LA SYMPHONIE PASTORALE
Par ANDRE GIDE
Traduit par Dorothy Bussy
PREMIER NOTEBOOK
10 février 189-
La neige tombe sans discontinuer depuis trois
jours et toutes les routes sont bloquées. Il m'a
été impossible de me rendre à R-, où j'ai
l'habitude de tenir un service deux fois par
mois depuis quinze ans. Ce matin, pas plus de
trente personnes de mon troupeau étaient
réunies dans la chapelle de La Brevine.
Je vais profiter du temps libre que m'offre
cet enfermement forcé pour me remémorer le
passé et raconter comment j'en suis venu à
prendre en charge Gertrude.
Je me propose d'écrire ici toute l'histoirede
sa formation et de son développement, car il
me semble que j'ai fait surgir de la nuit son
âme douce et pieuse, sans autre but que
l'adoration et l'amour. Béni soit le Seigneur
pour m'avoir confié cette tâche !
Il y a deux ans et six mois, je venais de
rentrer en voiture de La Chaux-de-Fonds
lorsqu'une petite fille, qui m'était inconnue,
est arrivée très pressée pour m'emmener à un
endroit situé à environ huit kilomètres de là
où, selon elle, une vieille femme était
mourante. Mon cheval étant encore dans les
puits, je fis monter l'enfant dans la voiture et
je partis aussitôt, après m'être muni d'une
lanterne, car je pensais qu'il était probable que
je ne pourrais pas revenir avant la nuit.
Je me croyais parfaitement au courant de
toute la campagne des environs de ma
paroisse ; mais quand nous eûmes dépassé la
ferme de la Saudraie, l'enfant me fit prendre
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un chemin où je ne m'étais jamais aventuré.
Environ deux miles plus loin, cependant, j'ai
reconnu sur la gauche un mystérieux petit lac
où j'avais parfois été patiner quand j'étais
jeune. Je ne l'avais pas vu depuis cinquante-
ans, car aucune de mes fonctions pastorales ne
m'y conduit ; je n'aurais pas pu dire où il se
trouvait et il avait si complètement disparu de
mon esprit que lorsque je l'ai soudain reconnu
dans le chant d'or endu ciel rosé du soir, j'ai
eu l'impression de ne l'avoir vu auparavant
qu'en rêve.
La route longe le ruisseau qui tombe du
lac, traverse l'extreme extrémité de la forêt,
puis longe une tourbière. Je n'y avais jamais
mis les pieds auparavant.
Le soleil se couchait et nous roulions
depuis longtemps à l'ombre lorsque mon
jeune guide m'a indiqué un cottage à flanc de
colline qui n'aurait pas semblé habitési ce
n'était le petit filet de fumée qui s'élevait de la
cheminée, bleu dans l'ombre et s'éclaircissant
au fur et à mesure qu'il atteignait l'or du ciel.
J'ai attaché le cheval à un pommier tout près
et j'ai suivi l'enfant dans la pièce sombre où la
vieille femme venait de mourir.
La gravité du paysage, la silence et la
solennité de l'heure m'avaient
 ANDRE GIDE

frappé au cœur. Une femme encore jeune est Je suis dans la chambre depuis ce matin et elle
agenouillée à côté du lit. L'enfant, que j'avais n'a pratiquement pas bougé. J'ai d'abord cru
pris pour la petite-fille de la défunte, mais qui qu'elle était sourde ; la servante pense que
n'était que sa servante, a allumé une pipe de non, mais que la vieille femme était sourde
suif enfumée et s'est ensuite tenue debout au elle-même et qu'elle ne lui disait jamais un
pied du lit.moins. Pendant notre long trajet, mot, ni à elle ni à personne d'autre ; il y avait
j'avais essayé de la faire parler, mais je n'avais longtemps qu'elle n'avait pas ouvert la
pas réussi à lui arracher deux mots. bouche, si ce n'est pour manger et boire.
La femme agenouillée se lève. Ce n'était "Quel âge a-t-elle ?
pas une parente comme je l'avais d'abord "Environ quinze ans, je suppose. Mais à ce
supposé, mais seulement une voisine, une sujet, je n'en sais pas plus que vous. . .
amie, que la servant girl avait amenée là Il ne me vint pas immédiatement à l'esprit
lorsqu'elle avait vu les forces de sa maîtresse de prendre moi-même en charge la pauvre
faiblir, et qui offrait maintenant de veiller le créature délaissée ; mais après avoir prié - ou,
cadavre. La vieille femme, dit-elle, s'est pour être plus précis, alors que je priais
éteinte sans douleur. Nous avons convenu encore à genoux entre la femme et la petite
ensemble des modalités de l'enterrement et du servante, qui étaient également agenouillées -
service funéraire. Comme souvent dans ce il me vint soudain à l'esprit que Dieu avait
pays hors du monde, c'est à moi qu'il revient placé une sorte d'obligation sur mon chemin
de tout régler. J'étais un peu mal à l'aise, je et que je ne pouvais pas m'y soustraire sans
l'avoue, de laisser la maison, malgré la une ardeur vacharde. En me levant, j'avais
pauvreté de son apparence, à la seule charge décidé d'emmener la jeune fille le soir même,
de cette voisine et de la petite servante. Mais mais je ne m'étais pas encore demandé ce que
il semblait peu probable qu'un trésor soit je ferais d'elle par la suite, ni à qui je la
caché dans un coin de cette misérable confierais. Je restai encore quelques instants à
demeure... et que pouvais-je faire d'autre ? J'ai contempler le visage endormi de la vieille
néanmoins demandé si la vieille femme avait femme, dont la bouche froncée ressemblait à
laissé des héritiers. une bourse d'avare dont les ficelles étaient
Sur ce, la femme prit la bougie et la brandit bien tirées pour ne rien laisser échapper. Puis,
de manière à éclairer le coin de l'âtre, et je pus me tournant vers la jeune fille aveugle, j'ai fait
distinguer, accroupiedans la cheminée, et part de mon intention à la voisine.
apparemment endormie, une créature "Oui, il vaut mieux qu'elle ne soit pas là
d'apparence indéterminée, dont le visage était demain quand on viendra chercher le corps",
presque entièrement caché par une épaisse dit-elle. Et c'est tout.
masse de cheveux. Beaucoup de choses seraient facilement
"La fille aveugle là-bas, c'est une nièce, dit accompliessans les objections imaginaires que
le domestique. C'est tout ce qui reste de la les hommes prennent parfois plaisir à
famille, semble-t-il. Il faut l'envoyer à inventer. Depuis notre enfance, combien de
l'hospice, je ne vois pas ce qu'on peut faire fois avons-nous été empêchés de faire telle ou
d'autre avec elle". telle chose que nous aurions aimé faire,
J'ai été choquée d'entendre l'avenir de la simplement parce que nous entendions des
pauvre fille envisagé de cette manière dans sa gens
presence et j'ai craint que des mots aussi durs
ne lui fassent de la peine.
"Ne la réveillez pas", dis-je doucement,
pour indiquer à la femme qu'elle devrait en
tout cas baisser le ton.
"Oh, je ne pense pas qu'elle dorme. Mais
c'est une idiote ; elle ne peut ni parler ni
supporter quoi que ce soit sous, m'a-t-on dit.
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de nous répéter : "Il ne pourra pas . . ." !
La jeune fille aveugle s'est laissée
emmener comme un bloc sans vie. Les traits
de son visage étaient réguliers, plutôt fins,
mais totalement dépourvus d'expression. J'ai
pris une couverture sur le matelas où elle
devait dormir habituellement, dans un coin
sous un escalier qui menait de la chambre au
grenier.
La voisine a été obligeante et m'a aidé à
l'envelopper soigneusement, car la nuit était
très claire et fraîche ; après avoir allumé la
lampe de la voiture, je suis rentré à la maison,
emmenant la fille avec moi. Elle était assise,
blottie contre moi, un morceau de chair sans
âme, sans aucun signe de vie au-delà de la
communicationcation d'une chaleur obscure.
Pendant tout le chemin du retour, j'ai pensé :
"Est-ce qu'elle dort ? Et à quoi peut
ressembler ce sommeil noir ? . . . En quoi ses
heures de veille diffèrent-elles de ses heures
de sommeil ? Mais ce corps obscurci est
sûrement occupé ; une âme immurée y attend
qu'un rayon de Ta grâce, ô Seigneur, la
touche. Permettrais-tu peut-être à mon amour
de dissiper ces terribles ténèbres ? . . ."
J'ai trop le souci de la vérité pour passer
sous silence l'accueil désagréable que j'ai reçu
à mon retour au pays. Ma femme est un jardin
de vertus et, dans les moments difficiles que
nous avons parfois traversés, je n'ai jamais eu
un seul instant l'occasion de douter de l'étoffe
dont son cœur est fait ; mais il ne faut pas
prendre sa charité naturelle par surprise. C'est
une personne ordonnée, soucieuse de ne pas
dépasseret de ne pas manquer à son devoir.
Même sa charité est mesurée, comme si
l'amour n'était pas un trésor inépuisable. C'est
le seul point sur lequel nous divergeons. . . .
Lorsqu'elle m'a vu ramener la jeune fille ce
soir-là, ses premières pensées se sont
exprimées par cette exclamation :
"Quel genre d'emploi t'es-tu attribué
maintenant ?"
Comme c'est toujours le cas lorsqu'il faut
se mettre d'accord, j'ai commencé par dire aux
enfants - qui se tenaient debout, bouche
ouverte, pleins de curiositéet de surprise - de
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quitter la pièce. Ah, comme cet accueil est
différent de ce que j'aurais pu souhaiter !
Seule ma chère petite Charlotte s'est mise à
danser et à taper des mains lorsqu'elle a
compris que quelque chose de nouveau, de
vivant, sortait de la calèche. Mais les autres,
bien entraînés par leur mère, ont tôt fait
d'atténuer le plaisir de l'enfant et de la faire
rentrer dans le rang.
Il y a eu un moment de grande confusion.
Et comme ni ma femme ni les enfantsne
savaient encore qu'ils avaient affaire à une
personne aveugle, ils ne pouvaient pas
comprendre l'extrême prudence avec laquelle
je guidais ses pas. Je fus moi-même
déconcerté par les gémissements bizarres que
la pauvre créature affligée commença à
pousser dès que je lui eus lâché la main, que
j'avais tenue dans la mienne pendant tout le
trajet. Il n'y avait rien de human dans les sons
qu'elle émettait ; ils ressemblaient plutôt aux
gémissements plaintifs d'un chiot. Arrachée
pour la première fois au cercle étroit des
sensations customaires qui formaient son
univers, ses genoux lui faisaient maintenant
défaut ; mais lorsque j'avançai une chaise, elle
tomba en tas sur le sol, comme si elle était en-
mesure de s'asseoir ; je la conduisis alors
jusqu'à la cheminée et elle retrouva un peu
son calme dès qu'elle put s'accroupir dans la
même position que celle dans laquelle je
l'avais vue pour la première fois près du feu
de la vieille femme, appuyée contre le
chambranle de la cheminée. Dans la calèche
aussi, elle avait glissé du siège et avait passé
tout le trajet blottie à mes pieds. Mais ma
femme, dont les impulsions instinctives sont
toujours les meilleures, m'a aidé ; c'est sa
réflexion qui est constamment en désaccord
avec son cœur et qui, très souvent, prend le
dessus.
"Qu'est-ce que tu veux faire avec ça ?
demanda-t-elle quand la jeune fille se fut
calmée.

J'ai frissonné dans mon âme à l'utilisation
de ce mot et j'ai eu quelques difficultés à re-
tendre un mouvement d'indignation. Mais
comme j'étais encore sous le charme de ma
longue et paisible méditation, je me suis con-
trolé. Me tournant vers l'ensemble du groupe,
qui se tenait à nouveau en cercle, j'ai posé ma
main sur la tête de la jeune fille aveugle et j'ai
dit aussi solennellement que possible :
"J'ai ramené la brebis perdue".
Mais Amélie n'admet pas qu'il puisse y
avoir quoi que ce soit de déraisonnable ou de
super-raisonnable dans l'enseignement de
l'Evangile. Je vis qu'elle allait s'opposer, et
c'est alors que je fis un signe à Jacques et
Sarah, qui, habitués à nos petits écarts
conjugaux et n'ayant pas beaucoup de
curiosité naturelle (pas assez, je le pense
souvent), entraînèrent les deux plus jeunes
enfants hors de la pièce.
Puis, comme ma femme restait toujours
silencieuse et un peu irritée, je pense, par la
présence de l'intrus sur, j'ai dit : "Vous n'avez
pas à vous gêner pour parler devant elle" : "Je
lui ai dit : "Tu n'as pas à t'inquiéter de parler
devant elle. "Le pauvre enfant ne comprend
pas.
Sur ce, Amélie commença à protester
qu'elle n'avait absolument rien à dire - ce qui
est son prélude habituel aux plus longues
planifications ex- et il ne lui restait plus qu'à
se soumettre, comme d'habitude, à tous mes
caprices les plus impraticables, aussi
contraires à la coutume et au bon sens qu'ils
puissent être. J'ai déjà dit que je n'avais pas du
tout décidé ce que j'allais faire de l'enfant. Il
ne m'était pas venu à l'esprit, ou seulement de
façon très vague, qu'il y avait une possibilité
de la prendredans notre maison de façon
permanente, et je peux presque dire que c'est
Amélie elle-même qui me l'a suggéré la
première fois en me demandant si je ne
pensais pas qu'il y avait "déjà assez de nous
dans la maison". Puis elle déclara que j'allais
toujours de l'avant sans me soucier de ceux
qui ne pouvaient pas me suivre, que pour sa
part elle considérait que cinq enfants-
suffisaient, et que depuis la naissance de
Claude (qui à ce moment même poussait un
hurlement depuis son berceau, comme s'il
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ANDR GIDE
avait entendu son nom) elle avait fait le
maximum et qu'elle ne pouvait pas en
supporter davantage.
Au début de son emportement, quelques
paroles du Christ sont montées de mon cœur à
mes lèvres ; je les ai cependant retenues, car
je n'ai jamais cru bon d'invoquer l'authorité du
Livre saint pour excuser ma conduite. Mais
lorsqu'elle a parlé de sa fatigue, j'ai été frappé
de confusion, car je dois admettre qu'il m'est
arrivé plus d'une foisde laisser ma femme
souffrir des conséquences de mon zèle
impulsif et inattentionné. Entre-temps,
commejamais, ses récriminations m'avaient
éclairé sur mon devoir ; j'ai demandé à
Amélieavant, aussi doucement que possible,
de réfléchir si elle n'aurait pas fait la même
chose à ma place et si elle aurait pu
abandonner une créature qui avait été si
manifestement laissée sanspersonne pour
l'aider ;J'ai ajouté que je ne me faisais pas
d'illusion sur la fatigue supplémentaire que la
charge de cette nouvelle pensionnaire
ajouterait aux soins de la maison et que je
regrettais de ne pas pouvoir l'aider plus
souvent. Je l'ai ainsi apaisée du mieux que j'ai
pu, la suppliant en même temps de ne pas
reporter sa colère sur la jeune fille innocent,
qui n'avait rien fait pour la servir. J'ai ensuite
fait remarquer que Sara était maintenant assez
âgée pour l'aider davantage et que Jacques
n'avait plus besoin de ses soins. Bref, Dieu a
mis dans ma bouche les mots justes pour
l'aider à accept ce que, j'en suis sûr, elle aurait
entrepris de son propre chef si les cir-
cumstances lui avaient laissé le temps de
réfléchir et si je n'avais pas devancé sa
décision sans la consulter.
Je pensais que la cause était presque
gagnée et que ma chère Amélie était déjà en
train d'approcher Gertrude avec les plus
gentilles destentions ; mais son irritation s'est
soudainement enflammée plus que jamais
quand, en prenant la lampe pour regarder
l'enfant
 LA SYMPHONIE PASTORALE

de plus près, elle a découvert qu'elle était dans Charlotte passer doucement par la porte
un état de saleté indescriptible. entrouverte, en chemise de nuit et pieds nus ;
"Elle est immonde", s'écrie-t-elle. "Va vite elle me passa les bras autour du cou et me
te brosser les dents. Non, pas ici. Allez serra fougueusement dans ses bras.
secouer vos vêtements à l'extérieur. Oh là là ! "Je ne t'ai pas dit bonne nuit properly",
Oh là là ! Les enfants en seront couverts. Il murmure-t-elle.
n'y a rien au monde que je déteste autant que Puis, pointant son petit index vers la jeune
la vermine." fille aveugle qui dormait paisiblement et
On ne peut nier que la pauvre enfant en qu'elle avait été curieuse de revoir avant de
était couverte, et je ne pouvais m'empêcher s'endormir :
d'éprouver un sentiment de dégoût en pensant "Pourquoi ne l'ai-je pas embrassée aussi ?",
à la façon dont je l'avais gardée près de moi a-t-elle murmuré à.
pendant notre long trajet. "Tu l'embrasseras demain. Nous devons la
Lorsque je suis revenu quelques minutes laisser vivre maintenant. Elle dort", dis-je en
plus tard, après avoir fait ma toilette du mieux
l'accompagnant jusqu'à la porte.
que j'ai pu, j'ai trouvé ma femme qui s'était
Puis je me suis assis et j'ai travaillé
enfoncée dans un fauteuil et qui, la tête dans
jusqu'au matin, lisant ou préparant mon
les mains,était en train de se mettre à
sangloter. prochain sermon.
"Je n'avais pas l'intention de mettre ta force "Charlotte semble beaucoup plus
morale à l'épreuve", ai-je dit avec tendresse. affectueuse que les enfants plus âgés, mais
"En tout cas, il est tard ce soir et il fait trop lorsqu'ils avaient son âge, je crois qu'ils m'ont
sombre pour faire quoi que ce soit. Je tous entourée. Mon grand garçon Jacques,
m'assiérai pour entretenir le feu et l'enfant aujourd'hui si distant et réservé. . . . On croit
pourra dormir à côté. Demain, nous lui qu'ils ont le cœur tendre, alors qu'en réalité ils
couperons les cheveux et nous la laverons ne font que nous amadouer et nous rouler
correctement. Vous n'avez pas besoin de vous dans la farine".
occuper d'elle tant que vous n'avez pas
surmonté votre répugnancenance." Et je l'ai
27 février
suppliée de ne rien dire de telaux enfants.
C'était l'heure du dîner. Ma protégée, à qui La neige est encore tombée en abondance
notre vieille Rosalie jetait de nombreux la nuit dernière. Les enfants sont ravis car ils
regardsing renfrognés lorsqu'elle nous servait, disent que nous serons bientôt obligés de
a dévoré avec avidité l'assiette de soupe que sortir par les fenêtres. Il est vrai que ce matin,
je lui ai tendue. Le repas est silencieux. la porte d'entrée est bloquée et que la seule
J'aurais voulu raconter mon aventure, parler sortie se fait par le lavoir. Hier, j'ai veillé à ce
aux enfants et toucher leur cœur en leur que le village soit suffisamment provisionné,
faisant comprendre et ressentir l'étrangeté car nous resterons sans doute coupés du reste
d'une telle condition de dénuement total. du monde pendant un certain temps encore.
J'aurais voulu éveiller leur pitié, leur Ce n'est pas le premier hiver où nous sommes
sympathie pour l'hôte que Dieu nous avait bloqués par la neige, mais je ne me souviens
envoyé, mais je craignais de révivre pas d'avoir jamais vu une chute aussi épaisse.
l'irritation d'Amélie. Il semblait que la J'en profite pour poursuivre le récit que j'ai
consigne avait été donnée de ne pas faire commencé hier.
attention à ce qui s'était passé et de l'oublier, J'ai dit que lorsque j'ai ramené cette enfant
bien qu'aucun d'entre nous n'ait pu penser à malade à la maison pour la première fois, je
quoi que ce soit d'autre (). n'avais pas bien réfléchi à la place qu'elle
Je fus très touché lorsque, plus d'une heure occuperait dans notre foyer. Je connaissais les
après que tout le monde fut allé se coucher et limites de mon
qu'Amélie m'eut quitté, je vis ma petite
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Je connaissais les capacités d'endurance de
ma femme, la taille de notre maison et la
faiblesse de nos revenus. J'avais agi, comme
d'habitude, de la manière qui m'était naturelle,
tout autant que par principe, et sans calculer
un seul instant les dépenses dans lesquelles
mon impulsion pouvait m'entraîner - une
démarche que j'ai toujours jugée contraire à
l'enseignement des Évangiles. Mais c'est une
chose de confier ses soucis à Dieu et c'en est
une autre de les reporter sur d'autres
personnes. Je me suis vite rendu compte que
j'avais placé un lourd fardeau sur les épaules
d'Amélie, si lourd que je me suis d'abord senti
frappé de honte.
Je l'ai aidée du mieux que j'ai pu à couper
les cheveux de la petite fille, et j'ai vu qu'elle
le faisait avec dégoût. Mais lorsqu'il s'agissait
de la laver et de la nettoyer, j'étais obligué de
laisser cette tâche à ma femme ; et je me
rendais compte que j'échappais par la force
des choses aux tâches les plus lourdes et les
plus désagréables.
Pour le reste, Amélie cesse de faire la
moindre objection. Elle semblait avoir
réfléchi pendant la nuit et s'être résignée à ses
nouvelles tâches ; elle semblait même y
prendre un certain plaisir et je l'ai vue sourire
lorsqu'elle a fini de laver et d'habiller
Gertrude. Après lui avoir rasé la tête et l'avoir
enduite de pommade, on lui mit un bonnet
blanc ; quelques vieux vêtements de Sarah et
du linge propre remplacèrent les misérables
haillons qu'Amélie avait jetés au feu. Le nom
de Gertrude a été choisi par Charlotte et
immédiatement adopté par nous tous, dans
notre ignorance de son vrai nom, que
l'orpheline elle-même ne connaissait pas, et
que je ne savais pas comment découvrir. Elle
devait être un peu plus jeune que Sarah, dont
les vêtements de l'année dernière lui allaient.
Je dois ici avouer la déception profonde et
écrasante que j'ai ressentie pendantles
premiers jours. Je m'étais certainement
construit toute une histoire d'amour sur le
sujetde l'éducation de Gertrude, et la
véritableité a été une cruelle désillusion.
L'indifférenceence, l'apathie de son visage, ou
plutôt son absence totale d'expression, ont
figé mes bonnes intentions à leur source
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même. Elle resta assise toute la journée au
coin du feu, semblantêtre sur la défensive, et
dès qu'elle entendait nos voix, et plus encore
lorsque nous nous approchions d'elle, ses
traits semblaient se durcir ; d'inexpressifs ils
devenaient hostiles ; si quelqu'un essayait
d'attirer son attention, elle se mettait à gémir
et à pousser des grognements comme un
animal. Cette bouderie ne la quitte qu'au
moment des repas. Je l'ai aidée moi-même et
elle s'est jetée sur sa nourriture avec une sorte
d'avidité bestiale qui était des plus
désagréables à voirtresser. Et comme l'amour
répond à l'amour, un sentiment d'aversion
s'est emparé de moi face à cette rétention
obstinée de son âme. Oui, vraiment, j'avoue
qu'au bout des dix premiers jours, j'avais
commencé à déspair, et mon intérêt pour elle
avait même tellement diminué que je
regrettais presque ma première impulsion et
que je souhaitais ne jamais l'avoir ramenée à
la maison avec moi. Et ce qui est absurd, c'est
qu'Amélie, un peu triomphante des
sentimentsque je n'arrivais pas à lui cacher,
semblait d'autant plus prodigue de soins et de
bonté qu'elle voyait que Gertrude devenait un
fardeau pour moi et que je ressentais sa
présence parmi nous comme une mortifica-
tion.
Telle était la situation lorsque j'ai reçu la
visite de mon ami le Dr Martins, de Vai
Travers, dans le cadre de l'une de ses
tournées. Il a été très intéressé par ce que je
lui ai dit de l'état de Gertrude et a d'abord été
très étonnéde la voir si arriérée, considérant-
que sa seule infirmité était la cécité ; mais j'ai
expliqué qu'en plus de cela, elle avait dû
souffrir de la surdité de la vieille femme qui
était sa seule tutrice, et qui ne lui parlait
jamais, de sorte que la pauvre enfant avait été
complètement délaissée. Il m'a persuadé que,
dans ce cas, j'avais tort de désespérer, mais
que je n'employais pas la bonne méthode.
"Vous essayez de construire", a-t-il dit,
"soyez
 LA SYMPHONIE PASTORALE

avant de vous assurer de vos fondations. Il que des larmes d'amour et de gratitudelui sont
faut savoir que son esprit tout entier est dans montées aux yeux et qu'il s'est
un état de chaos et que même ses premiers immédiatement agenouillé pour rendre grâce
linéaments ne sont pas encore formés. La à Dieu. Laura avait enfin compris ce que
première chose à faire est de lui faire relier voulait le médecin. Elle est sauvée ! A partir
une ou deux sensations de toucher et de goût de ce jour, elle a fait l'objet de toutes les
et d'y associer un son - un mot - qui lui servira attentions ; ses progrès ont été rapides ; elle a
en quelque sorte d'étiquette. Il faut le répéter rapidement été capable d'apprendre par elle-
inlassablement et essayer de le lui faire dire même et a fini par devenir directrice d'un
après vous. institutpour aveugles - à moins qu'il ne
"Surtout, n'allez pas trop vite ; emmenez-la s'agisse d'une autre personne, car il y a eu
à des heures régulières et jamais très récemment d'autres cas dont les revues et les
longtemps à la fois. ... journaux d'informationont été remplis ; ils
"Pour le reste, cette méthode, ajouta-t-il étaient tous étonnés - assez bêtement, à mon
après me l'avoir décrite minutieusement, n'a avis- que de telles créatures puissent être
rien de particulièrement magique. Je ne l'ai heureuses. Car c'est un fait que tous ces
pas inventé et d'autres l'ont appliqué. Ne te prisonniers emmurés étaient heureux, et dès
souviens-tu pas qu'en classe de philosophie, qu'ils ont pu exprimer quelque chose, c'est de
nos professeurs nous ont parlé d'un cas leur bonheur qu'ils ont parlé. Les journalistes
analogue à propos de Condillac et de sa statue se sont bien sûr extasiés et ont souligné la
animée - unmoins, se corrigea-t-il, je l'ai lu "morale" pour les personnes qui "jouissent"
plus tard dans une revue de psychologie. . . . de leurs cinq sens et qui ont pourtant l'audace
Peu importe, cela m'a beaucoup frappé et je de complain. . . "
me souviens même du nom de la pauvre fille, C'est là qu'une dispute s'engagea entre
qui était encore plus affligée que Gertrude, Martins et moi, car je m'opposais à son pessi-
car elle était sourde-muette en plus d'être misme et ne pouvais admettre ce qu'il
aveugle. Elle a été découverte quelque part en semblait en déduire, à savoir que nos sens ne
Angleterre vers le milieu du siècle dernier par servent à la longue qu'à nous rendre
un médecin qui s'est consacré à son malheureux.
éducation. Elle s'appelait Laura Bridgman. Le "Ce n'est pas ce que je voulais dire", a-t-il
médecin a tenu un journal, comme il se doit, testé sur. "Je voulais simplement dire,
des progrès de l'enfant - ou plutôt, en premier premièrement, que l'esprit de l'homme
lieu, de ses efforts pour l'instruire. Pendant imagine la beauté, le confort et l'harmonie
des jours et des semaines, il a continué à lui plus facilement et plus volontiers qu'il ne peut
faire sentir alternativement deux petits objets, imaginer le désordre et le péché qui, à
une épingle et un stylo, puis à lui mettre les chaque, ternissent, souillent, dégradent et
doigts sur les deux mots épingle et stylo entachent ce monde ; et, deuxièmement, que
imprimés dans un livre en braille destiné aux cet état de choses nous est révélé par nos cinq
aveugles. Pendant des semaines et des sens, qui nous aident également à y
semaines, il n'y a eu aucun résultat. Son corps contribuer. C'est pourquoi je suis enclin à
semblait tout à fait vide. Il ne perdit pas mettre les mots "si sua mala nescient" après
courage pour autant. Je me sentais comme le "Fortunatos nimium" de Virgile, au lieu de
quelqu'un qui se penche au bord d'un puits "si sua bona norint" comme on nous
sombre et profond et qui suspend l'enseigne. Comme les hommes seraient
désespérément une corde dans l'espoir qu'une heureux s'ils ne connaissaient pas le mal !".
main l'attrape. Car il ne doutait pas un instant Puis il m'a parlé d'une des histoires de
qu'il y avait quelqu'un au fond du puits et que Dickens (
la corde finirait par être attrapée. Et un jour,
enfin, il a vu le visage impassible de Laura
s'illuminer d'une sorte de sourire. Je crois bien
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) qui, selon lui, se trouvait directement sur le
site, inspirée par le cas de Laura Bridgman ; il
m'a promis de me l'envoyer et, quatre jours
plus tard, j'ai reçu The Cricket on the Hearth,
que j'ai lu avec le plus grand plaisir. Il s'agit
d'une histoire assez longue, mais parfois très
touchante, d'une petite fille aveugle,
entretenue par son père, un pauvre fabricant
de jouets, dans un monde illusoire de comfort,
de richesse et de bonheur. Dickens exerte tout
son art pour représenter cette tromperietion
comme un acte de piété, mais, Dieu merci, je
n'aurai pas à faire usage d'une telle fausseté
avec Gertrude.
Le lendemain de la visite de Martins, j'ai
commencé à mettre en pratique sa méthode
avec toute l'application dont j'étais capable. Je
regrette maintenant de ne pas avoir pris des
notes, comme il me l'avait conseillé, sur les
premiers pas de Gertrude sur le chemin
tortueux où je n'étais moi-même au début
qu'un guide tâtonnant. Au cours des premières
semaines, j'ai dû faire preuve de plus de
patience qu'il n'est possible de le croire, non
seulement en raison du temps qu'une
formation de ce type exige, mais aussi en
raison des nouvelles approches qu'elle m'a
apportées. Il m'est pénible de devoir dire que
ces reproches venaient d'Amélie ; mais
d'ailleurs, si je le mentionne ici, c'est parce
qu'il n'a pas laissé en moi la moindre trace
d'animosité ou d'amertume - je le déclare très
solennellement, au cas où ces lignes
viendraient plus tard à ses yeux.
(L'enseignement du Christ sur le pardon des
blessures ne suit-il pasimmédiatement la
parabole de la brebis perdue ?) Plus encore,
au moment même où je souffrais le plus de
ses reproches, je ne pouvais pas lui en vouloir
de désapprouver le temps que je consacrais à
Gertrude. Ce que j'ai surtout deploré, c'est
qu'elle ne croyait pas du tout que mes efforts
seraient couronnés de succès. Oui, c'est son
manque de foi qui m'a chagriné, sans pour
autant me décourager. Combien de fois l'ai-je
entendue répéter : "Si seulement il y avait du
bon dans tout cela ! . . Et elle restait
obstinément convaincue que mon travail était
du travail perdu ; de sorte que naturallye elle
pensait que c'était mal de ma part devoter le
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temps à l'éducation de Gertrude qui, selon
elle, aurait toujours été mieux employé
autrement. Et chaque fois que j'étais occupé
avec Gertrude, elle s'arrangeait pour faire
croire que j'étais recherché à ce moment-là
par quelqu'un ou quelque chose d'autre, et que
je lui donnais du temps qui aurait dû être
donné à d'autres. En fait, je pense qu'elle
ressentait une sorte de jalousie maternelle, car
elle m'a dit plus d'une fois : "Vous n'avez
jamais pris autant de peine avec aucun de vos
propres enfants" : "Vous n'avez jamais pris
autant de peine avec aucun de vos propres
enfants" - ce qui était vrai ; car bien que
j'aime beaucoup mes enfants, je n'ai jamais
pensé qu'il était de mon devoir de prendre
beaucoup de peine avec eux.
J'ai souvent constaté que la parabole de la
brebis perdue est l'une des plus difficiles à
accepter pour certaines personnes qui se
croient pourtant profondément chrétiennes.
Que chaque brebis du troupeau soit à son tour
plus précieuse aux yeux du berger que le reste
du troupeau dans son ensemble dépasse leur
capacité de conception. Et les paroles : "Si un
homme a cent brebis et que l'une d'elles
s'égare, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-
neuf autres pour aller chercher celle qui s'est
égarée dans la montagne ? -des mots tout
empreints de charité, qui, s'ils osaient parler
franchement, se déclareraient
abominablement injustes.
Les premiers sourires de Gertrude m'ont
consolé de tout et m'ont dédommagé au
centuple de mes peines. Car "s'il la trouve, je
vous le dis en vérité, il se réjouit plus de cette
brebis que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se
sont pas égarées". Oui, en vérité, le sourire
qui s'est dessiné pour moi un matinsur son
visage de marbre, lorsqu'elle a semblé
soudain touchée par la compréhensionet
l'intérêt de ce que j'essayais depuis tant de
jours de lui enseigner, a inondé mon cœur
d'une joie plus séraphique que celle que m'a
jamais procurée aucun de mes enfants.
 LA SYMPHONIE PASTORALE
5 mars
J'ai noté cette date comme s'il s'agissait
d'un anniversaire. Ce n'était pas tant un
sourire qu'une transfiguration. Ses traits
s'illuminèrent - une illumination soudaine,
comme la lueur cramoisie qui précède l'aube
dans les hautes Alpes, faisant vibrer le pic
enneigé sur lequel elle s'allume et l'appelant à
sortir de l'obscurité - un tel flot, semblait-il,
de couleurs mystiques ; et je pensai aussi à la
piscine de Bethesda au moment où l'ange
descend pour remuer l'eau endormie. Une
sorte d'extase m'envahit à la vue de
l'expression angélique qui se dessina si
soudainement sur le visage de Gertrude, car il
était clair pour moi que ce visiteur céleste
n'était pas tant de l'intelligence que de
l'amour. Dans un élan de gratitude, j'ai
embrassé son front et j'ai senti que j'offrais
mes remerciements à Dieu.
Les progrès qu'elle a réalisés par la suite
ont été aussi rapides que les premiers pas
avaient été lents. Ce n'est qu'avec effort que je
me souviens de notre façon de procéder ; il
me semblait parfois que Gertrude avançait par
bonds, comme au mépris de toute méthode. Je
me souviens qu'au début, je m'attardais plus
sur les qualités des objets que sur leur variété
- chaud, froid, doux, amer, rugueux, mou,
léger - et ensuite sur les actions : ramasser,
déposer, enlever, approcher, attacher, croiser,
rassembler, disperser, etc. Très vite, j'ai
abandonné toute tentative de méthode et j'ai
commencé à lui parler sans me préoccuper de
savoir si son esprit était toujours capable de
me suivre ; mais j'allais lentement, l'invitant
et la provoquant à poser des questions au fur
et à mesure qu'elle semblait disposée à le
faire. Il est certain que son esprit était au
travail pendant les heures où je la laissais à
son; car chaque fois que je revenais la voir
après une absence, c'était pour constater avec
une nouvelle surprise que le mur d'obscurité
qui nous séparait était devenu moins épais.
Après tout, me suis-je dit, c'est ainsi que la
chaleur de l'air et l'insistance du printemps
triomphent peu à peu de l'hiver. Combien de
fois me suis-je interrogé sur la fontede la
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neige ! Sa cape blanche semble s'user par en
dessous, alors qu'en apparence elle reste
inchangée. Chaque hiver, Amélie tombe dans
le piège : "La neige est toujours aussi
épaisse", déclare-t-elle. Et c'est encore le cas
lorsque, tout d'un coup, il y a une rupture et
que, soudain, par petites touches ici et là, la
vie réapparaît.
Craignant que Gertrude ne devienne grasse
si elle continuait à s'asseoir au coin du feu
comme une vieille femme, j'avais commencé
à la faire sortir. Mais elle a refusé de le faire
si elle ne me tenait pas le bras. J'ai compris, à
sa surprise et à sa peur lorsqu'elle a quitté la
maison pour la première fois, et avant qu'elle
ne puisse me le dire en paroles, qu'elle ne
s'était encore jamais aventurée à l'extérieur.
Dans le chalet où je l'avais trouvée, personne
ne s'était occupé d'elle, si ce n'est pour lui
donner à manger et l'empêcher de mourir, car
je ne peux pas dire que quelqu'un l'ait aidée à
vivre. Son petit univers d'obscurité était
délimité par les murs de l'unique pièce qu'elle
ne quittait jamais ; les jours d'été, elle
s'aventurait à peine jusqu'au seuil, lorsque la
porte s'ouvrait sur le grand univers de
lumière. Elle m'a dit plus tard que lorsqu'elle
entendait le chant des oiseaux, elle supposait
que c'était simplement l'effet de la lumière,
comme la douce chaleur qu'elle ressentait sur
ses joues et ses mains, et que, sans y penser
précisément, il lui semblait tout à fait naturel
que l'air chaud commence à chanter, tout
comme l'eau commence à bouillir sur le feu.
La vérité est qu'elle ne se donnait pas la peine
de penser, qu'elle ne s'intéressait à rien et
qu'elle vivait dans un état d'engourdissement
glacé jusqu'au jour où je l'ai prise en charge.
J'ai retrouvéson plaisir inépuisable lorsque je
lui ai dit que ces petites voix provenaient de
créatures vivantes, dont la seule fonction ap-
parente était d'exprimer la joie diffusée dans
toute la nature. (C'est à partir de ce jour
qu'elle a commencé à dire : "Je suis aussi
joyeuse qu'un oiseau.") Et pourtant l'idée

que ces chants proclament la splendeur d'un
spectacle qu'elle ne pouvait pas voir avait été-
gun en la rendant mélancolique.
"Le monde est-il vraiment aussi beau que
le disent les oiseaux ? demandait-elle.
"Pourquoi les gens ne nous le disent-ils pas
plus souvent ? Pourquoi ne me le dis-tu
jamais ? Est-ce par crainte de m'affliger parce
que je ne le vois pas ? Ce serait une erreur.
J'écoute si attentivement les oiseaux, je crois
que je comprends tout ce qu'ils disent".
"Les gens qui voient ne les entendent pas
aussi bien que toi, ma Gertrude", ai-je dit,
espérant la réconforter.
"Pourquoi les autres animaux ne chantent-
ils pas ? Parfois, ses questions surme
surprenaient et me laissaient perplexe pendant
un moment, car elle m'obligeait à réfléchir à
des choses que j'avais jusqu'alors considérées
comme allant de soi. C'est ainsi qu'il m'est
apparu pour la première fois que plus un
animal vit près du sol et plus son poids est
élevé, plus il est terne. J'ai essayé de lui faire
comprendre cela, et je lui ai parlé de l'écureuil
et de ses gambades.
Elle m'a demandé si les oiseaux étaient les
seuls animaux à voler.
"Il y a aussi des papillons", lui ai-je dit.
"Et ils chantent ?"
"Ils ont une autre façon de raconter leur
joie. Il est peint sur leurs ailes. . . ." Et j'ai
décrit les couleurs de l'arc-en-ciel du papillon.
28 février
Permettez-moi de revenir un peu en arrière,
car ouiterday je me suis laissé emporter.
Pour enseigner à Gertrude, j'ai dû
apprendre moi-même l'alphabet braille ; mais
elle a rapidement été capable de lire beaucoup
plus vite que moi ; j'ai eu quelques difficultés
à déchiffrer del'écriture, et j'ai d'ailleurs
trouvé plus facile de suivre avec mes yeux
qu'avec mes doigts. D'ailleurs, je n'étais pas le
seul à lui donner des leçons. J'ai d'abord été
heureuse d'être aidée à cet égard, car j'ai
beaucoup à faire dans la paroisse, les maisons
étant si dispersées que mes visites aux
pauvres et aux malades m'obligent parfois à
aller très loin. Jacques s'était cassé le bras en
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patinant pendant les vacances de Noël qu'il
passait avec nous, car pendant les vacances
scolaires, il se rend à Lausanne, où il a reçu sa
première éducation et où il étudie à l'école de
théologie. La fracture n'était pas grave et
Martins, que j'ai immédiatement envoyé
chercher, a pu facilement la réparer sans l'aide
d'un chirurgien ; mais il a été jugé souhaitable
que Jacques reste à l'intérieur pendant un
certain temps. Il commença soudain à
s'intéresser à Gertrude, à laquelle il n'avait
jusqu'alors accordé aucune attention, et
s'employa à m'aider à lui apprendre à lire. Son
aide n'a duré que le temps de sa con-
valescence - environ trois semaines - mais
pendantces semaines, les progrès de Gertrude
ont été très marqués. Elle était maintenant
animée d'un zèle extraordinaire. Sa jeune
intelligence, hier encore si engourdie et
torpide, ses premiers pas à peine faits, à peine
capable de marcher, semblait déjà se préparer
à courir. Je m'émerveillais de la facilité avec
laquelle elle parvenait à formuler ses pensées
et de la rapidité avec laquelle elle apprenait à
s'exprimer - non pas enfantishly, mais tout de
suite correctement, transmettant ses idées à
l'aide d'images, tirées de la manière la plus
délicieuse et la plus inattendue des objets que
nous venions de lui apprendre à reconnaître,
ou d'autres que nous lui décrivions, quand
nous ne pouvions pas réellement les mettre à
sa portée ; car elle utilisait toujours des
choses qu'elle pouvait toucher ou sentir pour
expliquer ce qui était hors de sa portée, selon
la méthode des arpenteurs-géomètres qui
mesurent les distances.
Mais je pense qu'il n'est pas nécessaire de
noter ici toutes les premières étapes de son
éducation, qui sont sans doute les mêmes
dans l'éducation précoce de tous les aveugles.
Je suppose aussi que dans chaque cas,
l'enseignant a dû être plongé dans une
perplexité similaire par la question des
couleurs
 LA SYMPHONIE PASTORALE

. (Et ce sujet m'a conduit à la réflexion que les tonalités se fondent en une seule, tout comme
couleurs ne sont nulle part mentionnées dans le noir est la limite des basses ou de
les Evangiles). (Et ce sujet m'a conduit à la l'obscurité.
réflexion qu'il n'y a nulle part de mention de Mais cela ne me satisfaisait pas plus
couleurs dans les Evangiles).Je ne sais pas qu'elle, et elle m'a tout de suite fait remarquer
comment d'autres personnes s'y sont prises ; que les instruments en bois, les cuivres et les
pour ma part, j'ai commencé par lui nommer violons restent distincts dans les parties
les couleurs du prisme dans l'ordre où elles basses comme dans les parties aiguës.
apparaissent dans l'arc-en-ciel ; mais une Combien de fois ai-je été obligé de rester
confusion s'est immédiatement installée dans perplexe et silencieux, comme je l'ai fait à
son esprit entre la couleur et l'éclatness ; et je l'époque, en cherchantune comparaison à
me suis rendu compte que son imagination laquelle je pourrais faire appel.
était incapable de faire la moindre distinction "Eh bien, dis-je enfin, imaginez le blanc
entre la qualité de la nuance et ce que les comme quelque chose d'absolument pur,
peintres appellent, je crois, sa "valeur". Elle a quelque chose dans lequel la couleur n'existe
eu beaucoup de mal à comprendreque chaque plus, mais seulement la lumière ; et le noir, au
couleur pouvait à son tour être plus ou moins contraire, quelque chose desi plein de couleur
foncée et qu'elles pouvaient être mélangées qu'il est devenu sombre... .
les unes avec les autres dans une mesure Je ne rappelle ce fragment de dialogue qu'à
illimitée. Cela l'intriguait énormément et elle titre d'exemple des difficultés que j'ai
revenait sans cesse sur le sujet. rencontrées trop souvent. Gertrude avait ceci
C'est à cette époque que j'ai eu l'occasion de bon qu'elle ne prétendait jamais
de l'emmener à un concert à Neuchâtel. Le comprendre, comme le font si souvent les
rôle joué par chaque ininstrument dans la gens, qui se remplissent ainsi l'esprit
symphonie m'a suggéré l'idée de revenir sur d'affirmations inexactes ou fausses, qui
cette question des couleurs. J'ai dit à Gertrude finissent par vicier tout leur raisonnement.
d'observer les différentes résonances des Tant qu'elle ne pouvait pas se faire une idée
cuivres, des cordes et des instruments en bois, claire d'une notion, celle-ci restait pour elle
et que chacun d'entre eux était capable, à sa une source d'anxiété et d'inconfort ().
manière, de produire toute la série de sons, du En ce qui concerne ce que je viens de
plus grave au plus aigu, avec une intensité raconter, la difficulté a été accrue par le fait
variable. Je lui ai demandé d'imaginer les que la notion de lumière et celle de chaleur
couleurs de la nature de la même manière : les ont commencé par être étroitement associées
rouges et les oranges analogues aux sons des l'une à l'autre dans son esprit, et j'ai eu le plus
cors et des trombones ; les jaunes et les verts grand mal par la suite à les dissocier.
comme ceux des violons, des violoncelles et Ainsi, grâce à ces expériences avec elle, je
des contrebasses ; les violets et les bleus me suis constamment rendu compte à quel
suggérés par les clarinettes et les hautbois. point le monde visuel diffère du monde
Une sorte de ravissement intérieur remplaçait sonore, et que toute comparaison entre les
désormais tous ses doutes et ses liens deux doit nécessairement être boiteuse.
incertains. J'ai été si plein de mes comparaisons que je
"Comme il doit être beau !" répétait-elle n'ai pas encore dit quel immense plaisir le
sans cesse. concert de Neuchâtel a procuré à Gertrude.
Puis, soudain, elle a ajouté : "Mais le blanc C'est en fait l'imposture Pastoral Sym qui a
? Je n'arrive pas à comprendre ce que peut été jouée. Je dis actually parce que, comme
être le blanc". on le comprendra aisément,
Et j'ai tout de suite vu à quel point ma
comparaison n'était pas sûre d'elle.
"Le blanc, ai-je tenté d'expliquer, est la
limite extrême des aigus où toutes les
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il n'y a pas d'œuvre que je n'aurais pu
souhaiter davantage qu'elle entende. Pendant
un long moment après que nous ayons quitté
la salle de concert, Gertrude est restée
silencieuse, comme si elle était perdue dans
l'extase.
"Est-ce que ce que tu vois est vraiment
aussi beau que ça ? demanda-t-elle enfin.
"Aussi belle que quoi, ma chère enfant ?"
"Comme cette 'scène au bord d'un ruisseau'
?"
Je n'ai pas répondu tout de suite, car je me
disais que ces harmonies ineffables peignaient
le monde tel qu'il aurait pu être, tel qu'il serait
sans le mal et sans le péché, plutôt que le
monde tel qu'il était réellement. Et je n'avais
encore jamais osé parler à Gertrude du mal,
du péché et de la mort.
"Ceux qui ont des yeux", dis-je enfin, "ne
connaissent pas leur bonheur".
"Mais moi qui n'en ai pas, s'écria-t-elle, je
connais le bonheur d'entendre.
Elle se pressait contre moi en marchant et
s'accrochait à mon bras comme le font les
petits enfants.
"Pasteur, sens-tu combien je suis
heureuse ? Non, non, je ne dis pas cela pour
vous faire plaisir. Regardez-moi. Ne voyez-
vous pas sur le visage des gens s'ils disent la
vérité ? J'ai toujoursfaçons de savoir par leurs
voix. Avez-vous remembre le jour où vous
m'avez répondu que vous ne pleuriez pas
quand ma tante" (c'est ainsi qu'elle appelait
ma femme) "vous avait rereproché de ne pas
lui être d'un grand secours ? Et j'ai crié :
Pasteur, ce n'est pas vrai ! Oh, j'ai senti tout
de suite à votre voix que vous ne me disiez
pas la vérité ; je n'ai pas eu besoin de toucher
vos joues pour savoir que vous aviez pleuré".
Et elle répéta très fort : "Non, ce n'était pas la
peine que je te tâte les joues" : "Ce qui me fit
rougir, car nous étions encore en ville et les
passants se retournaient pour nous regarder.
Elle poursuit cependant :
"Tu ne dois pas essayer de me tromper, tu
sais. D'abord parce qu'il serait très méchant
d'essayer de tromper un aveugle... et ensuite
parce qu'on ne succeed", ajoute-t-elle en riant.
"Dites-moi, pasteur, vous n'êtes pas
malheureux, n'est-ce pas ?"
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Je portai sa main à mes lèvres, comme
pour lui faire sentir, sans avoir à l'avouer,
qu'une partie de mon bonheur venait d'elle, et
je répondis en même temps.
"Non, Gertrude, je ne suis pas malheureux.
Comment pourrais-je être malheureux ?"
"Et pourtant, tu pleures parfois ?"
"J'ai pleuré parfois".
"Pas depuis cette époque ?"
"Non, je n'ai pas pleuré depuis."
"Et vous n'avez pas eu envie de pleurer ?"
"Non, Gertrude."
"Et dites-moi, avez-vous eu envie depuis
de ne pas me dire la vérité ?"
"Non, ma chère enfant."
"Peux-tu promettre de ne jamais essayer de
me déceive ?"
"Je le promets."
"Eh bien, dites-moi rapidement : suis-je
jolie ?"
Cette question soudaine m'a abasourdi,
d'autant plus que j'avais soigneusement évité
jusqu'alors de faire attention à l'indéniable
beauté de Gertrude ; et d'autant plusque
j'estimais parfaitement inutile qu'elle en soit
informée elle-même.
"Qu'est-ce que ça peut te faire ?" J'ai
répondu.
"Je suis anxieuse, poursuivit-elle, je
voudrais savoir si je ne fais pas - comment
dire - trop de discordes dans la symphonie. À
qui d'autre dois-je m'adresser, pasteur ?"
"Ce n'est pas le rôle d'un pasteur de
s'intéresser à la beauté du visage des gens",
ai-je répondu en me défendant du mieux que
je pouvais.
"Pourquoi pas ?
"Parce que la beauté de leur âme lui
suffit".
"Vous préférez que je me trouve laide", a-
t-elle répondu avec une moue charmante, si
bien que, renonçant à la lutte, j'ai exréclamé :
"Gertrude, tu sais très bien que tu es jolie."
Elle est restée silencieuse et son visage a
pris une
 LA SYMPHONIE PASTORALE
Elle avait une expression de grande gravité, qu'Amélie avait dit cela devant Gertrude ; car,
qui ne l'a pas quittée jusqu'à ce que nous bien que j'eusse pris ma femme à part, elle
soyons rentrés à la maison. avait tellement élevé la voix que Gertrude
l'avait entendue. Je ne me sentais pas tant
A notre retour, Amélie a tout de suite pris triste qu'indigné, et quelques mois plus tard,
l'habitude depour me faire sentir qu'elle quand Amélie nous eut quittés, je m'approchai
désapprouvait la façon dont j'avais passé ma de Gertrude et, prenant sa petite main frêle
journée. Elle aurait pu me le dire avant, mais dans la mienne, je l'élevai jusqu'à mon visage.
elle nous avait laissé partir, Gertrude et moi, "Vous voyez", ai-je dit, "cette fois-ci, je ne
sans un mot, selon son habitude de laisser pleure pas".
faire les gens et de se réserver le droit de les
"Non, répondit-elle en essayant de sourire,
blâmer par la suite. D'ailleurs, elle ne m'a pas
cette fois c'est mon tour. Et lorsqu'elle a levé
vraiment fait de reproches, mais son silence
les yeux vers moi, j'ai soudain vu que son
même était accusateur, car il aurait
certainement été naturel de demander ce que visage était inondé de larmes.
nous avions entendu, puisqu'elle savait que
j'emmenais Gertrude au concert. Le plaisir de 8 mars
l'enfant n'aurait-il pas été plus grand si elle
avait senti qu'on lui portait le moindre Le seul plaisir que je peux donner à Amélie
intérêt ? Mais Amélie ne resta pas est de s'abstenir de faire les choses qu'elle dis-
entièrement silencieuse - elle semblait aime. Ces signes d'amour très négatifs sont
simplement mettre une sorte d'affectation à les seuls qu'elle m'autorise. Le degree auquel
éviter tout sujet autre que les plus indifférents elle a déjà réduit ma vie est une chose qu'elle
; et ce n'est que le soirning, quand les petites ne peut pas réaliser. Oh, si le Ciel voulait
furent allées se coucher, et après lui avoir qu'elle me demande quelque chose de difficile
demandé en privé et avec une certaine ! Comme j'accepterais volontiers
sévérité si elle était fâchée contre moi d'avoir d'entreprendre pour elle une tâche téméraire
emmené Gertrude au congrès, que j'obtins la et dangereuse ! Mais elle semble avoir une
réponse suivante : répugnancenance pour tout ce qui n'est pas
"Vous faites pour elle des choses que vous habituel ; de sorte que pour elle, le progrès
n'auriez jamais faites pour aucun de vos dans la vie consiste simplement à ajouter des
propres enfants. jours semblables à d'autres jours semblables.
C'est donc toujours le même grief, et le Elle ne désire pas - elle n'accepte même pas -
même refus de comprendre que la fête est de nouvelles vertus, ni même un renforcement
préparée pour l'enfant qui se tourne vers nous, des anciennes à l'adresse. Quand ce n'est pas
et non pour ceux qui sont restés à la maison, avec désapprobation, c'est avec méfiance
comme nous le montre la parabole. J'ai aussi qu'elle considère tout effort de l'âme pour
été peiné de voir qu'elle ne tenait pas compte trouver dans le christianisme autre chose que
de l'infirmité de Gertrude, pauvre Gertrude la domestication de nos instincts.
qui ne pouvait espérer d'autres plaisirs. Et si, Je dois avouer que j'ai complètement
par hasard, j'étais libre cet après-midi-là - moi oublié, cet après-midi-là à Neuchâtel, d'aller
qui suis en général si sollicitée - le reproche payer la note de notre mercerie et de lui
d'Amélie était d'autant moinsjuste qu'elle rapporter quelques bobines de fil qu'elle
savait parfaitement que les autres enfants souhaitait. Mais j'étais plus vexé contre mon-
étaient occupés d'une manière ou d'une autre, moi pour cela qu'elle n'aurait pu l'être ; es-
et qu'elle-même n'aimait pas la musique, de d'autant plus que j'étais bien décidé à ne pas
sorte que, même si elle avait tout son temps, il oublier ses commissions, étant très
ne lui viendrait jamais à l'esprit d'aller à un
concert, même s'il était donné à notre porte
même.
Ce qui m'affligeait encore plus, c'est
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bien consciente que "celui qui est fidèle dans
ce qui est le moins est fidèle aussi dans ce qui
est le plus", et craignant aussi les conclusions
qu'elle pourrait tirer de mon oubli. J'aurais
même été heureux qu'elle m'ait reproached
avec cela, car j'ai certainement deservi des
reproches. Mais, comme c'est souvent le cas,
le grief imaginaire l'a emporté sur l'accusation
réelle. Ah, comme la vie serait belle et
comme notre misérableedness serait
supportable si nous nous contentions des
maux réels sans ouvrir les portes aux phan-
toms et aux monstres de notre
imagination ! . . . Mais je m'égare ici dans des
observations qui feraient mieux l'objet d'un
sermon (Luc xii, 29 : "Ne soyez pas non plus
d'un esprit douteux"). C'est l'histoire du
développement intellectuel et moral de
Gertrude que j'avais l'intention de retracer ici
et je dois maintenant y revenir.
J'avais espéré suivre son cours pas à pas
dans ce livre et j'avais commencé à raconter
l'histoire en détail. Non seulement je n'ai pas
le temps d'en noter toutes les phases avec une
minutie mi, mais il m'est extrêmement
difficile, à l'heure actuelle, de me souvenir de
leur enchaînement exact. Emportée par mon
récit, j'ai commencé par rapporter des propos
de Gertrude et des conversations avec elle
beaucoup plus récentes ; une personne qui
lirait ces pages serait sans doute étonnée de
l'entendre s'exprimer si justement et raisonner
si judicieusement en si peu de temps. Le fait
est que ses progrès ont été étonnamment-
rapides ; je me suis souvent étonné de la
rapidité avec laquelle son esprit se fixait sur
la nourriture intellectuelle que je lui offrais, et
en fait sur tout ce qu'il pouvait saisir,
l'absorbant par un processus constant
d'assimilation et de maturation. La façon dont
elle devançait mes pensées et les dépassait me
surprenait continuellement, et souvent, d'une
leçon à l'autre, je cessais de reconnaître mon
élève.
Au bout de quelques mois, son intelligence
n'avait pas l'air d'être restée endormie pendant
si longtemps. Même à ce stade précoce, elle a
fait preuve de plus de sens et de jugement que
la plupart des jeunes filles, distraites comme
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elles le sont par le monde extérieur et
empêchées de donner le meilleur d'elles-
mêmes par une multitude de préoccupations
futile. Elle était d'ailleurs beaucoup plus âgée,
je pense, que nous ne l'avions d'abord
supposé. En effet, elle semblait déterminée à
profiter de sa cécité, si bien que je me suis
demandé si cette infirmité n'était pas, à bien
des égards, un avantage. Malgré moi, je la
comparais à Charlotte, si facilement distraite
par les choses les plus insignifiantes, si bien
que souvent, en écoutant l'enfant répéter ses
leçons, comme je le faisais parfois, je me
disais : "Mon Dieu, comme elle écouterait
mieux si elle ne voyait pas !"
Inutile de dire que Gertrude était une
lectrice très avide, mais comme je souhaitais
autant que possible rester en contact avec le
développement de son esprit, je préférais
qu'elle ne lise pas trop - ou en tout cas pas
beaucoup sans moi - et surtout pas la Bible,
ce qui peut sembler très étrange pour une
protestante. Je vais m'expliquer ; mais avant
d'aborder une question aussi importantetant,
je voudrais raconter un petit fait qui a trait à
la musique et qu'il faut situer, autant que je
m'en souvienne, peu de temps après le concert
de Neuchâtel.
Oui, le concert, je crois, a eu lieu trois
semaines avant les vacances d'été, qui ont
ramené Jacques à la maison. Entre-temps, je
m'étais souvent assise avec Gertrude devant le
petit harmonium de notre chapelle, qui est
habituellement joué par Mlle de la M., chez
qui Gertrude séjourne actuellement. Louise de
la M. n'avait pas encore commencé à donner
des leçons de musique à Gertrude. Malgré
mon amour pour la musique, je n'y connais
pas grand-chose et je ne me sentais guère
capable de lui enseigner quoi que ce soit
lorsque j'étais assise à côté d'elle au clavier.
"Non, avait-elle dit après les premiers
tâtonnements, tu ferais mieux de me laisser.
Je préfère essayer tout seul".
Et je l'ai quittée d'autant plus volontiers
 LA SYMPHONIE PASTORALE

que la chapelle ne me paraissait pas un lieu instants plus tard, je descendis sans bruit
approprié pour m'enfermer seul avec elle, tant l'escalier et ouvris la porte de l'église pour
par respect pour la sainteté du lieu que par qu'elle m'entende et croie que je venais
crainte des commérages -- bien qu'en règle d'arriver.
générale je m'efforce de les disregarder ; dans "Eh bien, Gertrude ! Êtes-vous prêt à
ce cas, cependant, il s'agit d'un matter qui ne rentrer chez vous ? Comment se porte
concerne pas seulement moi mais elle. Ainsi, l'orgue ?"
lorsqu'une tournée de visites m'appelait dans "Très bien", répond-elle sur le ton le plus
cette direction, je l'emmenais à l'église et la naturel qui soit, "j'ai vraiment fait des progrès
laissais là, souvent pendant de longues aujourd'hui".
heures, puis j'allais la chercher à mon retour. Une grande tristesse m'a envahi le cœur,
Elle passait ainsi son temps à rechercher mais nous n'avons fait aucune allusion à
patiemment des harmonies, et je la retrouvais l'épisode que je viens de décrire.
vers la veillening en train de réfléchir à un J'étais impatiente de me retrouver seule
accord de sons qui l'avait plongée dans une avec Jacques. Ma femme, Gertrude, et les
longue extase. enfants avaient l'habitude de se coucher assez
Un des premiers jours du mois d'août, il y tôt après le dîner, tandis que nous deux
a à peine plus de six mois, il se trouve que restions assis tard sur nos études. J'attendais
j'étais allé rendre visite à une pauvre veuve ce moment. Mais avant de lui parler, j'ai senti
qui avait besoin de consolation et que je ne mon cœur déborder d'un tel mélangede
l'avais pas trouvée. Je retournai donc sentiments que je n'ai pas pu - ou osé -
immédiatement chercher Gertrude à l'église, commencer à parler du sujet qui me
où je l'avais laissée ; elle ne s'attendait pasà ce tourmentait. Et c'est lui qui a brusquement
que je revienne si tôt, et je fus extrêmement rompu le silence en annonçant son intention
surprise de trouver Jacques avec elle. Aucun de passer le reste des vacances avec nous. Or,
d'entre eux ne m'a entendu entrer, car le petit quelques jours auparavant, il nous avait parlé
bruit que je faisais était couvert par le son de d'une excursion qu'il voulait faire dans les
l'orgue. Il n'est pas dans ma nature de jouer Hautes-Alpes - projet que ma femme et moi
les espions, mais tout ce qui touche Gertrude approuvions de tout cœur ; je savais que son
me touche ; aussi, en marchant aussi ami T., qui devait être son compagnon de
doucement que possible, j'ai gravi les voyage, comptait sur lui ; il était donc tout à
quelques marches qui mènent à la galerie - un fait évident pour moi que ce changement
excellentposte d'observation. Je dois dire que soudain de plan n'était pas sans rapport avec
pendant toute la durée de mon séjour, je n'ai la scène à laquelle je venais d'assister. J'ai
pas entendu un seul mot de l'un ou l'autre d'abord été animée d'une violent indignation,
qu'ils n'auraient pas dit avant moi. Mais il mais j'ai eu peur d'y céder de peur de mettre
s'est assis très près d'elle, et plusieurs fois je fin à la confiance de mon fils ; j'ai eu peur
l'ai vu lui prendre la main pour guider ses aussi de prononcer des mots que je devrais
doigts sur les touches. N'était-il pas étrange regretter aprèsward ; alors, faisant un grand
en soi qu'elle accepte de recevoir des effort sur moi-même, j'ai dit aussi
instructions et des conseils de lui () alors naturellement que possible :
qu'elle les avait déjà refusés de moi, préférant, "Je pensais que T. comptait sur toi."
disait-elle, pratiquer seule ? J'étais plus "Oh, répondit-il, pas absolument, et
étonné, plus peiné que je ne voulais le dire et d'ailleurs il n'aura aucune difficulté à trouver
j'étais sur le point d'intervenir quand j'ai vu quelqu'un d'autre pour l'accompagner. Je peux
Jacques sortir brusquement sa montre. m'y reposer aussi bien qu'à l'Ober...
"Je dois vous quitter maintenant, dit-il,
mon père va revenir dans un instant.
Je l'ai vu porter à ses lèvres sa main qui ne
résistait pas, puis il est parti. Quelques
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et je pense vraiment que je peux utiliser mon
temps autrement qu'en faisant de l'alpinisme".
"En fait, vous avez trouvé de quoi vous
occuper à la maison".
Il remarqua une certaine ironie dans le ton
de ma voix et me regarda, mais n'étant pas-
encore capable d'en deviner le motif, il
continua sans s'en préoccuper :
"Tu sais que j'ai toujours préféré la lecture
à l'escalade."
"Oui, mon cher garçon, lui répondis-je en
lui rendant son regard tout aussi scrutateur,
mais les leçons d'harmonium ne sont-elles pas
encore plus attrayantes que la lecture ?
Sans doute se sentit-il rougir, car il porta la
main à son front, comme pour cacher ses
yeux à la lumière de la lampe ; mais il se
ressaisit presque aussitôt et continua d'une
voix que j'aurais souhaitée moins ferme :
"Ne me blâmez pas trop, mon père. Je
n'avais pas l'intention de vous cacher quoi que
ce soit et vous n'avez fait qu'anticiper de très
peu l'aveu que je m'apprêtais à vous faire".
Il parlait délibérément, comme s'il lisait les
mots d'un livre, terminant ses phrases avec
autant de calme, semble-t-il, que s'il s'agissait
d'une question qui ne le concernait pas.
L'extraordinaire possession de soidont il a fait
preuve a porté mon exasperation à son
paroxysme. Sentant que j'allais l'interrompre,
il leva la main, comme pour dire : "Non, tu
pourras parler après ; laisse-moi finir
d'abord". Mais j'ai saisi son bras et je l'ai
secoué.
"Je préférerais ne jamais vous revoir plutôt
que de vous voir troubler la pureté de l'âme de
Gertrude. Je ne veux pas de vos confessions !
Abuser de l'infirmité, de l'innocence, de la
candeur, quelle abominable lâcheté ! Je
n'aurais jamais pensé que vous en étiez
capable. Et en parler avec une telle
insouciance de sang-froid ! . . . Comprenez-
moi : c'est moi qui ai la charge de Gertrude et
je ne permettrai pas que vous lui parliez, que
vous la touchiez, que vous la voyiez un seul
jour de plus."
"Mais, mon père, poursuivit-il toujours
aussi calmement, me mettant presque hors de
moi, vous pouvez être sûr que je respecte
Gertrude autant que vous le pouvez. Vous
commettez une étrange erreur si vous pensez
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qu'il y aquelque chose de répréhensible - je ne
dis pas dans ma conduite, mais dans mes
intentions et dans mon cœur secret. J'aime
Gertrude et je la respecte, je vous le dis,
autant que je l'aime. L'idée de la troubler,
d'abuser d'elle dansnocence, est aussi
abominable pour moi que pour vous".
Puis il protesta que ce qu'il voulait, c'était
être son aide, son ami, son mari; qu'il avait
pensé qu'il ne devait pas m'en parler avant
d'avoir pris la décision de l'épouser ; que
Gertrude elle-même n'était pas au courant de
son intention et qu'il avait voulu m'en parler
d'abord.
"C'est l'aveu que je devais vous faire",
conclut-il, "et je n'ai rien d'autre à confesser,
croyez-moi".
Ces mots m'ont rempli de stupeur. En
écoutant, j'ai senti mes tempes palpiter. Je
n'avais été préparé qu'avec des approches, et
moins il me donnait de raisons de m'indigner,
plus je me sentais perdu, si bien qu'à la fin de
son discours, je n'avais plus rien à dire.
"Allons nous coucher", dis-je enfin, après
quelques instants de silence. Je me suis levée
et j'ai posé ma main sur son épaule. "Demain,
je vous dirai ce que je pense de tout cela".
"Dis-moi en tout cas que tu n'es pas encore
en colère contre moi."
"Je dois avoir la nuit pour y réfléchir."
Lorsque j'ai revu Jacques le lendemain
matin, j'ai eu l'impression de le regarder pour
la première fois. J'ai soudain réalisé que mon
fils n'était plus un enfant mais un jeune
homme ; tant que je penserais à lui comme à
un enfant, l'amour que j'avais
accidentellement discouvert pourrait paraître
monstrueux. J'avais passé toute la nuit à me
persuader qu'au contraire c'était parfaitement
natural et normal. Comment se fait-il que ma
satisfaction disne fasse que s'accentuer ? Ce
n'est que plus tard que je l'ai compris. Entre-
temps, je devais parler à Jacques et lui faire
part de ma décision. Or, un instinct aussi sûr
que la voix de la science conm'a averti qu'il
fallait à tout prix empêcher ce mariage.
J'ai emmené Jacques au fond du jardin.
"As-tu dit quelque chose à Gertrude ?" J'ai
commencé par lui poser la question.
"Non, répondit-il, elle sent peut-être que je
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 LA SYMPHONIE PASTORALE
l'aime, mais je ne le lui ai pas encore dit. d'accord ?"
"Alors tu dois me promettre de ne pas en "Très bien, mon père, j'obéirai."
parler pendant un certain temps." Je pensais qu'il était devenu extrêmement
"Je suis déterminé à vous obéir, mon père, pâle, si pâle que la couleur avait même quitté
mais ne puis-je pas connaître vos raisons ? ses lèvres. Mais je me persuadai qu'une
J'ai hésité à les donner, sentant le douteful mission aussi prompte subne témoignait pas
si ceux qui m'étaient venus à l'esprit en d'un très grand amour, et je me sentis
premier étaient les plus sages à mettre en inexprimablement soulagé. J'ai d'ailleurs été
avant. À vrai dire, c'est la conscience et non le touché par son obéissance.
fils de Reaqui m'a dicté ma conduite. "C'est l'enfant que j'aime", ai-je dit
"Gertrude est trop jeune", dis-je enfin. doucement. Et l'attirant à moi, j'ai posé mes
"Vous devez tenir compte du fait qu'elle n'a lèvres sur son front. Il a eu un léger
pas encore été confirmée. Vous savez qu'elle mouvement de recul, mais j'ai refusé de me
n'était pasheureusement pas comme les autres sentir blessée.
enfants et qu'elle n'a commencé à se
développer que très tard. Elle est si confiante
10 mars
qu'elle ne serait sans doute que trop
facilement touchée par les premiers mots Notre maison est si petite que nous
d'amour qu'elle entendrait ; c'est pourquoi il sommes obligés de vivre plus ou moins les
est important de ne pas les prononcer. uns sur les autres, ce qui est parfois très
Prendresion de ce qui est sans défense est une gênant pour mon travail, bien que je garde
lâcheté ; je sais que vous n'êtes pas un lâche. une petite pièce pour moi à l'étage où je peux
Vos sentiments, dites-vous, ne sont en aucun recevoir mes visiteurs en privé, et
cas répréhensiblessible ; je dis qu'ils sont particulièrement gênant quand je veux parler
erronés parce qu'ils sont prématurés. Il est de à un membre de la famille en privé, sans l'air
notre devoir d'être prudents pour Gertrude solennel qu'il y aurait si l'entretien avait lieu
jusqu'à ce qu'elle soit capable de l'être elle- dans mon petit salon, que les enfants
même. Il s'agit d'une question de science con- appellent mon "sanctuaire" et dans lequel il
". leur est interdit d'entrer. Mais ce matin-là,
Jacques a une excellente remarque : les particulier, Jacques était allé à Neuchâtel
simples mots que je lui ai souvent adressés acheter une paire de bottes pour son
lorsqu'il était enfant, "J'en appelle à ta alpinisme, et comme il faisait très beau, les
conscience", ont toujours suffi à le mettre en enfants étaient sortis après le déjeuner avec
échec. Pendant ce temps, en le regardant, je Gertrude, qu'ils emmènent à l'école.
me disais que si Gertrude était capable de
voir, elle ne pourrait manquer d'admirer cette
grande silhouette élancée, si droite et pourtant
si souple, ce front lisse, ce regard franc, ce
visage encore enfantin, mais maintenant
comme assombri par une gravité soudaine. Il
est tête nue et ses cheveux clairs, plutôt longs
à l'époque, frisent un peu sur les tempes et
cachent à moitié ses oreilles.
"Il y a une autre chose que je voudrais
vous demander", ai-je poursuivi en me levant
du banc où nous étions assis. "Vous aviez en-
l'intention, disiez-vous, de partir après-
demain ; je vous prie de ne pas retarder votre
départ. Vous deviez rester absent un mois
entier au moins ; je vous prie de ne pas
abréger votre absence d'un seul jour. C'est
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Elle s'en occupe en même temps qu'elle les hochement de tête latéral, "Si je devais vous
prend en charge. (C'est un plaisir pour moi de avertir, a-t-elle dit, de tout ce que vous ne
constater que Charlotte est particulièrement pouvez pas voir par vous-même, j'aurais du
attentive à elle). Au thé, donc, repas que nous pain sur la planche".
prenons toujours dans le salon commun, je Que veut-elle dire par cette insinuation ? Je
me suis tout naturellement retrouvée seule ne le savais pas, je ne voulais pas le savoir, et
avec Amelie. C'était exactement ce que je j'ai continué sans m'en préoccuper :
voulais, car j'avais envie de lui parler. Il "Bien, mais je veux savoir ce que vous en
m'arrive si rarement d'avoir un tête-à-tête pensez".
avec elle que je me sentais presque timide, et Elle soupire. Puis : "Tu sais, ma chère, que
l'importance de ce que j'avais à dire m'agitait je n'ai jamais approuvé le fait que cet enfant
autant que s'il s'était agi, non pas des affaires reste avec nous."
de Jacques, mais des miennes. J'ai également J'ai eu du mal à ne pas être irritée par le
ressenti, avant de commencer à parler, fait qu'elle revienne ainsi sur le passé.
comment deux personnes qui s'aiment et "Le séjour de Gertrude chez nous n'est pas
vivent pratiquement la même vie peuvent l'objet de notre discussion", ai-je dit, mais
pourtant rester (ou devenir) aussi Amélie a continué :
énigmatiques l'une pour l'autre que si elles "J'ai toujours pensé que cela ne mènerait à
vivaient derrière des murs de pierre. Les rien de bon."
mots, dans ce cas, qu'ils soient prononcés ou Avec un fort désir d'être conciliant, je me
entendus, ont le son pathétique de vains coups suis accroché à sa phrase :
frappés contre la résistance de cette barrière "Vous pensez donc qu'il ne serait pas bon
de séparation qui, si l'on n'y prend garde, que cela aboutisse à un tel mariage ? C'est
deviendra de plus en plus impénétrable. . . . exactement ce que je voulais vous entendre
"Jacques m'a parlé hier soir et encore ce dire. Je suis heureux que nous soyons du
matin", ai-je commencé pendant qu'elle même avis". Puis j'ajoutai que Jacques s'était
versait le thé, et ma voix était aussi hésitante soumis tranquillement aux raisons que je lui
que celle de Jacques l'avait été la veille. "Il avais données, de sorte qu'elle n'avait pas à
m'a dit qu'il aimait Gertrude." s'inquiéter ; qu'il avait été convenu qu'il
"Il a bien fait de vous le dire", dit-elle sans partirait le lendemain pour son voyage et qu'il
me regarder et en continuant son travail de resterait absent un mois entier.
ménagère, comme si j'avais dit la chose la "Comme je ne souhaite pas plus que vous
plus naturelle du monde - ou plutôt comme si qu'il trouve Gertrude ici à son retour, je pense
je n'avais rien dit qu'elle ne sache déjà. que le mieux serait de la confier à
"Il m'a dit qu'il voulait l'épouser ; il est Mademoiselle de la M. et je pourrais
résolu à..." continuer à la voir là-bas, car il est indéniable
"Il fallait s'y attendre", a-t-elle murmuré que j'ai de très sérieusesobligations envers
avec un léger haussement d'épaules. elle. Je viens de sonder notre amie et elle est
"Alors vous vous en doutiez ?" ai-je tout à fait disposée à nous rendre service.
demandé avec une certaine contrariété. Vous vous débarrasserez ainsi d'une présence
"Je le vois venir depuis longtemps. Mais qui vous est pénible. Louise de la M.
c'est le genre de choses que les hommes ne s'occupera de Gertrude ; elle
remarquent jamais".
Il n'aurait servi à rien de protester, et
d'ailleurs il y avait peut-être une part de vérité
dans sa réplique, alors "Dans ce cas", ai-je
simply objecté, "vous auriez pu m'avertir".
Elle m'a donné le petit sourire de travers
avec lequel elle accompagne et masque
parfois ses réticences, puis, avec un
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semble ravie de l'arrangement ; elle se réjouit Pardonnez-moi.

déjà de lui donner des leçons d'harmonie." A ce moment-là, je l'ai entendue arriver
Amélie semblait décidée à rester derrière moi, puis je l'ai sentie poser
silencieuse, si bien que j'ai continué : doucement ses doigts sur ma tête en disant
"Comme nous ne voulons pas que Jacques tendrement et d'une voix tremblante de larmes
voie Gertrude là-bas, je pense qu'il serait bon :
d'avertir Mademoiselle de la M. de l'état des "Ma pauvre chérie !"
choses, n'est-ce pas ?" Puis elle a quitté la pièce rapidement.
J'espérais, en posant cette question, obtenir Les paroles d'Amélie, qui me paraissaient
quelque chose d'elle ; mais elle garda les alors si mystérieuses, me sont apparues peu
lèvres serrées, comme si elle avait juré de ne après ; je les ai écrites telles qu'elles m'ont
pas parler. Et j'ai continué, non pas parce que frappé sur le moment ; et ce jour-là, j'ai
j'avais quelque chose à ajouter, mais parce seulement compris qu'il était temps que
que je ne pouvais pas supporter son silence : Gertrude s'en aille.
"D'ailleurs, peut-être que Jacques se sera
remis de son amour à son retour. À son âge,
12 mars
on ne sait pas vraiment ce que l'on veut".
"Et même plus tard, on ne sait pas Je m'étais imposé le devoir de consacrer
toujours", dit-elle enfin, assez curieusement. chaque jour un peu de temps à Gertrude -
Sa façon énigmatique et légèrement quelques heures ou quelques minutes, selon
oraculaire de parler m'irritait, car je suis de les occupations. Le lendemain de cette
nature trop franche pour supporter facilement conversation avec Amélie, j'avais un peu de
les mystères. En me tournant vers elle, je l'ai temps libre, et comme le temps s'y prêtait,
suppliée d'expliquer ce qu'elle voulait dire par j'emmenai Gertrude avec moi à travers la
là. forêt jusqu'à ce repli du Jura où, par temps
"Rien, mon cher, répondit-elle tristement. - clair, on peut voir, à travers un rideau de
"Je me disais seulement qu'il y a un mois, branches et sur une immense étendue de terre
vous souhaitiez être prévenu des choses que à ses pieds, la merveille des Alpes enneigées
vous ne remarquiez pas vous-même." émergeant d'un mince voile de brume. Le
"Alors ?" soleil déclinait déjà sur la gauche lorsque
"Eh bien, je me disais qu'il n'est pas nous avons rejoint notre siège habituel. A nos
toujours facile d'avertir les gens." pieds, une prairie à l'herbe drue et serrée
J'ai dit que je détestais les mystères et que descendait en pente ; plus loin, quelques
je m'opposais par principe aux allusions et vaches paissaient ; chacune d'entre elles, dans
aux doubles sens. ces troupeaux de montagne, porte une cloche
"Quand vous voudrez que je vous au cou.
comprenne, peut-être vous expliquerez-vous "Ils dessinent le paysage", dit Gertrude en
plus clairement", répondis-je, un peu écoutant leur tintement.
brutalement peut-être, et je le regrettai Elle m'a demandé, comme à chaque fois
aussitôt que je l'eus dit, car je vis ses lèvres que nous nous promenons, de décrire l'endroit
trembler un peu plusment. Elle détourna la où nous nous étions arrêtés.
tête, puis se leva et fit quelques pas hésitants, "Mais tu le sais déjà, lui dis-je, à la lisière
presque tottering, dans la pièce. de la forêt, là où l'on voit les Alpes.
"Mais, Amélie, m'écriai-je, pourquoi es-tu
toujours malheureuse maintenant que tout est
rentré dans l'ordre ?
Je sentais que mon regard la gênait, et c'est
le dos tourné, les coudes sur la table, la tête
dans les mains, que j'ai poursuivi :
"Je vous ai mal parlé tout à l'heure.
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"Peut-on les voir clairement aujourd'hui ? est montée du fond de mon cœur : "Je te
"Oui, dans toute leur splendeur". remercie, Seigneur, de révéler aux humbles ce
"Vous m'avez dit qu'ils étaient un peu plus- que tu caches aux sages".
ent chaque jour." "Si vous saviez", s'exclama-t-elle dans un
"A quoi vais-je les comparer cet après- rapture de plaisir, "si vous saviez avec quelle
midi ? A un jour d'été assoiffé. Avant le soir, facilité j'imagine tout cela ! Voulez-vous que
ils auront fondu dans l'air". je vous déscribe le paysage ? . . . Bederrière
"J'aimerais que vous me disiez s'il y a des nous, au-dessus de nous et autour de nous, les
lys dans les grandes prairies devant nous. grands sapins, avec leur odeur de résine et
"Non, Gertrude, les lys ne poussent pas sur leurs troncs rougeâtres, étirent leurs longues
ces hauteurs, ou seulement quelques rares branches horizontales sombres et gémissent-
spéccies." lorsque le vent tente de les plier. A nos pieds,
"Pas même les lys appelés lys des comme un livre ouvert sur le bureau incliné
champs ?" de la montagne, s'étend la vaste prairie verte,
"Il n'y a pas de lys dans les champs. aux couleurs changeantes - bleues à l'ombre,
"Pas même dans les champs autour de dorées au soleil, et parlant en mots clairs de
Neuchatel ?" fleurs - gentianes, pulsatilles, renoncules, et
"Il n'y a pas de lys des champs. les beaux lys de Solomon ; les vaches
"Alors pourquoi notre Seigneur a-t-il dit : viennent les épeler avec leurs clochettes ; et
'Consider les lys des champs' ? les anges viennent les lire - car vous dites que
"Il y en avait sans doute à son époque pour les yeux des hommes sont fermés. Bebas du
qu'il dise cela, mais ils ont disparudevant les livre Je vois une grande rivière de lait,
hommes et leurs charrues". enfumée, brumeuse, cachant des abîmes de
"Je me souviens que tu m'as souvent dit mystère - une rivière immense, dont le seul
que ce dont ce monde a le plus besoin, c'est rivage est la belle et éblouissante chaîne des
de confidence et d'amour. Ne pensez-vous pas Alpes, loin, très loin dans le lointain. . . . C'est
qu'avec un peu plus de confiance, les hommes là que Jacques se rend. Dites-moi, est-ce qu'il
les reverraient ? Lorsque j'écoute sa parole, je commence vraiment àmorrow ?"
vous assure que je les vois. Je vais vous les "Il commencera demain. Il vous l'a dit ?"
décrire, voulez-vous ? Ils sont comme des "Il ne me l'a pas dit, mais je l'ai deviné.
cloches de flamme - de grandes cloches Sera-t-il absent longtemps ?"
d'azur, remplies du parfum de l'amour et se "Un mois. . . Gertrude, je voudrais te
balançant dans la brise du soir. Pourquoi demander quelque chose. Pourquoi ne m'as-tu
dites-vous qu'il n'y en a pas avant nous ? Je pas dit qu'il avait l'habitude de te rencontrer à
les sens ! Je vois la prairie remplie d'eux". l'église ?"
"Elles ne sont pas plus belles que tu ne les "Il est venu deux fois. Oh, je ne veux rien
vois, ma Gertrude." te cacher, mais j'avais peur de te rendre
"Dites qu'elles ne sont pas moins belles." malheureuse."
"Ils sont aussi beaux que vous les voyez. "Je serais malheureux si tu ne me le disais
"Et pourtant, je vous dis que même pas".
Salomon, dans toute sa gloire, n'était pas vêtu Sa main a cherché la mienne.
comme l'un d'entre eux", dit-elle en citant les "Il était triste de partir.
paroles du Christ ; et lorsque j'entendis sa "Dis-moi, Gertrude, a-t-il dit qu'il
voix mélodieuse, j'eus l'impression de les t'aimait ?"
écouter pour la première fois. "Dans toute sa "Il ne l'a pas dit, mais je le sens sans qu'on
gloire", répéta-t-elle pensivement, puis elle me le dise. Il ne m'aime pas autant que toi."
resta silencieuse pendant un moment. J'ai "Et toi, Gertrude, cela te rend-il
poursuivi : malheureuse qu'il s'en aille ?"
"Je t'ai dit, Gertrude, que ce sont ceux qui "Je pense qu'il vaut mieux qu'il parte. Je
ont des yeux qui ne voient pas." Et une prière n'ai pas pu répondre".
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"Mais dites-moi, est-ce que cela vous fait notre village était isolé du monde extérieur.
plaisir () qu'il parte ?" Ce n'est qu'hier que j'ai pu, pour la première
"Vous savez, pasteur, que c'est vous que fois, retrouver quelques instants de loisir.
j'aime. . . . Oh, pourquoi retirez-vous votre Hier soir, j'ai relu tout ce que j'avais écrit
main ? Je ne parlerais pas ainsi si vous n'étiezici. . . .
pas marié. Mais personne n'épouse une fille Maintenant que j'ose appeler par son nom
aveugle. Alors pourquoi ne devrions-nous pas le sentiment qui est resté si longtemps
nous aimer les uns les autres ? Dites-moi, inavoué dans mon cœur, il me semble presque
pasteur, pensez-vous qu'il y ait une incompréhensible que j'aie pu m'y tromper
quelconquechose de mal là-dedans ?" jusqu'à ce jour - incompréhensible que les
"Ce n'est jamais en amour que l'on se mots d'Amélie que j'ai retenus m'aient paru
trompe." mystérieux - que même après les déclarations
"Je sens qu'il n'y a que du bon dans mon naïves de Gertrude, j'aie pu encore douter que
cœur. Je ne veux pas faire souffrir Jacques. Je je l'aimais. Le fait est que je n'admettrais pas
ne veux faire souffrir personne. ... Je veux alors qu'un amour en dehors du mariage
seulement donner du bonheurness". puisse être autorisé, et que je n'admettrais pas
"Jacques pensait vous demander en non plus qu'il puisse y avoir quoi que ce soit
mariage." d'interdit dans le sentimentqui m'a attiré si
"Vous me permettrez de lui parler avant passionnément vers Gertrude.
qu'il ne parte ? Je voudrais lui faire L'innocence de ses aveux, leur franchise
comprendrequ'il doit renoncer à m'aimer. même, m'ont rassuré. J'ai dit à mon moiqu'elle
Pasteur, vous comprenez, n'est-ce pas, que je n'était qu'une enfant. Le véritable amour ne va
ne peux épouser personne ? Vous me pas sans confusion et sans fard. En ce qui me
laisserez lui parler, n'est-ce pas ?" concerne, j'ai persuadé mon moique je
"Ce soir". l'aimais comme on aime un enfant malade. Je
"Non, demain ; juste avant qu'il ne parte. . .
l'ai soignée comme on soigne un malade - et
Le soleil se couchait dans une splendeur j'ai ainsi fait une obligation moraletion, un
majestueusedor. L'air du soir est chaud. Nous devoir, de ce qui était en réalité une passion-
nous sommes levés et, tout en discutant, nous ate inclination. Oui, vraiment, le soir même
avons fait demi-tour sur le sombre chemin du où elle m'a parlé de la manière que j'ai
retour. décrite, j'étais si heureux, j'avais le cœur si
léger, que je me suis trompé sur mes
véritables sentiments, et même en transcrivant
notre conversation, je me suis encore trompé.
DEUXIÈME CAHIER Car j'aurais considéré l'amour comme
répréhensiblesible, et ma conviction était que
25 avril tout ce qui est répréhensible doit peser lourd
J'ai été obligé de mettre ce livre de côté sur l'âme ; donc, comme je ne sentais aucun
pendant un certain temps. poids sur mon âme, je ne pensais pas à
La neige a enfin fondu, et dès que les l'amour.
routes ont été praticables, il y a eu beaucoup Ces conversations ont non seulement été
de choses à faire que j'avais été obligé de retranscrites telles qu'elles se sont déroulées,
remettre à plus tard pendant tout le temps où mais elles ont aussi été
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écrites alors que j'étais dans le même état élevésests. Et quand je suis rentré à la maison,
d'esprit que lorsqu'elles se sont déroulées ; à j'ai prié pour elle en toute sincérité.
vrai dire, ce n'est qu'en les relisant hier soir Quant à l'abstention de Jacques, elle était
que j'ai compris. . . . due à un tout autre motif, comme l'a montré
une conversation que j'ai eue avec lui un peu
plus tard.
Dès que Jacques fut parti (j'avais permis à
Gertrude de lui parler avant son départ, et 3 mai
lorsqu'il revint pour les derniers jours de ses
vacances, il affecta soit de l'éviter L'instruction religieuse de Gertrude m'a
complètement, soit de ne lui parler qu'en ma amené à relire les Évangiles d'un œil nouveau.
présence), notre vie reprit son cours paisible Il me semble de plus en plus qu'un grand
habituel. Gertrude, comme cela avait été nombre des notions qui constituent notre foi
convenu, est allée chez Mlle Louise, où je l'ai christiquetienne son origine non pas dans les
visitée tous les jours à l'adresse. Mais, paroles mêmes du Christ, mais dans les
toujours dans ma peur de l'amour, j'ai tenu à commentaires de saint Paul.
ne pas lui parler de ce qui pourrait nous agiter. C'est d'ailleurs le sujet de la discussion que
Je ne lui ai parlé qu'en tant que pasteur et la je viens d'avoir avec Jacques. Il est un peu dur
plupart du temps en présence de Louise, et rigide et son esprit n'est pas suffisamment
m'occupant principalement de son instruction nourri par son cœur ; il devient traditionaliste
religieuseet de sa préparation à la Sainte et dogmatique. Il me reproche de choisir dans
Communion, qu'elle vient de recevoir à la doctrine chrétienne "ce qui me plaît". Mais
Pâques. je ne choisis pas parmi les paroles du Christ.
Moi aussi, j'ai communiqué le jour de Entre le Christ et saint Paul, je choisis
Pâques. simplement le Christ. Lui, au contraire, de
C'était il y a quinze jours. A ma surprise, peur de les trouver en opposition, refuse de
Jacques, qui passait une semaine de vacances les dissocier, refuse de sentir une différence
avec nous, ne nous a pas accompagnés à la d'inspiration entre eux, et fait des objections
Table du Seigneur. Et je regrette beaucoup de quand je dis que dans un cas c'est un homme
devoir dire qu'Amélie s'est également que j'entends, tandis que dans l'autre c'est
abstenue - pour la première fois depuis notre Dieu. Plus il argumente, plus je suis persuadé
mariage. On aurait dit qu'ils s'étaient qu'il ne sent pas que la moindre parole du
entenduset qu'ils avaient décidé, en Christ a un accent divin unique.
s'abstenant de participer à cette célébration Je cherche dans les Évangiles, je cherche
solennelle, de jeter une ombre sur ma joie. Là en vain des commandements, des menaces,
encore, je me félicitais () que Gertrude ne des interdictions. . . . Tous sont originaires de
puisse pas voir et que je sois seul à porter le St. Paul. Et c'est justement parce qu'elles ne se
poids de cette ombre. Je connais trop bien trouvent pas dans les paroles du Christ que
Amélie pour ne pas me rendre compte de tous Jacques est troublé. Les âmes comme la
les reproches qu'elle a voulu indirectement sienne se croient perdues dès qu'elles sont
transmettre par son conduct. Elle ne me privées deleurs accessoires, leurs rampes,
désapprouve jamais ouvertement, mais elle leurs barrières. De plus, ils ne peuvent pas en-
met un point d'honneur à manifester son durer les autres à jouir d'une liberté à laquelle
mécontentement en me laissant dans une sorte ils ont renoncé, et veulent obtenir par la
d'isolation. contrainte
J'étais profondément affligé qu'un tel grief
- un grief tel, je veux dire, que j'ai peur de
contempler - ait affecté l'âme d'Amélie au
point de la détourner de ses intérêts les plus

[941

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 LA SYMPHONIE PASTORALE
sion ce qui serait facilement accordé par
l'amour.
"Mais, mon père, dit-il, moi aussi je désire
le bonheur de l'âme.
"Non, mon ami, vous souhaitez sa
soumissionsion".
"C'est dans la soumission que réside le
bonheur.
Je lui laisse le dernier mot parce que je
n'aime pasdiscuter ; mais je sais que le
bonheur est en danger quand on cherche à
l'obtenir par ce qui devrait au contraire être
l'effet du bonheur - et s'il est vrai que l'âme
aimante se réjouit d'une submission
volontaire, rien n'est plus éloigné du bonheur-
ness que la soumission sans amour.
Pour le reste, Jacques raisonne bien, et si je
n'étais pas affligé de voir tant de dureté
doctrinale dans un esprit si jeune, j'admirerais
sans doute la qualité de ses arguments et sa
logique inflexible. Il me semble souvent que
je suis plus jeune que lui - plus jeune
aujourd'hui que je ne l'étais hier- et je me
répète les mots :
"Si vous ne devenez pas comme les petits
enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume
des cieux.
Est-ce que je trahis le Christ, est-ce que
j'insulte, est-ce que je profane les Évangiles
quand j'y vois avant tout une méthode pour
atteindre la vie de bénédiction ? L'état de joie,
que nos doutes et la dureté de nos cœurs
empêchent, est une obligation pour tout
chrétien. Tout être vivant est plus ou moins
capable de joie. Toute créature vivante doit
tendre à la joie. Le sourire de Gertrude à lui
seul m'apprend plus dans ce respect que toutes
mes leçons ne lui apprennent.
Et ces paroles du Christ se sont dressées
devant mes yeux en lettres de lumière : "Si
vous étiez aveugles, vous ne commettriez pas
de péché". Le péché est ce qui obscurcit l'âme
- qui prévent sa joie. Le bonheur parfait de
Gertrudeness, qui rayonne de tout son être,
vient du fait qu'elle ne connaît pas le péché. Il
n'y a en elle que de la lumière et de l'amour.
J'ai mis entre ses mains vigilantes les
quatre Évangiles, les Psaumes, l'Apocalypse
et les trois Épîtres de saint Jean, afin qu'elle
puisse lire : Dieu est lumière, et en lui il n'y a
[95]
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pas de ténèbres ", comme elle a déjà entendu
le Sauveur dire dans l'Évangile : " Je suis la
lumière du monde : "Je suis la lumière du
monde. Je ne lui donnerai pas les épîtres de
saint Paul, car si, étant aveugle, elle ne
connaît pas le péché, à quoi bon la troubler en
lui faisant lire : " le péché par le
commandement pourrait devenir plus pécheur
" (Romains vii, 13) et toute la dialectique qui
s'ensuit, si admirable qu'elle soit.
8 mai
Le Dr Martins est venu hier de la Chaux-
de-Fonds. Il a longuement examiné les yeux
de Gertrude à l'aide de l'ophtalmo. Il m'a dit
qu'il avait parlé de Gertrude au Dr Roux, le
spécialiste de Lausanne, et qu'il devait lui
faire part de ses observations. Ils ont tous
deux l'idée que Gertrude pourrait être opérée
avec du success. Mais nous avons convenu de
ne rien lui dire tant que les choses ne sont pas
plus sûres. Martins doit venir me dire ce qu'il
en pense après avoir été consulté. A quoi bon
susciter les espoirs de Gertrude s'il y a le
moindre risque qu'ils soient immédiatement
extinguisés ? Et d'ailleurs, n'est-elle pas
heureuse comme elle l'est ? . . .
10 mai
A Pâques, Jacques et Gertrude se sont
revus en ma présence - du moins, Jacques a
vu Gertrude et lui a parlé, mais seulement de
choses insignifiantes. Il semblait moins agité
que je ne le craignais ; et je me persuade à
nouveau que si son amour avait vraiment été
très ardent, il ne s'en serait pas remis si
facilement, même si Gertrude lui avait dit
l'année dernière, avant qu'il ne parte, que
c'était sans espoir. J'ai remarqué qu'il ne dit
plus "tu" à Gertrude, mais qu'il l'appelle "tu",
ce qui est certainement préférable
Cependant, je ne lui avais pas demandé de le
faire et je suis heureux que ce soit sa propre
idée. Il y a sans doute beaucoup de bonnes
choses en lui.
Je soupçonne cependant que cette
soumissionsion de Jacques n'a pas été obtenue
sanslutte. Le malheur est que la contrainte
qu'il a été obligé d'imposer à ses sentiments
lui paraît maintenant bonne en soi ; il voudrait
la voir imposée à tous ; je l'ai senti dans la
discussion que j'ai eue avec lui et que j'ai re-
cordée plus loin. N'est-ce pas La Roche-
foucauld qui dit que l'esprit est souvent la
dupe du cœur ? Je n'ai pas besoin de dire que,
connaissant Jacques comme je le connais, je
n'ai pas euture de le lui faire remarquer sur-le-
champ, car je le tiens pour une de ces
personnes que l'argumentation ne fait que
rendre plus obstinées ; mais le soir même, j'ai
trouvé ce qui me fournissait une réponse - et
de saint Paul lui-même (je ne pouvais le battre
qu'avec ses propres armes) - et j'ai laissé un
petit mot dans sa chambre, dans lequel j'ai
écrit le texte : "Que celui qui mange ne juge
pas celui qui mange, car Dieu l'a accueilli"
(Romains xiv, 3).
J'aurais tout aussi bien pu recopier ce qui
suit : "Je sais, et je suis persuadé par le
Seigneur Jésus, qu'il n'y a rien qui ne soit-
propre en soi ; mais pour celui qui estime
qu'une chose est impure, elle n'est paspropre."
Mais je n'ai pas osé le faire, car je craignais
que Jacques ne me suspecte d'une
interprétation erronée à l'égard de Gertrude -
un soupçon qui ne doit pas effleurer son
imagination une seule seconde. Il s'agit
évidemment ici de nourriture ; mais dans
combien de passages de l'Ecriture ne sommes-
nous pas appelés à donner aux mots un double
et un triple sens ? ("Si ton oeil..." et la
multiplication des pains, le miracle de Cana,
etc.) Il ne s'agit pas d'une question de logique,
le sens de ce texte est large et profond : la
restriction ne doit pas être dictée par la loi,
mais par l'amour, et saint Paul s'exclame
aussitôt après : "Mais si ton frère est attristé
par tes viandes, il n'y a pas d'autre solution :
"Si ton frère est attristé par ton repas, tu n'agis
pas avec charité". C'est là où l'amour échoue
que se trouve la faille dans notre armure. C'est
là que le Malin, à l'adresse, nous prend en
tenaille. Seigneur, enlève de mon cœur tout ce
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qui
ANDREn'appartient
GIDE pas à l'amour. . . . Car j'ai eu
tort de provoquer Jacques : le lendemain
matin, j'ai trouvé sur ma table le même billet
sur lequel j'avais écrit le texte ; Jacques avait
simplement écrit au dos un autre texte du
même chapitre : "Ne détruis pas par ta viande
celui pour qui le Christ est mort" (Romains
xiv, 15).
J'ai relu tout le chapitre. C'est le point de
départ d'une discussion sans fin. Et Gertrude
doit-elle être tourmentée par ces perplexités ?
L'éclat de son ciel doit-il être assombri par ces
nuages ? Ne suis-je pas plus proche du Christ,
ne la rapproche-je pas de Lui, lorsque je lui
enseigne, lorsque je lui laisse croire, que le
seul péché est celui qui nuit au bonheur des
autres ou qui met en danger le nôtre ?
Hélas ! Il y a des âmes pour qui le bonheur
est incongru ; elles ne peuvent pas, elles ne
savent pas en profiter. ... Je pense à ma pauvre
Amélie. Je ne cesse de l'implorer, de la
presser. Je voudrais pouvoir la forcer à être
heureuse. Oui, j'aimerais pouvoir élever tout
le monde vers Dieu. Mais elle ne veut rien
entendre, elle se recroqueville comme
certaines fleurs qui ne s'ouvrent jamais au
soleil. Tout ce qu'elle voit la met mal à l'aise
et l'angoisse.
"A quoi bon, ma chère ?" m'a-t-elle dit à-
l'autre jour, "nous ne pouvons pas tous être
aveugles".
Ah, comme son ironie me chagrine ! Et
quel courage il me faut pour ne pas en être
troublé ! Et pourtant, il me semble qu'elle
devrait comprendre que cette allusion à
l'infirmité de Gertrude m'est particulièrement
pénible. Elle me fait sentir, en effet, que ce
que j'admire par-dessus tout chez Gertrude,
c'est sa douceur infinie ; je ne l'ai jamais
entendue exexprimer le moindre ressentiment
à l'égard de qui que ce soit. Il est vrai que je
ne lui permets pas d'entendre quoi que ce soit
qui puisse la blesser.
Et comme l'âme heureuse diffuse le
bonheur autour d'elle par le rayonnement de
l'amour, tout devient sombre et morose dans le
quartier d'Amélie. Amiel dirait que son âme
émet des rayons noirs. Quand, après une
journée harassante de labeur - visites aux
malades, aux pauvres, aux affligés - je rentre à
la nuit tombée, fatigué et le cœur aspirant au
repos, à l'affectivitétion, à la chaleur, c'est
[96]
pour trouver, le plus souvent, des soucis, des
LA SYMPHONIE mon bureau, comme j'ai de plus en plus
PASTORALE
récriminations, des querelles, que je redoute l'habitude de le faire.
mille fois plus que le froid, le vent, la pluie du Et j'ai aussi pris l'habitude cet automne,
dehors. Je sais bien que notre vieille Rosalie encouragée par la brièveté des journées, de
veut toujours faire ce qu'elle veut, mais elle prendre le thé chez Mlle de la M. chaque fois
n'a pas toujours tort, et Amélie n'a pas que mes tournées le permettent - c'est-à-dire
toujours raison quand elle essaie de la faire chaque fois que je peux rentrer assez tôt. Je
céder. Je sais que Gaspard et Charlotte sont n'ai pas encore mentionné que depuis
horriblement turbulents ; mais Amélie novembre dernier, Louise de la M. a offert son
n'obtiendrait-elle pas de meilleurs résultats si hospitalité à trois petites filles aveugles,
elle les grondait moins fort et moins confiées à ses soins par des Martins. Gertrude
constamment ? Tant de harcèlementging, tant est de leur apprendre à lire et à travailler à
de réprimandes et d'exposéstions, perdent de diverses petites tâches pour lesquelles ils ont
leur tranchant comme des galets au bord de la déjà commencé à être assez intelligents.
mer ; ils dérangent beaucoup moins les Comme je trouve son atmosphère
enfants que moi. Je sais que Claude fait ses chaleureuse et amicale reposante et
dents (c'est du moins ce que déclare sa mère à réconfortante chaque fois que j'entre à la
chaque fois qu'il pousse un hurlement), mais Grange, et comme elle me manque lorsque je
cela ne l'encourage-t-il pas à hurler pour suis obligé de laisser passer deux ou trois
qu'elle ou Sarah courent le chercher et le jours sans m'y rendre. Mlle de la M., il est à
caressent sans cesse ? Je suis convaincue qu'il peine besoin de le dire, a assez de moyens
ne hurlerait pas aussi souvent si on le laissait pour recueillir et entretenir Gertrude et les
hurler une ou deux fois à sa guise quand je ne trois petites pensionnaires sans se fatiguer en
suis pas là. Mais je sais que c'est justement le aucune façon ; trois servantes l'aident avec le
moment où ils le gâtent le plus. plus grand dévouement et lui épargnent toute
Sarah est comme sa mère, et c'est pour cette fatigue. Peut-on imaginer que la fortune et les
raison que j'aurais voulu l'envoyer à l'école. loisirs soient mieux rangés sur? Louise de la
Elle n'est pas, hélas, ce que sa mère était à son M. s'est toujours intéressée aux pauvres ; c'est
âge, lors de nos premières fiançailles, mais ce une femme profoundly religieuse et elle
que les soucis matériels de la vie ont fait d'elle semble à peine appartenir à cette terre et vivre.
- j'allais dire la culture des soucis de la vie,
car Amélie les cultive certainement. Il m'est
en effet très difficile de reconnaître en elle
aujourd'hui l'ange de ces premiers temps qui
encourageait tous les élans de mon cœur, qui
rêvait de partager tous mes espoirs et toutes
mes craintes, et que je considérais comme
mon guide et mon chef sur le chemin du
paradis - ou bien l'amour m'aveuglait-il à
l'époque ? ... Je ne vois pas que Sarah ait des
intérêts qui ne soient pas vulgaires ; comme sa
mère, elle se laisse entièrement accaparer par
des affaires domestiques dérisoires ; les traits
mêmes de son visage, non illuminésnés
comme ils le sont par une flamme intérieure,
paraissent ternes et presque durs. Elle n'a
aucun goût pour la poésie ni pour la lecture en
général ; je n'entends jamais entre elle et sa
mère une conversationà laquelle j'ai envie de
participer, et je ressens encore plus
douloureusement mon isolement lorsque je
suis avec elles que lorsque je me retire dans
[97]

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rien d'autre que l'amour ; bien que ses cheveux
soient déjà argentés sous leur bonnet de
dentelle, rien n'est plus enfantin que son rire,
rien n'est plus harmonieux que ses
mouvements, rien n'est plus musical que sa
voix. Gertrude a saisi ses manièresners, sa
façon de parler, presque la tonalité in, non
seulement de sa voix, mais de son esprit, de
tout son être - une ressemblance sur laquelle
je les taquine toutes les deux, mais que ni
l'une ni l'autre ne veut admettre. Qu'il est
doux, quand j'en trouve le temps, de
m'attarder en leur compagnie, de les voir
assises l'une à côté de l'autre, Gertrude
appuyant sa tête sur l'épaule de son amie ou
serrant une de ses mains dans les siennes,
pendant que je leur lis quelques lignes de
Lamartine ou de Hugo ; qu'il est doux de
contempler les beautés d'une telle poésie
reflétées dans le miroir de leurs âmes limpides
! Même les petits élèves en sont touchés. Ces
enfants, dans cette atmosphère de paix et
d'amour, se développent étonnamment et font
des progrès remarquablesress. J'ai d'abord
souri quand Mlle Louise a parlé de leur
apprendre à danser - pour leur santé autant
que pour leur amusement - mais maintenant
j'admire la grâce rythmique qu'elles ont à-
maintenue, bien qu'elles-mêmes, hélas, soient
incapables de l'apprécier. Et pourtant Louise
de la M. m'a persuadé que s'ils ne voient pas,
ils perçoivent physiquement l'harmonie de
leurs mouvements. Gertrude prend part à leurs
danses avec la grâce et la douceur les plus
charmantes, et semble en outre y prendre le
plaisir le plus vifure. Ou bien c'est Louise de
la M. qui dirige les mouvements des petites
fillesments, puis Gertrude s'installe au piano.
Ses progrès en musique ont été étonnants ;
elle joue maintenant de l'orgue à la chapelle
tous les dimanches et accompagne le chant
des hymnes par de courtes provisations ().
Tous les dimanches, elle vient déjeuner avec
nous ; mes enfants sont ravis de la voir, même
si leurs goûts divergent de plus en plus. Ame-
lie n'est pas trop irritable et nous passons le
repas sans encombre. Après le déjeuner, toute
la famille retourne avec Gertrude à la Grange
pour y prendre le thé. C'est un régal pour mes
enfants et Louise aime les gâteret les charger
[98]
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ANDRE GIDE
de délicieusescies. Amélie, qui est loin d'être
insensible à ce genre d'attentions, unse penche
enfin et rajeunit de dix ans. Je pense qu'elle
aurait aujourd'hui du mal à se passer de cette
halte dans la routine fastidieuse de sa vie
quotidienne.
18 mai
Maintenant que le beau temps est revenu à,
j'ai pu sortir à nouveau avec Gertrude, ce que
je n'avais pas fait depuis longtemps (car il y a
eu de nouvelles chutes de neige tout
récemment et les routes étaient dans un état
épouvantable jusqu'à il y a quelques jours), et
il y a longtemps aussi que je ne m'étais pas
retrouvé seul avec elle.
Nous avons marché rapidement ; l'air vifa
rougi ses joues et a soufflé ses cheveux clairs
sur son visage. Comme nous passions àà côté
d'une tourbière, j'ai cueilli un ou deux joncs en
fleur et j'ai glissé leurs tiges sous son béret,
puis je les ai entortillées dans ses cheveux
pour qu'elles restent en place.
Nous nous étions à peine adressées la
parole, dans l'étonnement de nous retrouver-
ensemble, que Gertrude tourna vers moi son
visage aveugle et me demanda brusquement :
"Tu crois que Jacques m'aime encore ?"
"Il a décidé de vous abandonner",
répondis-je aussitôt.
"Mais crois-tu qu'il sait que tu m'aimes ?
continua-t-elle.
Depuis la conversation que j'ai relatée plus
haut, plus de six mois s'étaient écoulés sans
que, chose étrange, le moindre mot d'amour
ne soit passé entre nous. Nous n'avons jamais
été seuls, comme je l'ai dit, et c'était mieux
ainsi... . . La question de Gertrudetion a fait
battre mon cœur si vite que j'ai
 LA SYMPHONIE PASTORALE
été obligé de ralentir un peu notre rythme.
"Ma chère Gertrude, tout le monde sait que
je t'aime, m'écriai-je. Mais elle ne se laisse pas
décourager.
"Non, non, vous n'avez pas répondu à ma
question.
Et après un moment de silence, elle
poursuivit, la tête baissée :
"Tante Amélie le sait, et je sais que cela la
rend triste."
"Elle serait triste de toute façon", ai-je testé
surd'une voix mal assurée. "C'est sa nature
d'être triste."
"Oh, vous essayez toujours de me
rassurer", répondit-elle avec une certaine
impatience. "Mais je ne veux pas être
rassurée. Il y a beaucoup de choses, j'en suis
sûr, dont tu ne me parles pas de peur de me
troubler ou de m'affliger ; beaucoup de choses
que je ne sais pas, si bien que parfois...".
Sa voix tomba de plus en plus bas ; elle
s'arrêta comme si elle manquait de souffle. Et
quand, reprenant ses dernières paroles, j'ai
demandé :
"Alors, parfois... ?"
"Si bien que parfois, poursuivit-elle
tristement, je pense que tout le bonheur que je
vous dois est fondé sur l'ignorance."
"Mais, Gertrude..."
"Non, laissez-moi vous dire ceci : Je ne
veux pas d'un tel bonheur. Tu dois
comprendre sousque je ne me soucie pas
d'êtreheureux. Je préfère le savoir. Il y a
beaucoup de choses - des choses tristes
comme- que je ne peux pas voir, mais vous
n'avez pas le droit de me les cacher. J'ai
beaucoup réfléchi pendant ces mois d'hiver ;
je crains, vous savez, que le monde entier ne
soit pas aussi beau que vous me l'avez fait
croire, pasteur - et, en fait, qu'il soit très loin
de l'être".
"Il est vrai que l'homme l'a souvent
défiguré", ai-je soutenu timidement, car l'élan
de ses pensées m'effrayait et j'essayais de le
repousser, sans oser espérer y parvenir. Elle
semblait attendre ces mots, car elle les saisit
aussitôt comme s'ils étaient le maillon
manquant de la chaîne.
"Exactement, s'écrie-t-elle, je veux être
sûre de ne pas aggraver le mal.
(991
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Pendant un long moment, nous avons
marché très vite et en silence. Tout ce que
j'aurais pu dire était préalablement vérifié par
ce que je sentais qu'elle pensait ; je redoutais
de provoquer une phrase qui aurait pu faire
trembler nos deux destins dans la balance. Et
en pensant à ce que Martins avait dit sur la
possibilité qu'elle retrouve la vue, une terrible
angoisse m'a saisi le cœur.
"Je voulais te demander, dit-elle enfin,
mais je ne sais pas comment le dire. . . ."
Elle a certainement eu besoin de tout son
courage pour parler, tout comme j'ai eu besoin
de tout mon courage pour écouter. Mais
comment aurais-je pu prévoir la questionqui la
tourmentait ?
"Les enfants d'une femme aveugle
naissent-ils nécessairement aveugles ?
Je ne sais pas lequel de nous deux cette
conversionsation a pesé le plus, mais il nous
fallait continuer.
"Non, Gertrude, ai-je dit, sauf dans des cas
très particuliers. Il n'y a en fait aucune raison
pour qu'ils le soient".
Elle semble très rassurée. J'aurais voulu à
mon tour lui demander pourquoi elle voulait
savoir cela ; je n'en ai pas eu le courage et j'ai
continué maladroitement :
"Mais, Gertrude, pour avoir des enfants, il
faut être marié."
"Ne me dites pas cela, pasteur. Je sais que
ce n'est pas vrai."
"Je vous ai dit ce qu'il convenait de vous
dire", ai-je protesté. "Mais il est vrai que les
lois de la nature permettent ce qui est interdit
par les lois de l'homme et de Dieu.
"Vous m'avez souvent dit que les lois de
Dieu étaient les lois de l'amour.
"Mais cet amour-là n'est pas le même que
celui qui porte le nom de charity".
"Est-ce par charité que tu m'aimes ?"
"Non, ma Gertrude, tu sais que ce n'est pas
le cas."
 ANDRE GIDE
"Alors vous admettez que notre amour est Je l'ai tenue longtemps dans mes bras,
en dehors des lois de Dieu ?" serrée contre mon cœur. Elle n'a pas essayé de
"Qu'est-ce que tu veux dire ?" résister, et lorsqu'elle a levé son visage vers le
"Oh, vous le savez bien, et je ne devrais pas mien, nos lèvres se sont rencontrées. . . .
être celui qui le dit."
Je cherchais en vain un moyen d'évasion ; 21 mai
les battements de mon cœur faisaient voler en
Seigneur, est-ce pour nous que tu as revêtu
éclats tous mes arguments.
la nuit d'une telle profondeur et d'une telle
"Gertrude, m'exclamai-je sauvagement,
beauté ? Est-ce pour moi ? L'air est chaud et la
pensez-vous que votre amour est mauvais ?
lune brille à travers ma fenêtre ouverte, tandis
Elle m'a corrigé :
que je suis assise et que j'écoute le vaste
"Notre amour. ... Je me dis que je devrais le
silence des cieux. Oh, de toute la création
penser".
s'élève une adoration mélangée qui emporte
"Et puis... ?"
mon cœur, perdu dans une extase qui ne
J'ai entendu ce qui ressemblait à une note
connaît pas de mots. Je ne peux pas - je ne
de supplication dans ma voix, tandis que, sans
peux pas prier avec calme. S'il y a une limite à
attendre de reprendre son souffle, elle
l'amour, elle est fixée par l'homme et non par
continuait :
Toi, mon Dieu. Si coupable que soit mon
"Mais que je ne peux pas cesser de t'aimer".
amour aux yeux des hommes, dis-moi qu'il est
Tout cela s'est passé hier. J'ai d'abord hésité
sacré aux tiens.
à l'écrire. ... Je n'ai aucune idée de la façon
J'essaie de m'élever au-dessus de l'idée de
dont notre promenade s'est terminée. Nous
péché ; mais le péché me semble intolérable,
nous sommes dépêchés comme si nous étions
et je ne veux pas abandonner le Christ. Non,
poursuivis sur, tandis que je tenais son bras
je ne reconnaîtrai pas que j'ai péché en aimant
serré contre moi. Mon âme était tellement
Gertrude. Je ne pourrais succeed arracher cet
absente de mon corps que j'avais l'impression
amour de mon cœur que si je m'arrachais le
que le moindre caillouble sur le chemin
cœur avec, et pour quoi ? Si je ne l'aimais pas
pouvait nous faire rouler tous les deux sur le
déjà, il serait de mon devoir de l'aimer par
sol.
pitié ; cesser de l'aimer serait la trahir ; elle a
besoin de mon amour. . . .
19 mai
Seigneur, je ne sais pas. ... Je ne connais
Martins est revenu ce matin. Gertrude's est plus que Toi sur. Sois mon guide. Parfois, j'ai
un cas d'opération. Roux en est certain et l'impression que les ténèbres se referment sur
souhaite l'avoir sous sa responsabilité pendant moi et que c'est moi qui suis privée de la vue
un certain temps. Je ne peux pas refuser et qui doit lui être rendue.
pourtant, telle est ma lâcheté, j'ai demandé à Gertrude est entrée hier à l'infirmerie de
pouvoir réfléchir. J'ai demandé à avoir le Lausanneet n'en sortira pas avant trois
temps de la préparer en douceur. . . . Mon semaines. J'attends son retour avec beaucoup
cœur devrait bondir de joie, mais il se sent d'appréhension. Martins est de la ramener.
inexpressiblement lourd, alourdi par un don Elle m'a fait promettre de ne pas essayer de la
malade et erroné. À l'idée de devoir dire à voir avant.
Gertrude qu'elle peut recouvrer la vue, mon
cœur me fait défaut. 22 mai
Une lettre de Martins : l'opération a été
19 mai. Nuit
couronnée de succès. Dieu soit remercié !
J'ai vu Gertrude et je ne lui ai pas dit. Ce
soir, à la Grange, il n'y avait personne au
salon ; je suis montée dans sa chambre. Nous
étions seuls.
[ IOO]

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 LA SYMPHONIE PASTORALE
24 mai
L'idée que celle qui m'a aimé avecsans me
voir doit maintenant me voir me cause un
malaise intolérable. Me reconnaîtra-t-elle ?
Pour la première fois de ma vie, je consulte le
miroir. Si je sens que ses yeux sont moins in-
ternes que son cœur et moins aimants, que
vais-je devenir ? Seigneur, il m'arrivefois de
penser que j'ai besoin de son amour pour
t'aimer !
8 juin
Une quantité de travail inhabituelle m'a en-
permis de passer ces derniers jours avec une
patience acceptable. Toute occupation qui me
fait sortir de moi-même est une occupation
miséricordieuse ; mais tout au long de la
journée et à travers tout ce qui se passe, son
image est avec moi.
Elle revient demain. Amélie, qui ces
dernières semaines n'a montré que le meilleur
d'elle-même et semble s'efforcer de distraire
mes pensées, prépare une petite fête avec les
enfantspour saluer son retour.
9 juin
Gaspard et Charlotte ont cueilli les fleurs
qu'ils ont pu trouver dans les bois et les
champs. La vieille Rosalie a confectionné un
gâteau monumental, que Sarah note decoavec
des ornements en papier doré. Nous
l'attendons ce matin pour le déjeuner.
Je vous écris pour compléter le temps
d'attenteing. Il est onze heures. A chaque
instant, je lève la tête et je regarde la route sur
laquelle la voiture de Martins va arriver. Je
résiste à la tentation d'aller à leur rencontre, il
vaut mieux, surtout pour Amélie, que je ne
l'accueille pas à l'écart des autres. Mon cœur
bondit. . . . Ah, les voilà !
9 juin. Soirée
Oh, dans quelles abominables ténèbres je
suis plongé !
Pitié, Seigneur, pitié ! Je renonce à l'aimer,
mais ne la laisse pas mourir !
Comme mes craintes étaient fondées !
[ IOI ]
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Qu'a-t-elle fait ? Que voulait-elle faire ?
Amélie et Sarah me disent qu'elles l'ont
accompagnée jusqu'à la porte de la Grange, où
Mlle de la M. l'attendait. Elle a donc dû
ressortir. . . . Que s'est-il passé ?
J'essaie de mettre de l'ordre dans mes
pensées. Les récits qu'ils font sont à-
compréhensibles ou contradictoires. Mon
esprit est totalement confus... Le jardinier de
Mlle de la M. vient de la ramener à la Grange
inconsciente ; il dit l'avoir vue marcher le long
de la rivière, puis elle a traversé le pont du
jardin, s'est baissée et a disparu ; mais comme
il ne s'est pas rendu compte tout de suite
qu'elle était tombée, il n'a pas couru à son
secours comme il aurait dû le faire ; il l'a
retrouvée à la petite écluse, où elle avait été
emportée par le torrent. Lorsque je l'ai revue
peu après, elle n'avait pas repris conscience (),
ou du moins l'avait-elle perdue à nouveau, car
elle est revenue à elle pour un mois (), grâce
aux mesures rapides qui ont été prises.
Martins, qui, Dieu merci, n'était pas encore
parti, ne peut pas comprendre le genre de
stupeur et de lassitude dans lequel elle est
maintenant plongée. Il l'a interrogée en vain,
elle semble soit ne pas entendre, soit être
décidée à ne pas parler. Sa respiration est très
laborieuse et Martins craint une pneumonie ;
il a demandé des sinapismes et des
compresses et a promis de revenir demain.
L'erreur a été de la laisser trop longtemps dans
ses vêtements mouillés alors qu'ils essayaient
de la ramener ; l'eau de la rivière est glacée.
Mlle de la M., qui est la seule personne à
avoir réussi à lui arracher quelques mots,
déclare qu'elle voulait cueillir des myosotis
qui poussent en abondance de ce côté de la
rivière, et que, n'ayant pas encore l'habitude
de mesurer les distances, ou bien prenant le
tapis flottant des fleurs pour la terre ferme,
elle a soudain perdu pied. . . . Si je pouvais

y croire ! Si je pouvais me persuader qu'il
ne s'agit que d'un accident, je serais soulagé
d'un poids terrible. Pendant tout le repas,
pourtant si gai, l'étrange sourire qui ne quittait
pas son visage me mettait mal à l'aise ; un
sourire forcé, que je ne lui avais jamais vu
porter auparavant, mais que je m'efforçais de
croire être celui de sa vue naissante ; un
sourire qui semblait couler de ses yeux sur son
visage comme des larmes, et êtrecôté duquel
l'hilarité vulgaire des autres me paraissait
offensante. Elle ne s'est pas jointe à l'hilarité ;
j'ai eu l'impression qu'elle avait découvertun
secret qu'elle m'aurait sûrement confié si nous
avions été seuls. Elle parlait à peine, mais cela
n'étonnait personne, car elle est souvent
silencieuse quand elle est avec d'autres, et
d'autant plus quand leur gaieté devient
bruyante.
Seigneur, je t'en supplie, laisse-moi lui
parler. Je dois le savoir, sinon comment
pourrais-je continuer à vivre ? .... Et pourtant,
si elle a vraiment voulu mettre fin à ses jours,
est-ce seulement parce qu'elle savait ? Savait
quoi ? Chérie, quelle horrible chose as-tu
apprise ? Qu'est-ce que je t'ai caché de si
mortel ? Que pouvez-vous avoir vu si
soudainement ?
J'ai passé deux heures à son chevet, mes
yeux ne quittant jamais son front, ses joues
pâles, ses paupières délicates, fermées par un
chagrin indicible, ses cheveux encore humides
et comme des algues, étalés autour d'elle sur
l'oreiller - écoutant sa respiration difficile et
irrégulière.
10 juin
Mlle Louise m'a fait venir ce matin au
moment où je commençais à me rendre à la
Grange. Après une nuit assez calme, Gertrude
est enfin sortie de sa torpeur. Elle a souri
lorsque je suis entrée dans la chambre et m'a
fait signe de venir m'asseoir à son chevet. Je
n'ai pas osé l'interroger, et sans doute
redoutait-elle mes questions, car elle a
répondu immédiatement, comme pour
prévenir toute émotion :
"Comment appelez-vous ces petites fleurs
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ANDRE GIDE
bleues que je voulais cueillir au bord de la
rivière ? Des fleurs de la couleur du ciel.
Serez-vous plus malin que moi et me
choisirez-vous un bouquet ? J'aimerais les
avoir ici, à, à côté de mon lit. ..."
La fausse gaieté de sa voix m'affligeait, et
sans doute s'en rendait-elle compte, car elle
ajouta plus gravement :
"Je ne peux pas vous parler ce matin, je
suis trop fatiguée. Va cueillir ces fleurs pour
moi, tu veux bien ? Vous pourrez revenir plus
tard."
Et quand, une heure plus tard, je lui
apportai le bouquet de myosotis, Mlle Louise
me dit que Gertrude se reposait et ne pouvait
pas me voir avant le soir.
Je l'ai revue ce soir. Elle était allongée,
presque assise dans le lit, appuyée sur une pile
d'oreillers. Ses cheveux étaient maintenant
attachés, et les myosotis que je lui avais
apportés étaient entortillés dans les tresses au-
dessus de son front.
Elle était manifestement très fiévreuse et
respirait difficilement. Elle a gardé la main
que je lui ai tendue dans sa main brûlante ; je
suis resté debout à côté d'elle.
"Il faut que je vous avoue quelque chose,
pastor ; car ce soir, j'ai peur de mourir", dit-
elle. "Ce que je t'ai dit ce matin était un
mensonge. Ce n'était pas pour cueillir des
fleurs. . . . Me pardonnerez-vous si je vous dis
que j'ai voulu me suicider ?"
Je tombai à genoux à côté du lit, gardant
toujours sa main frêle dans la mienne ; mais
elle la retira et commença à me caresser le
front, tandis que j'enfouissais mon visage dans
les draps pour cacher mes larmes et étouffer
mes sanglots.
Tu penses que c'était très mal ?", a-t-elle
poursuivi tendrement, puis, comme je ne
répondais rien, elle m'a dit : "C'est très bien :
"Mon ami, mon ami, dit-elle, tu dois voir
que je prends trop de place dans ton cœur et
dans ta vie. Quand je suis arrivé
ou, en tout cas, que la place que je prenais
LA SYMPHONIE dessus, et je suis mort". "
PASTORALE
appartenait à une autre et qu'elle la rendait Elle parlait dans un état d'excitation
malheureuse. Mon crime est de ne pas l'avoir extrêmement et d'une voix très forte, criant
senti plus tôt, ou plutôt - car je le savais presque les derniers mots, de sorte que j'étais
depuis le début - de vous avoir permis de mal à l'aise à l'idée qu'ils pourraient être
m'aimer malgré cela. Mais quand son visage entendus à l'extérieur de la pièce ; puis elle
m'est apparu soudain, quand j'ai vu un tel ferma les yeux et répéta dans un
malheur sur son pauvre visage, je n'ai pas pu chuchotementper, comme si c'était pour elle
supporter l'idée que ce malheurétait mon seule :
œuvre. . . . Non, non, ne vous reprochez rien ; "Le péché a ressuscité et je suis mort."
mais laissez-moi partir, et rendez-lui sa joie." J'ai frissonné et mon cœur s'est figé dans
La main cessa de caresser mon front ; je la une sorte de terreur. J'ai essayé de détourner
saisis et la couvris de baisers et de larmes. ses pensées.
Mais elle la retira avec impatience et se mit à "Qui vous a lu ces textes ?" ai-je demandé.
tanguer sous l'emprise d'une nouvelle "Jacques", dit-elle en ouvrant les yeux et en
émotion. me regardant fixement. "Saviez-vous qu'il
"Ce n'est pas ce que je voulais te dire, non, était converti ?"
ce n'est pas ce que je voulais te dire", répétait- C'était plus que je ne pouvais supporter ;
elle, et je voyais la sueur sur son front j'allais l'implorer d'arrêter, mais elle avait déjà
humide. Puis elle ferma les yeux et les garda continué :
fermés pendant un certain temps, comme pour "Mon ami, je vais te faire beaucoup de
concentrer ses pensées ou retrouver son peine ; mais il ne doit pas y avoir de fausse-
ancien état de cécité ; et d'une voix d'abord entre nous maintenant. Quand j'ai vu Jacques,
traînante et triste, mais qui bientôt, à mesure j'ai soudain réalisé que ce n'était pas toi que
qu'elle rouvrait les yeux, devenait plus forte, j'aimais, mais lui. Il avait ton visage - je veux
s'élevait enfin animated jusqu'à la dire le visage que j'imaginais que tu avais... . .
véhémence : Ah ! pourquoi m'avoir fait refuser ? J'aurais
"Lorsque vous m'avez rendu la vue, pu l'épouser... . ."
commença-t-elle, mes yeux se sont ouverts "Mais, Gertrude, tu peux encore le faire",
sur un monde plus beau que je ne l'avais m'écriai-je, le désespoir au cœur.
jamais imaginé ; oui, vraiment, je n'avais "Il entre dans la prêtrise", dit-elle
jamais imaginé la lumière du jour si éclatante, impétueusement. Puis, secouée par des
l'air si brillant, le ciel si vaste. Mais je n'avais sanglots : "Oh, je veux me confesser à lui",
jamais imaginé non plus des visages gémit-elle dans une sorte d'extase. . . . "Tu
d'hommes aussi pleins de sollicitude ; et vois bien qu'il ne me reste plus qu'à mourir.
quand je suis entrée dans votre maison, savez- J'ai soif. Appelez un autre. Je ne peux pas
vous ce qui m'a d'abord frappée ? .... Oh, c'est respirer. Laissez-moi. Je veux être seul. Ah !
plus fort que moi, je dois vous le dire : ce que J'avais espéré que le fait de vous parler
j'ai vu d'abord, c'est notre faute, notre péché. m'aurait apporté plus de relief. Vous devez
Non, ne protestez pas. Vous vous souvenez dire au revoir. Nous devons faire nos adieux.
des paroles du Christ : Si vous étiez aveugles, Je ne peux plus supporter d'être avec toi."
vous ne commettriez pas de péché. Mais Je l'ai quittée. J'ai appelé Mlle de la M.
maintenant je vois. . . . Levez-vous, pasteur. pour prendre place à ses côtés ; son extrême
Assieds-toi là, à côté de moi. Lisdix à moi agitationm'a fait craindre le pire, mais je n'ai
sans m'interrompre. Pendant le temps que j'ai pu m'empêcher de voir que ma présence lui
passé dans la maison de retraite, j'ai lu - ou faisait du mal. J'ai demandé qu'on m'envoie
plutôt on m'a lu - des versets de la Bible que chercher s'il y avait un changement pour le
je ne connaissais pas - des versets que vous ne pire.
m'aviez jamais lus. Je me souviens d'un texte
de saint Paul que je me suis répété tout un jour
11 juin
: "J'ai vécu une fois sans la loi ; mais quand le
commandement est venu, le péché a repris le Hélas ! Je ne devais plus jamais la revoir
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vivante. Elle est décédée ce matin après une
nuit delirium et d'épuisement. Jacques, que
Mlle de la M. avait fait venir par télégramme
à la dernière demande de Gertrude, arriva
quelques heures après la fin. Il me reprocha
cruellement de ne pas avoir fait venir un
prêtre pendant qu'il en était encore temps.
Mais comment aurais-je pu le faire alors que
j'ignorais encore que pendant son séjour à
Lausanne, et evidemment poussée par lui,
Gertrude avait abjuré la foi protestante ? Il m'a
parlé dans le même souffle de sa propre
conversion et de celle de Gertrude. C'est ainsi
qu'ils m'ont quitté tous les deux en même
temps ; on dirait que, séparés de moi de leur
vivant, ils avaient prévu de m'échapper ici et
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de s'unirGIDE
ANDRE l'un à l'autre en Dieu. Mais je me dis
que la conversion de Jacques est plus une
affaire de tête que de cœur.
"Père, dit-il, il ne me convient pas de vous
accuser, mais c'est l'exemple de votre erreur
qui m'a guidé.
Après le départ de Jacques, je me suis
agenouillé à côté d'Amélie et je lui ai
demandé de prier pour moi, car j'avais besoin
d'aide. Elle répétait simplement "Notre
Père..." mais après chaque phrase, elle laissait
de longues pauses que nous remplissions de
nos supplications.
J'aurais pleuré, mais je sentais mon cœur
plus aride que le désert.
[ 104]
 LA VIE ET L'OEUVRE
D'ANDRE GIDE
Par MARC BEIGBEDER
LES ŒUVRES D'ANDRÉ GIDE, PLUS QUE LA
PLUPART DES PRODUCTIONS LITTÉRAIRES,
SONT INSÉPARABLES DE LA VIE DE L'HOMME.
GIDE L'A COMPRIS ET A BEAUCOUP PARLÉ DE
LUI AUX AUTRES, JUSQU'À SA MORT. LES
HISTOIRES À SON SUJET ABONDENT,
SOUVENT CONTRADICTOIRES DANS CE
QU'ELLES SEMBLENT RÉVÉLER DE L'HOMME.
MAIS LA VIE DE GIDE, COMME SON ŒUVRE,
A EMBRASSÉ AMBIGUITÉS. LA QUESTION EST
DE SAVOIR QUELLE IMAGE FINALE DE
L'HOMME ÉMERGE DE TOUT CELA.
Dans une vie à la fois ouverte et discrète,
Gide n'est motivé par rien tant que par son
propre génie littéraire. André Gide a décidé
dès l'enfance de devenir écrivain, et il a suivi
infailliblement la voie qu'il s'était tracée.
Dans le monde moderne, la vocation de
l'écrivain a souvent un triple objectif :
d'abord, s'échapper d'un ensemble de
circonstances ; ensuite, le faire d'une
manière indirecte, sublimée ; et, enfin, sortir
de sa situation particulière pour embracer
l'universel. La situation particulière de Gide
a été façonnée presque entire par le milieu
familial et son éducation Protestant. Le
protestantisme de la fin du XIXe siècle a
inculqué un dévouement personnel, un
besoin d'engagement et un examen constant
de soi et de ses sentiments. Chez Gide, cette
influence a conduit à ces examens de
conscience auxquels il s'est livré jusqu'à la
fin de ses jours.
Le père de Gide meurt alors que l'enfant
est encore très jeune, et sa vie à la maison est
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largement influencée par les femmes de la
famille. Ils lui ont laissé une grande liberté et
il a fait pratiquement tout ce qu'il voulait.
Son sens de l'individualité, voire de la
fantaisie, a été encouragé par de telles
circonstances. Il en va de même pour sa
passion pour la nature et son sens du plaisir,
de l'innocence enchantment, presque de
l'ivresse, en discouvrant les beautés de la
campagne. "J'aimais passionnément le pays
d'Uzs, la vallée du Fontaine d'Ure et surtout
le garrigue", se souvient-il. Au début,
Marie, la bonne de la famille, l'accompagne
dans ses longues promenades. Comme toutes
les vraies Suissesses, elle aimait les fleurs et
les ramenait à la maison par brassées.
L'aridité et la nudité de la garrigue rendent
la cueillette des fleurs plus difficile, mais
ajoutent au plaisir de Gide.
Au fil des voyages de la famille, le jeune
Gide exexplore la nature dans de nouveaux
cadres, tout en partageant ses découvertes
avec des femmes qui l'approuvent. Dans Si
le Grain ne Meurt ( 1924), Gide nous livre
ses impressions sur la floraison des
eucalyptus lors d'un séjour sur la Côte
d'Azur avec sa mère et Anna Shackleton,
une amie de la famille : "Le premier que j'ai
vu m'a transporté : "Le premier que j'ai vu
m'a transporté ; j'étais seul, mais j'ai couru
tout de suite annoncer l'événement à ma
mère et à Anna et je n'ai pas eu de repos
satisfait jusqu'à ce que j'ai
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