma bouche, ses mains qui exploraient mon
corps…
Je m’étais persuadée que je cherchais juste à découvrir ce qu’il voulait exactement de moi.
Ce qu’il y avait de faux dans ce baiser. Mais je l’avais trouvé sincère et ne savais plus quoi
penser. Si Matteo devait encore tenter de m’embrasser, là, j’aurais un problème.
Certes, j’avais af rmé ne plus vouloir de ses baisers, mais je n’étais plus sûre que ce fût
vrai. Et cette incertitude me mettait dans tous mes états.
Je n’avais jamais eu d’aventure avec un contact professionnel. Disons plutôt que je n’avais
plus rien eu avec personne depuis une éternité. Ça ne m’avait pas vraiment manqué, du
reste. Pour être honnête, je préférais me concentrer sur mon travail, plus excitant que les
courtes histoires assez ordinaires que j’avais vécues pendant mes études. Bien sûr, il arrivait
qu’un acheteur ou un client irte avec moi, mais je n’avais jamais été tentée d’y répondre
positivement. Même dans l’amitié qui me liait à Nigel, je n’avais jamais été frustrée par
l’absence de passion. Ce n’était pas mon genre – c’était ce que je pensais, en tout cas.
Et voilà que je tombais sur ce bel Italien. D’un baiser, il remettait en cause tout ce que je
pensais savoir sur l’attraction sexuelle. Avant lui, j’étais persuadée d’être au-dessus de ça, de
pouvoir contrôler mes émotions. Et il fallait que je perde ce contrôle à Rome, à plus de mille
kilomètres de chez moi, dans les bras d’un homme qui ne tenait visiblement pas à me revoir
malgré son aveu – la seule pensée de son « Je te veux » prononcé d’une voix rauque
déclenchait toujours en moi un frisson voluptueux.
Depuis plus de deux heures, j’attendais fébrilement qu’il arrive – il avait précisé « autour
de midi », donc entre onze et treize heures, non ? Je tressaillais dès qu’on sonnait à la porte,
attendant de voir, le cœur battant à tout rompre, qui Rosa ferait entrer. La première fois, ce
fut le facteur ; la seconde, l’agent immobilier chargé de la vente de la villa. En revanche, pas
la moindre trace de Matteo, que Giacomo n’avait pas encore évoqué.
Tout ça n’est probablement qu’un jeu.
La déception se répandit en moi. Bien sûr que ce n’était qu’un jeu : il voulait juste tester si
j’allais lui céder. Il devait faire ça avec toutes. Pour autant, cette idée ne changea rien au
nœud que j’avais à l’estomac – ni au trouble dans lequel ce baiser m’avait précipitée.
Le fumier ! Je ne savais même pas si notre étrange deal était toujours d’actualité, ou si son
absence signifiait qu’il ne réaliserait pas l’expertise. Que dire à mon père ? Si au moins…
— Sophie ?
Giacomo me xait par-dessus le bord de sa tasse de café, et je constatai que je tenais la
mienne en l’air, sans avoir répondu à sa question. Le regard du vieil homme se t plus
insistant.
— Est-ce que tout va bien ? s’enquit-il de nouveau.
— Oui, parfaitement, mentis-je précipitamment. Je suis juste… fatiguée.
— Vous êtes sortie avec Matteo hier, n’est-ce pas ?
Je reposai ma tasse un peu trop brusquement sur sa soucoupe et décidai de reposer les
deux mains sur la table avant qu’il n’y ait encore de la casse. Giacomo était au courant ?
Mon expression déconcertée lui arracha un sourire pensif.
— Il a appelé tout à l’heure, m’expliqua-t-il.
— Il n’avait pas prévu de passer aujourd’hui ?
La question, qui me travaillait depuis le début, venait de m’échapper. Ma voix avait même
pris un ton pressant et j’en fus gênée.
— C’est… ce qu’il a dit hier, en tout cas, ajoutai-je vivement.
J’eus un sourire que j’espérais le plus détaché possible.
— C’était la raison de son coup de l. Il arrivera plus tard parce qu’il doit d’abord
conduire Valentina à Castel Gandolfo.
Je plissai le front, perplexe.
— Il emmène sa grand-mère voir le pape ?
Giacomo renversa la tête en arrière et éclata de rire.
— La résidence d’été du pape se trouve bien à Castel Gandolfo, mais Valentina veut
simplement rentrer chez elle. Elle habite là-bas, Sophie.
— Je pensais que c’était votre voisine.
N’avait-il pas mentionné que la villa à côté de la sienne appartenait aux Bertani ?
— Les Bertani ont leur maison familiale sur l’Aventin, c’est juste, me con rma-t-il. Mais
seul Luca, le ls aîné, y habite encore avec sa femme et leurs enfants, les autres ont
déménagé. Michele vit avec sa famille à Milan, Matteo est dans le quartier de Monti et
Valentina s’est installée il y a des années dans leur maison de vacances au bord du lac
d’Albano, tout près de Castel Gandolfo.
Waouh, me dis-je, épatée par ce que j’apprenais.
Moi qui pensais avoir trouvé beaucoup de choses en cherchant sur Internet !
— Matteo vous demande de l’attendre ici, ajouta Giacomo. Il passera vous prendre dès
son retour.
Je regardai Giacomo avec stupéfaction. Le téléphone n’avait sonné qu’une fois depuis que
j’étais là – une bonne heure plus tôt. Giacomo était sorti pour parler avec son interlocuteur,
si bien que je n’avais rien pu entendre. Si c’était Matteo, son message remontait à un
moment, déjà.
— Pourquoi… ne pas l’avoir dit avant ?
Giacomo but une nouvelle gorgée de son café. Lorsqu’il releva les yeux, de l’inquiétude y
perçait.
— C’est à cause de lui que vous êtes si nerveuse aujourd’hui, non ?
Sa franchise me déstabilisa, mais son regard entendu me révéla qu’il n’attendait pas de
réponse. Il savait, et poussa un profond soupir.
— Voyez-vous, Sophie, certains pensent qu’on devient sage avec l’âge. Pour ma part, je
peux juste dire que je ne le suis pas. Je ne le serai sans doute jamais, mais il me semble
qu’avec les années, j’ai développé une intuition assez juste concernant mes proches. C’est ce
qui explique que je m’inquiète un peu.
Je le trouvais très énigmatique.
— Que voulez-vous dire par là ?
Giacomo s’adossa à sa chaise et répondit par une autre question.
— Que savez-vous de Matteo ?
Comme j’avais l’impression qu’il voulait me dire une chose importante, je décidai de me
montrer honnête.
—Juste ce qu’on peut trouver sur Internet. Que son père est mort tôt. Et… qu’il a perdu
sa femme dans un accident d’avion.
Il eut un hochement de tête distrait. Manifestement, ce n’était pas là qu’il voulait en venir.
— Vous avez sûrement lu aussi que c’était un play-boy, je me trompe ?
Je croisai les mains et les posai sur mes genoux.
— C’est le cas ?
Giacomo se tut longuement. À son visage, le sujet le travaillait. Il voulait me parler mais
devait lutter contre lui-même, il n’arrivait pas à prononcer les mots nécessaires. Pourquoi ?
Il eut finalement un haussement d’épaules.
— Il ne faut pas croire tout ce que la presse raconte. La vérité est souvent bien plus…
complexe, t-il lentement, pesant visiblement ses mots. Un élément est vrai, toutefois : la
mort de Giulia a changé Matteo, et pas en mieux. Il n’envisage pas les sentiments avec
autant de légèreté que beaucoup l’af rment. Il ne l’a jamais fait. Au contraire. C’est bien pour
cette raison qu’on interprète souvent son attitude de manière erronée.
Je n’y comprenais rien et Giacomo eut un sourire d’excuse.
— Ça n’a aucun sens, n’est-ce pas ?
Non, en effet. Sur quel terrain cherchait-il à m’entraîner ?
— Vous voulez dire que je ne dois pas le voir ?
— Vous êtes adulte, vous faites ce que vous voulez. Mais je crois que Matteo ne…
À cet instant, le carillon de la porte retentit. Je sursautai et mon cœur se mit à battre plus
vite. Si c’était Matteo, il fallait que je connaisse la fin de la phrase.
— Vous croyez que Matteo ne… quoi ?
Le vieil homme secoua la tête, l’air malheureux.
— Il ne vaut rien pour vous, Sophie.
J’entendis des voix étouffées – Rosa devait avoir ouvert la porte en bas, dans le hall
d’entrée. Ensuite, des pas rapides dans l’escalier. Et un instant plus tard, Matteo apparut dans
la salle à manger.

Je me félicitais d’être assise : le revoir après n’avoir pensé qu’à lui ou presque toute la
matinée – et la moitié de la nuit – me coupait les jambes.
Il portait des affaires qui me semblaient déjà familières : un pantalon clair avec une
chemise d’une couleur intéressante, entre bleu clair et turquoise, qui soulignait son teint hâlé.
Si je ne m’étais pas retenue à temps, j’aurais soupiré – il avait toujours une sacrée allure.
Il m’aperçut, assise à côté de Giacomo, et ses yeux s’éclairèrent. Je crus y lire du
soulagement. Puis un large sourire de satisfaction vint étirer ses lèvres et mon cœur t un
bond, alors que j’essayais de rester raisonnable, de garder mes distances comme la situation
l’exigeait.
Après avoir marqué un temps d’arrêt, il se remit en marche et se dirigea vers nous.
— Ciao, Matteo ! lança Giacomo.
Il s’était levé et je l’imitai, saisie par un curieux mélange de joie et de ré exe de fuite, une
réaction qui propulsait de l’adrénaline dans mes veines tandis que je n’avais d’yeux que pour
Matteo.
Il vint vers moi en premier, plaça ses mains sur mes épaules et m’embrassa sur les joues
avant que je puisse faire quoi que ce soit. Il sentait bon et je percevais la chaleur de son
corps sous ma paume, que j’avais posée sur son torse – peut-être un mouvement de défense.
Pour autant, je ne le repoussai pas, submergée par les sentiments contre lesquels je luttais
depuis la veille au soir.
— Ciao, Sophie.
Au timbre de sa voix, un frisson parcourut mon dos, et l’espace d’un instant, j’espérai qu’il
m’embrasse encore. Qu’il m’embrasse vraiment, comme sous les platanes. Cette pensée
m’effraya tellement que je me contentai de dire « Bonjour » à voix basse et de faire un pas en
arrière.
Matteo nota ma réaction, sourcils froncés, puis se tourna vers Giacomo qu’il salua d’une
accolade chaleureuse.
— Un aller-retour à Castel Gandolfo en une heure… Aurais-tu pris la voie des airs ?
demanda le vieil homme, l’air soupçonneux.
Ça devait faire un bail que Matteo ne l’avait pas conduit quelque part…
— Je me suis dépêché, concéda ce dernier en me regardant. Je ne voulais pas rater
Sophie.
Il y avait de la détermination dans ses yeux et ma bouche devint sèche.
Il est sérieux, me dis-je.
J’avais tout faux en supposant qu’il avait changé d’avis. Non, il voulait toujours passer
l’après-midi avec moi, et mon cœur se mit à battre la chamade à l’idée de ce qui pourrait se
passer quand on se retrouverait seuls…
— Alors ? s’enquit Matteo, manifestement surpris par notre silence. Vous avez ni pour
aujourd’hui ?
— Non, répondit aussitôt Giacomo avec une grande fermeté.
Puis il indiqua la porte de son bureau.
— Je peux te parler ?
Son ton étonna visiblement Matteo, qui se contenta néanmoins de hausser les épaules.
— Bien entendu, fit-il en suivant son ami.
Devant la porte, les deux hommes se retournèrent vers moi – Giacomo, l’air soucieux ;
Matteo, avec un léger sourire qui réveilla les papillons dans mon ventre.
— Ce ne sera pas très long, m’assura Giacomo.
Ils disparurent dans la pièce voisine et je me retrouvai seule.
À l’image d’un ballon de baudruche dont l’air s’échapperait, je m’affaissai sur ma chaise et
me mis à fixer le battant fermé, heureuse de ne plus avoir à dissimuler mon trouble.
De quoi pouvaient-ils discuter ? Je n’arrivais pas à me défaire de l’impression qu’il
s’agissait de moi – de Matteo et moi, plus exactement. À moins que je m’imagine des choses
parce que Giacomo venait de me mettre expressément en garde contre lui ?
Peut-être étais-je juste choquée que le vieil homme se soit aperçu aussi facilement que
Matteo me chamboulait. Sans compter que ses remarques n’avaient pas amélioré mon état.
Qu’y avait-il entre Matteo et moi ? Étais-je vraiment sur le point d’entamer une histoire
avec lui, après avoir soutenu mordicus que je ne le ferais jamais, au grand jamais ? En tout
cas, ce n’était plus une contrainte de le revoir. Pour être honnête, ça ne l’était déjà plus la
veille au soir, alors qu’on discutait avec passion, à La Barrique. Et tout à l’heure, n’étais-je
pas déçue au plus haut point de penser qu’il ne voulait plus passer l’aprèsmidi avec moi ?
Mais où ça m’amènerait-il ?
« Matteo ne vaut rien pour vous », avait af rmé Giacomo. Et Andrew avait dit
sensiblement la même chose, même si c’était pour d’autres raisons. Andrew me jugeait trop
raisonnable pour m’approcher d’un homme comme lui, tandis que Giacomo paraissait penser
qu’une relation entre son ami et moi était sans avenir. Les deux avaient tout à fait raison, me
semblait-il. Ça ne pourrait jamais marcher entre Matteo et moi, et j’allais compliquer la
situation en le revoyant.
Hélas, j’étais apparemment incorrigible. Parce que j’avais envie de passer cette après-midi
avec lui. Une envie absurde : encore récemment, je le trouvais affreux. Mais c’était avant.
Avant que je jette un coup d’œil derrière sa façade souriante. Avant qu’il ne m’embrasse…
La porte du bureau se rouvrit et je bondis sur mes pieds. Giacomo sortit le premier, suivi
par Matteo. De toute évidence, ils s’étaient querellés : ils donnaient l’impression de ne plus
supporter de rester ensemble dans la même pièce. Leurs mines étaient sombres et ils avaient
l’air tendus, surtout le vieil homme. On aurait dit qu’il venait d’épuiser toute son énergie dans
cette discussion : il se dirigea vers moi, le pas lent, et se laissa tomber sur sa chaise.
— Sophie, auriez-vous la gentillesse de m’apporter un verre d’eau ?
— Bien sûr.
Soucieuse pour sa santé, je descendis en toute hâte à la cuisine, où Rosa posa une carafe
et un verre sur un plateau. Je montais l’escalier, lorsque j’entendis les voix énervées de
Giacomo et Matteo dans la salle à manger. Ils parlaient en italien et en approchant, je surpris
des bribes de leur échange.
— … ça me regarde.
C’était Matteo qui venait de parler.
— Mais tu sais comment ça va nir, protesta Giacomo avec ardeur. Et je ne veux pas
qu’elle…
— Elle arrive, le prévint Matteo à voix basse.
Quand j’entrai, les deux hommes me regardèrent, graves. Je servis un verre d’eau à
Giacomo.
— Merci beaucoup, dit-il avant d’en boire une grande gorgée.
— Vous voulez continuer ? m’enquis-je. Il secoua la tête.
— Non. Ça suffit pour aujourd’hui.
Il poussa un profond soupir et jeta un coup d’œil à Matteo, qui nous tournait le dos et
regardait par la fenêtre.
— Je suis fatigué, il faut que je m’allonge.
— Je vous accompagne en haut ?
C’était d’habitude Rosa qui s’en chargeait, parce qu’il avait besoin de quelqu’un qui le
soutienne dans l’escalier. Mais je ne demandais qu’à lui rendre service.
— Si ça ne vous dérange pas ? t Giacomo, manifestement heureux de ne pas avoir à
attendre son employée.
Il se releva et je lui donnai le bras. Il eut un signe de tête pour prendre congé de Matteo,
qui s’était retourné brièvement et nous adressa un simple coup d’œil par-dessus son épaule.
Son attitude peinait visiblement Giacomo, qui soupira de nouveau tandis qu’on gravissait
lentement l’escalier menant à l’étage supérieur, où se trouvaient les chambres.
Il s’arrêta devant la première porte.
— C’est ici, déclara-t-il en lâchant mon bras et en posant la main sur la poignée.
— Vous êtes sûr que vous n’avez besoin de rien ? Je peux aller vous le chercher.
— Ce n’est pas nécessaire. Mille grazie. Je vous revois lundi ?
— Avec plaisir.
J’eus un sourire un peu incertain – après tout, j’étais sans doute la raison pour laquelle il
s’était disputé avec Matteo, ce qui expliquait qu’il se sente si mal. J’aurais voulu lui demander
quel était le motif de leur querelle, savoir ce qu’il avait dit à Matteo, mais il avait vraiment
l’air épuisé.
— Sophie ? lâcha Giacomo.
Je m’apprêtais à descendre l’escalier. Il se tenait dans l’embrasure, la main toujours sur la
poignée.
— À propos de Matteo, j’aimerais que vous…
Tendue, j’attendis qu’il nisse sa phrase. Mais il secoua simplement la tête, une fois de
plus, résigné.
— Ah, rien.
Un sourire triste aux lèvres, il m’adressa un dernier signe de la main et referma la porte
derrière lui.
Seule dans le couloir, je xai un moment le battant fermé en me demandant ce qu’il avait
voulu dire. Qu’aimerait-il ? Que je comprenne mieux Matteo ? Que je ne le trouve pas aussi
intéressant ? Que je l’oublie ?
Difficile, tout ça.
Je regagnai l’étage inférieur. Matteo était toujours posté devant la fenêtre de la salle à
manger. En m’entendant arriver, il se retourna et mon cœur manqua un battement.
Les hommes ne devraient pas avoir le droit d’être aussi séduisants.
Je m’arrêtai à quelques pas.
— Comment va-t-il ?
La voix de Matteo avait des accents tendus. La querelle avait dû le bouleverser, lui aussi,
même s’il le laissait moins transparaître que Giacomo.
— Je ne sais pas… Il est épuisé. Ça ira sûrement mieux quand il se sera reposé.
J’avais ajouté cette dernière phrase pour éviter de trop inquiéter Matteo.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
En fin de compte, ma curiosité l’avait emporté.
Matteo poussa un soupir et secoua la tête ; apparemment, il luttait pour savoir s’il devait
me le raconter. Une expression furieuse passa sur son visage.
— Rien, lâcha-t-il, sur un ton définitif qui m’empêcha d’insister.
Visiblement, même si j’étais persuadée qu’il avait été question de moi, il préférait ne pas
me révéler les détails de leur dispute.
Une chose est sûre, ce n’était pas rien !
Il semblait très différent, brusquement. Plus tôt, il s’était montré déterminé, vibrant
d’énergie. Là, les muscles de sa mâchoire travaillaient et il paraissait perturbé, comme s’il
n’était plus certain que passer l’après-midi avec moi soit une bonne idée. Manifestement, les
propos de Giacomo avaient modi é son point de vue. Allait-il annuler notre sortie ? Et serais-
je heureuse ou malheureuse qu’il le fasse ?
Je devrais en être satisfaite, mais tout en regardant Matteo, je ne pouvais penser qu’à sa
beauté incroyable. Au fait que, malgré toutes les mises en garde, il m’attirait comme aucun
homme avant lui.
— Notre rendez-vous tient toujours ? demandai-je pour combler le silence.
Il hocha la tête et j’expirai l’air que j’avais gardé dans mes poumons. On aurait dit un
soupir.
Matteo l’avait entendu et ses yeux se mirent à briller, un éclat qui chassa son air indécis. Il
sourit et sa fossette si sexy réapparut sur sa joue.
— Tu en as envie ?
— C’est toi qui en as envie, lui rappelai-je, de nouveau sur mes gardes. C’était la
condition, non ? Si je t’accompagne, tu te charges de l’expertise.
— Et tu ne m’accompagnes que pour cette raison ?
Ses yeux d’ambre me xaient et je cherchai en vain, sur son visage, l’expression suf sante
avec laquelle il m’avait souvent provoquée.
— Pour quelle autre raison ? répondis-je finalement, sur le ton le plus froid possible.
Il haussa les épaules, pas démonté par mon indifférence affichée.
— C’est parti, alors ?
J’hésitai un millième de seconde, parce que ma raison continuait à me souf er que je
prenais un risque en m’en remettant à lui. Mais, exceptionnellement, je décidai d’écouter
mon ventre qui me disait que je raterais quelque chose de très excitant si je me défilais.
Je pris donc mon sac et suivis Matteo qui s’éloignait à grandes enjambées. Une fois en
bas, devant la porte d’entrée, il me céda le passage.
— Où va-t-on ? lui demandai-je.
Ses yeux se remirent à briller.
— Laisse-toi surprendre.
11
Comme Matteo roulait à la même allure que la fois précédente, il ne nous fallut pas
longtemps pour quitter le paisible Aventin et rejoindre le centre-ville, bruyant et animé. Le
tra c était dense mais Matteo connaissait Rome sur le bout des doigts et ne ralentissait que
rarement. Dès que les autos s’arrêtaient devant nous, il s’engageait dans l’une ou l’autre
ruelle.
Je me sentais de nouveau nerveuse, mais cette fois, ma tension se teintait d’une délicieuse
attente. Matteo, de son côté, paraissait toujours préoccupé par sa discussion avec Giacomo :
je le trouvais inhabituellement silencieux. D’accord, il répondait à mes questions, mais il ne
m’en posait aucune, gardait le regard braqué devant lui la majeure partie du temps,
concentré. Quand il se mettait soudain à me jeter un coup d’œil, j’avais du mal à respirer
normalement, même si je ne voyais pas bien ses yeux derrière ses lunettes de soleil.
En atteignant le cœur de la ville, il nit par se dérider, m’indiquant au passage ce qui était
digne d’intérêt – une galerie qu’il appréciait, un petit musée abritant une collection à part, un
minuscule bar où l’on préparait le meilleur cappuccino de tout Rome.
— C’est une question de goût, le taquinai-je, heureuse qu’il redevienne plus bavard.
— J’ai très bon goût.
Il me xa d’une façon destinée à me faire comprendre qu’il ne parlait pas que du café. Je
rougis aussitôt ; il s’en aperçut et parut s’en amuser, parce que son sourire s’accentua.
— Ce n’est pas trop difficile de se garer ici ? l’interrogeai-je pour faire diversion.
Je ne voyais aucune place de parking libre.
Au lieu de répondre, Matteo tourna dans une impasse particulièrement étroite, juste assez
large pour la voiture. Alors que je me demandais comment on allait sortir de là, il s’engagea
dans une petite cour et coupa le contact.
— Pas quand on connaît les bonnes personnes et qu’elles vous laissent stationner chez
elles, déclara-t-il avec un clin d’œil, avant de descendre.
— Qui habite ici ?
Les volets de la jolie maison ancienne étaient tous baissés, sans doute pour conserver un
peu de fraîcheur à l’intérieur. À part l’Alfa, il y avait dans la cour une Fiat blanche, un
modèle récent.
Matteo fit le tour du véhicule et m’ouvrit la portière.
— Une amie.
Pourquoi avoir posé la question ? J’aurais préféré ne pas savoir qu’on se trouvait chez une
femme, une femme avec laquelle il avait peut-être un passé et qui, en souvenir, lui
permettait d’utiliser sa cour quand il en avait envie.
— Où va-t-on maintenant ? demandai-je pour ne pas approfondir le sujet.
— Par là, lâcha-t-il, toujours énigmatique.
Il indiquait un passage entre deux maisons, au bout de la ruelle. Il débouchait dans une
rue interdite à la circulation. Rapidement, on arriva sur une place que je reconnus aussitôt.
Je m’arrêtai, perplexe.
— C’est ça que tu voulais me montrer ?
On se trouvait piazza di Spagna, juste devant la fameuse Scalinata. Orné de jardinières de
eurs, envahi par les touristes, cet escalier monumental montait jusqu’à la chiesa di Trinità
dei Monti, une église dont les deux tours s’élevaient dans le ciel bleu.
Matteo eut un léger sourire.
— Tu es toujours si impatiente ? Attends un peu.
Il me prit la main et m’entraîna à sa suite, se frayant avec détermination un chemin à
travers la foule amassée en bas des marches – des grappes de gens qui étudiaient des plans
ou prenaient des photos. Des policiers patrouillaient, probablement pour tenir les
pickpockets en respect.
Tout en laissant Matteo me guider, déconcertée, je serrai instinctivement mon sac.
Sérieusement, il ne veut quand même pas suivre le programme du touriste lambda ?
Mais au lieu de me faire monter l’escalier, il s’arrêta à sa droite, devant une charmante
maison peinte en ocre jaune, et lâcha ma main.
Il m’a drôlement baladée, me dis-je en considérant le bâtiment.
— La Keats-Shelley House ?
J’étais incapable de cacher ma surprise et ma joie.
— J’ai pensé que ça te ferait plaisir de la visiter.
Waouh !
Je m’attendais à tout, mais pas à ce qu’il choisisse justement, dans la ville aux mille
œuvres d’art, le musée voué à célébrer les deux poètes anglais, ainsi que l’ensemble du
mouvement romantique. Celui-ci faisait naturellement partie de la liste des lieux que je
voulais voir avant de quitter Rome. J’aimais les poèmes de Keats, j’en connaissais beaucoup
par cœur, et Matteo s’en souvenait. Je trouvais ça incroyablement attentionné.
— Merci, fis-je, rayonnante.
Il me tint la porte, me laissa le précéder dans l’étroit couloir aux murs blanchis à la chaux.
— Tu es déjà venue ? s’enquit-il tandis qu’on gravissait l’escalier raide permettant
d’accéder à la caisse.
Je secouai la tête, pas loin de me sentir coupable. C’était une honte de ne pas m’y être
encore rendue, alors que j’avais déjà fait plusieurs séjours à Rome. Mais lors de mes visites
précédentes, je n’en avais jamais eu l’occasion. J’avais toujours prévu un emploi du temps
très serré, pour rentrer le plus rapidement possible à la maison et décharger Dad. J’aurais
peut-être pu prendre le temps, mais ça m’avait paru égoïste.
J’étais maintenant sur place, et l’occasion ne se représenterait sûrement pas de sitôt. Je
décidai donc de savourer cette visite.
À ma grande surprise, la jeune femme qui était en train de vendre des tickets à deux
messieurs âgés nous sourit et nous t discrètement signe de continuer à monter jusqu’à
l’espace d’exposition.
— Encore une amie à toi ?
Aussitôt, je m’agaçai d’avoir été incapable de dissimuler le sarcasme dans ma voix.
— Ou alors, ils ne font payer qu’une personne sur deux ? repris-je.
Matteo rit.
— Ni l’un ni l’autre. Je suis membre bienfaiteur de la Keats-Shelley Memorial Association
qui gère le musée, et l’un des avantages, c’est que je peux venir quand je veux et avec qui je
veux.
Je le regardai, impressionnée. S’il soutenait nancièrement cette association anglaise, il
devait être vraiment un grand admirateur de John Keats, comme il l’avait af rmé lors de la
réception.
Une fois en haut, on parcourut lentement les quatre pièces.
Dans la première était accrochée une des œuvres maîtresses de la collection, un tableau
de Joseph Severn, peut-être le plus connu. Il représentait Shelley écrivant en pleine nature,
devant un décor de ruines.
Tandis qu’on le contemplait, Matteo se tenait juste derrière moi et je sentais la chaleur de
son corps à travers la mince étoffe de ma robe. Je fus alors comme coupée en deux : on
aurait dit que mon esprit et mon corps réagissaient à des stimuli différents mais tout aussi
puissants et se perturbaient mutuellement. Ma raison absorbait les informations que le musée
m’offrait, pendant que tous mes sens étaient tendus vers Matteo. Il se rapprocha encore un
peu plus et son souffle courut sur mon oreille.
— C’est beau, non ? fit-il doucement.
Ses lèvres ef eurèrent mon lobe et un délicieux frisson parcourut mon dos. Haletante, je
me demandais si j’allais pouvoir formuler une phrase cohérente. J’eus donc recours à la
question qui me trottait dans la tête depuis que je savais que Joseph Severn comptait aussi
parmi ses peintres préférés. Je la posai d’une voix enrouée, sans bouger, subjuguée par la
proximité de son corps.
— Qu’est-ce qui te plaît chez Severn ? Humainement, je veux dire.
La vie de l’artiste anglais n’avait rien en commun avec celle d’Enzo di Montagna. Severn
avait atteint l’âge de quatrevingt-cinq ans, ce qui n’était pas évident au XIXe siècle, et il faisait
partie de l’establishment : il avait notamment travaillé comme consul britannique à Rome, ce
qui expliquait qu’il y soit enterré.
— Ce n’était pas vraiment un rebelle…, poursuivis-je.
D’une main, Matteo repoussa mes cheveux sur le côté, et le contact du bout de ses doigts
sur mon cou nu me donna la chair de poule.
— Non, mais c’était un ami fidèle, répondit-il.
Je me retournai brièvement, puis me remis à considérer la toile.
C’est important pour lui. L’amitié. Exactement comme Giacomo l’a…
Ses lèvres se posèrent juste derrière mon oreille, effaçant toute pensée de mon cerveau.
Une sensation si excitante que je s un pas de côté, effrayée. Je le regrettai immédiatement,
parce que Matteo eut un sourire en coin. L’espace d’une seconde, je détestai qu’il me trouble
autant. Je le laissai quand même reprendre ma main.
— Tu veux voir l’espace consacré à Keats, maintenant ? proposa-t-il en indiquant le
couloir menant à la pièce suivante.
Je hochai la tête, la gorge sèche. J’avais du mal à penser à autre chose qu’à sa main
chaude tenant la mienne, tandis qu’on parcourait l’autre partie du musée, dédiée à John
Keats. Je la lâchai donc et tentai de me concentrer sur l’exposition que je voulais voir depuis
si longtemps.
Le nom de Joseph Severn apparaissait très souvent, là aussi : en 1820, il avait
accompagné à Rome son ami gravement malade, dans l’espoir que le climat l’aiderait à
retrouver la santé. Il y avait également des lettres, généralement présentées dans des vitrines,
témoignant de façon saisissante des souffrances de Keats.
J’étudiai chaque document, chaque tableau, et Matteo respecta mon intérêt en me suivant
en silence, sans plus me distraire. Il n’empêche que je sentais en permanence ses yeux posés
sur moi – je devais l’intéresser davantage que l’exposition, qu’il connaissait sans doute par
cœur. Et ça me rendait plus nerveuse que je ne voulais bien me l’avouer.
On se retrouva nalement dans la plus petite pièce, tout au fond – la chambre où Keats
était mort. On pouvait y voir le lit où il avait passé les dernières semaines de sa vie, ainsi que
son masque mortuaire.
— C’est tellement dommage, murmurai-je, affectée, perdue dans la contemplation du
masque en cire.
— Quoi ? demanda Matteo qui regardait comme moi le contenu de la vitrine.
— Qu’il soit mort si tôt, soupirai-je. Et qu’il ait dû quitter sa bien-aimée à cause de sa
maladie, lui qui écrivait de si belles choses sur l’amour.
Il me revint à l’esprit une lettre que Keats avait adressée à sa Fanny, qu’il n’avait pu
fréquenter que deux ans et qui était restée en Angleterre lorsqu’il était parti à Rome,
gravement atteint par la tuberculose.
— Tracez les mots les plus doux et baisez-les, que je puisse du moins poser mes lèvres là
où les vôtres ont été, citai-je de mémoire. Je trouve ça très beau.
N’obtenant aucune réponse, je me retournai. Matteo fronçait les sourcils.
— Tu oublies ce passage, dans un autre courrier : Il paraît tellement impossible d’être
heureux avec vous ! Il y faudrait une étoile plus chanceuse que la mienne ! Cela ne sera
jamais. Ça n’a rien de beau pour moi.
Je le xai, admirative. Il pouvait le citer par cœur ? Donc, il avait étudié ces textes avec
autant de soin que moi. Simplement, son interprétation était résolument différente –
terriblement sombre pour quelqu’un qui souriait aussi souvent et de façon aussi charmante.
— Il ne partait pas du principe que ça arriverait, il savait que Fanny l’aimait aussi,
contestai-je. Ça ne fait que témoigner de la profondeur des sentiments qu’ils avaient l’un
pour l’autre.
Matteo n’avait pas l’air convaincu et secoua la tête.
— Qui sait si elle serait vraiment restée avec lui… Après tout, le premier amour de Keats
a toujours été l’écriture. Elle aurait sûrement fini par se lasser de ne pas être au centre de son
attention. Sans compter qu’il était pauvre et qu’il ne connaissait pas le succès – elle aurait
probablement vite entrevu ce que serait sa vie à ses côtés. Il est juste mort avant qu’elle
doive prendre cette décision. Sinon, on aurait sans doute constaté que toutes ces belles
paroles ne comptaient pas pour elle.
Ce fut mon tour de secouer la tête.
— Comment peut-on avoir un point de vue aussi peu romantique quand on af rme
admirer John Keats ?
Je voulais juste le taquiner, mais au lieu de sourire, il eut une grimace assez méprisante.
— Eh bien, je préfère la partie de son œuvre où il est question de l’art et de la beauté.
Mais pas toi, Sophie, hein ? Tu crois au romantisme et au grand amour ?
Son regard devint brusquement lointain, très pensif, et face à ce qui ressemblait à un
reproche, le rouge me monta aux joues.
— Non, c’est faux, assurai-je, énervée d’avoir mis le sujet sur le tapis.
S’il me connaissait, il saurait que je ne parlais pas de moi. J’appréciais peut-être les grands
sentiments dans la littérature, mais certainement pas dans ma vie – les hauts et les bas
émotionnels de Mum y avaient durablement veillé.
— Ce n’était qu’une citation, repris-je. Et quand je disais que tu n’étais pas très
romantique, ça ne se rapportait pas à moi, mais au lieu dans lequel on se trouve.
Matteo retroussa les lèvres, toujours sérieux.
— Il n’empêche que tu as raison. Je ne suis dé nitivement pas romantique. Même pas un
tout petit peu.
Impossible d’ignorer la mise en garde dans sa voix : il n’était pas non plus familier des
grands sentiments. C’était ce qu’il voulait me dire, non ?
Pour autant, son avertissement était inutile. Après tout, sa réputation le précédait.
— Comme c’est rassurant, déclarai-je avec un sourire ironique. Je ne pourrais surtout pas
m’engager avec un homme romantique !
Matteo retrouva le sourire. Ses yeux étincelaient.
— Non ? Et… avec quel genre d’homme pourrais-tu t’engager, alors ?
À cet instant seulement, je pris conscience de ce que je venais de dire. Effrayée, incapable
de détacher mon regard du sien, je me creusais la tête à la recherche d’une réplique
intelligente qui lui montre que je contrôlais toujours la situation. Que je ne me laisserais pas
aller s’il me reprenait dans ses bras. Que je pourrais résister au désir qui montait en moi
chaque fois qu’il me fixait comme ça…
Heureusement, son portable vint à ma rescousse en sonnant. Visiblement énervé d’être
dérangé, il le sortit de sa poche. L’appel devait être important, parce qu’en découvrant
l’identité de son interlocuteur, il m’informa :
— Excuse-moi, il faut que je réponde. Ça ne sera pas long.
Il se détournait déjà, et s’éloigna en portant son téléphone à son oreille.
— Si ?
Il quitta la pièce d’un pas rapide tandis que je le suivais des yeux, le cœur battant.
Ce n’est vraiment pas mon type, c’est vrai, tentai-je de me rassurer.
Je m’intéressais aux hommes d’un tempérament tranquille, sur lesquels on pouvait se
reposer – c’est ce que je pensais jusqu’alors, en tout cas. Pourtant, il y avait bien quelque
chose entre nous, quelque chose de terriblement contradictoire qui existait depuis notre
première rencontre. Ça me mettait dans tous mes états. Comme si on était deux pôles, deux
aimants qui se repoussaient violemment d’un côté, tout en s’attirant avec une force
inimaginable de l’autre.
Je me rappelai la violence de ma réaction à sa caresse, et un nouveau frisson descendit le
long de mon dos. Il suf sait que ses lèvres m’ef eurent pour que je m’en amme, incapable
de penser à quoi que ce soit. Moi qui avais toujours af rmé que le sexe n’était pas important,
que je pouvais facilement y renoncer ! Je n’en étais plus si sûre désormais. Que se passerait-il
si je cédais aux sensations que Matteo éveillait en moi ?
La Sophie qui se chargeait de tout à la maison ne se laisserait pas aller. Elle aurait su que
le charme et les manières provocantes de cet homme auraient mis à mal la vie tranquille,
raisonnable, bien structurée, pour laquelle elle s’était durement battue. Du coup, elle l’aurait
évité comme la peste.
Seulement, la Sophie qui se trouvait à Rome achetait des robes rouges bien trop longues
et se sentait curieusement attirée par lui. Elle était tentée de courir le risque – un constat qui
me choquait, pour être honnête.
L’estomac noué, je partis à la recherche de Matteo qui tardait à revenir. Supposant qu’il
était sorti pour téléphoner en toute tranquillité, je descendis l’escalier. Il était effectivement
devant l’entrée. Son portable collé à l’oreille, il parlait en italien et gesticulait. Je compris plus
ou moins qu’il exigeait quelque chose de son interlocuteur. Visiblement, il n’obtenait pas ce
qu’il voulait, parce qu’il finit par raccrocher en poussant un juron.
— Des ennuis ? m’enquis-je prudemment, un peu soucieuse.
— Avec mon cours, oui, con rma-t-il en se passant la main dans les cheveux. Ann, le
modèle pour nu que j’avais engagé, s’est décommandée au dernier moment. Il faut qu’elle
aille à Paris aujourd’hui : une affaire de famille urgente, impossible de repousser son départ.
Et l’agence vient de m’annoncer qu’ils ne peuvent pas me proposer une remplaçante au
débotté.
Il regarda sa montre et secoua la tête, l’air furieux.
— Je suis désolé, Sophie, mais j’ai peur de devoir changer mes plans. J’avais encore du
temps avant que le cours commence, mais maintenant, il faut que je m’occupe de trouver
quelqu’un d’autre, ou une alternative.
— Oh…
La déception m’envahit. J’avais pensé qu’on passerait le reste de la journée ensemble, et
la perspective de me retrouver seule était démoralisante. Je me rappelais que ce fameux
cours se tenait le vendredi après-midi. Il ne pouvait pas l’annuler, j’avais vu moi-même le
nombre d’étudiants qui faisaient la queue pour y assister. C’était quand même dommage…
Matteo paraissait songeur, comme s’il voulait me dire quelque chose. Au revoir,
probablement. Mais je ne voulais pas qu’il s’en aille. Soudain, une idée surgit dans mon
crâne.
— Sophie, je…
— Pourquoi ne pas me demander ? l’interrompis-je.
L’idée était osée. À Londres, il serait totalement exclu que je songe seulement à faire ce
genre de truc. Je n’avais pas le temps, et surtout, ça ne collerait pas avec les attentes qu’on
avait me concernant. Après tout, je représentais notre hôtel des ventes, qui avait une
réputation à perdre.
Mais à Rome, tout était différent. Quelque part, à l’intérieur de moi, émergea l’envie de
faire une chose un peu folle. Pourquoi pas ? Personne ne me connaissait dans cette ville. Et
je n’avais rien de prévu.
Matteo n’avait plus l’air aussi lugubre qu’au moment où il avait appris la mauvaise
nouvelle. Mais il ne semblait pas non plus se réjouir de la solution que je lui offrais. Plutôt
surpris. Très surpris.
— Tu as dit toi-même que j’avais les mensurations idéales, me justi ai-je, troublée par son
expression. Et… ça t’aiderait, non ?
— Tu l’as déjà fait ?
Son ton sceptique renforça ma détermination.
— Non, mais je peux le faire.
— Tu en es sûre ? insista-t-il. On va dessiner un nu, Sophie. Il faudrait que tu…
— Que je sois nue, je sais, répliquai-je en avançant le menton.
Il croyait vraiment m’apprendre ce qu’était un nu ?
Il eut un large sourire.
— Il faudrait que tu restes immobile. Voilà ce que je voulais dire. Il faudrait que tu restes
immobile très longtemps. La plupart des gens ont du mal.
— Moi pas, affirmai-je précipitamment.
J’eus un sourire un peu contraint, gênée par le malentendu. C’était vrai, je pensais être
capable de rester immobile : sûrement pétri ée de peur que des paires d’yeux étrangers
soient posées sur mon corps.
Matteo se tut un long moment et j’essayai, en vain, d’interpréter son regard d’ambre. Puis
il leva la main, la posa contre ma joue et caressa ma lèvre inférieure avec son pouce.
— Ça m’aiderait beaucoup que tu prennes le relais…
La peau sensible de ma bouche se mit à picoter sous sa caresse. Lorsque sa main
retomba, j’eus du mal à réprimer un soupir langoureux.
— … mais je ne peux pas exiger ça de toi.
Tremblant intérieurement, parce que je sentais toujours sa main contre ma joue, je lui
souris.
— Considérons qu’on fait un marché, proposai-je, étonnée que ma voix paraisse aussi
calme. Je te rends service, en échange, tu te charges de l’expertise pour le di Montagna.
Comme ça, on sera quittes.
Cette optique me plaisait bien et me rendait mon assurance : ainsi, je pouvais
raisonnablement justi er ce que je m’apprêtais à faire, et je n’avais pas à m’avouer que je
jouais avec le feu.
Malgré tout, Matteo ne réagit pas comme je m’y attendais. Il détourna la tête et xa
l’escalier. L’espace d’un instant, je crus distinguer sur son visage une expression coupable.
Mais j’avais dû me tromper, parce que, lorsque ses yeux se reposèrent sur moi, ils semblaient
plutôt pensifs.
— Matteo ? fis-je.
Il eut un hochement de tête, l’air absent. Avant que je puisse lui demander si ça signi ait
qu’il acceptait le deal, il attrapa ma main et m’entraîna à sa suite.
— Alors, viens. Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
12
La villa de Matteo n’était pas très loin de la piazza di Spagna. Une fois devant, il sortit
une petite télécommande de la boîte à gants, pressa un bouton, et les battants du portail en
fer forgé s’ouvrirent pour laisser passer la voiture. Ils se refermèrent automatiquement
derrière nous, comme s’ils scellaient quelque chose.
Plus de retour en arrière possible, pensai-je.
Je pris une profonde inspiration, tant ce que j’étais sur le point de faire sortait des bornes
entre lesquelles ma vie évoluait habituellement. J’avais du mal à maîtriser ma nervosité.
Matteo ne me rendait pas la tâche facile. J’aurais pensé qu’il serait satisfait que son cours
soit sauvé mais il avait de nouveau l’air de ruminer, les traits tendus, comme pendant le trajet
depuis chez Giacomo. Son attitude m’ébranlait davantage. Cet homme ne pouvait-il pas,
pour une fois, faire ce qu’on attendait de lui ?
Dans la cour, la voiture emprunta un court chemin pavé et s’arrêta devant deux boxes.
Les portes étaient fermées et il se gara simplement devant, puis descendit. De mon côté, je
découvrais la propriété, fascinée. C’était un paradis de verdure, un jardin luxuriant qui
accueillait des palmiers élancés, protégé des regards par le haut mur qui l’entourait.
La maison aussi m’impressionna. Haute de trois étages, elle était ornée de grandes
fenêtres à croisillons, au-dessus desquelles des briques claires formaient des arcs ouvragés.
Des colonnes portaient un avant-corps surmontant l’imposante porte d’entrée, ce qui donnait
au bâtiment une apparence majestueuse, mais pas tape-à-1’œil.
Matteo m’ouvrit la portière côté passager.
— Tu vis seul ? demandai-je, surprise.
La maison avait l’air bien trop vaste pour un célibataire.
— Pas la plupart du temps.
Sa réponse m’étonna tant que j’hésitai brièvement avant de le suivre.
— Qui habite ici avec toi ? m’enquis-je prudemment.
— Aucune petite amie jalouse, au cas où tu le craindrais encore.
Il retrouvait en n le sourire. Un sourire plutôt impertinent : il devait toujours être amusé
que j’aie pris sa belle-sœur pour sa petite amie.
— Mon intendante vient se charger de tout pendant la journée, expliqua-t-il.
J’en fus honteusement soulagée, puis me ressaisit : je ne devais être ni la première, ni la
dernière femme qu’il emmenait chez lui.
— D’autre part, je n’occupe pas personnellement le rez-de-chaussée, poursuivit-il. Il
abrite les bureaux de la fondation et un petit appartement que nonna utilise souvent quand
elle est en ville et que les enfants de Luca et Paola sont trop turbulents.
— La fondation ?
Curieuse, je regardai à travers la fenêtre tout en bas et distinguai, à gauche, des étagères
et des bureaux. Puis mes yeux se posèrent sur une plaque en laiton près de la porte
d’entrée. L’inscription LA SPERANZA DI PITTURA – Fondazione per i giovani talenti dell’arte
y était gravée. Je me figeai et me tournai lentement vers Matteo.
— C’est toi qui es derrière ça ?
J’avais déjà entendu parler de cette fondation. Bien connue dans le monde de l’art, elle
attribuait des bourses à des étudiants particulièrement doués et nançait de jeunes peintres
dans toute l’Europe.
Matteo sourit de nouveau.
— Ça m’a paru être une façon sensée de faire fructi er mon argent. Lorenzo Santarelli
n’est pas le seul à vouloir encourager la nouvelle génération, t-il, me rappelant ma
discussion avec le galeriste, à la réception de Giacomo.
— Pourquoi ne jamais l’avoir évoqué ?
Consternée, je repensai à l’admiration que j’avais manifestée en apprenant que Santarelli
exposait essentiellement de jeunes artistes : les aides nancières accordées par la fondation
de Matteo étaient d’une autre dimension, et certainement plus durables.
— Parce que j’agis par conviction, pas pour le crier sur tous les toits. Je laisse ça à
d’autres, répliqua-t-il.
Puis il ouvrit la porte et me laissa le précéder dans le hall.
Au sol, de superbes carreaux avec un motif terracotta raf né noir et blanc, dégageaient
une impression de noblesse et d’élégance plutôt discrète, comme l’escalier en pierre naturelle
et le lustre en fer noir accroché au-dessus de nos têtes. À droite et à gauche, deux grandes
portes en bois laquées de blanc, fermées, devaient permettre d’accéder aux ailes de la
maison.
Matteo se dirigea vers l’escalier et je le suivis. J’aperçus naturellement des tableaux en
montant, mais contrairement à mon habitude, je ne leur accordai pas d’attention particulière
– j’étais plus intéressée par la façon dont il vivait.
Le premier étage accueillait manifestement l’espace à vivre : au passage, je remarquai un
salon à l’aménagement moderne. Mais les combles, au dernier étage, étaient notre
destination nale. Après avoir franchi une porte, je me retrouvai dans une pièce couvrant
probablement toute la largeur de la maison – un atelier avec des vasistas et de hautes
fenêtres.
La lumière est parfaite pour peindre, pensai-je, impressionnée.
Côté façade, je remarquai un vieux canapé en cuir brun, très large. Malgré son assise un
peu affaissée, il avait l’air confortable. Sinon, il y avait peu de meubles, exception faite d’une
table avec des pieds chromés et un plateau en matière plastique blanche. Rectangulaire, elle
présentait des dimensions inhabituelles : un peu plus large et plus haute que les tables de
salle à manger classiques, elle était placée au centre d’un large demi-cercle formé par des
chevalets et des tabourets. Au fond, sous les fenêtres, je notai également des étagères où
étaient rangés ustensiles et pots de peinture, pour autant que je puisse en juger à cette
distance. À côté, une porte devait mener à l’autre partie de l’étage.
— C’est ici que le cours va se tenir, précisa Matteo.
Je m’en serais doutée… Mais je m’inquiétai en ne voyant aucun paravent.
— Et… je me déshabille où ?
Il ne s’attendait quand même pas à ce que je le fasse devant tout le monde ?
Matteo sourit devant mon air interloqué, et la fossette que je trouvais si sexy réapparut
sur sa joue ; je dus me dominer pour ne pas la toucher.
— En bas. Je voulais te montrer avant l’endroit où les choses vont se passer, expliqua-t-il.
Il me ramena au premier étage et me t entrer dans le salon que j’avais remarqué en
montant.
Il s’agissait d’une pièce qui dénotait beaucoup de goût, avec un parquet brillant en point
de Hongrie et un élégant mélange de meubles anciens et design. Sous la table basse placée
devant le canapé gris, un grand tapis blanc donnait une atmosphère douillette, et sur le sofa,
un plaid et plusieurs coussins de la maison Bertani apportaient des touches de couleur
supplémentaires.
Il a le sens du style…
J’admirai aussi le téléviseur écran plat xé au mur, entouré – bien sûr – de quelques
toiles. Choisies avec beaucoup de soin, elles constituaient un intéressant mélange d’œuvres
plus ou moins modernes, disparate mais harmonieux. L’une d’elles s’imposa à moi. Il
s’agissait d’un grand format, une madone à l’enfant d’Enzo di Montagna, comme la signature
me le confirma.
— De quand est-ce ? demandai-je en m’approchant.
— Il a été réalisé en 1510, ici, à Rome. Ce tableau a fait naître mon intérêt pour l’artiste.
— Je comprends parfaitement. C’est une œuvre fascinante. Les couleurs et l’agencement
de la composition n’ont rien de conventionnel. Sans oublier la façon dont la mère et l’enfant
se regardent. C’est à ça qu’on reconnaît qu’il comptait vraiment parmi les grands de son
temps.
Comme Matteo ne disait rien, je me retournai vers lui. Il secouait la tête et je haussai les
sourcils, l’air interrogateur.
— Quoi ?
— Tu es la première à le remarquer. Il a toujours fallu que j’explique aux autres ce qui
me plaisait chez lui.
— C’est toi l’expert, tu t’attendais à quoi ? répondis-je en souriant.
Je décidai de ne pas trop me demander si, avec «les autres», il voulait surtout parler de
femmes qui s’étaient retrouvées chez lui. Il se planta juste devant moi, le regard brûlant.
— Je ne sais pas à quoi je m’attendais, fit-il à voix basse. Pas à ça, en tout cas…
Il ne parlait plus de la toile. La tension entre nous était si palpable que je retins mon
souf e. Il referma ses bras autour de moi et m’attira contre lui. Tout mon corps était
parcouru de picotements. Ses lèvres effleurèrent ma tempe, puis ma joue.
— Je ne m’attendais vraiment pas à ça, chuchota-t-il, tout près de ma bouche.
Je fermai les yeux, frémissante.
J’allais mourir sur place s’il ne m’embrassait pas, là, tout de suite. Et j’allais aussi mourir
sur place s’il le faisait : l’attraction que j’éprouvais pour lui était si puissante que je me
brûlerais les ailes comme un moucheron attiré par la lumière d’une lampe. Pour autant, j’étais
incapable de l’en empêcher, il fallait que…
Quelqu’un se racla la gorge et je rouvris brusquement les yeux, effrayée. Une femme se
tenait dans l’embrasure de la porte.
Elle portait un tailleur sombre et ses cheveux bruns étaient rassemblés en chignon sur sa
nuque, ce qui lui donnait une apparence si stricte que j’eus du mal à déterminer son âge. La
cinquantaine ? Un peu moins ?
D’où sortait-elle, tout à coup ? Aucune idée, mais qu’elle m’ait surprise dans les bras de
Matteo me gênait. Je cherchai à me dégager et il me libéra à contrecœur. La présence de la
femme ne paraissait ni le surprendre, ni le déranger.
— Qu’y a-t-il, Elisa ? demanda-t-il en italien.
Je venais visiblement de faire la connaissance de son intendante.
— L’agence a appelé, l’informa-t-elle. Le modèle qui devait…
— Je sais, l’interrompit-il.
Puis il me désigna.
— Le problème est résolu.
Il me présenta la femme, qui m’adressa un signe de la tête sans sourire, puis lui demanda
de nous préparer de quoi manger sur le pouce et d’ouvrir aux étudiants qui n’allaient pas
tarder.
— Ensuite, je n’aurai plus besoin de vous. Vous pourrez partir une fois qu’ils seront tous
là.
Elle hocha de nouveau la tête et disparut discrètement, sans faire un bruit. Comme elle
était venue. Alors seulement, je me rendis compte qu’elle ne s’était pas du tout intéressée à
moi. En tout cas, elle ne m’avait pas considérée avec curiosité. Soit c’était sa manière d’être
(après tout, son métier lui imposait la discrétion), soit elle était tellement habituée à voir des
femmes dans les bras de Matteo qu’elle n’y prêtait plus attention. Cette option me plaisait
nettement moins et je m’obligeai à ne plus y penser pour me concentrer sur la suite : le cours
de Matteo allait bientôt commencer.
— Il vaut peut-être mieux… que je me prépare ?
Encore remuée par le baiser qu’on avait failli échanger, je me frottai le bras, mal à l’aise.
Si cette Elisa était arrivée quelques minutes plus tard…
Les pensées de Matteo semblaient suivre le même cours : son sourire était contrarié, mais
ses yeux étincelaient.
— Oui, peut-être, lâcha-t-il. Viens, je vais te montrer où tu peux te changer.
Je le suivis dans un couloir desservant visiblement plusieurs pièces. Matteo ouvrit une des
portes.
Je découvris une chambre. Pas la sienne, je l’aurais parié : elle n’avait rien de masculin, ni
dans son aménagement, ni dans sa décoration. Tout était plutôt neutre, avec des meubles
blancs et des touches de vert tilleul. En revanche, il n’y avait pas d’effets personnels, rien ne
traînait – pas de livre sur le chevet, pas d’habits sur le valet devant l’armoire. Je penchai
donc pour une chambre d’amis.
Tandis que je parcourais la pièce des yeux, Matteo sortit de l’armoire une longue pièce de
soie bleu nuit. En regardant mieux, il s’agissait d’un kimono. Il me le tendit.
— Tu peux utiliser la salle de bains si tu veux te rafraîchir, m’informa-t-il. Il y a tout ce
dont tu as besoin.
— Combien… Combien de temps reste-t-il ?
J’avais la bouche très sèche.
Matteo consulta sa montre.
— Encore vingt minutes, déclara-t-il.
Puis il me fixa longuement.

— Tu es vraiment sûre de vouloir le faire ?


Je retrouvais cet air sceptique sur son visage. Apparemment, la pensée que je pose pour
son cours continuait à ne pas lui plaire tout à fait.
— Tu n’es pas obligée, ajouta-t-il.
La colère montait en moi. Il ne pouvait y avoir qu’une raison à son hésitation : il ne m’en
croyait pas capable. De même qu’Andrew ne me pensait pas capable de faire quelque chose
d’imprévu. Ça me dérangeait. Comme si j’étais ennuyeuse au possible, comme si je n’étais
pas en mesure, moi aussi, de dépasser mes limites.
— Je veux le faire, affirmai-je, avec plus de véhémence que je n’en avais l’intention.
Je regardai Matteo en essayant d’interpréter l’expression de ses yeux. Il y avait dedans
cette lueur qui exerçait sur moi une attraction quasi magique.
— Je veux le faire, répétai-je, plus doucement.
Le rythme de mon cœur s’accéléra.
Matteo hocha la tête et sourit, mais avec une réserve que je ne lui connaissais pas.
— Alors, prépare-toi, trancha-t-il avant de s’en aller sans se retourner.
Le kimono à la main, je me laissai tomber sur le lit. Je xai l’étoffe bleu foncé, luisante,
comme si elle pouvait me dire si ce que je m’apprêtais à faire était juste. Matteo avait peut-
être raison, peut-être que je présumais de mes capacités – à tous points de vue ?
Finalement, je chassai énergiquement ce sentiment d’incertitude et me levai. Je m’étais
engagée, pas question de faire machine arrière.
L’estomac noué, j’ôtai mes ballerines, passai ma robe pardessus ma tête et quittai mon
soutien-gorge bleu pâle bordé de dentelle, puis la culotte coordonnée (j’étais raisonnable
quand j’achetais des vêtements, mais je me laissais toujours tenter par de beaux dessous).
Ensuite, sans jeter un coup d’œil dans le grand miroir accroché près de l’armoire, j’entrai
dans la salle de bains, tout aussi raf née que le reste de cette demeure. Je me douchai
rapidement, les mains tremblantes d’excitation, et utilisai les luxueux produits de toilette
pour femme que je trouvai – Matteo n’avait pas menti, il y avait tout ce dont j’avais besoin.
Puis, rafraîchie, prête à affronter mon reflet dans la glace, je retournai dans la chambre.
J’arrangeai ma chevelure en détaillant mon corps d’un œil critique, si nerveuse que j’avais
la respiration courte et que mon buste se soulevait et s’abaissait rapidement.
Ça devait faire une éternité que je ne m’étais pas postée nue devant un miroir. Je n’avais
jamais prêté trop attention à mon apparence, ça ne comptait pas.
Mais là, ça allait compter. Aussi, tentai-je de me juger le plus objectivement possible.
J’étais mince, mais avec des rondeurs, notamment des hanches qui donnaient du relief à
ma silhouette. Ma peau très claire, presque blanche, formait un contraste intéressant avec
mes longs cheveux noirs, qui retombaient joliment sur mes épaules.
Mes seins aussi étaient O.K. Ni trop gros, ni trop petits. Normaux, quoi. Je les entourai de
mes mains et les soupesai, juste par ré exe. Brusquement, j’imaginai que Matteo se tenait
derrière moi et que c’étaient ses mains qui me caressaient. À cette idée, des images surgirent
dans ma tête, l’excitation me gagna et une agréable chaleur se répandit en moi. Comme plus
tôt, je sentais ses lèvres dans mon cou, son torse contre mon dos, et mes mamelons
durcirent…
On frappa à la porte et je quittai brutalement mon rêve éveillé. J’inspirai profondément
pour me calmer et attrapai le kimono pour l’en ler. Très large, il cachait sans problème ma
nudité, une nudité extrême dont je pris alors la pleine mesure. Je m’enveloppai dedans et
serrai étroitement la ceinture.
— Sophie ?
La voix de Matteo trahissait un soupçon d’inquiétude. Il fallut de nouveau que je prenne
une grande inspiration avant de pouvoir répondre.
— Entre.
Un instant plus tard, il apparaissait dans la pièce avec une assiette.
Il s’était changé, lui aussi, et portait pour la première fois des habits très décontractés : un
jean qui posait parfaitement sur son bassin étroit et un tunisien bleu foncé à manches
courtes, sous lequel se dessinait son torse musclé. Quand on ajoutait à ça ses cheveux clairs
qui lui retombaient sur le front, on comprenait sans peine qu’on ne se lasse pas de le
regarder. Tout en cet homme m’attirait et je poussai un soupir intérieur.
— Les étudiants sont là ? demandai-je en hésitant.
J’avais déjà entendu un agréable gong résonner plusieurs fois à travers la maison.
— Les premiers, oui, me confirma-t-il. Mais tu as encore le temps de manger un morceau.
Il me tendit l’assiette sur laquelle était posé un panini à la tomate et à la roquette qui
paraissait délicieux. J’avais une faim de loup.
Matteo resta un moment devant moi, laissant ses yeux monter et descendre le long de
mon corps, comme s’il n’était toujours pas sûr de ce que j’allais donner comme modèle. Puis
il s’en alla et je mangeai, luttant contre ma nervosité grandissante.
Quelques minutes plus tard seulement, il revint me chercher. Silencieux, il me t traverser
le salon, rejoindre l’escalier et monter jusqu’aux combles.
Il s’arrêta devant la porte de l’atelier. J’entendais des voix, derrière. Les gens qui
attendaient de l’autre côté discutaient et riaient, et mon estomac se contracta.
C’est maintenant que ça devient sérieux, me dis-je.
J’essayai de lire en moi-même : est-ce que je souhaitais vraiment poser nue ? Dif cile à
dire, mais la seule chose qui me perturbait vraiment, c’était la présence de cet homme, à côté
de moi, qui s’était remis à me déshabiller du regard en esquissant un sourire.
— Prête ?
Il avait la main sur la poignée. Je hochai la tête sans savoir au juste si j’étais prête. De
toute façon, il était trop tard pour reculer : il ouvrait déjà la porte.
Cette fois, il me précéda dans le grenier. Je lui en fus reconnaissante parce que je me
sentais trop intimidée pour entrer la première. Le silence s’était fait dans la pièce et les yeux
se braquèrent sur nous. Ma gorge se serra.
Matteo se dirigea côté façade et me t signe de m’installer dans le canapé. Puis il se
tourna vers ses étudiants, tous attentifs.
Je constatai avec étonnement qu’ils étaient onze, pas dix: cinq hommes et six femmes
devant leur chevalet, sur un tabouret. Le cœur battant, je m’assis dans le sofa. Je notais des
détails – la barbe d’un étudiant qui semblait plus âgé que les autres, le short ultra-court d’une
étudiante –, mais au fond, ils représentaient pour moi une masse anonyme, et la perspective
de me retrouver très bientôt nue devant ces inconnus était aussi inquiétante que grisante.
Matteo eut quelques mots pour introduire cette deuxième séance et me présenta.
Lorsqu’il précisa que je remplaçais au pied levé le modèle initialement prévu, ils
m’applaudirent, souriants pour la plupart. Seule une femme, une brune qui avait l’air plus
jeune que tous les autres, me détailla de la tête aux pieds, l’air presque critique. Je trouvais
un peu désagréable la façon dont elle me considérait, et je me réjouis qu’elle se remette à
xer Matteo, qui expliquait ce qu’il attendait d’eux. Ils devaient réaliser un dessin en veillant
non seulement à respecter les justes proportions, mais aussi à restituer le sentiment véhiculé
par la représentation.
— Pensez à ce dont on a parlé la dernière fois, leur rappela-t-il. C’est pour ça que vous
êtes ici : pour en apprendre davantage sur la fascination que l’art exerce sur nous. Vous
devez expérimenter vous-mêmes cette magie. Rien n’est pire qu’un tableau parfait qui gure
tout, mais ne suscite rien en nous. Alors, montrez-moi ce que vous voyez.
Il leva le bras et le tendit dans ma direction, m’invitant à le rejoindre. Je m’exécutai, le
cœur battant. C’était manifestement aussi le signe que les étudiants devaient se préparer :
des murmures s’élevèrent tandis que chacun déplaçait son tabouret, positionnait son bloc et
sortait ses crayons. Il régnait dans la pièce une tension qui me gagna, et ma main tremblait
lorsque je la glissai dans celle de Matteo.
Puis nos regards se croisèrent, et j’oubliai l’espace d’un moment qu’on avait un public.
Seules comptaient la chaleur émanant de sa paume, et cette sensation qui débutait dans mon
bas-ventre et se propageait à une vitesse étonnante dans tous les recoins de mon corps,
tandis qu’il m’accompagnait jusqu’à la table.
Il l’avait un peu déplacée vers le canapé mais les chevalets l’entouraient toujours, devant
et sur les côtés. Elle était maintenant recouverte d’un large coussin rembourré et attaché aux
pieds. C’était là que je devais m’installer, pour que tous puissent bien me voir.
Je me remémorai un jour, pendant mes études, où j’avais jeté un coup d’œil dans un cours
de dessin. Le modèle était assis au milieu des étudiants et certains le peignaient de face,
d’autres de dos. Ce n’était pas ce que Matteo avait en tête : personne n’était installé derrière
moi. Quant aux deux élèves qui se tenaient aux extrémités du demi-cercle, ils n’allaient me
voir que de profil.
Peu m’importaient au fond les étudiants. Désormais, je n’avais plus d’yeux que pour
Matteo, Matteo et ses mains qui dénouaient ma ceinture.
Je retins mon souf e et il ouvrit le kimono, ef eura la peau de mes épaules du bout des
doigts et repoussa l’étoffe luisante qui atterrit doucement à mes pieds.
13
Je frissonnai malgré moi mais restai immobile, tandis que le regard de Matteo se posait un
peu partout sur mon corps nu. Son visage était impassible, mais lorsqu’il releva les yeux, du
désir semblait y briller.
Manifestement, je lui plaisais et j’en fus soulagée. J’osai même un sourire, mais Matteo ne
me le rendit pas. Au lieu de ça, il posa ses mains fermes et chaudes sur mes hanches.
— Installe-toi sur la table.
Il m’aida à grimper dessus. En quelques gestes sûrs, il me positionna à son idée, et
j’essayai de ne pas montrer à quel point j’appréciais le contact de sa peau contre la mienne.
Était-ce vraiment un hasard s’il frôlait mes seins en plaçant mon bras ? Pourquoi sa main
s’attardait-elle autour de ma cheville pendant qu’il déplaçait ma jambe ? Que cela puisse être
intentionnel fit monter mon excitation et je rougis.
En n de compte, je me retrouvai assise, le buste droit, les jambes croisées, le bras gauche
appuyé près du corps, tandis que le droit reposait sur mes genoux.
— Ça va comme ça ? s’enquit-il.
Je hochai la tête. La position était à la fois très sensuelle et assez confortable. J’ignorais
combien de temps j’allais devoir la garder, mais je pensais tenir le coup.
Un des étudiants toussota. Je jetai un œil par-dessus l’épaule de Matteo: la plupart
attendaient de pouvoir se lancer. Leurs regards, auxquels je n’avais pas encore été réellement
exposée parce que Matteo se tenait juste devant moi, étaient tous concentrés. Les élèves
guettaient impatiemment le signal de départ du professore.
Pour autant, Matteo prenait tout son temps. Il recti a une dernière fois le port de ma tête.
Il plaça pour ça ses mains de part et d’autre de mon visage et ses pouces caressèrent mes
joues, une sensation si agréable que j’ouvris presque automatiquement les lèvres.
Ses yeux s’assombrirent d’une certaine hésitation, puis il lâcha quelque chose qui
ressemblait à un juron contenu. Il ôta brusquement ses mains de mon visage, t un pas en
arrière.
— Vous pouvez commencer, indiqua-t-il aux participants, tout en continuant à me xer.
Je suis impatient de voir le résultat.

Un silence presque absolu régnait dans l’atelier. On n’entendait qu’un raclement de gorge
ici ou là, le frottement d’un tabouret qu’on déplaçait, des bruits de froissement – et, bien sûr,
le grattement des fusains et des crayons à papier.
Ce silence et l’air agréablement tiède étaient propices à la méditation, mais je ne
parvenais pas à me détendre tout à fait.
Les étudiants, dont je sentais régulièrement les regards sur moi, n’étaient pas le problème.
D’accord, je trouvais toujours spécial de me retrouver nue devant des inconnus, mais je m’y
étais vite habituée, sans doute parce que leur intérêt était purement créatif. Même la jeune
femme brune qui m’avait xée bizarrement au début était absorbée par son dessin. Quant
aux autres, s’ils me considéraient attentivement chaque fois qu’ils levaient les yeux vers moi,
ils ne donnaient pas l’impression de me mater, si bien que je ne trouvais pas désagréable
d’être autant exposée. Au contraire, je savourais le sentiment de ne rien pouvoir cacher… en
dissimulant tout de moi.
En tant que Sophie Conroy, je ne me montrerais jamais ainsi – mais à Rome, je n’étais que
Sophie, un objet d’étude qui avait pris la place d’un autre objet d’étude. Il ne s’agissait pas de
ma personne, je n’étais pas jugée pour ça, ce qui avait quelque chose de libérateur.
Simplement, je n’étais pas anonyme pour tout le monde. Matteo me connaissait, donc ses
coups d’œil n’avaient pas du tout la même nature. Ils touchaient ce que j’avais de plus
intime, me rendaient sans défense et m’empêchaient de me décontracter.
Soit il se tenait au fond, près d’une fenêtre, soit il évoluait entre les élèves pour examiner
leurs créations. Dans tous les cas, il était incroyablement sexy. Je le dévorais du regard : ses
jambes puissantes et ses hanches étroites, moulées dans son jean, ses avant-bras bronzés et
musclés, croisés devant son large torse, son visage aux yeux dorés, ses cheveux clairs en
désordre… Cet homme était trop beau pour être vrai. Je m’étais déjà fait la ré exion en
atterrissant dans ses bras, à la villa de Giacomo, et mon avis n’avait pas changé. Sauf que je
savais désormais qu’il embrassait divinement bien et que ses caresses étaient capables de me
transformer en une petite chose tremblante de désir.
J’avais envie qu’il recommence – et j’en avais peur en même temps. À cette perspective,
ma raison se manifesta de nouveau.
À trop jouer avec le feu, on peut se brûler les doigts.
Pourrais-je réellement retrouver mon ancienne vie si je me livrais encore plus à cet
homme ?
À cet instant précis, Matteo planta ses yeux dans les miens, comme s’il avait entendu mes
pensées. J’en oubliai de respirer quelques secondes. Tout mon corps me picotait chaque fois
qu’il le faisait, mais ça ne durait jamais longtemps parce qu’il détournait rapidement le regard
pour accorder toute son attention aux étudiants et à leur travail.
Matteo disparut de mon champ de vision – je n’avais pas le droit de tourner la tête –,
mais je l’entendis s’entretenir avec l’élève à ma droite. Puis le silence revint. Je commençais à
me demander combien de temps j’allais encore devoir rester assise sur cette table…
Avec un soupir, je soulevai mon bras gauche et le posai sur mes genoux, à côté du droit.
Je bougeai aussi les jambes. Il ne fallait pas, mais j’étais si tendue que je ne pouvais pas faire
autrement. J’avais déjà remué légèrement avant ça, en me penchant plus en avant ou en
déplaçant un peu mes jambes. J’y étais obligée, pour que mes membres ne s’ankylosent pas
complètement dans cette position peu courante. Personne n’avait rien dit jusqu’alors et ce fut
le cas cette fois encore, même si j’avais bougé davantage. De toute façon, certains avaient
ni et ne considéraient plus que leur œuvre. Quant à ceux qui dessinaient encore, ils ne
protestèrent pas.
— Tu tiens le coup ?
Matteo venait de poser la question à voix basse, tout près de mon oreille. Je sursautai et
tournai la tête dans sa direction, si bien que mon visage ne se retrouva plus qu’à quelques
centimètres du sien. Il plissait le front, l’air soucieux.
La bouche sèche, j’humectai mes lèvres.
— Il reste… combien de temps ?
— Un quart d’heure. Tu crois que ça va aller ?
J’opinai du chef, mais un frisson me parcourut. Matteo fronça les sourcils et posa la main
sur mon dos, le frotta très doucement.
— Tu as froid ?
Cette fois, j’af chai un sourire un peu contraint : on était au beau milieu du cours et je
pouvais dif cilement lui avouer que j’avais plutôt chaud quand il me touchait. Mais il baissa
ses yeux d’ambre sur mes seins et vit très bien ce que son contact me faisait : mes mamelons
étaient durcis et dressés, c’en était presque douloureux.
Pas très professionnel pour un modèle, pensai-je avec un gémissement intérieur.
Nos regards se croisèrent et j’eus l’impression de tomber sans n dans le sien, de me
consumer dans la chaleur qui s’y re était. Cette sensation effaça immédiatement toute
pensée claire de mon cerveau. Mais, avant que je ne comprenne ce qui se passait entre nous,
le moment était passé. Matteo se détourna et rejoignit, en quelques pas, le canapé. Il y prit le
kimono, revint et me le tendit.
— Mets ça.
D’abord perplexe – ne venait-il pas de dire qu’il restait un quart d’heure ? –, j’obéis et
abandonnai la pose.
Quand je descendis de la table, les étudiants, tout aussi étonnés, se mirent à protester.
— Je n’ai pas fini ! s’exclama une blonde, l’air plutôt paniqué.
Les autres se mirent à murmurer des commentaires surpris. Matteo les ignora. Il m’aida à
en ler la tunique et me retint par le bras lorsque mes jambes ankylosées anchèrent. Au
bout d’un court moment, le sang se remit à circuler et je retrouvai des sensations : d’intenses
picotements. Je grimaçai, soulagée qu’il me soutienne toujours.
— Est-ce qu’elle ne pourrait pas…, commença l’élève qui n’avait pas achevé son dessin.
Matteo l’interrompit.
— Non, elle ne peut pas. Sophie n’a pas l’habitude, elle s’est proposée pour nous rendre
service. Ça suffit pour aujourd’hui.
Puis, afin d’écarter tout malentendu, il précisa :
— Le cours est terminé. Vous pouvez ranger vos affaires. On se verra la semaine
prochaine.
Des chuchotements s’élevèrent de nouveau tandis que Matteo m’accompagnait jusqu’au
sofa dans lequel je m’assis, enveloppée de mon kimono. Il se tourna vers ses étudiants et
leva les mains.
— Nous discuterons de vos travaux la prochaine fois. Je vais étudier vos œuvres à tête
reposée et vous aurez mon retour dans une semaine.
— Mais…
Le visage de la blonde trahissait, non pas de l’irritation, mais une véritable détresse.
Manifestement, elle avait peur que sa création ne donne pas satisfaction en l’état.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas…
— J’ai déjà pu me rendre compte que votre dessin comptait parmi les plus réussis,
Raffaella, la coupa Matteo.
Ce compliment-surprise la fit rougir, et se taire.
— Les autres non plus n’ont pas à s’inquiéter, ajouta-t-il. Je ne vous ai pas choisis par
hasard pour ce cours : chacun de vous a beaucoup de talent.
Tous les élèves, rayonnants, se mirent à faire leurs sacs sans plus protester. Seule la jeune
femme brune, qui m’avait regardé bizarrement au début, revint à la charge.
— Et mon approche ? demanda-t-elle.
Il me sembla déceler dans sa voix un ton de dé . Son regard était à l’unisson : elle toisait
Matteo avec une certaine impertinence, loin du respect que ses camarades témoignaient au
professore.
Matteo se contenta d’afficher un large sourire.
— Pas commune. On aura l’occasion d’en parler, Adriana.
Cette dernière phrase résonnait comme un avertissement, mais il l’avait prononcée avec
indulgence et je n’arrivais pas à me défaire de l’impression que ces deux-là étaient plus
proches que les autres.
Je me rappelai alors que Matteo était resté longtemps planté devant son chevalet, l’air
déconcerté. Là, il secouait la tête, miamusé, mi-irrité. Un spectacle qui réjouit visiblement
Adriana : elle eut un sourire très satisfait et se mit à remballer ses affaires à son tour. Elle ne
paraissait pas avoir peur de s’attirer la colère du professore.
— Je peux emporter mon dessin pour travailler encore un peu dessus ? s’enquit la blonde
Raffaella.
Elle regardait Matteo d’un air implorant – ce devait être une vraie perfectionniste qui ne
supportait pas l’idée de rendre un travail inachevé.
Mais Matteo refusa d’un signe de la tête.
— Améliorer sa création à la maison ne va pas dans le sens de ce que nous faisons ici.
N’oubliez pas que nous voulons apprendre quelque chose ensemble, pas faire assaut de
concurrence, souligna-t-il en lui prenant la feuille des mains et en la reposant sur le chevalet.
J’étais sérieux tout à l’heure, Raffaella. Si je vous assure que votre dessin fait partie des
meilleurs, vous pouvez me croire.
Elle eut un hochement de tête gêné et ramassa ses crayons, les joues rouges.
Matteo se tourna vers moi.
— Je reviens tout de suite. Reste ici.
Une instruction qui ne tolérait pas la contradiction, mais de toute façon, je n’avais pas
l’intention de protester. Nerveuse, je regardai les étudiants quitter la pièce l’un après l’autre.
La brune, bonne dernière, discuta un moment à voix basse avec Matteo, qui rit à propos
d’une de ses remarques et lui frotta le dos d’une main – un geste qui accrut encore mes
soupçons.
Ensuite, la porte se referma derrière eux deux et je me retrouvai seule dans l’atelier, à
écouter le bruit des voix et des pas décliner dans l’escalier. Lorsque le silence se t, je
m’approchai d’une fenêtre et regardai dehors.
Les pensées se bousculaient dans mon crâne. Matteo ne se comportait pas ainsi avec les
autres étudiantes. Il ne les touchait pas, pas aussi naturellement, aussi familièrement qu’il
touchait cette Adriana en tout cas. La connaissait-il mieux ?
À l’idée qu’il y ait eu – qu’il y ait ? – quelque chose entre eux, une douleur aiguë me
traversa la poitrine et ma gorge se noua. Était-ce possible ? Il se montrait amical avec ses
élèves, mais donnait l’impression de vouloir garder ses étudiantes à distance. Il devait avoir
conscience des sentiments que certaines nourrissaient pour lui, et il me semblait qu’il veillait
à ne pas éveiller de faux espoirs. Lui arrivait-il de faire des exceptions ?
Je savais vraiment peu de chose à son propos… sinon qu’il était peut-être disposé à
entamer une aventure, mais pas une véritable relation. Je m’en rendais bien compte. Je m’en
rendais compte depuis le début mais là, vêtue d’un simple kimono en soie, à l’attendre dans
son atelier, sur le point de devenir une de ces aventures, je n’arrivais plus à faire preuve de
décontraction. Un frisson me parcourut de nouveau. Pouvais-je vraiment tenir mes
sentiments à l’écart ? Ou étais-je sur le point de courir audevant de grosses difficultés ?
Je n’eus pas le temps d’y songer davantage, parce que Matteo revenait. Il referma la porte
derrière lui et s’y adossa, me regarda. Puis il s’écarta et se dirigea vers moi avec une
expression très, très déterminée.
14
Je me mis à trembler sous ce regard et croisai les bras devant ma poitrine, comme pour
me protéger de la violence de l’attraction que je ressentais pour lui.
Mon corps me trahirait s’il me touchait, j’en étais sûre. J’allai donc me planter devant un
chevalet pour l’éviter.
— Tu trouves vraiment que c’est un des meilleurs dessins ? demandai-je d’une voix
songeuse, comme si l’œuvre était la seule chose qui importait.
Les sourcils froncés, je xais la création de Raffaella. En réalité, je ne la voyais pas : je
n’avais d’attention que pour Matteo qui avait ralenti le pas. Sans doute dérouté par mon
comportement, il s’approcha et regarda par-dessus mon épaule.
— Je trouve qu’à la différence des autres, Raffaella a particulièrement bien représenté la
ligne qui relie ton cou à tes épaules, expliqua-t-il d’une voix rauque.
Il posa ses mains justement sur mes épaules et ses doigts se mirent à monter et descendre
le long de mon cou. Ces caresses, bien que délicates, submergèrent mes sens et obscurcirent
mon esprit, m’empêchant de réfléchir.
— Elle arrive mieux à rendre les proportions que la plupart. Elle a très joliment souligné
la courbe de tes hanches, par exemple.
Ses mains ef eurèrent encore mes épaules, puis mes bras, et descendirent le long de mes
ancs avant de se poser à l’endroit dont il venait de parler. Mais avant qu’il puisse me serrer
contre lui ou m’obliger à me retourner, je me dégageai et me dirigeai vers le chevalet suivant.
— Et… celui-ci ? m’enquis-je pour gagner du temps.
Je désignais le dessin, le cœur battant la chamade. Plutôt esquissé à grands traits,
contrairement à celui de Raffaella, il me représentait sous un autre angle, de face.
Matteo me suivit et je sentis de nouveau son souf e sur ma nuque. Lorsqu’il me répondit,
j’entendis qu’il souriait.
— Une réalisation de Nico. Il a fait de son mieux, mais ses points forts sont ailleurs. Il
n’empêche, il y a une chose qu’il a superbement rendue : tes seins parfaits.
Le souf e coupé, je le laissai passer ses mains sous mes bras et m’attirer contre lui, même
si ma raison protestait toujours.
— Matteo, je…
— Ronds et fermes, de la couleur de l’albâtre, avec des tétons qui aspirent à ce que je les
caresse.
Il frotta mes pointes dressées à travers l’étoffe fraîche et lisse du kimono, et je haletai, à la
fois choquée et excitée par ses mots crus, en sentant une délicieuse décharge traverser mon
bas-ventre. Cette fois, je ne résistai pas lorsqu’il me t me tourner vers lui et glissa une main
sous mon menton, qu’il releva pour me forcer à lever la tête vers lui.
— Je ne demande que ça, Sophie, déclara-t-il à voix basse, et sa bouche ef eura la
mienne. Ça, et plus encore…
Il m’embrassa, sa langue vint écarter mes lèvres et je m’en ammai aussitôt, me
cramponnai à lui et lui rendis fébrilement son baiser.
Lorsque sa main écarta les pans de ma tunique et disparut dessous pour se refermer
autour d’un de mes seins, je poussai un gémissement.
Oh mon Dieu, je le veux, je le veux vraiment…
Pour autant, j’avais toujours peur. Ce sentiment était plus puissant que ce que j’avais
jamais éprouvé pour un homme ! Pouvais-je m’abandonner à lui si je devais l’oublier
rapidement ? Si ça devait n’être qu’une aventure ?
Vite, avant de perdre totalement le contrôle, je le repoussai un peu, refermai le kimono et
gardai la main posée sur l’étroite ceinture, mon unique protection contre ce désir aussi
étourdissant qu’interdit.
Il n’est pas pour toi, résonna une petite voix en moi. Ne t’engage pas là-dedans.
Mais on se regardait, les yeux dans les yeux, la respiration lourde.
— Ce n’est… pas possible, déclarai-je, enrouée. Je ne veux pas. Si je fais ça, alors…
alors…
Alors, je ne pourrais peut-être plus faire marche arrière. Alors, cette part de moi qu’il
avait éveillée en m’embrassant, cette part inconnue, ne me quitterait plus. C’était trop
dangereux. Mais comment le lui expliquer ?
Je haussai les épaules, frustrée de ne pouvoir trouver les mots. Je voulus me détourner,
mais il me retint fermement.
— Alors quoi ? demanda-t-il en m’attirant de nouveau contre lui.
De ses deux mains, il me caressa le dos.
— Qu’est-ce qui s’y oppose ? insista-t-il.
Parcourue d’innombrables petits frissons, je cherchai une raison de ne pas me laisser aller.
En vain.
— Je voulais juste t’aider, lâchai-je finalement d’une voix faible.
Il eut un de ces sourires irrésistibles.
— Pourtant, tu ne m’as pas aidé, Sophie.
Il embrassa les commissures de ma bouche.
— Tu m’as torturé plutôt. Tu imagines le tourment que ça représente de donner cours
quand on a devant soi la femme qu’on désire, nue, superbe, qu’elle vous xe de ses grands
yeux et qu’on n’a pas le droit de la toucher ? Pas le droit de l’embrasser, alors qu’on en a eu
envie toute une chue journée ? Je ne pouvais pas trop te regarder, sinon je serais devenu
fou… ou j’aurais fait quelque chose de stupide.
Au moins aussi séduite par ses mots que par sa façon de me toucher, je sentais ma
résistance fondre comme neige au soleil.
C’est bien ce qu’il est, me dis-je en me perdant dans ses yeux dorés. Un séducteur…
— Tu veux quelque chose de moi, non ? répliquai-je en m’agrippant à un dernier fétu de
volonté. Tu veux m’empêcher de faire mon travail auprès de Giacomo. C’est pour ça… que
tu agis ainsi.
Matteo parut trouver l’idée amusante et se mit à rire.
— Ça serait aussi simple ?
Il redevint aussitôt sérieux.
— Tu le penses vraiment, Sophie ?
— Non. Oui. Je… je ne sais pas.
Je lui adressai un regard désespéré, tout en cherchant une explication à l’attraction
totalement illogique qui nous liait.
— On ne devrait pas faire ça, conclus-je.
Il me caressait toujours.
Incapable de détacher mes yeux de lui, j’avais le souf e court. Mon corps me trahissait,
démentant mes paroles : je tremblais de désir.
Matteo se contrôlait mieux que moi, mais je voyais quand même son torse se soulever et
s’abaisser à un rythme rapide. Ses prunelles, de l’or en fusion, me dévoraient.
— J’aime bien faire des choses que je ne devrais pas faire, déclara-t-il d’une voix rauque.
Puis il posa sa main contre ma joue et, de son pouce, ef eura mes lèvres. Pourquoi lutter
à ce point ? songeai-je.
Il se pencha en avant et m’embrassa. Sa langue douce autant qu’impérieuse caressa mes
lèvres. Je les ouvris volontiers, le goûtai dans ma bouche. Mais ça ne dura qu’un instant.
Brusquement, il s’interrompit et sa main retomba. Une attitude qui m’arracha un halètement
de protestation.
— Je n’ai pas l’intention de te forcer, Sophie. Si tu ne veux vraiment pas, alors…
Il n’alla pas plus loin : je venais de passer les bras autour de son cou et de me coller à lui.
— Je veux, lâchai-je dans un gémissement. S’il te plaît…
Il eut un sourire triomphant, et quand ses bras se refermèrent autour de moi, me serrant
fermement, le soulagement me submergea. Pourquoi avais-je autant hésité ? Ça ne servait à
rien de lutter contre cette puissante attirance. Au fond, je le savais déjà lorsque le portail de
la villa s’était refermé derrière nous…
Je voulais cet homme, corps et âme, et peu importait ce qui m’attendait le lendemain. Ou
ce qui s’était produit la veille. Je le voulais, là, maintenant. Je pressai mon corps contre le
sien et lui rendis son baiser avec ardeur, parce que le désir que j’avais cherché à contenir
dévastait tout sur son passage.
Matteo s’écarta sans interrompre notre baiser, dénoua ma ceinture et t glisser le kimono
de mes épaules, puis me plaqua contre lui. Ses mains se mirent à explorer mon corps nu,
impatientes et pressantes.
Ça ne me suf sait pas, alors je remontai son tee-shirt pour sentir sa peau contre la
mienne. Il m’aida à l’enlever et le jeta par terre. Mes doigts parcoururent son large torse.
Admirative, je caressai ses muscles durcis, parfaitement modelés, exactement comme je me
l’étais imaginé.
Il est presque parfait, pensai-je en considérant la cicatrice blanche, d’apparence
irrégulière, qui courait de la base de son cou jusqu’en bas de ses côtes, et traversait la moitié
gauche de son torse.
Elle passait juste au-dessus de son cœur. Instinctivement, je posai mes lèvres à l’endroit
où elle était le plus large.
— Sophie, gémit-il.
Il glissa une main dans mes cheveux et m’obligea à renverser la tête en arrière.
En taquinant ma bouche avec ses lèvres et la pointe de sa langue, il me donna le vertige
puis approfondit son baiser.
Je n’avais jamais vécu ça avec les hommes que j’avais connus avant lui. La plupart du
temps, c’était agréable, mais certainement pas comparable à ce que Matteo me faisait
éprouver. J’avais la sensation de perdre pied, de tomber sans fin.
Il finit par abandonner mes lèvres et je restai dans ses bras, vacillante.
Je lisais dans ses yeux du désir à l’état pur, irrépressible. Les doigts tremblants
d’excitation, j’essayai d’ouvrir sa ceinture pour supprimer cette dernière barrière. Mais je n’y
arrivais pas, mes gestes étaient trop maladroits, et en n de compte, il me retint et me serra
contre lui.
— S’il te plaît, protestai-je dans un souffle, avide d’aller plus loin.
Mon tremblement était devenu incontrôlable.
— Pcht, tout doux, chuchota-t-il. On a tout notre temps.
Il me souleva et me porta jusqu’au large canapé en cuir, s’installa dessus avec moi sur ses
genoux.
Il se mit à me caresser et m’embrasser doucement, tandis que je m’apaisais peu à peu.
Lorsque je me calmai enfin, ses caresses se firent de nouveau plus décidées, plus précises.
— Tu n’as aucune idée de ta beauté incroyable, n’est-ce pas, Sophie ? murmura-t-il à mon
oreille. Tu es la muse idéale pour n’importe quel artiste. Rien en toi n’est disproportionné, et
tes couleurs sont celles de la séduction : ta chevelure noire et brillante dans laquelle on a
envie d’enfouir les doigts, tes yeux bleu gris qui peuvent vous xer froidement ou déborder
d’émotion, comme l’écume en pleine tempête. Et puis, ces lèvres pleines, qui embrassent
avec passion.
Son index suivit les contours de ma bouche, puis la ligne de mon cou.
— De quoi vous rendre dingue, quand vous n’arrivez pas à vous sortir ça du crâne.
Il se remit à m’embrasser, longuement, tandis que son index s’aventurait jusque dans la
vallée entre mes seins. Sans crier gare, il prit un de mes mamelons durcis entre ses doigts et
le tordit légèrement. Mon bas-ventre se contracta délicieusement et je poussai un halètement
bref.
— Ça te plaît ? demanda-t-il avec un sourire nonchalant.
Il recommença à stimuler la pointe dressée tout en me xant. Un frisson de volupté
traversa tout mon corps, puis un autre. Je fermai les yeux pour goûter cette sensation et les
rouvris aussitôt, sentant que son bras, dans mon dos, me laissait basculer en arrière. Une
seconde plus tard, ses lèvres chaudes se refermaient autour de mon mamelon et sa langue se
mettait à en faire le tour, à l’aspirer, à le sucer.
Je n’étais plus vraiment moi ; je gémissais, je haletais, les mains crispées autour de sa tête
pour l’empêcher de s’arrêter. Pourtant, il s’interrompit.
— Matteo…
Je me tordais sur ses genoux, mais il se contenta de sourire.
— Tellement réceptive, commenta-t-il avec satisfaction.
Il se mit à caresser ma poitrine avec une lenteur obsédante, sans plus toucher mes
mamelons – alors que je mourais d’envie qu’il recommence –, puis il descendit sur mon
ventre, et entre mes jambes. Je suivais sa main des yeux, bouleversée par les effets que ses
gestes provoquaient en moi et fascinée par le spectacle excitant de sa main d’homme mate
sur ma peau blanche.
Ensuite, je ne fus plus capable de ré échir du tout, parce que son majeur écarta mes
lèvres et glissa le long de ma fente humide. Il pénétra profondément en moi puis introduisit
aussi son index.
— Tellement réceptive, et prête à m’accueillir…, reprit-il.
Je poussai un long soupir. Fiévreuse de désir, je passai les bras autour de son cou. Je
voulais remuer le bassin, goûter ces sensations qui m’enivraient, mais il m’en empêcha en se
retirant et je gémis de déception.
Il m’opposa un large sourire.
— Pas si vite. J’ai eu presque une heure pour imaginer tout ce que j’allais faire avec toi,
Sophie, alors je veux savourer l’instant. Sans compter que tu mérites d’être punie pour avoir
failli ruiner ma réputation.
— Je… ne comprends… pas, fis-je d’une voix hachée.
Il venait de réintroduire son majeur en moi et frottait tout doucement ma perle en ée, si
sensible. Je plongeai dans ses yeux aux reflets de miel.
— Je n’avais jamais interrompu une de mes séances avant l’heure. Mais, encore un peu, et
je t’aurais prise sur cette foutue table devant tout le monde.
Il eut un soupir frustré.
— Il s’en est fallu de peu, ajouta-t-il.
Je souris. Je n’avais pas mauvaise conscience : le ton de sa voix me donnait l’impression
que j’étais particulière pour lui. Mais un dernier reste de raison, une part minuscule que mon
désir n’avait pas encore réduite au silence, me mit immédiatement en garde.
Ce n’est que du sexe. Et c’est une exception. Pour toi, pas pour lui. Il agit toujours comme
ça. Donc, il n’y aura que cette soirée, que cette nuit – ensuite, tu repartiras et ce sera ni.
Une brève aventure, rien de plus, juste…
Il se leva en me tenant toujours dans ses bras. Puis il se retourna et m’allongea sur le
canapé. Le contact du cuir frais contre ma peau était agréable et j’étendis les bras au-dessus
de ma tête avec un sentiment de bien-être, repoussant loin, très loin, toute pensée
concernant l’avenir. Seul comptait le moment présent. Qu’avait-il en tête ? Aucune idée, mais
tout me convenait – tant qu’il ne s’arrêtait pas.
Pourtant, lorsqu’il s’agenouilla au bout du sofa et écarta mes jambes, je secouai la tête.
— Non ! lâchai-je en me redressant, appuyée sur mes coudes.
Mais impossible de m’esquiver : Matteo maintenait fermement mes jambes ouvertes.
Il se mit à embrasser l’intérieur de mes genoux, puis remonta le long de mes cuisses avec
une lenteur très sensuelle. C’était une vision incroyablement érotique de le regarder
progresser peu à peu, se diriger vers ma perle qui palpitait de désir, et je me mordis la lèvre
inférieure. J’avais de plus en plus chaud et lorsque son pouce vint nalement séparer mes
lèvres, tout mon corps se tendit.
— Non…
J’avais brusquement peur, mais il sourit, sans cesser de me fixer de ses yeux dorés.
— Si, Sophie. Laisse-toi aller. Savoure, déclara-t-il avant de se pencher en avant.
Une seconde plus tard, le bout de sa langue touchait le centre de mon plaisir.
Oh mon Dieu !
Je poussai un gémissement rauque et me laissai retomber en arrière. Le corps en feu, je
me cambrai et enfonçai les ongles dans le cuir du canapé. Je ne pouvais rien faire de plus :
sans me laisser une chance d’échapper à ses tendres tortures, Matteo se mit à stimuler ma
petite perle, doucement d’abord puis de façon plus appuyée, plus régulière. Mon bas-ventre
se contractait au même rythme et des vagues déferlaient sur moi, précédant l’orgasme. Il
s’annonçait bien plus violent que ce que j’avais connu jusqu’alors, tout à fait différent des
sensations tièdes que mes partenaires précédents avaient suscitées en moi – on aurait dit un
chef-d’œuvre, comparé aux ébauches maladroites d’un enfant à la maternelle. Tremblante de
la tête aux pieds, j’étais sur le point d’éclater en un millier de particules. Je le voulais, je
guettais cet instant, mais Matteo s’interrompit soudain. Il attendit que je me sois apaisée, puis
recommença à m’exciter, faisant surgir d’autres vagues de plaisir, plus hautes et plus
impétueuses encore.
Mon corps avait pris les commandes de mon esprit. J’avais abandonné toute gêne, toute
retenue, mon cerveau n’était plus capable de penser qu’à une chose : la jouissance ultime. Le
plaisir montait, encore et encore, Matteo se montrait sans pitié, continuait à me lécher, à
faire aller et venir ses doigts en moi, m’entraînant vers l’orgasme… sans me laisser l’atteindre.
— Matteo, le suppliai-je nalement dans un sanglot, après des heures ou des minutes, en
rejetant la tête à gauche et à droite.
Mon corps était tendu comme la corde d’un arc, parcouru de frissons.
— Laisse-moi jouir, l’implorai-je. S’il te plaît !
Mais il se redressa. L’espace d’une seconde terri ante, je crus que tout n’avait été qu’un
jeu horrible. Qu’il allait me laisser seule avec mon désir inassouvi. Puis nos regards se
croisèrent, et je lus dans le sien qu’il n’était pas aussi maître de lui-même que ses caresses me
l’avaient laissé supposer : il était aussi excité que moi.
— Je veux être en toi quand tu jouiras, expliqua-t-il d’une voix caverneuse.
Il détacha sa ceinture, les mains tremblantes, ôta ses chaussures, descendit son pantalon
et son boxer. Puis il me tendit la main, m’aida à me relever, et je me retrouvai debout devant
lui.
Le cœur battant, je parcourus des yeux son corps superbe. On aurait cru une de ces
statues en marbre. Sauf que la partie qui pointait vers le bas ou était chastement couverte de
feuilles chez la plupart des hommes en pierre romains se dressait èrement. Sa peau brillait
d’un éclat doré dans la lumière du soleil couchant, tout comme ses cheveux et ses prunelles,
et je caressai avidement son ventre ferme dont les muscles frémirent sous ma main.
— Prends-moi, demanda-t-il.
Il poussa un halètement lorsque mes doigts se refermèrent autour de son sexe gon é,
d’une taille impressionnante. La douceur de sa peau chaude, semblable à du velours,
contrastait avec la dureté de son membre. Ça me plaisait de le toucher, je n’éprouvais
aucune appréhension, même si je ne savais pas exactement ce que je faisais. C’était nouveau
pour moi mais je ne devais pas être trop mauvaise, parce que Matteo gémit.
Soudain, la Sophie déraisonnable et courageuse, la Sophie qui voulait tout savourer
pleinement prit le dessus. Il n’y aurait peut-être pas d’autre fois. Cette Sophie m’était toujours
inconnue, mais elle faisait manifestement partie de moi, si bien que je m’accroupis et levai les
yeux vers lui, sans le lâcher.
Son regard s’assombrit mais il ne me retint pas lorsque j’ouvris les lèvres, les s glisser
autour de son sexe et le pris dans ma bouche. Timidement, j’enroulai ma langue autour et
souris quand il eut une inspiration saccadée.
Je n’avais jamais fait de fellation – la seule pensée de m’y livrer m’aurait sans doute
effrayée, la veille. Mais là, je voulais prendre ma revanche pour la douce torture de sa
langue, sa langue qui avait bien failli me rendre folle. Alors, je l’accueillis plus profondément
dans ma bouche et me mis à le sucer.
— Sophie…
Il enfouit les mains dans mes cheveux et vint à ma rencontre en donnant des petits coups
de bassin. J’appréciais d’accroître son plaisir. Ça ne me faisait rien qu’il se serve de moi pour
se satisfaire, au contraire. Les yeux braqués sur lui, je contemplais son corps raidi, livré à mes
caresses. J’éprouvais un sentiment grisant de puissance à l’idée de pouvoir faire ancher de
plaisir cet homme si séduisant. Aussi excitée que lui, je mouillais davantage, tandis que ses
mouvements devenaient de plus en plus brusques et incontrôlés.
Il grossissait dans ma bouche, sa respiration se faisait très irrégulière. Je voulais continuer,
goûter plus que ces quelques gouttes salées qui avaient glissé sur ma langue, mais Matteo
lâcha brusquement ma tête. Il me repoussa, me t me relever et étouffa mes protestations
avec un baiser fougueux.
— Sophie… gémit-il tout contre ma bouche, voilà longtemps que je n’ai pas désiré une
femme autant que toi.
Il me souleva avec aisance et j’enroulai instinctivement mes jambes autour de sa taille.
Apparemment, il ne lui en coûtait pas beaucoup de me porter.
— Alors, prends-moi, chuchotai-je, surprise de ma propre audace. Je veux te sentir en
moi.
Son regard se mit à étinceler, mais une ombre passa sur son visage. On aurait dit qu’il
hésitait.
— Il faut d’abord qu’on…
— Je t’en prie, soufflai-je.
Je vis le désir chasser ses doutes et sentis que ses bras relâchaient leur prise. Lentement, il
me laissa glisser, jusqu’à ce que son gland sépare mes lèvres. Je poussai un halètement
lorsque son large membre me pénétra, vint élargir mon passage.
Pendant un moment, on se contenta de se regarder dans les yeux, sans bouger, savourant
la sensation d’être unis. Puis Matteo t plusieurs pas, se pencha en avant et m’allongea sur la
table, celle sur laquelle j’avais tenu la pose pendant toute la durée du cours.
Il se retira presque entièrement avant de se mettre à aller et venir en moi, lentement,
dents serrées. Visiblement, ça lui demandait beaucoup d’efforts de se dominer – ce que je ne
voulais pas. Alors, je refermai mes cuisses autour de ses hanches et commençai à venir à sa
rencontre, à lui montrer que j’en voulais plus. Mais il secoua la tête.
— Il ne faut pas, Sophie, déclara-t-il avec une expression tourmentée.
Il se contredit aussitôt en me pénétrant de nouveau profondément.
— Je dois d’abord aller chercher un préservatif en bas.
Le pli sur son front me révéla qu’il s’en voulait de ne pas avoir pensé à en monter un.
Je lui souris, soulagée que ce ne soit que ça.
— Non, pas la peine, lui expliquai-je. Il ne peut rien arriver. Est-ce que… autre chose s’y
oppose ?
Je le regardai, l’air interrogateur. Il assimilait l’information que je prenais la pilule et ne
pouvais pas tomber enceinte. C’était pour des raisons médicales (sans, j’avais un cycle
complètement irrégulier) et jamais je n’avais été aussi heureuse de la prendre. Je retins mon
souffle en voyant ses prunelles s’embraser de nouveau.
— Non, rien ne s’y oppose. Sophie… Je meurs d’envie de venir en toi.
Je passai les bras autour de son cou et l’embrassai avec fougue, me laissant emporter par
une passion que je ne voulais plus réfréner.
Il se mit à donner de puissants coups de reins. Comme grisée, je renversai la tête en
arrière et m’en remis entièrement à la violence avec laquelle il me propulsait vers l’orgasme,
un orgasme que j’avais attendu bien trop longtemps. Mon sexe se contracta une dernière fois
autour de son membre chaud, alors qu’il s’enfonçait au fond de moi, et je criai au moment où
j’explosais, les vagues de la jouissance envahissant le moindre recoin de mon corps,
emportant tout sur leur passage.
Un instant plus tard, Matteo se gea et gémit mon nom, avant de venir lui aussi. Je le
sentis se répandre et chaque mouvement convulsif de son sexe t écho en moi, déclenchant
de nouveaux frissons de plaisir, si intenses que je me mis à trembler et que des larmes
coulèrent sur mes joues.
Il nous fallut longtemps pour retrouver nos esprits. Finalement, Matteo releva la tête, le
regard voilé, et l’expression de son visage m’apprit que la violence de notre étreinte l’avait
autant secoué que moi.
— Sophie…, murmura-t-il en se déplaçant légèrement pour ne plus peser de tout son
poids sur moi.
Épuisée, je lui adressai un faible sourire. Il se retira et je le laissai faire avec une pointe de
regret. Ensuite, il m’aida à me redresser et m’attira contre lui, en s’appuyant d’une main à la
table – ses jambes devaient être aussi chancelantes que les miennes.
— Ça n’était pas censé se passer comme ça, avoua-t-il d’une voix enrouée.
Il embrassa mes cheveux. Sa respiration était toujours lourde et j’entendais son cœur
battre vite, je sentais sa peau chaude contre la mienne.
Je n’avais aucune envie de ré échir, mais la réalité repoussait inexorablement le
sentiment de bien-être qui m’emplissait quelques instants plus tôt encore.
Non, ça n’était pas censé se passer comme ça. C’était… vraiment trop bon. Trop intense.
Enivrant. Presque plus que je ne pouvais le supporter. Que j’aie envie de le refaire, là,
maintenant, n’était sûrement pas bon signe.
— J’ai perdu le contrôle, reprit Matteo.
Ça ne devait pas lui arriver souvent, parce que sa voix avait pris un ton surpris. Il
m’écarta un peu, me considéra et, alors seulement, remarqua les traces de larmes sur mes
joues.
— Est-ce que… je t’ai fait mal ? demanda-t-il en passant doucement le pouce dessus.
Je secouai simplement la tête, muette. Je n’étais pas encore prête à exprimer avec des
mots ce que j’éprouvais. Aussi, je me contentai de m’agripper à son cou tandis qu’il me
soulevait avec détermination, quittait l’atelier et descendait l’escalier avec moi.
Physiquement, j’allais bien. Pourtant, j’avais l’impression qu’il m’avait fait quelque chose,
quelque chose qui me changerait pour toujours, sans compter qu’il y avait cette douleur dans
ma poitrine et que je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Tout en me retenant à lui, je
glissai mon visage contre son cou, yeux fermés, et respirai son odeur.
— Où m’emmènes-tu ?
Au fond, ça m’était égal, je voulais juste qu’il ne me lâche pas, savourer encore un peu
l’instant, avant que la bulle de savon chatoyante dans laquelle je flottais n’éclate.
Il ne répondit pas, mais je sentis soudain que je basculais en arrière et m’enfonçais dans
un matelas confortable. J’ouvris les yeux et regardai autour de moi.
J’étais allongée sur un grand lit, dans une pièce plus spacieuse que celle où je m’étais
changée. Il y avait des meubles en bois foncé, et sur le valet devant l’armoire, les vêtements
que Matteo portait plus tôt, quand il m’avait emmenée au musée. Ce devait être sa chambre.
Il se pencha au-dessus de moi et s’appuya sur ses coudes, les bras de part et d’autre de
mes épaules. Il me xait, le regard étincelant. La cicatrice irrégulière sur son torse parfait lui
donnait une allure sauvage et je ne me lassais pas de le contempler, je me perdais dans ses
yeux qui reposaient sur moi avec un mélange de profonde satisfaction et de désir ranimé.
— Là où je voulais aller avant que tu me rendes fou et que je décide de te prendre tout
de suite, répondit-il tardivement.
D’un mouvement uide, il se laissa tomber à côté de moi et m’attira dans ses bras en
roulant sur le dos, si bien que je me retrouvai étendue sur lui.
— Un endroit bien plus confortable qu’on ne quittera que quand j’en aurai ni avec toi et
que j’aurai pu me livrer à tout ce que j’ai imaginé, précisa-t-il.
Un frisson me parcourut à l’idée de ce que cette soirée et cette nuit me réservaient
encore.
Il me t basculer pour reprendre le dessus et je m’enfonçai dans le matelas, sous son
poids. Lorsqu’il se mit à m’embrasser, j’accueillis avec soulagement la brume de désir qui
m’aidait à oublier que ce n’était qu’un moment, un instant de faiblesse. Ça ne pouvait pas
être davantage. Le soleil se couchait, et dès qu’il se lèverait, le lendemain matin, il faudrait
que je sois raisonnable. Il faudrait que…
Le baiser de Matteo se t plus profond, je passai les bras autour de lui, et j’arrêtai
définitivement de penser.
15
— Tu as passé la nuit dernière avec Matteo Bertani ?
Sarah avait écarquillé les yeux. Son air stupéfait m’arracha un rire bref, même si je n’étais
pas d’humeur. Après tout, l’affaire était sérieuse.
Mais Sarah ne devait pas partager mon avis, parce qu’après s’être ressaisie, elle eut un
large sourire.
— C’est dingue !
— Oui, j’ai peur que ce ne soit le terme, con rmai-je avec une grimace. Mais ne crie pas
comme ça, ta belle-sœur va t’entendre.
Sarah eut un geste insouciant.
— Pas de risque. Rappelle-toi, Grace a dit qu’elle allait réveiller Jonathan, donc elle est
dans leur chambre à coucher. La cuisine se trouve deux étages plus bas, alors je te garantis
qu’on est hors de portée de voix. Une aussi grande villa que celle de mon frère a ses
avantages, question intimité.
Je sentis s’alléger le poids qui pesait sur ma poitrine. Ça me faisait tellement de bien de
retrouver Sarah que je n’arrivais pas à détacher mon regard de l’écran de mon ordinateur
portable, posé sur la table devant moi. L’inventeur de Skype devrait être anobli – c’était
tellement agréable d’entendre la voix d’une personne familière et de la voir, surtout quand
on se trouvait loin de chez soi, dans un état émotionnel hors du commun, et qu’on avait
besoin d’une amie. Mais que Sarah soit en visite chez son frère et sa belle-sœur compliquait
un peu les choses.
— On change de sujet dès qu’elle revient, O.K. ? l’implorai-je.
J’avais peur qu’elle n’ait pas beaucoup de temps à me consacrer, juste au moment où
j’avais un besoin urgent de son avis. Après tout, elle connaissait Matteo pour avoir étudié à
Rome et elle était, de toute façon, la seule auprès de qui je puisse m’épancher.
— Grace ne reviendra pas de sitôt, me tranquillisa-t-elle. Elle va sûrement nous donner
l’occasion de parler un peu, maintenant qu’elle sait que tu acceptes la mission.
C’était, à la base, la raison pour laquelle Sarah m’avait proposé d’utiliser Skype : sa belle-
sœur avait une requête à me soumettre et voulait me parler en personne. Plus qu’un souhait,
c’était une commande of cielle : elle cherchait un cadeau d’anniversaire pour son mari
Jonathan. Comme il aimait l’art moderne, elle voulait que je l’aide à trouver une œuvre
appropriée. J’avais accepté avec plaisir. J’aimais bien Grace que je trouvais très gentille,
même si on ne s’était vues que quelques fois… et je l’aimerais encore plus si elle me laissait
passer suffisamment de temps seule avec mon amie.
Je poussai un soupir. Sarah sourit en m’entendant et glissa une mèche de ses cheveux
sombres derrière son oreille – un geste qu’elle faisait souvent depuis qu’ils lui arrivaient de
nouveau aux épaules. Ses yeux d’un bleu profond prirent une expression amusée.
— T’inquiète, ça se voit comme le nez au milieu de la gure que tu as besoin de parler.
En plus, Grace comprendrait sûrement. Elle s’y connaît en matière d’hommes dif ciles :
n’oublie pas qu’elle est mariée à mon frère.
Je connaissais leur histoire à travers le récit de Sarah, mais je trouvais qu’on pouvait
difficilement établir un parallèle.
— C’est complètement différent, protestai-je. Grace et ton frère, c’était le grand amour,
mais entre Matteo et moi, c’est…
« Juste une aventure », voilà ce que j’allais ajouter, mais je ne réussis pas à prononcer ces
mots. Parce que je ne savais même pas si on pouvait déjà parler d’aventure. Après tout, je
n’avais passé qu’une nuit avec lui. Et je devrais sans doute en rester là.
— … pas si simple, conclus-je en haussant les épaules.
— Ça n’a pas été simple non plus entre ces deux-là, pas aussi simple que dans le résumé
que je t’en ai fait, crois-moi, gloussa Sarah. Maintenant, je veux savoir ce qui t’arrive. Et
n’oublie rien, d’accord ?
Je lui rapportai rapidement ce qu’elle ne savait pas encore. Je lui avais déjà parlé de ma
première rencontre avec Matteo, à la réception de Giacomo, et du fait qu’il devait réaliser
cette expertise pour nous – sans me douter de tout ce qui se passerait ensuite.
Naturellement, je tus les détails croustillants. Les minutes nous étaient comptées, et puis,
cette nouvelle Sophie, cette Sophie sans entraves que Matteo avait réveillée en moi, m’était
encore si étrangère que je ne pouvais pas en parler. Même pas avec Sarah, mon amie la plus
proche.
Ce n’était pas la plus ancienne, on ne se connaissait que depuis deux ans tout juste, mais
elle était devenue très importante pour moi. Lorsqu’on s’était rencontrées, elle allait se marier
avec Alexander et cherchait chez nous un cadeau pour lui. Je l’avais aussitôt trouvée
sympathique, et réciproquement, mais nous n’avions pu devenir amies que parce qu’elle
avait accepté ma situation sans poser de questions. Je n’avais jamais dû lui expliquer
pourquoi j’avais si rarement du temps pour moi, et elle ne m’en voulait pas quand j’annulais
un rendez-vous au dernier moment, parce que j’avais un empêchement professionnel ou que
je devais m’occuper de Mum. D’autres avaient ni par renoncer. Ainsi beaucoup de mes
amitiés s’étaient étiolées ou n’avaient jamais décollé. Sarah, elle, faisait preuve d’une
persévérance adorable : quand on ne pouvait pas se voir, elle me rappelait et attendait
patiemment qu’on puisse xer une nouvelle date. Je lui en étais fort reconnaissante. Sans
elle, je me serais sentie très seule (surtout ces derniers temps, qui avaient été éprouvants). En
fait, à part elle, je n’avais personne à qui me con er – surtout quand mes problèmes étaient
d’une nature aussi particulière que ceux que je connaissais avec Matteo. Je ne pouvais en
discuter qu’avec elle, et j’étais curieuse d’entendre ses conseils avisés.
En tout cas, elle savait écouter. Elle était pendue à mes lèvres, en particulier lorsque
j’abordai les moments où je m’étais retrouvée seule avec Matteo dans son atelier, après le
départ des étudiants.
— Ensuite ? s’enquit-elle.
Je soupirai.
— Ensuite, il m’a portée jusqu’à sa chambre et on l’a encore fait.
C’était la version très abrégée : Matteo avait tenu sa promesse et m’avait fait connaître des
vertiges érotiques dont je ne m’étais pas encore remise. Mes lèvres en ées et mon corps
délicieusement douloureux me rappelaient que ce n’était pas un rêve… même si ç’avait été
bon à en paraître irréel.
— Bon, t Sarah, m’arrachant à mes souvenirs. Dans ce cas, tu veux bien me dire
pourquoi tu te retrouves seule dans ta chambre d’hôtel, au lieu de sommeiller tranquillement
dans son lit ? Quand même pas pour honorer ton rendez-vous avec Grace et moi ?
Brusquement, je lisais de l’inquiétude sur son visage. Je secouai la tête.
— Il fallait que je m’en aille ce matin, c’est tout.
On avait ni par glisser dans le sommeil, épuisés, mais je m’étais réveillée tôt – sans
doute parce que je n’avais pas l’habitude de dormir dans les bras d’un homme. En voyant
Matteo si près de moi, ses cheveux blond foncé en bataille et ses beaux traits détendus,
j’avais su qu’il ne fallait surtout pas que je reste.
Sarah haussa les sourcils, l’air incrédule.
— Aha. Et qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien du tout. Il dormait encore.
— Tu as mis les voiles comme ça ? s’indigna-t-elle.
Devant son commentaire assez juste, j’eus une grimace coupable. Sauf que je n’avais pas
réussi à partir « juste comme ça », il avait été drôlement dur d’abandonner sa chaleur, ce
contact peau contre peau. De m’écarter prudemment, sans qu’il se réveille. Et quand je
m’étais tenue debout à côté du lit, le contemplant une dernière fois, j’avais failli me
recoucher près de lui. Mais nalement, j’avais réussi à tourner les talons et à me rendre
silencieusement dans la chambre d’amis, où je m’étais vite rhabillée.
Lorsque j’avais voulu quitter la propriété, le portail était fermé et, pendant un temps,
j’avais cru qu’il faudrait quand même que je réveille Matteo. Heureusement, une employée de
la fondation était passée chercher un dossier oublié la veille sur son bureau, et j’avais pu
sortir. Un peu plus tard, je réintégrais l’hôtel Fortuna où – exception faite d’une brève
discussion téléphonique avec mon père – j’avais passé tout mon temps allongée sur le lit, à
xer le plafond. Soudain, je m’étais rappelé qu’il était prévu que je retrouve Sarah et Grace
sur Skype, ce matinlà. Un rendez-vous qui tombait bien !
Sarah me regardait toujours comme s’il me manquait une case et je levai les bras, en un
geste d’impuissance.
— Ne prends pas cet air-là, il fallait vraiment que je m’en aille. Sinon, j’aurais sûrement
cédé et encore couché avec lui. Ça ne sert à rien. Je dois bientôt rentrer à Londres.
Et l’oublier, ajoutai-je mentalement, angoissée. Si c’est possible…
Sarah n’avait pas l’air de voir où était le problème.
— Et alors ? Autant profiter du temps que tu peux passer avec lui.
Devant mon expression désespérée, elle soupira bruyamment.
— En n, Sophie, tu fais la connaissance d’un des hommes les plus torrides de tout Rome,
tu nis au lit avec lui – je te signale que beaucoup de mes camarades d’études auraient tué
pour ça – et tu te dé les avant de découvrir ce que ça pourrait donner ? Tu ne vas quand
même pas me dire que c’est à cause de l’ennuyeux Nigel, avec qui il ne s’est encore rien
passé ?
— Tu trouves Nigel ennuyeux ? demandai-je, surprise.
— Ennuyeux à mourir. Je regrette parfois que tu sois tombée sur lui à notre dîner, à
l’époque. Je ne savais pas que vous vous connaissiez, et si je m’étais doutée que tu
n’arriverais plus à t’en débarrasser, j’aurais persuadé Alex de ne pas l’inviter.
Là, j’étais effarée.
— Pourquoi ne jamais m’avoir dit que tu ne l’aimais pas ?
Sarah haussa les épaules.
— Tu refuses qu’on touche à lui. Je peux l’admettre, il vous a aidés quand vous aviez des
dif cultés, c’était clairement un coup de chance. Mais ce n’est pas vrai que je ne l’aime pas. Il
est très gentil, mais c’est un homme beaucoup trop mollasson pour toi, Sophie. Vous vous
fréquentez depuis un an, si on exclut votre amitié née dans le bac à sable, et après tout ce
temps, il n’a toujours pas réussi à en venir là où il n’a fallu que quelques jours à Matteo
Bertani ?
Elle poussa un soupir songeur.
— Remarque, je te comprends. Tu as mis le grappin sur un mec de rêve. Il me ferait aussi
chavirer si je n’étais pas mariée et heureuse en ménage.
— Je ne lui ai pas mis le grappin dessus, c’est arrivé… comme ça, protestai-je.
— Ce genre de chose n’arrive pas « comme ça ». Pas à toi, en tout cas, insista Sarah. De
toute façon, il faut que tu le revoies. Il doit faire cette expertise pour vous, non ?
Je soufflai à mon tour.
— C’est réglé. Dad m’a appelée tout à l’heure : le di Montagna est déjà vendu.
La nouvelle m’avait stupé ée : il n’était jamais arrivé qu’on retire un tableau avant une
vente aux enchères. En temps normal, ce n’était ni dans l’intérêt de notre donneur d’ordre, ni
dans le nôtre. Seulement, lord Ashbury, un de nos plus dèles clients, avait été si
enthousiasmé par la toile qu’il avait offert spontanément une somme très substantielle – sans
oublier notre commission – si l’œuvre lui était vendue en amont. Dad s’était contenté de
transmettre sa requête, persuadé que les Lindenburgh ne lui donneraient pas une suite
favorable. Mais ils avaient immédiatement accepté le deal. Désormais, le tableau n’était plus
sur le marché et on n’avait plus besoin de l’expertise de Matteo, au grand regret de mon père
qui aurait préféré que le dossier soit complet. De fait, Matteo ne devait plus se rendre à
Londres, et je n’avais plus de raison de le revoir. Je pouvais le rayer de ma vie – même si
Dad ne comprendrait pas que je renonce à ce précieux contact. Simplement, il fallait que je
coupe les ponts avec lui et, point positif, c’était encore possible. En n, j’essayais de m’en
convaincre et d’ignorer le poids qui pesait sur mon cœur.
Sarah ne paraissait pas trouver cette information positive. Mais alors qu’elle s’apprêtait à
parler, elle se figea et regarda autour d’elle, tendant l’oreille.
— Je crois que Grace et Jonathan arrivent, annonça-t-elle en se penchant en avant, le
regard perçant. Il faut quand même que tu ailles le retrouver, tu m’entends ? Tire au clair ce
qu’il y a entre vous.
Je secouai la tête avec véhémence.
— Il n’y a rien, Sarah. C’était juste du sexe. Ça ne signifie rien.
— N’importe quoi ! Bien sûr que ça signi e quelque chose quand mon amie raisonnable
est prête, tout à coup, à passer une nuit totalement déraisonnable avec un des célibataires
les plus convoités de Rome, voire d’Italie. Un homme qui, malgré sa réputation, passe pour
être plutôt exigeant, et que tu as très vite séduit. En plus, s’il n’y avait rien, tu n’aurais pas le
moral dans les chaussettes, si ?
Elle m’adressa un clin d’œil entendu.
— Mais Matteo…, commençai-je
— … ne s’engage plus dans aucune relation depuis la mort de sa femme, je sais. Pas une
relation sérieuse, en tout cas : je connais les rumeurs. Mais qui dit qu’il ne fera pas exception
pour toi ? Après tout, j’ai toujours entendu dire qu’il n’aimait pas quitter Rome. Il ne le fait
presque jamais, soi-disant, mais il était prêt à aller à Londres pour toi. Ça veut dire quelque
chose, crois-moi.
Seulement, je ne voulais pas y croire.
— Tu ne comprends pas, Sarah. Ça ne pourrait rien donner. Matteo habite ici et je ne
tournerai jamais le dos à Londres, je ne peux pas faire ça à Mum. Sans compter qu’on ne va
pas du tout ensemble, on est… Hé ! Qu’est-ce que tu fabriques ?
L’image de la webcam vacillait parce que Sarah venait de soulever sa tablette numérique,
mais j’entendais toujours sa voix.
— Je vais te montrer un truc, Sophie.
Elle tourna l’appareil en direction de la salle à manger, où je découvris Grace et Jonathan.
Ils formaient vraiment un beau couple, elle menue, les cheveux blond vénitien, lui grand et
brun. Manifestement très amoureux, ils s’embrassaient en bas de l’escalier, sur la dernière
marche. Lorsqu’ils s’interrompirent en n, ils se mirent à discuter et Jonathan posa la main sur
le ventre de Grace, qui s’arrondissait nettement. Plus tôt, elle m’avait annoncé èrement
qu’elle était au cinquième mois.
— Tu vois ? intervint Sarah. C’est tout le temps comme ça : ils se bécotent comme s’ils
venaient de se rencontrer. Pourtant, ils sont mariés depuis presque aussi longtemps qu’Alex
et moi.
— Vous vous bécotez aussi, protestai-je.
Elle se mit à rire.
— C’est vrai. Mais jamais à ce point-là. On a parfois l’impression qu’ils ne peuvent pas
vivre l’un sans l’autre. Et maintenant, ils vont même avoir un bébé alors que Jonathan n’a
jamais voulu d’enfants. Il est devenu surprotecteur, ça nous rend tous fous. C’est dingue
comme il a évolué. Pendant des années, il n’a laissé personne l’approcher, et les choses ont
brutalement changé avec l’arrivée de Grace. Pour autant, personne n’aurait parié un centime
sur leur union. Ils étaient trop différents pour ça.
Elle t pivoter la tablette vers elle, la reposa et se pencha en avant. Puis elle se remit à
parler à voix basse, pour que les deux tourtereaux ne l’entendent pas depuis la pièce d’à
côté.
— Pour résumer : donne une chance à ce qu’il y a entre Matteo et toi. Qu’est-ce que tu as
à perdre, à part ce raseur de Nigel ?
Elle sourit. J’allais défendre Nigel mais Grace et Jonathan entrèrent dans la cuisine,
interrompant mon tête-à-tête avec Sarah. Elle mit rapidement un terme à notre conversation.
— Il faut que j’y aille, on doit rendre visite à mon père à Lockwood, Alex et moi. On se
rappelle très bientôt, d’accord ? Et n’oublie pas ce que je t’ai dit !
Elle me t un nouveau clin d’œil et agita la main. Je hochai la tête et me forçai à sourire,
puis elle coupa la communication. L’écran vira au noir et je me retrouvai seule.
Je restai quand même un moment devant l’écran, désagréablement consciente du silence
qui régnait dans ma chambre.
J’étais tellement sûre que Sarah me comprendrait ! Qu’elle me conforterait dans mon
intention de ne surtout pas revoir Matteo. Parce que je ne me reconnaissais plus depuis que
je l’avais rencontré. Parce que tout ce qui comptait jusqu’alors dans ma vie menaçait de
devenir insignifiant. Qu’elle voie la situation d’un autre œil me laissait encore plus perturbée.
Une part de moi – celle qui aurait préféré rester chez Matteo – avait envie de l’écouter.
Très envie, même. Pourquoi ne pas faire preuve d’insouciance et laisser venir les choses,
quoi qu’il advienne à la fin, quand je devrais retourner à Londres ?
Je pris une profonde inspiration et sentis de nouveau ce gros poids sur ma poitrine.
Pourquoi ne pas laisser venir les choses ?
Parce que le risque était trop grand, voilà pourquoi. Andrew avait probablement raison,
j’étais trop sérieuse pour cette aventure. Matteo était peut-être capable de tenir ses
sentiments à l’écart, mais moi, je n’étais pas sûre de le pouvoir. Sarah avait raison :
d’habitude, je n’agissais pas de façon irré échie. Je ne pouvais pas me le permettre, de toute
façon. Comment rentrer à Londres, comment retrouver mon ancienne vie si je perdais mon
cœur à Rome ? Il fallait que je rentre, il n’y avait pas d’alternative. Mes parents avaient
besoin de moi. Alors autant ne pas m’engager dans une liaison sans avenir.
Je fermai les yeux, dans l’espoir de ne plus penser à rien, mais le visage de Matteo
s’imposa aussitôt à moi. J’avais l’impression de sentir encore ses mains sur ma peau, ses
lèvres contre ma bouche, son corps tout près du mien, comme si j’étais toujours allongée à
ses côtés.
Peau touchée se souvient, songeai-je en soupirant.
La citation, attribuée à John Keats, m’avait toujours beaucoup plu. Mais il avait fallu que
je sois « touchée » de façon si bouleversante pour la comprendre. Être avec Matteo était si
sensuel, si particulier, que le simple fait d’y repenser faisait courir des frissons sur tout mon
corps. Ses caresses s’étaient gravées dans ma mémoire. Pourrais-je un jour les oublier ?
Oublier Matteo ?
C’était pour cette raison que je m’étais enfuie, le matin même. Il me restait peut-être une
chance de m’en sortir si je gardais dorénavant mes distances. Alors, je réussirais peut-être à
ne pas m’impliquer amoureusement. Peut-être…
Je me levai et me rendis, le pas traînant, dans la petite salle de bains où je me déshabillai
et me douchai. Mais même en me retrouvant ensuite, changée, les cheveux humides, dans la
salle du petit déjeuner, je pouvais encore sentir Matteo sur moi. Il m’accompagna durant les
heures qui suivirent, tandis que je cherchais nerveusement une activité qui me distraie. Mais
quoi que j’entreprenne – faire du shopping, bavarder avec Daniela Bini, prendre une tasse
de thé en compagnie d’Andrew qui avait heureusement le temps de faire un saut à l’hôtel,
discuter encore avec Dad et contrôler à tête reposée l’inventaire établi avec Giacomo –, je ne
parvenais pas à me sortir Matteo de la tête. Dès que je fermais les yeux, je le voyais
apparaître, et il m’arrivait souvent de repenser malgré moi à des phrases qu’il avait dites, à
son sourire. Finalement, en début de soirée, je constatai que je tournais toujours en rond.
Sarah avait raison, il fallait que je retourne le voir. Je ne pouvais pas laisser les choses en
suspens, il fallait au moins que je lui dise que la question de l’expertise était réglée. Je devais
le faire en personne, pas au téléphone. Il était important que je lui annonce la nouvelle en le
regardant dans les yeux, même si j’avais peur de n’y lire que de l’indifférence.
Ce serait sans doute le cas, parce que des heures et des heures s’étaient écoulées depuis
mon départ. Si je lui avais manqué, il se serait manifesté, non ?
Bon, au moins, je serais xée si j’allais lui parler… C’était mieux que d’être tourmentée
par l’incertitude.
Après avoir pris ma décision, je ne tins pas en place. Une demi-heure plus tard, vêtue de
la robe d’été bleu clair, sans bretelles, que je m’étais offerte lors de ma virée shopping pour
me changer les idées, je me tenais devant la villa de Matteo, le cœur battant d’excitation. Le
mur entourant la propriété me parut bien plus haut que la veille, et l’espace d’un moment, je
voulus faire demi-tour. Simplement, la perspective de continuer à me triturer la cervelle toute
la soirée et toute la nuit me poussa à m’approcher de la porte en fer que l’employée de la
fondation m’avait montrée le matin-même. Située près du portail, très massive, elle avait une
apparence rébarbative qui me t hésiter à presser la sonnette installée juste à côté. Lorsque
j’appuyai finalement dessus, le visiophone s’éclaira.
Placée face à l’objectif rond de la caméra, hésitante, je me demandais si Matteo était chez
lui. Après tout, il se pourrait très bien qu’il ne passe pas le week-end en ville. Il s’était peut-
être rendu sur la côte, comme beaucoup de Romains, à moins qu’il ne soit allé rendre visite à
Valentina, à Castel Gandolfo. Ou encore, il était là mais il avait décidé de ne pas ouvrir en
voyant que c’était moi qui voulais lui par…
Un bourdonnement retentit et je tressaillis. Mon cœur s’emballa, mais je poussai quand
même la lourde porte qui venait de s’entrebâiller. La main droite serrant fermement mon sac,
j’empruntai le chemin de gravier qui menait à la demeure. L’inquiétude pesait sur mon
estomac comme une grosse pierre.
Ce doit être l’intendante qui m’a ouvert. Ou un employé de la fondation, comme ce matin.
Voilà ce que je pensais pour ne pas perdre totalement les pédales.
Mais c’était Matteo qui m’attendait à la porte d’entrée. Pieds nus, il portait un jean et un
simple tee-shirt blanc, comme s’il s’était contenté d’en ler les premiers vêtements venus. Ses
cheveux blond foncé lui retombaient comme toujours sur le front et il ne s’était visiblement
pas rasé, mais même avec cette allure un peu « négligée », il restait diablement séduisant.
La décontraction avec laquelle il se tenait devant moi – le bras droit appuyé au
chambranle, la main gauche sur la poignée – ne me permettait pas de deviner ce qu’il
pensait de ma présence chez lui. Quant à son visage sérieux, où ne ottait même pas
l’esquisse d’un sourire, il était indéchiffrable. Je distinguai seulement, dans ses yeux, une
lueur familière qui me révéla qu’il n’était pas indifférent.
Quand je le rejoignis, il t un pas en arrière, toujours silencieux, et écarta le battant pour
me laisser pénétrer dans le hall. Juste assez pour que je doive le frôler. Ce faisant, je sentis
son odeur qui me resterait à jamais familière après la nuit passée, et mes genoux menacèrent
de ne plus me porter.
Il repoussa la porte et s’y adossa. Tournée vers lui, j’essayais de me rappeler pourquoi
j’étais venue.
— Matteo, je…
Qu’avais-je prévu de lui dire ? Mon cerveau était vidé de toute pensée, ou presque – je
pouvais juste songer à quel point il m’avait manqué, alors qu’on n’avait même pas été
séparés une journée.
— Je voulais…
Je vis surgir dans son regard une étincelle qui me gagna instantanément, m’embrasa et me
laissa sans défense, tandis que ses mains se refermaient autour de mes épaules, m’attiraient
presque brutalement contre lui.
Puis ses lèvres se posèrent sur les miennes et il m’embrassa comme jamais encore, de ma
vie, on ne m’avait embrassée.
16
Son baiser n’avait rien de tentateur, de séducteur, comme la veille au soir, il était
empreint d’une passion pure qui s’empara de moi et me souleva, au propre comme au
guré : l’espace d’un instant, mes pieds quittèrent le sol, puis je sentis, dans mon dos, le mur
froid contre lequel il me plaquait sans abandonner ma bouche.
J’éprouvai soudain un désir si urgent que j’ignorais comment j’avais pu tenir si longtemps
sans lui. Je glissai mes mains tremblantes sous son tee-shirt, les s remonter vers son torse, et
il s’écarta le temps de l’ôter et de le jeter par terre. Je caressai avec avidité sa peau nue,
suivis du bout des doigts la cicatrice qui le rendait unique. L’idée que je n’aurais peut-être
plus jamais pu faire ça, si je n’étais pas venue, me poussa à l’embrasser avec une ardeur
proche du désespoir. Il interrompit alors notre baiser et je poussai un gémissement frustré.
Le souf e court, mon visage tout près du sien, j’étais, comme lui, captive de la tension qui
alourdissait l’air et ne pouvait se décharger que d’une façon.
Les yeux de Matteo s’étaient assombris, et le désir sans entraves que j’y lisais me t
frissonner. Impuissante, je le laissai enserrer mes poignets et remonter mes bras, de part et
d’autre de ma tête.
Je percevais la chaleur de son corps pressé contre le mien, mais trop de tissu nous
séparait encore. Matteo semblait gêné lui aussi par cette barrière : ses mains descendirent le
long de mon corps jusqu’au bustier moulant de ma robe, que je portais à même la peau.
Trop impatient pour l’abaisser, il agrippa l’étoffe et la déchira d’une secousse qui me t
pousser un halètement. Sentant un courant d’air sur mes seins nus, je fus parcourue à la fois
par une onde de choc et une vague d’excitation, mais l’excitation l’emporta et je voulus
refermer mes bras autour de lui.
Il m’en empêcha et les retint fermement en l’air, contre le mur, tout en se penchant en
avant. Devinant ce qu’il avait l’intention de faire, je mordis ma lèvre inférieure, dans l’attente
de la sensation chaude de sa bouche sur ma poitrine. Lorsque, un instant plus tard, elle vint
entourer un de mes tétons durcis, le lécher et le sucer, je renversai la tête en arrière et
savourai le sentiment que j’étais totalement à sa merci. Abandonnant toute pudeur, je me
cambrai pour venir à la rencontre de ses lèvres qui ne connaissaient pas la pitié. À chacune
de ses caresses, une décharge délicieuse traversait mon bas-ventre ; il accroissait mon désir
devenu presque douloureux, rendait insupportables les palpitations de mon sexe. J’en
voulais plus, il fallait qu’il comble le vide entre mes jambes. Je poussai un gémissement
anxieux quand il s’arrêta, un gémissement qui se fit voluptueux lorsque ses lèvres enserrèrent
mon autre mamelon et se remirent à me torturer avec art, me précipitant au bord de la
jouissance.
— Matteo…
Ma voix n’était plus qu’un souf e, une supplication. Il m’écouta en n et libéra mes bras,
que j’enroulai autour de lui. Sans entraves, je m’abandonnai à son baiser qui avait tout d’un
ordre. Impatient. Sans aucune indulgence.
Il glissa sous le bas de ma robe ses mains qui tremblaient comme les miennes, et le
remonta. Il passa ses doigts dans ma culotte et tira brusquement dessus, la déchira. Après
l’avoir jetée par terre, il ouvrit son jean et libéra son membre dont la vue me rendit à moitié
folle d’excitation.
On était incapables d’attendre, l’un comme l’autre. Quand il me souleva et me pénétra
d’une seule poussée, je frissonnai violemment sous les premières vagues de l’orgasme. Il
poussa un grognement en sentant les pulsations de mon sexe autour du sien, il se mit à me
prendre avec sauvagerie, à me pilonner sans égard en m’embrassant avec une certaine
brutalité, comme s’il était en colère ou qu’il m’en voulait. Il atteignit le point culminant du
plaisir peu de temps après moi, ses lèvres quittèrent les miennes, sa tête bascula en arrière et
il jouit profondément en moi. Les yeux fermés, je me cramponnais à lui. La bouche pressée
contre son épaule, je goûtais sa sueur tandis qu’il se répandait en moi, déclenchant dans mon
basventre de nouvelles contractions délicieuses qui comblaient mes sens.
Elles s’évanouirent très lentement. En me calmant en n, au lieu de relâcher mon étreinte,
de desserrer mes doigts autour du cou de Matteo, je me blottis étroitement contre lui. Yeux
toujours clos, je sentais les battements de son cœur contre ma poitrine et son souf e rauque
caressait ma nuque. Je voulais qu’il reste en moi, je voulais m’attarder dans cet état de
profonde satisfaction, un état dans lequel je n’avais pas à me demander si me livrer ainsi à
lui n’était pas insensé.

Dès notre première rencontre, je m’étais probablement douté que les choses se
passeraient de cette façon, si bien que j’avais eu peur, instinctivement, de m’abandonner à
lui. Il m’attirait avec une telle force que je me perdais dans les remous de cette attraction, qui
faisaient vaciller tout ce qui comptait pour moi auparavant – et c’était un problème, un gros
problème même.
C’était peut-être un état normal, pour un homme comme Matteo ; quelques jours de sexe
débridé ne remettaient rien en cause pour lui. Simplement, de mon côté, ma vie se retrouvait
sens dessus dessous. Pour moi, plus rien n’était normal, désormais.
Remarquant qu’il relevait la tête, je croisai son regard. Le sourire alangui et satisfait, il
m’embrassa, plus tendrement et sans hâte, mais avec passion, comme pour me signi er que
je lui appartenais. N’ayant rien à lui opposer, je lui rendis volontiers son baiser. Lorsqu’il y
mit un terme, ses yeux s’étaient éclaircis et avaient pris une expression de surprise.
— Tu m’as encore fait perdre la tête, Sophie, déclara-t-il en allant et venant doucement
en moi. Avec la plupart des femmes, j’arrive à aller jusqu’au lit.
Un frisson me parcourut à ces mots, qui me donnaient l’impression que je n’étais pas une
parmi tant d’autres – un aveu que j’entendis avec plaisir, malgré mes doutes. Heureuse,
j’abandonnai ma tête contre son épaule et soupirai de bien-être.
Matteo, se méprenant complètement, se retira et me reposa par terre avant de rajuster
son pantalon et ma robe, du mieux qu’il pouvait. Puis il scruta mon visage.
— Tout va bien ?
J’eus un faible sourire.
— Moi, oui… répondis-je.
Yeux baissés sur mon corsage déchiré, je feignis le reproche.
Peu m’importait que cette robe soit neuve – l’expérience avait été bien trop intense et
trop belle pour ça –, mais sa perte me posait un réel problème.
— Que vont dire les gens en me voyant comme ça dans la rue ?
— Qui a dit que tu allais sortir dans cet état ? répliqua Matteo avec un large sourire.
L’air déterminé, il me prit dans ses bras et monta l’escalier avec moi, comme s’il voulait à
tout prix éviter que je reparte. En haut, il entra dans sa chambre, se rendit directement dans
la salle de bains attenante et me déposa par terre.
— Tu veux sûrement te rafraîchir un peu.
J’aperçus mon re et dans la glace et compris ce qu’il voulait dire – j’avais un air presque
tragique avec ma tenue abîmée. Ce qui n’empêcha pas Matteo de m’embrasser encore.
— En attendant, je vais continuer à m’occuper des pâtes que je voulais me préparer avant
que tu arrives, précisa-t-il.
Je haussai les sourcils et ma question muette le fit sourire.
— Elisa n’est ici qu’en semaine. Le week-end, je suis livré à moi-même.
Je rougis à l’idée qu’on aurait pu nous surprendre, plus tôt, dans le hall d’entrée.
— Tu as faim, non ? s’enquit-il.
Je hochai la tête. Une fois de plus, il me surprenait en ne correspondant pas à l’image que
je m’étais faite de lui. Il savait vraiment cuisiner ?
Comme il sortait, je me débarrassai de ma robe. Un geste qui me donna la sensation de
retirer le dernier morceau de cuirasse protégeant mon cœur de Matteo Bertani. Ça me faisait
peur, parce que je ne savais toujours pas combien de temps je pourrais rester à Rome. Ni
même s’il le voulait. Après tout, il n’avait rien dit à ce propos.
De toute façon, il était trop tard. Il ne me restait plus qu’à suivre le conseil de Sarah, à
voir où ça me mènerait.
En quittant la salle de bains, je me demandai ce que j’allais mettre. J’aurais pu aller dans
la chambre d’amis et chercher le kimono qui devait bien être quelque part, mais je me
décidai spontanément pour la chemise accrochée à l’armoire, sur un cintre. Tant pis si elle
était prévue pour une occasion spéciale ! Après tout, je voulais porter ma robe plus d’une
fois. Matteo me devait bien ça. En plus, le tissu était imprégné de son odeur.
Le vêtement, bien trop grand, tombait jusqu’à mi-cuisses. Il fallut que je retrousse les
manches, et lorsque je baissai les yeux, j’eus du mal à réaliser que moi, la Sophie tranquille et
raisonnable, je portais la chemise d’un homme – un homme qui m’avait purement et
simplement arraché ma robe.
Waouh… Qui l’aurait pensé !
J’eus un sourire rêveur. Ce n’était pas tout… Comme ma culotte n’avait pas survécu non
plus à cet intermède chaudbouillant, je n’avais rien dessous. Mais, puisque Matteo m’avait
déjà vue complètement nue, ça ne me posait pas de problème -ç’avait même un petit côté
aguicheur qui plaisait beaucoup à la Sophie audacieuse. Alors, j’arrangeai mes cheveux et
partis à sa recherche.
Je n’eus aucun mal à le trouver, il me suf t de suivre les délicieux arômes qui ottaient
dans l’air et me menèrent directement à la cuisine. Elle était grande et moderne, avec un îlot
central en béton poli, un frigo énorme et des armoires peintes dans un gris-vert brillant. Son
design minimaliste, qui contrastait avec le reste de la maison, me plut. Fonctionnelle, elle
devait servir très régulièrement, on le voyait aux objets placés partout, à portée de main –
couteaux et autres ustensiles, pots garnis d’herbes aromatiques fraîches, coupes remplies de
tomates et d’oignons.
Debout près de l’îlot, Matteo était en train de parsemer d’herbes hachées le contenu de la
casserole d’où s’échappaient les parfums alléchants qui m’avaient guidée. Il mélangea la
préparation avec une spatule et prit une cuillère pour remuer ce qui cuisait dans une plus
grande casserole, des pâtes manifestement. Très concentré, il ne me remarqua pas, si bien
que je pus m’absorber dans sa contemplation. Il était toujours pieds nus, et le polo vert foncé
qu’il portait lui allait encore mieux que le simple tee-shirt blanc qui devait traîner quelque
part dans le hall d’entrée. On aurait dit qu’avoir une tâche à réaliser l’aidait à canaliser son
énergie. Visiblement, il savait ce qu’il faisait : ses mouvements traduisaient une grande
habitude. Il était à sa place dans une cuisine, et le voir s’affairer m’impressionnait – une fois
de plus.
Ni mon père ni Nigel ne savaient cuisiner ; en tout cas, ils ne préparaient jamais à
manger. De fait, je trouvais captivant le spectacle de cet homme s’activant avec assurance
aux fourneaux. Sans compter que Matteo aurait facilement pu engager des employés de
maison, disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais en n de compte, ça collait
avec l’image que je commençais à me faire de lui : après tout, il travaillait sans y être obligé.
Peut-être parce qu’il appréciait d’être indépendant ? Cette idée me plaisait.
De toute façon, tout en lui me plaisait…
Je poussai un léger soupir et sentis que je continuais à glisser, inexorablement, vers ce
sentiment que je ne pouvais pas m’autoriser et qui t voler des papillons dans mon ventre
lorsque Matteo releva la tête et m’aperçut. Il sourit, cette fossette qui me donnait le vertige
creusa sa joue et je glissai encore un peu plus. Puis il baissa les yeux et une lueur y apparut
quand il se rendit compte que je portais sa chemise.
— Je n’ai pas l’air aussi sexy dedans, nota-t-il.
J’écartai les bras et tournai sur moi-même avec un sourire en coin.
— Ça ne résout toujours pas mon problème : je ne peux pas sortir comme ça.
— Rien ne t’y oblige pour l’instant, m’assura-t-il. Le moment venu, je te donnerai des
affaires d’Adriana. Elle en a laissé quelques-unes, dernièrement, et vous avez à peu près le
même gabarit.
Il souleva la grande casserole du feu et s’approcha de l’évier pour égoutter les pâtes.
Pendant ce temps, je fixais son dos.
— Quoi ?
Stupéfaite, j’en avais la voix éraillée. En quelques pas, je gagnai l’îlot central pour m’y
appuyer, affronter l’accès de jalousie qui m’assaillait sans crier gare. Adriana, la jeune
étudiante brune qui avait dé é Matteo du regard, à la n de son cours, pouvait laisser des
affaires chez lui ? Et ça lui paraissait tellement naturel qu’il l’évoquait en passant ?
— Tu étais… Tu es… avec Adriana ?
Il se retourna vers moi et fronça les sourcils. Puis, remarquant mon expression effarée
(impossible de faire bonne gure), il comprit ce qui me posait problème. Pas gêné pour un
sou, il eut un sourire insouciant.
— On n’est pas ensemble tout le temps, si c’est ce que tu entends par là, mais à
intervalles très réguliers.
Encore plus décontenancée, je vis le sourire de Matteo s’élargir.
— On se côtoie depuis sa naissance : c’est ma nièce, Sophie. J’aurais dû le mentionner,
désolé.
Je le fixais, incrédule.
— Ta nièce ? Mais… elle n’est pas trop âgée pour ça ?
— Je suis le benjamin. Mon frère Luca a quatre ans de plus que moi et il avait dix-neuf
ans quand Adriana est née. Ça arrive, ajouta-t-il en revenant près de l’îlot avec la passoire
pleine de pâtes.
Je me livrai à un rapide calcul mental.
— Ce n’est pas une étudiante, alors ?
— Elle va encore au lycée, elle le quittera l’année prochaine. Mais elle est très douée en
dessin, un talent que je veux encourager, ce qui explique qu’elle puisse assister à mon cours
quand elle veut.
Il me quitta des yeux pour ajouter les pâtes à la sauce. Heureusement, parce que je
rougissais.
J’étais terriblement gênée d’avoir encore pensé qu’il voyait une femme qui était en réalité
de sa famille. Comme je ne pouvais retirer mes propos, j’eus un haussement d’épaules et
tentai de me justifier.
— Tu te montrais très familier avec elle, alors j’ai pensé…
— Que je sortais avec des étudiantes, aussi jeunes qu’Adriana en plus de ça ? demanda-t-
il d’une voix irritée.
Il mélangeait le contenu de la casserole sans me regarder. Puis il me jeta un coup d’œil.
—Je ne sors pas forcément avec toutes les femmes avec qui je me montre familier,
Sophie. Il se trouve que je suis devenu très difficile en la matière.
Un frisson courut le long de mon dos. Que signi ait sa remarque, au juste ? Était-ce un
compliment… ou cherchait-il à me mettre en garde ?
— Je peux t’aider ? m’enquis-je pour changer de sujet.
Il me donna deux serviettes, des couverts et une bouteille de vin débouchée.
— Tiens, le reste est déjà dehors.
Désarçonnée, je me retournai et remarquai une porte vitrée au fond de la pièce. Ouverte,
elle menait à un balcon aux dimensions surprenantes. Situé à l’arrière de la villa, il courait
presque sur toute sa largeur ; une table et des chaises, installées sous une pergola où
grimpaient des plantes, ainsi que quantité de pots en terre cuite y trouvaient facilement
place. À l’autre bout, dans la pénombre naissante (il devait être plus de vingt heures), je
distinguai un banc garni de coussins. Sur la table décorée d’un très joli chemin en tissu, sans
conteste de marque Bertani, des bougies dispensaient suf samment de lumière. Il ne
manquait plus que les couverts, que je disposai de part et d’autre des assiettes.
Waoub, me dis-je, très impressionnée une fois encore. Matteo s’est vraiment donné du
mal. C’est un homme de rêve, exactement comme Sarah l’a dit. Il a juste un petit défaut : à
en croire les rumeurs, il ne gâte les femmes que pendant un temps limité.
Il sortit sur le balcon avec la casserole et je fis volte-face.
Il déposa alors le récipient sur la table, prit la bouteille de vin et m’indiqua une des
chaises.
— Assieds-toi.
Quelques instants plus tard, il plaçait devant moi un verre de vin rouge et une assiette de
pâtes fumantes – des « penne alla Matteo » préparées avec ce qu’il avait sous la main.
— Si j’avais su que je ne mangeais pas seul, il y aurait plus que des pâtes. En n, je
pourrai au moins te proposer un café et du chocolat, ensuite.
Je trouvais qu’il n’y avait absolument pas motif à s’excuser : la sauce à base de roquette,
de tomates, de pignons de pin et de parmesan avait un goût si divin que je nis mon assiette
avec grand appétit, sous l’œil amusé et visiblement satisfait de Matteo. L’air détendu, il me
raconta que Valentina lui avait appris à cuisiner assez tôt.
— Elle est très peu conventionnelle, à bien des points de vue, et elle a toujours envisagé
les choses sous l’angle de l’émancipation. Mon père a dû apprendre à faire la cuisine alors
qu’il n’était qu’un petit garçon, et ensuite, ça a été mon tour, parce que j’ai habité un moment
chez elle. Ça n’a pas été facile de pousser un adolescent récalcitrant à se livrer à cette
activité, mais quand nonna s’est mis quelque chose en tête, elle n’en démord plus.
Il ne précisa pas que sa grand-mère lui avait enseigné la cuisine parce que sa mère n’était
pas là pour s’en charger, mais je complétai mentalement ces informations. Soudain, je pris la
pleine mesure des liens étroits qui unissaient Matteo et Valentina. Elle avait été présente
quand il avait eu besoin d’elle, et elle l’avait recueilli. Ça comptait beaucoup pour lui, je le
notai à son sourire.
— Elle a bien fait, commentai-je. Ce sont les meilleures pâtes que j’aie mangées depuis
longtemps.
Matteo s’adossa à sa chaise, son verre de vin à la main, et son expression changea, se t
songeuse.
— Je prépare aussi un délicieux petit déjeuner, déclara-t-il.
Sa voix trahissait son étonnement. Il y ottait aussi une interrogation à laquelle je n’avais
pas vraiment envie de réagir. Je voulus éviter son regard, mais ses yeux s’étaient plantés
dans les miens et il formula la question en suspens depuis le début :
— Pourquoi être partie, Sophie ?
Pour gagner du temps, je pris mon verre et bus une gorgée. Le vin rouge coula dans ma
gorge et je me sentis un peu revigorée.
— Tu voulais que je reste ?
Visiblement perturbé que je réponde par une autre question, il fronça les sourcils et une
ombre passa sur son visage.
— En tout cas, je ne m’attendais pas à me retrouver seul sans savoir où tu étais passée.
Mais j’aurais dû m’en douter. Après tout, ce n’est pas la première fois que tu me surprends.
Remarquant le léger reproche dans son ton, j’eus envie de rire. Moi, je le surprenais ?
Bienvenue au club ! Histoire de lui rappeler la façon dont il m’avait surprise, je désignai la
chemise que je portais, d’un air lourd de sens.
— Idem, lâchai-je.
Il eut un sourire fugace, puis redevint sérieux.
— Tu es une énigme pour moi, Sophie. Normalement, je sais à quoi m’en tenir avec les
femmes. Mais pas avec toi. Je n’arrive pas du tout à te jauger, et ça me rend… assez fou, je
dois dire.
Il poussa un soupir frustré et je réalisai que c’était probablement une expérience toute
nouvelle pour lui, quand on pensait au nombre de femmes qui le dévoraient du regard – des
étudiantes jusqu’à la serveuse de La Barrique. Pas dif cile de deviner ce qui leur passait par
la tête… Mais c’était bien le problème, non ? Il avait le plus grand des choix, mais ne voulait
prendre aucune décision. Et je ne faisais pas exception à cet égard – ou bien si ?
J’essayai de poser la question suivante avec le plus de détachement possible.
— Si tu voulais connaître la raison de mon départ, pourquoi ne pas t’être manifesté ? Tu
savais où me trouver.
Ses yeux se rétrécirent.
— Je ne cours pas après les femmes.
Ses mots étaient si durs qu’une vive douleur transperça ma poitrine. Mais, alors que je
m’attristais déjà de constater que j’avais raison – il n’était pas possible de vivre avec lui plus
qu’une très courte aventure –, il secoua la tête et je lus sur son visage non pas du rejet, mais
un certain trouble.
— Ce n’est pas nécessaire non plus, d’habitude. Au contraire. Après une nuit comme celle
d’hier, j’ai plutôt le problème inverse : c’est le début des discussions, parce que les femmes
ont toujours besoin d’une perspective et veulent savoir où les choses vont nous mener.
Il plongea son regard dans le mien, un regard pressant et scrutateur. Mon cœur se mit à
battre plus vite.
— Mais avec toi, je n’ai pas eu à discuter, tu t’étais envolée, reprit-il. J’ai donc été forcé
d’imaginer moi-même toutes sortes d’hypothèses, pour une fois… Une drôle de sensation.
Un sourire empreint d’autodérision étirait ses lèvres, mais je restai sérieuse.
— Et… à quelle conclusion es-tu parvenu ?
— À aucune. Je ne fais pas de projets sur le long terme. Plus maintenant, en tout cas.
Sa réponse amère étouffa la petite flamme d’espoir qui avait surgi en moi.
— Mais moi, j’en ai, des projets, déclarai-je doucement. Et l’un d’eux prévoit que je rentre
très bientôt à Londres.
Je soupirai et sentis un nouvel élancement dans ma poitrine.
Ses sourcils s’arquèrent.
— C’est pour ça que tu n’as pas besoin de perspective ?
Oh que si, j’en ai besoin…
Si je le pouvais, je trouverais merveilleux d’avoir une perspective, une possibilité de rester
plus longtemps avec Matteo, malgré tout. Mais j’étais réaliste. Sans compter que je n’étais pas
seule à décider dans l’histoire.
— Il n’y a aucune perspective, si ? répondis-je en me donnant beaucoup de mal pour ne
pas laisser transparaître ma tristesse. C’est pour ça que je me suis éclipsée. Et… je ferais sans
doute mieux de partir, maintenant aussi.
Mais au lieu de m’exécuter, je restai assise à le xer, tendue, attendant, non, craignant
qu’il me donne raison.
Cependant, il se tut. Longuement. Puis il ferma les yeux et secoua la tête, comme pour
chasser une idée qui ne lui plaisait pas. Quand il se remit à me regarder, son sourire avait
quelque chose de déterminé – une expression que j’avais appris à bien connaître.
— O.K. Mais si tu veux t’en aller, il faut que tu me rendes ma chemise.
Le souf e coupé, je contemplais ses prunelles d’ambre, où brûlait de nouveau ce feu.
Instinctivement, mon corps réagit. Ma bouche était très sèche et mes mamelons durcirent, se
dressant à travers le tissu, désirant ardemment qu’il m’ôte ce vêtement dérangeant.
— Matteo…
— Viens ici.
Un tremblement me parcourut. Je savais que je ne devais pas obéir. Que j’allais tout
aggraver. Mais comme je ne pouvais pas faire autrement, je me levai et me dirigeai vers lui,
le cœur battant.
17
Il quitta sa chaise et attendit que je me tienne juste devant lui. Ensuite, il posa ses doigts
sur le bouton du haut et l’ouvrit lentement, en soutenant mon regard.
— Tu veux vraiment t’en aller ? demanda-t-il d’une voix rauque de désir.
Non, pensai-je.
L’espace d’un moment, je m’en remis à l’espoir que ce n’était peut-être pas vain. Qu’il me
restait peut-être bien plus que quelques heures dans ses bras.
Mon cœur manqua un battement quand Matteo atteignit le bouton du bas et l’ouvrit aussi,
puis écarta les pans de la chemise, dénudant le haut de mon corps. Ses mains vinrent
enserrer mes seins, tandis qu’il se penchait vers moi pour m’embrasser avec cette sensualité
tentatrice qui me faisait fondre chaque fois.
— Tu me rends accro, Sophie, murmura-t-il à mon oreille.
Il mordilla mon lobe sans cesser de m’ef eurer la poitrine, des caresses qui en ammèrent
tant mes sens que je poussai un gémissement.
— Je suis incapable de te résister, poursuivit-il en laissant ses mains s’aventurer plus bas,
sur mes hanches, puis remonter dans mon dos et me serrer contre lui. Reste, bella mia.
Ce n’était pas une déclaration : il pouvait dire ces mots à n’importe quelle autre femme. Il
l’avait peut-être même déjà fait. Mais je refusais de croire cela. Sa voix n’était-elle pas teintée
d’une chaleur qui se re était dans ses yeux, quelque chose de plus profond que le désir pur
qui nous unissait ? Il y avait davantage que ça entre nous. Non ?
Je m’appuyai contre lui, m’abandonnai à ses lèvres et ses mains, lui rendant son baiser
avec tout l’espoir qui m’emplissait soudain. Le lendemain, on trouverait peut-être une
solution, une perspective – le principal, c’était que je puisse être près de lui, là, maintenant.
Pourtant, lorsqu’il voulut faire glisser la chemise de mes épaules, je pris peur et le retins.
— Non !
La soirée était tiède, je n’avais pas froid, mais j’étais brusquement gênée à l’idée de me
retrouver aussi exposée, dehors.
Ma réaction dut l’amuser, parce qu’il eut un large sourire.
— Personne ne peut t’apercevoir, la villa est si haute qu’aucun voisin n’a vue sur le
balcon. Sans oublier qu’hier encore, tu étais nue devant ma classe…
— Je sais. Mais…
Il me t taire d’un baiser et me souleva, me porta jusqu’au banc, de l’autre côté. Plus on
s’éloignait de la table avec les bougies, plus l’obscurité nous enveloppait.
— C’est mieux comme ça ? s’enquit-il en s’installant avec moi sur le siège garni de
coussins moelleux.
Je hochai la tête, et il repoussa la chemise pour dégager mes épaules. Le tissu se tendit
sur mes bras quand il m’attira contre lui et se mit à m’embrasser, le long de ma clavicule
jusqu’à ma gorge, ce qui m’excita tellement que je mouillais.
Soudain, je me demandai pourquoi je l’avais empêché de me déshabiller et j’enlevai
spontanément la chemise. Avant de rencontrer Matteo, je n’avais plus fait l’amour depuis
longtemps. De toute façon, ça ne m’était pas arrivé très souvent, et certainement pas dans
des endroits inhabituels. Ça n’avait jamais été aussi débridé, assez enivrant pour me faire
oublier où je me trouvais. Aussi, le faire à la belle étoile – en n, presque, parce qu’un petit
baldaquin s’étendait au-dessus du banc – revêtait brusquement un aspect très excitant. Ça
me donnait de l’audace, un aplomb d’un nouveau genre.
Matteo me voulait, et je le voulais. Mais jusqu’alors, je l’avais laissé prendre les
commandes, à la merci de la tempête qu’il savait déclencher en moi. Comme s’il emportait
tout sur son passage, m’ôtait toute volonté propre. Pour autant, ce n’était pas le cas – je
ressentais les mêmes choses que lui et je voulais m’exprimer. Je voulais qu’il me soit
entièrement livré, comme je lui étais livrée. Je le repoussai donc et pris son visage entre mes
mains, l’embrassai comme il m’avait embrassée, un baiser profond et tentateur. Mes mains
descendirent dans son dos, agrippèrent le bas de son polo et le tirèrent vers le haut. Je le lui
ôtai et ouvris sa ceinture, juste après, sans marquer de pause. Remarquant son regard
étonné, je haussai les épaules.
— S’il faut que je sois nue, ça vaut aussi pour toi.
Il m’aida à le libérer de son pantalon et du reste de ses affaires. Une fois de plus, je me
rendis compte que le simple spectacle de sa beauté m’enivrait. Comme il s’apprêtait à
m’attirer contre lui, je posai ma main sur son large torse.
Il se gea, l’air presque irrité que je prenne l’initiative. Je me contentai de sourire en guise
de réponse et me plaçai derrière lui, passai mes bras sous les siens. Alors, je pressai mes
seins si sensibles contre son dos et caressai son torse musclé, puis embrassai sa nuque.
Aussitôt, il prit une inspiration saccadée.
Encouragée par sa réaction, je frottai doucement mes tétons durcis contre son dos, tandis
que mes doigts s’aventuraient ailleurs sur son corps, l’exploraient. Ma main gauche effleura la
peau rêche de la cicatrice qui courait entre ses pectoraux, tandis que la droite se dirigeait
lentement vers le bas, puis se refermait sans hésiter autour de son sexe dur, dont je ne
pouvais plus me passer.
Il se dressa encore sous mes doigts. Yeux fermés, je continuai à embrasser sa nuque et ses
épaules, laissant ma langue dessiner des arabesques sur sa peau.
Sa respiration était devenue précipitée, plus rauque. J’éprouvais un incroyable sentiment
de puissance à tenir cet homme si excitant sous ma coupe. Je glissai ma main encore plus
bas, pressai légèrement ses bourses et fus récompensée par un profond gémissement qui
s’échappa de sa gorge.
Comme c’était précisément ce que je voulais – qu’il frissonne sous mes caresses, comme
moi sous les siennes –, je revins enserrer son membre et s aller et venir mes doigts autour
de son gland, savourant la dureté de son érection sous la douceur de sa peau.
Il plaça sa main autour de la mienne, la guida jusqu’à ce que j’aie saisi comment lui
donner encore plus de plaisir. Puis il la lâcha et renversa la tête en arrière, tandis que
j’accélérais le rythme et qu’il grossissait encore.
Au bout d’un moment, n’y tenant sans doute plus, il se retourna brusquement et m’attira
contre lui, sans me laisser le temps de réagir.
Je savais ce qu’il voulait, parce que son sexe durci se pressait contre ma fente : il voulait
me prendre et satisfaire ce désir débordant qui nous faisait trembler tous les deux. De mon
côté, je voulais encore savourer ces instants, lui montrer ce que ça signi ait, qu’il ait éveillé
en moi des sensations que je ne croyais pas possibles. Donc, je l’évitai en souriant, m’écartai
pour me retrouver à genoux sur le banc, assez loin pour qu’il ne puisse pas me pénétrer,
mais assez près pour que je puisse embrasser son visage, son front, ses joues puis ses lèvres,
fugacement, en l’empêchant d’approfondir le baiser. Ensuite, je me remis à progresser depuis
son cou jusqu’à la large cicatrice barrant son torse.
Lorsque ma bouche aborda la peau blanche, ne et irrégulière, il se raidit. Ses mains
vinrent serrer mes bras et il me repoussa.
— Non, fit-il, la voix rauque.
Il me regardait, l’air presque effrayé. Comme si cette marque n’avait pas le droit de se
retrouver au centre de l’attention. Comme si c’était un sujet trop sensible pour qu’il supporte
d’être caressé là.
Je lui adressai un sourire.
— Si, répliquai-je.
C’était exactement ce qu’il m’avait dit la veille quand j’avais voulu l’arrêter. J’abaissai de
nouveau ma bouche sur sa cicatrice, l’embrassai tendrement, parce que c’était une partie de
lui que je voulais explorer et apprendre à connaître, comme le reste.
Il me laissa faire, mais ses muscles travaillaient, et quand je me redressai nalement, la
main juste au-dessus de son cœur, je réalisai qu’il était bouleversé. Une tempête faisait rage
dans ses yeux mais il n’y avait pas là que du désir, il y avait aussi une émotion plus profonde
qui le désemparait terriblement. Plongeant mon regard dans le sien, je sentis qu’on tombait
tous les deux.
Soudain, il m’attrapa et me t rouler sous lui, m’enfonçant de tout son poids dans les
coussins.
— Qu’est-ce que tu me fais ? gronda-t-il en tenant fermement mes poignets.
Il m’embrassa, un baiser qui donnait l’impression qu’il voulait me punir. Lorsqu’il releva la
tête, je lus dans ses yeux une douleur à l’état brut qui se frayait un chemin jusqu’à la surface,
malgré lui.
Il est blessé, me dis-je avec effroi. Et c’est en lien avec cette cicatrice. C’est la marque
extérieure d’une chose qu’il a en lui – quelque chose qui le tourmente et l’empêche de
s’abandonner totalement à ce sentiment qui vient de nous réunir.
Son regard s’était assombri, presque menaçant. Je frissonnai puis le soutins, le cœur
battant à tout rompre, persuadée que j’avais affaire au vrai Matteo, celui qu’il dissimulait aux
autres et auquel je me sentais liée. Parce que je savais ce que ça faisait de ne pas montrer ce
qu’on ressentait réellement à l’intérieur. Parce que je savais combien les émotions étaient
dangereuses, combien il pouvait être destructeur de leur céder.
Je nourrissais cette même peur, et c’est peut-être pour cette raison que je ne pouvais plus
cacher ce que j’éprouvais. Sans défense, je ne réprimai plus rien et me perdis dans la teinte
dorée de ses prunelles.
— Sophie…
Sa voix s’était cassée. Brusquement, il lâcha mes poignets et la colère quitta son visage,
cédant la place à la sensualité. Il s’allongea avec un soupir et m’attira au-dessus de lui,
s’enfouit profondément en moi, d’une seule poussée. Puis il se mit à m’embrasser et à me
prendre avec une forme de désespoir tandis que ses bras me serraient comme un étau, me
coupant le souffle.
Je m’abandonnai volontiers, comprenant qu’il en avait besoin. De même que j’avais
besoin de lui. Au bout d’un moment, il relâcha sa prise et je me redressai, commençai à
m’adapter à ses mouvements. Ses mains vinrent entourer mes cuisses et je posai les miennes
dessus. Tout en le regardant dans les yeux, je venais à sa rencontre en ondulant du bassin. Je
trouvai le rythme et mon plaisir s’accrut, encore et encore.
Quelque chose était différent. Matteo était différent, il s’en remettait davantage à moi, ce
qui rendait notre étreinte plus intime que tout ce qu’on avait partagé jusqu’alors. Mon cœur
jubilait, empli comme mon corps de cette émotion qui effaçait toutes les autres, leur ôtant
toute importance. Soudain, je sentis les vagues annonciatrices de l’orgasme se précipiter et
m’emporter, et j’explosai – une explosion qui me secoua tant qu’un sanglot étranglé
m’échappa.
Matteo me suivit quelques secondes plus tard seulement, enfonça ses doigts dans mes
cuisses en gémissant. Je perçus l’instant où il venait lui aussi ; je lus la jouissance sur son
visage tandis qu’il se répandait en moi à chaque nouveau coup de boutoir, et que je palpitais
autour de lui, accueillant avec avidité ce qu’il m’offrait.
Ces sensations, incroyablement intenses, s’évanouirent très lentement. En n de compte,
épuisée et profondément comblée, je me couchai sur lui.
Tout ira bien, me dis-je, faisant de cet espoir un bouclier pour repousser la peur, cette
main froide qui cherchait à se refermer autour de mon cœur.
On trouvera une solution, un moyen de rester ensemble.
Je ne voulais penser à rien d’autre.

Quelque chose me heurta et me réveilla. Le soleil entrait dans la pièce, à travers les
interstices des volets fermés, et je reconnus aussitôt les meubles en bois foncé – le large lit et
le valet devant l’armoire. J’étais dans la chambre de Matteo et il était allongé près de moi, je
sentais sa chaleur.
Un truc clochait : il était agité, gémissait dans son sommeil.
Soucieuse, je le poussai doucement.
— Matteo ?
Aussitôt, il se retourna et se retrouva au-dessus de moi, m’écrasant de tout son poids, si
vivement que la frayeur me coupa le souf e. Ses doigts s’enfonçaient dans mes bras et son
visage était déformé. Par le désespoir ?
— Non ! lâcha-t-il avec violence.
Il répéta ce mot, mais tandis qu’il le prononçait pour la seconde fois, son regard s’éclaira
et il me reconnut, comprit qu’il venait de rêver. Il gémit encore, se laissa retomber de son
côté du lit et mit son avant-bras sur son front. Ensuite, il poussa un profond soupir,
manifestement soulagé d’être délivré des images qui l’avaient tourmenté.
Encore secouée par son accès de brutalité, je me redressai, hésitante. Alors seulement, il
parut réaliser vraiment ce qui venait de se passer.
— Excuse-moi, dit-il, toujours bouleversé, visiblement. Ça fait… une éternité que je n’en ai
pas rêvé.
Je frottai instinctivement mes bras douloureux.
— Rêvé de quoi ? demandai-je, imaginant que ce devait être un cauchemar terrible.
Il se contenta de me xer puis sortit du lit, s’approcha de la fenêtre et ouvrit les volets en
grand, comme pour repousser dé nitivement les ombres du rêve et inonder la pièce de
lumière.
Il resta ainsi un moment, beau dans sa nudité, la mine affreusement sombre.
Je ne m’attendais plus à ce qu’il me réponde, mais il passa soudain sa main sur sa nuque
et grimaça, comme s’il était incapable de chasser quelque chose de douloureux.
— De l’accident, fit-il alors d’une voix blanche. Ma femme. Elle est…
Mon cœur se serra.
— Je sais, l’interrompis-je pour qu’il n’ait pas à le dire. Je… l’ai lu.
Il hocha seulement la tête, sans doute habitué à ce que des gens connaissent des détails
de sa vie sans qu’il les ait évoqués devant eux. En tout cas, il ne m’avait parlé ni de
l’accident, ni de son mariage. Pas étonnant, quand on voyait à quel point ces souvenirs le
remuaient.
Mais pourquoi rêvait-il de cet accident ? L’article que j’avais découvert sur Internet
mentionnait que l’appareil occupé par Giulia Bertani et son moniteur s’était abîmé en mer.
Matteo n’était pas là. Alors…
—Je ne voulais pas qu’elle vole, précisa-t-il, comme s’il avait lu dans mes pensées. Je
voulais l’empêcher, mais ils avaient déjà décollé quand je suis arrivé.
Là, j’étais perdue. Que voulait-il dire ? Personne ne pouvait prévoir l’accident !
— Tu… tu ne savais pas qu’il allait leur arriver malheur.
On aurait dit que Matteo ne m’écoutait pas.
— J’aurais dû l’empêcher. J’aurais dû…
Il s’arrêta net et serra les poings, ferma les yeux. Il resta gé ainsi un moment, semblant
lutter contre lui-même, et lorsqu’il les rouvrit et me regarda, tout ce qu’il y avait dedans plus
tôt -le désespoir, la colère – avait disparu. Comme s’il venait de tirer un rideau devant ce
qu’il avait de plus intime. Il souriait, mais de ce sourire froid sur lequel tout glissait. Qui
m’excluait.
— Comment ça ? m’enquis-je quand même, toujours sous le coup de la frayeur. Qu’est-ce
que tu aurais pu faire ?
Matteo secoua la tête.
— Lascia perdere. Ce n’est pas important.
Il se détourna, se rendit à grands pas dans la salle de bains et ferma la porte derrière lui.
Peu de temps après, j’entendis le bruit de la douche.
Perturbée, je me laissai retomber dans les oreillers. Je me demandais ce que signi aient
ses dernières phrases. Que devais-je oublier ? L’article indiquait que Giulia Bertani était un
pilote amateur passionné d’aviation. Le désarroi avait été d’autant plus grand qu’aucune
cause technique n’expliquait la chute – je me rappelais parfaitement avoir lu que les débris
avaient été soigneusement examinés pour exclure tout doute. Elle devait donc avoir commis
une erreur, une erreur que Matteo n’aurait certainement pas pu anticiper.
À moins que le choc de sa mort n’ait été si grand qu’il se persuadait qu’il aurait pu
l’éviter ? En souffrait-il encore tellement que ça l’aidait de se sentir coupable ?
Mes pensées tournaient en rond, mais un élément paraissait évident, et j’avais peine à me
l’avouer : il y avait plus de choses à éclaircir entre Matteo et moi que la simple perspective
de mon retour prochain à Londres.
Il sortit de la salle de bains sans avoir enroulé de serviette autour de ses hanches, prit des
affaires dans l’armoire – un pantalon clair et une chemise gris foncé – et s’habilla avec des
mouvements routiniers. Le voir si silencieux me fendait le cœur. La veille au soir, en
m’endormant dans ses bras, je ne m’étais pas imaginé ainsi le lendemain matin avec lui.
— Je vais m’occuper du petit déjeuner, annonça-t-il brièvement avant de s’en aller.
Je restai seule. Terriblement seule face à son attitude rebutante. Je pris donc mon temps,
prolongeant le moment de la douche. Je cherchais à me persuader que la situation n’était
peut-être pas aussi grave que je me l’imaginais. Le cauchemar l’avait chamboulé, mais il allait
sûrement retrouver sa sérénité et je voulais lui en donner l’occasion avant de le retrouver.
Lorsque je quittai nalement la salle de bains, je vis que Matteo avait posé des vêtements
pour moi sur le lit – un jean et un tee-shirt rose avec une inscription pailletée. Très girly, pas
du tout mon genre, ils devaient appartenir à sa nièce. Ils m’allaient effectivement, même si le
pantalon était un petit peu trop court. Une fois habillée, je me sentis mieux, plus assurée.
Je me dirigeai donc vers la cuisine, où Matteo était en train de se servir de sa machine à
café design. Il avait dû préparer le reste du petit déjeuner, parce qu’il eut un bref sourire en
m’apercevant et indiqua la porte du balcon.
— Installe-toi.
En sortant, je fus accueillie par ce qui s’annonçait comme une belle journée de mai. Le
soleil chauffait déjà, alors qu’il n’était pas encore neuf heures – depuis que j’étais à Rome, je
n’avais connu que le ciel bleu.
Par contre, mon bulletin météo personnel prévoit plutôt des nuages, me dis-je, attristée :
mon sac à main m’attendait sur la chaise qui était la mienne, la veille.
Je n’y avais plus pensé depuis que je l’avais laissé tomber dans le hall d’entrée, en bas,
lorsque Matteo m’avait embrassée. Je le retrouvais là, à côté de ma robe posée sur le dossier,
comme une injonction muette : maintenant que j’avais tout ce qu’il me fallait, je pouvais
repartir.
Pourquoi cette idée me traversait-elle la tête ? Au fond, tout était aussi parfait que la veille
– il y avait sur la table deux assiettes remplies d’œufs brouillés fumants et de lard grillé, de la
ciabatta et du beurre, manifestement un petit déjeuner anglais façon Matteo. Je l’aurais
trouvé très alléchant si j’avais eu de l’appétit, mais l’angoisse nouait mon estomac.
Matteo s’approcha avec deux tasses de cappuccino, en posa une devant moi et s’assit.
Il ne paraissait pas non plus avoir faim, il touchait aussi peu que moi au contenu de son
assiette. Il se contentait de boire son café en m’observant, l’air renfermé. Je ne lisais plus
d’hostilité dans son regard, mais je ne distinguais pas non plus ce que j’avais cru y découvrir
la veille encore.
Je ré échissais fébrilement. Comment lui faire comprendre ce qu’être avec lui signi ait
pour moi ? Comment lui suggérer que je reprendrais bien les choses là où on les avait
laissées, dans la nuit ? Alors que je m’apprêtais à ouvrir la bouche (même pour lui demander
de me passer le pain, ç’aurait été un début), un bip s’éleva de mon sac à main et je tressaillis.
Je venais de recevoir un texto. Aussitôt, j’ouvris mon sac et fouillai dedans. Impossible
d’ignorer un message : il pouvait concerner ma mère ou nos affaires, je n’avais pas le droit de
louper une information. Mon cœur se mit à battre nerveusement lorsque je constatai que
c’était juste un nouveau SMS de Nigel, qui me demandait comment j’allais et abordait encore
le sujet de la vente du di Montagna.
Je relevai la tête avec un sentiment de culpabilité ; il me revenait à l’esprit que c’était le
motif de ma venue, la veille au soir. Mon regard croisa celui de Matteo, qui haussa les
sourcils.
— Des nouvelles importantes ? De qui ?
Était-ce une impression ou sa voix avait-elle pris un ton méfiant ?
— De Nigel, laissai-je échapper.
Je me frappai mentalement le front du plat de la main. Comme si ce prénom pouvait lui
évoquer quelque chose !
— C’est… un ami, précisai-je.
Soudain, je trouvai assez gênant de parler de Nigel à Matteo. Après tout, c’était à cause
de ce dernier que je ne pourrais sans doute plus renouer avec cette relation qui n’en avait
jamais vraiment été une. Je repris donc rapidement :
— Il me rappelle la raison de ma visite d’hier. Le di Montagna est vendu.
— Vendu ?
C’était clairement nouveau pour Matteo : cette fois, ses contacts ne l’avaient pas averti
assez vite.
— Ça m’a beaucoup surprise moi aussi, avouai-je. Un de nos clients dèles était si
intéressé par le tableau qu’il a fait une offre très conséquente pour l’acquérir, et les
propriétaires ont accepté le marché.
Je haussai les épaules, un geste d’excuse.
— Du coup…
— … tu n’as plus besoin de moi, conclut-il à ma place.
C’était affreux, dit de cette manière. Comme si je voulais me passer de lui, l’écarter parce
qu’il ne m’était plus nécessaire. Alors que ce n’était pas le cas. Bien au contraire.
— La société n’a plus besoin de ton expertise, le corrigeaije. Mais moi…
Je me tus, effrayée : Matteo venait de se lever brusquement en repoussant son siège avec
fracas. Il se dirigea vers la balustrade et, les bras croisés devant le torse, se mit à xer le
jardin en contrebas, sur lequel on avait une vue superbe depuis le balcon. Pour autant, je
doutais qu’il ait véritablement conscience de ce qu’il regardait parce qu’il donnait
l’impression d’être replié sur lui-même, en proie à des pensées qui l’agitaient.
Lorsqu’il se retourna nalement vers moi, il souriait – un sourire qui me donna des
frissons dans le dos.
— Je ne l’aurais pas faite, Sophie.
Ses yeux brillaient d’un éclat froid.
— Comment… comment ça ? demandai-je, espérant avoir mal entendu.
— L’expertise. Je n’ai jamais eu l’intention de m’en charger.
Ses mots se frayèrent lentement un chemin dans mon cerveau.
— Alors… Tout ça n’était qu’un jeu ?
— Appelle ça comme tu veux, fit-il avec un geste désinvolte de la main.
L’indifférence totale qu’exprimait ce mouvement me fendit le cœur. Comme si ça
n’importait pas qu’il m’ait menti.
Mais, à bien y ré échir… Il ne m’avait pas menti. Il n’avait jamais dit qu’il le ferait, même
pas quand je lui avais proposé de poser nue pour son cours. Soudain, je me rappelai son air
coupable lorsque je lui avais soumis ce marché.
Réalisant qu’il disait la vérité, je sentis un élancement traverser ma poitrine : il n’avait
jamais envisagé de le faire, depuis le début.
Complètement décontenancée, je ne savais pas quoi ajouter. Pourtant, il fallait que ça
sorte – il fallait que je lui demande pourquoi il avait agi ainsi, pourquoi il m’avait joué la
comédie. Alors que j’ouvrais la bouche, ses sourcils s’arquèrent et une expression railleuse
apparut sur son visage.
— Alors comme ça, il va quand même y avoir discussion ?
Son sourire était arrogant. Blessant, intentionnellement. Il voulait me faire mal, me tenir à
distance. C’était sa façon de me signi er que tout ce qui avait existé entre nous n’avait pas
réellement eu d’importance. Que le l de soie auquel avait été suspendue la matinée s’était
définitivement déchiré.
Ma gorge se noua et je me dominai pour réprimer mes larmes, tenir le coup devant son
sourire insupportable.
Je l’avais refoulé. J’avais refoulé qu’il devait y avoir des raisons au refus de Matteo de
s’engager dans une nouvelle relation après la mort de sa femme. Et j’avais été
incroyablement naïve de croire qu’il surmonterait ces raisons pour moi.
Qu’avait dit Sarah ? Que c’était bon signe qu’il soit disposé à quitter l’Italie pour moi, alors
qu’il ne le faisait pas d’habitude ?
S’il n’en a jamais eu l’intention, c’est qu’il n’y a jamais eu d’espoir, pensai-je, et ce poids
revint se poser sur ma poitrine.
— Non, ne t’inquiète pas, déclarai-je en me levant.
J’attrapai mon sac et ma robe.
— Il n’y a plus rien dont on doive discuter.
Le ton de ma voix était posé ; je longeai le balcon, tranquille en apparence. Avant
d’entrer dans la cuisine, je me retournai et désignai les vêtements que je portais.
— Les affaires…
— Garde-les. Je veillerai à ce qu’Adriana en ait d’autres.
Son indifférence affichée me coupa le souffle.
Je réussis à hocher la tête. Je réussis aussi à quitter sa villa, à emprunter le chemin de
gravier jusqu’à la lourde porte en fer qu’on pouvait ouvrir de l’intérieur. Seulement une fois
de l’autre côté, je m’adossai au battant froid, désespérée, et croisai les bras autour de mon
buste, comme pour étouffer la douleur intenable.
Tu savais que ça ne marcherait pas, me sermonnai-je, lorsque la souffrance s’atténua
en n et céda la place à un sentiment de vide. Mais ça va aller mieux. Sûrement. Ce n’étaient
que trois jours et deux nuits, alors tu vas surmonter ça.
Mais tandis que je prenais la direction de l’hôtel, la démarche lasse, je ne parvins plus à
retenir mes larmes.
18
— Où va-t-on, signorina ? s’enquit le chauffeur de taxi.
Je lui indiquai l’adresse à Sallustiano, puis montai et me laissai tomber sur la banquette
arrière avec un soupir de soulagement.
Il était déjà vingt et une heures quinze, et je m’étais demandé si je devais vraiment sortir.
Ma journée avait été longue, et j’étais trop fatiguée pour faire preuve de l’esprit de répartie
qu’on attendait sans doute de moi. Simplement, Lorenzo Santarelli m’avait téléphoné dans
l’après-midi pour me rappeler que j’étais invitée à sa soirée. Comme il avait l’air de tenir à
ma présence et que j’avais promis de passer, j’avais décidé de me secouer.
Sois honnête, Sophie. Tu veux aussi éviter une soirée de plus à traîner dans ta chambre
d’hôtel, où tu rumines et où le souvenir de Matteo te poursuit.
Je fermai les yeux avec un gémissement : le simple fait de penser à lui convoquait son
image dans ma tête. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à lui échapper, et ça me tourmentait
tellement que je souhaitais souvent voir arriver la fin de mon séjour à Rome.
Seulement, je travaillais toujours avec Giacomo ; on continuait à passer ses toiles en revue
tous les matins et j’avais parfois l’impression qu’il ralentissait l’allure. Que ses histoires au
sujet de Francesca, à propos de leur union heureuse, se faisaient encore plus détaillées. Sans
compter qu’il reportait certaines choses au lendemain, alors qu’il paraissait aller mieux.
C’était en tout cas ce que Rosa m’avait raconté, elle qui ne parlait quasiment jamais. Je devais
sûrement cet honneur à sa joie devant le dernier avis médical : l’anémie de Giacomo avait
reculé. Le vieil homme, lui, disait être constamment fatigué, et quand je lui avais demandé si
on ne pourrait pas recenser les œuvres également l’après-midi – je détestais désormais avoir
du temps libre et jouer les touristes –, il avait refusé tout net. J’en comprenais la raison, bien
sûr (il craignait une rechute), mais je ne parvenais pas à me défaire de la sensation qu’il
faisait traîner les choses exprès.
Ces derniers temps, il parlait très souvent de Matteo, beaucoup plus souvent qu’au début,
et j’avais l’impression que, ce faisant, il observait ma réaction. La veille, alors que je lui avais
fait comprendre, en passant mais très clairement, que je ne reverrais pas Matteo – je n’avais
pas peur qu’il surgisse chez Giacomo, j’étais sûre qu’il éviterait sa villa tant que je serais là –,
le vieil homme n’avait pas eu l’air satisfait, au contraire, il avait paru le regretter. Pourtant,
c’était lui qui avait affirmé que Matteo n’était pas pour moi.
J’aurais dû l’écouter, pensai-je en soupirant.
Je sentis de nouveau, dans la région du cœur, l’élancement qui m’était devenu familier.
On était vendredi, donc j’avais quitté la maison de Matteo cinq jours plus tôt, mais les choses
n’allaient pas mieux. Pas du tout.
Je rêvais de lui chaque nuit, et en journée, il s’invitait en permanence dans mes pensées.
Et même quand je ne songeais pas à lui, il y avait ce poids sur ma poitrine. Je n’aurais pas
pensé que ça ferait si mal, et je priais pour trouver un moyen d’apaiser cette douleur.
Le seul qui me soit nalement venu à l’esprit – me jeter dans le travail à corps perdu,
comme je le faisais à la maison pour ne pas avoir à affronter quelque chose de désagréable –
avait au moins rendu mes journées à peu près supportables. Après avoir erré dans Rome
toute une après-midi, j’avais compris que ça ne pouvait pas continuer ainsi. J’avais donc
décidé de consacrer du temps à la commande de Grace et de chercher à Rome une œuvre
contemporaine qu’elle puisse offrir à son mari.
Je n’avais pas pensé à Lorenzo Santarelli : je l’avais même complètement oublié. Mais la
veille, après avoir écumé en vain toutes les galeries suggérées par Andrew, j’avais retrouvé
par hasard, au fond de mon sac, la carte de visite qu’il m’avait donnée à la réception. Il
m’avait semblé que ça valait la peine d’essayer.
J’avais peut-être aussi pris cette décision parce que Matteo m’avait expressément mise en
garde contre lui. Par dé . Après tout, il n’était plus dans ma vie et ne pouvait plus me dicter
ce que je devais faire, ou pas.
Lorenzo Santarelli, manifestement heureux que je me manifeste, s’était montré
attentionné, courtois et très amical, comme à la réception de Giacomo. Malheureusement, ma
visite n’avait donné aucun résultat. La surface d’exposition s’étendait sur deux étages aux
dimensions impressionnantes, d’accord, mais rien n’avait retenu mon attention. J’avais même
secrètement rendu raison à Matteo, car les œuvres présentées n’étaient pas d’une grande
qualité.
Pour autant, je n’avais pas regretté le déplacement, parce que Santarelli avait eu
l’obligeance de m’indiquer d’autres adresses de galeries dans la périphérie de Rome. En plus,
il m’avait invitée à sa fête.
Si seulement je n’étais pas aussi fatiguée…
Une sonnerie m’arracha à mes pensées, et je sortis mon portable. C’était Nigel qui
m’appelait. Nigel, mon rocher dans la tourmente – l’homme qui avait joué un rôle si
important dans ma vie avant que je vienne à Rome, l’homme auquel je devais tant.
Comme chaque fois que je lisais son nom sur l’af chage, un sentiment de culpabilité
m’envahit. Si je ne m’étais pas engagée dans cette liaison avec Matteo, nous aurions peut-être
ni par avoir un avenir commun, Nigel et moi. Mais désormais, je ne pouvais plus du tout me
l’imaginer, et même si je n’avais pas de comptes à lui rendre, je savais qu’il en serait déçu.
— Sophie ?
Sa voix chaude avait toujours exercé sur moi un effet apaisant. J’aurais aimé retrouver les
anciens sentiments, cette sérénité qu’il m’avait toujours apportée. Mais il n’y avait plus rien.
— Où es-tu ? demanda-t-il.
— Dans le taxi, en route pour la soirée de Santarelli.
Comme je l’avais déjà eu au téléphone plus tôt dans la journée – il se manifestait plus
souvent que d’habitude, comme s’il sentait que quelque chose clochait, ce qui aggravait mon
sentiment de culpabilité –, il était au courant de l’invitation.
— Je pensais que tu ne voulais pas y aller, t-il avec étonnement. Tu as eu énormément
de rendez-vous aujourd’hui, il vaudrait mieux que tu te reposes. Tu dois être morte de
fatigue.
Je réprimai un certain agacement. Effectivement, le matin même, je voulais annuler. Mais
c’était avant que Lorenzo (qui m’avait demandé de l’appeler par son prénom) me recontacte,
juste pour s’assurer que j’allais venir. Au fond, Nigel avait raison : j’avais passé toute l’après-
midi dans des galeries et j’étais sur les rotules. Pour autant, je trouvais désagréable qu’il
emploie ce ton paternaliste, même si ça partait d’une bonne intention. Avait-il déjà eu ces
intonations sans que je le remarque ?
— Je crois qu’il est important que j’y aille. C’est une opportunité de nouer des contacts, je
ne veux pas la laisser échapper. Comment va Mum ? ajoutai-je vivement.
Le sujet m’intéressait bien plus, et je voulais l’empêcher de s’appesantir sur la fête à
laquelle je me rendais.
— Ça n’a pas changé. Tu lui manques, fit-il avant d’hésiter. Comme à nous tous, Sophie.
Je fermai un instant les yeux, sentant une fois encore ce poids insupportable sur ma
poitrine.
— Je reviens bientôt.
Ma gorge se serra à la pensée de devoir reprendre le train-train quotidien à Londres.
Comme si rien ne s’était passé…
Mon portable émit soudain un bip sonore. Je consultai l’écran où clignotait le symbole de
la batterie, puis jetai un coup d’œil par la vitre à la villa quatre faces, vivement éclairée, que
le taxi était en train de longer.
— Nigel, il faut que je te laisse, ma batterie est bientôt vide. En plus, je suis arrivée,
annonçai-je, un peu soulagée d’avoir une bonne raison de mettre un terme à notre
conversation.
S’il était irrité que je l’abrège, il n’en laissa rien paraître ; au lieu de ça, il me souhaita un
bon amusement, juste avant que ça coupe.
Le chauffeur – un jeune homme plus ou moins de mon âge, avec un visage très sérieux –
se tournait déjà vers moi pour m’indiquer le prix de la course. Je le réglai puis il t le tour de
la voiture, m’ouvrit la portière et me tendit la main pour m’aider à sortir (j’avais mis mes
escarpins à talons hauts). Impressionnée par la maison de Lorenzo Santarelli, je ne notai qu’il
m’avait dit au revoir que lorsqu’il démarra et s’éloigna.
Waouh, pensai-je en me dirigeant vers l’imposante porte d’entrée.
J’étais sûre que le galeriste ne vivrait pas dans un quelconque pavillon, mais ce que j’avais
sous les yeux dépassait mes prévisions.
Plus tôt, alors que j’avais demandé à Daniela Bini de m’appeler un taxi et lui avais
indiqué l’adresse, elle m’avait raconté qu’il s’agissait d’un quartier résidentiel très chic. Elle
n’avait pas tort, parce qu’on ne voyait même pas les villas voisines. Les propriétés devaient
être immenses.
La demeure était également impressionnante… mais tape-à-l’œil. Elle ne correspondait
pas à mes goûts : je la trouvais froide et rébarbative avec ses volumes cubistes
surdimensionnés, plaqués l’un contre l’autre sans donner une impression d’unité, et les
immenses baies vitrées au premier étage n’arrangeaient rien.
Après avoir monté les marches, je pressai la sonnette en songeant que je ne pourrais
jamais habiter dans un endroit pareil.
De la musique et un important brouhaha s’échappaient de l’intérieur – le bruit était si fort
que j’eus peur que personne ne m’entende.
Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit sur Lorenzo. La veille, à la galerie, il portait un
costume très strict avec cravate, comme lors de la réception. Là, il était habillé de façon
nettement plus décontractée, presque trop même, car le haut de la chemise associée à son
chino était déboutonné, dévoilant une grande partie de son torse poilu. Bon, il pouvait se le
permettre, avec sa silhouette, mais je trouvais ça… très voyant. En plus, il ne s’était pas rasé,
et cette barbe naissante donnait l’impression qu’il voulait absolument paraître cool. Ça ne lui
allait pas – en tout cas, ça ne correspondait pas à l’image que je m’étais faite de lui.
Malgré tout, je ne montrai pas le malaise que son allure m’inspirait ; je répondis à son
sourire rayonnant, le laissai me serrer dans ses bras et m’embrasser sur les joues.
— Sophie, quel bonheur que vous soyez venue !
Sa joie de me voir était authentique. J’aurais aimé être aussi euphorique, mais tandis que
je lui emboîtais le pas à l’intérieur, la fatigue me tomba dessus. Brusquement, je n’avais plus
qu’une envie : retrouver mon lit au Fortuna.
Tu aurais mieux fait d’y penser avant, pestai-je intérieurement, réprimant un bâillement.
— Venez par ici, fit-il en me guidant à travers l’immense hall d’entrée.
J’avais la sensation de me trouver dans un musée d’art moderne : les murs blancs étaient
ponctués de toiles, des très grands formats. Elles collaient avec le reste, tant le décor était
prétentieux pour une habitation. Pourtant, les tableaux étaient beaux. Ce n’étaient pas des
chefs-d’œuvre, mais ils étaient de meilleure qualité que ce que j’avais pu voir à la galerie.
L’espace séjour était séparé du hall par une large porte vitrée. Lorsque Lorenzo tira son
battant, je fus agressée par le volume assourdissant de la musique. La pièce était
gigantesque, encore plus que le hall. Mon regard se posa ici et là, et soudain, je me
demandai avec angoisse si une information importante ne m’avait pas échappé.
Quand j’étais passée voir Andrew sur le chemin de l’hôtel, après avoir quitté la dernière
galerie, il n’avait pas été enthousiasmé d’apprendre que Santarelli m’avait invitée. Même s’il
n’avait jamais participé à une de ses fameuses « soirées artistiques », il avait entendu dire qu’il
y avait toujours « beaucoup d’ambiance ». Ça ne m’avait pas dissuadée de m’y rendre. Après
tout, j’avais souvent affaire à des artistes et j’étais habituée aux excentriques, aux tenues
farfelues ou tapageuses.
Mais là, c’était différent. On aurait presque dit… une orgie.
Je fermai les yeux et les rouvris, pour le cas où mon épuisement me jouerait des tours.
Mais l’impression que certains invités étaient drôlement peu vêtus persista au second coup
d’œil, tant je voyais de peau nue. La lumière très tamisée ne me permettait pas de distinguer
les détails, je pouvais juste constater que la vaste pièce accueillait beaucoup de gens
rassemblés en petits groupes, assis ou debout, tout près les uns des autres, sans doute pour
se comprendre malgré la musique incroyablement forte. Ce vacarme ne paraissait déranger
personne : l’atmosphère semblait détendue. Extrêmement détendue, même. De nombreux
couples étaient dans les bras l’un de l’autre, et dans certains sofas, on avait du mal à
déterminer où commençaient et où finissaient les corps.
Perturbée, je me demandais si je ne préférais pas quitter cette « soirée artistique ». Mais
Lorenzo continuait à me pousser en avant, et je jugeai qu’il serait très impoli de tourner les
talons alors que je venais d’arriver.
Il me conduisit jusqu’à un canapé d’angle, dont une extrémité était occupée par un
couple. L’air tout à fait normal, même si le décolleté de la femme était très profond, ils
tenaient à la main un verre à martini. Lorenzo m’enjoignit à m’asseoir et je m’installai à l’autre
bout.
— Bonjour, lança la femme, assez fort pour couvrir le bruit.
Elle leva son verre dans ma direction, souriante, et je pus bientôt faire de même : Lorenzo
venait de m’apporter une coupe remplie d’un liquide à l’étrange couleur bleue. J’en bus
aussitôt une gorgée, histoire de faire descendre la pression.
Maintenant que je m’étais habituée au faible éclairage, je notai que mon premier
sentiment était à la fois juste et faux. Je ne me trouvais pas au beau milieu d’une orgie,
simplement, il régnait une ambiance assez débridée. Certains dansaient sans retenue, des
couples s’embrassaient – celui qui était assis près de moi venait de s’y mettre et j’en voyais
d’autres, au fond, appuyés contre un mur – et j’avais l’impression que ça pourrait aller plus
loin si l’atmosphère se réchauffait encore.
Ne me sentant vraiment pas dans mon élément, je pris une autre gorgée de mon cocktail
dont le goût sucré n’arrivait pas à masquer l’importante quantité d’alcool. Dans mon fourreau
fermé jusqu’en haut, au milieu de toutes ces tenues échancrées, décolletées, je me sentais
complètement guindée. Guindée, pas cool du tout, presque prude tant j’étais dépassée par
les événements.
Je m’attendais à tout autre chose. Je pouvais dé nitivement oublier l’idée de nouer des
contacts – la musique était trop forte pour espérer avoir une conversation digne de ce nom.
En outre, je n’avais aucune envie de faire plus ample connaissance avec qui que ce fût. En
fait, j’avais juste envie de partir. Fébrilement, je cherchai une excuse qui me permette de
rentrer au plus vite au Fortuna.
— Vous n’avez pas l’air heureuse, Sophie, fit soudain Lorenzo à mon oreille.
Je tressaillis. Il se tenait derrière le canapé, les avant-bras posés sur le dossier, penché
vers moi. Je trouvais déplaisant que son visage soit aussi près du mien, mais sans ça, je ne
l’aurais pas compris.
— Vous n’avez pas eu de chance dans vos recherches ? reprit-il.
Il me fallut un moment pour saisir qu’il parlait des galeries qu’il m’avait recommandées et
que j’avais visitées dans la journée.
— Non, malheureusement pas, hurlai-je.
Il y avait quelques œuvres intéressantes dans le lot (plus que chez Lorenzo) et j’avais
envoyé des photos sur le portable de Grace, mais je n’étais pas totalement satisfaite.
J’aurais voulu entrer dans les détails – ne serait-ce que parce que je ne savais pas de quoi
parler avec lui, sinon –, mais il y avait vraiment trop de bruit et je haussai simplement les
épaules.
— Je finirai bien par trouver, criai-je. Merci quand même pour les conseils !
Je levai mon verre à sa santé et bus une nouvelle gorgée de mon cocktail, mais l’alcool ne
t qu’accroître ma fatigue. À cet instant précis, les haut-parleurs se mirent à mugir ; je
sursautai et faillis renverser ma boisson sur ma robe. Juste après, je sentis les doigts de
Lorenzo se poser sur mon épaule.
— On sort un peu ? demanda-t-il à mon oreille.
Soulagée, je pris la main qu’il me tendait pour m’aider à me relever. Je n’avais qu’une
hâte : quitter cette pièce peuplée de parfaits inconnus.
Dans le hall d’entrée, une fois la porte refermée, je trouvai l’atmosphère nettement plus
supportable.
— Mes fêtes sont toujours très bruyantes et très animées, me con a Lorenzo. Je n’y peux
rien, le bruit s’est répandu qu’on s’amusait énormément et ça attire sans cesse de nouvelles
personnes.
Il eut un sourire satisfait que je lui rendis à grand-peine. Visiblement, il était er que ses
soirées soient synonymes d’excès, et il s’étonnait que j’aie du mal à m’amuser comme ses
autres invités.
— Je suis désolée, j’ai eu une longue journée et je suis très fatiguée, pas vraiment
d’humeur à faire la fête. Il vaudrait peutêtre mieux que je m’en aille, me justi ai-je, espérant
qu’il me trouve rabat-joie et m’appelle un taxi.
Au lieu de ça, il me regarda, l’air soucieux.
— Il faut vous détendre un peu, Sophie. Ce serait dommage de repartir alors que vous
venez d’arriver. Venez, je vais vous faire visiter la maison. Il y a des tableaux qui devraient
vous intéresser et vous pourrez vous remettre du bruit.
— Oui, ce serait sympa, déclarai-je avec une politesse toute britannique.
J’aurais préféré m’esquiver, mais tout valait mieux qu’affronter encore ces basses
infernales.
La demeure était encore plus vaste que je le pensais. Tandis qu’on visitait le reste du rez-
de-chaussée, je n’arrivais pas à me défaire de la sensation que Lorenzo me la montrait
principalement pour se faire mousser. Je songeai à Matteo, pour qui le galeriste était un
frimeur. Peut-être n’avait-il pas tout à fait tort…
En tout cas, mon impression que les œuvres exposées chez lui étaient meilleures que
celles de sa galerie se con rma. Ainsi, il possédait un relief en bronze de Joseph Beuys dont
il était très er – à juste titre. Dans la cuisine, plus grande que mon appartement de
Kensington, était accroché un très beau grand format d’Enrico Della Torre. Les employés du
traiteur, occupés à disposer des créations culinaires élaborées dans des verrines, ne prêtaient
pas la moindre attention à ce maître incontesté de l’abstraction italienne. Personnellement,
j’aurais accroché cette toile dans un autre endroit. Pour autant, je me tus : je n’avais pas
l’énergie de me lancer dans une discussion sur l’art de présenter les tableaux sous leur
meilleur jour. Au moins, je réussis à abandonner dans un coin, sans me faire remarquer, le
cocktail à l’effet bien trop puissant pour moi, plus dégoûtant et visqueux à chaque gorgée.
Une autre œuvre de Della Torre (Lorenzo me con a qu’il était un grand admirateur de
l’artiste) était accrochée au mur qu’on avait devant soi quand, depuis le hall d’entrée, on
montait l’escalier menant au premier étage. En haut, on débouchait sur un long couloir dont
la paroi de gauche était en verre -c’était une des baies vitrées que j’avais vues dehors. À
droite, ce couloir desservait plusieurs portes, puis il faisait un coude et donnait visiblement
dans une autre partie de la demeure. Au sol, à la place des dalles qu’il y avait au rez-de-
chaussée, une épaisse moquette sombre absorbait le bruit de nos pas. Même les échos de la
musique, en bas, nous parvenaient étouffés.
Soudain, j’entendis un bruit étrange que je ne parvins pas à identifier. Je regardai Lorenzo,
étonnée, mais il continuait à avancer comme s’il n’avait rien remarqué. J’en conclus que mon
imagination me jouait des tours.
— Admirez cette magni que toile de Salvatore Amiotti que j’ai acquise il y a peu, déclara-
t-il en s’arrêtant devant un tableau étroit mais très haut, xé entre les deux premières portes.
C’est un jeune artiste de Palerme en qui je place de grands espoirs. Nous allons lui consacrer
prochainement une exposition d’envergure.
J’eus du mal à garder un visage impassible, tandis que je m’astreignais à considérer
l’œuvre. Il s’agissait d’un nu dépourvu de la moindre inspiration et beaucoup trop
ostentatoire, avec des couleurs criardes qui n’arrangeaient pas l’ensemble. Rien à voir avec
les deux Della Torre.
Quant à Lorenzo, il le contemplait, l’air presque amoureux. Je repensai encore une fois
aux paroles de Matteo, et encore une fois, je dus lui donner raison : Lorenzo était
dé nitivement un frimeur, même dans ses goûts artistiques. Pas étonnant qu’il expose des
toiles qui ne méritaient pas d’être accrochées dans une galerie.
— Ça vous plaît ?
La voix de Lorenzo venait de retentir incroyablement près de mon oreille. En me tournant
vers lui, je constatai qu’il se tenait juste à côté de moi. Une proximité envahissante, loin
d’être aussi agréable que celle de Matteo.
Il eut un sourire amical, comme toujours. Mais je lus autre chose dans son regard, une
lueur de triomphe qui m’effraya. Croyait-il que je le trouvais séduisant ? Brusquement, je me
rendis compte qu’il pouvait avoir interprété de travers mon intérêt pour sa galerie et le fait
que je sois venue à sa soirée, à sa demande pressante. Alors, je fis un grand pas de côté pour
clarifier les choses.
— Je… Eh bien… commençai-je.
Seulement, comme ça, au débotté, rien de positif ne me venait. Je fus donc soulagée que
son portable se mette à sonner, me sauvant la mise.
Il s’excusa et t quelques pas en direction de l’escalier pour prendre l’appel. Plantée
devant ce nu affreux, je bâillai, fermai les paupières… et vis aussitôt apparaître l’image de
Matteo.
Je ne pus m’empêcher de les comparer, Lorenzo et lui, et en arrivai à une conclusion peu
flatteuse pour mon hôte.
Ce sera probablement le cas à partir de maintenant, me disje dans un accès de désespoir.
Comment trouver un homme qui arrive à la cheville de Mat…
Soudain, j’écarquillai les yeux.
Mon imagination ne me jouait pas des tours. Quelqu’un venait de gémir, sans erreur
possible.
19
Le gémissement provenait de la pièce du fond, la dernière avant que le couloir fasse un
coude. La seule dont la porte était entrouverte.
Sans ré échir, je me dirigeai vers elle. Impossible de faire autrement, c’était un ré exe,
une curiosité instinctive que je devais satisfaire.
En approchant, j’entendis une respiration précipitée et un froissement, puis un nouveau
gémissement, une voix masculine. Je me doutais maintenant de ce que j’allais découvrir, mais
je fis quand même le dernier pas me séparant de la porte et regardai par l’ouverture.
Le seul meuble que je voyais dans l’entrebâillement était un large lit. Personne n’était
couché dessus, mais derrière, près du mur du fond, un homme était assis par terre. Non, il y
avait deux hommes. Le premier, dans les vingt-cinq ans, cheveux blond clair, était encore
habillé (pour autant que je puisse en juger, parce que l’épais matelas et le sommier cachaient
la moitié inférieure de son corps). Adossé au mur, il avait fermé les yeux. À cet instant, il
poussa un râle plaintif en se cambrant. Le second, un brun agenouillé un peu plus loin, au
pied du lit, devait avoir dans les quarante-cinq ans. Son torse était nu, comme le reste de son
corps car les mouvements de son bassin ne permettaient pas le doute : l’air tendu, il allait et
venait à un rythme soutenu, et c’était lui qui haletait.
Mon cerveau peinait à analyser ce spectacle : il lui manquait un élément. Alors seulement,
avec un temps de retard, j’aperçus une tête aux boucles rousses et des fesses rondes qui
surgissaient brièvement au-dessus du bord du lit, à intervalles réguliers : il y avait aussi une
femme dans la pièce. Elle devait être entre les deux hommes et faisait une fellation au blond,
pendant que le brun la prenait par derrière. Le blond gémissait de plus en plus fort, au bord
de l’orgasme. Aussitôt après, son corps s’arqua et son visage se tordit, puis une expression
de jouissance l’envahit et il s’affaissa contre le mur.
Les mouvements du brun se firent de plus en plus violents, et j’entendis les râles de plaisir
de la femme couvrir le bruit de sa respiration précipitée. Elle l’encourageait en lui demandant
de la prendre plus fort.
Incapable de détourner le regard, j’étais comme en état de choc, entre effroi, honte et
excitation. Ce que ces trois-là faisaient ensemble ne me concernait pas, mais impossible de
bouger – jusqu’à ce que je remarque l’attitude du jeune homme blond. Toujours adossé au
mur, il avait rouvert les yeux et me xait, sans avoir l’air surpris ou gêné. Au contraire, il me
souriait. Un sourire d’invite.
Son expression me fit enfin sortir de ma transe.
Ma main se posa sur la poignée et je fermai vivement la porte tandis que retentissaient, à
l’intérieur, un dernier cri et un gémissement rauque révélant sans doute que la femme et le
brun venaient eux aussi de jouir.
J’étais terriblement mal à l’aise que le blond m’ait aperçue. Pourquoi m’étais-je approchée
en entendant ces bruits ? Ce qui se passait là-bas était évident !
Je tournai les talons et remarquai Lorenzo, qui avait dû mettre un terme à sa conversation
téléphonique et remontait le couloir dans ma direction.
Je me demandais comment réagir. Devais-je lui parler de la scène à laquelle j’avais
assisté ? Faire comme si de rien n’était ? Je n’eus pas à trancher, parce qu’il passa tout
bonnement le bras autour de mes hanches et m’entraîna plus loin. Alors qu’on arrivait au
niveau du coude, un nouveau gémissement s’éleva, assez fort – les jeux érotiques devaient
avoir repris –, et je m’arrêtai net, certaine que Lorenzo l’avait entendu. Il m’adressa un regard
interrogateur.
— Quoi ? demanda-t-il d’une voix amusée.
— Rien.
Je le laissai me guider jusqu’à une porte, à l’autre bout du couloir.
— J’aimerais vous montrer encore quelque chose, quelque chose de spécial, annonça-t-il.
Je trouvai bizarre son ton chargé de mystère, mais ce n’était peut-être qu’une impression.
Après tout, j’étais toujours sous le coup de l’émotion.
— C’est bien plus beau qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. J’espère que vous
l’apprécierez à sa juste valeur, parce que j’aimerais beaucoup le partager avec vous, précisa-
t-il.
Bon, qu’est-ce qui m’attend maintenant ? pensai-je en soupirant intérieurement. Un autre
tableau du très talentueux Salvatore Amiotti ?
J’attendis que Lorenzo ouvre le battant, mais il t un pas en arrière en l’indiquant de la
main.
— Je vous en prie. Entrez et regardez. Laissez la magie opérer, Sophie.
Étonnée qu’il ne m’accompagne pas, je m’exécutai malgré tout : j’abaissai la poignée et
entrai dans la pièce, où la lumière était aussi chiche qu’en bas, dans le salon.
Une toile, sur le mur en face de moi, attira aussitôt mon regard ; elle l’aurait sans doute
fait même si je n’avais pas été habituée, de par mon métier, à repérer telle ou telle œuvre où
que j’aille. Elle était si immense qu’on ne pouvait pas l’ignorer et son thème collait si bien
avec ce que j’avais vu une minute plus tôt, dans la chambre, que je la xai en me demandant
une fois de plus si mon imagination ne s’emballait pas.
Ce n’était pas de l’art abstrait, comme la plupart des œuvres que j’avais vues dans cette
maison, mais la représentation très réaliste d’un acte sexuel. Au premier plan, une femme
nue était agenouillée par terre, sa peau claire contrastant avec le fond sombre. Ses yeux
étaient bandés, ses bras levés au-dessus de sa tête. Ses poignets, prisonniers de bracelets
métalliques reliés par une chaîne xée au plafond. Derrière elle se dressait un homme, l’air
menaçant me semblait-il. Le haut de son corps était nu et il portait un pantalon noir. Il tirait
d’une main sur la chaîne qui maintenait en l’air les bras de la femme, et tenait de l’autre un
objet ressemblant à un fouet. Si on distinguait très mal ses traits, plongés dans la pénombre,
on voyait très nettement le visage de la femme, empreint de volupté.
Ce tableau retint tellement mon attention qu’il me fallut un certain temps avant de
remarquer qu’il y avait autre chose dans la pièce. Aux murs étaient accrochés des
instruments en cuir noir dont certains me parurent inquiétants. Je notai également, juste sous
la toile, un meuble très inconfortable en apparence, mélange étrange de chaise et de banc.
Quantité de chaînes, auxquelles étaient attachés des liens garnis de rivets, y étaient fixées.
Ces derniers devaient manifestement se refermer autour des chevilles, des poignets et du cou
de celui ou celle qui prenait place sur cet… appareil.
Je n’avais jamais vu un endroit de ce genre, mais je savais ce que c’était : un donjon SM.
On y pratiquait des jeux sadomasochistes, comme celui représenté sur le tableau.
Mon cœur battait si vite que j’avais l’impression qu’il allait bondir hors de ma poitrine.
Qu’avait dit Lorenzo – qu’il aimerait beaucoup partager ça avec moi ?
Je s volte-face, paniquée, passai en trombe devant mon hôte ahuri, empruntai le long
couloir et descendis l’escalier menant au hall d’entrée. J’y croisai le couple qui était assis sur
le même canapé que moi, bras dessus, bras dessous. Souriants, ils me dépassèrent et
entreprirent de monter l’escalier. Alors, tandis que je me précipitais vers le salon – j’avais
besoin, d’urgence, de me retrouver au milieu de gens –, mon cerveau fatigué ordonna en n
les pièces du puzzle.
Le couple allait probablement à l’étage pour faire la même chose que les trois que j’avais
surpris. Peut-être même avec eux. Au l de la soirée, d’autres suivraient sans doute, et
certains se rendraient dans cette pièce terri ante, utiliseraient ces chaînes et ces instruments.
Lorenzo le savait très bien. Non seulement il le savait, mais il y participerait très
vraisemblablement. Et il voudrait que je sois de la partie.
Bordel, pensai-je en attrapant mon portable au fond de mon sac, les doigts tremblants.
J’eus beau appuyer sur tous les boutons, il ne s’allumait pas, l’écran restait désespérément
noir. J’avais oublié que la batterie était vide.
Merde, merde et merde.
Le souf e court, je poussai la porte du salon où la musique était toujours aussi
assourdissante. Il fallait que je réserve un taxi pour partir de là, et quelqu’un pourrait
sûrement me prêter son téléphone.
Je parcourus donc la foule des yeux, à l’affût, soulagée que ceux que je voyais soient juste
en train de parler ou de rire. Assez vite, je repérai une femme qui tapait un message sur son
smartphone. Mais à l’instant où je m’apprêtais à lui adresser la parole, on me retint par le
bras.
Lorenzo.
— Je ne voulais pas t’effrayer, fit-il à mon oreille.
Je scrutai son visage et y remarquai une expression de regret, voire de remords. Pour
autant, je n’avais pas l’intention de rester.
— Vous voulez bien m’appeler un taxi ? criai-je après m’être écartée.
Je priais pour qu’il s’exécute. Dans ce cas, je pourrais lui pardonner ce moment
désagréable. Si le sadomasochisme était sa façon de prendre son pied, pourquoi pas. Mais
sans moi.
Seulement, Lorenzo se contenta de sourire et tendit la main, prit une mèche de mes
cheveux entre ses doigts et se mit à jouer avec. Puis il se pencha en avant.
— Sais-tu à quel point tu es ravissante, Sophie ? glissa-t-il à mon oreille. D’une beauté
tentatrice. Tu stimules l’imagination masculine… et tu devrais donner des ailes à la tienne.
Ici, tu en as la possibilité. Il peut être très agréable de s’en remettre à la domination d’un
autre et de se soumettre à lui, crois-moi.
Constatant que je ne répondais pas à son sourire, il lâcha mes cheveux, et je vis la
résignation envahir ses traits lorsqu’il comprit en n que je n’étais pas du tout intéressée par
son offre d’élargir mon horizon sexuel avec lui.
— Je voudrais m’en aller, répétai-je.
Il soupira.
— Très bien. Mais prends encore un verre, au moins, lança-t-il assez fort pour couvrir le
bruit, espérant peut-être que l’alcool m’aiderait à changer d’avis. Je vais aller te chercher un
autre cocktail, attends.
Il s’éloigna et mon espoir de rentrer bientôt à l’hôtel s’amenuisa. J’aurais donné beaucoup
pour être ailleurs. J’aurais dû écouter Andrew quand il m’avait mise en garde contre les
« soirées artistiques » de Lorenzo Santarelli. J’aurais aussi dû écouter…
Matteo.
Mon cœur manqua un battement lorsque mon regard tomba sur l’homme qui se frayait un
passage à travers la foule. Était-ce mon désespoir qui me faisait miroiter cette illusion, ou
Matteo se dirigeait-il droit vers moi ?
C’était bien lui et une vague de soulagement me submergea, aussitôt suivie par un frisson
de volupté. Je me retins de courir pour me jeter dans ses bras, tant il avait l’air furieux.
Sans compter que je ne comprenais pas ce qu’il venait faire là. Je croyais qu’il méprisait
Santarelli…
Il me rejoignit et, sans me donner l’occasion de dire quoi que ce soit, posa ses mains sur
mes hanches et m’attira contre lui.
— Tout va bien ? cria-t-il en me détaillant avec attention.
Non, ça n’allait pas bien du tout. J’étais fatiguée, entourée d’inconnus, et rarement dans
ma vie je m’étais sentie aussi mal à l’aise et dépassée par les événements. Je secouai donc la
tête et sa mine se rembrunit encore.
Il me lâcha et, l’espace d’un instant, je craignis qu’il reparte et me laisse seule. Mais il
passa le bras autour de mes épaules – un geste protecteur qu’il avait déjà eu dans une ruelle,
alors qu’on croisait des hommes saouls – et m’entraîna dehors, devant la maison, où son
cabriolet était garé. Sans un mot, il me t monter côté passager et je m’installai avec bonheur
sur le siège en cuir, avant de le regarder faire le tour de la voiture et démarrer. Dans le
rétroviseur, je vis la villa devenir de plus en plus petite, puis disparaître.
Au bout de quelques minutes, quand on se retrouva dans un quartier plus animé, je me
mis à trembler, sous le choc. C’était trop d’un coup pour moi. D’abord la soirée débridée
avec ses excès qui m’avaient effrayée, ensuite, l’irruption de Matteo. D’ailleurs, c’était peut-
être ça qui me bouleversait le plus.
Je pensais ne plus jamais le revoir. Après tout, il m’avait fait partir… et souffrir. Et voilà
qu’il surgissait au bon moment, comme un parfait chevalier servant, et me tirait d’une
situation très désagréable – dans laquelle je ne me serais pas retrouvée si je l’avais écouté.
Je m’apaisai peu à peu et me mis à observer Matteo. Il avait toujours une expression
assez sinistre mais je me sentais en sécurité à ses côtés, dans cette voiture qu’il conduisait
avec assurance. Comment lui en vouloir ? Comment lui reprocher son attitude passée quand
c’était grâce à lui que je me sentais brusquement mieux, beaucoup mieux ?
— Pourquoi étais-tu là ? demandai-je, rompant le silence. Je pensais que tu trouvais
Lorenzo Santarelli affreux.
— C’est le cas, confirma Matteo avec un reniflement méprisant.
Il se tourna brièvement vers moi, ses yeux lançaient des éclairs. Qui, du galeriste ou de
moi, motivait cette colère ? me demandai-je.
— Mais tu vas quand même à ses fêtes ?
J’avais du mal à comprendre.
— Non. Je ne suis venu que parce que tu y étais.
Son explication me décontenança encore plus.
— Comment savais-tu que j’y serais ?
— Par Andrew. On s’est croisés par hasard chez Giacomo, et quand j’ai entendu dire que
tu avais prévu d’aller à la soirée de Santarelli, j’ai pensé qu’il valait mieux m’assurer que…
que tout se passait bien pour toi.
Une sensation de chaleur se répandit en moi : il se faisait du souci à mon propos ?
— Non, ça ne se passait pas vraiment bien, avouai-je.
J’ajoutai à voix basse un « Merci » qui ne suf sait pas à exprimer mon soulagement de ne
plus me trouver dans cette villa immense, mais avec lui, dans son auto.
Matteo hocha la tête, mais une expression inhabituellement sérieuse ne quittait pas son
visage.
— Santarelli ne t’a pas touchée, si ?
Cette idée paraissait l’émouvoir.
— Non. Mais…
J’avais du mal à exprimer avec des mots ce qui s’était passé.
— Tu avais raison, repris-je. Sur toute la ligne. C’est un frimeur, un m’as-tu-vu. Et quand
j’ai voulu partir et que mon portable ne fonctionnait plus, il n’a pas bougé le petit doigt pour
m’appeler un taxi. Il voulait encore me faire boire. Alors qui sait combien de temps j’aurais
dû rester si tu n’étais pas arrivé ?
Je poussai un profond soupir et lui souris, mais il ne me rendit pas ce sourire.
— Pourquoi être allée là-bas, Sophie ? Je pensais t’avoir expressément conseillé de rester
à l’écart de ce type ?
Je fermai un instant les paupières, lasse.
— Je ne savais pas quel genre de fête c’était. Mais… toi si, hein ?
Je fis pivoter ma tête dans sa direction mais il regardait de nouveau devant lui.
— J’ai assisté un jour à une de ces soirées, oui. Après, on a une assez bonne idée de ce
que Santarelli appelle s’amuser.
Il freina et s’arrêta, puis enclencha la marche arrière et se gara entre deux voitures, en
quelques mouvements souples et élégants. Je regardai par la vitre, surprise, et découvris
l’entrée du Fortuna, de l’autre côté de la rue. Un élancement me traversa la poitrine : je ne
voulais pas être déjà arrivée, je préférais continuer à fendre la nuit à ses côtés.
Matteo contourna le cabriolet, vint ouvrir ma portière et me tendit la main pour m’aider à
sortir. Quand on se retrouva tous les deux sur le trottoir, très près l’un de l’autre, je fus
envahie par les sentiments que je m’interdisais depuis une semaine, des sentiments qui
faisaient ancher mes genoux et palpiter mon cœur. C’était tellement bon qu’il soit de
nouveau là !
Tu te berces d’illusions, me rappelai-je. Ce n’est pas possible. Vous ne pouvez pas être
ensemble. Alors, ressaisis-toi, Sophie !
Je me forçai à lâcher sa main. Il ne fallait pas que je me laisse emporter, que je me fasse
un lm. Il m’avait ramenée à l’hôtel, c’était très gentil, mais ça ne signi ait pas qu’il était
disposé à reprendre les choses là où on les avait laissées. Sans compter que ça ne nous
mènerait nulle part, on en avait fait l’expérience.
Alors que je faisais un pas en arrière, mon talon glissa sur la bordure du trottoir et je
perdis l’équilibre. Une seconde plus tard, je me retrouvai dans les bras de Matteo qui s’était
penché en avant, vif comme l’éclair, et m’avait cueillie au vol.
Peut-être, me dis-je, songeuse et sans doute trop fatiguée pour me montrer raisonnable,
peut-être n’est-il pas si mauvais d’être un peu maladroite, nalement. Mais je n’ai envie de
tomber dans les bras que d’un seul homme. Celui qui me tient si fermement, en cet instant
précis.
Mes pensées se lisaient-elles sur mon visage ? Matteo avait-il aussi une impression de
déjà-vu ? En tout cas, il sourit, ce qui chassa enfin, enfin, ce pli dur entre ses sourcils.
— Il vaut mieux que je t’accompagne à l’intérieur, décida-t-il.
Il m’aida à me redresser, puis me t traverser la rue et passer la porte vitrée de l’hôtel en
me serrant de près, comme s’il avait peur que je tombe de nouveau. Il n’y avait personne à la
réception, et même si j’appréciais beaucoup la signora Bini, je fus heureuse d’attendre seule
avec Matteo l’arrivée de l’ascenseur.
Lorsqu’on fut en n dans la cabine de taille réduite, séparés par quelques centimètres
seulement, je m’obligeai à respirer profondément et serrai les poings pour ne pas être tentée
de le toucher. J’en avais envie et, remarquant ses yeux qui s’étaient assombris, je sus qu’il y
pensait également. Un constat qui me fit flancher encore un peu plus.
Ça serait si facile… Il suf rait qu’on se rapproche encore un petit peu, un tout petit peu,
et l’électricité entre nous ferait de nouveau des étincelles. Les choses se termineraient là où
mon corps voudrait qu’elles se terminent.
Seulement, mon cœur avait appris la prudence.
Matteo ne s’opposerait sans doute pas à ce qu’on refasse l’amour… tant que je ne
chercherais pas à discuter avec lui, après. Mais cela me suf rait-il ? Pourrais-je supporter qu’il
reparte ensuite ?
— Comment savais-tu que je ne me sentirais pas bien à la soirée de Santarelli ? m’enquis-
je doucement.
— Je n’en savais rien. Je voulais m’en assurer, répondit-il en levant la main pour glisser
une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Je pressentais que ce n’était pas pour toi.
Apparemment, je l’intéressais assez pour qu’il saute dans sa voiture et vienne véri er que
j’allais bien. Ça impliquait que je ne lui étais pas égale, ce qui ne m’aidait pas à rester ferme
avec moi-même.
L’ascenseur s’arrêta avec une secousse, les portes s’ouvrirent et je quittai avec lui cet
espace si intime. Quelques pas suffisaient pour rejoindre ma chambre. On se retrouva devant
la porte, et pendant que je cherchais la clé dans mon sac, mon cœur menaçait d’exploser
dans ma poitrine, tant j’avais du mal à supporter l’idée que Matteo reparte. Si je ne le
retenais pas…
Mes doigts tremblaient tant qu’il me prit la clé et l’inséra dans la serrure. Une fois le
battant ouvert, il t un pas en arrière pour me céder le passage, mais je ne bougeai pas d’un
pouce. Il restait une chose que je voulais savoir à tout prix.
— Est-ce que… tu as participé à la fête ? Quand tu y étais la première fois, je veux dire.
Les commissures de Matteo se soulevèrent.
— J’ai regardé.
Aussitôt, je revis les deux hommes et la femme rousse, et je dus m’avouer que ce
spectacle ne m’avait pas seulement perturbée. Y repenser t se contracter délicieusement
mon bas-ventre, une sensation désormais familière. Pourtant, je ne voulais pas le faire – pas
avec des inconnus, en tout cas. Simplement, l’idée que Matteo me prenne par derrière
comme le brun, l’idée de lui donner du plaisir avec ma bouche, comme la rousse avec le
blond, était… très excitante.
En revanche, les jeux spéciaux qui plaisaient à Lorenzo m’effrayaient, et je n’imaginais pas
éprouver du plaisir à laisser quelqu’un m’humilier et me faire mal sciemment.
— Et… cette pièce, tout au fond du couloir ?
J’ignorais comment formuler ce qui me préoccupait, mais Matteo comprit immédiatement.
— Un coup d’œil m’a suf . Pour moi, le sexe et la violence ne vont pas de pair. On peut
se permettre tout ce qui plaît à l’un comme à l’autre, mais j’aime que la relation se passe
d’égal à égal. Je n’ai pas besoin de ce sentiment de domination, et ma partenaire n’a pas non
plus à se soumettre pour que je prenne mon pied. Au contraire, je trouverais ça ennuyeux.
Soulagée qu’on voie les choses de la même façon, je lui adressai un sourire rayonnant. Il
se tenait toujours devant moi, tout près – il aurait suf que je tende la main pour la poser sur
son torse –, et lorsque nos regards se croisèrent, ce tiraillement dans mon ventre se t si
intense que je dus m’adosser au chambranle pour m’empêcher de le toucher.
Soudain, je sus que ça ne fonctionnait pas comme ça. Je ne pouvais pas le laisser repartir
– pas quand il pouvait rester avec moi, cette nuit au moins.
L’ancienne Sophie, celle qui ignorait qu’être avec un homme pouvait la combler autant, se
montrerait raisonnable. Elle aurait peur de s’en remettre encore à ce sentiment puissant, de
perdre le contrôle, dé nitivement peut-être. Mais l’autre, la nouvelle Sophie qui ne semblait
exister que depuis mon arrivée à Rome, s’en souciait tout à coup très peu. Elle ne voulait pas
songer au lendemain, elle ne voulait penser qu’au fait que Matteo était là, avec elle. Qu’il
s’était rendu chez Santarelli rien que pour elle, alors qu’il ne pouvait pas le supporter. Et
qu’il n’était visiblement pas pressé de s’en aller, parce qu’il continuait à la regarder sans
bouger.
Mon sourire s’élargit encore et je glissai les bras derrière mon dos, faisant pigeonner ma
poitrine – ça n’échappa pas à Matteo, dont les yeux se mirent à briller. Je m’en félicitai et
laissai retomber la tête en arrière, contre l’encadrement, l’air un peu provocante.
— Pourtant, tu aimes bien l’être, non ?
— Quoi ? demanda-t-il, interloqué.
— Dominant, précisai-je en soutenant son regard. Avec moi, en tout cas.
Il ne s’était pas montré « dominant » à la manière de Santarelli, naturellement, mais le sexe
avec lui avait été chaque fois débridé et passionné, à couper le souf e au sens propre du
terme. Et quand j’avais voulu prendre l’initiative, il m’en avait privée.
Ça ne m’avait pas dérangée, non. Au contraire. À la seule pensée qu’il agisse de nouveau
comme en territoire conquis, je mouillais. J’avais prononcé cette dernière phrase juste pour le
provoquer. Une tactique qui t mouche, parce que les prunelles de Matteo s’assombrirent. Il
s’appuya d’un bras au chambranle de la porte et se pencha en avant, son visage tout près du
mien.
— Tu m’as subjugué, Sophie Conroy. Et j’avoue que je n’ai pas encore réussi à me
réfréner, concéda-t-il avec, dans les yeux, le feu que j’espérais. Ce qui ne signi e pas que je
ne peux pas aussi te conquérir très lentement et très tendrement. Au contraire. Ce serait
même un grand plaisir pour moi d’explorer le moindre centimètre de ton corps, jusqu’à ce
que tu ne puisses plus te réfréner, et si tu veux, tu n’as qu’à te montrer dominante et à me
dire ce que je dois faire, bellezza.
Son souf e se mêlait au mien, et ses mots m’excitaient tant qu’un premier frisson de désir
me traversa.
— Peut-être…
Ma gorge se noua : j’étais perdue, je le savais, mais c’était tellement bon…
— Peut-être que tu devrais m’en apporter la preuve pour que je puisse le croire, repris-je.
Je jubilai intérieurement lorsque ses mains se posèrent sur mes hanches et me poussèrent
avec détermination dans ma chambre.
20
Je me tenais devant lui, frémissante, prête à accepter tout ce qu’il aurait en tête. Je ne
voulais plus réfléchir, juste ressentir et savourer encore une fois sa présence à mes côtés.
Mais on aurait dit qu’il prenait mon dé très au sérieux : au lieu de me prendre dans ses
bras et de m’embrasser, il m’attira contre lui, si bien que je perçus la douce chaleur qui
émanait de son corps. Ses mains étaient toujours posées sur mes hanches et mon cœur
battait la chamade ; c’était incroyablement excitant d’avoir la tête appuyée contre son torse
sans faire quoi que ce soit, attendant de voir ce qui allait se passer, le souffle coupé.
C’était apparemment à moi d’en décider : au bout d’un moment, lorsque je relevai les
yeux, Matteo sourit et caressa mon visage du bout des doigts.
— Et maintenant, Sophie ? À toi de me dire.
Je le désirais tellement qu’un nouveau frisson me parcourut. Allais-je éprouver un jour la
même chose pour un autre que lui ? Aucune idée, mais qu’il me donne carte blanche accrut
considérablement mon excitation.
— Déshabille-moi, commandai-je.
Matteo passa derrière moi et ouvrit la fermeture éclair de ma robe. Ensuite, je sentis ses
mains sur mon dos, dont j’ignorais qu’il puisse être aussi sensible.
Matteo t glisser le tissu le long de mon corps, jusqu’à ce qu’il tombe par terre, et se mit à
embrasser mes épaules, ma nuque, tout en dégrafant mon soutien-gorge qu’il m’ôta. Puis il
s’accroupit devant moi et me débarrassa de ma culotte.
Son sourire insolent trahissait une assurance qui me t fondre. Lorsque son regard se
planta dans le mien, je constatai que, visiblement, ça ne le dérangeait pas d’exécuter mes
ordres. Malgré tout, il ne pouvait pas rester passif : ses mains remontèrent le long de mes
jambes, caressant mes mollets et l’arrière de mes genoux, puis l’intérieur de mes cuisses avec
une lenteur suggestive. Son air se t interrogateur et je souris pour lui signi er de continuer.
Il devint alors plus entreprenant, suivit de sa bouche la ligne séparant ma cuisse de mon
ventre. Je sentis son souf e chaud sur ma peau et la pointe de sa langue qui s’aventurait le
long du pli sensible, un contact si enivrant que j’enfouis les mains dans ses cheveux soyeux.
Juste avant qu’il n’atteigne mon bas-ventre, je m’écartai.
— Allonge-moi sur le lit, lui intimai-je.
Il m’y déposa avec un sourire qui me révéla que ce jeu lui plaisait autant qu’à moi.
Excitée par ses caresses, je fis courir mes mains sur mon corps.
— Et maintenant, déshabille-toi, lui ordonnai-je.
Il obéit aussitôt, déboutonna sa chemise et l’enleva. Fascinée par sa beauté, je contemplai
son torse qui paraissait sculpté. Sa cicatrice blanche, qui tranchait sur sa peau mate, réveilla
en moi l’envie de la toucher. C’était la clé de sa personnalité, j’en étais persuadée. Sans elle,
il serait différent ; sans elle, il n’y aurait pas cette dureté qu’il cachait derrière son sourire et
que j’avais déjà pu percevoir. C’était comme une carapace protégeant ce qu’il avait de plus
intime, et je me demandais si je pourrais un jour découvrir ce qui se trouvait dessous. S’il
m’en donnerait la chance.
Matteo se sépara du reste de ses affaires. Quand il se tint nu devant moi, je dévorai des
yeux son ventre plat aux abdos si sexy, son sexe gon é qui se dressait èrement en l’air et
me laissait pantelante de désir.
— Viens par ici, chuchotai-je, parce que ma voix ne m’obéissait plus.
Je tendis les bras vers lui, savourai la sensation de sa peau contre la mienne lorsqu’il se
coucha près de moi. Je le voulais, même s’il ne me donnait que ce qu’on était en train de
partager, ce court moment de plaisir. Même si demain devait être identique à hier, aux jours
précédents.
Alors, il me restera au moins cette nuit, me dis-je en ef eurant son torse, ses muscles
fermes.
Ensuite, plus moyen de penser : comme il l’avait annoncé à la porte de ma chambre,
Matteo explora avec délectation, des mains et des lèvres, le moindre centimètre de mon
corps… à l’exception de mes seins et de mon sexe. Il les épargna mais caressa et embrassa
tout le reste – mes pieds, mes genoux, mon ventre, mes épaules, mes bras, mes mains – en
me parlant en italien, à voix basse. Pendant qu’il tissait autour de moi un doux cocon de
plaisir, il me dit à quel point j’étais belle et excitante. Savourant le fait qu’il sache aussi
parfaitement ce qui pouvait me faire du bien, je laissai mes sensations me porter de plus en
plus haut, jusqu’à ne plus pouvoir ignorer les palpitations croissantes entre mes jambes. Je
me cambrai. J’avais l’impression d’être tendue telle une corde qui se romprait dès qu’il me
toucherait là. Comme s’il l’avait compris, il me t brusquement me redresser en position
assise et m’attira sur ses genoux.
— Et maintenant, padrona ? s’enquit-il avec un sourire très satisfait.
Le ton de sa voix était pressant : ce jeu sensuel avait manifestement joué avec ses nerfs à
lui aussi.
Je me soulevai pour abaisser mon sexe mouillé, brûlant de désir, au-dessus de son
membre durci. J’étais tellement prête à l’accueillir qu’il vint à ma rencontre et put s’enfouir
profondément en moi, d’une seule poussée puissante. J’émis un gémissement voluptueux en
le sentant me remplir, m’élargir.
— Referme tes jambes autour de moi, demanda-t-il à mon oreille, la voix rauque.
J’enroulai mes jambes autour de lui. Pour ça, il fallut que je les écarte davantage, et mon
clitoris se tendit.
— Oh…, lâchai-je.
Un frisson parcourut mon corps alors que Matteo n’avait même pas bougé.
Puis, comme s’il me berçait, il se mit à faire de légers mouvements des hanches qui
augmentèrent en douceur la pression sur ma perle en ée. Je pris une inspiration saccadée
quand il commença à m’embrasser avec délicatesse, à stimuler légèrement des doigts la
pointe de mes seins.
Un agréable picotement vint m’envahir. Incapable de rester immobile, j’agrippai ses
épaules et me mis à remuer le bassin, m’abandonnant à cette sensation qui naissait au plus
profond de moi et montait lentement mais inexorablement, comme la lave d’un cratère, avant
de jaillir et de déborder. Ça n’avait rien de violent mais c’était incroyablement intense et ça
n’en nissait pas, des vagues chaudes déferlaient sur moi et je me laissais emporter par ces
ots, impuissante, avec les épaules de Matteo pour seul point d’attache. Finalement,
j’atteignis les sommets de la jouissance et m’affaissai contre lui, stupéfaite une fois de plus
qu’il soit capable de me faire éprouver un plaisir aussi inouï.
Au bout d’un long moment, je retrouvai mes esprits. En me redressant, je constatai que
son sexe, toujours en moi, restait dur.
— Tu n’as pas joui, m’étonnai-je, avant de découvrir les gouttelettes de sueur qui
couvraient son front.
— Se dominer n’est pas toujours évident, avoua-t-il, l’air tendu.
Visiblement, il avait pris très au sérieux ma remarque, plus tôt.
Ça ne marche pas comme ça, pensai-je. C’était terriblement bon mais j’ai aussi besoin de
l’autre Matteo. J’ai besoin de tout ce que tu pourras me donner.
Je m’écartai donc avec une détermination nouvelle. Son membre glissa hors de moi et il
fronça les sourcils.
— Tu fais toujours ce que je te dis ? demandai-je.
Il s’accouda en arrière et sourit.
— Tes désirs sont des ordres.
— Bon.
Le cœur battant, je me mis à quatre pattes et tournai la tête vers lui.
— Dans ce cas, je veux que tu me baises par derrière, déclarai-je, moi-même étonnée
d’avoir prononcé des mots si crus.
Pour autant, c’était précisément ce dont j’avais envie : je voulais qu’il me prenne comme
le brun avait pris la rousse.
Une lueur avide apparut dans les yeux de Matteo. Sans attendre une autre invite, il
s’agenouilla derrière moi et plaça son large gland à l’entrée de mon sexe.
Je le veux, je le veux tellement fort…
Il écarta mes lèvres et me pénétra, coulissa dans ma fente avec un halètement de
satisfaction. Je gémis aussitôt, parce que je le sentais encore plus intensément, plus
profondément que d’habitude. On l’avait déjà fait par derrière, pendant notre première nuit,
mais on était couchés l’un contre l’autre. Là, c’était différent. Plus animal. Le contraste avec
ce qu’il m’avait fait vivre plus tôt était si géant que je sentis le plaisir monter de nouveau.
— Oh mon Dieu, Sophie, murmura Matteo en commençant à bouger en moi. Tu vas me
tuer.
Ses premières allées et venues, lentes, me coupèrent quand même le souf e. Tout en moi
se tendait autour de lui, et quand il augmenta le rythme, je me mis à gémir chaque fois qu’il
se plantait entre mes jambes. Je n’avais plus le contrôle de mon sexe qui se contractait et
m’entraînait vers un nouvel orgasme. Mes bras, sans force, ne me portaient plus. Je basculai
vers l’avant et il s’enfonça encore plus loin. Ses mouvements étaient devenus si violents et
irréguliers que j’eus peur qu’il jouisse avant que je puisse le suivre. Mais soudain, son pouce
vint trouver mon clitoris qu’il se mit à frotter en dessinant de petits cercles, tandis que l’autre
pouce pressait mon anus avant de s’y introduire.
— Matteo !
La pression inattendue dénoua toutes mes tensions ; l’orgasme me submergea et me
secoua sans crier gare, si puissant que je geignis. Très vite, il eut une dernière secousse et
vint en moi avec un long gémissement.
Le moment de jouissance passé, on bascula sur le côté, toujours unis, le souffle lourd.
Lentement, je repris pied dans la réalité. Je me tournai vers lui et me blottis dans ses bras,
déchirée entre bonheur et désespoir.
Si quelqu’un m’avait dit, avant mon voyage à Rome, que j’y rencontrerais un homme
capable d’éveiller en moi des sensations d’une telle violence, je ne l’aurais jamais cru. Ce
genre de chose n’était pas prévu dans ma vie, et ça me faisait toujours peur que plus rien ne
puisse être comme avant. Pour autant, si j’avais toujours cette décision à prendre, je
choisirais de passer la nuit avec lui. Sur cette idée, je fermai les paupières, cédant au
sommeil qui me gagnait, heureuse de ne plus avoir à me demander, pour l’instant, ce que ça
impliquait pour moi.

Le lendemain matin, lorsque je rouvris les yeux, la lumière du soleil entrait à flots dans ma
petite chambre d’hôtel, entre les rideaux qu’on n’avait pas tirés. Presque aussitôt, je repensai
à ce qui s’était passé la veille au soir et me retournai, craignant que Matteo ne soit parti. Mais
il était là, à côté de moi. Toujours endormi, il tendit le bras, le passa autour de mes hanches
et m’attira tout contre lui.
Mon cœur se contracta douloureusement tandis que je le contemplais. Je ne pus
m’empêcher de repousser avec douceur les cheveux qui retombaient sur son front. J’avais du
mal à croire qu’il se trouvait toujours dans cette pièce, avec moi. Alors, le sentiment qui
m’avait terrifiée, le premier matin où je m’étais réveillée dans ses bras, m’envahit de nouveau.
Cette fois, je le laissai s’emparer de moi.
Ça ne sert plus à rien de le nier, pensai-je, une boule dans la gorge. Je suis amoureuse.
Mais ce que j’éprouvais était d’une effrayante intensité. J’avais toujours pensé que l’amour
devait être une base sûre et stable sur laquelle ma vie puisse reposer. Je ne m’attendais pas à
ce cyclone, à ce chaos total. Je n’en voulais pas, j’avais en exemple (un mauvais exemple) les
perpétuels hauts et bas émotionnels que connaissaient mes parents. Mais j’aurais beau
m’enfuir à l’autre bout du monde, ce sentiment demeurerait et il fallait que j’accepte le fait
que j’évoluais en terrain miné. Parce que, même si Matteo avait clairement autant de mal que
moi à résister à notre attirance physique, il y avait peu de chances qu’il ait changé
fondamentalement d’avis et soit prêt à se lancer dans une vraie relation. En plus, ma vie était
à Londres et je ne pouvais pas écarter, sur un coup de tête, tout ce qui me retenait là-bas.
Notre histoire était donc quasiment vouée à l’échec.
Matteo nit par ouvrir les yeux. Il les planta dans les miens pendant un long moment et je
vis, fascinée, le ton doré de ses iris se réchauffer. Puis les commissures de ses lèvres se
soulevèrent.
— Alors ? s’enquit-il.
Remarquant que je fronçais les sourcils, perplexe, il sourit plus largement et je vis
apparaître la fossette que j’aimais tant.
— Satisfaite de mon absence de domination ? précisa-t-il.
J’eus un hochement de tête enthousiaste.
— Tu m’as convaincue.
Je préférai ne pas lui révéler à quel point j’étais « convaincue ». Il me tenait déjà sous sa
coupe, de toute façon.
Lorsqu’il plaqua un bref baiser sur ma bouche, se leva et se mit à regarder autour de lui,
je m’inquiétai.
— Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je en espérant que ma voix ne trahisse pas mon
anxiété soudaine.
Le souf e coupé, incapable d’interpréter l’expression de son visage, je redoutai qu’il
décide de partir. Puis il eut un nouveau sourire, le sourire impertinent de la veille au soir, se
rallongea près de moi et appuya sa tête sur son coude.
— Tu pourrais en décider, toi qui aimes tellement ça. Il se trouve que tes ordres sont
terriblement… excitants. Comme il doit être trop tard pour prendre le petit déjeuner ici, on
pourrait aller chez moi pour que je te prépare des œufs brouillés au lard. Ou alors, on reste
encore un peu au lit et on remet le repas à plus tard.
Mon cœur s’emballa en l’entendant employer ce « on », dans les deux cas. J’étais
incroyablement soulagée.
On n’est peut-être pas toujours obligé de tout planifier, pensai-je, radieuse.
— On remet le repas à plus tard, tranchai-je.
Je passai les bras autour de son cou et il se mit à m’embrasser, visiblement très satisfait de
mon choix.
21
— Zio, tu es là ?
La voix féminine qui avait retenti dans le salon me t sursauter, mais il était trop tard :
mon doigt appuyait déjà sur le bouton de la machine à café. Cette dernière se mit à moudre
bruyamment les grains et je grimaçai : la personne qui venait d’arriver savait maintenant qu’il
y avait quelqu’un dans la cuisine. Je me doutais de son identité (zio signi ait « oncle », peu de
gens pouvaient appeler Matteo ainsi) et je n’avais que modérément envie qu’Adriana me
surprenne là, tôt le matin, en peignoir. Mais bon, plus moyen de m’éclipser. Effectivement,
un instant plus tard, la jeune lle brune entrait dans la pièce. Je tentai d’af cher un air
décontracté.
— Oh ! s’exclama-t-elle, sans doute surprise de ne pas avoir affaire à Matteo.
Elle se reprit aussitôt et eut un large sourire. Puis elle s’approcha et m’embrassa
chaleureusement sur les deux joues.
— Buongiorno, Sophie. Les gens du bureau m’ont ouvert, et comme la porte du haut
n’était pas fermée, je suis entrée. J’espère que je n’ai pas eu tort ?
J’avais longuement posé devant elle et ses camarades du cours de dessin. Elle avait eu
tout le temps de me détailler. Pour autant, je ne me serais pas attendue à ce qu’elle me traite
comme une vieille connaissance et ignore le fait que je portais un peignoir bien trop grand,
appartenant de toute évidence à son oncle.
Maintenant que je la voyais de plus près, la première impression que j’avais eue dans
l’atelier se con rmait : elle était vraiment jolie. Je notai aussi une certaine ressemblance avec
Matteo – d’accord, elle avait des cheveux sombres et des yeux noisette, mais au second coup
d’œil, son sourire insouciant rappelait beaucoup celui de son oncle.
— Je peux aussi en avoir un ? demanda-t-elle gaiement en indiquant mon cappuccino.
Je le lui tendis en souriant, allai prendre une autre tasse dans un placard et pressai le
bouton. Depuis que Matteo m’avait montré comment fonctionnait cet appareil magique,
j’étais accro au délicieux café qui en sortait.
Nonchalamment appuyée au plan de travail, Adriana remuait son cappuccino. Elle
paraissait étonnée que j’aie à me servir moi-même.
— Elisa n’est pas là ?
— Non, elle a congé cette semaine.
Personnellement, ça me convenait tout à fait : mes allées et venues en avaient été
facilitées. Ça m’aurait dérangée d’être observée en permanence par cette intendante à l’allure
si stricte.
— Et où est Matteo ? s’enquit Adriana.
— Dans la salle de bains, répondis-je en tâchant de ne pas rougir.
En n, Sophie, tu as vingt-cinq ans ! me rappelai-je, énervée. Pas besoin d’être gênée
qu’on te « chope » le matin chez un homme.
Adriana parut quand même remarquer mon trouble, parce que son sourire s’élargit.
— Donc, c’est vrai, fit-elle avant de boire une gorgée de café.
Je fronçai les sourcils, interloquée.
— Qu’est-ce qui est vrai ?
— Ben, que tu es souvent ici.
Là, je sentis que mes joues se coloraient. Je ne trouvais pas très agréable que le temps
que je passais avec Matteo puisse être un sujet de discussion à l’extérieur.
— Qui dit ça ?
Adriana se mit à rire.
— Quand mon oncle est aperçu plus d’une fois avec la même femme, main dans la main
en plus, le bruit se répand comme une traînée de poudre, crois-moi.
Par bonheur, mon cappuccino était prêt et je pus prendre la tasse pour me donner une
contenance.
— On sort ? proposai-je à Adriana en désignant le balcon avec une décontraction forcée.
Je préférais ne pas approfondir le sujet, tout était bien trop frais pour moi – et trop
fragile.
Elle disait vrai : depuis la nuit qui avait succédé à l’affreuse soirée chez Santarelli, je
passais beaucoup, beaucoup de temps dans cette villa, et avec son oncle.
Mes matinées étaient toujours consacrées à Giacomo, bien entendu, mais dès que j’avais
ni de travailler, je retrouvais Matteo. Quand on arrivait à quitter sa chambre à coucher – le
sexe avec lui était toujours aussi incroyable et on ne se lassait pas l’un de l’autre –, il me
montrait Rome. Les jours s’étaient écoulés ainsi, semblables à un beau rêve. Mais j’allais
bientôt devoir me réveiller, et je le savais.
De fait, le commentaire d’Adriana me mettait mal à l’aise : il me rappelait qu’on serait,
prochainement, confrontés à la réalité – le fait que notre liaison serait limitée dans le temps
si l’un de nous ne faisait pas un pas décisif, si on ne ré échissait pas à une solution.
Jusqu’alors, on avait éludé la question de la suite à donner aux événements. Depuis le matin
où on s’était réveillés dans ma chambre d’hôtel, Matteo évitait résolument le sujet. Je ne lui
posais pas non plus de questions à ce propos, me doutant que c’était la seule façon de faire
durer notre histoire.
Pourtant, j’avais l’impression que quelque chose avait changé. Matteo me semblait
différent, plus ouvert, d’un abord plus facile. Effectivement, il prenait souvent ma main
quand on se promenait dans la ville, ou il passait son bras autour de mes épaules avec un
grand naturel – comme si on était un couple normal, amoureux. Ça me fendait chaque fois le
cœur parce que je sentais grandir mes sentiments pour lui, et avec eux, le souhait que rien
ne change. Mais ce n’était pas possible, il faudrait que je le quitte, je ne pouvais pas
abandonner tout ce que j’avais laissé à Londres. J’avais beau tourner et retourner le problème
dans tous les sens, je ne voyais pas comment il pourrait faire partie de ma vie là-bas.
En plus, je ne sais même pas s’il envisage seulement un avenir avec moi, pensai-je dans
un accès de désespoir, tout en m’installant dehors avec Adriana, à la table sous la pergola.
Ignorant tout de mes sombres pensées, elle me considérait, radieuse.
— Ah, avant que j’oublie : il faut que je te remercie.
— Pourquoi ?
— Pour les affaires que tu m’as empruntées. En échange, Matteo m’a offert une virée
shopping avec Aurora Biasini.
Comme je la regardais, perplexe, elle leva les yeux au ciel, visiblement consternée par
mon ignorance.
— C’est LA styliste personnelle de Rome. Les stars font la queue pour qu’elle les
conseille… et j’ai pu passer deux heures avec elle dans une boutique chic de la ville, et
refaire toute ma garde-robe ! s’extasia-t-elle.
Puis elle me tendit fièrement son bras.
— Regarde le bracelet qu’elle m’a dégoté, il n’est pas cool ? Sans oublier mes boucles
d’oreille, et des fringues démentes. Matteo a payé tout ça, juste parce que j’avais dû te ler
un vieux tee-shirt et un jean. Bon, papa lui en veut toujours, il trouve qu’il me gâte trop, mais
moi j’ai trouvé ça génial.
Je la trouvais mignonne de s’enthousiasmer à ce point. Ça ressemblait bien à Matteo de
faire un geste aussi excessif pour Adriana – elle occupait clairement une place particulière
dans son cœur, même s’il appréciait sûrement beaucoup ses autres neveux et nièces. Il
m’avait raconté que son frère Luca avait deux autres lles, de neuf et sept ans seulement,
ainsi qu’un ls de cinq ans. Quant à son autre frère, Michele, il était également père, d’une
lle et de deux ls ayant de trois à huit ans. Pour autant, Adriana, la plus âgée de ses nièces,
jouait un rôle spécial dans la vie de Matteo. On s’en rendait compte quand il l’évoquait. Peut-
être parce qu’elle partageait son amour de la peinture. Ou parce qu’elle était née l’année de
la mort de son père.
Quelle vie avait-il connue ensuite, chez sa grand-mère ? Je ne pouvais qu’émettre des
hypothèses. Il lui arrivait d’en parler, mais toujours brièvement, et souvent en rapport avec
Adriana. En revanche, il ne parlait jamais de sa femme, de son avion qui s’était abîmé en mer
ou de l’accident qui lui avait valu cette terrible cicatrice. Il refusait tout net la discussion dès
qu’on effleurait le sujet, alors que j’aurais aimé en apprendre plus sur lui.
D’un autre côté – je me l’avouais avec culpabilité –, je n’évoquais jamais véritablement ma
vie à Londres. Il ignorait que je connaissais Sarah, je n’avais plus prononcé le nom de Nigel,
qui continuait à m’appeler tous les jours, et il ne savait pas non plus que Mum était si malade
que je ne pourrais jamais la quitter. Pourquoi ? Parce que je n’aimais pas penser qu’il ne
pouvait pas faire partie de mon avenir. Or, il faudrait que j’y ré échisse si je lui dépeignais
mon quotidien – un quotidien dans lequel j’étais incapable de l’envisager.
— Tu peux récupérer tes affaires, au fait, assurai-je à Adriana.
Je les avais complètement oubliées, sinon je les aurais rapportées à Matteo depuis
longtemps.
— Non, non, garde-les ! Je n’en ai plus besoin, vraiment, protesta Adriana, qui ne voulait
vraisemblablement pas courir le risque de devoir rendre des vêtements si fantastiques.
— Adriana !
Matteo venait de sortir sur le balcon. Il avait pris une douche et ses cheveux, encore
humides, paraissaient plus sombres que d’habitude. Contrairement à moi, il était habillé, et il
avait l’air si séduisant, avec son pantalon parfaitement taillé et sa chemise claire, que mon
cœur manqua un battement – comme toujours.
Il serra sa nièce contre lui. Il avait l’air surpris de sa visite et son regard ne cessait de se
poser sur moi, comme si ça le perturbait que je sois en compagnie d’Adriana.
— Qu’est-ce que tu fais là si tôt ? s’étonna-t-il. Il n’y a pas école aujourd’hui ?
Alors seulement, je réalisai qu’Adriana aurait dû être au lycée, puisqu’on était vendredi.
Mais elle avait une explication qu’elle nous fournit, souriante.
— Je n’ai pas cours les deux premières heures, donc j’ai pensé que j’allais en profiter pour
te rappeler le cadeau.
Un pli apparut entre les sourcils de Matteo. Il m’adressa de nouveau un bref coup d’œil
qui confirma mes soupçons : la présence d’Adriana à mes côtés le dérangeait.
— On en a déjà parlé. Je m’en occupe, lâcha-t-il, ne désirant visiblement pas creuser le
sujet. Tu veux un autre café ?
— Non, merci, fit Adriana.
Elle secoua la tête, toujours aussi enjouée. Elle ne semblait pas du tout avoir noté le
brusque changement d’humeur de Matteo. Puis elle me regarda et je remarquai une lueur
malicieuse dans ses yeux, comme à la n du cours de dessin, l’autre fois. Non, elle en était
parfaitement consciente, au contraire : elle l’ignorait sciemment.
— Au fait, tu en as parlé à Sophie ? reprit-elle.
— Je n’en ai pas encore eu l’occasion, répliqua-t-il sur un ton sans appel.
J’en avais assez entendu.
— De quoi est-il question ?
— De l’anniversaire de nonna, m’expliqua Adriana. Elle le fête demain, et quand elle a
entendu que vous… eh bien, que vous vous étiez rapprochés, elle a tenu à t’inviter.
— Aha.
Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine et une sensation de malaise envahit mon
estomac. Je dévisageai Matteo, mais il évitait mon regard. Il était prévu que je rencontre sa
famille et il avait omis de me le dire ?
Négligeant la tension qui régnait dans l’air, Adriana se remit à parler.
— Ça va être très chouette, ne t’inquiète pas, assura-t-elle comme pour m’ôter des doutes
que je n’avais pas exprimés.
Puis elle se tourna vers Matteo.
— Il faut que vous veniez, elle me l’a répété hier. De toute façon, c’est vous qui avez le
cadeau.
Elle insistait comme si elle croyait sérieusement que Matteo pouvait oublier l’anniversaire
de Valentina. Impensable ! Puis je compris qu’elle agissait ainsi pour souligner le « vous ». Elle
savait qu’il venait, mais elle avait peur qu’il « oublie » de m’emmener.
Brusquement pressée, elle se hâta de finir son cappuccino.
— Bon, il faut que j’y aille, à demain. Je me fais une joie ! lança-t-elle avant de s’éclipser,
refusant que Matteo l’accompagne jusqu’à la sortie.
Après son départ, le silence régna un moment.
— Tu ne veux pas que j’aille voir ta famille avec toi ? demandai-je finalement.
Matteo me fixait d’un œil perçant, sans aucun lien avec le sourire qu’il affichait.
— Nonna le souhaite. Je ne peux pas le lui refuser, sinon elle s’énervera et ce n’est pas
bon pour son cœur.
Ça aussi, c’était nouveau pour moi.
— Elle est malade ?
— Le médecin dit qu’elle doit faire attention, mais elle ne veut rien savoir. J’aurais ni par
t’en parler, Sophie.
Il avait prononcé cette dernière phrase comme si, maintenant que la raison pour laquelle
je devais l’accompagner lui revenait, il voulait absolument que je sois du voyage.
De mon côté, j’étais encore occupée à digérer l’information sur la santé de Valentina. Je
repensai à la soirée chez Giacomo, aux regards soucieux que Matteo posait régulièrement
sur sa grand-mère tandis qu’on « discutait ».
— Tu avais dû le lui promettre, c’est ça ? Tu lui avais promis que tu ne te disputerais pas
avec moi à la réception ? lui demandai-je pour clarifier la situation.
Voilà qui expliquerait pourquoi il avait nié le fait que notre discussion était tout sauf
amicale.
Il hocha la tête et eut un sourire amusé. Visiblement, il se remémorait cet épisode, lui
aussi.
— Oui, mais ça n’a pas marché. Je ne pouvais pas me douter que tu étais aussi
combative.
J’aurais aimé lui rendre son sourire, j’aurais aimé rebondir sur sa remarque taquine, me
raccrocher à ce qu’on avait partagé les jours passés, mais je ne pouvais pas.
Non, ça n’a pas marché. Et ça ne marchera sans doute pas entre nous, sur la durée. Parce
que je ne peux pas y veiller et qu’il ne veut pas y veiller.
Je pris ma tasse, vide depuis longtemps, me levai et retournai dans la cuisine me préparer
un autre cappuccino. Tandis que la machine se mettait en marche, je xai les placards sans
les voir. Brusquement, j’avais l’impression de me trouver devant un mur infranchissable.
Ça ne peut pas continuer comme ça, pensai-je, et je tressaillis violemment lorsque Matteo
posa une main sur mon épaule.
Je me retournai et sa main retomba. Son visage trahissait une grande incertitude.
— Tu viendras avec moi ?
On aurait dit qu’il n’arrivait pas à décider s’il voulait entendre un « Oui » ou un « Non ».
Valentina comptait énormément pour lui, si bien qu’il m’aurait probablement parlé de son
invitation, en effet. Il voulait exaucer son souhait, mais ça le mettait mal à l’aise de
m’emmener voir sa famille. Par conséquent, je me demandais si c’était une bonne idée de
l’accompagner.
D’un autre côté, ne devrais-je pas saisir cette chance de le connaître un peu mieux – quoi
qu’il se passe ensuite ?
Je me perdis un long moment dans ses prunelles ambrées que j’aurais aimé sonder, même
si ce que je pourrais y trouver alors m’effrayait.
— Il faut, non ? Je ne veux pas que Valentina aille mal par ma faute, tranchai-je
finalement avec un haussement d’épaules.
Je posai une main sur son torse.
— Au fait, tu dois partir quand ?
Je savais qu’il avait rendez-vous à l’université, dans la matinée. Scrutant son visage, je
constatai, soulagée, que le pli entre ses sourcils avait disparu et que la lueur familière était
revenue dans ses yeux.
— On a encore un peu de temps…
Il ouvrit mon peignoir, glissa ses mains dessous et je renversai la tête en arrière. Je soutins
son regard brûlant en essayant d’oublier que le temps qu’il nous restait était bien le
problème.
22
On avait déjà une heure de retard, alors qu’on quittait la pittoresque commune de Castel
Gandolfo, ses ruelles tortueuses et ses hauts bâtiments anciens, pour commencer à longer le
lac d’Albano. On aurait dû être chez Valentina à midi et ma montre indiquait un peu plus de
treize heures, ce qui accroissait encore ma nervosité.
— Elle ne va pas être fâchée qu’on ne soit pas ponctuels ? m’inquiétai-je auprès de
Matteo.
Il se contenta de hausser un sourcil.
— Elle n’est pas stricte de ce point de vue-là, ne t’en fais pas. Et puis, on y est bientôt.
J’aurais quand même préféré ne pas arriver la dernière, histoire d’éviter que tout le
monde me détaille des pieds à la tête. En plus, je n’arrivais pas à me débarrasser de la
sensation que Matteo prenait tout son temps exprès. Pour commencer, il était passé me
prendre à l’hôtel plus tard que prévu, et il avait encore fallu qu’on aille chercher le cadeau
de Valentina dans une boutique minuscule. Là-bas, il avait parlé une éternité avec l’homme à
qui il avait passé commande, comme s’il n’était vraiment pas pressé d’arriver à la fête.
Comme s’il lui était désagréable de s’y montrer avec moi – une impression qui me faisait
presque redouter les heures à venir.
Je détournai la tête en soupirant et contemplai le lac par la vitre. Avec les hauts versants
montagneux couverts de forêts qui l’entouraient, il était magni que, mais il n’exerçait pas sur
moi l’effet apaisant dont j’avais besoin.
Je me sentais déchirée. D’un côté, je me réjouissais de revoir Valentina, que j’avais
immédiatement trouvée très sympathique à la réception, et j’étais curieuse de faire la
connaissance des frères de Matteo et de leurs épouses. De l’autre, je trouvais qu’il était bien
trop tôt pour ce genre de visite : il y avait encore tant de choses à éclaircir entre nous.
Mais quand, si pas maintenant ? me dis-je alors.
Mon séjour à Rome tirait inexorablement à sa n. Et rencontrer sa famille ne serait peut-
être pas une mauvaise façon de découvrir où j’en étais avec Matteo.
Sans compter qu’il était trop tard pour changer d’avis. Matteo freina, puis tourna aussitôt
à droite. Après avoir monté une courte pente assez raide, la voiture franchit un portail
donnant accès à une cour pavée où étaient garées plusieurs autos. Derrière, une très jolie
villa de deux étages peinte dans un jaune soleil, nichée dans un jardin verdoyant et entourée
de cyprès qui donnaient à l’ensemble un caractère typiquement méridional. Tout comme les
maisons voisines, à distance respectable, elle s’intégrait harmonieusement au paysage. Sans
être tape-à-l’œil, elle témoignait du fait que posséder une propriété dans cet environnement
de rêve n’était pas donné à tout le monde.
Notre arrivée n’était pas passée inaperçue : alors que Matteo descendait et faisait le tour
de son cabriolet pour m’ouvrir la portière (son sourire n’était pas l’unique trait charmant de
sa personnalité), des cris de joie retentirent et une horde d’enfants sortirent en trombe de la
villa.
— Zio ! Te voilà ! s’exclama le petit garçon bain qui atteignit Matteo en premier.
Celui-ci le souleva et le fit tournoyer en l’air, lui arrachant des hurlements enthousiastes.
— Tu nous as apporté quelque chose ?
— À ton avis ? répliqua Matteo en le reposant par terre pour dire bonjour aux autres.
Je comptai deux garçons et trois lles. Il ne manquait qu’Adriana et, apparemment, le
benjamin de Michele, parce que je ne voyais nulle part d’enfant de trois ans. Le plus jeune,
que Matteo portait dans ses bras, avait dans les cinq ans, à mon avis.
— Oui ! lança le petit garçon brun avec conviction.
Souriant, Matteo prit un grand sac posé sur la banquette arrière. Je l’avais remarqué en
montant, mais j’ignorais que c’étaient des cadeaux pour les enfants.
— Tu y as vraiment pensé, zio ? s’enquit la lle qui avait de longs cheveux châtains, et
pas noirs comme tous les autres.
Il sortit un premier paquet du sac et le lui donna.
— Oh, merci !
Elle devait parfaitement savoir ce que c’était parce qu’elle le serra contre son cœur, l’air
heureuse. Les autres aussi reçurent leur présent de Matteo l’un après l’autre, rayonnants. Ce
spectacle me t sourire, me rappelant qu’Andrew avait toujours quelque chose pour moi
quand j’étais petite. Je me réjouissais de ses visites : il me donnait le sentiment d’être une
personne particulière, et pas un élément perturbateur – à la différence d’autres amis de mes
parents.
J’étais touchée que Matteo soit aussi attentionné, aussi naturel dans ses rapports avec les
enfants.
Peut-être avait-il noué des liens très étroits avec Adriana parce qu’elle était l’aînée, mais
maintenant que je le voyais avec ses autres neveux et nièces, je réalisais qu’il tenait
beaucoup à tous.
Il est très famille, pensai-je, surprise. Sauf qu’il ne semble pas avoir lui-même de projet
dans ce domaine…
— Tu ne devrais pas les gâter à ce point, Matteo, protesta soudain une femme brune qui
venait de sortir de la villa.
— Et les décevoir ? Jamais ! lança Matteo avec un large sourire.
Pas réellement fâchée, elle le serra chaleureusement contre elle.
Je l’avais reconnue d’emblée – c’était Paola, que j’avais vue à la réception. Elle se tourna
vers moi, le visage radieux.
— Sophie, quelle joie que vous soyez venue ! Giacomo n’arrête pas de parler de vous.
Elle m’embrassa sur les deux joues et suivit du regard les enfants qui se ruaient à
l’intérieur de la maison. Puis elle s’adressa à son beau-frère.
— Tu as le cadeau ?
Au lieu de répondre, Matteo se pencha une fois encore audessus de la voiture et prit le
paquet encombrant qui attendait sur la banquette arrière.
— Vous savez que vous êtes pénibles ? t-il en levant les yeux au ciel. D’abord Adriana,
maintenant toi. Comme si je pouvais oublier ça !
— Tu aurais pu avoir autre chose en tête, rétorqua Paola, qui me fit un clin d’œil.
Je lui rendis son sourire avec hésitation, constatant que Matteo se rembrunissait à ce
commentaire. Sa belle-sœur ne s’en rendit pas compte et me poussa résolument vers la porte
d’entrée. Sur le seuil, elle laissa Matteo nous précéder avec le cadeau.
Dedans aussi, la villa était un rêve absolu. Baignée de lumière, elle était meublée de
façon analogue à celle de Matteo, avec un intéressant mélange de belles antiquités et de
créations design, la plupart étant sûrement produites par la maison Bertani. Là aussi, de
magni ques tableaux ornaient les murs ; ils attirèrent mon attention et me rappelèrent que
j’étais invitée dans une des familles d’entrepreneurs les plus prospères d’Italie. Les admirer
au passage tempéra ma nervosité, qui grandissait depuis notre arrivée.
Lorsqu’on atteignit la salle à manger où étaient rassemblés les autres invités, je me geai,
surprise.
Je craignais que tout le monde soit déjà installé et me détaille avec curiosité. Il y avait
effectivement une longue table où le couvert était mis, devant une baie vitrée offrant une très
belle vue sur le lac, mais l’atmosphère était tout sauf guindée : plutôt bruyante et animée.
Assise au bout, Valentina parlait avec un homme brun à la barbe très stylée, installé à sa
gauche – à côté des deux garçons de tout à l’heure, qui déballaient avec excitation les
cadeaux offerts par Matteo. De l’autre côté, je découvris Adriana qui admirait un tee-shirt
que lui tendait une des lles. Les deux autres couraient l’une après l’autre autour de la table,
le long de laquelle un autre homme brun allait et venait. Il avait dans les bras un jeune
enfant en pleurs qu’il consolait, tandis qu’une femme aux longs cheveux châtains en aidait
une autre, plus âgée, un peu corpulente (sans doute une employée), à essuyer par terre ce
qui ressemblait à du jus de fruits renversé.
C’était le chaos à l’état pur, comparé au paisible tea time avec mes parents ou aux dîners
bien comme il faut organisés chez nous à l’occasion des anniversaires, mais j’aimai aussitôt
cette ambiance : c’était ainsi que je m’étais toujours imaginé les fêtes de famille. Peut-être
aspirait-on à obtenir le contraire de ce qu’on avait ? En tout cas, ayant grandi sans frère ni
sœur, avec, pour unique proche parent, un oncle – le frère de mon père – qui vivait aux
États-Unis et dont les visites étaient rares, ce que j’avais sous les yeux ressemblait fort à
l’image idéale que je m’étais forgée, enfant.
Environ trois secondes après notre entrée dans la salle à manger, on fut accueillis avec
effusion, un accueil qui m’engloba sans distinction, comme si c’était la chose la plus évidente
au monde que je prenne part à la fête.
La femme aux cheveux châtains se présenta comme étant Vera, la femme de Michele.
Celui-ci me salua, son enfant toujours dans les bras. Il était aussi grand que Matteo, tandis
que Luca, assis près de Valentina, était un peu plus petit et nerveux physiquement. Les deux
hommes avaient beau posséder une chevelure d’un noir profond qui les distinguait de
Matteo, ils dégageaient eux aussi cette assurance et ce charme qui devaient attirer les
femmes.
— Sophie, c’est un tel plaisir de vous revoir ! s’exclama amicalement Valentina qui
m’accueillit la dernière. Venez, asseyezvous à côté de moi !
Elle tapa dans ses mains.
— Allez, installez-vous tous. Maintenant que tout le monde est là, on va pouvoir
commencer.
Le chaos se dissipa presque instantanément. Chacun retourna à sa place, et même le plus
petit – Marco, le benjamin de Michele et Vera – se calma. Depuis les genoux de son père, il
regarda les employés de maison (la femme bien en chair et deux autres, plus jeunes)
apporter l’entrée du repas d’anniversaire, de délicieuses bruschettas sur lesquelles les enfants
se jetèrent avec appétit.
En plus de la vue fantastique et des meubles en bois précieux, le fait qu’aucun membre
de la famille ne doive se charger du service attestait du fait que l’argent n’était pas un
problème dans cette demeure. Sinon, tous se comportaient avec une agréable décontraction
et je me sentais incroyablement bien en leur compagnie, sans prise de tête. Je ne pouvais pas
participer beaucoup à la conversation, qui se déroulait surtout en italien, mais je les écoutais
avec plaisir, je riais avec eux et je répondais aux questions qu’ils me posaient – en anglais –
pour m’associer aux discussions. Heureusement, elles ne concernaient que moi, pas ma
relation avec Matteo.
Ils me rendent la tâche facile, pensai-je en laissant mon regard passer d’un visage à un
autre. Parce qu’ils sont chaleureux et ouverts.
Seul Matteo, assis près de moi, était différent. D’accord, il souriait et commentait, souvent
du tac au tac, les remarques de ses frères et belles-sœurs, mais quand il ne participait pas à
l’échange, ses yeux étaient posés sur moi. Il m’observait, mais sans la moindre trace de
l’expression tendre qu’il avait parfois quand on était seuls. Il me xait plutôt comme si j’étais
brusquement devenue une étrangère dont la présence l’irritait. Quand nos regards se
croisaient, il avait un sourire peu engageant et se détournait rapidement, ce qui provoquait
chaque fois en moi un pincement douloureux.
Finalement, après trois plats succulents, on servit le gâteau d’anniversaire, puis le café…
et une des phrases que je redoutais depuis le début fut quand même prononcée.
— Il était grand temps que tu viennes accompagné à une de nos réunions de famille,
Matteo.
Luca venait de faire ce commentaire. Il paraissait bel et bien soulagé et ne cherchait pas à
provoquer son frère, on le lisait dans ses yeux. Aussitôt, j’adressai un coup d’œil anxieux à
Matteo, qui s’était adossé à sa chaise.
— À la demande expresse de nonna, à qui je ne peux rien refuser, précisa-t-il avec un
sourire froid.
C’était de toute évidence un message à mon intention et à celle de tous les autres. Le sens
était clair : il ne fallait pas interpréter abusivement ma présence parmi eux. Je n’étais là que
parce que Valentina le voulait, pas parce qu’il ressentait le besoin de me présenter à sa
famille. Sa réflexion me fit plus mal que je l’aurais pensé, comme s’il venait de me repousser.
— Maintenant, j’aimerais savoir ce qui se cache dans le mystérieux paquet là-bas,
intervint Valentina.
Manifestement déterminée à ne pas approfondir le sujet, elle fusillait du regard son petit-
ls. Celui-ci l’ignorait ostensiblement, imaginant sans doute ce qu’elle pensait de son
comportement.
Les enfants bondirent et allèrent chercher le cadeau. D’un air solennel, ils le posèrent
devant Valentina, sur la table dont j’avais rapidement débarrassé un coin avec Paola. Cette
dernière se rassit en face de moi et je la vis se pencher discrètement vers son mari et lui
glisser quelques mots à l’oreille, tout en me regardant. Luca me considérait aussi, l’air
coupable. Paola devait lui avoir reproché sa petite phrase. Il eut un sourire d’excuse que je
lui rendis, même si j’aurais préféré qu’il ne dise rien.
Ensuite, tous les yeux se braquèrent sur Valentina, qui déballait son paquet. Visiblement
enchantée, elle battit des mains en découvrant une vitrine rectangulaire, où étaient très
joliment présentés plusieurs embauchoirs anciens.
— Vous y avez pensé ! s’écria-t-elle.
Elle en avait les larmes aux yeux. Manifestement, ses petitsenfants avaient tapé dans le
mille.
Je connaissais l’histoire associée à ce présent, que Matteo m’avait racontée en route : son
arrière-grand-père Eduardo Bertani, le fondateur de l’entreprise, était cordonnier et ces
embauchoirs lui avaient appartenu. Valentina les avait conservés toutes ces années et,
quelque temps plus tôt, avait exprimé le souhait que ses petits-enfants les mettent en valeur,
car ils constituaient la première pierre de la réussite familiale. Luca, Michele et Matteo
l’avaient écoutée.
— Celle-ci est pour toi, expliqua Luca. Mais on a passé commande d’une seconde vitrine
pour les embauchoirs restants, plus grande. Elle sera exposée à l’accueil de la société, pour
rappeler nos racines.
— Vous êtes les meilleurs !
Rayonnante de joie, Valentina serra contre elle ses petits-enfants l’un après l’autre, puis
elle revint à sa place contempler le contenu de la vitrine, toucher les embauchoirs,
visiblement submergée par l’émotion.
Les enfants, à qui la signi cation sentimentale de ce cadeau échappait, recommençaient à
s’agiter.
Un des garçons vint tirer Matteo par la manche.
— Tu viens dans le jardin avec nous, zio ? On veut te montrer quelque chose.
Matteo se leva sans protester, pour la plus grande joie des enfants qui l’entraînèrent
dehors. Je le suivis des yeux, espérant qu’il se retourne vers moi, mais il ne le t pas. Je
sentis alors une main se poser sur la mienne. C’était Valentina, qui me regardait amicalement.
— Moi aussi, j’aimerais vous montrer quelque chose, Sophie, déclara-t-elle en se
redressant.
Elle passa son bras sous le mien et m’emmena dans le salon adjacent, dont la baie vitrée
offrait également une vue époustou ante sur le lac. La pièce, bien que très vaste, était
accueillante. Sa cheminée en constituait clairement le cœur. Une peinture à l’huile trônait au-
dessus. C’était le portrait d’un homme qui ressemblait à Matteo de façon sidérante – je crus
d’abord qu’il le représentait, mais le tableau avait l’air ancien.
Valentina sourit en remarquant mon regard. Elle se dirigea vers le sofa au milieu de la
pièce, s’assit et tapota la place près d’elle pour que je m’installe.
— Mon père, précisa-t-elle en indiquant la toile. La ressemblance avec Matteo est
incroyable, n’est-ce pas ?
Je ne pus que le con rmer et xai la vieille dame avec étonnement. Pour je ne sais quelle
raison, j’étais partie du principe qu’elle était entrée dans la famille Bertani par alliance. Je
n’avais pas soupçonné qu’elle était la lle du fondateur de l’entreprise. Et si elle s’appelait
encore Bertani, ça voulait dire que…
Constatant apparemment mon trouble, elle eut un nouveau sourire.
— Je n’ai jamais été mariée. Il n’y a eu qu’un grand amour dans ma vie : Angelo, con a-t-
elle.
Une expression rêveuse apparut sur son visage à l’évocation de ce prénom.
— Malheureusement, il était déjà pris. Nous avons constamment dû craindre le scandale
si notre relation venait à être connue, et ensuite, il ne nous est resté que quelques années de
bonheur. Mais mon père ne me l’a jamais reproché. Jamais. C’était un homme qui agissait
avec une grande détermination, quoi qu’il entreprenne, et il mettait toujours sa famille au
premier plan. Quand je suis tombée enceinte et que Tommaso est né, il l’a aimé dès le
premier instant, et personne n’aurait osé dire du mal de moi ou de lui en sa présence ! Je lui
en ai été très reconnaissante… Matteo me fait beaucoup penser à lui, de ce point de vue.
Tandis qu’on considérait le tableau en silence, je me demandais ce qu’elle voulait me dire
par là, au juste. Comme si elle avait deviné le cours de ma réflexion, elle reprit :
— Nous sommes très proches, Matteo et moi, vous savez. Ce fut terrible pour moi de
perdre mon ls unique, mais je crois que les choses ont été pires encore pour Matteo. J’étais
heureuse de pouvoir m’occuper de lui, au moins. Ainsi, j’avais une tâche à accomplir qui me
changeait les idées, dans mon deuil, et j’ai fait tout mon possible pour lui rendre la situation
plus supportable. Mais… parfois, je me demande si j’y suis vraiment parvenue. Il était si
jeune à l’époque, et il devait déjà surmonter son abandon par sa mère. C’est tout un univers
qui s’est écroulé pour lui, à la mort de Tommaso. Et puis, alors qu’il avait enfin réussi à…
Elle n’acheva pas sa phrase ; ce n’était pas la peine, je savais qu’elle parlait de l’accident
d’avion. Des larmes brillaient de nouveau dans ses yeux.
— Je ne souhaite plus grand-chose dans la vie, mais j’aimerais qu’il redevienne heureux.
Serein, poursuivit-elle en prenant ma main.
Son regard se fit insistant.
— C’est pour ça que je me réjouis qu’il vous ait rencontrée, Sophie. Nous avions déjà
abandonné l’espoir qu’une autre femme réussisse à… le toucher.
Légèrement angoissée, je n’étais pas sûre que cet espoir soit justifié.
— Ce n’est pas ce que vous croyez. Matteo et moi, on n’est pas un couple. Pas comme ça,
en tout cas, ajoutai-je.
J’avais rougi, me demandant comment faire entendre subtilement à la vieille dame que, si
le sexe avec lui était passionné, je ne savais absolument pas ce qu’il éprouvait pour moi. Elle
parut comprendre entre les lignes et sourit tristement.
— Ce n’est plus facile de l’atteindre, j’en suis consciente, assura-t-elle en pressant ma
main. Mais il ne laisse pas la plupart des autres lles tenter de le faire, Sophie. Vous êtes
spéciale pour lui, je l’ai vu dès le début, à la réception de Giacomo. Avec vous, il est
différent, bien plus vivant.
J’aurais tant aimé la croire !
— Ce n’est pas vrai, il y a tellement de choses que j’ignore ! Par exemple, il refuse de me
dire ce qui a provoqué cette affreuse cicatrice. Comme si c’était un sujet que je n’avais pas le
droit d’aborder.
Valentina avait blêmi, elle ne devait pas aimer se remémorer ce qui était arrivé à Matteo.
L’espace d’un moment, je crus lire la même résistance dans ses yeux que dans ceux de son
petit- ls, à croire que c’était effectivement un thème tabou. Ou qu’elle n’avait pas le droit
d’évoquer.
Elle baissa la tête, cherchant visiblement à se dominer, puis elle finit par me fixer.
— Il a traversé une porte vitrée. Les médecins ont lutté pour lui sauver la vie : un débris
avait entaillé si profondément sa poitrine qu’il aurait pu se vider de tout son sang. Il en a
réchappé de justesse, précisa-t-elle en fermant les yeux, clairement bouleversée. Nous avons
pensé le perdre.
Donc, j’avais raison, c’était grave, pensai-je avec effroi. Et certainement pas «rien» comme
il l’a prétendu.
— Quand était-ce ? demandai-je.
— Quelques semaines avant la mort de Giulia.
— Et comment ? insistai-je. Comment l’accident est-il arrivé ?
Tout ça n’avait aucun sens. Parce que, si ce n’était qu’un accident, pourquoi n’en parlait-il
jamais ?
Valentina secoua la tête d’un air de regret.
— J’ai dû lui promettre de ne le dire à personne. Je ne peux pas…
Elle sursauta, comme moi, lorsque la porte s’ouvrit et que Matteo entra. Ou plutôt, se rua
à l’intérieur.
— Matteo !
Valentina souriait, mais sa voix était tendue. Rien qu’à la regarder, je voyais qu’elle avait
mauvaise conscience d’avoir abordé avec moi ce sujet sensible. Évidemment, son embarras
n’échappa pas à Matteo dont les yeux se rétrécirent.
— J’étais en train de montrer à Sophie le portrait de ton arrière-grand-père, prétexta
Valentina.
Ça ne changea rien à l’expression de Matteo. La vieille dame se releva péniblement et je
la soutins, par ré exe. Le regard de Matteo m’incommodait. Il avait l’air furieux. Vraiment
furieux.
— Et maintenant, on va s’installer dans le jardin, le temps est si beau, poursuivit
Valentina, manifestement décidée à ignorer l’atmosphère glaciale qui avait envahi la pièce.
— C’est malheureusement impossible, annonça Matteo avec un sourire qui ne gagna pas
ses yeux. On doit rentrer à Rome, Sophie et moi. Tout de suite.
23
— Déjà ? lâcha Valentina, visiblement déçue et outrée. Pas question !
Elle avait l’air très résolue et je compris pourquoi Matteo, adolescent récalcitrant, avait
nalement accepté d’apprendre la cuisine avec elle. Mais là, sa réaction n’eut pas d’effet : on
aurait dit qu’il ne supportait plus de me voir dans son cercle familial. Et comme je n’avais
plus aucune envie d’endurer ses coups d’œil impossibles à interpréter, j’adhérai à son
mensonge.
— C’est vrai, s-je avec un haussement d’épaules, m’attirant les regards surpris de la
vieille dame et de Matteo. C’est à cause de moi. J’ai… rendez-vous très bientôt. Avec… un
galeriste. Il faut que je parte.
— Avec un galeriste ? répéta Valentina en penchant la tête sur le côté.
Elle me considérait en se demandant apparemment si elle devait me croire. Inventer ce
prétexte me donnait des états d’âme, mais elle accepterait peut-être plus facilement que je
sois la raison de notre brusque départ, moi et pas son petit- ls. En plus, il fallait réellement
qu’on s’en aille : on devait discuter de toute urgence.
— Je suis navrée, con ai-je avec sincérité à Valentina. C’était un vrai plaisir de pouvoir
être là.
C’était même plus qu’un plaisir – je n’oublierais jamais ces moments. Seulement, la
sympathique famille qui m’avait accueillie à bras ouverts n’était pas la mienne, mais celle de
Matteo. Et à en juger par son air sombre, plus le temps s’écoulait, minute après minute, plus
il apparaissait invraisemblable que j’en fasse un jour partie.
La vieille dame s’avoua vaincue.
— Quel dommage, soupira-t-elle. Mais j’imagine qu’il n’y a rien à faire…
Non, me dis-je avec une sensation de malaise dans l’estomac, tandis que je traversais avec
elle le vaste salon, sentant le regard de Matteo dans mon dos. Il n’y a rien à faire.
Le reste de la famille regretta aussi qu’on veuille reprendre la route, surtout les enfants
qui laissèrent partir Matteo à regret. Je lus du souci sur le visage des adultes, en particulier
sur celui de Paola. Elle paraissait deviner que quelque chose clochait et me serra longuement
contre elle.
— J’espère qu’on se reverra bientôt, dit-elle.
Je me forçai à sourire : je n’y croyais pas et ma gorge était nouée.
Matteo souriait tout en prenant congé de tous, et il souriait toujours quand on quitta la
cour dans son cabriolet. Mais dès qu’on se retrouva le long du lac, son expression devint
sérieuse et il ne chercha plus à cacher la colère qui bouillonnait en lui, sous la surface.
— Tu as rendez-vous avec un galeriste ? Qui, Santarelli ? demanda-t-il, agressif. Quand il
faut, tu dégaines drôlement vite le parfait mensonge !
Sa voix avait un ton de reproche qui m’énerva.
— Qu’est-ce que tu allais lui faire croire ? rétorquai-je en secouant la tête. Je ne savais pas
qu’il était aussi urgent qu’on rentre à Rome. Quel est ton problème, Matteo ?
— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ?
Il avait prononcé ces mots entre ses dents et serrait le volant si fort que ses jointures
avaient blanchi.
— Elle a évoqué ton arrière-grand-père, le type d’homme que c’était.
Mais il semblait vouloir savoir tout autre chose.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit à propos de moi ? me brusqua-t-il.
Je tressaillis, effrayée : il était vraiment hors de lui.
— Elle m’a parlé de la chute qui t’a valu ta cicatrice, répondis-je.
Il donna un brusque coup de volant.
— Elle n’avait pas le droit !
Il accéléra encore. Pour la première fois, l’allure à laquelle on roulait me t peur. J’étais
impuissante, à sa merci. À plus d’un titre.
— Juste que tu étais passé à travers une porte vitrée et que tu avais failli perdre tout ton
sang, précisai-je sans me donner la peine de cacher ma frustration. Rien d’autre.
Il m’adressa un regard perçant. Il était si bouleversé qu’il ne réussissait pas à ériger sa
façade charmante, souriante.
Il est soulagé, songeai-je. Et toujours furieux. Hostile.
Un constat qui fit soudain monter les mêmes sentiments en moi.
— Pourtant, j’aurais vraiment aimé en apprendre plus, repris-je sur un ton accusateur.
J’aurais aimé savoir ce qui te met dans un tel état que tu refuses catégoriquement d’aborder
le sujet. Pourquoi ne pas me permettre de mieux te connaître, Matteo ?
— Il y a des choses que je ne veux pas partager, d’accord ? répliqua-t-il, cinglant. Qui me
regardent, moi et personne d’autre. E basta, adesso.
Je secouai la tête, tellement en rogne qu’il cherche à me faire taire que je ne me
préoccupais plus de la vitesse inquiétante à laquelle il conduisait.
— C’est parce que tu as peur, lançai-je.
C’est seulement en formulant ma phrase que je compris, surprise, que c’était bien LE
problème.
— Tu as peur qu’on t’approche de trop près. C’est pour ça que tu me repousses quand
j’essaie. Parce que tu ne peux autoriser aucune intimité.
Il éclata d’un rire sans joie.
— N’importe quoi ! Il y a une foule de gens qui me sont proches. Tu viens de rencontrer
les principaux.
Je me rendis compte qu’il disait vrai. Sa famille était proche de lui. En plus, il était un ami
dèle pour Giacomo, et il y avait probablement d’autres personnes auxquelles il était lié. Il
pouvait s’ouvrir, il était capable d’éprouver des sentiments profonds. Simplement, il semblait
exclure toute relation amoureuse. Comme si, dans ce cas précis, il ne pouvait pas instaurer la
con ance dont il faisait preuve à l’égard de sa famille et ses amis. Il devait y avoir un lien
avec la mort de sa femme, même si je ne connaissais pas tous les tenants et les aboutissants.
— Et puisqu’on parle d’intimité… poursuivit-il, toujours rageur. Jusqu’à présent, je n’ai
pas eu l’impression que tu brûlais d’envie de tout me con er. Je ne sais de toi que ce que
Giacomo m’a raconté au début. Tu te gardes bien de parler du reste. Je me trompe, ou tu
gardes ton portable au fond de ton sac à main pour consulter tes textos ? Je me trompe, ou
tu quittes la pièce quand tu reçois un appel, pour que je n’écoute pas ta conversation ?
Je lui adressai un regard coupable, parce que j’avais bien essayé de lui cacher les
messages et les coups de l de Nigel. Je saisis soudain pourquoi : chaque contact avec Nigel
me rappelait que mon histoire avec Matteo était vouée à l’échec. Et, depuis le départ, je ne
voulais pas l’admettre. Je cherchais un moyen pour que ça fonctionne, n’importe lequel. De
fait, j’avais essayé d’occulter tout ce qui m’aurait révélé que cet espoir n’était qu’illusion.
— Bon, fis-je après un long silence. Que veux-tu savoir ? Je réponds à toutes tes questions
si tu me dis ce qui te prend.
Je soupirai.
— Il n’y a que de cette façon que ça peut marcher entre nous, Matteo.
— Qui dit que j’en ai envie ? lâcha-t-il d’une voix dure, méprisante. Je suis comme je suis,
Sophie, je n’ai pas l’intention de changer. Et crois-moi, il y a assez de femmes qui peuvent
vivre avec ça.
Direct dans l’estomac. Bien envoyé ! C’était si douloureux que je me détournai pour
regarder par la vitre et chasser les larmes qui me montaient aux yeux.
Fin de la discussion, pensai-je, me demandant quoi répondre.
Il avait encore raison. Il n’aurait jamais de mal à trouver des femmes disposées à partager
son lit. Il était trop séduisant pour ça, son sourire était trop engageant, trop irrésistible. Mais
chaque fois que l’une d’elles remarquait que ce n’était qu’une façade – que le vrai Matteo
cachait derrière tout ce qu’il pensait et ressentait réellement –, il s’éloignait. Et quand on
essayait de le retenir, il devenait odieux.
Brusquement, je me sentis sans force, épuisée. Comme quand Mum se fermait. Que je
n’avais pas accès à elle parce qu’elle vivait dans son monde, en plein épisode maniaque ou
dépressif. Que je ne pouvais pas m’expliquer son comportement.
Comment avais-je pu imaginer être heureuse avec un homme aussi versatile, que je
pouvais tout aussi peu jauger ? Ce n’était pas possible… et Matteo paraissait être parvenu à
la même conclusion. Je m’en rendis compte lorsqu’il tourna pour s’engager dans sa propriété,
dans le quartier de Monti. J’étais tellement plongée dans mes pensées que je n’avais pas
prêté attention à ce qui nous entourait ; j’avais juste noté qu’on était rentré à Rome.
— Je croyais que tu me ramenais à l’hôtel, fis-je avec étonnement.
La mine toujours furibonde, il contourna la voiture pour venir m’ouvrir.
— Tu as des affaires chez moi. Tu veux sûrement les récupérer.
Il claqua la portière et se dirigea vers la maison sans m’attendre.
Et voilà, me dis-je, tandis qu’une main glacée se refermait autour de mon cœur. On en est
revenus au point où on se trouvait déjà après notre deuxième nuit. Au point où il se
barricade, ne me laisse plus l’approcher. Un stade sur lequel on butera sans doute toujours.
J’aurais dû m’en aller quand les choses n’étaient pas encore critiques, au lieu de me
précipiter tête baissée dans une situation que je ne pouvais plus contrôler. Désormais, à moi
de limiter les dégâts.
Le pas lourd, je pris le même chemin que Matteo qui avait laissé la porte d’entrée
ouverte, montai l’escalier et me rendis directement dans sa chambre. Ces derniers jours,
j’avais bien laissé quelques affaires. Un jour, je m’étais changée là avant d’aller dîner en sa
compagnie. Un autre, sachant que je passerais la nuit chez lui, j’avais prévu des habits pour
le lendemain, et les autres étaient restés dans la pièce. La dernière fois que je les avais vus,
ils étaient posés sur le valet. Ne les y trouvant pas, j’ouvris l’armoire… et constatai avec
surprise que mes deux robes étaient accrochées sur des cintres, à côté de ses costumes.
Quand à mes sous-vêtements, je les repêchai dans le panier à linge, dans la salle de bains, au
milieu des siens. Étant donné qu’Elisa avait congé, Matteo avait dû les y placer lui-même.
C’était une sensation affreuse de trier nos affaires.
Pourquoi a-t-ilfait ça ? pensai-je, furieuse. Pourquoi pendre mes robes à côté de ses
costumes, pourquoi mélanger aussi naturellement mon linge avec le sien s’il était persuadé
qu’il ne voulait pas m’avoir dans sa vie ?
Je fourrai mes affaires dans mon sac. Il était complètement déformé et je n’arrivais plus à
le fermer, mais ça m’était égal. Ensuite, je partis chercher Matteo.
Il était dans la cuisine, debout devant la machine fumante qui préparait ces boissons
fantastiques. Il n’avait pas remarqué ma présence. Tandis que je me tenais là, contemplant
son dos musclé, malheureuse, je réalisai que je ne pourrais sans doute plus boire de café
sans penser à cette cuisine et à son propriétaire. Et comme on ne consommait pas que du
thé en Angleterre, ça signifiait probablement que je ne l’oublierais jamais.
Et merde.
Cette pointe d’humour noir ne m’aida pas vraiment, elle servit juste à endormir la
souffrance quelques instants. Lasse, j’attendis qu’il se retourne. Lorsqu’il me découvrit dans
l’embrasure de la porte, son regard accrocha le mien un long moment. Submergée par les
sentiments que j’avais pour lui, je ne parvenais plus à respirer. C’était tellement moche que je
ne puisse pas m’en préserver ! Je sentis monter en moi la colère, cette colère que je préférais
nettement au désespoir impuissant qui m’accompagnait depuis qu’il m’avait signi é de
prendre mes affaires.
— Alors, c’est tout ? demandai-je sans pouvoir empêcher ma voix de trembler. Je m’en
vais et ça ne te fait rien ?
Il eut ce sourire charmant qui m’indiqua qu’il avait remis son masque en place. Que je
n’avais aucune chance de l’atteindre.
— Je ne suis jamais parti du principe que tu resterais, asséna-t-il.
Je fermai brièvement les yeux, pour qu’il ne voie pas l’état épouvantable dans lequel ses
mots me mettaient.
J’étais incapable de lui dire au revoir, incapable de parler tant la tristesse nouait ma
gorge. Luttant contre les larmes, je s donc simplement demi-tour et m’en allai, comme
j’aurais dû m’y résoudre depuis longtemps.
Je s quelques pas, puis Matteo me tira en arrière avec une certaine brutalité et me
plaqua, le dos contre le chambranle de la porte.
— Je ne t’ai jamais rien promis, déclara-t-il d’une voix rauque.
Je vis son regard se poser sur mes lèvres, puis il se remit à me xer et je plongeai dans
ses prunelles, dont l’or s’était réchauffé et paraissait en fusion. Respirant son odeur,
consciente de la légère douleur que m’in igeait sa main pressant mon bras, je m’en ammai
immédiatement. Impossible de savoir s’il fut seul à agir, ou si je vins à sa rencontre lorsqu’il
m’attira contre lui et que nos bouches se rencontrèrent pour un baiser à me faire perdre la
tête. Agrippée fébrilement à lui, je le goûtais, je glissais mes doigts dans ses cheveux et
sentais son corps puissant contre le mien, ses mains sur moi, qui savaient déjà si bien ce qui
m’excitait.
Matteo, aussi troublé que moi, ne me laissait pas reprendre mon souf e une seconde. On
se cramponnait l’un à l’autre comme si notre vie en dépendait, et j’ouvris les cuisses avec
docilité lorsque sa main s’y aventura. Aussitôt, je le désirai ardemment, il fallait que je le
sente en moi, je ne pouvais plus penser à autre chose. Brusquement, il s’arrêta et je poussai
un gémissement frustré.
Ses lèvres ef euraient encore les miennes, nos souf es lourds se mêlaient. Encore un peu,
et on n’aurait plus pu faire marche arrière.
— C’est tout ce que tu peux avoir, Sophie, lâcha Matteo.
L’espace d’un moment en évré, je voulus de nouveau m’en remettre à lui, me laisser
emporter par le désir qu’il éveillait en moi et oublier que ça ne pouvait pas marcher. Matteo
le voulait aussi – il y avait dans son regard un souhait, une offre, et son baiser, sa main qui
me caressait me tentaient. Me suggéraient de rester.
Seulement, je ne pouvais pas. Je ne pouvais plus. Parce que ce que je vivais dans ses bras
me faisait toucher du doigt mes limites. Parce que je n’étais tout simplement pas faite pour
cette douche écossaise de sentiments. Il était comme il était, et j’étais comme j’étais : j’avais
beau en être terriblement malheureuse, on ne trouvait pas de terrain d’entente.
— Ça ne me suffit pas, tranchai-je en le repoussant.
Je réussis à détacher mes mains de son torse et me retournai, traversai son salon en
courant pour rejoindre l’escalier, dans l’espoir de fuir cette douleur qui me déchirait la
poitrine.
Matteo ne me retint pas, ne me suivit pas lorsque je quittai sa propriété. Plus je
m’éloignais de lui, plus mes pas se faisaient hésitants et ma gorge se serrait, m’empêchant de
bien respirer. Par chance, l’hôtel n’était pas loin et je connaissais si bien le trajet que je le
parcourus en mode automatique, tout en repassant dans ma tête, encore et encore, les
minutes passées et ce baiser bouleversant qui me faisait encore trembler. Seul le bip de mon
portable, quelque part sous le tas de vêtements qui gon ait mon sac, m’arracha nalement à
ce cruel cercle vicieux. Le bruit était étouffé, mais je le connaissais si bien que je le perçus
malgré le bruit de la circulation. Je m’arrêtai donc et sortis mon téléphone.
C’était un texto de mon père me demandant de l’appeler. Aussitôt, j’af chai le menu de
mes contacts et sélectionnai le numéro de téléphone de l’hôtel des ventes, où je le joindrais
sûrement à cette heure-là. J’étais déjà via delle Quattro Fontane et j’avais atteint l’entrée du
Fortuna lorsqu’il décrocha.
— Dad, c’est moi. Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je avant d’adresser, à bout de forces,
un signe de tête à Daniela Bini qui me saluait depuis la réception, rayonnante.
Mon père se taisait et je m’arrêtai net sur le chemin de l’ascenseur, sentant la chair de
poule courir le long de ma nuque.
— Dad ?
Il se racla la gorge et la peur m’envahit totalement, la chair de poule gagna mon dos.
— Il est arrivé quelque chose à Mum ? Mais parle !
— Non, tout va bien avec elle, jusqu’ici en tout cas.
Je m’apprêtais à me détendre, quand il ajouta d’une voix tendue :
— On a un autre problème. Ou plutôt, une catastrophe qui vient de nous tomber dessus !
24
Le soleil d’après-midi éclairait l’édi ce principal de La Sapienza, lui conférant une
apparence saisissante et majestueuse, malgré son architecture massive qui me déplaisait
toujours autant. Je ne le notai qu’en passant, trop occupée à réprimer la sensation de froid
glacial qui gagnait en intensité, à mesure que je m’approchais de l’Institut d’histoire de l’art.
Quelques étudiants étaient assis sur l’escalier extérieur. Absorbés par leur discussion, ils
ne m’accordèrent aucune attention. En revanche, en pénétrant dans le bâtiment, je tombai
sur les trois jeunes femmes qui, à ma première visite, avaient tanné Matteo pour qu’il les
prenne dans son cours. Je les reconnus aussitôt. Apparemment, elles ne m’avaient pas
oubliée non plus : elles interrompirent leur conversation pour me xer, puis se mirent à
chuchoter tandis que je les dépassais. Je n’avais pas besoin de ça ; j’étais déjà assez nerveuse
de devoir soumettre une nouvelle requête à Matteo.
Seulement, cette fois, c’était pire – il importait vraiment que je le convainque,
énormément de choses en dépendaient. Et cette fois, j’avais encore moins d’espoir qu’il me
rende service.
Les dernières quarante-huit heures avaient été horribles.
J’avais le sentiment de perdre pied, comme si tout ce sur quoi reposait ma vie vacillait et
s’effondrait. Notre existence était en jeu, et avec elle le futur tel que je me l’étais imaginé.
Ironie du sort, pour éviter le pire, il fallait que j’aille voir précisément l’homme qui m’avait
mise sens dessus dessous, émotionnellement parlant. J’avais beau détester l’admettre, on
avait besoin de Matteo.
J’avais tout essayé, vraiment tout, pour ne pas me retrouver dans cette situation. J’avais
résisté de toutes mes forces quand mon père avait souligné qu’il était le seul qui puisse nous
aider, j’avais argumenté et retourné le problème dans tous les sens, passé des coups de
téléphone et pesé le pour et le contre, discuté et fait des recherches – pour, nalement,
m’avouer vaincue. Je m’étais mise en route dès que j’avais admis qu’il n’y avait plus d’autre
possibilité. Parce qu’il fallait que je tente le coup et que ça ne servait à rien de repousser
l’échéance.
Je traversai rapidement le couloir et montai l’escalier jusqu’au premier étage. On était
lundi, et comme je connaissais désormais l’emploi du temps de Matteo à l’université, je savais
qu’il donnait deux cours, ce jour-là. Le second débutait dans une demi-heure et il était
généralement sur place avant, pour tout préparer.
Je m’arrêtai devant sa porte et pris une profonde inspiration, puis je frappai avec
détermination et fermai brièvement les yeux lorsqu’un «Avanti !» retentit de l’autre côté.
J’ouvris. Le sourire de Matteo disparut dès qu’il m’aperçut.
Je me dominai pour refermer la porte avec calme et m’asseoir sur la chaise devant son
bureau. Intérieurement, je tremblais comme une feuille.
Impossible de deviner ce que pouvait bien éprouver Matteo : il s’était repris et ses traits
étaient impassibles.
— Sophie ! Que me vaut l’honneur ? s’enquit-il d’un ton sarcastique.
Malgré tout, j’étais soulagée parce qu’en entrant, j’avais lu sur son visage sa surprise de
me revoir… alors que je craignais qu’il connaisse déjà, une fois de plus, le motif de ma
venue.
— Alors comme ça, tu n’es pas au courant ? demandai-je, heureuse que l’histoire n’ait pas
encore fait le tour du monde de l’art.
— Au courant de quoi ? s’étonna-t-il en haussant les sourcils.
— Quelqu’un prétend que le di Montagna que nous avons vendu à un de nos clients
dèles serait un faux, lui expliquai-je. Un ami de lord Ashbury, l’acquéreur, est expert en
œuvres d’art, et il af rme que le tableau n’est pas authentique. Et comme nous avons
accepté de le vendre en amont de la vente aux enchères – tu sais bien à quel point c’est
inhabituel –, lord Ashbury le croit. Il croit qu’on savait que ce n’était pas un original, et que
c’est pour cette raison qu’on a essayé de vendre la toile sous le manteau en quelque sorte,
pour éviter toute publicité.
Je poussai un soupir.
— Et maintenant, on est coincés. On ne peut pas reprendre le tableau, ce serait comme
un aveu de culpabilité, mais on ne peut pas non plus en rester là. Si ce bruit se met à courir
dans le milieu, notre réputation sera ruinée et on perdra la con ance de nos clients. Ce serait
pour nous…
Matteo se leva avant que j’aie ni de parler, et t deux ou trois pas dans la petite pièce. Il
devait se douter de ce que j’allais lui demander, parce qu’il se retourna et lâcha sur un ton
définitif :
— Je ne prendrai pas un avion pour Londres, Sophie.
— Mais il le faut, Matteo, je t’en prie. Lord Ashbury accepterait que tu réalises une
expertise à nos frais. Chez lui, pour qu’il puisse tout superviser. Il est disposé à attendre et à
ne pas rendre l’affaire publique, pour l’instant. Alors si tu pouvais balayer ses doutes, tout
rentrerait dans l’ordre.
— Seulement, je ne suis pas à votre disposition, déclara-t-il avec un geste dédaigneux de
la main. Il y a d’autres experts qui peuvent s’en charger. Adressez-vous à eux.
— Crois-moi, je ne te le demanderais pas s’il existait une autre possibilité, répondis-je
vivement, sentant le désespoir monter en moi. Il se trouve que tu fais autorité concernant les
œuvres de di Montagna, et comme les thèses osées que tu arrives à imposer face à tes
confrères t’ont valu la réputation d’être incorruptible, lord Ashbury refuse tout autre avis que
le tien.
Matteo se réinstalla sur sa chaise. Alors seulement, je remarquai qu’il avait mauvaise mine.
Enfin, tout était relatif, mais il me paraissait plus pâle que d’habitude. Plus nerveux.
— Sophie, je crois qu’il y a malentendu depuis le début. Je ne suis pas un expert qu’on
peut acheter. Je n’ai pas besoin d’argent et je ne dois plus prouver à personne que je suis un
chercheur digne de ce nom. Par conséquent, je n’accepte d’expertiser une œuvre que si les
conditions sont réunies pour moi. Et elles ne le sont pas dans votre cas. Donc, si tu n’es
venue que pour ça, on peut gagner du temps : la réponse est non. Un non définitif.
Je ne voulais pas l’accepter.
— S’il te plaît, Matteo. Toute cette affaire est une vraie catastrophe pour nous.
Il eut de nouveau ce sourire sur lequel tout glissait.
— Peut-être, mais ce n’est pas ma catastrophe, asséna-t-il.
Ma déception ne connaissait pas de bornes. J’avais redouté son refus, d’accord, mais je
nourrissais encore l’espoir qu’après tout ce qu’on avait partagé, il éprouverait suf samment
de choses à mon égard pour accéder à cette requête primordiale. Au lieu de ça, il me parlait
de conditions que je ne remplissais pas en me regardant comme si j’avais exigé qu’il saute à
l’élastique dans un ravin, la tête la première.
— Je crois que je ne me suis jamais trompée autant sur une personne, dis-je avant de me
lever et de me diriger vers la porte.
En me retournant, je vis qu’il s’était levé, lui aussi. Il y avait sur son visage une expression
de regret que je trouvai encore pire que tout le reste.
— Je suis désolé, fit-il.
J’avais si mal que je me contentai d’abord de secouer la tête.
— Je pensais qu’on était au moins amis, répondis-je finalement en ouvrant la porte.
Je sortis et la refermai derrière moi.

— Nos après-midis vont beaucoup me manquer, me con a Giacomo lorsque le moment


vint de se séparer.
La soirée était déjà bien avancée mais il avait tenu à ce que je passe chez lui, sur le
chemin de l’aéroport.
— À moi aussi, avouai-je avec un sourire triste.
Le temps passé avec lui avait été pour moi plus qu’une tâche à accomplir dans le cadre
de mon travail, j’avais aimé écouter ses récits. Seulement, je ne pouvais pas rester plus
longtemps à Rome, il fallait que j’aille soutenir mon père.
Au départ, je ne voulais pas parler à Giacomo de l’affaire du di Montagna : après tout,
c’était un client, et il valait mieux qu’un minimum de gens soient au courant avant qu’on
éclairasse les choses. Mais nalement, je n’avais pas eu envie de lui servir un mensonge
justifiant mon départ anticipé.
Giacomo avait eu une réaction géniale : il avait tout bonnement décidé de conserver les
œuvres qu’on n’avait pas encore examinées. Visiblement satisfait de cette solution, il avait
ajouté que c’était sans doute un signe du destin. Quant à celles dont il avait décidé de se
séparer, elles seraient vendues aux enchères à Londres – malgré, ou plutôt à cause des
rumeurs qui se mettraient bientôt à courir, sûrement, et auraient des conséquences sur nos
affaires. Dans le pire des cas, notre hôtel des ventes serait moins fréquenté, ou les
enchérisseurs seraient plus frileux (un scénario auquel je préférais ne pas penser). Giacomo
s’était sûrement fait la même ré exion, mais il ne voulait pas annuler son mandat pour
autant.
— Pour moi, le Conroy’s reste aussi digne de con ance qu’avant, il n’est pas question que
je me tourne vers une autre maison, m’avait-il assuré.
J’étais si reconnaissante que j’avais failli lui sauter au cou.
Je lui avais néanmoins caché un «détail» – il ne savait pas que le tableau à l’authenticité
contestée était un di Montagna. J’avais eu peur qu’il parle à Matteo en apprenant que celui-ci
nous refusait l’expertise qui pouvait nous sauver. Ça l’aurait certainement agité, et je ne
voulais pas l’impliquer dans cette histoire. Ça me regardait, et puis Matteo ne changerait pas
d’avis.
Comme s’il devinait à qui j’étais en train de penser, Giacomo pencha la tête sur le côté et
me considéra, songeur.
— Et… Matteo et vous ?
Il était au courant qu’il y avait eu «rapprochement» – dif cile de l’ignorer, Matteo était
passé me prendre à midi, presque tous les jours.
— Vous aviez raison, répondis-je en souriant, pour qu’il ne remarque pas à quel point ça
me rendait malheureuse. Ce n’est pas un homme pour moi.
Giacomo poussa un profond soupir.
— C’est très dommage. J’espérais vraiment me tromper. J’étais même sûr d’avoir fait
fausse route.
Je lui adressai un regard étonné.
— J’aurais cru le contraire, Giacomo, que vous ne voyiez pas d’un bon œil cette relation.
Il eut un sourire un peu contrit.
— C’était vrai au début, concéda-t-il. Parce que j’avais remarqué la violence de votre
réaction à sa présence… et réciproquement. Une violence inhabituelle. C’était déjà
surprenant à la réception, et comme je n’avais pas encore pu vous jauger, je m’inquiétais de
ce que cela pourrait donner. Comprenezmoi, je ne voulais pas que vous vous fassiez du mal.
Il m’étudia attentivement et ajouta :
— Matteo peut se montrer très blessant quand il a l’impression de devoir se protéger, et
j’ai eu très tôt la sensation que vous pouviez le toucher profondément, Sophie.
J’étais incapable de sourire, incapable de parler sans risquer d’éclater en sanglots. Alors,
je tendis juste la main et Giacomo la serra. De toute façon, ça n’avait aucun sens de cacher
mes sentiments : il m’avait déjà percée à jour.
— L’amour n’est pas toujours facile, on le sait après quarante ans de mariage, croyez-moi,
fit-il. C’est parfois un dur combat.
L’amour… pensai-je, et je fermai les yeux un moment, acceptant le désespoir qui
menaçait de m’étouffer.
S’il y avait réellement de l’amour entre Matteo et moi, il était bien différent de ce que
j’attendais, de ce que j’espérais. Et j’ignorais si je voulais me battre pour quelque chose qui
était si douloureux.
Heureusement, je n’eus pas à commenter sa remarque : le carillon s’était mis à résonner
dans la demeure.
— Ça doit être mon taxi, déclarai-je en quittant le canapé sur lequel on était assis.
Giacomo m’accompagna en bas, jusqu’à la porte d’entrée où le chauffeur était occupé à
entasser mes bagages dans le coffre, sous la surveillance de Rosa.
— Un grand merci pour tout, Sophie, fit Giacomo.
Je le serrai contre moi. J’avais le cœur gros de partir et de laisser derrière moi tout ce qui
avait fait ma vie, ces dernières semaines.
L’aéroport se trouvait à bonne distance, mais par chance, le taxi n’était pas de ceux qui
aiment bavarder avec leur passager. Peut-être aussi sentait-il que je n’étais pas d’humeur.
En arrivant, j’exécutai mécaniquement tous les gestes nécessaires – je réglai la course, s
enregistrer mes bagages et passai les contrôles pour accéder à la salle d’embarquement. Mes
pensées tournaient en rond dans mon crâne, je cherchais désespérément une issue favorable
à cette situation qui menaçait notre existence. Mais j’avais beau tourner et retourner le
problème dans ma tête, il n’y en avait aucune. Seul Matteo aurait pu empêcher tout ça –
seulement, il n’était pas là. Il ne venait pas avec moi, et quand lord Ashbury serait au
courant, il ne tarderait pas à exprimer publiquement ses soupçons.
Je n’avais pas encore appris à Dad le refus catégorique de Matteo : j’avais peur de sa
réaction. Dans son désespoir, il se raccrochait à l’idée qu’on pourrait éviter le scandale en
satisfaisant les attentes de lord Ashbury. Je n’avais donc pas eu le courage de l’informer au
téléphone que je rentrais à Londres seule. Sans Matteo.
Tout en ré échissant, j’allais et venais inlassablement. Finalement, je m’approchai de
l’immense paroi vitrée et contemplai, au dehors, l’obscurité que perçaient les lumières de
l’aéroport.
Sans Matteo…
Je préférais ne pas ré échir à ce que son absence impliquait personnellement pour moi.
Parce que, dès que j’y songeais, je sentais se rouvrir cette plaie dans mon cœur et je devais
lutter contre la douleur qui se répandait en moi, me paralysait.
Désespérée, je fermai un moment les paupières et souhaitai que ma vie et tout ce qui lui
donnait la peine d’être vécue ne dépende pas de cet homme affreusement dif cile. J’aurais
aimé ne pas être aussi désarmée devant les sentiments qui me liaient à lui, contre ma
volonté.
Des sentiments manifestement encore plus puissants que je ne le pensais : lorsque je
rouvris les yeux, je vis Matteo dans la vitre. Il s’y re était, mais j’étais persuadée que mon
imagination me jouait des tours. Il n’était pas venu jouer les chevaliers servants, comme à la
soirée de Santarelli. Il était trop tard pour ça…
— Sophie ?
Je fis volte-face : il se tenait bel et bien derrière moi.
Il était pâle. Blême, même. Et il avait l’air tendu.
— Tu ne peux pas prendre cet avion, poursuivit-il.
Je secouai la tête, stupéfaite.
— Comment ?
— Tu ne peux pas monter dans cet avion, répéta-t-il. Pas si tu veux que je t’accompagne,
en tout cas.
Je le fixais, incapable de respirer.
Il passa la main dans ses cheveux blonds, un geste trahissant que ce qu’il faisait là n’était
pas aisé pour lui.
— Je ne prends pas l’avion, Sophie. Jamais. Si je dois aller à Londres avec toi, on y va en
voiture. C’est la condition.
— O.K.
Ma voix n’était plus qu’un murmure. Comme en transe, je me dirigeai vers le banc le plus
proche et m’y assis, parce que mes genoux menaçaient de me lâcher. Je ne quittais pas
Matteo du regard : j’avais encore l’impression de rêver.
Il s’installa près de moi, une expression indéfinissable dans ses beaux yeux.
— Ce que tu as dit dans mon bureau… Tu m’as donné du grain à moudre, avoua-t-il avec
un sourire empreint d’autocritique.
Un peu de couleur revint sur ses joues.
— Je ne laisse jamais tomber mes amis. Jamais. C’est ce que je te propose, un service
rendu à une amie. Rien de plus. J’examine ce tableau et je repars. Si c’est un faux, je ne
pourrai rien y changer.
Je hochai la tête en soutenant son regard, incroyablement soulagée qu’il soit nalement
décidé à nous aider. À m’aider.
Ce n’est pas un happy end, me dis-je avec insistance. Tu n’as pas la moindre idée de ce
qui va se passer à Londres.
Matteo était incorruptible, il pouvait nous sauver – ou nous ruiner. Et il ne resterait pas
longtemps. Les choses pouvaient toujours aller de travers pour notre société. Et avec Matteo.
Surtout avec Matteo.
Je souris malgré tout. Parce qu’il était là, qu’il venait avec moi et que mon imbécile de
cœur, mon cœur déraisonnable, trouvait que quelques jours de plus en sa compagnie, c’était
mieux que rien. Bien mieux.
KATHRYN TAYLOR

les couleurs du plaisir


libérée

Grace est une jeune femme sans histoires. Elle ne s’est jusqu’à présent jamais
vraiment intéressée aux hommes. Sa rencontre avec le charismatique Jonathan
Huntington, pendant un stage à Londres, la sort de son sommeil de Belle au
bois dormant.
Jonathan est riche et incroyablement séduisant, sans oublier qu’il est vicomte.
Il n’a cependant rien d’un prince de conte de fées… Plus il entraîne Grace
dans les profondeurs de son monde de sombres désirs, plus la jeune femme se
perd dans un tourbillon de plaisirs.
Mais le jour où Jonathan exige d’elle une preuve d’amour quasiment
impossible à satisfaire, elle doit reconnaître à quel point ses sentiments pour
lui la mettent en danger.
KATHRYN TAYLOR

les couleurs du plaisir


dévoilée

Grace est tombée sous son emprise, corps et âme… Même si elle sait
pertinemment à quel point ses sentiments pour Jonathan Huntington sont
dangereux, chaque jour passé en sa compagnie ne fait qu’accroître son amour
pour lui.
Mais est-il vraiment aussi insensible qu’il en a l’air ? Ou Jonathan ne voit-il,
en effet, rien d’autre en elle que ce jouet obéissant ? Et lorsque Grace veut
l’obliger à reconnaître ses sentiments, elle déclenche une catastrophe.
SARA FAWKES

tout CE QU’IL VOUDRA

Le prémier volume de la série best-seller de Sara Fawkes.

Le poste d’intérimaire de Lucy dans une grande entreprise new-yorkaise n’est


pas le job de ses rêves, mais il lui permet de payer ses factures.
Le point culminant de sa journée ? Prendre l’ascenseur le matin en
compagnie d’un bel inconnu.
Sa vie bascule quand elle se laisse séduire par l’étranger, cédant sans aucune
résistance à un homme dont elle ne connaît même pas le nom. Lucy
découvrira très vite que cet homme n’est autre que Jeremiah Hamilton, le
PDG milliardaire de la compagnie pour laquelle elle travaille, qui lui propose
alors un contrat très particulier : devenir son assistante personnelle et se
soumettre à tout ce qu’il voudra… Mais la vie du milliardaire est semée
d’embûches, et certains de ses secrets sont dangereux. Lucy va se trouver prise
dans un piège qui pourrait se révéler mortel…
SARA FAWKES

tout CE QU’IL VOUDRA


naufragée

La suite et fin de la série


Tout ce qu’il voudra

L’existence morose de Lucy Delacourt a basculé depuis qu’elle a rencontré le


milliardaire Jeremiah Hamilton. Durant les quelques semaines de sa liaison
sulfureuse avec cet homme énigmatique, la jeune femme a frôlé la mort
plusieurs fois. Rejetée par Jeremiah, elle a rejoint Lucas, le frère de Jeremiah,
un trafiquant d’armes qui a besoin de la jeune femme pour mener à bien ses
projets. C’est sans compter sur la détermination de Jeremiah, qui parvient à
retrouver Lucy. Très vite, le trio doit faire face à des menaces qui dépassent les
rivalités entre les frères Hamilton.
Déchirée entre les deux hommes qu’elle aime, Lucy est devenue elle aussi une
cible, victime de la vengeance que les Hamilton subissent. Gomment pourra-
t-elle, alors que tout contrôle sur sa vie lui échappe, faire le terrible choix qui
décidera de la vie ou de la mort de Lucas et de Jeremiah ?
LAUREN JAMESON

prête à succomber

La série érotique en six épisodes


de Lauren Jameson réunie
en un seul volume.

Après avoir découvert que son petit ami la trompait, Devon décide de se
consoler en partant quelques jours dans une petite ville de Californie. Elle y
rencontre un homme, Zach, dont le seul regard lui donne le vertige. La sage
jeune femme laisse alors s’exprimer sa sensualité, surtout lorsque Zach la
persuade de renoncer à tout contrôle.
Lorsque Devon se présente à Phyrefly Aviation, où elle a décroché un poste,
elle découvre que son PDG, Zacharie Saint-Brenton, n’est autre que son
mystérieux séducteur, dont le magnétisme l’empêche de rester strictement
professionnelle…
Devon ne pourra résister aux délices que lui propose Zach. Elle le laisse mener
la danse, jusqu’à découvrir des pulsions qu’elle ne se connaissait pas et un
univers de plaisirs qu’elle n’avait jamais imaginés.
LAUREN JAMESON

BLUSH

Un roman torride par


l’auteur de la série best-seller
Prête à succomber.

Maddy est une jeune femme au passé marqué de tragiques évènements qui
l’ont conduite à couper les ponts avec sa famille et ses amis. Alors qu’elle tente
de se construire une nouvelle vie, elle fait la connaissance d’Alex, un brillant
homme d’affaires au caractère sombre et dominateur.
Malgré ses tentatives pour écarter Alex de ses pensées, la jeune femme ne
pourra résister à l’attirance qu’il exerce sur elle, et acceptera une offre qui les
plongera dans une liaison intense et tumultueuse. Mais derrière chacune des
rencontres torrides des deux amants se cachent de terribles secrets qui
pourraient les détruire.
MELODY ANNE

capitulation
vol. 1 de la série « Surrender »

Rafe prend ce qu’il veut sans aucun regret.


Ari a mené une vie de rêve jusqu’à la tragédie
qui a frappé sa famille.
Il recherche une maîtresse qui ne s’attachera pas.
Elle est en quête de rédemption.

Le puissant homme d’affaires Raffaello Palazzo a longtemps cru aux belles


histoires d’amour. Mais après avoir été abandonné par son épouse, il prend
une ferme résolution : il ne se laissera plus jamais atteindre par une femme.
Depuis, il considère que les relations entre sexes opposés ne sont rien de plus
qu’une transaction entre deux parties en tirant chacune des bénéfices.
Arianna, de son côté, est au fond du gouffre quand elle répond à une petite
annonce pour ce qui semble être le job de ses rêves, et se révèle être un poste
d’assistante très particulière… Mais elle a désespérément besoin d’argent : sa
mère est hospitalisée et doit recevoir des soins coûteux.
Rafe sera-t-il son sauveur ou causera-t-il sa perte ?
MELODY ANNE

soumission
vol. 2 de la série « Surrender »

Ari doit choisir entre l’affection qu’elle porte à sa mère, dont le bonheur
dépend de Rafe, ou le respect d’elle-même et des valeurs dans lesquelles elle a
été éduquée. Va-t-elle accepter la proposition de Raffaelo Palazzo et devenir sa
maîtresse « sous contrat », sous son contrôle de jour comme de nuit ?
Une décision que vous découvrirez dans ce nouveau volume, et dont les
répercussions seront bien inattendues.
TARA SUE ME

la soumise
vol. 1 de la série « La soumise »

Le premier volume de la trilogie culte


qui a déjà captivé des millions de lecteurs.

À New York, Nathaniel est connu comme le jeune et brillant PDG de West
Industries, mais Abby connaît son secret : c’est aussi un « dominant »
séduisant et expérimenté à la recherche d’une nouvelle « soumise ».
Impatiente d’explorer un monde de plaisirs qui la sortira de sa routine, la
jeune libraire, cédant à son fantasme, propose ses services à Nathaniel.
Alors qu’Abby apprend à connaître un monde fascinant fait de pouvoir et de
passion, elle craint que le cœur de Nathaniel ne reste hors de sa portée, et que
le sien ne soit brisé…
TARA SUE ME

le dominant
vol. 2 de la série « La soumise »

Vous avez vibré avec Abby dans le premier volume de la


trilogie culte de Tara Sue Me. Laissez maintenant Nathaniel
vous raconter l’histoire…

Nathaniel West ne perd jamais le contrôle. En tant que PDG de West


Industries, il affirme son autorité tout au long de la journée, et, la nuit, il
exerce avec la même rigueur ses talents de dominant entre les quatre murs de
sa chambre.
Il n’est pas dans ses habitudes d’avoir pour partenaire de jeunes soumises
« débutantes », mais avec Abigail King, il décide de déroger à la règle. Il
devient vite accro au mélange de naïveté et de volonté de la jeune femme, et est
bien déterminé à s’attacher ses services exclusifs.
Mais quand le jeune milliardaire s’aperçoit que ses sentiments évoluent, il
réalise qu’il doit également faire preuve de confiance envers sa partenaire — et
peut-être lui révéler des secrets qui pourraient ébranler les fondements de
leur relation.
TARA SUE ME

l’apprentie
vol. 3 de la série « La soumise »

Un récit à deux voix pour la suite de la série culte


de Tara Sue Me.

Nathaniel West, le jeune et brillant PDG de West Industries, est un esprit


rigoureux, à cheval sur ses principes et bien décidé à imposer sa loi – en
particulier aux femmes qu’il met dans son lit. Mais Abby, sa nouvelle soumise,
entend bien modifier les règles du jeu.
Ce qui a commencé comme un simple week-end de plaisir devient vite une
histoire d’amour passionnée avec cet homme qui connaît chaque parcelle de
son corps et jusqu’au tréfonds de son âme.
Mais le comportement énigmatique de son amant trouble profondément la
jeune femme, qui sait que le seul moyen de gagner la confiance de Nathaniel
est de se soumettre pleinement et dépasser ses propres inhibitions. Pour
l’entraîner vers une relation plus intime, elle va d’abord devoir le laisser
pénétrer dans son jardin secret, où personne n’est jamais entré avant lui…

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