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THEME 2023

Le peintre n’osa répondre : « Parce que ces toiles sont d’un artiste, et que tu n’as jamais été qu’un
ignoble maçon. » Il resta longtemps en silence devant les études. Certes, ces études étaient gauches,
mais elles avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu’elles annonçaient un sens artistique des
plus développés. On eût dit de la peinture vécue. Jamais l’ami de Laurent n’avait vu des ébauches si
pleines de hautes promesses. Quand il eut bien examiné les toiles, il se tourna vers l’auteur : « Là,
franchement, lui dit-il, je ne t’aurais pas cru capable de peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir du
talent ? Ça ne s’apprend pas d’ordinaire. » Et il considérait Laurent, dont la voix lui semblait plus
douce, dont chaque geste avait une sorte d’élégance. Il ne pouvait deviner l’effroyable secousse qui
avait changé cet homme en développant en lui des nerfs de femme, des sensations aiguës et
délicates. Sans doute un phénomène étrange s’était accompli dans l’organisme du meurtrier de
Camille. Il est difficile à l’analyse de pénétrer à de telles profondeurs. Laurent était peut-être devenu
artiste comme il était devenu peureux, à la suite du grand détraquement qui avait bouleversé sa chair
et son esprit. Auparavant, il étouffait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé par l’épaisse
vapeur de santé qui l’entourait ; maintenant, maigri, frissonnant, il avait la verve inquiète, les
sensations vives et poignantes des tempéraments nerveux. Dans la vie de terreur qu’il menait, sa
pensée délirait et montait jusqu’à l’extase du génie ; la maladie en quelque sorte morale, la névrose
dont tout son être était secoué, développait en lui un sens artistique d’une lucidité étrange ; depuis
qu’il avait tué, sa chair s’était comme allégée, son cerveau éperdu lui semblait immense, et, dans ce
brusque agrandissement de sa pensée, il voyait passer des créations exquises, des rêveries de poète.
Et c’est ainsi que ses gestes avaient pris une distinction subite, c’est ainsi que ses œuvres étaient
belles, rendues tout d’un coup personnelles et vivantes. Son ami n’essaya pas davantage de
s’expliquer la naissance de cet artiste.

THEME 2022
Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tristement commencé devait finir dans la joie,
comme je m’approchais, avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais entendue
le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit : « Non, non, on sait bien que vous aimez mieux
être dans le camp de Gilberte, d’ailleurs, vous voyez elle vous fait signe. » Elle m’appelait en effet
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets
roses, l’usure métallique des brocarts anciens, faisait un Camp du Drap d’or. Ce jour que j’avais tant
redouté fut au contraire un des seuls où je ne fus pas trop malheureux. Car, moi qui ne pensais plus
qu’à ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point qu’une fois ma grand-mère n’étant pas
rentrée pour l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si elle avait été
écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs-Élysées ; on n’aime
plus personne dès qu’on aime) pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la veille
j’avais si impatiemment attendus, pour lesquels j’avais tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste,
n’étaient nullement des moments heureux ; et je le savais bien car c’était les seuls moments de ma
vie sur lesquels je concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux
un atome de plaisir. Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir, parce que
cherchant sans cesse à me représenter son image, je finissais par ne plus y réussir, et par ne plus
savoir exactement à quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle
m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle me préférait,
que j’étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu ;
enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu ébranler ma
croyance que j’étais pour elle un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans
un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l’amour que j’avais
pour elle […].
Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913)

THEME 2021

C’est au collège que j’ai connu Allan. Comme si c’était hier, je revois son arrivée parmi nous. Nous
étions stupéfaits de son élégance, de sa désinvolture, de ses poussées violentes, sauvages,
démesurées vers la vie, vers le plaisir sous toutes ses formes. Tandis que nous, derrière les hauts
murs de cette prison austère, et dont il n’était pas facile, croyez-le, de s’échapper, ne fût-ce que pour
quelques heures, nous étions résignés à cette plongée, à ce séjour de mare dormante où nous
devions rester ensevelis pour plusieurs années – pour lui, cette geôle ne fut jamais qu’un lieu ouvert,
dont il savait au gré de ses désirs forcer mystérieusement les portes. Pour lui se levaient les interdits
les plus sacrés des règlements. Il sortait quand il voulait – peut-être son père avait-il quelque
influence occulte sur le supérieur – peut-être, et, je crois, plutôt, avait-il su ensorceler même les
gardiens de la toute-puissante règle. Pour lui, la vie ne cessa jamais de pénétrer, de ruisseler à travers
les murs de ce couvent, comme les jeunes prophètes favorisés de visitations miraculeuses dont nous
lisions l’histoire dans la Bible. Même dans les jours de semaine (vous mesurez ce qu’il peut tenir là
d’exorbitant pour un pensionnaire d’une institution bien tenue), les portes s’ouvraient pour lui par
l’effet d’une grâce spéciale, – pour une représentation, un concert, une réunion mondaine à laquelle
il ne pouvait se dispenser d’aller. Chose étonnante – aucun des délaissés que nous étions ne savait lui
en tenir rigueur. Au contraire, il était la trouée à travers les barreaux de notre cage, notre échappée
de ciel – à le suivre au travers de ces rues bénies, inconnues, visitées de cette lumière pour nous
inimaginable, ces trésors interdits, ce royaume des fées qu’était pour nous la Ville en dehors des
heures désenchantées de la sortie mensuelle, – je crois bien que nous avons rêvé plus de rêves, vécu
plus d’aventures merveilleuses, que nous n’avons soupiré, devant cette liberté pleine de grâce, de
notre enchaînement. Il était notre permission de rêver, d’espérer et d’entreprendre, notre poumon
ouvert sur l’air extérieur, notre ambassadeur permanent au pays des merveilles.

Julien Gracq, Un beau ténébreux, Paris, José Corti, 1985

THEME 2 : 2020

Texte proposé

Quand la liaison du veuf avec la danseuse se fut ébruitée, il devint, sans le savoir, la fable de la ville.
Nul n’en ignora : bavardages de porte en porte ; propos d’oisiveté ; cancans colportés, accueillis avec
une curiosité de béguines ; herbe de la médisance qui, dans les villes mortes, croît entre tous les
pavés. On s’amusa d’autant plus de l’aventure qu’on avait connu son long désespoir, ses regrets sans
éclaircie, toutes ses pensées uniquement cueillies et nouées en bouquet pour une tombe.
Aujourd’hui, c’est là qu’aboutissait ce deuil qu’on avait pu croire éternel. Tous s’y étaient trompés, le
pauvre veuf lui-même, qui avait été sans doute ensorcelé par une coquine. On la connaissait bien.
C’était une ancienne danseuse de théâtre. On se la montrait au passage, en riant, en s’indignant un
peu de son air de personne tranquille que démentaient, trouvait-on, son dandinement et sa
chevelure jaune. On savait même où elle habitait, et que le veuf allait la voir tous les soirs. Encore un
peu, on aurait dit les heures et son itinéraire… Les bourgeoises curieuses, dans le vide des après-midi
inoccupées, surveillaient son passage, assises à une croisée, l’épiant dans ces sortes de petits miroirs
qu’on appelle des espions et qu’on aperçoit à toutes les demeures, fixés sur l’appui extérieur de la
fenêtre. Glaces obliques où s’encadrent des profils équivoques de rues ; pièges miroitants qui
capturent, à leur insu, tout le manège des passants, leurs gestes, leurs sourires, la pensée d’une seule
minute en leurs yeux – et répercute tout cela dans l’intérieur des maisons où quelqu’un guette. Ainsi,
grâce à la trahison des miroirs, on connut vite toutes les allées et venues de Hugues et chaque détail
du quasi-concubinage dans lequel il vivait maintenant avec Jane. L’illusion où il persistait, ses naïves
précautions de ne l’aller voir qu’au soir tombant greffèrent d’une sorte de ridicule cette liaison qui
avait offusqué d’abord, et l’indignation s’acheva dans les rires. Hugues ne soupçonnait rien. Et il
continua à sortir quand le jour décline, pour s’acheminer, en de volontaires détours, vers la toute
proche banlieue.

THEME 2019
À Gustave Flaubert, à Croisset

Nohant, 8 décembre 1874.

Pauvre cher ami,

Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu
t’affectes de la vie ! car tout ce dont tu te plains, c’est la vie ; elle n’a jamais été meilleure pour
personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en
souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous
passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous
crions sans cesse après ce soleil, qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages. Tu aimes
trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne
hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels ; car c’est une enfance, et toute enfance est
sacrée. Quelle haine tu lui as vouée ! quelle guerre tu lui fais ! Tu as trop de savoir et d’intelligence, tu
oublies qu’il y a quelque chose au-‐dessus de l’art : à savoir, la sagesse, dont l’art à son apogée n’est
jamais que l’expression. La sagesse comprend tout : le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme, par
conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en
nous, et à nous l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration. Mais je ne réussirai même
pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-‐à-‐dire l’acceptation de la
vie, quelle qu’elle soit ! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo ;
car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je
ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour
que tu me comprennes. Lui, je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la
douceur et la mansuétude de la vieillesse. Vois-‐le souvent et conte-‐lui tes peines, qui sont grosses,
je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au
repos. Ils n’en ont point. Ils sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher. Tout mon
monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas ; mais j’espère, guérie ou non, marcher encore
pour élever mes petites filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.

Georges Sand, Correspondance 1812-‐1876.

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