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18 - Pierre-Étienne Vandamme

dossie
L’objectif principal de cet article est de « politiser » les débats sur le revenu
de base. Il arrive fréquemment que ses partisans le présentent, pour séduire

Trois modèles un maximum de lecteurs, comme une proposition transcendant le clivage


gauche-droite 3, voire susceptible d’un consensus par recoupement entre cou-
de revenu de base rants philosophiques très variés. Si une telle approche a sans doute des attraits
rhétoriques, elle masque la diversité des modèles et des projets qui peuvent
sous-tendre une telle proposition, rendant l’évaluation plus difficile. De même,
il est fréquent que les adversaires du revenu de base le dépeignent comme une
Pierre-Étienne Vandamme proposition unique, qui posséderait nécessairement les traits qui leur déplai-
sent. Que l’on songe par exemple à la critique de gauche pointant systémati-
quement du doigt la filiation avec Milton Friedman 4, qui ne défendait pourtant
1. Introduction qu’une version très particulière et très conservatrice du revenu de base (un très
maigre impôt négatif, plus précisément). De telles approches de la question
Le revenu de base (revenu universel, d’existence, de citoyenneté, ou obscurcissent les débats. Il me semble que la manière la plus intéressante
encore allocation universelle) fait partie de ces sujets sur lesquels tant les d’aborder la question du revenu de base est d’en reconnaître la diversité des
formes et de les évaluer séparément. Politiser le débat, dans cette perspective,

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académiques que les acteurs politiques se sentent tenus de prendre posi-
tion, si possible de manière ferme. Pourtant, être pour ou contre le revenu ne signifie pas adopter une lecture partisane de celui-ci ou renoncer à la nuance
de base n’a pas grand sens. Il s’agit en effet d’un instrument, comme la philosophique, mais dévoiler la diversité des projets politiques sous-jacents au
fiscalité, qui peut être mis au service d’une grande diversité de visées débat et les tensions entre ceux-ci. Et c’est à une telle démarche que cet article
politiques, ce qui explique qu’il soit défendu autant par des libertariens entend contribuer 5.
de droite que par des libéraux plus modérés, des socialistes, des républi- Avant d’entrer dans le vif du sujet, trois précisions me semblent impor-
cains ou encore des écologistes 1. Si l’on souhaite évaluer un tel instrument tantes. Premièrement, j’entends par « revenu de base » un revenu octroyé par
d’action publique d’un point de vue normatif, il faut donc nécessairement l’État à titre individuel (sans égard pour la composition de ménage) et de façon
sortir de l’abstraction pour examiner une proposition concrète et le projet inconditionnelle (dans le sens où aucune contrepartie n’est exigée), mais pas
politique qui l’accompagne (qu’il soit explicite ou non). forcément universelle 6. Soit un revenu est distribué à l’ensemble des citoyens,
Dans cet esprit, le présent article vise à distinguer et comparer trois mais absorbé progressivement par l’impôt, en fonction des revenus – formule
idéaux-types de revenu de base : « néolibéral », « social-démocrate » et « allocation universelle » –, soit le revenu octroyé décroît (jusqu’à zéro) en
« de transition écologique et sociale », auxquels on pourrait associer res- fonction des revenus et n’est donc distribué qu’aux chômeurs et aux bas revenus
pectivement, à titre illustratif, les figures de Milton Friedman, Thomas – formule « impôt négatif » ou « crédit d’impôt remboursable ». Dans les deux
Piketty et Philippe Van Parijs 2. Ces idéaux-types se distinguent essentiel-
lement par leurs caractéristiques internes (montant ; financement ; arti-
3 - Rutger Bergman, Utopies réalistes, trad. fr. Jelia Amrali, Paris, Seuil, 2017.
culation avec les aides sociales existantes) et par les projets politiques qui
4 - Mateo Alaluf, L’Allocation universelle. Nouveau label de précarité, Bruxelles, Couleur Livres,
les guident. Ils sont présentés tour à tour dans les parties 2 à 4 puis 2014, p. 14 et p. 80 ; Daniel Zamora, « Histoire et genèse d’une idée néolibérale », in Mateo Alaluf
comparés dans la partie 5. Cela permettra d’examiner leurs radicalités et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Québec, Lux, 2016.
respective et commune. Nous verrons également qu’il existe une fracture 5 - Il n’est pas le premier à proposer une typologie de ce type (centrée sur les modèles politi-
irréconciliable entre le modèle « néolibéral » et les deux autres qui, en ques plutôt que les approches philosophiques ou théories de la justice). Voir notamment Guil-
laume Allègre, « Revenus universels », Revue de l’OFCE, no 154, 2017, p. 7-9 ; Marc-Antoine
revanche, ne sont pas nécessairement incompatibles. Sabaté, « Le revenu de base : renversement ou renouveau du droit social ? Éléments pour une
philosophie politique et sociale de l’inconditionnalité », thèse de doctorat, Université libre de
Bruxelles, 2020, p. 61-66. À ma connaissance, toutefois, la confrontation de ces différents
modèles n’a pas encore été approfondie. Dans les travaux mentionnés ci-dessus, ces distinctions
ne sont évoquées que brièvement.
1 - Voir Philippe Van Parijs (dir.), Arguing for Basic Income: Ethical Foundations for a Radical
6 - C’est une définition qui n’est pas consensuelle (en raison notamment du succès des appel-
Reform, Londres, Verso, 1992 ; Karl Widerquist, José A. Noguera, Yannick Vanderborght et Jurgen
lations « revenu universel » et « allocation universelle »), mais de plus en plus fréquente. Voir
De Wispelaere (dir.), Basic Income: An Anthology of Contemporary Research, Chichester, Wiley-
par exemple Julia Cagé, « Le Revenu universel comme réforme réaliste de la protection sociale.
Blackwell, 2013.
Entretien avec Julia Cagé », in Guillaume Allègre et Philippe Van Parijs (dir.), Pour ou contre le
2 - Avec deux nuances, toutefois, puisque Thomas Piketty serait favorable à une transition vers revenu universel ?, Paris, PUF, 2018, p. 23-32 ; Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil,
un au-delà du capitalisme (une forme nouvelle de propriété sociale), tandis que Philippe Van 2019 ; Marc-Antoine Sabaté, « Revenu de base inconditionnel : quel instrument pour quelle jus-
Parijs a également défendu la version « sociale-démocrate » du revenu de base, comme nous tice fiscale ? Réflexions à partir du cas des “gilets jaunes” en France », Éthique publique, vol. 21,
le verrons plus loin. no 2, 2019.
Trois modèles de revenu de base - 19 20 - Pierre-Étienne Vandamme

cas, l’idée essentielle est de garantir un certain seuil de revenu à chaque citoyen pour les plus démunis ou l’égalité des chances, est caractéristique de l’approche
tout en facilitant le travail rémunéré. Qu’il soit pour cela préférable de passer que je qualifierai ici de néolibérale 9, de même que la forte réticence à l’élar-
par une distribution universelle ou plus ciblée est une question secondaire 7, gissement de la sphère d’intervention de l’État au-delà de la protection de la
que je souhaite laisser à l’arrière-plan. Cela permet d’envisager et de comparer liberté de marché. Le présupposé central du néolibéralisme est que « le marché
un plus grand nombre de propositions. Nous verrons en effet que le modèle est bien plus capable que l’État de résoudre les problèmes et de satisfaire les
« néolibéral » s’accommode assez mal de l’universalité, et que ce n’est pas non besoins des êtres humains 10 ». Pour cette raison, les politiques sociales (s’il y
plus l’option la plus plausible du point de vue « social-démocrate ». en a) doivent interférer aussi peu que possible avec la liberté de marché 11.
Deuxièmement, la typologie proposée ici ne prétend pas être exhaustive. Il On peut associer à ce premier modèle la figure de Milton Friedman 12, mais
existe à n’en pas douter des modèles de revenu de base qui échappent à ces aussi plus récemment Charles Murray 13 ou Matt Zwolinski 14. Dans une telle
trois idéaux-types. Je me concentre ici sur les modèles les plus souvent défendus perspective, ce qui séduit dans l’idée d’un revenu de base garanti pour chacun
parmi ceux qui s’intègrent dans l’appareil redistributif de l’État social. Je laisse de manière inconditionnelle, c’est d’abord la simplification du régime redis-
donc notamment de côté le modèle dont la filiation remonte à Thomas Paine tributif de l’État social : la fusion de la plupart des dépenses sociales en un seul
et qui consiste à redistribuer de manière égale à toutes et tous les bénéfices de revenu, moins coûteux à administrer 15. On est donc bien dans la logique de
l’exploitation de ressources naturelles, comme c’est le cas depuis plusieurs réduction des dépenses publiques – en particulier des dépenses liées à l’accom-
années en Alaska 8. Je me concentre plutôt sur les propositions de réforme de pagnement et à l’activation des personnes sans emploi – et plus globalement

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l’État social. d’amincissement de l’État social et de la sphère d’intervention de l’État.
Troisièmement, comme toute typologie, celle-ci est imparfaite : certaines C’est ensuite la flexibilisation du marché de l’emploi que permet la garantie
propositions de revenu de base pourront être difficiles à placer entre deux de revenu. En effet, la garantie d’un revenu de remplacement en cas de perte
idéaux-types. C’est d’autant plus possible qu’un certain nombre de défenseurs d’emploi peut être vue comme facilitant les licenciements, les reconversions,
du revenu de base rechignent à politiser clairement leur proposition, pour le travail à temps partiel – des changements temporaires de statut qui peuvent
séduire un maximum de lecteurs. Davantage encore qu’une description du autant être souhaités par les travailleurs que rendus nécessaires par la conjonc-
champ des propositions existantes, la typologie offerte ici est donc une invita- ture économique. L’essentiel, pour que la fluidité soit réelle dans le passage
tion aux défenseurs du revenu de base à clarifier quel modèle ils promeuvent d’un statut à l’autre, est d’éviter lesdits « pièges à l’emploi » auxquels font face
– et aux opposants à clarifier quel modèle ils attaquent. Malgré son caractère les personnes qui, n’ayant accès qu’à des emplois peu rémunérés et devant la
inévitablement imparfait, la typologie proposée me semble de nature à éclaircir
les débats, les trois idéaux-types étant suffisamment distincts et cohérents pour
permettre l’analyse de trois projets politiques bien différents.
9 - Le terme me paraît préférable à « libéral », souvent utilisé en France pour désigner le
libéralisme économique, mais qui est parfois employé dans un sens fort différent (comme dans
l’égalitarisme libéral d’un John Rawls ou d’un Philippe Van Parijs, par exemple), en particulier
2. Le revenu de base néolibéral dans les débats sur le revenu de base. Et il me paraît préférable à « libertarien », parce que ce
n’est pas tant la liberté individuelle ou la protection de droits de propriété « naturels » qui pri-
ment dans l’approche ici décrite que la liberté de marché au service de la croissance, donc à
Le terme « néolibéral » est plus souvent invoqué que défini, et utilisé pour des fins de maximisation des richesses collectives – une perspective qui se rapproche davantage
désigner des réalités très diverses, généralement de manière péjorative. Je l’uti- de l’utilitarisme (dans une interprétation « de droite ») que du libertarisme.
lise ici pour désigner un projet politique combinant la réduction des interven- 10 - Colin Crouch, L’étrange survie du néolibéralisme, trad. fr. Yves Coleman, Bienne/Berlin,
tions et des dépenses publiques et la flexibilisation du marché de l’emploi en Diaphanes, 2016, p. 20.
vue de promouvoir la liberté de marché et, à travers elle, la croissance écono- 11 - Je me concentre ici sur ce seul aspect du néolibéralisme, laissant de côté un autre aspect
souvent évoqué dans ses définitions, à savoir la colonisation de toutes les sphères de l’existence
mique. Promouvoir la croissance n’est pas propre au néolibéralisme. Réduire par la logique du marché. Voir par exemple Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison
les dépenses publiques et flexibiliser le marché de l’emploi non plus. Mais du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2020.
combiner ces deux moyens au service de cette fin, de manière prioritaire par 12 - Milton Friedman, Capitalism and Freedom, Chicago, University of Chicago Press, 2002
rapport à d’autres visées comme la préservation de conditions de vie décentes [1962], p. 190-195.
13 - Charles Murray, In Our Hands: A Plan to Replace the Welfare State, Washington, AEI Press,
2006.
14 - Matt Zwolinski, « A Moral Case for Universal Basic Income: A Neoliberal Argument for UBI
7 - Cela ne signifie pas qu’elle ne soit pas importante, mais je souhaite simplement déplacer Based on Individual Freedom and Property Rights », The Critic, juillet-août 2020.
l’attention vers l’essentiel de la proposition, à savoir la garantie inconditionnelle d’une sécurité
15 - On retrouve également cette motivation de simplification chez des auteurs comme Gaspard
de revenu.
Koenig et Marc de Basquiat (Liber, un revenu de liberté pour tous. Une proposition d’impôt
8 - Voir Karl Widerquist et Michael Howard (dir.), Alaska’s Permanent Fund Dividend: Examining négatif en France, Génération libre, 2014), mais dans une perspective plus modérée que chez
Its Suitability as a Model, New York, Palgrave Macmillan, 2012. les auteurs susnommés.
Trois modèles de revenu de base - 21 22 - Pierre-Étienne Vandamme

perspective de perdre une série d’avantages sociaux et de faire face à de nou- 3. Le revenu de base social-démocrate
velles dépenses (de garde d’enfants, de transport), sont peu incitées économi-
quement à reprendre un emploi 16. Or, c’est ce que permet le revenu de base J’entends par « social-démocratie » un ensemble de positions politiques
dès lors que les personnes à faible revenu peuvent le combiner avec les revenus d’inspiration socialiste ayant pour ambition de réduire, par la participation au
du travail. Chaque heure de travail est donc payante 17 – y compris le travail à gouvernement, les injustices sociales générées par le capitalisme 21. Que l’ambi-
temps partiel ou ce qu’on appelle désormais les « mini-jobs », au bénéfice du tion ultime soit encore la socialisation des moyens de production, une autre
dynamisme économique et de la création de richesses. alternative socialiste ou un idéal révisé de capitalisme « domestiqué », on peut
considérer que la social-démocratie a pour visée principale, dans le monde tel
Néanmoins, si l’objectif général est de maximiser la création de richesses tout
qu’il est, la « démarchandisation » de l’accès à la subsistance 22 et la limitation
en minimisant les dépenses publiques, il est peu probable qu’une telle approche
des effets des inégalités de revenu. Pour ce faire, l’outil principal est l’État
recommande un revenu de base généreux – qui, par exemple, permettrait de
social, dont les sociaux-démocrates cherchent surtout, pour le moment, à pré-
couvrir tous les besoins essentiels des personnes. En effet, même si chaque heure
server les acquis. La mission principale de l’État social est de protéger les per-
de travail paye, une personne hésitera davantage à accepter un emploi peu gra-
sonnes les plus vulnérables 23 : personnes sans emploi, infirmes, malades,
tifiant si elle a de quoi satisfaire ses besoins que si elle est dans la nécessité. Les
retraitées, ou ayant de nombreux enfants à charge. Il s’agit à la fois de leur
partisans d’un revenu de base « néolibéral » seront donc probablement en faveur
garantir une sécurité matérielle en cas d’absence de revenus du travail (suffi-
d’un montant relativement faible, préservant une forte incitation à l’emploi –
sants), afin d’éviter la pauvreté, et également de leur offrir une protection

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au contraire des deux autres modèles présentés dans ce qui suit.
contre des formes d’emploi considérées comme inacceptables.
Quant à l’universalité, elle n’est pas nécessaire dans un tel modèle. Dans
En raison de ces objectifs, l’idée d’un revenu de base généreux distribué à
une visée de réduction du rôle de l’État et de minimisation des taxes et trans-
l’ensemble des citoyens ou résidents permanents d’un pays possède un attrait
ferts, elle paraît même absurde si une garantie de revenu plus ciblée peut pro-
certain. D’abord, parce que fixé à un montant suffisamment élevé et combiné
duire des résultats plus ou moins équivalents 18.
avec des versements particuliers destinés aux catégories les plus vulnérables, ou
Enfin, ce modèle se distingue par le fait que le revenu de base n’est pas aux besoins spécifiques, le revenu de base constituerait un instrument très
envisagé comme une mesure redistributive. Il s’agit certes d’une redistribution efficace de lutte contre la pauvreté. Du fait de son automaticité, il ferait en
par rapport à un scénario hypothétique sans aucune aide sociale. Mais par rapport effet très probablement chuter le taux de non-recours 24 : plus grand monde
aux systèmes de protection sociale existants, la réforme envisagée n’est pas censée ne passerait entre les mailles du filet de protection sociale. Ensuite, il permet-
accroître les redistributions. On n’insiste pas, par exemple, sur la progressivité de trait de lutter contre le chômage, en incitant au partage du travail et en rédui-
l’impôt 19. Il s’agit plutôt de réorganiser le système de transferts existant – pour sant les désincitations à l’emploi évoquées plus haut. Par ailleurs, du point de
le simplifier et l’amincir. Et si le modèle vise éventuellement à combattre la pau- vue des sociaux-démocrates, il offrirait des conditions de vie plus justes à
vreté, il ne s’intéresse pas et ne s’attaque donc pas à la question des inégalités 20. l’ensemble des personnes qui se rendent utiles à la collectivité à travers des
activités faiblement ou pas du tout rémunérées 25.
16 - Cela ne signifie pas que ces personnes refuseront nécessairement de travailler, car la
motivation économique n’est pas la seule possible, ni celle qui domine (François Dubet et Antoine
Vérétout, « Une réduction de la rationalité de l’acteur. Pourquoi sortir du RMI ? », Revue française
de sociologie, vol. 42, no 3, 2001, p. 407-436), mais cela signifie que le retour à l’emploi pourrait
être mieux encouragé ou facilité.
17 - Milton Friedman, Capitalism and Freedom, op. cit., p. 192 ; There is no Such Thing as a objections de gauche au revenu de base (par exemple, Daniel Zamora, « The Case Against a
Free Lunch, LaSalle, Open Court, 1975, p. 201. Basic Income », Jacobin, 28 décembre 2017).
18 - Ce peut être plus ou moins le cas si une avance sur l’impôt négatif est payée mensuelle- 21 - Adam Przeworski, Capitalism and Social Democracy, Cambridge, Cambridge University
ment, sur base des revenus personnels (et pas du ménage). Néanmoins, la moindre lisibilité de Press, 1985.
l’impôt négatif pourrait engendrer des taux de recours plus faibles (et donc plus de pauvreté),
22 - Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence. Essai sur le capitalisme
tandis que l’incertitude quant aux compensations auxquelles on aura droit, calculées annuelle-
moderne, trad. fr. François-Xavier Merrien et al., Paris, PUF, 1999 [1990].
ment, pourrait avoir un effet désincitatif sur le travail. Voir Thomas Piketty, « Allocation compen-
satrice de revenu ou revenu universel », in Roger Godino et al., Pour une réforme du RMI, Notes 23 - Robert Goodin, Reasons for Welfare: The Political Theory of the Welfare State, Princeton,
de la Fondation Saint Simon, vol. 104, 1999, p. 21-29 ; Philippe Van Parijs et Yannick Vander- Princeton University Press, 1988.
borght, Le revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale, Paris, La Découverte, coll.
24 - Philippe Warin, « Qu’est-ce que le non-recours aux droits sociaux ? », Paris, La Vie des
« L’horizon des possibles », 2019, p. 63-72.
idées, 1er juin 2010. A fortiori, donc, si le revenu est universel plutôt que ciblé.
19 - Marc-Antoine Sabaté, « Le revenu de base : renversement ou renouveau du droit social ? »,
25 - À noter que cet objectif peut entrer en tension avec une perspective d’émancipation des
thèse citée, p. 65.
femmes par rapport aux tâches domestiques, qu’une approche sociale-démocrate devrait sans
20 - Ce qu’avouent d’emblée, par exemple, Gaspard Koenig et Marc de Basquiat en introduisant doute intégrer. Voir l’article éclairant d’Ingrid Robeyns, « Will a Basic Income Do Justice to
leur proposition (Liber, un revenu de liberté pour tous, op. cit., p. 2-3) et fait l’objet de certaines Women? », Analyse & Kritik, vol. 23, 2001, p. 88-105.
Trois modèles de revenu de base - 23 24 - Pierre-Étienne Vandamme

On peut associer à ce modèle des figures comme Thomas Piketty 26, Guy Pour cette raison, l’universalité est également optionnelle dans le revenu
Standing 27 ou Yannick Vanderborght 28. Dans cette perspective, le revenu de de base « social-démocrate ». Outre la question du non-recours évoquée plus
base peut être vu comme un instrument de renforcement de la protection haut, l’universalité peut séduire dans la mesure où les politiques publiques
sociale, à condition que son montant (éventuellement combiné aux autres aides universalistes ont montré leur plus grande stabilité dans les États sociaux exis-
sociales) soit au moins équivalent aux aides sociales existantes. Même un revenu tants 31. Plutôt que de cibler une population parfois affublée du stigmate de
de base modeste, qui préserverait les mêmes montants, le même niveau d’aide l’« assistanat », l’universalité élargirait le cercle des personnes mesurant au quo-
sociale, mais offrirait une protection individualisée et inconditionnelle, renfor- tidien les bénéfices d’un système de redistribution continue des revenus du
cerait la protection sociale en améliorant le sort des personnes en situation de marché. Néanmoins, ce n’est qu’une universalité de façade, puisque dans le
dépendance (individualisation), en protégeant les chercheurs d’emploi face aux scénario le plus probable où le revenu de base est largement financé par l’impo-
abus de pouvoir ou aux soupçons d’oisiveté de la part des fonctionnaires publics sition sur le revenu, ce qui est donné d’une main est repris de l’autre pour les
et en renforçant leur pouvoir de négociation face aux employeurs (incondi- personnes disposant de revenus confortables. Dès lors, dans un esprit pragma-
tionnalité) 29. À condition que le montant total des prestations sociales ne tique, on pourrait préférer à cette universalité de façade et aux transferts massifs
diminue pas, plus la part du revenu de base dans l’ensemble de ces prestations qu’elle implique une forme de revalorisation des aides sociales et des bas
sera élevée, plus l’État social sera protecteur. revenus, comme dans la formule promulguée entre autres par Thomas
Dans ce modèle, la simplification administrative n’est pas importante en Piketty 32.

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elle-même 30. L’essentiel est une réorganisation de l’État social qui assure une
meilleure protection aux citoyens tout en maintenant une production globale 4. Le revenu de transition écologique et sociale
suffisante pour garantir la soutenabilité financière du modèle. Du point de vue
social-démocrate, qui est fondamentalement pragmatique, les questions de sou- Le troisième idéal-type peut être associé à une gauche plus radicale, qui se
tenabilité et de faisabilité sont essentielles. Pour être attrayant, un projet de distingue de la gauche sociale-démocrate par des idées et programmes en plus
réforme doit pouvoir être implémenté dans le monde tel qu’il est, avec ses franche rupture avec le statu quo. Dans cet esprit, il ne s’agit pas seulement de
contraintes telles que l’ouverture économique internationale, les difficultés à préserver l’État social, voire de renforcer quelque peu la protection sociale et
taxer le capital, ou encore l’exigence de maintenir une certaine compétitivité atténuer les inégalités ; il s’agit de transformer la société, de la faire évoluer
pour encourager les investissements privés. Cela signifie que les propositions vers une toute autre manière d’organiser la production, voire les échanges.
trouvant leur place dans ce modèle de revenu de base « social-démocrate »
On peut y associer, outre la figure de Philippe Van Parijs 33, celles d’Erik
seront relativement modestes pour des raisons pragmatiques.
Olin Wright 34 ou d’André Gorz 35. Le revenu de base peut séduire, dans une
telle perspective, en tant qu’instrument de transition ou de transformation
26 - Thomas Piketty, Capital et idéologie, op. cit. Précisons que les propositions de Piketty par sociale. Hausser les plus bas revenus par le biais d’un impôt progressif ne sera
rapport à la propriété privée vont bien au-delà de propositions sociales-démocrates plus pas nécessairement considéré, dans cette optique, comme le fin mot de la justice
modestes. Comme mentionné plus haut, il est favorable à une transition vers un au-delà du
capitalisme. Néanmoins, ce n’est pas le revenu de base, chez lui, qui amorce cette transition. Il
sociale, mais cela pourrait être une manière de transformer le capitalisme de
n’y voit qu’un instrument modeste de revalorisation des bas revenus, instrument devant être l’intérieur. En effet, comme cela a déjà été évoqué, la garantie inconditionnelle
complété par une série d’autres mesures redistributives. de revenu possède potentiellement en elle – à condition que le revenu garanti
27 - Guy Standing, Basic Income: And How We Can Make it Happen, Londres, Pelican Books, soit suffisant – un pouvoir de transformation du rapport au travail. Si les
2017.
citoyens se voient dotés d’un véritable pouvoir de dire non à des emplois qu’ils
28 - Yannick Vanderborght, « The Tensions of Welfare State Reform and the Potential of a Uni-
versal Basic Income », in Elise Dermine et Daniel Dumont (dir.), Activation Policies for the Unem-
jugent inadéquats, une des sources fondamentales de l’exploitation –
ployed, the Right to Work and the Duty to Work, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 209-222. Au vu
de leur travail en commun, il peut sembler étrange de classifier Yannick Vanderborght et Philippe
Van Parijs dans des perspectives différentes, mais leurs travaux à quatre mains portent soit sur
une introduction générale aux débats, soit sur la version sociale-démocrate. 31 - Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence, op. cit. ; Yannick Vander-
borght, « The Tensions of Welfare State Reform and the Potential of a Universal Basic Income »,
29 - Cet aspect est au cœur des défenses « néo-républicaines » du revenu de base, centrées art. cité.
sur la promotion d’une liberté comme non-domination. Voir par exemple Daniel Raventós, Basic
Income: The Material Conditions of Freedom, Londres, Pluto Press, 2007, ainsi que Philip Pettit, 32 - Thomas Piketty rejette fermement les termes « crédit d’impôt » et « impôt négatif » ; il
« A Republican Right to a Basic Income? », Basic Income Studies, vol. 2, no 2, 2007. préfère parler de « revenu de base » et de « salaire juste ».
30 - Daniel Dumont fait valoir de façon convaincante qu’il est illusoire de penser que la sim- 33 - Philippe Van Parijs, Marxism Recycled, Cambridge, Maison des sciences de l’Homme/
plification de la protection sociale implique nécessairement une amélioration de celle-ci (« Le Cambridge University Press, 1993, p. 155-238 ; Real Freedom for All, op. cit.
revenu de base universel, avenir de la sécurité sociale ? Une vue sceptique », Revue de Droit
34 - Erik Olin Wright, « Basic Income as a Socialist Project », Rutgers Journal of Law & Urban
Social, vol. 1, 2019, p. 151-210). En revanche, il semble légitime de penser qu’un système plus
Policy, vol. 2, no 1, 2005, p. 196-203 ; Envisioning Real Utopias, Londres, Verso, 2010, p. 217-222.
lisible pour les citoyens permettra une protection plus efficace, en réduisant les taux de
non-recours. 35 - André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997, p. 134-161.
Trois modèles de revenu de base - 25 26 - Pierre-Étienne Vandamme

l’obligation matérielle de travailler – disparaît 36. À condition que les emplois D’ailleurs, tant Philippe Van Parijs qu’Erik Olin Wright et André Gorz se sou-
les plus précaires ne soient pas déplacés vers les non-citoyens, qui ne jouiraient cient à la fois de préoccupations sociales et environnementales.
pas des mêmes droits que les citoyens, cela pourrait radicalement transformer Dans ce troisième modèle, l’inconditionnalité et la générosité de la
les relations et les conditions de travail en renforçant le pouvoir de négociation garantie de revenu sont donc essentielles, pour accroître le pouvoir des
des travailleurs 37. citoyens face à différentes formes de domination, pour leur permettre de
C’est clairement dans une telle perspective que s’inscrit la fameuse propo- travailler moins et pour développer leur pouvoir d’agir. L’universalité, à nou-
sition d’une « voie capitaliste vers le communisme » défendue à la fin des années veau, n’est pas absolument essentielle. Elle résonne toutefois bien avec la
1980 par Robert van der Veen et Philippe Van Parijs. De leur point de vue, logique d’une appropriation collective ou socialisation des profits – dans la
l’introduction d’un revenu de base aussi élevé que possible pourrait amorcer version socialiste de ce revenu « de transition ». Si la réforme est largement
la transition du capitalisme vers le communisme entendu non pas comme la financée par une taxation du capital, comme semble le recommander une
propriété collective des moyens de production, mais comme la satisfaction des inspiration marxiste, l’universalité peut avoir davantage de sens 43. Toutefois,
besoins de tous et la libération du travail aliéné 38. Dans un premier temps, le il ne serait pas non plus incohérent, s’agissant d’un instrument de transition,
montant du revenu garanti pourrait être relativement modeste afin d’inciter de cibler les plus bas revenus, c’est-à-dire ceux dont le pouvoir d’agir doit
au travail et à la production. Puis, à mesure que se développeraient les forces le plus être stimulé.
productives, les incitations à l’effort deviendraient moins importantes et le Les partisans d’un tel revenu de base ne se contenteront cependant pas

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revenu de base pourrait croître, jusqu’au stade ultime, « communiste », où d’un revenu de base conçu comme unique « correctif » face aux inégalités géné-
l’ensemble du produit social serait redistribué en fonction des besoins (via un rées par le capitalisme de marché. S’ils l’adoptent, ce sera soit comme première
revenu de base combiné à des aides spécifiques, par exemple) et où le temps étape d’un projet plus radical, soit comme complément à d’autres réformes
pouvant être consacré à des activités non aliénées serait maximisé 39. visant la compression des inégalités et une évolution vers des modes de vie
Par ailleurs, le revenu de base pourrait peut-être amorcer la transition vers soutenables.
un horizon plus socialiste en étant utilisé comme un « subside à la grève 40 »
facilitant la mobilisation des travailleurs dans des actions de contestation néces-
5. Comparer les trois modèles
saires à l’amélioration de leur condition, et en rendant plus aisé le développe-
ment d’une économie sociale et solidaire soustraite aux exigences de
La distinction entre ces trois idéaux-types permet de mieux mesurer l’absur-
maximisation du profit 41. Cela rapproche d’ailleurs ce modèle « socialiste » de
dité d’un rejet ou d’une acclamation inconditionnels du revenu de base. On
celui du revenu de base « écologiste », censé amorcer la transition vers une
ne peut en effet pas porter un jugement normatif identique sur les trois visions
économie plus soutenable 42. Les deux se rejoignent largement dans le rapport
politiques déclinées ci-dessus. D’un côté, il s’agit de réduire les dépenses publi-
au travail et l’idée d’une transition vers un tout autre modèle de société.
ques et de flexibiliser le marché de l’emploi, fût-ce au détriment de la protection
des citoyens ; de l’autre il s’agit de renforcer cette protection, voire de radica-
lement transformer les rapports sociaux. Et si l’universalité du revenu n’est
36 - Pierre-Étienne Vandamme, « Exploitation et obligation de travailler », Les Ateliers de
l’éthique, vol. 9, no 2, 2014, p. 29-49 ; Michael Howard, « Exploitation, Labor, and Basic Income »,
plus considérée comme un trait définissant le revenu de base, on ne peut plus
Analyse & Kritik, vol. 37, no 1/2, 2015, p. 281-303. Les travailleurs resteraient néanmoins exploités affirmer, comme le font beaucoup de critiques de gauche, que seule la version
au sens marxiste originel tant qu’une part du produit de leur travail est accaparée par néolibérale est finançable 44. L’option sociale-démocrate, au moins dans sa ver-
l’employeur.
sion la plus modeste où les niveaux de revenu restent identiques, doit également
37 - Karl Widerquist, Independence, Propertylessness, and Basic Income: A Theory of Freedom
as the Power to Say No, New York, Palgrave Macmillan, 2013 ; Yannick Vanderborght et Philippe
Van Parijs, Le revenu de base inconditionnel, op. cit., p. 47-49.
38 - Robert J. van der Veen et Philippe Van Parijs, « A Capitalist Road to Communism », Theory
and Society, vol. 15, no 5, 1986, p. 635-655. sitaires de Louvain, 2011, p. 61-70 ; Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie
réaliste, Paris, Utopia, 2010 ; Sophie Swaton, Pour un revenu de transition écologique, Paris,
39 - Ce scénario repose sur l’idée selon laquelle la question de la propriété (collective ou privée)
PUF, 2017.
est secondaire par rapport à l’objectif de satisfaction des besoins et de libération du travail
aliéné ; le régime de propriété n’a de valeur qu’instrumentale. (Ibid., p. 636.) 43 - John Roemer, par exemple, imagine un modèle de socialisme de marché où les profits
des firmes seraient redistribués de manière plus ou moins égale à l’ensemble des citoyens sous
40 - Erik Olin Wright, « Basic Income as a Socialist Project », art. cité, p. 201.
forme de revenu de base ou « dividende social » (« The Morality and Efficiency of Market Socia-
41 - Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Londres, Verso, 2000, p. 126-127 ; Erik Olin lism », in John Roemer, Egalitarian Perspectives: Essays in Philosophical Economics, Cam-
Wright, Envisioning Real Utopias, op. cit., p. 155. bridge, Cambridge University Press, 1994, p. 292). Dans ce cas, on voit bien pourquoi l’universalité
est importante : pour que les profits soient partagés par l’ensemble de la population.
42 - Christian Arnsperger et Warren E. Johnson, « The Guaranteed Income as an Equal-Oppor-
tunity Tool in the Transition Toward Sustainability », in Axel Gosseries et Yannick Vanderborght 44 - Mateo Alaluf, L’allocation universelle, op. cit., p. 80 ; Daniel Zamora, « The Case Against a
(dir.), Arguing About Justice: Essays for Philippe Van Parijs, Louvain-la-Neuve, Presses univer- Basic Income », art. cité.
Trois modèles de revenu de base - 27 28 - Pierre-Étienne Vandamme

être finançable sans trop d’efforts 45 et requiert donc d’être évaluée différem- défenseurs du modèle social-démocrate ne veulent peut-être pas d’une rupture
ment de la version « néolibérale ». franche avec le statu quo et seraient pleinement heureux avec un État social
Ce qui distingue fondamentalement la version « sociale-démocrate » de la protecteur garantissant la paix sociale et limitant les inégalités de marché, sans
version « néolibérale », c’est donc l’idée de renforcer la protection sociale. Les condamnation plus globale du capitalisme ou des échanges marchands. Le
sociaux-démocrates peuvent reconnaître la valeur d’une certaine flexibilité sur modèle « social-démocrate » peut donc être défendu de deux points de vue.
le marché de l’emploi, mais qui doit être contrainte par une exigence de sécurité Soit, comme un idéal en soi, soit comme une première étape, en attendant des
de revenu 46. Quant à la réduction des dépenses publiques, elle n’est pas un conditions plus favorables à une véritable transition écologique et sociale, voire
objectif en soi. Ce peut être une contrainte à laquelle font face les gouverne- une sortie du capitalisme.
ments sociaux-démocrates quand les recettes fiscales sont insuffisantes, mais
ce n’est pas une visée de leur modèle. Il s’agit donc de deux modèles bien 6. Conclusion : quelle radicalité ?
distincts et incompatibles dans leurs visées. En témoigne notamment le fait
que Milton Friedman, défenseur du modèle « néolibéral », refusa en 1968 de Le modèle « néolibéral » est radical dans la simplification de l’État provi-
signer un appel de 1 200 économistes états-uniens à introduire une forme dence qu’il propose. L’idée est d’en finir avec la bureaucratie entourant les
d’impôt négatif dès lors qu’il trouvait celui-ci trop redistributif et susceptible politiques sociales, de réduire le nombre de fonctionnaires nécessaires à l’admi-
d’entraîner une réduction « drastique » de l’incitation à travailler 47. Le revenu nistration de celles-ci, et d’ainsi limiter les fonctions de l’État à quelques inter-

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de base des uns n’est donc clairement pas celui des autres. ventions ciblées permettant la fluidité du marché de l’emploi et une cohésion
Quant à la version « de transition écologique et sociale », elle se distingue sociale minimale favorable au dynamisme économique.
de la version « sociale-démocrate », nous l’avons vu, par sa plus franche rupture À l’inverse, le modèle « de transition » est radical dans ses visées de trans-
avec le modèle de société existant. Elle se distingue de ce fait par sa moindre formation des relations sociales et des dynamiques économiques. Il vise en effet
faisabilité immédiate. En effet, elle ne peut amorcer de véritable transition vers une plus grande égalité entre les citoyens, une libération par rapport au travail
un autre ordre économique et social qu’à condition de fortement renforcer le aliéné, ainsi qu’une diminution volontaire de la production quand la visée
pouvoir des plus désavantagés – à condition donc d’offrir une sécurité de écologiste s’ajoute à la visée sociale. Il s’agit donc de deux formes de radicalité
revenu très généreuse. À cet égard, ce ne sont pas nécessairement les visées qui n’ont rien en commun. Le rapport à l’État est différent. Le rapport au
ultimes qui distinguent le modèle « social-démocrate » du modèle « de transi- capitalisme et au marché est différent. Et les visées ultimes sont incomparables.
tion » ; ce peut tout aussi bien être le degré de pragmatisme face aux contraintes
Le modèle « social-démocrate », quant à lui, n’entend pas révolutionner la
économiques, sociales et politiques existantes. Autrement dit, on peut adhérer
protection sociale, introduire une modification radicale, mais proposer une
philosophiquement au modèle « de transition » tout en défendant politique-
réforme qui, tout en étant plus réaliste à court-terme, est susceptible d’initier
ment le modèle « social-démocrate ». C’est d’ailleurs la position de Philippe
une transformation plus graduelle de l’État social et des relations marchandes 49.
Van Parijs, qui a développé et défendu, dans des contextes différents, les deux
Ses promoteurs gagneraient cependant à clarifier le statut de leur proposition,
modèles 48. On pourrait donc considérer qu’entre la version « sociale-démo-
notamment pour contrer les critiques de gauche qui pointent précisément du
crate » et la « néolibérale », il y a une différence de nature, tandis qu’entre la
doigt son manque de radicalité ou sa relative insensibilité aux inégalités de
« sociale-démocrate » et celle « de transition », il y aurait une différence de
marché. Un tel revenu de base suffirait-il à rendre nos sociétés justes ? Qu’est-ce
degré (de radicalisme ou de pragmatisme). Soulignons néanmoins que certains
qui justifie les inégalités restantes ? S’agit-il au contraire d’un premier pas prag-
matique vers une transformation plus radicale ? D’un aspect d’un projet de
45 - Je n’entends pas suggérer qu’une allocation véritablement universelle et généreuse soit réforme plus large et plus ambitieux (comme celui esquissé par Thomas Piketty
infinançable. D’un point de vue strictement économique, on peut imaginer une diversité de dans Capital et idéologie, par exemple) ?
modèles de financement crédibles (voir Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu
de base inconditionnel, op. cit., p. 221-279). Mais cela impliquerait une augmentation considé- Ce qui est toutefois radical dans l’ensemble des trois modèles, c’est l’incon-
rable des prélèvements et transferts, qui effraye les gouvernements, un certain nombre de ditionnalité, qui rompt complètement avec la logique tant de l’assurance sociale
citoyens, et rend politiquement moins plausible l’introduction d’un tel revenu de base dans un
avenir proche. que celle implicite de l’assistance sociale. En effet, contrairement à une idée
46 - Guy Standing, « Meshing Labour Flexibility with Security: An Answer to British Unemploy-
ment? », International Labour Review, vol. 125, no 1, 1986, p. 87-106.
49 - On pourrait imaginer dans le même esprit un modèle de droite modérée, qui sans vouloir
47 - Milton Friedman, There is no Such Thing as a Free Lunch, op. cit., p. 198-199.
faire table rase de l’État social, chercherait à l’amincir graduellement, par la fusion des diverses
48 - Pour ce qui concerne le modèle « social-démocrate », voir Philippe Van Parijs, « Basic prestations sociales. Un bon exemple est sans doute l’impôt négatif préconisé par Gaspard
Income and Social Democracy », Social Europe, vol. 11, 2016 ; Philippe Van Parijs et Yannick Koenig et Marc de Basquiat (Liber, un revenu de liberté pour tous, op. cit.). Je laisse toutefois
Vanderborght, « From Euro-Stipendium to Euro-Dividend », Journal of European Social Policy, ce modèle de côté, dans cet article, parce qu’il est beaucoup moins présent dans les débats
vol. 11, no 4, 2001, p. 342-346. académiques et politiques.
Trois modèles de revenu de base - 29 30 - Pierre-Étienne Vandamme

reçue, les modèles existants n’ont jamais été conçus comme offrant une aide AUTEUR
inconditionnelle aux citoyens ne travaillant pas 50. L’obligation de travailler ou Pierre-Étienne Vandamme est chercheur postdoctoral FNRS en théorie politique à l’Uni-
au moins de chercher du travail a toujours été l’arrière-plan des politiques versité libre de Bruxelles. Ses recherches portent à la fois sur les innovations démocra-
sociales, dans tous les États sociaux. Or, tous les modèles de revenu de base tiques et les théories de la justice. Il a rédigé l’entrée consacrée au revenu universel dans
rompent radicalement avec cette logique. L’encyclopédie philosophique et est l’auteur d’un livre récent, Démocratie et justice sociale
(Vrin, 2021).
Néanmoins, dans le modèle « néolibéral », comme nous l’avons vu, cette
inconditionnalité est fragile. Elle n’est généralement pas justifiée par un droit
inconditionnel à la sécurité de revenu 51 ; plutôt par l’hypothèse empirique qu’il AUTHOR
est plus simple et moins coûteux de garantir le revenu que d’essayer de dis- Pierre-Étienne Vandamme is FNRS Postdoctoral Researcher in political theory at Univer-
tinguer les pauvres « méritants » des « paresseux ». La radicalité de la rupture sité libre de Bruxelles (Belgium). His research deals with democratic innovations and theo-
de ce modèle avec la logique dominante est par ailleurs atténuée par le faible ries of justice. He wrote the entry on basic income in the Encyclopédie philosophique and
recently published a book, Démocratie et justice sociale (Vrin, 2021).
montant du revenu : on sait que les personnes devront de toute façon travailler
pour vivre. La rupture avec l’attente de réciprocité n’est donc pas franche.
Mais il y a donc bien un aspect radical même dans le modèle a priori le RÉSUMÉ
plus modeste : le modèle « social-démocrate ». Si l’idée d’inconditionnalité Trois modèles de revenu de base

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devait un jour s’imposer dans un État social, si l’on décidait de donner la Parler du revenu de base (revenu universel, allocation universelle) au singulier n’a pas
priorité absolue à la satisfaction des besoins de tous par rapport à l’attente de beaucoup de sens. Évaluer une telle proposition dans l’abstraction, sans préciser de quel
réciprocité 52, il s’agirait déjà d’une rupture radicale dans l’histoire de la pro- modèle de revenu de base on parle, encore moins. Il s’agit en effet d’un instrument pouvant
être mis au service d’une multitude de causes et aux effets très variés selon le projet
tection sociale. La raison est dévoilée sans complexe dans cette affirmation d’un
politique présidant à son implémentation. Cet article propose pour cette raison de distin-
marchand écossais au début du 19e siècle : « Sans une proportion importante guer trois idéaux-types de revenu de base : néolibéral, social-démocrate et de transition
de pauvreté, il n’y aurait pas de richesses, puisque les richesses sont le fruit du écologique et sociale. Ces idéaux-types se distinguent par leurs caractéristiques internes
travail, tandis que le travail ne peut résulter que d’un état de pauvreté 53. »* (montant ; financement ; articulation avec les aides sociales existantes) et par les projets
politiques qui les guident. La question de la radicalité du revenu de base dépend donc du
modèle envisagé. Le modèle « néolibéral » est radical dans la simplification de l’État pro-
vidence qu’il propose, tandis que le modèle « de transition » l’est dans ses visées de trans-
formation des relations sociales et des dynamiques économiques. Le modèle
« social-démocrate », quant à lui, n’entend pas révolutionner la protection sociale, mais
constituer une réforme qui, tout en étant plus réaliste à court-terme, est susceptible d’ini-
tier une transformation plus graduelle des États sociaux dans le sens d’un renforcement
de la protection sociale.

50 - Voir Daniel Dumont, « Activation rime-t-elle nécessairement avec stigmatisation ? Une


mise en perspective critique du procès de l’État social actif », Droit et société, vol. 78, no 2, 2011, ABSTRACT
p. 449-456.
Three Models of Basic Income
51 - À l’exception de Matt Zwolinski, qui outre un argument « pragmatique » pour le revenu de
base (« The Pragmatic Libertarian Case for a basic income guarantee », Cato Unbound, 4 août Talking about basic income in the singular does not make much sense. Evaluating such a
2014), très proche de celui de Friedman, défend également un droit égal à la valeur brute des proposition in the abstract, without specifying what kind of basic income we are talking
ressources naturelles, dans une argumentation plus proche du courant libertarien de gauche about, even less so. For it is an instrument that can be used for a diversity of purposes
(« A moral Case for Universal Basic Income », art. cité). and with varied effects depending on the political project guiding its implementation. The-
52 - Pour des critiques de la priorisation de la réciprocité dans des sociétés très inégales, voir refore, this article proposes to distinguish between three ideal types of basic income:
notamment Karl Widerquist, « Reciprocity and the Guaranteed Income », Politics & Society, neoliberal, social-democratic, and of ecological and social transition. These ideal types
vol. 27, no 3, 1999, p. 387-402 ; Pierre-Étienne Vandamme, « Democracy and the Right to distinguish themselves by their internal characteristics (amount; financing; articulation
Income », Astrolabio: revista internacional de filosofia, vol. 19, 2017, p. 162-183 ; Marc-Antoine
Sabaté, « Le revenu de base : renversement ou renouveau du droit social ? », thèse citée, with existing social protection) and by the political projects that guide them. The question
chap. 9-10 ; Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel, op. of the radicality of the basic income proposal thus depends on the model envisaged. The
cit., p. 172-174. “neoliberal” model is radical in the simplification of the welfare state it proposes, while
53 - Patrick Colquhoun, cité dans Thomas H. Marshall, Class, Citizenship and Social Develop- the “transition” model is radical in its aim to transform social relations and economic
ment, Westport, Greenwood, 1973, p. 86. dynamics. The “social-democratic” model, in contrast, does not intend to revolutionise
social protection, but rather to introduce a reform that, while being more realistic in the
* Cet article doit beaucoup aux discussions que j’ai pu avoir avec Daniel Dumont, Marc-Antoine
Sabaté, Nabil Sheikh Hassan, Yannick Vanderborght, Philippe Van Parijs et Daniel Zamora. Je short term, is likely to initiate a more gradual transformation of welfare states towards a
remercie également Victor Mardellat et les personnes qui ont évalué cet article pour leurs pré- strengthening of social protection.
cieuses suggestions.
32 - Mathilde Duclos

dossie
Élevé au rang d’utopie tantôt qualifiée de « réaliste », « démocratique » ou
« concrète » 3, le revenu universel nous permettrait alors d’envisager positivement

Pour des politiques le « monde de demain », « monde de liberté – de liberté réelle, et non pas de
simple liberté formelle, et pour tous, non pas seulement pour quelques privilé-
sociales radicales, giés » 4. « Pour tous », et « y compris pour les femmes » comme le précise Anne
Alstott dans l’article Good for Women 5. Évidemment incluses dans le projet d’un
penser l’allocation revenu universel, les femmes 6 en seraient même les grandes gagnantes. Dans
une section du chapitre 7 intitulée « Les femmes », Philippe Van Parijs et Yannick
universelle en féministe Vanderborght écrivent en effet que « dans pratiquement tous les scénarios de
revenu de base, on peut espérer que les femmes obtiennent des bénéfices plus
importants que les hommes, que ce soit en termes de revenu ou d’options de
Mathilde Duclos vie 7 ». Cependant, les auteurs concèdent avec étonnement que leur proposition
est loin de faire consensus « au sein du mouvement des femmes 8 ». Pourtant, la
controverse remonte déjà à quelques décennies 9, et est encore plus ancienne si
D ans cet article, j’utiliserai les outils critiques de la théorie politique pour
discuter l’idée selon laquelle le revenu de base inconditionnel serait
on la lie aux débats autour de la proposition de « salaire au travail ménager 10 »,
portée notamment par les théoriciennes et militantes féministes Selma James,

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– comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage de Philippe Van Parijs et Yannick
Vanderborght – « une proposition radicale 1 ». Je comprendrai ce terme dans
la première acception relevée dans l’introduction de ce numéro. Est alors radi-
cale une proposition politique qui, agissant sur les causes profondes d’un mal
3 - Rutger Bregman, Utopies réalistes, trad. fr. Jelia Amrali, Paris, Seuil, 2017. Timothée
social précisément diagnostiqué, est susceptible d’en venir à bout pour créer Duverger, L’invention du revenu de base : la fabrique d’une utopie démocratique, Lormont, Le
in fine des arrangements politiques jugés plus désirables. Pour Philippe Van Bord de l’Eau, 2018. Erik Olin Wright, Utopies réelles, trad. fr. João Alexandre Peschanski, Paris,
La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2017.
Parijs et Yannick Vanderborght, ce mal social dont nous souffrons et dont le
4 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel : une propo-
revenu universel peut nous délivrer est clairement identifié : il s’agit des res- sition radicale, trad. fr. Marc-Antoine Authier, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possi-
trictions lourdes pesant sur l’autonomie individuelle, ici comprise comme bles », 2019, p. 14.
liberté de choix. En d’autres termes, nous n’avons pas la possibilité réelle de 5 - Anne L. Alstott, « Good for Women? », in Philippe Van Parijs, What’s Wrong With a Free
donner à nos existences la direction que nous voulons. Nous ne sommes par Lunch?, Boston, Beacon Press, 2001, p. 79.
exemple pas réellement libres de choisir de ne pas travailler pendant une 6 - Je précise ici que cette manière de mobiliser la catégorie des « femmes » n’implique aucune
présomption d’homogénéité à l’intérieur même de cette catégorie, que je ne dote d’aucun trait
période de nos vies, ou d’occuper un emploi à mi-temps pour nous livrer à physique ou moral qui définirait ces individus comme étant des « femmes ». Au-delà des diffé-
d’autres types d’activités dans la mesure où ces options, bien qu’accessibles en rences entre les membres qui la composent, notamment en fonction de leurs caractéristiques
théorie, constitueraient en pratique une menace à notre propre subsistance. de classe et de race, je pense en revanche – dans la lignée du féminisme matérialiste – que
les femmes constituent un groupe social considéré comme distinct de celui des hommes et uni
Dans le sillage des travaux antérieurs de Philippe Van Parijs 2, les deux auteurs par une position sociale spécifique et hiérarchiquement inférieure dans l’ordre genré et dans
considèrent que de telles contraintes ne sont pas acceptables, et ce d’autant l’organisation du travail.
moins dans une société censée permettre à chacun·e de poursuivre sa propre 7 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
conception de la vie bonne. Ainsi entendu, le revenu universel permettrait p. 306.

donc d’approfondir le projet libéral : en donnant les moyens aux individus de 8 - Ibid., p. 309.
faire leurs propres choix éthiques par le biais d’un transfert monétaire accordé 9 - Dans le cas français, une partie du volume 40 (no 2) de la revue Travail, Genre et Société
a été consacrée à la question du revenu universel. Suite à cette parution s’est tenu un sémi-
sur une base régulière à tou·te·s les membres d’une communauté politique, naire du réseau MAGE (Marché du travail et genre) le 26 septembre 2019 intitulé « Le revenu
sans contrôle des ressources ou volonté de travailler, le libéralisme se donne universel : une chance ou un piège pour les femmes ? ». On peut également citer l’article de
aussi les moyens concrets de se rapprocher de son propre idéal. Samira Ouardi publié dans la revue Mouvements (Samira Ouardi, « Le revenu universel, un
outil de lutte féministe ? », Mouvements, vol. 1, no 73, 2013, p. 79-82, et, plus tard, la publica-
tion d’une tribune dans le quotidien Libération par Sandra Laugier et Pascale Molinier : « Der-
rière le revenu universel, une vision non viriliste du travail » (13 février 2017). À l’international,
les travaux d’Ingrid Robeyns constituent une référence sur la question (Ingrid Robeyns, « Will
1 - Le terme « radical » apparaît dans d’autres publications de Philippe Van Parijs pour qualifier a Basic Income do Justice to Women? », Analyse & Kritik, vol. 23, 2001, p. 88-105), tout comme
le revenu universel, notamment : Philippe Van Parijs, « The Universal Basic Income: Why Utopian le numéro de la revue Basic Income Studies se demandant « Should Feminists Endorse Basic
Thinking Matters, and How Sociologists Can Contribute to It », Politics & Society, vol. 41, no 2, Income? », vol. 3, no 3, 2008.
2013, p. 171-182. Le sens donné à cet adjectif n’est alors pas précisé.
10 - Sur l’histoire de cette revendication, voir Louise Toupin, Le salaire au travail ménager.
2 - Philippe Van Parijs, Real Freedom for All: What, if Anything, Can Justify Capitalism?, Oxford, Chronique d’une lutte féministe internationale : 1972-1977, Montréal, Éditions du Remue-
Clarendon Press, 1995. ménage, 2014.
Pour des politiques sociales radicales... - 33 34 - Mathilde Duclos

Mariarosa Della Costa et Silvia Federici 11. Comme le rappelle Samira Ouardi, la Je pense en revanche qu’il est important de prendre au sérieux la question
tension entre féministes autour du revenu universel (mais on peut aussi penser du genre, et ce dès l’étape de mise en récit théorique du revenu universel. Sur
à d’autres mesures spécifiques dissociant le revenu de l’emploi) s’articule autour le plan des politiques publiques, il s’agit d’anticiper les potentiels effets pervers
de la question du travail 12. Pour la retracer à grands traits, certain·e·s insistent d’une telle mesure – notamment sur la possibilité qu’elle renforce la division
sur la capacité du revenu universel à reconnaître (voire à subvertir) le travail genrée du travail et donc les inégalités de genre 16 – pour éviter qu’ils ne se
domestique structurellement assigné aux femmes. En outre, la proposition offri- produisent. En outre, je fais l’hypothèse que verser l’élément féministe au dossier
rait des marges d’autonomie financière leur permettant de contrer une pauvreté du revenu universel est susceptible d’enrichir et donc de renforcer ce projet
monétaire susceptible de générer davantage de dépendance à l’égard d’autres politique par une dimension radicale qui manque à sa mise en récit libérale. Je
personnes, et surtout de leurs conjoints. Mais dans la mesure où l’accès au rejoindrai ainsi la perspective de Nancy Fraser, pour qui « les féministes sont
marché du travail constitue une des revendications historiques des mouvements dans une bonne position pour générer une vision émancipatrice pour la période
féministes, la crainte la plus répandue est que le revenu universel ne constitue à venir. Elles, plus que n’importe qui d’autre, comprennent l’importance prise
pas une avancée pour les femmes, jusqu’à précipiter « l’avènement d’un “retour” par les relations de genre dans la crise actuelle de l’État social industriel et la
des femmes vers le foyer qu’aucune féministe ne peut souhaiter 13 ». En l’état centralité de l’équité de genre pour n’importe quelle résolution satisfaisante 17 ».
actuel de la division genrée du travail dans laquelle les femmes écopent généra- À partir d’un commentaire critique de la partie du chapitre 7 traitant de la
lement d’emplois moins rémunérateurs, plus précaires et peu gratifiants, mettre question des « femmes », je me demanderai en quoi le regard porté par Philippe
en place un revenu universel ne ferait que renforcer ces inégalités structurelles

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Van Parijs et Yannick Vanderborght sur les enjeux de genre met à mal la pré-
en venant modifier le calcul d’utilité des femmes, les poussant ainsi à s’éloigner tention à la radicalité du revenu universel affirmée dans le sous-titre de leur
encore davantage du marché du travail. ouvrage.
Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght considèrent cependant les réti- Dans un premier temps, j’exposerai successivement deux arguments soutenus
cences de certain·e·s féministes à l’endroit du revenu universel davantage comme par Van Parijs et Vanderborght. D’abord, j’examinerai l’idée selon laquelle les
des inquiétudes quant aux potentiels effets pervers de cette mesure que comme féministes devraient soutenir le revenu universel parce que celui-ci constitue un
de possibles désaccords théoriques sérieux. Ils répondront ainsi que les éven- outil d’autonomie puis celle selon laquelle les femmes seraient même les grandes
tuelles conséquences négatives de la mesure sur la situation spécifique des femmes gagnantes d’une telle réforme de la protection sociale. Je tâcherai de pointer les
pourraient tout à fait être tempérées ex post. « Si une plus grande asymétrie est limites que chacune de ces affirmations présente du point de vue de l’égalité de
induite par la mise en place d’un revenu de base et suffit à rendre des effets genre, avant de chercher à les dépasser en proposant des pistes susceptibles de
significatifs, certaines mesures complémentaires pourraient être prises pour les radicaliser le revenu universel.
neutraliser 14 », précisent-ils. Les points de vue féministes critiques à l’endroit du
revenu universel seraient donc éventuellement pris en compte au moment des
premières études d’impact, sans pour autant que les auteurs envisagent la néces- Les critiques féministes du revenu universel sont-elles opposées
sité d’un dialogue au stade de sa conception. Cette manière de considérer la à l’émancipation des femmes ?
question du genre comme secondaire, sinon marginale, dans les débats autour
du revenu universel a été relevée dans le cas de l’expérimentation finlandaise, Comme souligné en introduction, Philippe Van Parijs et Yannick Vander-
qui s’est finalement réalisée « sans prise en compte de l’impact sur l’égalité 15 ». borght justifient la mise en place d’un revenu universel sous l’angle de la liberté
comprise comme autonomie. Dotés de ce socle inconditionnel de ressources,
les individus seraient ainsi en mesure de retrouver du contrôle sur leur vie en
faisant leurs propres choix éthiques, ce qui permettrait par ricochet une réor-
11 - Des textes de militantes ont été publiés dans le recueil suivant : Le foyer de l’insurrection :
textes sur le salaire pour le travail ménager publié par le collectif genevois l’Insoumise issu du
ganisation plus large d’une société ainsi rendue plus « libre » et plus « saine »,
MLF en 1977. Y figure notamment le chapitre de Silvia Federici, « Wages Against Housework ». pour citer le sous-titre anglais de l’ouvrage qui nous occupe. Si les deux auteurs
Sur le sujet, voir aussi Mariarosa Dalla Costa et Selma James, Le pouvoir des femmes et la s’étonnent du manque de soutien des mouvements féministes pour le revenu
subversion sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973. Nicole Cox, Silvia Federici, Counter-
Planning from the Kitchen: Wages for Housework: A Perspective on Capital and the Left, New
York, New York Wages for Housework Committee, 1976.
12 - Samira Ouardi, « Le revenu universel... », art. cité, p. 79-82. 16 - Un risque notamment pointé par Anca Gheaus, « Basic Income, Gender Justice and the
Costs of Gender-Symmetrical Lifestyles », Basic Income Studies, vol. 3, no 3, 2008 ou encore Ann
13 - Ibid., p. 79.
S. Orloff, « Why Basic Income Does Not Promote Gender Equality », in Karl Widerquist, José A.
14 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., Noguera, Yannick Vanderborght, Jürgen de Wispelaere, Basic Income. An Anthology of Contem-
p. 311. porary Research, Oxford, Wiley Blackwell, 2013, p. 149-152.
15 - Alain Lefebvre, « L’expérience du revenu de base en Finlande : silence sur le genre », 17 - Nancy Fraser, « After the Family Wage: Gender Equity and the Welfare State », Political
Travail, genre et sociétés, vol. 40, no 2, 2018, p. 184. Theory, vol. 22, no 4, 1994, p. 593.
Pour des politiques sociales radicales... - 35 36 - Mathilde Duclos

universel 18, c’est parce qu’ils considèrent justement cette mesure comme une Présenté ainsi, l’outil « revenu universel » englobe donc les femmes en tant que
réponse politique satisfaisante aux difficultés rencontrées par les femmes sur bénéficiaires, sans pour autant prendre en compte la nature particulière des
la voie de leur émancipation. À leurs yeux, le revenu universel serait donc un obstacles à leur émancipation. Ce n’est pas seulement que ceux-ci ne sont pas
outil de promotion de plusieurs types de liberté. Ils commencent par citer la soulignés, c’est aussi qu’ils ne peuvent pas l’être dans le cadre libéral adopté
liberté de création en soulignant que « cette augmentation du “revenu propre” par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght. Celui-ci repose en effet sur
des femmes stimulera leur liberté au sens où Virginia Woolf la célébrait 19 ». une ontologie individualiste à partir de laquelle la domination des femmes ne
« Quelles sont les conditions nécessaires à la création d’œuvres d’art ? », se peut pas être pensée dans son caractère socialement structurant. De fait, les
demandait alors l’autrice anglaise dans l’ouvrage Une chambre à soi (A Room auteurs proposent une solution pour que les femmes aient la possibilité maté-
of One’s Own, 1929). Pour elle, « il est nécessaire d’avoir cinq cents livres de rielle de contourner les facteurs s’opposant à leur autonomie. Pour autant, ils
rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure si l’on veut écrire ne considèrent pas que ces facteurs constituent des systèmes de domination –
une œuvre de fiction ou une œuvre poétique ». Un revenu supplémentaire le capitalisme et le patriarcat – et ils ne suggèrent pas non plus que la disparition
constituerait donc une sécurité matérielle grâce à laquelle les individus pour- conjointe de ces systèmes pourrait être nécessaire à l’autonomie réelle des
raient créer des espaces où expérimenter de nouvelles manières d’être, libérées femmes, thèse largement développée par les théoricien·ne·s féministes maté-
des contraintes économiques 20. Cette idée a également été soulignée par Kathi rialistes 24 et à laquelle Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght ne répon-
Weeks, pour qui la mobilisation autour du revenu universel correspond ainsi dent pas. En outre, les auteurs proposent une voie d’émancipation individuelle
à un mouvement collectif pour « avoir une vie » (get a life) 21. pour les femmes en soulignant que « (l’émancipation des femmes) consiste

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Dans la suite de leur propos, Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght plutôt à leur donner plus de choix, plus de liberté réelle de faire de leur vie ce
insistent davantage sur la liberté négative. L’ambition politique est alors d’avoir qu’elles veulent en faire 25 ». Le but est donc de retrouver de l’agency en régime
la possibilité de ne pas contracter des relations sociales qui ne nous convien- de domination patriarcale et capitaliste, par un bricolage individuel de straté-
draient pas et de pouvoir échapper (exit 22) à ces liens que l’on jugerait oppres- gies d’autonomie facilité par l’usage de ce nouvel outil d’empowerement que
sifs, en particulier dans les sphères du foyer ou au travail. Les expressions constitue le revenu universel. Aux femmes revient donc la responsabilité de
utilisées pour qualifier ce que le revenu universel permettrait aux femmes de « se débarrasser », « rompre », « échapper », « abandonner » voire « créer »,
faire sont très claires de ce point de vue : « se débarrasser d’un partenaire donc de ne pas subir leur vie et de se frayer un chemin au sein d’un jeu social
insatisfaisant », « rompre un mariage », « échapper à des relations et des dont les règles, inchangées, leur sont pourtant structurellement défavorables.
emplois avilissants », « échapper à la double journée ou à un rythme de vie Avec un tel projet de revenu universel, il nous est « seulement » permis
insupportable », « abandonner une carrière insatisfaisante » 23. d’espérer que les femmes puissent plus facilement négocier leurs conditions de
vie auprès de ces deux figures qui les dominent, le patron et le patriarche. Dans
le meilleur des cas, elles pourront aussi les éviter plus fréquemment. Mais le
Aussi fondamentaux que ces arguments puissent être sur le plan de l’éman- revenu universel ne pouvant pas les faire disparaître en tant que catégories, il
cipation individuelle, ceux-ci me semblent toutefois limités quand on les exa- laisse aussi intacts les rapports sociaux existants. Pour cette raison, il ne peut
mine du point de vue du genre. D’abord, ils sont valables pour tous : pas concourir à l’autonomie réelle des femmes : même dotées de ce socle de
l’aspiration à gagner en autonomie, que l’on se place du point de vue de la revenus, elles resteront toujours socialement considérées comme appartenant
liberté positive ou négative, ne concerne pas spécifiquement les femmes. à un groupe différent et inférieur à celui des hommes. Elles occuperont toujours
une place particulière au sein de la division genrée du travail, en vertu de quoi
des tâches spécifiques et dévalorisées leur sont assignées pour lesquelles elles
18 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., ne sont généralement pas (dans le cas du travail reproductif) ou moins bien
p. 306.
(pour toutes les autres tâches) rémunérées.
19 - Ibid., p. 307.
20 - Voir aussi Antonella Corsani, « Quelles sont les conditions nécessaires pour l’émergence
de multiples récits du monde ? Penser le revenu garanti à travers l’histoire des luttes des Ces différents points soulevés, nous pouvons maintenant nous demander
femmes et de la théorie féministe », Multitudes, vol. 4, no 27, 2006, p. 43-55.
de quelle radicalité le revenu universel ainsi présenté peut se revendiquer. Il
21 - Kathi Weeks, The Problem With Work, Durham/Londres, Duke University Press, 2011, me semble que cette mise en récit fait de cet outil une politique de sécurité du
p. 231-233.
22 - Albert Hirschman, Exit, Voice, Loyalty : défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 2011. Sur le revenu universel plus spécifiquement, voir Karl Widerquist,
Independence, Propertylessness, and Basic Income: A Theory of Freedom as the Power to Say 24 - Voir par exemple Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, trad. fr. Étienne Dobenesque,
No, New York, Palgrave Macmillan, 2013. Paris, La Fabrique éditions, 2019.
23 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., 25 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
p. 307. p. 310.
Pour des politiques sociales radicales... - 37 38 - Mathilde Duclos

revenu intéressante. Fixé à un montant suffisant, nous avons de bonnes raisons Avant cela, je vais examiner l’argument de Philippe Van Parijs et Yannick
de penser qu’il bénéficiera à celles et à ceux sous le joug d’une dépendance Vanderborght, qui affirment que parmi tou·te·s les membres de la communauté
économique susceptible de les enfermer dans des liens sociaux subis et/ou qui politique, les femmes seraient les grandes gagnantes de la mise en place d’un
vivent aujourd’hui dans une situation de pauvreté – les femmes étant massi- revenu universel. Cette proposition serait justifiée par le fait que ce sont jus-
vement représentées dans les deux cas de figure. En outre, l’individualisation tement les femmes qui manqueraient le plus aujourd’hui de cette liberté de
de versements jusqu’ici alloués sur une base de ménage permettrait d’éviter choix promue par les deux auteurs. Ils précisent ainsi qu’« en termes de liberté,
aux femmes deux types d’expériences humiliantes : le fait d’être traitées comme le revenu de base fait une différence, et une différence plus importante pour
des entités indissociables de « Monsieur Gagne-Pain 26 » et l’intrusion dans la celles et ceux qui font le plus grand usage des nouvelles opportunités qui leur
vie privée que nécessite aujourd’hui l’allocation des aides sociales 27. Toutefois, sont offertes. Les femmes sont massivement représentées parmi ces per-
cette mesure serait alors plus proche de ce que le philosophe André Gorz sonnes 32 ». Plus généralement appliquée en économie, la logique sous-jacente
appelle une « réforme réformiste », qu’il définit comme « une réforme qui de ce raisonnement est celle de l’utilité marginale décroissante. Selon cette
subordonne ses objectifs aux critères de rationalité et de possibilité d’un sys- « loi » couramment appliquée à un bien ou à un service, l’utilité marginale de
tème et d’une politique donnés 28 ». Autrement dit, il s’agit de faire mieux dans ceux-ci diminuerait à mesure que son offre disponible augmente. L’exemple
le cadre déjà existant, sans en changer les règles du jeu. Dans cette perspective, classique est le suivant : si j’ai soif et que je bois un verre d’eau, celui-ci me
le revenu universel pourrait bien constituer un changement important, mais procurera une grande satisfaction. Il est possible que le deuxième me satisfasse
ne serait pas « radical » si on choisit de réserver l’usage de ce terme à ce également, mais ce plaisir-ci sera légèrement inférieur au plaisir ressenti avec

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qu’André Gorz appelle une « réforme révolutionnaire », qu’il définit cette le premier verre d’eau et ainsi de suite pour le troisième, etc. Pour revenir au
fois-ci comme des « réformes allant dans le sens d’une transformation radicale texte qui nous occupe, il semble que les auteurs appliquent ce schéma à la
de la société 29 ». Or, cette dernière forme de radicalité est nécessaire aux yeux liberté, ici considérée comme un bien comme les autres. De la même manière
des féministes critiques, et ce tout particulièrement dans le domaine des poli- qu’il vaut mieux donner plus d’eau à celle qui a soif parce que cela lui serait
tiques sociales. Une vaste littérature a en effet montré en quoi les dispositifs plus utile qu’à quelqu’un dont la soif aurait déjà été étanchée, donner une
de l’État-providence contribuaient au maintien et à la perpétuation d’une domi- somme d’argent supplémentaire à une catégorie de la population qui n’aurait
nation de genre dont elle contribue par ailleurs à dessiner les contours 30. Dans pas autant de possibilités que les autres de faire ses propres choix éthiques
la lignée de Nancy Fraser, ces autrices considèrent également que s’il est crucial serait marginalement plus utile que si on l’avait donnée à un·e autre membre
de surmonter la crise de l’État social, les solutions avancées – à l’image du de la communauté politique qui ne pourrait pas faire un « usage » aussi
revenu universel – ne pourront être jugées désirables que si l’ordre genré que « grand » « des nouvelles opportunités » qui lui auraient été offertes.
ce nouvel État-providence supposera est radicalement bouleversé et s’il a
l’équité de genre pour prémisse principale 31. Pour Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, les femmes sortiraient
donc nécessairement gagnantes d’une telle réforme parce que ce sont elles qui
Les femmes, grandes gagnantes de la mise en place d’un revenu manquent le plus de la liberté de choix que le revenu universel est censé pro-
universel ? curer. À l’opposé, ceux qui bénéficieraient déjà d’une liberté de choix impor-
tante tireraient des avantages moins conséquents d’une hausse de leurs revenus.
Dans la dernière partie de cet article, j’avancerai des pistes de radicalisation À l’instar des « cercles féministes » cités par les auteurs, j’éprouve moi aussi
du revenu universel susceptible de satisfaire à cette ambition féministe. une « réticence » à l’idée que « les femmes en tant que groupe feraient meilleur
usage que les hommes des nouvelles options créées par le revenu de base 33 ».
Appliquer ainsi cette loi de l’utilité marginale décroissante à l’autonomie me
semble problématique de manière générale, même en ne se concentrant pas
26 - Voir notamment Hélène Périvier, L’économie féministe, Paris, Presses de Sciences Po,
2020, en particulier le chap. 5, « De Monsieur Gagnepain à Madame Gagnemiettes ». nécessairement sur le cas des femmes ici. Je peux d’abord assez bien me rendre
27 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., compte que je manque d’eau : j’ai soif. Dans cette situation, le fait de pouvoir
p. 308. boire un verre d’eau me sera nécessairement utile. Mais dans le cas de la liberté
28 - André Gorz, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 12. de choix, il n’y a pas de nécessité à ce qu’un accroissement de la quantité de
29 - Ibid. revenu disponible se traduise par un accroissement de l’autonomie. D’abord,
30 - Voir par exemple Sandrine Dauphin, « Action publique et rapports de genre », Revue de
l’OFCE, vol. 3, no 114, 2010, p. 265-289 ; ou encore Diane Sainsbury et al., Gender and Welfare
State Regimes, Oxford, Oxford University Press, 1999. 32 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
p. 308.
31 - Julieta Elgarte, « Basic Income and the Gendered Division of Labour », Basic Income Stu-
dies, vol. 3, no 4-4, 2008. 33 - Ibid., p. 309.
Pour des politiques sociales radicales... - 39 40 - Mathilde Duclos

je peux manquer objectivement de liberté de choix sans pour autant que cette laquelle les oppositions féministes peinent à être interprétées autrement que
situation se répercute subjectivement en étant identifiée comme telle : je peux comme un refus d’accorder aux femmes plus de liberté au motif qu’elles
ne pas en souffrir parce que je n’ai pas conscience d’être dépossédée de quelque seraient susceptibles d’en faire un mauvais usage, à savoir un usage décalé par
chose de précieux – c’est la question de l’aliénation. Et même en en ayant rapport à l’idée « progressiste » que celles-ci se feraient de l’émancipation (ce
conscience, il se peut également que le fait de disposer d’un revenu supplé- qui pourrait notamment inclure un retour au foyer 36). Les deux auteurs notent
mentaire ne me permette pas d’élargir mon panel d’options existentielles si je en effet qu’« il est en pratique possible – à l’heure actuelle même tout à fait
n’ai pas la possibilité réelle de convertir ce capital économique en liberté nou- plausible – qu’une plus grande proportion de femmes que d’hommes feront
velle – c’est la question des capabilités 34. Par exemple, l’accroissement du usage de ce plus large éventail d’options en vue de réduire leur temps de travail.
revenu d’une femme pourrait lui donner les moyens de prendre des initiatives Si la préoccupation féministe est d’étendre la liberté des femmes – plutôt que
professionnelles : elle peut en principe changer de travail pour un autre qu’elle de dicter quel usage elles doivent en faire –, il n’y a aucune raison pour que
jugerait plus satisfaisant. Mais imaginons que ce travail nécessite un déména- ce fait empêche un mouvement féministe d’adopter sans réserve l’idée d’un
gement dans une ville très éloignée. De quel choix réel cette femme dispose- revenu de base inconditionnel 37 », avant de préciser que « si les femmes choi-
t-elle si elle doit quotidiennement d’un parent malade ? Les dominations de sissent de réduire leur travail rémunéré à la suite de la mise en place d’un
genre constituent ainsi des freins à la mobilité géographique dans la mesure revenu de base, cela serait dû à leur plus grande liberté, à leur plus grand
où il est notamment attendu socialement que les femmes soient disponibles pouvoir de négociation acquis en conséquence et à leurs propres choix quant
pour remplir leur rôle de reproductrices sociales en chef : elles peuvent donc à la façon de l’utiliser 38 ». Une telle grille de lecture ne me semble toutefois

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difficilement se permettre de faire défection de leurs tâches de care 35. Le lien pas satisfaisante du point de vue féministe. Je soutiens que l’acceptabilité du
entre argent et autonomie est donc distendu par l’aliénation d’une part et par revenu universel dépend d’une nouvelle articulation de sa mise en récit qui,
le manque de capabilités d’autre part, deux caractéristiques fondamentales des pour pouvoir se réclamer d’une forme de radicalité, ne saurait mobiliser exclu-
groupes sociaux dominés, dont les femmes font partie. Pour en revenir au texte sivement les idées d’agency et d’empowerement dans une logique libérale de
de Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, il n’est donc pas suffisant de responsabilisation individuelle et de valorisation de la capacité de chacun·e à
postuler un lien automatique entre revenu universel et liberté de choix. Pour faire ses propres choix. Comme je l’ai déjà souligné, cela revient à proposer
les femmes comme pour toutes les catégories sociales dominées, il s’agit avant aux femmes la perspective de pouvoir constituer plus facilement de petits arran-
tout de s’assurer des conditions politiques de possibilité de ce lien, comme gements au sein d’un régime de domination qui demeure inchangé. On peut
nous allons le voir dans la dernière partie de cet article. par ailleurs raisonnablement supposer que cette capacité à trouver une forme
d’aisance dans les interstices du capitalisme et du patriarcat ne soit pas réelle-
ment accessible à toutes les femmes, et que celles susceptibles de s’émanciper
Perspectives féministes pour une radicalisation du revenu
grâce à cette stratégie seront celles qui disposaient préalablement de capitaux
universel
économiques, sociaux et culturels élevés. À la suite d’une réforme comme
celle-ci, Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght ont raison d’affirmer
Jusqu’ici, nous avons étudié successivement deux arguments avancés par
qu’un groupe de gagnantes pourrait se constituer, mais il est également pro-
Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght dans le chapitre 7. Leur propos
bable que celles qui souffraient déjà le plus des inégalités sociales soient laissées
révèle ainsi les contours d’une grille de lecture du revenu universel depuis
sur le bord de la route.

Pour clôturer cet article et surmonter les limites de l’argumentation de


34 - La notion de capabilité fait écho aux travaux sur la justice sociale développés par Amartya
Sen et Martha Nussbaum. Les auteur·trice·s la définissent ainsi comme la possibilité effective Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght que je viens de pointer, je vais
dont un individu dispose pour faire des choix entre différents modes de fonctionnement qu’ils donc formuler quelques propositions destinées à radicaliser le revenu universel
jugent importants. Voir notamment Martha C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les condi-
tions d’un monde plus juste, trad. fr. Solange Chavel, Paris, Éditions Climats, 2012 ; Amartya du point de vue du genre. Il me semble d’abord nécessaire que cette mesure
Sen, Éthique et économie. Et autres essais, trad. fr. Sophie Marnat, Paris, PUF, 2008 [1993], ou
encore Amartya Sen, L’Idée de justice, trad. fr. Paul Chemla et Éloi Laurent, Paris, Flammarion,
2010.
36 - Samira Ouardi note ainsi que « compte tenu du lien historique et mécanique entre “acces-
35 - Berenice Fischer et Joan Tronto notent ainsi que « Au niveau le plus général, nous sug- sion au marché du travail” et “sortie du foyer”, un tel revenu, non accompagné d’autres mesures
gérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous de réorganisation du fonctionnement social (notamment au sein de la famille) peut faire craindre
faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre l’avènement d’un “retour” des femmes vers le foyer qu’aucune féministe ne peut souhaiter ».
aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, (Samira Ouardi, « Le revenu universel... », art. cité, p. 79).
tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Berenice
37 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
Fischer et Joan Tronto, « Towards a Feminist Theory of Care », in Abel E. Nelson M. (dir.), Circles
p. 310-311.
of Care: Work and Identity in Women’s Lives, Albany/New York, State University of New York
Press, p. 40, ma traduction). 38 - Ibid., p. 312.
Pour des politiques sociales radicales... - 41 42 - Mathilde Duclos

soit intégrée à un récit dans lequel celle-ci soit présentée comme une solution potentiel de représenter une « réforme révolutionnaire » parce qu’il ouvre une
possible au mal social dont souffrent spécifiquement les femmes et qui repré- brèche dans laquelle des questions centrales peuvent être posées à de nouveaux
sente donc un obstacle clairement identifié à leur émancipation. Nous l’avons frais : d’abord le « quoi » du travail (qu’est-ce qui constitue du travail ? s’agit-il
vu, le discours sur le manque d’autonomie ne permet pas de cibler les racines seulement d’une activité rémunérée faisant l’objet d’un contrat à valeur
de ce mal. Plutôt que de se demander de manière large et générale ce que le légale ?), ensuite son « où » (y a-t-il des lieux où le travail serait et d’autres
revenu universel fait à la liberté de choix (avec toutes les limites que ce rai- – par exemple le foyer – d’où il serait absent ?) et enfin son « pourquoi » (les
sonnement comporte du point de vue du genre), je soutiens qu’il serait plus manières courantes de nous représenter et d’organiser le travail aujourd’hui
radical de se demander ce que le revenu universel peut faire au travail en tant constituent-elles des voies d’émancipation individuelle et collective 42 ?). Le
que terrain d’expériences concrètes où se joue l’effectivité de principes politi- revenu universel pourrait ainsi être aux féministes contemporaines ce qu’a été
ques abstraits, parmi lesquels la liberté ou encore l’égalité, et qui a en outre pour les féministes des années 1970 une autre « proposition provocante » citée
l’avantage d’offrir des perspectives collectives d’émancipation. en introduction : le salaire au travail ménager. Ainsi, Louise Toupin note que
« l’enjeu du travail reproductif constituait pour les théoriciennes et les mili-
Mais n’est-il pas courant de lier le revenu universel à la question du travail ? tantes des groupes du salaire au travail ménager un poste d’observation à partir
D’aucun·e·s se sont en effet déjà demandé·e·s si le revenu universel allait signer duquel pouvaient être comprises et recomposées les facettes plurielles du non-
la fin du travail, si cet outil n’allait pas constituer une incitation à la paresse pouvoir des femmes sur leur vie personnelle et dans la société toute entière,
toutes les femmes n’étant évidemment pas, face à ce travail, dans le même type

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ou bien si ce n’était pas là un moyen de renoncer à l’ambition d’émancipation
par le travail. Dans tous les cas, ces interrogations ne portent pas sur la capacité de rapport. Un poste d’observation à partir duquel organiser la résistance. Il
de cette mesure à remettre en cause la manière dont nous comprenons le s’agissait, pour paraphraser le discours des militantes de l’époque, d’organiser
travail. Or, comme le soulignait déjà bell hooks, cette redéfinition est un enjeu le pouvoir des femmes à partir de leur faiblesse commune : le manque d’argent,
essentiel du combat féministe 39 : la façon dont nous nous le représentons et le fait que leur travail a été rendu invisible, qu’elles n’étaient pas de ce fait
dont nous l’organisons contribue à reproduire la domination des femmes payées pour tout le travail qu’elles abattaient, et ne pouvaient par conséquent
puisque celles-ci sont définies par le rapport qu’elles entretiennent avec le tra- accéder à la richesse sociale qu’elles contribuent pourtant à créer 43 ».
vail et la production 40.
Dans le sillage d’autres autrices, je ne défends pas l’idée qu’un revenu uni-
Les racines de la domination des femmes s’insinuant dans la division sexuée versel constitue un outil magique sur le plan du genre 44. Je le vois plutôt
du travail, ce sont ces arrangements sociaux que le revenu universel se doit comme une opportunité de remettre en mots nos représentations du travail et
donc de modifier pour mériter le qualificatif de radical. Je rejoins ici la position y inclure davantage de formes – je pense ici aux tâches auxquelles sont tradi-
de Sandra Laugier et Pascale Molinier, pour qui « le concept de revenu uni- tionnellement assignées les femmes, à savoir le travail de care compris dans un
versel, parce qu’il est utopique et polémique à la fois, ouvre une série de débats sens large, comprenant aussi le travail émotionnel, sexuel et gestationnel 45. Car
sur le prix du travail, la qualité des emplois... et de façon plus décisive encore ce n’est qu’en repolitisant ces arrangements que nous pourrons les modifier
sur les frontières du travail (ce qui en est, ce qui n’en est pas), voire sur les et, ainsi, progresser vers une véritable justice de genre. Mais pour que le revenu
rapports entre rémunération et valeur éthique du travail... Il s’agit désormais universel s’intègre dans un tel projet politique, d’autres arrangements sont
de se servir de cette proposition provocante (au sens strict), pour redéfinir ce nécessaires. Je reprendrai ici la distinction heuristique opérée par Julieta
que c’est que le travail aujourd’hui, et notamment ce qu’est un travail qui Elgarte : le revenu universel doit trouver sa place aux côtés d’enabling mea-
permet de vivre au double sens économique et éthique du terme 41. » Certes, sures 46 (mesures facilitantes) incluant une réduction du temps de travail, la
le revenu universel ne remet pas nécessairement en cause la définition hégé- flexibilité des horaires de travail et l’accessibilité de services de care pour toutes
monique du travail puisqu’il peut, comme nous l’avons vu, constituer une
simple « réforme réformiste ». Il est toutefois important de souligner qu’il a le 42 - Sur ce point, voir notamment les travaux de David Graeber (Bullshit Jobs, trad. fr. Élise
Roy, Paris, Éditions les Liens qui libèrent, 2019).
43 - Louise Toupin, Le salaire au travail ménager..., op. cit., p. 317.
39 - bell hooks, De la marge au centre, théorie féministe, trad. fr. Noomi B. Grüsig, Paris, 44 - Notamment Zuzana Uhde, « Caring Revolutionary Transformation: Combined Effects of a
Éditions Cambourakis, 2017, p. 193-209. Universal Basic Income and a Public Model of Care », Basic Income Studies, vol. 13, no 2, 2018,
p. 1-12 ; ou encore Ingrid Robeyns « Introduction: Revisiting the Feminism and Basic Income
40 - Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Jeanne
Debate », Basic Income Studies, vol. 3, no 3, 2008, p. 1-6.
Bisilliat et Christine Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, Genève, Graduate
Institute Publications, 2001, p. 78-88. 45 - Sur ce dernier point, voir notamment Sophie Lewis, Full Surrogacy Now, Feminism Against
Family, Londres, Verso, 2019.
41 - Sandra Laugier et Pascale Molinier, « Intégrer le care dans la réflexion sur le revenu uni-
versel », Travail, genre et sociétés, vol. 2, no 40, 2018, p. 159. 46 - Julieta Elgarte, « Basic Income and the Gendered Division of Labour », art. cité, p. 6.
Pour des politiques sociales radicales... - 43 44 - Mathilde Duclos

les personnes qui en ont besoin. Dans ses travaux, Zuzana Uhde parle, quant AUTRICE
à elle, de l’institutionnalisation d’un « modèle public de care 47 » correspondant Doctorante en théorie politique à Sciences Po Paris (Cevipof) sous la direction de Roberto
à « une organisation sociale du care basée sur une ontologie intersubjective 48 Merrill et Réjane Sénac, Mathilde Duclos prépare une thèse intitulée « Le revenu uni-
et une responsabilité sociale partagée pour le care ». À ces enabling measures, versel : un cas limite pour penser la solidarité “à la française” ».
Julieta Elgarte adjoint des promoting measures 49 (mesures de promotion) agis-
sant plus directement sur les représentations des rôles genrés : leur objectif est
AUTHOR
de « changer les normes de genre traditionnelles 50 » notamment à travers l’édu-
cation afin de brouiller cette distinction/hiérarchisation entre travail d’homme Mathilde Duclos is a PhD student in Political Theory (Sciences Po Paris – Cevipof). She
is writing a thesis under the supervision of Roberto Merrill and Réjane Sénac (“Universal
et travail de femme. Nous pourrions alors imaginer qu’à ces conditions, nous Basic Income: A Borderline Case to Think About ‘French Style’ Solidarity”).
pourrions nous rapprocher de l’idéal dessiné par Nancy Fraser, qui souligne
que « la clef de l’équité de genre dans un État social postindustriel est de faire
en sorte que le style de vie des femmes devienne la norme (...) Un tel État RÉSUMÉ
social ferait la promotion de l’équité de genre en démantelant l’opposition Pour des politiques sociales radicales, penser l’allocation universelle en féministe
genrée entre breadwinning et caregiving. Il intégrerait des activités qui sont Dans cet article, je confronte le revenu universel à la promesse de radicalité affichée par
aujourd’hui séparées les unes des autres, éliminerait leur codage de genre et Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght en commentant le chapitre 7 consacré à la
encouragerait les hommes à les exercer également 51 ». question des « femmes ». Je me demande alors en quoi le regard porté par les deux

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auteurs sur les enjeux de genre met à mal cette prétention à la radicalité du revenu
universel affirmée dans le sous-titre de leur ouvrage. Je réponds à cette question en
Conclusion examinant successivement deux idées fortes contenues dans ce passage : (1) les fémi-
nistes devraient soutenir le revenu universel parce que celui-ci constitue un outil d’auto-
Avec ce commentaire critique, j’espère avoir montré que la mise en récit nomie, (2) les femmes seraient les grandes gagnantes d’une telle réforme de la protection
sociale. Je conclus que cette grille de lecture du revenu universel révèle le caractère
du revenu universel de Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght mettait réformiste de la mesure présentée par les deux auteurs, dont la prétention à la radicalité
à mal la prétention à la radicalité du revenu universel affirmée dans le sous-titre est mise à mal par la manière dont ils perçoivent les enjeux liés au genre. Pour autant,
de leur ouvrage. J’ai soutenu que les oppositions féministes à cette mesure ne ces critiques de l’allocation universelle d’un point de vue féministe ne constituent pas une
peuvent pas être lues comme de simples réticences face à une mesure hypo- fin de non-recevoir. J’invite bien plutôt à les considérer comme autant d’opportunités de
thétique dont on peine à anticiper les effets concrets. Certaines d’entre elles constituer un nouveau récit du revenu universel cette fois-ci radical car plus spécifique-
ment articulé autour d’une critique des représentations et de l’organisation genrées du
sont en effet porteuses de différends théoriques sérieux soulignant ainsi clai- travail contemporain.
rement que cette mesure – dans la version libérale ici proposée – n’est pas
radicale du point de vue du genre et n’est donc pas désirable en l’état. Ces
limites ne constituent pas pour autant une fin de non-recevoir pour le revenu ABSTRACT
universel. Bien au contraire, elles peuvent être vues par ses partisan·e·s comme For Radical Social Policies, Thinking About Universal Basic Income as a Feminist
une invitation à proposer une nouvelle narration de cette proposition politique This article challenges the use of the term “radicality” by Philippe Van Parijs and Yannick
plus soucieuse du genre et des difficultés spécifiques rencontrées par les femmes Vanderborght to qualify Universal Basic Income. I do so by commenting a section of chapter
sur la voie de leur autonomie, notamment sur le terrain du travail. Le revenu 7 which is dedicated to the “women’s” question. My research question is the following: to
universel peut donc être radical du point de vue du genre, mais il revient what extent the authors’ position on gender issues weakens the claim they make about
toutefois à ses défenseur·se·s de se saisir de l’opportunité qui leur est offerte the radicality of UBI? To answer this question, I successively put under scrutiny two main
ideas included in this section: (1) feminists should endorse UBI because it is a tool for
de repolitiser le travail et de changer une définition qui constitue aujourd’hui autonomy, (2) women will be the greatest beneficiaries of such a reform of social protec-
un frein à l’émancipation des femmes. tion. I conclude that this way of grasping UBI reveals its reformist character: Van Parijs
and Vanderborght’s claim for radicality is heavily challenged by their understanding of
gender issues. However, those critics of UBI from a feminist standpoint do not invalidate
the proposal per se. I see it as an opportunity to write a new story around UBI that will be
more radical because it will be more specifically articulated around a critique of contem-
47 - Zuzana Uhde, « Caring Revolutionary Transformation... », art. cité. porary gendered representation and organization of work.
48 - Cette manière de concevoir le social rompt avec des ontologies libérales qui considèrent
des individus autonomes et atomisés, menant leur vie de manière parfaitement indépendante.
49 - Julieta Elgarte, « Basic Income and the Gendered Division of Labour », art. cité, p. 6.
50 - Ibid.
51 - Nancy Fraser, « After the Family Wage... », art. cité, p. 611 (ma traduction).
46 - Laudine Grapperon

dossie
comme « un revenu qui n’a pas la prétention d’être suffisant pour qu’une
personne seule puisse en vivre 2 ». Si elle n’occupe qu’une dizaine de pages sur

Adapter l’utopie au réel ? les 584 que comprend la somme d’érudition qu’est Le revenu de base incondi-
tionnel 3, la proposition mérite que l’on s’y attarde tant celle-ci est cruciale pour
Analyse critique qui s’intéresse au devenir pratique du RBI, et tant celle-ci a pris de l’importance
au sein des réseaux militants.
des stratégies gradualistes Signalons toutefois que même s’ils se prononcent explicitement en sa faveur,
dans le débat sur le revenu les auteurs ne cherchent pas pour autant à prouver que le RBI partiel qu’ils
avancent est forcément la meilleure stratégie, en faisant bien remarquer que
de base, ou les vertus « [l]es opportunités à saisir dépendent crucialement des problèmes spécifiques

de la radicalité rencontrés dans chaque pays eu égard aux systèmes de taxes et de transferts,
aux vicissitudes de son jeu politique et à la teneur de son discours public 4 ».
C’est pourquoi, alors même que la proposition de RBI partiel apparaît comme
tout à fait pertinente au sein de l’argumentaire déployé au fil de l’ouvrage,
Laudine Grapperon nous allons dans cet article la remettre en question à l’aune de certains enjeux

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qui dominent le débat sur le RBI en France. Cette analyse critique ne se fera
Si le philosophe politique n’est pas disposé à défendre les valeurs qui lui parais- donc pas à partir de cadres théoriques d’analyse de la décision publique, des
sent justes personnellement, il ne mettra jamais sur pied ce projet intégral qui mouvements sociaux, ou autres, mais essentiellement à partir d’éléments tirés
devra être jugé en bloc. de l’observation du débat intellectuel et public sur le RBI 5.
Friedrich Hayek, La Constitution de la liberté
Pour comprendre le succès du recours aux stratégies gradualistes et plus
précisément les raisons pour lesquelles Philippe Van Parijs et Yannick Vander-
borght défendent la proposition de RBI partiel (partie 2), ainsi que les critiques
Introduction que nous leur adresserons (parties 3 et 4), il sera dans un premier temps néces-
saire d’éclaircir certains enjeux de faisabilité et de désirabilité associés à l’idée
Depuis qu’il est devenu une proposition politique notoire, le revenu de RBI (partie 1). Forts de ces développements, nous nous risquerons pour
de base inconditionnel (RBI) 1 s’est vu attaqué en premier lieu au niveau finir à la formulation d’une autre approche du gradualisme qui ferait toute sa
de sa faisabilité, le but de ses contradicteurs étant de le discréditer en le place aux vertus de la radicalité inhérente à la proposition de RBI (partie 5),
renvoyant au placard des utopies. Une tendance massive qui s’observa et permettrait possiblement d’avancer plus efficacement vers « une société libre
alors chez les promoteurs fut moins celle de se targuer de la digne fonction et une économie saine 6 ».
d’utopistes – comme aurait pu leur inspirer le souvenir de Thomas More,
des fouriéristes, de Martin Luther King, entre autres –, que celle de cher-
cher à rendre leur utopie acceptable en l’adaptant aux attentes sociales et
aux priorités politiques en vigueur, immanentes à l’ordre établi. Dans la 2 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel : une propo-
sition radicale, trad. fr. Marc-Antoine Authier, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possi-
conviction que seule une mise en œuvre progressive du RBI est raison- bles », 2019, p. 273.
nablement envisageable et/ou souhaitable, une diversité de versions
3 - Ibid.
amoindries de RBI ont alors vu le jour comme autant de premières étapes
4 - Ibid., p. 354.
possibles vers un RBI idéal. Telles sont les stratégies gradualistes auxquelles
5 - La recherche rapportée dans cet article s’appuie sur une observation du débat sur le RBI
nous nous intéressons dans cet article. Parmi celles-ci, notre attention se tel qu’il s’est tenu en France de fin 2015 à fin 2020, ayant abouti à une saturation des arguments
portera tout particulièrement sur l’option « RBI partiel » mise en avant et des objections en présence. En plus d’une veille informationnelle des événements et des
par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, qu’ils définissent publications consacrés à l’objet, l’observation a reposé sur un suivi des activités internes aux
deux principales organisations promotrices d’un RBI en France : le Mouvement français pour
un revenu de base (MFRB), affiliée au BIEN, et l’Association pour l’instauration d’un revenu
d’existence (AIRE), non affiliée mais néanmoins proche du BIEN. Tout au long de l’article, nous
entendrons par « militants », les membres de ces organisations ainsi que tout protagoniste du
1 - Conformément à la définition fournie par le Basic Income Earth Network (BIEN), nous enten-
débat public ou intellectuel identifié comme favorable au RBI.
dons par RBI un revenu satisfaisant les cinq caractéristiques suivantes : être versé à tous, à
échéance régulière, sous forme monétaire, de manière individuelle et inconditionnelle (sans 6 - Objectif du RBI tel que formulé dans le sous-titre de la version originale de l’ouvrage :
exigence de contrepartie ou de disponibilité à travailler) (https://basicincome.org/about-basic- Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Basic Income: A Radical Proposal for a Free Society
income/). and a Sane Economy, Cambridge, Harvard University Press, 2017.
Adapter l’utopie au réel ? - 47 48 - Laudine Grapperon

1. Le revenu de base inconditionnel : une utopie irréaliste ? et la production de valeur marchande au sein de nos sociétés 11. Il s’agit de
valoriser le non monétaire, l’immatériel, voire plus largement, le « non-néces-
Dans le langage courant, l’expression « utopie irréaliste » est généralement saire qui donne à la vie sa saveur et sa valeur 12 ». Bien sûr, si tout RBI au sens
perçue comme un pléonasme. Tant et si bien que certains partisans du RBI, défini par le Basic Income Earth Network (BIEN) n’aspire pas forcément à
se refusant à étouffer la dimension utopique de celui-ci, ont régulièrement pris cette utopie, toutes les variantes de RBI aujourd’hui proposées en France peu-
soin de lui accoler diverses épithètes insistant sur son caractère réaliste 7 ; vent néanmoins être qualifiées de radicales ou d’utopiques dans la mesure où
l’utopie, comme nous la comprendrons tout au long de l’article, n’étant pas aucun RBI mensuel n’a jamais été concrétisé dans le monde réel. Mais en
forcément l’irréalisable, mais simplement la vision d’un monde meilleur encore considération du niveau de radicalité nettement supérieur des aspirations post-
irréalisé. L’expression « utopie irréaliste » a le mérite de saisir à la fois la raison salariales et post-productivistes contenues dans l’utopie que nous venons de
d’être des stratégies gradualistes, et la cause de ce que nous identifierons comme résumer, c’est aux RBI qui s’en rapprocheraient que nous réserverons l’appel-
un problème majeur dans le débat sur le RBI : la disparition de l’utopie au lation « RBI radicaux ». Le slogan « La liberté plutôt que le plein emploi » choisi
profit du réalisme. Après avoir rappelé la substance utopique du RBI (1.1.), par des militants allemands pro-RBI dès 2003 13, ou le film militant Le revenu
nous présenterons les raisons pour lesquelles celle-ci tend à ployer sous les de base : une impulsion culturelle 14 qui fut jusqu’au milieu des années 2010 une
exigences du réel (1.2.). référence incontournable de tout internaute s’intéressant au RBI, sont des
exemples révélateurs de cette utopie qui parvint à mobiliser des millions de
1.1. L’utopie radicale du revenu de base personnes à travers le monde depuis les années 2000. Aujourd’hui encore, le

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fait que « requestionner la valeur travail » ressorte au premier rang des enjeux
Le succès sans précédent rencontré par l’idée de RBI depuis les années 2010
associés au RBI par ses sympathisants 15, et que ces derniers estiment généra-
s’explique en premier lieu par le concours historique de circonstances qui vit
lement qu’il devrait être « d’un montant suffisant pour couvrir les besoins de
en même temps : la crise du compromis fordiste et la montée du chômage de
base et permettre la participation à la vie sociale 16 », témoignent de cette
masse, les limites empiriquement avérées des mécanismes assistanciels tradi-
volonté de rupture avec la centralité de l’emploi.
tionnels, la révolution numérique, la prise de conscience des limites écologiques
de la croissance, et un sentiment croissant d’insatisfaction face à des conditions
1.2. L’irréalisme d’un revenu de base inconditionnel « généreux »
de vie et de travail dénuées de sens. Dans pareilles circonstances, le RBI a assis
sa popularité sur l’utopie suivante : celle d’une société où chacun, parce qu’il La rupture vis-à-vis de la centralité de l’emploi, qui est inhérente au RBI
disposerait sans condition de quoi vivre, pourrait « choisir sa vie 8 », en déci- – en raison non seulement de son caractère inconditionnel mais aussi, et peut-
dant librement des modalités de sa participation au système productif de sa être surtout, de la place qu’a occupée et qu’occupe encore dans le débat l’utopie
communauté, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’emploi. Ce qui radicale que nous venons de présenter –, explique dans une large mesure le
caractérise cette utopie est la rupture qu’elle marque non seulement avec les fait qu’un RBI, qui plus est d’un montant généreux, soit encore généralement
systèmes de protection sociale traditionnels 9, mais aussi avec la valeur travail-
emploi 10. Ce qui anime les personnes qui s’y rallient, n’est pas seulement la
volonté d’éradiquer la pauvreté ou de renforcer le pouvoir de négociations des 11 - Voir notamment Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous !..., op. cit. ; Yann Moulier Boutang
travailleurs, mais aussi et surtout de relativiser la place occupée par l’emploi et Ariel Kyrou, « Les clés d’un nouveau modèle social », La Vie des idées, 28 février 2017, dis-
ponible en ligne (http://www.laviedesidees.fr/Les-cles-d-un-nouveau-modele-social.html) ;
André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, Paris, Galilée, 1997 ; Abdennour Bidar,
Libérons-nous ! : des chaînes du travail et de la consommation, Paris, Éditions les Liens qui
libèrent, 2018.
7 - Voir par exemple Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! : Précis d’utopie réaliste, Paris,
12 - André Gorz, Les chemins du paradis : L’agonie du capital, Paris, Galilée, 1983, p. 117.
Les éditions Utopia, 2010 ; Laurent Geffroy, Garantir le revenu : histoire et actualité d’une utopie
concrète, Paris, La Découverte/MAUSS, 2002 ; Rutger Bregman, Utopies réalistes, trad. fr. Jelia 13 - Cité et traduit par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base incon-
Amrali, Paris, Seuil, 2017. ditionnel..., op. cit., p. 342.
8 - Comme en témoignent le slogan « Avec le RBI, je choisi ma vie ! », retenu en Suisse au 14 - Daniel Häni et Schmidt Enno, Le revenu de base : une impulsion culturelle, 2008, disponible
moment de l’initiative populaire fédérale pour un RBI soumise à votation en juin 2016 ; ou encore en ligne (http://grundeinkommen.tv/le-revenu-de-base-le-film/).
l’intitulé de l’ouvrage du MFRB : Pour un revenu de base universel : vers une société du choix,
15 - MFRB, Synthèse des résultats de la consultation interne sur les valeurs du MFRB, 2019,
Paris, Éditions du Détour, 2017.
p. 4.
9 - C’est le cumul de ses cinq critères définitionnels qui confère au RBI toute son originalité et
16 - Nombreuses organisations promotrices du RBI à travers le monde ont inclus ce critère de
sa radicalité par rapport aux systèmes de prestations sociales actuellement en vigueur dans le
suffisance dans leur définition du RBI. C’est le cas notamment de BIEN-CH en Suisse – d’où
monde. Car ces dernières, lorsqu’elles sont versées sous forme monétaire et à échéance régu-
provient notre citation (https://bien.ch/fr/page/revenu-de-base-inconditionnel-lessentiel,
lière, ne sont jamais universelles, inconditionnelles et individuelles, ni vice versa.
consulté le 10 décembre 2020) –, de Netzwerk Grundeinkommen en Allemagne, du Basic Income
10 - Nous employons l’expression « valeur travail-emploi » pour recouvrir globalement l’idée Canada Network, ou encore de Unconditionnal Basic Income Europe (UBIE) à l’échelle euro-
sous-tendue par des considérations sociales, morales et/ou économiques, qu’une vie éthique- péenne. D’autre part, lors de la consultation interne du MFRB en 2019, 64 % des répondants
ment bonne doit forcément être rattachée à quelque activité productive rétribuée. s’étaient exprimés en faveur d’un RBI d’un montant au moins égal à mille euros (ibid., p. 6).
Adapter l’utopie au réel ? - 49 50 - Laudine Grapperon

perçu comme « irréaliste ». D’un point de vue économique, à quelle catas- Face à l’inacceptabilité politique du RBI, deux options se présentent. La
trophe ne faut-il pas s’attendre si les gens ont la possibilité de sortir du système première consiste à dire qu’elle n’est pas indépassable et à persévérer dans la
productif auquel nous devons notre prospérité ? D’un point de vue social, sortir défense du RBI généreux rêvé. Dans ce cas, « politiquement inacceptable » n’est
de la centralité de l’emploi ne revient-il pas à condamner à la désespérance, pas synonyme de « politiquement indéfendable ». La seconde, à l’inverse,
en les abandonnant à eux-mêmes dans les marges de la société, les pans les revient à dire qu’elle est insurmontable à court, moyen voire long terme, et
plus vulnérables de la population ?, etc. Parmi les diverses objections que sus- qu’il faut s’engager dans des stratégies gradualistes. La première option est
cite la subversivité du RBI vis-à-vis de la valeur travail-emploi, celle qui s’avère considérée par les auteurs lorsqu’ils évoquent la possibilité de « s’en remettre
« la plus décisive, la plus émotionnelle et la plus fondamentale » selon Philippe à la puissance de l’argument éthique 23 ». Face aux objections, il s’agirait de
Van Parijs et Yannick Vanderborght est d’ordre culturel et moral 17. Elle tient faire le pari que le sens de la justice – en l’occurrence libéral-égalitaire – de
au refus que soit mis en péril le devoir de chacun de participer à l’effort collectif l’opinion et des dirigeants peut finir par triompher sur tout le reste. Mais, en
par son travail. Les auteurs, en raison de leur positionnement philosophique raison du peu de vraisemblance de cette option eu égard à la radicalité de la
libéral – qui exclut de discriminer entre les différentes conceptions du Bien –, proposition, celle-ci est toutefois vite écartée par les auteurs, qui s’en remettent
accordent peu d’attention à l’opposition fondée sur le postulat que le tra- alors à la seconde : la voie gradualiste.
vail(-emploi) est constitutif d’une vie bonne. Le problème qui les intéresse, en
revanche, est celui souvent appelé « objection de réciprocité », qui consiste à
2. La faisabilité économique et politique du revenu de base :
considérer qu’« il est injuste que des personnes aptes à travailler vivent du

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raison d’être des stratégies gradualistes
travail des autres 18 ». Une contribution majeure de Philippe Van Parijs fut
précisément, dès la fin des années 1980, d’apporter une réponse à cette objec- La faisabilité du RBI dépend non seulement de son acceptabilité politique,
tion en formulant une justification libérale-égalitaire du RBI 19. Mais en dépit
mais aussi de sa soutenabilité économique. De fait, la première raison d’être des
de la puissance de cette réponse, l’objection de réciprocité représente encore
stratégies gradualistes présentée dans l’ouvrage tient à la problématique de son
un obstacle considérable dans l’acceptabilité d’un RBI. Qui en douterait pourra financement. Selon les auteurs, c’est dans un premier temps parce que le RBI
se reporter au texte de l’économiste Robert H. Frank cité par les auteurs 20, qui
pourra difficilement se passer d’une taxation sur les revenus du travail pour son
donne à voir la dystopie typique du RBI : celle où des bandes d’oisifs, forts de
financement, et qu’il n’y a aucune « assurance ferme qu’un RBI généreux est
leur RBI, vivent au crochet des efforts productifs du reste de la société au point
économiquement soutenable » compte tenu de la pression fiscale qu’il implique-
de provoquer si ce n’est un chaos économique du moins un climat social
rait, qu’une mise en œuvre incrémentale apparaît inévitable 24. La première série
d’animosité insoutenable 21. Le passage conclut sans surprise que « c’est une
de pistes gradualistes exposées a donc pour vocation de réduire le coût de la
chimère que d’imaginer qu’un revenu garanti suffisant pour sortir une famille
mesure afin de limiter l’augmentation des taux marginaux d’imposition à un
urbaine de la pauvreté pourrait obtenir et maintenir le moindre soutien poli-
niveau dont les effets sont encore globalement prévisibles, et d’éviter ainsi « un
tique à long terme 22 ». chaos soudain dans la distribution des revenus 25 ». Les trois pistes exposées sont
les suivantes : le RBI catégoriel qui transige sur l’universalité en ciblant certaines
catégories de population, le RBI par foyer qui transige sur l’individualité, et le
17 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., RBI partiel qui transige sur le montant idéal.
p. 167.
18 - Jon Elster, « Comment on van der Veen and Van Parijs », Theory and Society, vol. 15, no 5, Le deuxième moment où les stratégies gradualistes sont abordées dans
1986, p. 719, cité par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base incondi- l’ouvrage s’inscrit en réponse au problème de l’acceptabilité politique posé
tionnel..., op. cit., p. 167.
supra. À cet égard, nous avons vu que les auteurs, tout en reconnaissant que
19 - Voir notamment Philippe Van Parijs, « Why Surfers Should be Fed: The Liberal Case for an « la faisabilité politique ne doit pas être traitée comme un paramètre donné »
Unconditional Basic Income », Philosophy & Public Affairs, vol. 20, no 2, 1991, p. 101-131 ; Phi-
lippe Van Parijs, Real Freedom for All: What (if Anything) Can Justify Capitalism?, Oxford, Cla- et qu’il est du rôle du participant au débat public de chercher à la façonner 26,
rendon Press, 1995, p. xii ; Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base s’en remettent ici aussi aux stratégies gradualistes en raison de l’obstacle majeur
inconditionnel..., op. cit., p. 167-200.
que constitue l’objection de réciprocité. Face au refus général du RBI, l’option
20 - Robert H. Frank, « Let’s Try a Basic Income and Public Work », Cato Unbound, 11 août
2014, cité par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel...,
op. cit., p. 347.
21 - Le portait du travailleur exploité par les oisifs dans l’extrait choisi vaut le détour. Il s’agit 23 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
de ce « dentiste d’Indianapolis souffrant de varices qui se lève à 6 heures chaque matin pour p. 348.
prendre sa voiture et conduire à travers un trafic dense sur une route enneigée pour aller passer
24 - Ibid., p. 261.
le reste de sa journée à soigner des patients avec une mauvaise haleine qui s’offusquent de
devoir payer des frais pour avoir annulé un rendez-vous sans prévenir... » : ibid. 25 - Ibid., p. 274.
22 - Ibid. 26 - Ibid., p. 281.
Adapter l’utopie au réel ? - 51 52 - Laudine Grapperon

la plus prometteuse serait d’agir « par la porte dérobée ». Plus précisément, il Pour que les premiers pas d’une stratégie gradualiste voient le jour, il faut
s’agirait d’adapter transitoirement l’objet utopique au réel pour le rendre plus qu’ils soient soit intrinsèquement désirables, c’est-à-dire supposés produire des
discret et/ou acceptable, que ce soit en réduisant son montant (RBI partiel) ou effets servant des intérêts portés par le décideur public 35 ; soit extrinsèquement,
en lui apposant des conditions d’attribution (revenu de base à conditionnalité c’est-à-dire en tant que premiers pas nécessaires à quelque dessein plus dési-
faible 27) 28. Dans ce cas, la nouvelle version de revenu de base, de faible montant rable. Mais avant de montrer en quoi le RBI partiel pose problème sur ces
et/ou conditionnelle, serait vendue au décideur public non plus « comme pre- deux plans, remarquons déjà que cette simple ambivalence constitutive des
mier pas, mais comme point d’arrivée 29 ». stratégies gradualistes peut s’avérer très inconfortable voire dommageable à
Parmi ces différentes stratégies gradualistes, le RBI partiel ressort de l’argu- l’action des militants. Ceux-ci doivent-ils défendre la proposition au nom des
mentaire des auteurs comme la plus indiquée. Déjà, force est de constater que fins ultimes qu’elle ne permet pas de remplir, ou bien de ses fins spécifiques
le RBI partiel – contrairement aux revenus de base à conditionnalité faible dont qui n’ont pas forcément grand-chose à voir avec les raisons de leur engage-
l’administration pourrait s’avérer à la fois très lourde et très coûteuse –, agit sur ment ? L’effet négatif des faiblesses rhétoriques qui découlent de cette ambi-
les deux plans : celui de la faisabilité économique et celui de l’acceptabilité poli- guïté sur l’auditoire à convaincre sont faciles à imaginer. À cette ambiguïté, la
tique. Ensuite, c’est certainement parce qu’il ne transige ni sur l’individualité, ni proposition de RBI partiel n’échappe pas. D’abord, comme signalé supra,
sur l’universalité, ni sur l’inconditionnalité, qui sont les principes les plus nova- celle-ci est évoquée à la fois comme « premier pas » pour ce qui est de la
teurs du RBI, que les auteurs lui accordent leur préférence. En plus d’être faisabilité économique, et comme « point d’arrivée » dans le cadre d’une stra-
tégie dérobée visant la faisabilité politique. Mais la source d’ambiguïté la plus

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économiquement viable, celui-ci poserait en effet les « premiers jalons » fonda-
mentaux à l’advenue ultérieure d’un RBI optimal 30. Sans s’opposer à ce que substantielle provient du fait qu’au moment même de son élaboration en tant
quelques conditions lui soient éventuellement apposées si l’état de l’opinion l’exi- que stratégie pour « avancer avec précaution dans la direction d’un RBI géné-
geait, les auteurs donnent ainsi à voir le RBI partiel comme la voie la plus reux 36 », le RBI partiel est présenté comme devant être d’un niveau « suffi-
probable et opportune vers l’introduction d’un RBI idéal 31. samment élevé » non seulement « pour permettre une simplification
significative du système d’aides sociales », mais aussi « pour produire les consé-
quences émancipatrices » qui fondent le projet initial des auteurs 37. Or si le
3. Les limites du revenu de base partiel en tant que stratégie RBI partiel résout ce que Marc-Antoine Sabaté appelle le « théorème d’impos-
« par la porte dérobée » sibilité » du RBI 38, ne faut-il pas conclure qu’un RBI généreux n’a plus lieu
d’être ?
Au-delà de toutes les nuances que Philippe Van Parijs et Yannick Vander-
Avant d’explorer les implications de cette question, revenons aux limites
borght apportent à cette « intuition 32 », le fait est que la stratégie du RBI partiel
permettant de douter de l’attractivité intrinsèque du RBI partiel des auteurs
a le vent en poupe 33. En France, très rares se font les promoteurs à assumer
dans le cas français.
publiquement et surtout médiatiquement l’utopie radicale précédemment
dépeinte ou les montants ambitionnés par une large portion de la base parti- La première, qu’ils signalent eux-mêmes 39, est que celui-ci produirait des
sane 34. D’où l’intérêt d’interroger la validité de cette stratégie. résultats moins satisfaisants que ceux généralement associés à une simplifica-
tion radicale de l’aide sociale 40, où le versement de la plupart des minima

27 - On entend par revenu de base à conditionnalité faible un RBI qui ne serait pas incondi-
tionnel, mais dont les conditions d’attribution seraient plus larges que celles des minima sociaux 35 - Nous laissons de côté l’hypothèse selon laquelle le RBI pourrait présenter des intérêts
traditionnels. L’exemple emblématique est celui du revenu de participation proposé par Anthony autres que ceux explicitement présents dans les plaidoyers de ses promoteurs.
Atkinson dans « Participation Income », Citizens’Income Bulletin, no 16, 1993, p. 7-11.
36 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
28 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., p. 262.
p. 348 et suiv.
37 - Ibid., p. 274-275.
29 - Ibid., p. 348.
38 - Ce théorème d’impossibilité se résume au fait que le RBI serait généralement « soit trop
30 - Ibid., p. 281. faible pour être socialement acceptable, soit trop élevé pour être économiquement faisable »
(Loek Groot, Basic Income, Unemployment and Compensatory Justice, Springer Science & Busi-
31 - Ibid., p. 354.
ness Media, 2004, p. 117 ; cité et traduit par Marc-Antoine Sabaté, « Le revenu de base : ren-
32 - Ibid. versement ou renouveau du droit social ? », thèse de doctorat, Université libre de Bruxelles,
Bruxelles, 2020, p. 44). Pour plus de détails, voir aussi Marc-Antoine Sabaté, « Revenu universel :
33 - Comme en témoigne l’ajout récent de précisions sur la notion de partial basic income sur
dépasser le théorème d’impossibilité », Esprit, no 442, 2018, p. 128-140.
le site du BIEN, en annexe de la page consacrée à la définition du RBI (https://basicincome.org/
wp-content/uploads/2020/07/Basic-Income-definition-longer-explanation-1.pdf, consulté le 39 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
11 décembre 2020). p. 274.
34 - Baptiste Mylondo, Yann Moulier-Boutang, Abdennour Bidar – et peut être prochainement 40 - « Radicale » au sens précisé à la note 9, où l’inconditionnalité et l’universalité sont appré-
Benoît Hamon (cf. infra, partie 5) – font partie de ces rares et discrètes exceptions. ciées pour leurs effets en matière de réduction du non-recours, de déstigmatisation des ayants
Adapter l’utopie au réel ? - 53 54 - Laudine Grapperon

sociaux serait rendu inconditionnel et, si ce n’est universel, du moins largement vaudrait en donner plus à ceux qui en ont réellement besoin. Ou bien, lorsque
automatisé. Étant donné que son montant est estimé, pour les communautés la proposition prend la forme d’un impôt négatif distinguant entre bénéficiaires
comme la France disposant déjà d’un dispositif de revenu minimum, « à la et contributeurs nets 47, plutôt que de s’engager dans une réforme socio-fiscale
moitié du niveau du revenu accordé à un couple », un système d’aide condi- de grande ampleur – et potentiellement difficile à moduler ex post facto 48 –,
tionnel devra être maintenu « pour éviter aux allocataires sociaux de se mieux vaudrait recourir à des dispositifs déjà rodés : automatisation et aug-
retrouver avec un revenu inférieur sous le nouveau régime » 41. Or si on mentation du RSA, son extension aux 18-25 ans, rétablissement des contrats
remarque qu’en France plus de 86 % des bénéficiaires du RSA socle en 2018 aidés, de l’impôt sur la fortune, etc. En bref, face à l’idéal de justice qui préside
étaient des personnes seules ou des familles monoparentales 42, cette limite à une distribution équitable des avantages tirés de l’existence collective, ou aux
prend pourtant des proportions propres à sérieusement remettre en question idéaux de justice et de transparence démocratique qui président à la simplifi-
le bienfondé de la proposition dès lors que tous les effets généralement associés cation du système socio-fiscal, prime l’objectif attenant de lutter efficacement
à l’inconditionnalité ne s’appliqueraient qu’à relativement peu de personnes 43. et promptement contre la pauvreté et l’exclusion. Or, face à l’urgence de ces
En outre, comme soupçonné par Marc-Antoine Sabaté, le dispositif pourrait luttes, l’instauration d’une allocation universelle d’un montant « insuffisant »
paradoxalement conduire à une augmentation de la pauvreté : « bénéficiant peine à apparaître comme une priorité.
déjà d’un minimum, les allocataires ne renonceraient-ils pas encore plus faci-
lement à faire valoir leur droit aux prestations conditionnelles pourtant néces-
4. Les limites des stratégies gradualistes en tant qu’étapes
saires pour compléter leur insuffisante allocation 44 ? » Cumulées à l’insuffisance

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vers les utopies du revenu de base
régulièrement dénoncée du montant des minima sociaux existants 45, ces deux
limites devraient suffire à convaincre de la conclusion tirée par Marc-Antoine Si toutes ces raisons permettent de douter de la désirabilité intrinsèque du
Sabaté et François Denuit que le RBI partiel, s’il constituerait bien « une amé-
RBI partiel dans le cadre d’une stratégie « à la dérobée », qu’en est-il de sa
lioration substantielle sur le plan de l’accès au droit, (...) ne réaliserait en aucun
désirabilité en tant que première étape explicite vers un RBI idéal ? Ici encore,
cas l’idéal de liberté réelle pour tous 46 ». plusieurs éléments permettent de douter de la capacité du RBI partiel à consti-
Dans ce contexte, l’argument déontologique pourrait-il être de quelque tuer une stratégie efficace.
secours pour sauver la désirabilité intrinsèque du RBI partiel ? L’observation
La première limite est susceptible de s’appliquer à toute stratégie gradua-
du débat permet d’en douter compte tenu des blocages suivants. D’un côté, la
liste. Quand bien même un consensus émergerait parmi la diversité des mili-
règle de justice se heurte généralement à l’urgence du présent ou à des volontés
tants autour d’un RBI partiel ou à conditionnalité faible comme première étape
priorisant la réduction des inégalités. Dans ce cas, le contre-argument habituel
vers un RBI au sens large, rien ne garantit que l’étape suivante arrive un jour,
revient à dire que plutôt que de donner de l’argent à tout le monde, mieux
ou qu’elle aille dans le bon sens. Dans le cas d’un RBI à conditionnalité faible
par exemple, alors que les pro-RBI prévoient généralement que les pouvoirs
publics, se rendant compte de la superfluité des critères d’attribution, les sup-
droit, d’apaisement du travail social, de suppression des effets de seuil appelés « trappes à
inactivité », de transparence démocratique, etc.
primeront jusqu’à la réalisation d’un revenu inconditionnel, Jurgen De Wis-
41 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
pelaere et Lindsay Stirton préviennent que le scénario inverse est aussi tout à
p. 273. fait envisageable 49. Dans le cas du RBI partiel, l’incertitude quant à l’augmen-
42 - « Bénéficiaires du RSA socle non majoré selon la situation familiale », INSEE, 4 mars 2020, tation ultérieure du montant apparaît d’autant plus grande que ce dernier est
disponible en ligne (https://www.insee.fr/fr/statistiques/2407796#tableau-figure1).
43 - Ce chiffrage peut être nuancé par l’existence en France d’une incitation forte pour les
allocataires à se déclarer célibataires plutôt qu’en couple, en raison précisément des « échelles
47 - Tel est le cas de la proposition de RBI sous forme d’impôt négatif dénommée Liber élaborée
d’équivalence » qui font qu’un couple d’allocataires percevra moins que 1,5 fois le RSA d’une
par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig (Liber, un revenu de liberté pour tous, Paris, Éditions
personne seule (Marc de Basquiat, « Le Revenu d’existence, une réforme triple : impôt, cotisa-
de l’Onde-GenerationLibre, 2017). Parce que spécifiquement conçu pour le cas français, le Liber
tions, prestations », Revue de l’OFCE, no 154, 2017, p. 89). Cette nuance ne suffit toutefois pas à
surmonte les limites du RBI partiel que nous venons de signalées, et peut pour autant être perçu
invalider l’argument présenté, que ce chiffrage ne sert qu’à renforcer.
comme intrinsèquement désirable en matière de la lutte contre la pauvreté, avec tous les avan-
44 - Marc-Antoine Sabaté, « Revenu de base inconditionnel : quel instrument pour quelle justice tages communément associés à l’individualité, l’inconditionnalité et l’universalité. Toutefois
fiscale ? Réflexions à partir du cas des “gilets jaunes” en France », Éthique publique, vol. 21, parce que la proposition tend à se présenter comme fin en soi – son utopie se bornant à des
no 2, 2019, p. 8. objectifs pragmatiques de rationalisation de l’existant – et non comme étape vers quelque RBI
idéal, le Liber n’entre pas dans le cadre de notre analyse pour l’instant.
45 - Voir par exemple Benjamin Sèze, « Minima sociaux : “Au RSA, tu ne peux rien faire” »,
Secours Catholique, le 16 octobre 2020, disponible en ligne (https://www.secours-catholique.org/ 48 - Alex Laurent, « Les angles morts des propositions libérales de revenu universel », Club de
actualites/minima-sociaux-au-rsa-tu-ne-peux-rien-faire). Mediapart, 19 juillet 2020, disponible en ligne (https://blogs.mediapart.fr/edition/revenu-
universel-de-base/article/190720/les-angles-morts-des-propositions-liberales-de-revenu-universel).
46 - François Denuit et Marc-Antoine Sabaté, « Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght,
Basic Income: A Radical Proposal for a Free Society and Sane Economy, Cambridge, Harvard 49 - Jurgen De Wispelaere et Lindsay Stirton, « The Public Administration Case Against Parti-
University Press, 2017, 384 p. », Raisons politiques, no 69, 2018, p. 136. cipation Income », Social Service Review, vol. 81, no 3, 2007, p. 523-549.
Adapter l’utopie au réel ? - 55 56 - Laudine Grapperon

premièrement pensé, souvenons-nous, comme un pis-aller contraint par Pour le comprendre, relevons quelques traits de l’« utopie réaliste » qui se
l’imprévisibilité des effets économiques d’un RBI généreux. Procéder par petites dégage de leur argumentation. Celle-ci est proche de l’utopie radicale telle que
augmentations indolores est présenté par les auteurs comme la meilleure nous l’avons résumée plus haut dans la mesure où « [s]on ambition n’est pas
manière de réduire cette imprévisibilité. En cas d’effets de seuil, ils concèdent simplement de soulager la misère, mais de nous libérer tous 53 ». Elle s’en dis-
à Jon Elster qu’il sera toujours possible d’arrêter l’incrémentation dès lors que tingue en revanche dans la mesure où l’intérêt du RBI pour les auteurs réside
celle-ci « commencer[ait] à avoir des conséquences néfastes 50 ». Le fait toute- au moins autant dans la possibilité qu’il offre de dire oui à certains emplois,
fois que ce qui est aujourd’hui considéré comme néfaste ne le soit pas forcé- que dans celle de dire non : « En étant libre d’obligation, le RBI peut aider à
ment auprès des défenseurs d’un RBI généreux, ne peut qu’accroître leur “démarchandiser” le travail humain ; mais, en étant universel, il aide également
perplexité quant aux probabilités qu’un RBI partiel conduise un jour à leur à “marchandiser” le travail de ceux qui sinon en demeureraient exclus 54. » En
utopie. En outre, en considération du risque signalé par Marc-Antoine Sabaté 51, d’autres termes, leur RBI idéal « ne conduit pas à abandonner l’objectif de
on ne peut exclure le scénario du pire dans lequel une fois le RBI partiel plein emploi 55 », mais se veut une technique « intelligente et souple » de par-
introduit, les autorités publiques constatant que beaucoup de personnes se tage du temps de travail-emploi 56. Cette ambition repose sur quatre effets
« contentent » finalement de celui-ci pour vivre, en viendraient non seulement attendus du RBI – qui, loin d’être spécifiques à la proposition des auteurs, se
à ne jamais augmenter le niveau du RBI, mais aussi à amoindrir les aides retrouvent aujourd’hui dans presque tous les plaidoyers pro-RBI :
complémentaires. a) inciter au travail par la suppression des trappes à inactivité ;

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Si le refus d’une proposition au titre qu’il n’est pas garanti qu’elle soit suivie b) faciliter l’entrepreneuriat ou la prise d’emplois peu rémunérateurs, mais
de la réforme escomptée ou, pire, qu’elle ouvre la voie à une série de réformes intrinsèquement plaisants ;
non désirées est communément reconnu comme une impasse immobiliste, ces
craintes ne sont pas infondées dans le cadre du débat sur le RBI au regard du c) favoriser l’entrée dans des emplois aujourd’hui considérés comme dégra-
climat manifeste de méfiance et d’incertitude qui y règne dans le contexte fran- dants, mais qui, sous l’effet du renforcement du pouvoir de négociation des
çais. La thèse que nous défendons dans cette partie 4 est la suivante : ce climat travailleurs en conséquence de l’introduction du RBI, deviendraient plus
de méfiance, largement en cause dans la difficulté à avancer vers l’instauration attractifs ;
d’un RBI, notamment au moyen de dispositifs intermédiaires, tient non seule- d) et enfin, donner à chacun la possibilité de réduire son temps de travail,
ment à un contexte historique et culturel particulier sur lequel nous ne nous non seulement via le temps partiel, mais aussi éventuellement par des inter-
attarderons pas, mais aussi – et peut-être surtout – à la grande confusion que ruptions de carrière, des congés sabbatiques, plus de formation, etc.
provoquent l’indétermination ou le peu de crédibilité des « utopies » du RBI.
En bref, pensés dans le cadre d’un marché du travail relativement flexible,
Expliquons-nous. Sans entrer dans les détails de l’extrême diversité des propo-
ces quatre effets du RBI permettraient de « donner à tous, et non seulement
sitions de RBI qui constitue en soi un obstacle au débat, il convient de voir que
au mieux lotis, une plus grande liberté de pouvoir aisément transiter entre
ce dernier est hanté par au moins deux fantômes. Celui de l’économiste libéral
travail rémunéré, éducation, care et bénévolat 57 ».
Milton Friedman, sous le spectre duquel le RBI est suspecté d’ouvrir la voie vers
une destruction de l’État social. Et celui des « surfeurs de Malibu », sous le spectre
4.1. Le revenu de base comme route vers la précarité
desquels le RBI est suspecté d’ouvrir la voie vers une décadence économique et
sociale 52. Or force est de constater qu’en raison des nombreux impensés ou À la lumière de l’utopie radicale présentée plus haut (partie 1), nous
incohérences qui les minent, très peu de propositions – celle de Philippe Van comprendrons que la « proposition radicale » de Philippe Van Parijs et Yannick
Parijs et de Yannick Vanderborght incluse – sont capables d’échapper à ces deux Vanderborght puisse être considérée par certains comme insuffisamment radi-
spectres, ou d’en répondre, et d’être pour autant perçues comme pleinement cale dans la mesure où elle continue à faire de l’emploi – et donc éventuellement
désirables. L’analyse des critiques adressées à la proposition des auteurs belges,
à l’égard de ses objectifs comme de son efficacité, est révélatrice de cet enjeu.
53 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
p. 30.
54 - Ibid., p. 55, nous soulignons.
50 - Jon Elster, « Comment on van der Veen and Van Parijs », art. cité, p. 719, cité par Philippe 55 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght distinguent deux conceptions du « plein
Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., p. 277. emploi », celle qui vise « un travail à temps plein rémunéré pour tous ceux qui, dans la population
en âge de travail, sont aptes à le faire », et celle qu’ils revendiquent qui aspire à « la possibilité
51 - Rapporté supra (cf. note 44).
réelle de trouver un emploi rémunéré qui ait du sens pour tous ceux qui le désirent » (ibid.,
52 - Le célèbre économiste libéral Milton Friedman a défendu à partir des années 1960 une p. 57). Les pro-RBI plus radicaux, quant à eux, parlent plutôt de « pleine activité ».
forme de RBI de type impôt négatif sur le revenu. Les « surfeurs de Malibu » sont quant à eux
56 - Ibid.
devenus un exemple canonique depuis qu’ils se retrouvèrent au centre de la controverse qui
opposa John Rawls à Philippe Van Parijs à la fin des années 1980. 57 - Ibid., p. 54.
Adapter l’utopie au réel ? - 57 58 - Laudine Grapperon

du système capitaliste – le garant de sa viabilité économique. Mais la divergence même dans le cas où le RBI serait d’un montant suffisant pour pouvoir consti-
sur les fins n’est pas le problème qui nous intéresse ici. Après tout, pourquoi tuer « un fond de grève permanent », Simon Birnbaum et Jurgen De Wispe-
les tenants d’un RBI radical ne reconnaîtraient-ils pas cette proposition comme laere signalent qu’il pourrait aussi bien ouvrir la porte à des licenciements
une étape intermédiaire vers leur propre utopie ? Le problème principal se pose massifs au profit de délocalisations ou de l’automatisation, avec pour consé-
au niveau de l’efficacité : même si on s’accordait sur l’objectif, c’est parce qu’il quence l’amplification de la concurrence sur le marché du travail local 62. Du
y a des raisons de craindre que le RBI ne produise pas les effets que lui associent côté de l’offre de travail, tant que celle-ci sera marquée par de fortes inégalités
la plupart de ses promoteurs qu’il peine à échapper à l’accusation de « roue en matière de mobilité professionnelle, et tant que l’organisation économique
de secours du néolibéralisme » – craintes bien sûr exacerbées par le contexte et sociale sera dominée par la valeur travail-emploi – laquelle sera d’autant
politique néolibéral des dernières décennies 58. Ces raisons portent essentielle- moins ébranlée que le montant du RBI sera faible –, il sera difficile de pro-
ment sur les trois derniers des quatre effets escomptés que nous venons de nostiquer une réduction suffisante de la concurrence sur les différents mar-
mentionnés (b, c, d) 59. Nous ne chercherons pas dans l’espace de cet article à chés du travail (au sein des différents secteurs, métiers, bassins d’emploi, etc.)
être exhaustif et encore moins à vérifier ces suspicions, mais simplement à en pour que s’y équilibre le rapport de force. Les gens devront continuer de
expliquer quelques-unes qui sont des plus révélatrices de cette possibilité de travailler pour leur retraite, pour l’estime d’eux-mêmes, pour entretenir leur
douter du potentiel émancipateur si largement attribué au RBI. employabilité, pour augmenter leur niveau de vie, etc. Faute de mieux, les
Remarquons déjà que l’effet b ne se vérifiera qu’à condition que de tels emplois peu gratifiants trouveront donc toujours éventuellement preneurs,
et la frontière entre « pouvoir de dire oui » et absence de « pouvoir de dire

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emplois – peu rémunérateurs, mais intrinsèquement plaisants –, existent ou
aient des chances de voir le jour dans l’économie. L’effet d – dont dépend en non » restera floue. Certes, on pourra rétorquer, comme supposé par les
partie b – ne se vérifiera qu’à condition que les travailleurs aient effectivement auteurs, que la valeur travail-emploi n’est pas incompatible avec la volonté
envie de réduire leur temps de travail et, soit que leur employeur soit disposé de réduire son temps de travail-emploi pour s’adonner à des activités épa-
à cela, soit que les premiers disposent d’un pouvoir de négociation suffisant nouissantes et utiles hors emploi, et donc avec un partage plus harmonieux
pour obtenir gain de cause. c et d – et dans une moindre mesure b –, dépen- du temps de travail. Mais ici encore, plusieurs facteurs que ne prennent pas
dent donc de l’impact qu’aura le RBI sur le rapport de force salarial. Cet forcément en compte les modèles économétriques nous plongent dans une
impact, généralement associé au « pouvoir de dire non » ne vaut, dans une relative incertitude. Même si l’introduction du RBI allait de pair avec une
société imprégnée de la valeur travail-emploi, qu’à condition que d’autres certaine flexibilisation du marché du travail – comme semblent le suggérer
perspectives d’emploi plus intéressantes soient effectivement à la portée des les auteurs à plusieurs reprises –, il restera plus rationnel pour nombre
travailleurs. Or sur ce point, les incertitudes dominent en raison non seule- d’employeurs de vouloir maximiser et uniformiser le nombre d’heures par
ment de la stagnation séculaire dans laquelle les pays industrialisés semblent employé en raison des coûts fixes propres à la gestion des ressources humaines
être engagés 60, mais aussi, plus généralement, de la multitude de variables (embauche, formation, organisation, salaire d’efficience, etc.) 63. De surcroît,
structurelles et conjoncturelles qui déterminent plus ou moins directement tant que la concurrence restera forte sur le marché du travail, la meilleure
l’offre et la demande de travail. Du côté de la demande 61, par exemple, l’inten- carte à jouer pour bien des catégories de travailleurs, restera celle de se mon-
sité de la concurrence régionale et internationale à laquelle sont confrontées trer zélés et ambitieux dans leur emploi 64, et de chercher à maximiser leur
de nombreuses entreprises sur le marché des produits et celui des capitaux compétitivité professionnelle jusque dans leur temps libre – à la mesure, bien
– sur laquelle l’introduction d’un RBI aurait a priori peu d’incidence – ne sûr, de ce que leur capital social, culturel et économique leur permettra. Face
leur permet pas de satisfaire aisément les revendications salariales. Ainsi, à tous ces inconnus, on peut donc difficilement exclure le scénario dans lequel
le RBI, loin de la contrecarrer, accompagnerait plutôt la tendance actuelle à
la polarisation de la division sociale du travail entre insiders, au capital humain
58 - Sur l’impact du modèle néolibéral sur l’État-providence français, voir par exemple Fran- très valorisé et compétitif, et outsiders, chômeurs et précaires, très peu en
çois-Xavier Merrien, « La nouvelle gouvernance de l’État social en France dans une perspective
internationale », Informations sociales, no 167, 2011, p. 11-22.
59 - L’effet a, qui est des plus consensuels au sein du débat, n’est toutefois pas non plus à
l’abri de remises en cause. Si on pose par exemple que l’envie de travailler des allocataires de 62 - Simon Birnbaum et Jurgen De Wispelaere, « Basic Income in the Capitalist Economy: The
minima sociaux invalide l’hypothèse d’effets de seuil désincitatifs, alors a aussi est susceptible Mirage of “Exit” from Employment », Basic Income Studies, vol. 11, no 1, 2016, p. 67-68.
de perdre son attractivité (Philippe Van Parijs, « The Universal Basic Income: Why Utopian Thin-
63 - Julie L. Rose, « Money Does Not Guarantee Time: Discretionary Time as a Distinct Object
king Matters, and How Sociologists Can Contribute to It », Politics & Society, vol. 41, no 2, 2013,
of Distributive Justice: Money Does Not Guarantee Time », Journal of Political Philosophy, vol. 22,
p. 177).
no 4, 2014, p. 449-450.
60 - Voir par exemple James K. Galbraith, La grande crise : comment en sortir autrement, trad.
64 - Julie L. Rose signale par exemple comment le fait que le temps de travail soit communé-
fr. Françoise Chemla et Paul Chemla, Paris, Seuil, 2015.
ment considéré comme un indicateur de productivité détermine la préférence généralement
61 - En économie, la demande de travail émane des entreprises et l’offre de travail des accordée aux travailleurs disposés à travailler longtemps lors des processus de recrutement ou
travailleurs. de promotion (ibid.).
Adapter l’utopie au réel ? - 59 60 - Laudine Grapperon

maîtrise de leurs choix de vie 65. Tendance qui est pourtant précisément celle Mais si la prégnance de cette crainte est si problématique aujourd’hui, et
à laquelle veulent remédier les auteurs avec le RBI. telle est notre thèse, c’est avant tout parce qu’aucune réponse satisfaisante n’est
parvenue à s’imposer pour la calmer. Les auteurs, par exemple, parce qu’ils
4.2. Le revenu de base comme route vers le chaos tiennent pour acquis en raison de leur réalisme que le risque principal concer-
nant la soutenabilité économique du RBI tient à l’accroissement de la fiscalité
En plus de toutes ces incertitudes qui ternissent la désirabilité du projet
requise pour son financement (effet de substitution 69), font finalement peu de
associé au RBI par les auteurs, s’en trouve une autre de taille : le fait que celui-ci
cas de l’effet de revenu que pourrait entraîner le RBI en tant que tel. Cette
n’ait toujours pas été prouvé économiquement viable. C’est d’ailleurs, souve-
lacune est manifeste lorsque les promoteurs d’un RBI radical eux-mêmes se
nons-nous, en premier lieu pour cette raison que la proposition de RBI partiel
trouvent contraints de répondre aux inquiétudes économiques de leurs objec-
et autres stratégies gradualistes sont rendues nécessaires 66. Tant et si bien que,
teurs par une panoplie de sondages et de résultats d’expérimentations prouvant
comme déjà signalé, la prétention apparente du RBI partiel à surmonter le
que « les gens continueront à travailler [au sens d’occuper un emploi] ! » – avec
théorème d’impossibilité de sa version idéale pousse à se demander si celle-ci
toutes les ambiguïtés que cela comporte lorsqu’on se place dans la perspective
n’aurait pas été supplantée par celui-là. Mais il est un autre point important à
de l’utopie radicale potentiellement anticapitaliste présentée à la partie 1 70. Dès
souligner dans cette partie. Admettons que toutes les incertitudes et soupçons
lors, même dans l’hypothèse où une manne apparaîtrait soudain pour financer
signalés dans les paragraphes précédents soient réfutés. Le problème qui demeu-
durablement à elle seule un RBI 71, rien ne permet de penser dans l’état actuel
rerait, et qui imprègne aujourd’hui déjà le débat, tient au fait que l’idée du
du débat, que celui-ci serait pour autant rendu acceptable. En conclusion, il

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RBI est immanquablement associée à l’utopie « irréaliste » que nous avons
apparaît que tant que les risques associés à l’effet de revenu ne seront pas
présentée au point 1.1. Autrement dit, ce qui est en jeu ici n’est plus de l’ordre
davantage assumés dans les plaidoyers et/ou que les objectifs associés à chaque
d’une utopie qui, à quelques variables près, peut être envisagée comme soute-
RBI ne seront pas plus finement spécifiés, tous les RBI continueront, de façon
nable ; mais de celui d’une autre utopie, inhérente à l’idée de RBI, qui en raison
plus ou moins méritée, à pâtir des incertitudes et des paradoxes qui découlent
de ses affinités avec le mythe de Cocagne, est économiquement et socialement
de la présupposée non-viabilité des RBI radicaux.
inconcevable à partir de notre réalité. Bien que les auteurs cherchent expres-
sément à se déprendre de cette utopie radicale 67, il n’en demeure pas moins
4.3. La faisabilité au détriment de la désirabilité
que leur RBI – à l’instar de quasiment tous les autres – n’échappe pas à la
crainte que celle-ci a attisée : celle d’un monde d’oisiveté, de dénuement, et de Il serait néanmoins faux de prétendre qu’aucun effort n’ait jamais été mené
ressentiment, où le RBI in fine perdrait toute valeur réelle. De fait, tout RBI sur ces deux fronts (4.1. et 4.2.). Du côté des propositions plausiblement viables
dont le montant se situerait dans la « zone grise de la suffisance 68 », et dont – dans la mesure où elles ne remettent pas radicalement en question la cen-
le plaidoyer porterait un peu trop sur la liberté vis-à-vis de l’emploi, ne peut tralité de l’emploi –, les risques de précarisation ont souvent été contrecarrés
échapper à l’éventualité de cette dystopie. par l’argument que le RBI devrait aller de pair avec diverses politiques actives

69 - En économie, l’arbitrage entre travail et loisir passe par un calcul de coûts d’opportunité.
En cas de hausse du salaire par exemple, l’effet de substitution suppose que l’augmentation du
65 - Ce scénario résume globalement ce que serait la dystopie de gauche du RBI, ou la version
coût du loisir, c’est-à-dire du coût de renoncement au travail, va provoquer une baisse de sa
de gauche de l’objection de réciprocité présentée plus haut. Notons que malgré les incertitudes
quantité au profit du travail. L’effet de revenu, à l’inverse, suppose qu’en conséquence de l’aug-
quant à la forme que prendrait la flexibilisation du marché du travail envisagée par les auteurs
mentation de son pouvoir d’achat, l’agent économique va augmenter sa quantité de loisir. Et vice
dans le cas français, nous avons vu que leur proposition pouvait a minima être suspectée d’être
versa.
une « béquille du néolibéralisme » – et non un « cheval de Troie » impliquant tout un projet de
démantèlement de l’État social. Est-ce que cette béquille s’avèrerait plus avantageuse que désa- 70 - Notons que le fait que l’utopie des auteurs ne se situe pas dans une perspective de rupture
vantageuse en matière de liberté réelle par rapport au statu quo ? Telle est l’encombrante zone radicale avec la centralité du travail-emploi (cf. partie 2) ne les protège pas entièrement des
d’ombre que nous avons tâché de capturer dans cette partie. paradoxes que génèrent ce genre de réponses. En 2013, Philippe Van Parijs le relevait en ces
termes : « The more a work ethic prevails in a society, the less the income and substitution
66 - Par exemple, au moment où ils évoquent l’option de braver la faisabilité politique du RBI
effects analyzed by economists will be relevant to the labor supply and work effort at all levels
par la force de la raison, les auteurs signalent tout de suite que « cela ne peut servir de justi-
of skills, and hence the higher the level at which an unconditional basic income can be sustained.
fication qu’à condition (...) que le nouveau système de prélèvements et de transferts ne soit pas
The promotion of a work ethos and the introduction of an unconditional basic income therefore
voué à s’effondrer une fois que tous les agents économiques s’y seront adaptés ». Autrement
seem to be terrific yet paradoxical allies. However, as a strong work ethos must mean tough
dit, qu’à condition que le problème de la viabilité économique soit réglé (Philippe Van Parijs et
social sanctions against idleness, one must face the question of whether this amounts to can-
Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., p. 348).
celling out the emancipatory effect of the basic income. » : Philippe Van Parijs, « The Universal
67 - Ne serait-ce qu’en insistant sur le fait qu’« un revenu de base n’est pas, par définition, Basic Income... », art. cité, p. 177, nous soulignons.
suffisant pour couvrir ce qui peut être considéré comme les besoins fondamentaux » (ibid., p. 28).
71 - Sans aller jusqu’à parler de manne, les auteurs reconnaissent eux-mêmes au terme de
68 - Nous appelons « zone grise de la suffisance », la fourchette des revenus pouvant être leur synthèse sur les diverses options de financement que « plusieurs d’entre elles pourraient
suspectés de suffire pour que certaines personnes décident d’en vivre. Le niveau des minima se révéler utiles, voire très utiles dans certaines circonstances – jusqu’à réduire à rien ou
sociaux en place dans les pays occidentaux se situent d’ailleurs souvent à la limite basse de presque, dans certains cas, l’ajustement à la hausse de la taxation du travail » : Philippe Van
cette zone grise. Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., p. 261.
Adapter l’utopie au réel ? - 61 62 - Laudine Grapperon

et passives de l’emploi, qu’il s’agisse d’incitations à la réduction du temps de désirable que poursuivent les soutiens d’un RBI qui ne serait ni un Liber, ni
travail, de soutien à la formation professionnelle, à l’entrepreneuriat, etc. un salaire à vie, ni une DIA, reste globalement ouverte.
Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght s’inscrivent d’ailleurs tout à fait En résumé, à défaut d’être intrinsèquement désirables ou de pouvoir
dans cette ligne lorsqu’ils insistent en des termes très beckeriens 72 sur « la s’assumer comme des étapes nécessaires vers une utopie qui le serait, les
priorité de la formation efficiente du capital humain sur la participation maxi- stratégies gradualistes telles que nous les avons entendues jusqu’ici – c’est-
male au marché du travail 73 ». Du côté des promoteurs d’un RBI radical, à-dire en tant que révisions à la baisse d’un projet de RBI idéal –, pourraient
lorsqu’ils ne se replient pas eux aussi sur des politiques de l’emploi – plutôt ne pas être la voie la plus opportune vers l’instauration d’un RBI. Deux limites
public ou dans l’ESS –, ou sur des RBI à conditionnalité faible, les solutions sont ressorties de notre argumentation. Premièrement, en entérinant le pro-
se font plus rares. En tout état de cause, ce qui nous importe de remarquer ici blème de la faisabilité politique comme premier point à l’ordre du jour dans
est l’absence dans l’espace public français de soutien notable et ordonné autour le débat, elles risquent de détourner les intellects militants de tout le travail
de ces propositions intégrées. Le Liber soutenu par l’Association pour l’instau- théorique et empirique qui leur reste à faire pour prouver que leur proposi-
ration d’un revenu de d’existence (AIRE) et le think tank Génération Libre 74, tion ne mène ni à l’extension de la précarité ni au chaos. Deuxièmement,
le salaire à vie porté par le Réseau salariat 75, ou la dotation inconditionnelle tant que l’utopie qu’elles visent n’est pas plus désirable que l’étape qu’elles
d’autonomie (DIA) défendue par divers collectifs décroissants 76, y font toute- constituent, les stratégies gradualistes risquent tout simplement de devenir
fois figure d’exceptions de faible ampleur 77. Dans ces trois cas, un RBI (qui ne des fins en soi au détriment du projet plus ou moins radical qu’elles sont
s’assume pas forcément en tant que tel) se retrouve activement soutenu par

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initialement supposées servir. Combien de militants ont-ils finalement
des associations de citoyens en tant qu’élément d’un projet intégral capable renoncé au RBI au profit de propositions comme le dispositif Territoires zéro
d’apporter des réponses cohérentes à la question de sa viabilité 78. Mais à côté chômeurs de longue durée (TZCLD), les droits de tirage sociaux 80, le revenu
de ces rares propositions qui parviennent à mobiliser autour de projets relati- de transition écologique (RTE) 81, etc. – et ce, alors même que toutes ces
vement bien identifiés et cohérents (rationalisation du système socio-fiscal, options ne se veulent pas forcément concurrentes au RBI 82 ? En conclusion,
socialisation totale des revenus, décroissance, etc.) se trouve un vaste ensemble les stratégies gradualistes plutôt que de fédérer toutes les personnes « a priori
de RBI orphelins, difficilement identifiables et qui entretiennent malgré eux le favorables » au RBI, conduiraient plutôt, en raison du contexte que nous
climat de méfiance dépeint supra 79. En bref, la question de l’utopie vraiment avons dépeint où l’imprécision nourrit la peur, à renforcer les rangs des « a
priori défavorables » 83.
72 - Gary S. Becker, « A Theory of the Allocation of Time », The Economic Journal, vol. 75, no 299,
1965, p. 493-517.
73 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
p. 228. Voir en particulier p. 49-56.
74 - Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, un revenu de liberté pour tous, op. cit.
75 - Voir par exemple Bernard Friot, L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012, et le site internet
du Réseau salariat (https://www.reseau-salariat.info/).
ouverte du RBI quant aux fins poursuivies par celui-ci – objectif proche de ce qui a été appelé
76 - Voir par exemple Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, et Anne-Isabelle
la stratégie du veil of vagueness (cf. Diane Gibson et Robert E. Goodin, « The Veil of Vagueness:
Veillot, Un projet de décroissance : manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie
A Model of Institutional Design », Organizing Political Institutions: Essays in Honour of Johan P.
(DIA), Paris, Les Éditions Utopia, 2013.
Olsen, Oslo, Scandinavian University Press, 1999, p. 357-388 ; Jurgen De Wispelaere, « The
77 - Même si plusieurs partis politiques se sont positionnés en faveur d’une forme de RBI Struggle for Strategy: On the Politics of the Basic Income Proposal », Politics, vol. 36, no 2, 2016,
– l’associant ce faisant à un projet de société identifiable –, le caractère souvent imprécis, p. 131-141.). Nous y reviendrons au point 5.2.
superficiel voire optionnel de leur soutien à l’idée nous empêche de les mentionner ici. En outre,
80 - Sur ces derniers, voir Alain Supiot, Au-delà de l’emploi : Les voies d’une vraie réforme du
comme nous y ferons allusion en fin d’article, même le mouvement « Génération.s » créé par
droit du travail, Paris, Flammarion, 2016.
Benoît Hamon en 2017 ne semble pas encore en mesure de surmonter les inquiétudes écono-
miques et sociales associées au RBI. 81 - Sophie Swaton, Pour un revenu de transition écologique, Paris, PUF, 2018.
78 - Dans le cas du salaire à vie et de la DIA, la question de la soutenabilité économique se 82 - Sur l’ambiguïté qui règne à l’égard du revenu de transition écologique proposé par Sophie
veut réglée dans le cadre d’une économie démocratiquement dirigée, plus ou moins décentra- Swaton, voir par exemple Laudine Grapperon, « Pour un revenu de transition écologique, Sophie
lisée. Le cas du Liber est particulier. Compte tenu de son utopie de moindre radicalité, qui se Swaton », Revue de philosophie économique, vol. 19, no 2, 2018, p. 219-229.
borne globalement à une amélioration pragmatique de l’existant (voir note 47), nulle politique
83 - Cette conclusion est pleinement corroborée par le bilan que tire Benoît Hamon de la
complémentaire n’est objectivement requise pour concevoir sa viabilité. Toutefois, parce qu’il
stratégie gradualiste qu’il proposa lors de sa campagne présidentielle en 2017 : « Si c’était à
est un RBI d’un montant relativement faible, qui plus est soutenu par un think tank expressément
refaire, j’arbitrerais différemment. Cette proposition de première étape, qui tenait la route tech-
libéral, le Liber n’échappe pas aux suspicions et inquiétudes exposées au point 4.1.
niquement et budgétairement, a créé davantage de confusion et d’incertitude qu’elle n’a rassuré
79 - Nous donnerons plusieurs explications à cette situation dans la suite de l’article. L’une les Français. (...) Nous avons échoué à persuader les pourfendeurs de cette « utopie infinan-
des plus importantes à signaler ici tient à ce que le MFRB, à l’instar du BIEN (quoique pour des çable » et déçu ceux qui attendaient la grande mesure sociale, émancipatrice et écologique qui
raisons différentes, le BIEN poursuivant une mission plus intellectuelle que politique), a depuis manquait à la gauche. Nous avons perdu sur tous les terrains. » : Benoît Hamon, Ce qu’il faut
sa création suivi un objectif de promotion de l’idée plutôt extensif, fondé sur une définition très de courage : plaidoyer pour le revenu universel, Paris, Équateurs, 2020, p. 233.
Adapter l’utopie au réel ? - 63 64 - Laudine Grapperon

5. Vers une autre approche du gradualisme faisant toute sa place précieuse : celle de pouvoir se concentrer sur la « plausibilité » de leur utopie 89.
à la radicalité Car pour que celle-ci soit perçue comme un idéal désirable et non comme une
dystopie, encore faut-il que sa viabilité soit un minimum crédible.
Dans un article de 2016, Jurgen De Wispelaere déplorait que « la recherche
Sans dévaloriser l’importance des débrouillards, la composante norma-
politique n’ait pas suivi le débat sur le RBI jusque dans les tranchées 84 ». Dans
tive de cette partie se résumera plutôt, comme nous allons le voir, à une
Le revenu de base inconditionnel, Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght,
mise en garde du type : ce n’est pas parce que Philippe Van Parijs, grand
tout en reconnaissant le rôle important des « visionnaires » pour mettre au
visionnaire et précurseur de la troisième vague du RBI, est devenu un
point la vision d’un modèle social attractif et soutenable 85, vont dans le même
débrouillard qu’il faut que tout le monde le devienne. Après avoir récapitulé
sens que Jurgen De Wispelaere en insistant sur l’importance des « débrouil-
les principaux intérêts à ce que la pensée utopique réinvestisse le débat sur
lards », c’est-à-dire de ceux qui, dans la pratique, bricolent des stratégies
le RBI, nous suggérerons une autre façon d’appréhender le gradualisme qui,
concrètes pour avancer – même si cela doit se faire au prix de compromis et
tout en faisant la part belle à l’idéalisme, permettrait d’avancer vers l’avène-
d’« alliances contre-nature » 86. De fait, avec leur réflexion sur les stratégies
ment d’un RBI.
gradualistes et leur proposition de RBI partiel, Philippe Van Parijs et Yannick
Vanderborght semblent avoir eux-mêmes pleinement endossé le rôle de
5.1. Réaffirmation du rôle des « visionnaires » dans la transformation
débrouillards 87. du réel

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Dans cette dernière partie, conformément à la conclusion tirée de l’analyse
Le premier intérêt que présente le discours utopique dans le débat tient, en
qui précède – à savoir que les obstacles à l’acceptabilité politique du RBI se
écho à notre point 1.1., à son effet mobilisateur. La vision d’une société meil-
situent au moins autant du côté de sa désirabilité que de sa faisabilité –, nous
leure, parce qu’elle donne à rêver au-delà des impasses du présent, et ce auprès
allons réaffirmer le rôle des visionnaires face aux débrouillards 88. Plus préci-
d’un public bien plus large que ne le ferait quelque réforme spécifique, gonfle
sément, la qualité des visionnaires qui nous intéresse tient à leur capacité à
les rangs des partisans 90. Certes, le fait qu’une idée jouisse d’une certaine popu-
tenir un discours utopique, c’est-à-dire à assumer publiquement la vision d’un
larité n’est pas gage de sa progression politique 91. Mais, comme le concède
monde meilleur, aussi radicale soit-elle, sans s’encombrer des embarras de sa
mise en œuvre. De cette capacité les visionnaires tirent en effet une qualité

lâcheté ou mauvaise honte à taire les vérités qui condamnent la perversité humaine, sous pré-
texte qu’elles seront bafouées comme des nouveautés absurdes, ou des chimères impratica-
84 - Voici le constat complet dans sa formulation originale : « This mismatch between growing
bles. » (Thomas More, L’Utopie, trad. fr. Victor Stouvenel, Paris, Paulin, 1842, p. 107.) Au fil du
interest in the [Basic income (BI)] model and any real advancement on the ground raises deep
temps, l’utopie a revêtu un sens péjoratif, que ce soit pour son aspect fantaisiste tel que dénoncé
questions about the politics of BI, and specifically about the political strategies required to build
par Marx et Engels chez les « socialistes utopiques », ou plus tard pour ses éventuelles dérives
a robust enabling coalition. Unfortunately, BI political research has not kept up with the debate
constructivistes susceptibles de conduire à l’autoritarisme ou au totalitarisme. À côté de cela,
in the trenches. Descriptive case studies aside, our systematic political understanding of the
l’utopie a aussi trouvé d’ardents théoriciens ou défenseurs en des personnalités aussi diverses
various political constraints facing BI enactment and implementation, and the political strategies
que Walter Benjamin, Friedrich Hayek, Miguel Abensour ou plus récemment, Rutger Bregman
required to overcome these, remains seriously lacking (De Wispelaere and Noguera, 2012). » :
et David Estlund. Mais, comme annoncé, les quelques pages qui suivent n’ont pas prétention à
Jurgen De Wispelaere, « The Struggle for Strategy », art. cité, p. 132.
prolonger ces discussions théoriques, mais simplement à montrer en quoi, au regard de l’ana-
85 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., lyse qui précède, un certain utopisme pourrait se révéler bénéfique au débat français sur le RBI.
p. 353.
89 - Nous recourrons aux adjectifs « crédible » ou « plausible » plutôt qu’à celui de « réaliste »
86 - Alors qu’à peine cinq lignes sont consacrées aux visionnaires, les auteurs ne tarissent pas pour au moins deux raisons. La première est pour éviter toute confusion avec les notions d’utopie
d’éloges emphatiques, sur plus d’une demi-page, à l’égard des « bons débrouillards », de ceux-ci réaliste, réelle ou concrète respectivement forgés par John Rawls, Erik Olin Wright et Ernst
qui « ont suffisamment d’intuition pour savoir dans quelle direction il faut aller », qui « sont Bloch. La seconde est pour mettre en évidence le fait que rendre une utopie « plausible » tel
assez sensibles aux réalités sociales », qui « sont profondément conscients des marges de que nous l’entendons, c’est-à-dire dont la viabilité est intellectuellement concevable, n’implique
manœuvre administratives », qui « ressentent avec acuité ce que les acteurs politiques pourront pas forcément de la rapprocher du « réel » tel qu’il existe, et donc d’adopter une posture « réa-
oser faire », etc. (ibid., p. 353-354). liste ». Enfin, remarquons que l’étymologie de l’adjectif « plausible », qui vient du latin plausibilis
(digne d’être approuvé ou applaudi), se prête tout à fait à l’usage que nous voulons en faire.
87 - Métamorphose qui n’est pas récente si on se souvient que la thèse de Vanderborght, menée
Alors que le souci de faisabilité des débrouillards peut porter atteinte à l’attractivité de la pro-
sous la direction de Michel Molitor et Philippe Van Parijs, était déjà consacrée au sujet de la
position, le souci de plausibilité des visionnaires tendrait, lui, vers l’accroissement de son
faisabilité politique (cf. Yannick Vanderborght, « La faisabilité politique d’un revenu incondi-
approbation.
tionnel : Analyse comparative des débats politiques sur l’allocation universelle, l’impôt négatif
et le revenu de participation dans cinq pays de l’OCDE (1970-2003) », thèse de doctorat, Université 90 - Un exemple historique est le Voyage en Icarie (1840) d’Étienne Cabet. L’effet mobilisateur
catholique de Louvain, 2004). de ce récit utopique sur le mouvement communiste au milieu du 19e siècle (qui comptait alors
plus de 100 000 icariens) explique en partie pourquoi Marx lui-même a pu demander à Cabet de
88 - La relation entre utopisme et réalisme politique fait l’objet d’une vaste littérature. Déjà
rester en Europe plutôt que d’aller monter des communautés icariennes aux États-Unis (Sonia
dans le livre 1 de l’Utopie (1516) de Thomas More, était explicitement posée la question de la
Dayan-Herzbrun, Anne Kupiec, et Numa Murard, « L’homme est un animal utopique : Entretien
place que peut occuper le philosophe idéaliste auprès du Prince et des puissants. Notons que
avec Miguel Abensour », Mouvements, vol. 45-46, 2006, p. 71-86).
dans ce passage, alors que More défend une « route oblique » très proche de l’argument de Van
Parijs et Vanderborght en faveur des débrouillards, le personnage de Raphaël Hythlodée, quant 91 - Voir par exemple The Problem of Cheap Political Support dans Jurgen De Wispelaere,
à lui, parce qu’il connaît l’existence de l’île d’Utopie, ne peut s’y résoudre. Pour lui : « Il y a « The Struggle for Strategy », art. cité, p. 132-135.
Adapter l’utopie au réel ? - 65 66 - Laudine Grapperon

Jurgen De Wispelaere, cela a au moins le mérite de la maintenir en vie 92. En c’est-à-dire son passage d’une forme monologique à une forme dialogique 95,
outre, si on considère que de nombreux promoteurs du RBI ne s’intéressaient va de pair avec l’accroissement de sa « plausibilité ».
pas forcément à la politique avant de découvrir le RBI, et que beaucoup – pour Quatrièmement, perfectionner l’utopie, trouver des réponses aux principaux
les raisons que nous avons signalées – finissent au bout d’un temps par se risques et objections qui lui font face, est nécessaire non seulement pour
détourner de lui pour lutter plus concrètement sur d’autres terrains, on ne accroître sa popularité mais aussi pour assurer son succès au cas où elle devien-
pourra enlever à l’utopie du RBI son mérite de servir de vestibule initiatique drait réalité. C’est exactement en ce sens que Philippe Van Parijs lui-même a
à d’autres combats politiques, dont une grande part, comme nous allons le pu reprocher à Karl Marx de ne pas avoir été assez utopiste en son temps 96.
voir ci-après (5.2.), peuvent être appréciés comme autant de fronts d’avance- En outre, en lien avec l’effet sur les imaginaires collectifs déjà évoqué, assumer
ment vers l’avènement d’un RBI. l’utopie dans le débat public est aussi une manière d’anticiper la façon dont les
Le deuxième avantage de l’utopie tient au principe idéaliste qu’il n’y aura gens s’approprieront le RBI à terme. Philippe Van Parijs et Yannick
de révolution dans les faits sans révolution préalable dans les consciences. Vanderborght indiquent par exemple que l’instauration du RBI devra selon eux
Considérant que « [e]n politique, les limites de ce qui paraît possible dépen- « être combinée (...) avec un discours public qui valorise la contribution à la
dent toujours en partie de la croyance en ces limites 93 », la pensée utopique, communauté 97 ». Dans cette optique, le débat au niveau des idéaux du RBI
en raison de son exceptionnelle capacité à transgresser les représentations apparaît comme essentiel pour permettre à la fois le façonnement et l’assimi-
socialement construites qui nous imprègnent, est tout indiquée pour élargir lation collectifs de la « philosophie » de la mesure – « philosophie » dont dépen-

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l’horizon des possibles. Sous cet angle, le fait d’assumer publiquement dront son succès et sa pérennité pratiques. C’est d’ailleurs aussi parce qu’une
l’utopie peut être considéré comme une stratégie gradualiste dans laquelle mise en œuvre précipitée priverait le RBI de ce profond débat démocratique,
les avancées se font au niveau des imaginaires collectifs. Face à l’objection nécessaire à déterminer collectivement ses modalités et le projet de société qu’il
courante : « Mais les pauvres ne veulent pas de l’argent, ils veulent du tra- est susceptible de servir, que la perspective d’une introduction en urgence au
vail ! », l’utopiste est susceptible d’« ouvrir une brèche dans l’épaisseur du moment de la crise de la Covid-19 a pu inquiéter certains partisans 98.
réel 94 ». Balayant toute conception ontologique du travail, il pourra par
exemple rétorquer que dès lors que la valeur travail-emploi – qui participe 5.2. Avancer vers l’instauration d’un revenu de base inconditionnel
à conditionner l’estime de soi à la pratique d’une activité rémunérée – sera
Ces bienfaits de la radicalité étant précisés, chercher à les valoriser ne
ébranlée, il redeviendra naturel et possible pour chacun de chercher à s’épa-
conduit pas forcément à l’illusion « irresponsable 99 » qu’il serait possible
nouir en dehors de conditions de vie aliénantes. Il s’ensuit qu’à la question
d’introduire un RBI généreux du jour au lendemain, et que la seule stratégie
de la soutenabilité économique, l’utopiste tenant d’un RBI radical, s’il se
démocratique envisageable serait par conséquent que les militants prêchent
veut un minimum cohérent, ne peut répondre aussi systématiquement
leurs utopies durant encore quelques décennies dans l’espoir que l’une d’elles
comme il est d’usage « les gens continueront à travailler ! », mais devra
devienne politiquement acceptable avant la fin du siècle. Cela d’autant moins
trouver d’autres réponses...
qu’il ne faudrait pas oublier que le RBI est indissociable d’un bouquet
Ce qui nous conduit directement au troisième avantage qu’il y aurait à ce
que l’utopie s’assume dans toute sa radicalité dans le débat : celui de l’inciter
à perfectionner son argumentation en vue d’accroître sa crédibilité. La liste des 95 - Sonia Dayan-Herzbrun, Anne Kupiec et Numa Murard, « L’homme est un animal uto-
pique », art. cité, p. 75.
impensés et des failles qu’il reste à combler pour convaincre de la désirabilité
96 - « Isn’t the blatant failure of all tried variants of the socialist utopia by the end of the twen-
des utopies du RBI est longue. Si elle l’est tout particulièrement pour les RBI tieth century the decisive proof that utopian thinking is not what decent social scientists should
radicaux, nous avons vu que beaucoup d’incertitudes restaient aussi à éclaircir spend their time on? Absolutely not. Indeed, quite the contrary. For the problem with Marx –
du côté des RBI moins radicaux. Or ce n’est qu’en étant acceptés en tant que and there is a big problem with Marx – is not too much utopian thinking but not enough utopian
thinking. What institutions a socialist society should have, what problems these institutions are
tels au sein d’un débat impitoyable que les visionnaires seront incités à élucider likely to generate, what solutions there may be for these problems: these utopian questions
ces angles morts. De ce point de vue, on peut dire que la « démocratisation de occupy a very, very small space in Marx’s work, essentially confined to the marginal notes on
the Gotha program, the program of the first social democratic party. » : Philippe Van Parijs, « The
l’utopie » appelée de ses vœux par Miguel Abensour à la suite de Pierre Leroux, Universal Basic Income... », art. cité, p. 172-173.
97 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
p. 352.
98 - Voir par exemple Camille Bosquet, « Face à la crise, le revenu universel n’est pas une
92 - Ibid., p. 133.
mesure d’urgence ! », Club de Mediapart, 25 mars 2020, disponible en ligne (https://blogs.
e
93 - Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXI siècle, trad. fr. Christophe Jaquet mediapart.fr/camille-bosquet/blog/250320/face-la-crise-le-revenu-universel-n-est-pas-une-
et Rémy Toulouse, Paris, La Découverte, 2020, p. 61. mesure-d-urgence).
94 - Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, trad. fr. Myriam Revault d’Allonnes et Joël Roman, 99 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit.,
Paris, Seuil, 2005, p. 405. p. 275.
Adapter l’utopie au réel ? - 67 68 - Laudine Grapperon

d’objectifs dont certains, comme la lutte contre la pauvreté ou la crise écolo- Une seconde option consisterait à l’inverse à élargir la compréhension du
gique, se font pressants. Comment dès lors faire plus de place à la fonction RBI afin qu’elle puisse fédérer une multitude de projets et d’idées participant
clarificatrice et mobilisatrice des visionnaires dans le débat public sans compro- au même dessein – tel que pourrait être celui d’assurer les moyens de l’auto-
mettre les possibilités d’avancer efficacement vers un RBI ? Voici une manière nomie individuelle de la manière la plus individuelle, inconditionnelle et uni-
quelque peu erronée de formuler la question qui va nous occuper dans cette verselle possible – sans forcément satisfaire aux critères définitionnels du
dernière partie. Erronée au sens où l’un des principaux problèmes que nous RBI 104. En distinguant le RBI au sens étroit, i.e. basé sur la définition en vigueur,
avons identifié comme un frein à l’introduction d’un RBI tient précisément d’un objectif plus large qu’il ne pourra probablement jamais atteindre sans le
aux désaccords régnants sur le type de RBI que l’on souhaite voir mis en place. concours d’une multitude d’autres droits et dispositifs (services publics de qua-
Admettons donc que l’objectif qui nous intéresse soit de maximiser les marges lité, effectivité du droit au logement, etc.), il est espéré que tous les acteurs de
de progression de toutes les propositions de RBI. ces luttes et des différents RBI finissent par coopérer et par se penser mutuel-
Une première option qui permettrait de lever les amalgames et les défiances lement comme autant d’éléments et d’étapes utiles à la réalisation d’un objectif
consisterait en une plus rigoureuse classification des différents RBI. Cela pour- commun 105. Si cette option optimiste aurait le mérite d’encourager des coo-
rait par exemple passer par un resserrement des appellations « revenu de base » pérations productives avec des champs d’action et de recherche encore distants
ou « revenu universel » autour de l’utopie radicale exposée au point 1.1. Les du débat sur le RBI, et de faciliter la prise d’appui sur diverses dynamiques
partisans du « revenu de base (radical) » seraient alors incités à assumer leur déjà existantes, il y a des raisons de douter qu’elle puisse aboutir à apaiser les
tensions internes et externes vis-à-vis des différents RBI. Car, comme nous

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utopie jusqu’au bout dans le cadre d’un projet cohérent et viable. Et les autres
propositions de RBI, affranchies du poids de la non-viabilité de cette dernière, l’avons mis en exergue au fil de notre analyse, la méfiance qui règne autour
se trouveraient obligées de se positionner vis-à-vis d’elle en précisant leur de l’objet RBI ne tient pas seulement à l’opposition traditionnelle entre réfor-
propre utopie. Bien sûr, à défaut d’institution accréditrice habilitée à la faire miste et révolutionnaire ou à des effets de silo, mais aussi au fait que tout
appliquer, cette solution semble peu plausible 100. Mais l’abandonner trop vite consensus minimal apparaît aujourd’hui impossible tant les deux ou trois
serait sous-estimer l’influence du BIEN, qui jusqu’à aujourd’hui a considéra- visions du monde qui hantent le débat semblent inconciliables 106. En 1881,
blement influé sur la compréhension mondiale de l’objet 101. Les divisions Paul Lafargue écrivait : « Il y a autant d’autonomies que d’omelettes (...) Parler
internes au sein du BIEN comme du MFRB quant à l’ajout du critère de suf- d’établir l’autonomie sans tenir compte du milieu économique où elle doit être
fisance à leur définition respective 102 témoignent à la fois de l’éventualité de établie (...) c’est démontrer qu’on n’a pas volé son titre ignorantin 107. » Dans
ce scénario et des défis considérables qu’il soulève – défis qui débordent lar- notre cas, c’est aussi précisément sur la question de ce « milieu économique »
gement le seul problème de l’élucidation de la « zone grise de la suffisance » que les divergences et incertitudes sont les plus profondes. Alors que les mili-
que nous évoquions supra 103. tants pro-RBI vantent souvent la capacité du RBI à dépasser les clivages poli-
tiques traditionnels 108, le succès rencontré par la formule « ni de droite, ni de

100 - Tel fut le sens de la remarque que nous adressa Philippe Van Parijs lorsque nous la
suggérâmes à la journée d’étude organisée à Paris le 12 juin 2019 (https://www.ehess.fr/ en ligne (https://basicincome.org/wp-content/uploads/2015/01/Malcolm_Torry_Whats_a_definition_
fr/journées-détude/lallocation-universelle-proposition-radicale). And_how_should_we_define_Basic_Income.pdf) ; Kate McFarland, « Relaxing Conditions on
“Basic Income”: A Case Against Definition », Basic Income Earth Network, 23 octobre 2017,
101 - Remarquons que beaucoup de membres et d’organisations affiliées au BIEN se sont d’ail- disponible en ligne (https://basicincome.org/news/2017/10/relaxing-conditions-on-basic-income-
leurs investies de la mission de dénoncer publiquement les mésusages de l’expression « revenu a-case-against-definition).
de base ». Cette prérogative s’est notamment faite manifeste au début de pandémie de la
Covid-19 où plusieurs projets de pseudo-revenu de base, ont été pointés comme n’étant pas de 104 - Telle est par exemple la voie défendue en France et au sein du BIEN par le militant
« vrais » RBI. Voir par exemple Malcolm Torry, « Crise du Coronavirus et revenu de base Télémaque Masson-Récipon : Télémaque Masson-Récipon, « Vers une réponse à la question :
d’urgence », Basic Income Earth Network, trad. fr. Christine Cayré, 9 avril 2020, disponible en ligne Qu’est-ce qu’un revenu de base inconditionnel ? » communication présentée dans le cadre du
(https://basicincome.org/news/2020/05/crise-du-coronavirus-et-revenu-de-base-durgence/), ou séminaire de l’EHESS Futur(s) de la protection sociale (3), séance du 11 mars 2021, disponible
encore l’outil de « criblage » des différentes propositions mis au point par le MFRB en avril 2020 en ligne (https://www.youtube.com/watch?v=bVGOc_NZVOE).
(https://www.revenudebase.info/le-decrypteur/).
105 - Ibid.
102 - La question fut notamment à l’ordre du jour de l’assemblée générale du BIEN en 2016 ;
106 - Pour une analyse basée sur trois idéaux-types de RBI, voir par exemple Pierre-Étienne
et elle se retrouve aujourd’hui au cœur de l’entreprise de révision de la charte du MFRB initiée
Vandamme, « Trois modèles de revenu de base », dans ce numéro de Raisons politiques, no 83,
par le mouvement en 2019. Le caractère compréhensif de la définition jusqu’ici utilisée par ces
août 2021, p. 17-30.
deux organisations a été en partie expliqué note 79.
107 - Paul Lafargue, « Au nom de l’autonomie », L’Égalité : Organe du parti ouvrier, 25
103 - Pour un aperçu des problèmes posés par l’inclusion du critère de suffisance dans la
décembre 1881, p. 2.
définition du RBI, voir par exemple Télémaque Masson-Récipon, « Vers une réponse à la ques-
tion : Qu’est-ce qu’un revenu de base ? », communication présentée dans le cadre du séminaire 108 - Voir par exemple Leire Rincon, « Basic Income is not Left or Right, it’s Forward », Uncon-
de l’EHESS Futur(s) de la protection sociale (1), Paris, séance du 10 octobre 2018, disponible en ditional Basic Income Europe, 25 mai 2018, disponible en ligne (https://www.ubie.org/basic-
ligne (https://seminairefpsrbi.files.wordpress.com/2018/11/20181026-quest-ce-quun-revenu- income-is-not-left-or-right-its-forward/) ; ou le texte de la Proposition de résolution relative au
de-base.pdf) ; Malcolm Torry, « What’s a definition? And how should we define “Basic Income”? », lancement d’un débat public sur la création d’un mécanisme de revenu universel appelé socle
communication présentée au 17e Congrès du BIEN, Lisbonne, 25-27 septembre 2017, disponible citoyen adoptée à l’Assemblée Nationale le 26 novembre 2020.
Adapter l’utopie au réel ? - 69 70 - Laudine Grapperon

gauche... donc pas de gauche 109 » est symptomatique de ces blocages qui per- Face à l’urgence du présent, et/ou pour des raisons de commodité 114, il est
mettent d’en douter. En somme, à moins que des visionnaires ne parviennent envisageable que la première tendance – celle de l’abandon – prévale sur la
à concocter puis à diffuser quelque méta-utopie apte à concilier toutes ces seconde. D’où la dimension normative revêtue par notre réaffirmation du rôle
visions, l’option de soutien réciproque au sein d’une vaste coalition élargie de la pensée utopique. En résumé, afin que l’utopie puisse retrouver sa place dans
semble fort compromise 110. le débat, la nouvelle manière d’avancer graduellement vers l’avènement d’un RBI
À côté de ces deux voies normatives, un troisième scénario intermédiaire, que nous suggérons envisage une division nette entre deux registres d’action :
dont des signaux faibles sont déjà observables, pourrait se déployer de lui- d’un côté, les pas concrets, intrinsèquement désirables parce que répondant uni-
même. Las des limites du gradualisme que nous avons soulignées (parties 3 et voquement à des problèmes clairement identifiés – et dont les plaidoyers seraient
4), les militants pourraient l’abandonner massivement. Que feraient-ils alors ? dissociés de ceux des RBI les plus radicaux, voire du RBI tout court ; et de l’autre,
Certains iraient jusqu’à délaisser la défense d’un RBI – la considérant trop les avancées auprès de l’opinion et au niveau des imaginaires collectifs provoquées
incertaine, complexe et ambigüe – pour se tourner vers des combats plus immé- par des discours utopiques de plus en plus assurés et attractifs. Dans cette confi-
diats, concrets et univoques 111. Ce faisant, ils ne cesseraient pas forcément guration, la mission des débrouillards se préciserait. Ceux-ci seraient rendus indis-
d’œuvrer en faveur d’un RBI étant donné que de nombreuses mesures pensables non pas pour bricoler ex nihilo des RBI au rabais, mais, comme
aujourd’hui activement revendiquées totalement indépendamment de lui, aussi l’envisagent déjà dans une certaine mesure Philippe Van Parijs et Yannick
bien sur la place publique que « par la porte arrière 112 », sont susceptibles de Vanderborght, en tant qu’entremetteurs stratégiques, cherchant l’harmonie entre
la vision qui donne le cap et offre du recul, et les différents combats plus ou

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lui préparer le terrain 113. D’autres militants, à l’inverse, pourraient revenir à
l’option idéaliste, misant sur la puissance de la désirabilité de l’utopie, aussi moins immédiats, plus ou moins conciliables. Deux fonctions en particulier leur
radicale soit-elle, pour avancer dans sa direction – avec tous les avantages que reviendraient. D’un côté, éviter que les visionnaires ne sombrent dans un radi-
nous avons signalés supra (5.1.). À mesure que les différents projets se clari- calisme dogmatique, bloquant toute avancée pratique au nom du « tout ou rien ».
fieraient et s’assumeraient d’eux-mêmes sous des appellations distinctes, les Et d’un autre, faire en sorte que les activistes de tout bord, plutôt que de répondre
suspicions feraient place à des certitudes, et des stratégies communes pour- de manière dispersée aux urgences du présent, inscrivent progressivement leurs
raient même redevenir envisageables. actions dans la vision du modèle social cohérent dessiné par les visionnaires. La
mission des débrouillards ne serait donc pas d’adapter l’utopie au réel, mais de
concilier les deux sans les fondre l’un dans l’autre.
Si nos conclusions sur l’importance des visionnaires s’appliquent en premier
lieu à l’action militante (activistes et chercheurs engagés), elles semblent a priori
plus difficile à assumer dans le jeu politique électoral, ne serait-ce qu’en raison
du truisme démocratique qui suppose qu’un RBI idéal ne deviendra possible qu’à
l’heure où les citoyens seront disposés à l’accepter. Compte tenu de la faible
109 - Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition : garantir l’accès aux biens et services acceptabilité des RBI radicaux, on peut facilement conclure qu’un candidat qui
essentiels, Paris, Les Éditions Utopia, 2012, p. 39-43. Cette conviction s’est d’ailleurs retrouvée en assumerait pleinement la dimension utopique se tirerait une balle dans le pied.
à l’origine de la création en 2020 par quelques membres du MFRB d’un collectif indépendant
appelé « Collectif pour un droit au revenu » : Nicole Teke, « “Ni de gauche ni de droite” : une Si l’objectif politique poursuivi est d’être élu, l’utopie radicale, certes, ne saurait
posture qui discrédite l’idée du revenu de base », Collectif pour un droit au revenu, 3 juin 2020, être préconisée. Si l’objectif en revanche est de bousculer les représentations men-
disponible en ligne (https://droitaurevenu.org/ni-de-gauche-ni-de-droite-une-posture-qui-
discredite-lidee-du-revenu-de-base/).
tales en vigueur (entourant le travail, les bénéficiaires de l’aide sociale, le produc-
110 - Pour une conclusion similaire, voir par exemple Marc-Antoine Sabaté, « Revenu uni-
tivisme, etc.), l’option aurait tout lieu d’être considérée. En outre, en admettant
versel... », art. cité. la thèse que nous avons voulu démontrer, à savoir que les stratégies gradualistes
111 - Voir par exemple Daniel Sage, « Unemployment, Wellbeing and the Power of the Work qui cherchent à combiner désirabilité et réalisme échouent sur les deux plans,
Ethic: Implications for Social Policy », Critical Social Policy, vol. 39, no 2, 2019, p. 222-223. nous pourrions trivialement affirmer que quitte à échouer sur la base d’un pro-
112 - Yannick Vanderborght, « La faisabilité politique d’un revenu inconditionnel », op. cit., gramme peu convaincant, autant le faire en ayant marqué les esprits 115.
p. 331.
113 - Nous en avons mentionnées plusieurs au fil des développements précédents. Van Parijs
et Vanderborght donnent aussi plusieurs exemples de ces « nombreuses autres réformes » qui
114 - Sans comparer le mérite respectif de ces deux tendances, nous entendons simplement
pourraient être « saluées comme constituant d’utiles progrès dans la bonne direction », comme
que le conformisme ou le fait d’agir sur la base de certitudes largement partagées apparaît
« l’universalisation d’allocations familiales et de pensions de base, la généralisation de crédits
généralement comme plus confortable que de nager à contre-courant, en proie aux doutes, ou
d’impôt remboursables, le développement de prestation liées à l’exercice d’un emploi (in-work
de passer pour un doux-rêveur.
benefits) en complément de celles restreintes à ceux qui sont involontairement privées d’emploi,
et l’instauration de subventions au chômage volontaire sous forme d’allocations pour interrup- 115 - Notons que dans le cadre l’initiative populaire suisse (voir note 8), c’est précisément parce
tion de carrière ou de réduction du temps de travail. » : Philippe Van Parijs et Yannick Vander- qu’ils savaient pertinemment que celle-ci n’allait pas passer que ses promoteurs ont pu être
borght, Le revenu de base inconditionnel..., op. cit., p. 276. aussi transparents sur la vision du monde qui les animait. Même si les données manqueront
Adapter l’utopie au réel ? - 71 72 - Laudine Grapperon

Dans son Plaidoyer pour un revenu universel paru en octobre 2020, Benoît l’utopie au réel, nous ont semblé contre-productives. Face aux évolutions pos-
Hamon tire le bilan négatif de sa propre « gradualisation » du revenu universel sibles du débat, nous avons alors conclu à la nécessité que celui-ci soit réinvesti
d’existence (RUE), qu’il proposa lors de la campagne présidentielle en 2017 116. par la pensée utopique afin que les utopies du RBI se perfectionnent, se clari-
Contre nos probabilités, l’homme politique apparaît comme ayant opté pour fient, calment les défiances, et parviennent in fine à remobiliser autour de
la seconde des deux options que nous signalions plus haut : celle de l’utopie projets de société crédibles. Bien sûr, comme le laisse entendre le titre de
pleinement assumée 117. Reconnaissant que la « méfiance à l’égard du RUE, l’ouvrage de Benoît Hamon 121, assumer l’utopie, chercher à la parfaire en la
avant la critique budgétaire ou économique, est d’abord morale et cultu- soumettant à la critique, en bref, risquer de passer pour un illuminé, demande
relle 118 », l’essentiel de l’ouvrage fait œuvre de combat culturel visant à un courage singulier. Et pourtant, sans illuminés, point d’éclaireurs.
« changer de représentation du travail, changer de représentation de la richesse,
changer notre système de valeurs 119 ». Le RBI y est apprécié non seulement
comme clé de voûte d’un projet politique aspirant à « l’avènement d’une société
postcapitaliste et postcroissance », mais aussi et surtout en tant qu’instrument AUTRICE
d’une révolution existentielle et démocratique par le biais du pouvoir de choisir
Laudine Grapperon (laudine.grapperon@paris-est-sup.fr) est doctorante en économie au
qu’il confère à chacun 120. De prime abord, le plaidoyer en question, reprenant Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (LIPHA/Université Paris
les arguments traditionnels du débat, n’échappe pas aux limites que nous avons Est). Ses recherches portent sur les questions éthiques et économiques soulevées par
signalées dans la partie 4. Reste à savoir si cette impulsion utopiste se main- l’idée de revenu de base, et sur les nouvelles perspectives que celle-ci ouvre à la pensée

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tiendra au point de chercher à les dépasser, et d’engendrer in fine le regrou- libérale.
pement des RBI orphelins autour d’une utopie vraiment désirable.
AUTHOR
Conclusion Laudine Grapperon (laudine.grapperon@paris-est-sup.fr) is a doctoral student in Econo-
mics at the Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (LIPHA/
Dans un monde fictif où tous les partisans du RBI adhèreraient aux fins Université Paris Est). Her research focuses on the ethical and economic questions raised
by the idea of basic income, and on the new perspectives it opens to liberal thought.
ultimes que Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght rattachent à leur RBI
idéal, où il n’y aurait pas de raison de douter de la capacité de ce dernier à les
atteindre, ou bien où n’existeraient pas d’autres mesures qui puissent être consi- RÉSUMÉ
dérées comme plus sûres pour remplir les fins intermédiaires que les auteurs Adapter l’utopie au réel ? Analyse critique des stratégies gradualistes dans le débat
rattachent au RBI partiel, alors il n’y aurait pas à douter de la pertinence de sur le revenu de base, ou les vertus de la radicalité
celui-ci, que ce soit dans le cadre d’une stratégie gradualiste explicite ou
Face à la place croissante occupée par les considérations techniques et tactiques dans le
dérobée. Mais, dans le contexte réel du débat sur le RBI tel qu’il se présente débat sur le revenu de base en France, cet article entend montrer que les freins à la
en France, où aucun consensus solide n’existe autour du RBI – où les propo- progression de l’idée se situent au moins autant du côté de sa désirabilité que de sa
sitions qui se sont révélées les plus mobilisatrices demeurent supposées non- faisabilité. À partir d’une analyse des limites rencontrées par le revenu de base partiel
viables et où celles réputées viables pâtissent de la réputation dystopique des proposé par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght dans Le revenu de base incon-
ditionnel : une proposition radicale (La Découverte, 2019), il est montré que dans pareil
propositions plus radicales, le tout exacerbé par le contexte néolibéral des der-
contexte, les stratégies gradualistes, lorsqu’elles consistent à adapter la proposition radi-
nières décennies –, les stratégies gradualistes, lorsqu’elles consistent à adapter cale idéale aux exigences du réel, tendent à s’avérer contre-productives. L’article conclut
sur l’intérêt que présenterait le réinvestissement du débat par la pensée utopique, et sur
une façon d’envisager le gradualisme qui lui ferait toute sa place.
pour le prouver, notre observation participative de la campagne nous invite à penser que celle-ci
ne fut pas sans effet sur les imaginaires helvètes. L’action de distribution à tout venant de billets
de banques en gare de Zurich le 14 mars 2016 n’étant qu’un petit exemple des diverses manières ABSTRACT
dont cette campagne a fourni une dense matière à penser en dehors des cadres.
116 - Voir note 83.
Adapting Utopia to Reality? A Critical Analysis of Gradualist Strategies in the Basic
Income Debate, or the Virtues of Radicality
117 - Confirmant ce faisant sa conviction initiale : « Ce n’était pas, comme je l’entends si sou-
vent, trop tôt pour le faire [défendre un RUE en 2017]. Il était temps, urgent même, de semer Given the growing importance of technical and tactical considerations in the debate on
les graines d’une transformation en profondeur de notre économie et de notre société. » : Benoît basic income in France, this article aims to show that the obstacles to the progress of the
Hamon, Ce qu’il faut de courage..., op. cit., p. 45.
idea lie at least as much on the side of its desirability as on the side of its feasibility. Based
118 - Ibid., p. 48.
119 - Ibid., p. 69.
120 - Ibid., p. 51. 121 - Ibid.
Adapter l’utopie au réel ? - 73

on an analysis of the limits encountered by the partial basic income scheme proposed by
Philippe Van Parijs and Yannick Vanderborght in Basic Income: A Radical Proposal for a
Free Society and a Sane Economy (Harvard University Press, 2017), it is shown that in such
a context, gradualist strategies, when they consist in adapting the ideal radical proposal
to the requirements of reality, tend to prove counterproductive. The article concludes on
the interest of reinvesting the debate with utopian thought, and on a way of envisaging
gradualism that would give it its rightful place.

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76 - Guillaume Allègre

dossie
objections faites à un revenu de base national, tel que discuté dans les pays
développés. Ces principales objections, dans une optique libérale-égalitaire 6, sont

Un revenu de base mondial au nombre de trois : le coût d’un revenu de base suffisant serait trop élevé ; la
réduction du temps de travail serait inégalitaire ; la justification éthique serait
répondrait-il aux objections peu convaincante. Ces objections sont discutées ici dans le contexte d’un revenu
de base national dans les pays développés (1) et dans celui d’un revenu de base
faites à un revenu de base mondial (2). Les autres objections pouvant être faites à un revenu de base mon-
dial sont ensuite discutées (3). Nous montrons aussi qu’un revenu de base au
national ? niveau mondial est une idée plus radicale qu’au niveau national.

1. Les objections faites à un revenu de base national sont-elles


Guillaume Allègre fondées ?

Le revenu de base est défendu dans le cadre d’écoles de pensée très diffé-
S elon une définition communément admise, le revenu de base est
« une somme d’argent versée par une communauté politique à tous rentes : notamment, libertarienne, décroissante, libérale-égalitaire. Dans cha-

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ses membres, sur une base individuelle, sans conditions de ressources ni cune de ces écoles de pensée, le revenu de base est universel, individuel et
obligation ou absence de travail 1 ». Pour la plupart des défenseurs du inconditionnel, mais les objectifs et les autres caractéristiques de la réforme
revenu de base, la communauté politique à laquelle se réfère cette définition diffèrent. La discussion sera ici limitée à l’analyse d’un revenu de base de type
se situe au niveau de l’État-nation. En principe, le revenu de base peut être libéral-égalitaire 7. C’est dans cette perspective que Philippe Van Parijs et
mis en place par une communauté politique plus petite que l’État-nation. Yannick Vanderborght défendent le revenu de base. C’est aussi la perspective
D’ailleurs, l’expérience la plus importante de revenu de base actuellement qui est la plus discutée dans la sphère de la construction des politiques publi-
en vigueur a été mise en place dans l’État de l’Alaska aux États-Unis. Les ques. Dans cette approche, le revenu de base est pensé comme une refonte du
projets aujourd’hui discutés de revenu de base, que ce soit en France, en système de protection sociale qui passerait d’un critère de besoin à un critère
Finlande, ou en Suisse le sont néanmoins au niveau des États-nations. En d’égalité. Il se substituerait aux minima sociaux (RSA en France) et aux aides
effet, c’est à ce niveau que sont financées historiquement les dépenses de sociales ciblées sur les travailleurs pauvres (Prime d’activité en France), mais
protection sociale (on parle d’État-providence). Le revenu de base n’est que pas aux assurances sociales. Le niveau serait équivalent au minimum social
très rarement discuté à un niveau supra-national. Quelques propositions actuel ou légèrement plus élevé. C’est dans cette logique que s’inscrivait la
ont été faites au niveau européen 2. Alors que les premières propositions de proposition de Benoît Hamon, lors de la présidentielle française de 2017, ainsi
revenu de base datent de la fin du 18e siècle 3, au niveau mondial, les pro- que l’expérimentation d’un revenu de base en Finlande. Un tel revenu de base,
positions sont récentes et spéculatives 4. Philippe Van Parijs et Yannick Van- libéral-égalitaire et national, poursuit plusieurs objectifs : c’est une réforme de
derborght n’y consacrent que quelques pages, plutôt pour illustrer le débat la protection sociale visant à réduire le non-recours et la stigmatisation liée
sur les questions éthiques liées au changement climatique 5. Pourtant, il aux revenus d’assistance ; cela donnerait le choix aux moins aisés de réduire
peut être argué qu’un revenu de base mondial répond aux principales leur temps de travail ou de refuser des emplois dégradants ; c’est un revenu
d’émancipation qui permet de réduire la pauvreté ainsi que les liens de dépen-
dance avec l’administration sociale et les employeurs.
1 - Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base.
2 - Michel Genet et Philippe Van Parijs, « Eurogrant », BIRG Bulletin, vol. 15, 1992, p. 4-7.
3 - Thomas Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, La citoyenne
Ragouleau, 1795 ; Thomas Spence, The Rights of Infants, 1796, disponible en ligne
(http://www.thomas-spence-society.co.uk/rights-of-infants/). Les deux auteurs proposent une
mise en place au niveau des paroisses.
4 - Pieter Kooistra, Het Ideale Eigenbelang - Een UNO Marshall Plan voor alle your period,
Uitgeverij Kok Agora, Kampen, 1983 ; Myron Frankman, « From the Common Heritage of Mankind 6 - Le revenu de base fait l’objet d’autres objections que nous n’aborderons pas ici. Par exemple,
to a Planet-Wide Citizen’s Income: Establishing the Basis for Solidarity », Montreal, McGill Uni- la plupart des propositions de revenu de base s’inscrivent dans des économies de marché de
versity, Department of Economics, 2001. type capitaliste. Pour les marxistes, le revenu de base ne s’attaquerait ainsi pas à l’exploitation
capitaliste.
5 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel : une propo-
sition radicale, trad. fr. Marc-Antoine Authier, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possi- 7 - Par contre, notre analyse ne se situe pas nécessairement dans le paradigme social-égali-
bles », 2019 (les autres références à Van Parijs et Vanderborght renvoient à cet ouvrage). taire bien que nous ne nous en éloignions pas beaucoup.
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 77 78 - Guillaume Allègre

Ce revenu de base libéral-égalitaire a fait l’objet de propositions chiffrées, nécessairement un revenu “insuffisant”, assurant à peine des conditions mini-
notamment pour le Royaume-Uni 8, la Belgique 9, et la France 10. Des expé- males de survie 16. »
rimentations ont été menées aux États-Unis et au Canada dans les années La plupart des objections par rapport au coût d’un revenu de base partent
1960 et 1970 sous la forme d’impôts négatifs 11. Dans toutes ces propositions, de son coût brut. Prenons l’exemple de la France. Le coût brut est le montant
le revenu de base est d’un montant proche du revenu minimum garanti annuel de revenu universel multiplié par son nombre de bénéficiaires, soit le
(autour de 500 euros en France) et est financé par un impôt sur le revenu nombre d’adultes dans la population (si les enfants sont exclus du dispositif).
des ménages. Il est en fait difficile d’imaginer un autre mode de En France, il serait de 330 milliards pour un revenu universel équivalent au
financement 12. RSA pour un célibataire sans enfant (550 euros par mois), ce qui correspond
Les principales objections faites à cette proposition de revenu de base sont à 13 % du produit intérieur brut (PIB).
son coût (pour un niveau suffisant), une réduction inégalitaire du temps de Devant ce coût, une note de la Fondation Jean Jaurès propose de mobiliser
travail, et les limites de sa justification éthique. « les branches maladie et famille ainsi que l’assurance chômage 17 ». Les auteurs
de la note illustrent ainsi, probablement involontairement, une critique faite
a) Le revenu de base est-il trop coûteux (ou insuffisant) ? au revenu universel qui serait un piège libéral destiné à liquider la protection
Selon Hilary Hoynes et Jesse Rothstein, dans le contexte américain, un sociale. Vu le coût du dispositif, on peut légitimement se demander si, malgré
revenu réellement universel serait « extrêmement cher », le double des dépenses les intentions de la plupart de ses défenseurs, il ne rentrera pas en concurrence

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de sécurité sociale, Medicare et Medicaid 13. Pour Ugo Colombino, « comparé avec les dépenses actuelles (dépenses collectives et protection sociale).
aux politiques sous condition de ressources, le revenu de base est susceptible Néanmoins, les défenseurs du revenu universel en relativisent le coût. Pour
d’être gagnant sur la plupart des critères utilisés pour la comparaison. Une le Mouvement français pour un revenu de base, ce qui compte est le coût net,
exception possible est le coût d’une telle politique 14. » Clément Cadoret résume c’est-à-dire la somme de ce que les contributeurs nets (impôt universel moins
le dilemme auquel le revenu de base est confronté : « pour être soutenable, son revenu de base positif) devront payer, qui est égal à la somme de ce que les
montant doit être faible, au risque de réduire l’efficacité des dispositifs de lutte bénéficiaires nets (revenu de base moins impôt universel positif), vont recevoir,
contre la pauvreté. Dès que son montant s’élève, la question de sa faisabilité en supposant que l’impôt universel servant à financer le revenu de base est
financière et politique est posée 15 ». Ce dilemme avait déjà été souligné par proportionnel au revenu. D’après les calculs des auteurs, ce coût net, qui est
Robert Castel : « On ne voit pas quel régime politique, fût-il de gauche ou en fait la somme des transferts, serait en France de 104 milliards d’euros, soit
même d’extrême gauche (...), pourrait assurer les quelques dizaines ou cen- environ 5 points de PIB 18. C’est plus que les recettes de l’impôt sur le revenu
taines de milliards d’euros nécessaires pour garantir à tous un revenu “suffi- (75 milliards d’euros en 2014). Or l’impôt sur le revenu (IR), qui est également
sant”, que l’on travaille ou que l’on ne travaille pas. Si quelque chose comme progressif, fait l’objets de nombreux débats et controverses politiques. Les
un revenu de ce type se met en place, ce qui n’est pas exclu, ce sera recettes d’IR sont ainsi instables : après avoir augmenté sur une longue période
(1954-1980), elles passent de 5,6 % du PIB en 1980 à 2,4 % en 2009, période
durant laquelle l’impôt progressif est remis en cause 19. Or, le revenu universel,
s’il veut atteindre ses objectifs, a besoin de recettes stables. Le risque serait
8 - Tony Atkinson, Public Economics in Action. The Basic Income Flat Tax Proposal, The Lindahl d’introduire un revenu universel à un montant finalement peu élevé (équiva-
Lectures, Oxford, Oxford University Press, 1995.
lent au minima sociaux actuels) et que ce montant baisse au fur et à mesure.
9 - Bruno Gilain et Philippe Van Parijs, « L’allocation universelle : un scénario de court terme
et de son impact distributif », Revue belge de sécurité sociale, vol. 38, no 1, 1996, p. 5-80. En effet, contrairement aux minima sociaux, le revenu universel serait direc-
10 - Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, un revenu de liberté pour tous : Une proposition
tement lié à l’impôt universel : une contestation de l’impôt réduirait le montant
d’impôt négatif en France, Paris, Éditions de l’Onde/GénérationLibre, 2015. versé aux personnes sans ressources.
11 - Guillaume Allègre, « L’expérimentation sociale des incitations financières à l’emploi : ques-
tions méthodologiques et leçons des expériences nord-américaines », Document de travail OFCE,
no 2008-22, 2008.
12 - Clément Cadoret, « Revenu universel : halte à la pensée magique », in Guillaume Allègre 16 - Robert Castel, « Salariat ou revenu d’existence ? Lecture critique d’André Gorz »,
et Philippe Van Parijs (dir.), Pour ou contre le revenu universel, Paris, PUF/Humensis/ laviedesidées.fr, 6 décembre 2013.
laviedesidées.fr, 2018.
17 - Jérôme Héricourt et Thomas Chevandier (dir.), Le revenu de base de l’utopie à la réalité ?,
13 - Hilary Hoynes et Jesse Rothstein, « Universal Basic Income in the US and Advanced Coun- Fondation Jean-Jaurès, 22 mai 2016.
tries », NBER Working Paper, no 25538, 2019.
18 - Jean-Eric Hyafil et Amaru Mbape (dir.), Proposition de financement pour l’introduction d’un
14 - Ugo Colombino, « Is Unconditional Basic Income a Viable Alternative to Other Social Wel- revenu universel en France, Mouvement français pour un revenu de base, 2014.
fare Measures? », IZA World of Labor, 2019.
19 - Mathias André et Malka Guillot, « 1914-2014 : Cent ans d’impôt sur le revenu », Les notes
15 - Clément Cadoret, « Revenu universel : halte à la pensée magique », art. cité. de l’IPP, no 12, juillet 2014.
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 79 80 - Guillaume Allègre

b) Une réduction inégalitaire du temps de travail ? revenus puisqu’elles financeraient moins un dispositif qui bénéficierait de façon
égale à tous. Le pouvoir de négociation des femmes en couple pourrait ainsi
Pour ses défenseurs, le revenu de base est un socle qui permet de choisir
être accru. Les femmes profiteraient également plus souvent que les hommes
réellement sa vie professionnelle, aussi bien en termes d’heures de travail, que
des possibilités d’interruption de carrière et de la facilitation du travail à temps
de refus d’emplois dégradants. Le revenu de base devrait renforcer le pouvoir
partiel, ce qui serait favorable en termes d’émancipation et de bien-être.
de négociation des salariés vis-à-vis des employeurs. Si l’offre de travail baisse
(au moins dans le bas de l’échelle), les salaires devraient augmenter. Dans le Mais si certaines femmes profitent d’un revenu universel généreux pour
couple, le pouvoir de négociation des femmes vis-à-vis des hommes devrait réduire leur temps de travail, cela pourrait renforcer la division sexuée du travail.
s’élargir puisque les ressources propres des femmes vont augmenter. Bénéfi- Le risque est de voir l’allocation universelle servir de salaire maternel. Par consé-
ciant d’un « revenu à soi 20 », les femmes gagneraient en autonomie. Pour quent, même les femmes qui ne réduisent pas leur temps de travail pourraient
reprendre l’expression de Philippe Van Parijs, leur liberté réelle serait accrue. être victimes de discrimination statistique, celle-ci consistant à rejeter un individu
en raison de caractéristiques qu’on lui prête parce que les membres de son groupe
Pour les critiques de cette vision optimiste, avec un revenu universel, le
d’appartenance sont supposés avoir souvent ces caractéristiques. Ainsi, si cer-
partage du travail serait... mal partagé. Dominique Méda souligne ainsi le risque
taines femmes décident de s’arrêter de travailler, cela aura des conséquences sur
de voir se constituer, à côté d’individus productifs, un secteur de « handicapés
toutes les femmes sur le marché du travail. Offrir un revenu identique aux
sociaux » peuplé des individus que le système productif considérera comme
hommes et aux femmes n’est donc pas neutre dans un monde où les femmes
inemployables 21. En effet, avec un revenu universel égal pour tous, ce sont les

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ont des salaires moins élevés que les hommes et font, pour des raisons également
personnes les moins attachées au marché du travail, celles qui auraient les
culturelles, une plus grande part des tâches domestiques.
salaires les plus faibles en travaillant, qui passeraient à temps partiel, voire
s’arrêteraient de travailler : les jeunes, les personnes peu qualifiées, les femmes
c) La justification éthique est-elle convaincante ?
avec enfant. L’instauration d’un revenu de base suffisant ne produirait donc
pas une réduction du temps de travail homogène puisque l’incitation à réduire Jusqu’ici, le revenu de base n’a connu que de sévères échecs électoraux.
son temps de travail serait beaucoup plus importante pour les individus aux Lors d’une votation suisse médiatisée, le revenu de base a été rejeté par 76,9 %
plus faibles salaires, pour lesquels le revenu universel représenterait une plus des électeurs. Le revenu de base est également apparu dans deux campagnes
grande part des revenus. On irait ainsi vers une plus grande polarisation du présidentielles. En 1972 aux États-Unis, McGovern en fit un des éléments de
marché du travail avec des non-travailleurs d’une part et des travailleurs très sa plateforme et ne gagna que 17 grands électeurs sur 538. En 2017, Benoît
productifs d’autre part. Comme l’écrivait André Gorz avant de se convertir à Hamon ne remporta que 6,3 % des votes. Dans les deux cas, les candidats ont
l’idée, le revenu universel risque de renforcer le clivage entre d’une part des été confrontés à la question de la « valeur travail » et du versement d’un revenu
actifs bien intégrés dans la sphère économique et d’autre part des exclus voués de base aux personnes volontairement inactives.
aux activités informelles et précaires 22. Le revenu universel pourrait renforcer Comment peut-on justifier de verser un revenu de base aux individus
l’« ubérisation » du marché du travail, et accélérer la sortie du salariat et des volontairement inactifs ? Pour les premiers défenseurs d’un revenu de base,
protections collectives, contribuant ainsi à creuser les inégalités primaires. Thomas Paine et Thomas Spence, et pour certains libertariens actuels 23,
Contrairement au revenu de base, les lois de réduction du temps de travail celui-ci serait justifié par la propriété commune des terres. Pour Thomas
protègent le salariat, concerne tous les salariés, et ne fragmente pas la société, Paine par exemple, la terre est à l’origine la propriété commune au genre
condition, semble-t-il, d’une meilleure acceptabilité sociale. humain. L’appropriation privée engendre une confiscation et les propriétaires
Le revenu universel est parfois présenté comme une réforme féministe. doivent dédommager l’humanité de cette spoliation via l’impôt, tandis que
Selon Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, les femmes seraient les pour Spence, les terres doivent être recollectivisées (et les loyers versés de
grandes gagnantes d’un revenu de base financé par un impôt sur le revenu façon égalitaire à tous les membre de la communauté) 24. Philippe Van Parijs
individuel : comme leur taux de participation à la population active et leurs prend l’exemple de naufragés sur une île inhabitée recelant des produits
salaires sont inférieurs à ceux des hommes, elles gagneraient en termes de (notamment alimentaires) laissés par une population disparue 25. Dans ce cas,

23 - Mattt Zwolinski, « Property Rights, Coercion, and the Welfare State. The Libertarian Case
20 - Rachel Silvera, « Le revenu universel : quels risques pour les femmes ? », Travail, Genre for a Basic Income for All », The Independent Review, vol. 19, no 4, 2015.
et Sociétés, no 40, 2018, p. 163-168.
24 - Thomas Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, 1797 (BNF) ;
21 - Dominique Méda, « Une menace pour notre protection sociale », Nouvelobs.com, 9 janvier Thomas Spence, The Rights of Infants, 1796.
2017.
25 - Philippe Van Parijs, « Au-delà de la solidarité. Les fondements éthiques de l’État-Provi-
22 - André Gorz, « Revenu minimum et citoyenneté. Droit au travail vs. droit au revenu », Futu- dence et de son dépassement », in Serge Paugam (dir.), Repenser la solidarité. L’apport des
ribles, 1994. sciences sociales, Paris, PUF, 2006,
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 81 82 - Guillaume Allègre

le partage égalitaire de ces ressources exogènes est une règle susceptible d’être besoin d’être entremêlés : la ressource est directement vendue à l’extérieur 31.
consensuelle 26. Mais dès lors que l’on passe d’une société de pure consom- On retombe donc dans ces deux cas dans la parabole initiale des naufragés
mation à une société de production (il faut cultiver les aliments), la question arrivant sur une île recelant des produits directement consommables. La déci-
éthique se pose différemment : l’auteur suggère de distribuer de manière éga- sion de partager cette ressource de manière égalitaire n’est alors pas étonnante.
litaire les ressources initiales à leur valeur de marché. Ceci soulève un pro-
blème : la valeur de ces ressources rares dépend de la volonté de travailler :
2. Un revenu de base mondial répond-il à ces objections ?
si personne ne veut travailler, les ressources n’auront aucune valeur ; au
contraire, plus il y aura de personnes qui voudront travailler et donc utiliser
Aujourd’hui 730 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté
les ressources nécessaires pour le travail, plus la valeur de marché de ces
extrême fixé à 1,9 dollar par jour et par personne par la Banque mondiale.
ressources sera importante. Les ressources naturelles et le travail doivent
Ceci représente environ 10 % de la population mondiale en 2015 32. Si le taux
s’entremêler, les deux ressources étant entièrement complémentaires : le tra-
d’extrême pauvreté dans le monde a beaucoup baissé depuis 1990, les progrès
vail n’a pas de valeur sans ressource naturelle et à l’inverse les ressources
en Afrique sub-saharienne sont faibles : 56 % des pauvres y habitent
naturelles n’ont pas de valeur sans travail. On peut alors considérer qu’un
aujourd’hui. La population y augmentant plus vite que le rythme de diminu-
individu volontairement inactif qui percevrait la valeur de marché des res-
tion du taux de pauvreté, le nombre de pauvres y continue de s’accroître. La
sources initiales exploiterait les travailleurs dans le sens où ils bénéficieraient
croissance économique ne devrait pas permettre une diminution aussi rapide
du travail (plus ou moins intense) d’autrui sans contrepartie en termes de

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de la pauvreté qu’en Chine. De plus, les mesures officielles de la pauvreté
travail 27. Dit autrement, la consommation permise par le versement d’un
globale ont été remises en cause : d’après Martin Ravallion et Shaohua Chen,
revenu de base nécessite du travail ; les individus bénéficiant de ce versement
la baisse de la pauvreté absolue au niveau mondial n’est pas aussi spectaculaire
auraient donc une obligation de réciprocité vis-à-vis de la société qui a généré
que dans les résultats de la Banque mondiale 33. La Banque mondiale s’étant
ce paiement. C’est aussi la réponse célèbre de John Rawls à Philippe Van
engagée à « mettre fin à l’extrême pauvreté d’ici 2030 », la question d’un revenu
Parijs : si des individus surfent toute la journée au large de Malibu, la société
de base mondial mérite d’être posée.
n’a pas à les nourrir. Pour Rawls, le revenu est créé par coopération sociale
et les gains de la coopération n’ont pas à être partagés avec ceux qui pour- L’idée de revenu de base mondial n’est que très récente et la littérature
raient mais ne souhaitent pas coopérer 28. Cette idée semble aujourd’hui majo- assez restreinte. Philippe Van Paris et Yannick Vanderborght n’y consacrent
ritairement partagée par les citoyens des pays développés : à l’image de la que quelques pages (le revenu de base au niveau européen y est plus développé).
France, la plupart des systèmes de minima sociaux y sont conditionnés soit Par revenu de base mondial, j’entends ici un versement monétaire versé à tous
à l’incapacité de travailler, soit à des efforts d’insertion sociale et/ou profes- les individus de la planète de façon inconditionnelle, d’un montant qui serait
sionnelle 29. De plus, la protection sociale a plutôt été réformée ces dernières plutôt faible relativement au revenu des pays développés, mais important rela-
années dans le sens d’une plus grande activation 30. tivement à celui des plus pauvres. Ici, nous prendrons l’exemple illustratif d’un
revenu de base de 1 dollar par jour et par personne. L’objectif principal d’un
Il existe au moins deux expériences de revenu de base dans le monde :
revenu de base mondial est d’augmenter les ressources des plus pauvres :
l’Alaska Permanent Fund verse un dividende annuel, tiré des revenus du
comme les pays les plus pauvres n’ont généralement pas de système de pro-
pétrole, à tous les résidents de l’Alaska, et la tribu indienne Eastern Band of
tection sociale développé, les questions de la dépendance à l’administration
Cherokee distribue une partie des profits des casinos égalitairement entre ses
sociale, de la stigmatisation des aides conditionnées aux ressources, et du non-
membres. Il est intéressant de noter que dans les deux cas, il y a une manne
recours ne se posent pas de la même façon que dans les pays développés. De
qui est à la fois exogène (le pétrole, la possibilité d’exercer l’activité de casino)
plus, un revenu aussi faible ne permettrait pas d’arrêter de travailler. Alors
et exportée. Par conséquent, dans ces deux cas, travail et ressources n’ont pas
qu’un revenu de base dans les pays développés vise à une triple émancipation
(pauvreté, administration sociale, employeurs), un revenu de base global vise
quasi-exclusivement l’émancipation par rapport au manque de ressource.
26 - Les naufragés solidaires pourraient aussi tenir compte des besoins.
27 - Voir aussi Ronald Dworkin, « What is Equality? Part 2: Equality of Resources », Philosophy
& Public Affairs, vol. 10, no 4, 1981, p. 283-345.
28 - John Rawls, Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993. 31 - Le travail (exploitation du pétrole et du casino) peut être effectué par des travailleurs
immigrés.
29 - La Finlande fait figure d’exception, aucune condition n’étant demandée des personnes en
âge de travailler. Le revenu minimum garanti y est considéré comme un minimum vital. 32 - Banque mondiale, Piecing together the Poverty Puzzle, The World Bank, 2018.
30 - Jean-Claude Barbier, « Le workfare et l’activation de la protection sociale, vingt ans après : 33 - Martin Ravallion et Shaohua Chen, « Global Poverty Measurement When Relative Income
beaucoup de bruit pour rien ? », Lien social et Politiques, no 61, 2009. Matters », Journal of Public Economics, vol. 177, 2019.
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 83 84 - Guillaume Allègre

a) Un rapport bénéfice coût plus favorable ? est inefficace voire contre-productive car elle est susceptible d’être détournée
par les gouvernements, ce qui favorise la corruption et la prédation 35.
Le coût brut, en pourcentage du PIB serait plus faible qu’un revenu de
base national. Ce revenu de base bénéficierait évidemment beaucoup plus, Une littérature de plus en plus importante souligne les bienfaits de transferts
en pourcentage du PIB, aux pays pauvres qu’aux pays riches : le revenu de monétaires dans les pays en voie de développement 36. Une meilleure alimen-
base ne pèse que 0,9 % du PIB des pays à revenus élevés (PIB/habi- tation est un des effets le plus important d’un transfert monétaire vers les
tant > 12 000 $) tandis qu’il représente 16,5 % du PIB des pays à bas revenus populations pauvres. En Afrique du Sud, le versement d’allocations familiales
(1 000 $ < PIB/h < 3 000 $) et 46 % du PIB des pays à très bas revenus (PIB/ a accru la taille des enfants 37. Selon le DFID, des effets positifs de transferts
h < 1 000 $) 34. Le revenu de base mondial, contrairement à un revenu de monétaires sur la nutrition ont également été observés au Nicaragua, au
base national, réduirait ainsi les inégalités (et l’extrême pauvreté) de façon Lesotho et au Bangladesh. Les transferts monétaires augmentent le niveau de
drastique. Ceci est dû en partie au fait que les inégalités internationales sont vie et donc la demande d’alimentation. Ceci bénéficie en général aux produc-
bien plus importantes que les inégalités nationales : les pays à très bas revenus teurs locaux. Cependant, il faut que le marché puisse répondre ; en Éthiopie,
représentent 10 % de la population mondiale, mais seulement 0,7 % du PIB une expérience de transfert monétaire s’est traduite par une (légère) augmen-
tandis que les pays à revenus élevés représentent 17 % de la population, mais tation des prix dans certaines zones 38. Les transferts monétaires peuvent éga-
64 % du PIB. lement améliorer l’assiduité scolaire en aidant les ménages pauvres à surmonter
les obstacles liés à la scolarité (frais d’inscription, uniformes, livres). Des effets
Comment financer un tel revenu ? Une première solution est de le financer

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ont été observés que les transferts soient conditionnels ou non, ciblés sur les
par les États en proportion de leur PIB. Avec ce financement, les États devraient
enfants ou non. Selon le Department for Internation Development (DFID),
verser 3,4 % de leur PIB. La contribution nette des pays à revenus élevés serait
ces effets ont été constatés pour des programmes de transferts monétaires dans
alors de 2,5 % du PIB tandis que le bénéfice net des pays à très bas revenus
une dizaine de pays. Les transferts monétaires augmentent également les
serait de 42,9 %. En France, la contribution nette serait de 2,4 %. C’est le même
dépenses de santé, notamment en direction des enfants. Des effets sur la santé
ordre de grandeur que la contribution nette des individus les plus aisés au
ont été observés au Malawi, en Colombie et au Mexique.
revenu de base national. Il est possible d’arguer que ce revenu de base mondial
est plus radical dans le sens où il aurait un impact beaucoup plus important
b) Quel impact sur le marché du travail et les inégalités
– sur la vie d’au moins 1 milliard d’individus – que des revenus de base mis
femmes-hommes ?
en place de façon nationale. En effet, le revenu de base mondial augmenterait
théoriquement le niveau de vie des 1 milliard d’individus les plus pauvres sur Il n’y a pas d’évidence de réduction de la participation au marché du travail
la planète de 50 % et plus. Ces individus manquent d’une alimentation saine, par les transferts monétaires dans les pays en voie de développement. Au
vivent dans des conditions hygiéniques déplorables et n’ont souvent pas accès contraire, dans ces pays, les transferts monétaires pourraient accroître l’offre
à des soins médicaux élémentaires, souvent faute de revenus. En cela, même de travail des adultes (et réduire le travail des enfants, plus souvent scolarisés).
si le coût reste élevé, le rapport bénéfice/coût du revenu de base mondial semble Des individus mieux nourris et en meilleure santé sont plus susceptibles de
bien plus important que celui d’un revenu de base national : pour un coût pouvoir travailler. Dans une expérimentation de revenu universel en Inde,
équivalent pour les plus aisés, les inégalités seraient réduites de façon beaucoup l’évaluation a montré que le revenu a permis aux familles d’acheter du bétail,
plus marquée (parce que les inégalités mondiales sont plus importantes que leur principal capital productif 39. Ceci illustre une trappe à pauvreté dans
les inégalités nationales). laquelle sont des nombreux pauvres dans les pays en voie de développement :
des investissements rentables (santé, éducation, investissement en capital) n’y
Se pose toutefois la question du coût d’opportunité : peut-on faire mieux
pour aider les plus pauvres par des instruments alternatifs avec le même argent
tels que des politiques publiques de nutrition, de santé et d’éducation (soit un 35 - Angus Deaton, The Great Escape: Health, Wealth, and the Origins of Inequality, Princeton,
revenu de base en nature) ? Princeton University Press, 2013.

Soulignons que le revenu de base mondial proposé ici serait financé au 36 - Pour une revue de littérature, voir DFID, Cash Transfers, Evidence Paper, Policy Division,
2011, disponible en ligne (https://webarchive.nationalarchives.gov.uk/ukgwa/+/http:/www.dfid.
niveau international sous condition que le revenu soit versé directement aux gov.uk/Documents/publications1/cash-transfers-evidence-paper.pdf).
individus. Ceci limite les possibilités de corruption et de détournement. En 37 - Jorge Aguero, Michael Carter, Ingrid Woolard, « The Impact of Unconditional Cash Trans-
effet, une aide pour des politiques d’éducation par exemple devrait être versée fers On Nutrition: The African Child Support Grant », International Poverty Centre Working Paper,
no 39, 2007.
aux gouvernements. Angus Deaton a montré que ce type d’aide internationale
38 - Emebet Kebede, « Moving from Emergency Food Aid to Predictable Cash Transfers: Recent
Experience in Ethiopia », Development Policy Review, vol. 24, no 5, 2006.
39 - Sarath Davala, Renana Jhabvala, Guy Standing, Soumya Kapoor Mehta, Basic Income. A
34 - Calculs de l’auteur. transformative Policy for India, New Delhi, Bloomsbury Academic, 2015.
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 85 86 - Guillaume Allègre

sont pas réalisés faute de liquidité et d’accès au crédit. Des transferts monétaires Il serait inconditionnel car de toute façon trop faible pour vivre dignement
peuvent aider à sortir de cette trappe à pauvreté. sans travailler. Toutefois, une question se pose : peut-on justifier un revenu
universel, versé à tous sans condition, au nom de l’interconnexion, si certaines
Les éléments ci-dessus laissent penser que les transferts monétaires dans les
communautés préfèrent s’isoler ?
pays en voie de développement, et donc un revenu de base mondial, auraient
un impact favorable non ambigu pour les femmes. Contrairement à un revenu Une deuxième justification s’appuie sur l’idée de partage égalitaire des res-
universel dans un pays développé, le revenu universel mondial ne devrait pas sources externes dans l’inspiration de Ronald Dworkin : la terre, les ressources
réduire l’offre de travail, notamment des femmes. En effet, le montant serait naturelles (pétrole, etc.) sont une propriété commune de l’humanité. Ceux qui
trop faible pour inciter à ne plus travailler. Il pourrait même augmenter le se les approprient doivent compenser les autres. On peut arguer que la valeur
travail des femmes car le foyer peut investir en capital (bétail notamment). Au des terres dépend des infrastructures financées par les communautés politiques
Brésil, la Bolsa Familia a ainsi augmenté la participation des femmes au marché locales ou nationales et donc que celle-ci n’est pas partageable au niveau mon-
du travail, comme l’a montré le DFID. De plus, les dépenses supplémentaires dial. Mais parmi ces ressources, il y a notamment une ressource réellement
en alimentation, en éducation et en santé sont susceptibles de bénéficier prio- globale qui est l’atmosphère non polluée : si j’émets du CO2, cela touche au
ritairement aux filles, souvent les premières sacrifiées du manque de liquidités, droit d’individus et de communautés à l’autre bout de la planète de vivre dans
selon Sarath Davala et ses co-auteurs. une atmosphère non réchauffée par l’homme. Cet air non pollué peut être vu
comme une ressource externe au même titre que la terre : polluer cette res-
Ceci souligne le caractère radical du revenu de base mondial dans les pays

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source mérite compensation, sauf que l’atmosphère est un bien mondial et que
les plus pauvres : il ne traite pas que les symptômes, mais crée une dynamique
le public concerné par la compensation est le genre humain dans son intégralité.
transformatrice permettant de sortir de la trappe à pauvreté, notamment pour
les femmes, dont l’accès aux ressources est plus faible que celui des hommes. Le droit à une atmosphère non polluée et un climat constant (justice cli-
matique), c’est aussi la justification donnée par Philippe Van Parijs et Yannick
c) Justification éthique et acceptabilité politique Vanderborght. D’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolu-
tion du climat (GIEC), les émissions nettes anthropiques de CO2 doivent
Personne ne se contenterait de vivre avec un dollar par jour. Au contraire, tomber à zéro d’ici à 2050 pour un réchauffement global limité à 1,5 oC.
le revenu permettrait à certaines personnes de travailler (grâce à une meilleure Aujourd’hui déjà, toute émission de CO2 contribue aux dérèglements climati-
alimentation, une meilleure santé, et à des investissements productifs). La ques. Taxer ces émissions, à hauteur du coût social du carbone, et les redis-
fameuse critique du « surfeur de Malibu » ne s’applique donc pas au revenu tribuer égalitairement à tous les individus peut être vu comme une mesure de
de base mondial tel que défini ici : il faudra que le surfeur trouve d’autres justice, les individus étant supposés conjointement propriétaires de l’atmo-
ressources. Il ne peut complétement s’isoler de la société qui le nourrit, ce qui sphère. La Banque mondiale communique les données du Carbon Dioxide
implique un minimum de réciprocité. Information Analysis Center du Département américain de l’énergie concer-
Si la critique du surfeur ne s’applique pas, il reste tout de même à trouver nant les émissions anthropiques de CO2 par pays dus à la consommation
une justification éthique au revenu de base universel. On peut distinguer (au d’énergie fossile. Au total, 36 giga-tonnes de CO2 sont émises dans le monde
moins) deux justifications. Une première justification est la solidarité (au (50 giga-tonnes equivalent CO2 si on prend en compte l’ensemble des gaz à
niveau mondial). La Déclaration universelle des droits de l’homme pose comme effet de serre). Une taxe de 76 $ par tonne permettrait de financer un revenu
la plus haute aspiration de l’homme la libération « de la terreur et de la de base mondial d’1 dollar par jour et par personne. Une méta-analyse de 101
misère » ; les êtres humains « doivent agir les uns envers les autres dans un études, montre que la moyenne du coût social du carbone est de 79 $ par tonne
esprit de fraternité ». Un revenu minimum peut également être justifié par la de CO2 (290 $ par tonne de carbone) 40. Dans une autre méta-analyse, la
décence ou la dignité. Au niveau national, ces notions ont justifié la mise en moyenne est de 54 $ 41. Dans ces deux études, la variance des estimations est
place de minima sociaux – dégressifs, mais quasi inconditionnels – dans la extrêmement élevée. Toutefois, une taxe de 76 $ est proche des valeurs
plupart des pays développés. La globalisation économique, la division interna- moyennes. Il est possible d’estimer les transferts internationaux liés à un revenu
tionale du travail, l’augmentation des inter-dépendances, pourraient justifier de base mondial financé par un impôt sur les émissions de CO2 payé par nation,
une solidarité minimale au niveau mondial et non plus seulement national, en corrigeant des exportations de biens pour ne tenir compte que des biens
dans une logique de solidarisme mondiale. Le revenu de base mondial serait
alors la traduction de ce principe de solidarité mondiale, au même titre que
les minima sociaux dans les États-nations. Contrairement aux minima sociaux, 40 - Tomas Havranek, Zuzana Irsoca, Karel Janda, David Zilberman, « Selective Reporting and
the Social Cost of Carbon », Energy Economics, vol. 51, 2015.
il serait universel plutôt que dégressif (assurant seulement un filet de sécurité
41 - Pei Wang, Xiangzheng Deng, Huimin Zhou, Shangkun Yu, « Estimates of the Social Cost of
pour les personnes sans ressources), non pas par principe, mais parce qu’il est Carbon: A Review Based on Meta-Analysis », Journal of Cleaner Production, vol. 209, 2019,
difficile de mesurer les ressources des personnes les plus pauvres de la planète. p. 1494-1507.
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 87 88 - Guillaume Allègre

consommés et non produits. Les pays les plus aisés seraient contributeurs nets 3. Quelles autres objections au revenu de base mondial ?
à hauteur de 1,3 % du PIB (États-Unis, 1,6 % ; France, 0,2 %) ; tandis que les
pays à très bas revenus seraient bénéficiaires nets à hauteur de 44 % de leur Outre les objections faites aux revenus de base nationaux, il existe un certain
PIB. La Chine contribuerait à hauteur de 1,6 % de son PIB ; l’Inde serait béné- nombre d’objections à un revenu de base mondial auquel il convient de
ficiaire net à hauteur de 12,7 % de son PIB. La contribution nette des pays répondre. Il ne s’agit pas ici de discuter de sa justification éthique, mais de
aisés serait moindre que pour un financement en proportion du PIB : ces discuter des difficultés pratiques liées à une éventuelle mise en place.
derniers ont tendance à moins émettre par dollar de PIB.
a) Implémentation
Ces chiffres devraient être comparés à l’aide au développement actuelle des
pays aisés : l’objectif international, fixé aux pays riches, de consacrer 0,7 % de Comment mettre en place un tel revenu universel global ? Concrètement,
leur revenu national à l’assistance au développement est rarement atteint : États- on peut imaginer une institution internationale sous l’égide de l’ONU qui
Unis (0,2 %), France (0,4 %), Allemagne (0,6 %), Royaume-Uni (0,7 %) 42. recevrait les contributions des États-membres (en fonction du PIB ou des émis-
On peut ainsi arguer qu’un revenu de base mondial financé par un impôt sions nationales) et redistribuerait directement aux individus sur les comptes
sur les émissions de CO2 a une justification éthique forte. Pour les pays contri- en banque fournis par les États, ce qui nécessiterait tout de même un contrôle
buteurs, les montants de contribution en pourcentage du PIB ne sont pas international pour éviter la corruption ou l’exclusion de certaines minorités.
déraisonnables, bien que nettement supérieurs à l’aide au développement Les problèmes d’implémentation ne manquent pas, étant donné que les

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actuelle. Ce serait une proposition radicale, dans le sens où elle instaurerait plus pauvres n’ont le plus souvent pas accès aux banques et que certains États
une solidarité internationale qui n’existe pas aujourd’hui, et qu’elle donnerait ne connaissent même pas le nombre de résidents. En Inde, l’expérimentation
des ressources à des centaines de millions de personnes à très faible ressources du revenu de base dans quelques villages a demandé le versement du revenu
et qui n’ont pas accès à des ressources monétaires publiques aujourd’hui. Dans en liquide durant les premiers mois de l’expérimentation pour ceux qui
le même temps, l’acceptabilité politique est probablement très faible, plus faible n’avaient pas de compte bancaire 45. Les expérimentateurs ont ensuite travaillé
que pour un revenu de base national, du fait du manque de sentiment de pour que toutes les familles puissent ouvrir un compte en banque. Un tel
solidarité au niveau mondial ou de conscience en termes de justice climatique. travail est difficilement reproductible au niveau mondial, d’autant plus que
Le soutien associatif d’un revenu de base mondial est marginal comparé à celui finalement 7 % de la population éligible n’a pas reçu le revenu de base par
de revenus de base nationaux. incapacité d’ouvrir un compte en banque.
Se pose tout aussi la question de la communauté politique qui mettrait en Néanmoins, le développement des transferts d’argent par téléphone mobile
place le revenu de base mondial : le slogan « pas de taxation sans représentation » pourrait à l’avenir faciliter la mise en place du dispositif. La diffusion du télé-
peut s’étendre à « pas de redistribution sans représentation ». Or, il est difficile phone portable est assez développée, même dans les pays les plus pauvres. Dans
d’imaginer que les États concèdent des pouvoirs redistributifs à une juridiction les pays dont le PIB par habitant est inférieur à 1 000 dollars, il y a 58 abon-
supranationale. Le revenu de base pourrait faire l’objet d’un traité international, nements de téléphonie mobile pour 100 habitants ; et 97 dans les pays dont le
mais il ne serait pas contraignant pour les pays ne le signant pas. La question PIB par habitant est compris entre 1 000 et 3 900 dollars 46. Au Kenya, la grande
de l’acceptabilité politique rejoint celle de la justification éthique en termes de majorité de la population a déjà accès à un compte M-PESA qui permet des
justice globale : pour John Rawls, la justice sociale ne se conçoit qu’au sein d’une transferts financiers par ce biais. De plus, l’inclusion sociale, économique et
communauté politique, et ne peut donc pas se concevoir au niveau mondial 43. financière favorisée par la téléphonie mobile et ce type de services est intéres-
Cette vue s’oppose au cosmopolitanisme moral de Thomas Pogge, pour qui sante en soi : elle pourrait faciliter l’accès au crédit bon marché, ce qui est une
« chaque être humain a une stature globale en tant qu’unité ultime de préoccu- des clés du développement dans les pays les plus pauvres. Si l’ouverture de
pation morale 44 ». Ce débat dépasse l’ambition de cet article, mais notons que comptes n’est pas sans coût, elle est souvent nécessaire au développement éco-
même un libéral-égalitaire prônant une forte réduction des inégalités refuse l’idée nomique et ne peut donc être considérée comme un coût administratif. Les
de justice distributive internationale, ce qui ne faciliterait pas le consentement coûts administratifs en tant que tels seraient eux relativement faibles, le plus
politique visant à mettre en place un revenu de base mondial ! important étant généré par le maintien d’un registre des habitants, mais là-
encore, il s’agit d’un effort bénéfique d’un point de vue démocratique, des
politiques de santé, etc.

42 - OCDE, 2019.
43 - John Rawls, The Law of Peoples, Cambridge, Harvard University Press, 2001. 45 - Sarath Davala, Renana Jhabvala, Guy Standing, Soumya Kapoor Mehta, Basic Income. A
transformative Policy for India, op. cit.
44 - Thomas Pogge, « Cosmopolitanism and Sovereignty », Ethics, vol. 103, 1992, p. 49 (notre
traduction). 46 - Indicateurs mondiaux de développement, Banque mondiale (www.databank.banquemondiale.org).
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 89 90 - Guillaume Allègre

b) One size fits all ? Pourtant, il pourrait contribuer à réduire la pauvreté, à renforcer l’activité
économique et sa justification éthique est solide (mais encore non reconnue
Les différentes économies nationales ont elles besoin d’un même revenu de
par les citoyens).
base ? La question peut se poser. Les revenus de base nationaux seraient pro-
bablement fixés en fonction du montant des minima sociaux et du salaire Il est très probable que le revenu de base soit mis en place en premier lieu
minimum local. En ce qui concerne le revenu de base mondial, il risque d’être au niveau national dans certains pays développés plutôt qu’au niveau mondial
trop élevé pour certaines économies et trop faible pour d’autres. On peut ima- malgré le fait qu’un revenu de base mondial réduirait beaucoup plus signifi-
giner que les pays contributeurs nets ne soient pas obligés de mettre en place cativement les inégalités. En effet, les États-providence sont plus développés
le revenu de base, notamment s’ils ont un système de minima sociaux plus dans ces pays et peuvent servir de base à un revenu de base national.
généreux (un revenu de base d’un euro par jour et par personne n’aurait pas Il existe une autre possibilité : le revenu de base pourrait être mis en place
beaucoup de sens en France). Pour les pays bénéficiaires nets, la question est en premier dans des pays à revenus intermédiaires tel que le Brésil (ou l’Inde
plus compliquée. La plupart de ces pays n’ont pas de mécanisme de protection dans un futur proche). Dans ces pays, un revenu de base ne viendrait pas se
sociale auquel le revenu de base se substituerait. Il a donc un sens. Néanmoins, substituer au système de protection sociale dont le rôle est aujourd’hui relati-
à un dollar par jour et par personne, il pourrait être trop élevé dans les pays vement marginal. Les inégalités y étant fortes, de même qu’au niveau mondial,
les plus pauvres si les marchés n’y sont pas développés. Par trop élevé, il faut il y est plus facile d’augmenter le revenu des plus pauvres sans que l’effort soit
comprendre un coût d’opportunité trop élevé. Par exemple, le revenu de base trop élevé pour les plus aisés. Contrairement à de nombreux pays en voie de

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correspondrait à 125 % du PIB du Burundi, et 87 % du PIB de la République développement, et donc contrairement à un revenu de base mondial, l’admi-
centrafricaine. Un revenu de base de ce montant pourrait ainsi déstabiliser ces nistration est capable d’implémenter un tel projet sans coût excessif. Le marché
économies en se traduisant notamment par une forte inflation. Un revenu de y est suffisamment développé pour que le revenu de base ne se traduise pas
base plus faible couplé à des dépenses en santé et en éducation ainsi que des par de l’inflation supplémentaire. Enfin, le revenu de base peut y être complé-
investissements en infrastructures serait peut-être préférable pour ces pays, mentaire des services publics (éducation, santé).
d’autant plus que le revenu de base est complémentaire avec les dépenses publi-
ques (par exemple, l’augmentation de la scolarisation dépend de l’existence
d’écoles efficaces ; de même pour le système de santé). Néanmoins, la justifi-
cation même du revenu de base mondial (la propriété commune des ressources
AUTEUR
externes, le droit à une atmosphère non polluée) tend à plaider pour un revenu
de base égal pour tous les individus de la planète (y compris les pays Guillaume Allègre et économiste à l’OFCE-Sciences Po où il est également rédacteur en
chef des publications numériques (blog, Policy Briefs). Il travaille sur les inégalités, les
développés). politiques sociales et la fiscalité. Sa thèse porte sur les évaluations ex-ante du RSA. Il a
co-dirigé l’ouvrage Pour ou contre le revenu universel avec Philippe Van Parijs (PUF, 2018).
c) Dépendance aux transferts internationaux
Un revenu de base mondial pourrait créer une forte dépendance aux trans- AUTHOR
ferts internationaux. Que se passerait-il si ces revenus devaient s’arrêter (si les Guillaume Allègre is an economist at OFCE-Sciences Po where he is also editor-in-chief
pays riches changent d’avis, si un gouvernement local autoritaire arrête le pro- of digital publications (blog, Policy Briefs). He works on inequalities social policies and
gramme, en cas de conflit armé, etc.). Dans les pays très pauvres où le revenu taxation. His Phd thesis focused on ex-ante evaluations of the French guaranteed minimum
de base représenterait une grande part du PIB, l’arrêt brutal du revenu de base income (RSA). He co-edited the book Pour ou contre le revenu universel, with Philippe Van
Parijs (PUF, 2018).
pourrait provoquer un dérèglement économique catastrophique. Un revenu de
base augmenterait probablement considérablement les importations, notam-
ment de produits alimentaires dans les pays les plus pauvres. Il favoriserait
ainsi la spécialisation internationale. Un arrêt brutal du revenu de base pourrait
alors provoquer des famines.

Conclusion

Le revenu de base mondial n’est pas pour demain, peut-être parce que c’est
une idée trop radicale, la solidarité internationale étant presque inexistante, la
justice globale, une notion controversée, et les infrastructures manquantes.
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections... - 91

RÉSUMÉ
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections faites à un revenu de base
national ?
Un revenu de base mondial répondrait-il aux objections faites à un revenu de base
national ? La mise en place d’un revenu de base est généralement discuté au niveau
national et surtout dans les pays développés qui ont déjà un État-providence. Les propo-
sitions de revenu de base font l’objet de trois objections principales : le coût serait trop
élevé ; il aurait un impact ambigu sur les inégalités femmes-hommes ; la justification
éthique serait peu convaincante. Après avoir discuté ces objections, nous montrons qu’elles
ne s’appliquent pas à un revenu de base mondial. Le revenu de base mondial est néan-
moins confronté à d’autres objections pertinentes (problèmes d’implémentation, hétéro-
généité des contextes nationaux, risque de dépendance aux transferts internationaux). Au
final, le revenu de base mondial est une idée plus radicale que des revenus de base
nationaux : il crée un instrument de solidarité internationale là où il n’y en a pas, il donne
des revenus à des personnes jusqu’ici sans assistance et il permettrait de sortir de la
trappe à extrême pauvreté.

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ABSTRACT
Would a Global Basic Income Meet the Objections to a National Basic Income?
The implementation of a basic income is generally discussed at the national level and
especially in developed countries which already have a welfare state. There are three main
objections to these Basic Income proposals: the cost would be too high; it would have an
ambiguous impact on gender inequalities; the ethical justification would be unconvincing.
After discussing these objections, we show that they do not apply to a global basic income.
Global basic income is nevertheless faced with other relevant objections (implementation
problems, heterogeneity of national contexts, risk of dependence on international trans-
fers). In the end, global basic income is a more radical idea than national basic income: it
creates an instrument of international solidarity where there is none, it gives income to
people hitherto without assistance and it would allow people to escape from the trap of
extreme poverty.
94 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght

dossie
Si notre sous-titre qualifie notre proposition de « radicale », c’est parce
qu’elle plaide pour l’introduction d’un modèle de protection sociale qui, certes,

Le revenu de base ne prétend pas se substituer à l’assistance sociale, à l’assurance sociale, ou à la


réglementation du travail, mais qui n’est pas non plus assimilable à une variante
inconditionnel : ou à un amendement de ces dispositifs. À gauche comme à droite, cette carac-
téristique de la proposition n’a cessé de décontenancer, de perturber, parfois
raisonnablement radical, même d’indigner. En utilisant l’adjectif, nous voulons donc attirer l’attention
radicalement raisonnable des lecteurs sur le fait que le revenu de base, entendu comme un revenu indi-
viduel, universel et libre d’obligation relève d’un modèle fondamentalement
Réponse à Guillaume Allègre, Mathilde Duclos, différent des logiques assistancielle, assurancielle et régulatrice – et que nous
Laudine Grapperon et Pierre-Étienne Vandamme ne craignons pas de l’affirmer haut et clair. Mais nous ne faisons pas pour
autant de la radicalité en ce sens une valeur intrinsèque. Il y a des propositions
Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght bien plus radicales que la nôtre – l’abolition de tous les transferts sociaux par
exemple, ou la transformation de tous les travailleurs en fonctionnaires d’un
état centralisé – qui nous horrifient. Notre proposition se veut-elle et est-elle
pour autant radicale dans les autres interprétations plausibles de ce même

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Tout autre chose
adjectif que l’introduction à ce dossier énumère ?
La proposition radicale que nous défendons dans notre livre 1 connaît
certainement beaucoup d’adversaires plus radicaux·ales que les quatre criti- La racine de quel mal ?
ques que ce volume a rassemblé·e·s. Aucun·e des quatre n’estime cette pro-
position absurde. Chacun·e semble même prêt·e à la reprendre à son compte, En premier lieu, notre proposition prend-elle le mal à la racine ? Cela
fût-ce dans une version plus ambitieuse (Guillaume Allègre, Laudine dépend bien sûr de ce qu’on estime être le mal auquel il s’agit de s’attaquer.
Grapperon), moins ambiguë (Pierre-Étienne Vandamme) ou accompagnée Est-ce la propriété privée des moyens de production ? L’absence de plein
d’un ensemble d’autres mesures (Mathilde Duclos). Mais chacun·e, par sa emploi ? L’inégalité de revenu entre hommes et femmes ? Le patriarcat ? Pour
lecture attentive et son argumentation soigneuse, nous force et nous aide à nous le mal, ce n’est pas d’offrir à chacun·e les moyens de poursuivre la réa-
clarifier le sens et à identifier les faiblesses de certains de nos arguments. lisation d’une conception du bien qui pourrait différer de la nôtre. Pour nous,
Cette brève réaction n’a pas l’ambition de faire justice à la richesse des le mal, c’est l’injustice, entendue comme un écart évitable par rapport à une
quatre contributions. Elle s’assigne comme tâche primordiale de répondre situation où la liberté réelle de celles et ceux qui en ont le moins est aussi
à l’invitation formulée dans l’introduction au dossier en clarifiant le sens grande que durablement possible. Et notre proposition vise à attaquer ce mal
que nous entendions donner au mot « radical » lorsque nous avons décidé de la manière la plus directe qui soit. Cette caractérisation du mal à combattre
de le faire figurer sur la couverture de notre livre. En écourtant le sous-titre repose-t-elle sur une conception individualiste de la justice sociale ? Bien sûr.
de l’édition anglaise (A radical proposal for a free society and a sane eco- Les institutions doivent viser fondamentalement à la justice distributive entre
nomy), l’édition française, comme l’édition italienne, n’est pas loin de personnes, et seulement de manière dérivée entre ménages, peuples ou caté-
suggérer qu’une thèse centrale de notre livre est que la proposition que gories. Toutes choses égales par ailleurs, un revenu réel plus élevé confère-t-il
nous y présentons peut être qualifiée de radicale. Or, c’est vrai, « les auteurs une liberté réelle plus grande ? Bien sûr que oui, tout particulièrement si ce
restent évasifs sur le sens exact qu’ils confèrent à l’expression “proposition revenu est inconditionnel. Et c’est bien la liberté réelle de celles et ceux qui en
radicale” ». Le moins que l’on puisse attendre de nous est donc que nous ont le moins, en majorité des femmes, que l’instauration d’un revenu de base
en disions un peu plus. Nous le ferons ici en nous laissant guider par augmentera le plus 2.
l’utile distinction proposée dans l’introduction entre quatre interpréta- L’instauration d’un tel revenu est-elle le seul instrument à mettre en œuvre
tions possibles de cette expression. Chemin faisant, nous tenterons de au service de la justice ainsi conçue ? Bien sûr que non. En particulier, nous
répondre aux principales objections qui nous sont adressées dans les autres
contributions.
2 - Contrairement à ce que Mathilde Duclos suggère, notre argument ne dépend nullement
d’une hypothèse d’utilité (ou de liberté) marginale décroissante du revenu. La priorité accordée
1 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel. Une propo- à la liberté réelle de celles et ceux qui en ont le moins est pour nous directement une affaire
sition radicale, trad. fr. Marc-Antoine Authier, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possi- de justice. Elle ne dérive pas de son impact supposé sur la maximisation d’un agrégat, qu’il
bles », 2019 [2017]. s’agisse d’utilité (comme pour les utilitaristes) ou de liberté.
Le revenu de base inconditionnel... - 95 96 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght

ne proposons nulle part de faire table rase de l’ensemble des autres transferts plus en détail – tout en reconnaissant que c’est au niveau national que, dans
sociaux ni des services publics. Dans le sillage de Julieta Elgarte, Mathilde l’immédiat, un revenu de base relativement généreux a le plus de chances de
Duclos esquisse diverses mesures complémentaires, auxquelles nous souscri- se mettre en place. Pas si radicale que cela, donc, notre proposition ? En tout
vons volontiers. Peut-on affirmer que le revenu de base ne peut s’attaquer à la cas bien moins radicale, en ce premier sens, que celle explorée par Guillaume
racine de l’injustice que si le régime de propriété est transformé, en particulier Allègre.
si le capitalisme est remplacé par autre chose ? Une planification étatique de
l’ensemble de l’économie n’est plus une option crédible. Et voir dans la pro-
Un gradualisme pas trop regardant
priété privée des moyens de production la racine unique de l’injustice est
absurde. Mais il n’est pas absurde de soutenir qu’un revenu de base pourrait
Au deuxième sens mentionné dans l’introduction, une proposition est
être durablement plus élevé si une part plus grande des moyens de production
d’autant plus radicale qu’elle propose un changement soudain plutôt que gra-
était socialisée 3. Il n’en découle cependant nullement qu’il faille attendre le
duel. En ce sens, nous n’avons pas la moindre prétention d’être radicaux. Faut-il
remplacement du capitalisme par autre chose pour pouvoir prôner l’instaura-
instaurer dès demain l’équivalent de 2 300 euros par personne et par mois
tion d’un revenu de base au nom de la liberté réelle de celles et ceux qui en
comme évoqué par les initiateurs du référendum suisse de 2016 ? Bien sûr que
ont le moins.
non. Ce serait un grand saut dans l’inconnu, un risque qu’aucun gouvernement
Ce qui constitue de ce point de vue un défi plus sérieux est la nécessité de responsable ne peut faire courir à sa population. Le marché du travail et l’offre

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penser la justice distributive au niveau de l’humanité entière, comme nous y de formation doivent avoir le temps de s’ajuster. Faire pour l’immédiat des
invite la contribution de Guillaume Allègre. Au contraire du John Rawls de propositions modestes et chiffrées, qu’il s’agisse par exemple d’un « revenu de
The Law of Peoples 4, nous pensons que la pertinence de la justice libérale- base partiel » ou de diverses formes d’impôt négatif, est dès lors essentiel.
égalitaire ne s’arrête pas aux frontières de chaque peuple. Idéalement, le revenu
Cela n’équivaut cependant pas à renoncer à la perspective utopique, dont
universel devrait effectivement être vraiment universel. Que l’inégalité entre
Laudine Grapperon rappelle à juste titre la grande l’importance. En nous
nations soit on non plus grande que l’inégalité interne aux nations, un revenu
faisant voir chaque réforme partielle comme autre chose qu’un bricolage de
de base mondial fixé à un pourcentage donné du produit intérieur mondial
fortune, cette perspective nous sert à la fois de guide et de moteur. Il est vrai
réduira davantage l’inégalité mondiale et donc l’injustice mondiale que ne le
qu’à force d’avoir les yeux rivés sur des réformes modestes, on court le risque
ferait un revenu de base national fixé à ce même pourcentage du revenu inté-
de perdre l’utopie de vue. Mais la capacité mobilisatrice de l’utopie ne risque-
rieur de chaque pays 5. C’est pourquoi nous y consacrons quelques pages dans
elle pas de s’émousser plus rapidement si l’on se contente de revendiquer un
notre livre en explorant, pour des raisons purement pragmatiques, voire tac-
grand saut hors d’atteinte ? Pire encore, ne risque-t-elle pas de se dissoudre
tiques, pas pour des raisons découlant directement de notre conception de la
entièrement suite au chaos engendré par la tentative d’effectuer ce grand
justice, un mode de financement dont Guillaume Allègre approfondit utilement
saut ?
la discussion : la taxe carbone. Mais les conditions techniques, administratives
et encore plus politiques de ce qu’il propose sont encore bien loin d’être réa- Il faut certes que ces pas plus modestes ne soient pas si modestes qu’ils
lisées. Pour s’en rapprocher, il s’agit de commencer par parvenir à mettre en ne changent rien du tout. Mais la liberté réelle – y compris celle de dire oui
place, plus modestement, un euro-dividende – proposition que nous discutons à certains emplois et non à d’autres – est une question de degré : pour qu’elle
soit sensiblement augmentée, il n’est pas nécessaire que le revenu de base soit
suffisant pour pouvoir vivre confortablement toute sa vie sans revenu du
3 - Voir Erik O. Wright, « Why Something Like Socialism is Necessary for the Transition to travail. Même à un niveau modeste, il permet plus facilement d’accepter des
Something Like Communism », Theory and Society, vol. 15, 1986, p. 657-672 ; Gérard Roland, emplois peu rémunérés mais formatifs, de réduire son temps de travail, ou
« Why Socialism Needs Basic Income, why Basic Income Needs Socialism », in Anne G. Miller
(dir.), Proceedings of the First International Conference on Basic Income, Londres, BIRG, 1986,
de combiner divers types de formation avec un travail rémunéré. Et comme
p. 94-105 ; et le chapitre 6 (« Capitalism justified? ») de Philippe Van Parijs, Real Freedom for l’expérimentation finlandaise l’a encore illustré, l’inconditionnalité ne réduit
All. What (if anything) Can Justify Capitalism?, Oxford, Oxford University Press, 1995. pas seulement l’effet de trappe et le risque de non-recours, elle réduit aussi
4 - John Rawls, The Law of Peoples, Cambridge, Harvard University Press, 1999. le niveau de stress des plus vulnérables, les rend ainsi mieux à même de
5 - Que l’inégalité internationale soit sensiblement plus grande que l’inégalité intranationale mobiliser leurs ressources mentales et les conduit à envisager plus positive-
– comme affirmé par exemple par Branko Milanovic (Global Inequality. A New Approach for the
Age of Globalization, Cambridge, Harvard University Press, 2016) et tenu pour acquis par Guil-
ment l’avenir 6. Ceci dit, il est essentiel pour nous, comme nous l’avons
laume Allègre, est aujourd’hui contesté (voir Lucas Chancel, « Ten Facts About Inequalities in
Advanced Economies », in Olivier Blanchard et Dani Rodrik (dir.), Combating Inequality, Cam-
bridge, MIT Press, 2021, p. 3-30 ; et Philippe Van Parijs, « What Kinds of Inequality Should Eco-
nomists Address? », in ibid., p. 49-57, pour une discussion de la différence dans les estimations). 6 - Voir Olli Kangas, Signe Jauhiainen, Miska Simanainen et Minna Ylikanno (dir.), Experimenting
Mais contrairement à ce que Guillaume Allègre suggère, son plaidoyer pour un revenu de base with Unconditional Basic Income: Lessons from the Finnish BI Experiment, Cheltenham, Edward
mondial n’a nul besoin de faire appel à cette hypothèse. Elgar, 2021, en particulier les chap. 7 et 8.
Le revenu de base inconditionnel... - 97 98 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght

souvent répété, que l’introduction d’un revenu de base inférieur au niveau par quoi la gauche se définit 7. Mais pour l’une en combinaison avec le travail,
actuel de l’assistance sociale pour certaines catégories s’accompagne du main- et pour l’autre avec la liberté. Pour la gauche travailliste, il s’agit de défendre
tien ferme de compléments qui protègent le revenu des ménages au sein de les intérêts des travailleurs en visant à assurer le plein emploi et à associer à
ces catégories. Et une fois introduit, il importe que la valeur réelle du revenu l’emploi des rémunérations et autres avantages directs et indirects aussi élevés
de base ne s’amenuise pas au fil du temps. Mais nous ne voyons pas pourquoi que possible. Il n’est pas exclu dans cette perspective de défendre un revenu
ce risque – souligné par Laudine Grapperon – serait plus grand dans le cas de base : par exemple comme un pis-aller permettant de pallier aux lacunes de
d’un revenu accordé à toutes et tous que pour des allocations sociales ou des la couverture fournie par l’assurance sociale, comme une manière de renforcer
avantages fiscaux qui ne sont alloués, comme aujourd’hui, qu’à une partie de le pouvoir de négociation des travailleurs les plus vulnérables, ou encore dans
la population. un effort pour étendre la notion de travail au-delà de sa conception usuelle.
Mais l’adhésion de la gauche travailliste sera inévitablement plus laborieuse,
En soutenant de telles propositions plus modestes, on risque de se trouver plus conditionnée que celle de la gauche libertaire, pour laquelle ce qu’il s’agit
fréquemment en compagnie de personnes ou de mouvements dont les visions d’égaliser – ou plus exactement de maxi-miner durablement – est la liberté
utopiques, s’ils en nourrissent, sont bien différentes des nôtres. Pierre-Étienne réelle de toutes et tous – y compris, mais entre autres, la liberté réelle d’accéder
Vandamme a dès lors bien raison d’attirer l’attention sur le fait qu’il y a une à un emploi de qualité. Que le candidat choisi par la gauche française pour
pluralité de versions du revenu de base et une pluralité d’objectifs, certains briguer la présidence de la République adhère résolument à la gauche libertaire
inconciliables, poursuivis par celles et ceux qui les proposent. Les idéaux-types ainsi conçue fut pour nous une excellente surprise, et qu’il persiste aujourd’hui

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qu’il a conçus pour réduire cette diversité à trois modèles nous semblent cepen- dans cette voie est un gage d’espoir 8. Il n’est par ailleurs pas surprenant que
dant amalgamer des éléments trop indépendants les uns des autres. Ainsi, la cette gauche libertaire puisse en cette matière s’accorder plus facilement avec
variante « impôt négatif » du revenu de base peut être défendue tant par Milton un libéralisme social qui reconnaît, pour des raison principielles ou pragma-
Friedman que par Thomas Piketty (même si celui-ci évite sagement de l’appeler tiques, l’importance d’une redistribution importante, qu’avec une gauche tra-
ainsi) et donc être installée confortablement dans l’idéal-type « néo-libéral » vailliste avant tout soucieuse des intérêts de celles et surtout de ceux qui
comme dans l’idéal-type « social-démocrate », tout comme elle pourrait du occupent un emploi stable à temps plein. Tout comme lorsqu’il a fallu mettre
reste l’être aussi dans l’idéal-type « transition écologique ». L’abandon de la en place les premiers ingrédients de l’assistance sociale et de l’assurance sociale,
condition d’universalité (en un sens enfreint tant par l’impôt négatif que par des convergences de ce type sont indispensables. Des gradualistes résolument
l’assistance sociale classique), erronément présenté comme plus avantageux non-radicaux (en ce sens) comme nous ne doivent avoir aucun scrupule à les
pour les plus pauvres, est associé par Pierre-Étienne Vandamme aux deux exploiter.
derniers modèles. Mais il peut en réalité se retrouver dans chacun des trois,
Cette gauche libertaire ne peut pas ignorer naïvement les pressions asymé-
tout comme les arguments des pièges à l’emploi et du taux de recours, souvent
triques qui s’exercent sur les femmes et les hommes même lorsque les droits
invoqués pour justifier cette universalité. Du fait de leur nature composite, le
et les devoirs légaux sont impeccablement égalisés. Mais elle sera réticente à
jeu des idéaux-types peut aussi conduire à séparer ce qui ne devrait pas l’être,
invoquer une forme d’aliénation (ou, dans un autre langage, de fausse
comme lorsque Pierre-Étienne Vandamme parvient à assigner facétieusement
conscience), comme le fait brièvement Mathilde Duclos, lorsque des femmes
l’un d’entre nous au modèle social-démocrate et l’autre à celui de la transition
écologique... tout en admettant que l’adhésion à celui-ci n’empêche pas l’adhé-
sion à celui-là. Un défaut majeur inhérent aux classifications de ce type réside
7 - Cette ambition égalitaire qui définit la gauche ne peut se dispenser d’accorder à l’État un
dans le fait qu’un même auteur peut, en toute cohérence, faire des propositions rôle majeur. Pour cette raison la gauche libertaire, telle que nous l’entendons, diffère profon-
très différentes en fonction du contexte national et de l’échelle temporelle dément de l’anarchisme, avec lequel elle ne peut être confondue malgré l’usage du terme « liber-
taire ». La tendance à la formation et à l’expansion d’inégalités injustes, tant intra-
concernés. Des gradualistes – ou utopistes opportunistes – comme nous peu- qu’inter-générationnelles, est inhérente au capitalisme. Des pouvoirs publics forts, sous certains
vent donc se retrouver un peu partout. rapports bien plus forts qu’aujourd’hui, sont indispensables pour brider inlassablement cette
tendance.
8 - Voir Benoît Hamon, Ce qu’il faut de courage. Plaidoyer pour le revenu universel, Paris,
Édition des Équateurs, 2020, discuté par Philippe Van Parijs, « Le courage de la liberté », Cahiers
Une gauche libertaire du GRASPE, vol. 43, mai 2021, p. 19-26. Laudine Grapperon affirme que Benoît Hamon a reconnu
son erreur d’avoir renoncé lors de l’élection présidentielle au projet utopique qu’il avait défendu
La typologie proposée par Pierre-Étienne Vandamme nous a néanmoins lors des primaires. Mais ce qu’il défend maintenant comme mesure immédiate est encore plus
modeste que ce qu’il proposait à la présidentielle. L’erreur a plutôt été d’essayer de faire passer
stimulé à en proposer une autre, moins complexe. S’agissant des débats sur ce son revenu universel mobilisateur pour une réduction d’impôt (pour les bénéficiaires de bas
sujet au sein de la gauche – y compris en rapport avec la question du genre – revenus) en lui faisant prendre la forme d’un crédit d’impôt remboursable (ou impôt négatif). La
connexion était bien expliquée à l’époque sur le blog de Thomas Piketty, mais faire comprendre
il est à nos yeux plus éclairant de distinguer une gauche travailliste et une aux citoyens qu’on allait financer un revenu accordé à l’ensemble de la population par un allè-
gauche libertaire. De part et d’autre l’égalité est centrale. C’est selon nous ce gement de la fiscalité du travail s’est avéré être une mission impossible.
Le revenu de base inconditionnel... - 99 100 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght

(et, bien moins souvent, des hommes) récusent l’idéal masculin traditionnel découvrir et organiser un régime d’industrie attrayante qui garantirait la per-
de l’emploi à plein temps toute la vie pour passer bon nombre d’années à sistance du peuple au travail, malgré son bien-être 9. » De par son caractère à
s’occuper de leurs proches. Contraindre les femmes à l’emploi n’est pas plus la fois universel et libre d’obligation, un revenu de base inconditionnel permet
libérateur que de les contraindre au foyer, tout comme contraindre certaines à la fois de dire plus facilement oui à certains emplois (en particulier à temps
à ôter leur voile n’est pas plus libérateur que de les contraindre à le porter. partiel, et/ou donnant lieu à des revenus sporadiques ou incertains) pour autant
Pour une gauche libertaire, il s’agit d’élargir la gamme des options ouvertes à qu’ils se caractérisent par des relations humaines gratifiantes, un contenu
celles et à ceux qui en ont le moins, pas de leur expliquer quelle est la bonne intrinsèquement motivant et/ou une dose de formation importante, et plus
et de les inciter, voire les forcer, à la choisir. facilement non à d’autres emplois qui ne possèdent pas ces caractéristiques,
induisant ainsi une discrimination systématique en faveur d’emplois de meil-
Dans notre livre, nous expliquons pourquoi, même si l’on pouvait faire leure qualité dans leur dimension non pécuniaire. Le processus façonné par
abstraction de toute pression sociale « patriarcale », il y a au stade actuel de cette discrimination peut être vu comme la réalisation graduelle d’un rêve
fortes chances que les femmes soient plus nombreuses à profiter du surcroît qu’on peut retracer de Charles Fourier à Herbert Marcuse et André Gorz : la
de liberté réelle conféré par un revenu de base. Mais d’abord, ce dont il faut réduction progressive du volume du travail aliéné et/ou du degré auquel il est
évaluer l’impact, c’est l’ensemble constitué par l’introduction du revenu de aliéné, l’effacement progressif de la différence entre le travail et le jeu, ou encore
base et d’autres réformes qu’elle rendrait possibles ou souhaitables, comme la la « voie capitaliste vers le communisme » évoquée par Pierre-Étienne
suppression de ce découragement au partage de l’emploi entre conjoints qu’est Vandamme 10.

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le quotient conjugal. Ensuite, il importe d’éviter la myopie et de raisonner « en
En même temps, un revenu de base peut être vu et vécu comme une forme
équilibre général ». Si un revenu de base généreux a pour conséquence de
de reconnaissance du travail non rémunéré. Par rapport au « salaire au travail
réduire l’offre de travail des femmes relativement peu qualifiées, il induira aussi
ménager » discuté dans les années 1970 et évoqué (sans être recommandé) par
– à moins d’être compensé par l’importation systématique d’une force de tra-
Mathilde Duclos, il a sans doute sous ce rapport le désavantage de ne pas être
vail féminine étrangère à qui le droit au revenu de base serait injustement
formellement attaché à une activité spécifique. Mais il présente l’avantage
refusé – une augmentation de la rémunération des emplois majoritairement
décisif de ne pas créer de piège du foyer ni d’être gravement contreproductif.
occupés par ces femmes, et ainsi une réduction de l’écart salarial moyen entre
Plus généralement, quelle que soit la motivation de celles et ceux qui veulent
les hommes et les femmes. Qui s’en plaindra, hormis les employeur·e·s qui
l’introduire, un revenu de base, – nécessairement financé par les activités éco-
peuvent les exploiter autant qu’ils et elles le font, précisément en raison de
nomiques « formelles » marchandes ou étatiques – constitue une subvention
l’absence des alternatives que le revenu de base contribue à fournir ? Enfin,
systématique aux activités productives « informelles », aux « communs », à la
est-il vraiment défendable de priver ces femmes de la possibilité de mener une
sphère « autonome » et peut donc fonctionner comme une reconnaissance et
vie moins pénible en réduisant leur temps de travail lorsqu’elles le désirent au
un encouragement du travail qui en relève. Il s’inscrit ainsi dans la perspective
nom d’un risque hypothétique d’augmentation d’une discrimination statistique
de la « transition écologique et sociale », si c’est par cette caractéristique que
principalement due à d’autres causes ? Pour une gauche travailliste, la liberté
le troisième idéal-type de Pierre-Étienne Vandamme est défini. Cet appui à
réelle de ces femmes peut être sacrifiée sans trop de scrupule au nom de l’idéal
l’élargissement de la notion de travail au-delà de l’emploi ne doit cependant
de l’emploi (préférablement à temps plein) pendant toute la vie « active » pour
pas être interprété comme un abandon de l’importance accordée à l’accès pour
toutes et tous. Pour la gauche libertaire, dont nous nous revendiquons, elle
toutes et tous à un emploi formel rémunéré comme modalité d’intégration
mérite au contraire pleinement qu’on lui donne la priorité.
dans la société, de reconnaissance de leurs compétences et de contribution au
bien commun. Nous avons suffisamment souligné dans notre livre – comme
le fait aussi Benoît Hamon dans le sien – qu’en plaidant pour l’instauration
Pas la dolce vita

Au troisième sens mentionné dans l’introduction au dossier, la radicalité


d’une proposition se mesure à « l’ampleur des transformations sociétales qui
découleraient de son adoption », en particulier quant à notre rapport au travail. 9 - Voir Charles Fourier, La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère, et l’antidote,
l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection
Ce n’est bien sûr pas un hasard si le petit texte qui a déclenché la première extrême en toutes qualités, Paris, Anthropos, 1967 [1836] ; et Collectif Charles Fourier, « L’allo-
bribe de débat francophone sur l’« allocation universelle » avait été rédigé sous cation universelle », in Collectif, Le Travail dans l’Avenir, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin,
le pseudonyme de Collectif Charles Fourier dans le cadre d’un concours de 1984, p. 9-16.
scénarios sur l’avenir du travail, ni qu’y figure en exergue la phrase suivante 10 - Voir Herbert Marcuse, La Fin de l’utopie, trad. fr. Liliane Roskopf, Paris, Seuil, 1968 [1967] ;
André Gorz, Adieux au Prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Seuil, 1980 ; Robert J. Van der
extraite de La Fausse industrie : « D’autre part, comme la multitude assurée Veen et Philippe Van Parijs, « A Capitalist Road to Communism », Theory and Society, vol. 15,
d’un minimum abondant ne voudrait que peu ou point travailler, il faudrait 1986, p. 635-655.
Le revenu de base inconditionnel... - 101 102 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght

d’un revenu de base, il ne s’agit pas du tout pour nous de remplacer le droit notre livre qu’il ne mène nulle part. Mais ce rejet ne se justifie pas seulement
au travail (rémunéré) par un droit au revenu. par la nécessité de faire des compromis avec des personnes ne partageant pas,
Enfin, si l’instauration d’un revenu de base doit permettre à chacun·e de ou pas pleinement, nos objectifs. Il se justifie aussi par le fait qu’il y a des
lever le pied à moindre coût quand le besoin s’en fait sentir, elle ne revient pas circonstances dans lesquelles il est à nos yeux légitime, du point de vue de nos
pour autant à décréter la dolce vita. Un tel revenu n’est pas viable dans une propres objectifs, non seulement – comme Laudine Grapperon nous y invite
économie dont le PIB s’effondre suite à une chute de l’offre de travail rémunéré. – de proposer le revenu de base comme ne constituant qu’une composante
Certes, les pays riches peuvent et, pour la santé de la planète, devront s’accom- parmi d’autres d’une « méta-utopie » plus large, mais aussi d’accorder la prio-
moder d’une décroissance de leur consommation moyenne. Mais cette décrois- rité, dans l’allocation de notre énergie militante ou des moyens publics, à
sance de leur consommation ne pourra pas signifier une décroissance de leur d’autres composantes de cet ensemble, qu’il s’agisse de soins de santé, d’édu-
production, fondamentalement en raison des considérations qui inspirent la cation, de liberté d’expression, de justice fiscale, de non-discrimination, de
proposition de Guillaume Allègre : la poursuite sérieuse de la justice mondiale démocratie délibérative, de qualité des espaces publics ou de préservation de
exige des transferts Nord-Sud massifs et permanents. Il ne s’agit pas seulement l’environnement. La lutte pour l’instauration d’un revenu de base est impor-
de permettre des investissements matériels susceptibles d’accroître la produc- tante, mais ce n’est pas la seule qui importe, ni toujours celle qui importe le
tivité dans les pays du « Sud ». Il s’agit aussi d’y assurer durablement un revenu plus. Dans plusieurs pays, des partis single-issue centrés sur l’idée de revenu de
de base et un accès de toutes et tous à une éducation et à des soins de santé base ont vu le jour et se sont présentés aux élections. Ce fut par exemple le
cas en Belgique, à l’initiative de Roland Duchâtelet, du parti Vivant. Ces partis

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de qualité, sachant qu’il serait illusoire de croire que la plupart des pays du
« Sud » y parviendront même à long terme avec leurs propres moyens. Il faudra peuvent utilement contribuer à faire connaître l’idée et inciter d’autres partis
donc que la liberté créée par le revenu de base dans le « Nord » n’y conduise à la prendre au sérieux. Mais il y a pour nous trop d’autres causes importantes
pas à un effondrement du travail rémunéré, mais plutôt à une dispersion accrue pour qu’un engagement au sein de tels partis doive être privilégié.
de ce travail entre les personnes et au fil de leur existence et à une amélioration Cette question des priorités se pose de manière particulièrement prégnante
de sa qualité. dans le contexte de la pandémie de Covid-19 évoqué dans l’introduction au
Du revenu de base, on peut par ailleurs attendre un impact positif sur la dossier. Ce contexte s’est avéré remarquablement propice à la popularisation
productivité de ce travail, d’une part en raison d’une combinaison travail- de l’idée d’un revenu de base en tant que manière simple et rapide tantôt de
formation structurellement facilitée (pour autant que l’offre suive en matière permettre à chacun·e de survivre pendant le confinement, tantôt de permettre
de formation permanente) et encouragée (en raison du pouvoir de discrimi- à l’économie de rebondir au moment du déconfinement. Cependant, motivées
nation accru dans le chef du travailleur), d’autre part en raison de la possibilité de l’une ou l’autre de ces manières et financées en conséquence soit par un
accrue de pouvoir faire ce qu’on aime faire : la liberté elle-même est une force accroissement de la dette publique, soit par création monétaire, ces deux formes
productive. Du rêveur français Charles Fourier au patron allemand Götz de revenu de base sont condamnées à être éphémères. On pourrait même se
Werner et au consultant californien Alex Soojung-Kim Pang, on retrouve le demander si la pandémie ne porte pas plutôt un coup fatal à la perspective
même thème : les travailleurs travailleront d’autant mieux qu’on leur donnera d’instauration d’un revenu de base permanent, d’une part en raison des moyens
la liberté de ne pas travailler. Ils seront d’autant plus productifs qu’on leur que l’on a déployés et voudra continuer à déployer dans le secteur de la santé
permettra d’être improductifs 11. publique, d’autre part en raison des baisses de productivité induites à court et
moyen-terme par les contraintes sanitaires et les dysfonctionnements dont ont
souffert tous les niveaux d’enseignement. Si ces défis ne peuvent être ignorés,
Pas la seule chose qui importe ils ne peuvent occulter la raison la plus robuste de l’engouement actuel pour
le revenu de base : la prise de conscience désormais largement partagée de ce
Enfin, dans le quatrième sens évoqué dans l’introduction, la radicalité ren- que la préexistence d’un socle de revenu durablement financé aurait changé
voie à une posture ou un discours intransigeant dans le chef des partisan·e·s pour la capacité de nos sociétés et de nos économies à faire face à des pertur-
du revenu de base, à leur « refus de tout compromis, même pragmatique, dans bations soudaines, dont la pandémie actuelle n’est qu’un exemple extrême.
la mise en œuvre de leur doctrine ». Notre gradualisme discuté plus haut
implique sans ambiguïté le rejet d’un « purisme » dont nous affirmons dans Dans ce contexte, si nous jugeons prématuré l’espoir que les revenus de
base quasi-inconditionnels introduits temporairement dans quelques pays pour
faire face au confinement puissent déboucher sur l’instauration stable d’un
véritable revenu de base, nous croyons que c’est à juste titre que l’idée radicale
11 - Voir Charles Fourier, La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère..., op. cit. ; que nous proposons, en tout cas dans la version raisonnable que nous défen-
Götz Werner, Einkommen für alle, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 2007 ; Alex Soojung-Kim
Pang, Et si on se reposait ? Pourquoi on en fait plus quand on travaille moins, Louvain-la-Neuve, dons dans notre livre, est plus que jamais à l’ordre du jour. Mais si elle peut
De Boeck Supérieur, 2019. l’être, elle le doit aussi au fait qu’elle peut se justifier si on prend radicalement
Le revenu de base inconditionnel... - 103 104 - Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght

au sérieux les deux composantes d’une conception de la justice que toute per- Society and a Sane Economy (Harvard University Press, 2017), the French translation of
sonne raisonnable doit pouvoir accepter : une conception articulant le souci which was published under the title Le Revenu de base inconditionnel – Une proposition
radicale (La Découverte, 2019). He has also co-edited collective volumes on social policy
égal des intérêts de chacun·e et le respect égal pour l’idée que chacun·e se fait and basic income, including Basic income. An anthology of contemporary research (Wiley-
de ce qu’est une vie bonne. À la fois raisonnablement radicale et radicalement Blackwell, 2013) and Basic income in Japan (Palgrave Macmillan, 2014).
raisonnable donc : telle est notre proposition.

RÉSUMÉ
Le revenu de base inconditionnel : raisonnablement radical, radicalement raison-
nable. Réponse à Guillaume Allègre, Mathilde Duclos, Laudine Grapperon et Pierre-
AUTEURS
Étienne Vandamme
Philippe Van Parijs a dirigé la Chaire Hoover d’éthique économique économique et sociale
de l’UCLouvain de 1991 à 2016. Il est actuellement professeur invité à l’UCLouvain et à la Notre proposition est radicale au sens où le modèle qu’elle défend est irréductible aux
KULeuven. En 1986, il a co-fondé le Basic Income European Network (BIEN), devenu en composantes existantes de nos États-Providence. Elle l’est aussi au sens où sa réalisation
2004 le Basic Income Earth Network, et en préside le Conseil international. Il est notam- est destinée à induire des transformations profondes en matière de travail. Mais elle ne
ment l’auteur de Qu’est-ce qu’une société juste ? (Seuil, 1991), Real Freedom for All (Oxford l’est pas dans la mesure où elle s’accommode d’une progression graduelle et de
University Press, 1995), Refonder la solidarité (Cerf, 1996), What’s Wrong with a Free compromis découlant d’une pluralité d’objectifs légitimes. Elle ne l’est pas non plus au
Lunch? (Beacon Press, 2001), Just Democracy (ECPR, 2011), Linguistic Justice for Europe sens où, dans l’immédiat, elle concerne principalement le niveau national et ne s’attaque
donc pas à l’injustice la plus massive, qui est globale. Notre proposition se veut donc

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and for the World (Oxford University Press, 2011) et Belgium. Une utopie pour notre temps
(Académie royale, 2018). Avec Yannick Vandeborght, il a publié L’Allocation universelle (La raisonnablement radicale. En même temps, s’inscrivant dans la perspective d’une gauche
Découverte, 2005) et Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane libertaire, elle se prétend aussi radicalement raisonnable.
Economy (Harvard University Press, 2017), dont la traduction française est parue sous le
titre Le Revenu de base inconditionnel – Une proposition radicale (La Découverte, 2019).
ABSTRACT
Yannick Vanderborght est professeur de sciences politiques à l’Université Saint-Louis –
The Unconditional Basic Income: Reasonably Radical, Radically Reasonable. A Res-
Bruxelles, où il est membre du Centre de recherche en science politique (CReSPo). Il est
également professeur invité à l’UCLouvain, où il est rattaché à la Chaire Hoover d’éthique
ponse to Guillaume Allègre, Mathilde Duclos, Laudine Grapperon and Pierre-
économique et sociale. En 2014 et 2016, il a été professeur invité à l’Université de Kobe, Étienne Vandamme
au Japon. Avec Philippe Van Parijs, il a publié L’Allocation universelle (La Découverte, Our model is radical in the sense that the model it defends is irreducible to the existing
2005) et Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy (Harvard components of our welfare states. It is also radical in the sense that it is meant to generate
University Press, 2017), dont la traduction française est parue sous le titre Le Revenu de a deep transformation in the work sphere. But it is not radical to the extent that it is willing
base inconditionnel – Une proposition radicale (La Découverte, 2019). Il a également co- to accommodate gradual progress and compromises that stem from a plurality of legiti-
dirigé des ouvrages collectifs sur les politiques sociales et sur le revenu de base, dont mate objectives. It also fails to be radical in the sense that, for the time being, it concerns
Basic income. An Anthology of Contemporary Research (Wiley-Blackwell, 2013) et Basic chiefly the national level and therefore does not address the most massive injustice, which
Income in Japan (Palgrave Macmillan, 2014). is global. Hence, our proposal is meant to be reasonably radical. At the same time, being
anchored in a freedom-friendly left perspective, it claims to be radically reasonable.

AUTHORS
Philippe Van Parijs is a guest professor at the Universities of Louvain and Leuven. He was
the founding director of Louvain’s Hoover Chair of Economic and Social Ethics from 1991
to 2016. He chairs the Advisory Board of the Basic Income Earth Network, which he co-
founded in 1986. His books Marxism Recycled (Cambridge University Press, 1993), Real
Freedom for All (Oxford University Press, 1995), What’s Wrong with a Free Lunch? (Beacon
Press, 2001), Just Democracy (ECPR 2011) and Linguistic Justice for Europe and for the
World (Oxford U.P. 2011). With Yannick Vanderborght, he published L’Allocation universelle
(La Découverte, 2005) and Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane
Economy (Harvard University Press, 2017), the French translation of which was published
under the title Le Revenu de base inconditionnel – Une proposition radicale (La Décou-
verte, 2019).
Yannick Vanderborght is Professor of Political Science at Université Saint-Louis – Brus-
sels, where he is a member of the Centre de recherche en science politique (CReSPo). He
is also a visiting professor at the Université catholique de Louvain (UCLouvain), where he
is attached to the Hoover Chair of Economic and Social Ethics. In 2014 and 2016, he was
a visiting professor at Kobe University, Japan. With Philippe Van Parijs, he published L’Allo-
cation universelle (La Découverte, 2005) and Basic Income. A Radical Proposal for a Free

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