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ÆMILIUS

OLLEVILLE SNAUWAERT
Copyright © 2021 OLLEVILLE SNAUWAERT

Tous droits réservés.

ISBN : 9798467921273
(À WHITE)
AEMILIUS
REMERCIEMENTS

À PHILIPPE & NICO.

i
CAPITOLO PRIMO

La légère brise qui caressait les rives du Tibre emportant çà et


là des jonchées de feuilles rougies donnait un air printanier à
une Rome encore partiellement endormie. Assis au bas d’un
escalier menant aux berges, un gaillard soupirait non sans
talent une douce sérénade. Ici Glissant à contre-courant, des
avirons s’adonnaient à une sortie revigorante. Là, quelques
élégantes parfaisaient leur teint profitant de ce doux climat.
Sur les parapets, les yeux des témoins séculaires de bronze,
marbre et d’argile se dressant orgueilleusement en fidèles
héritiers des démiurges, s’éveillaient au contact de la lumière.
Leur regard semblait se diriger vers les promeneurs en
contrebas. Le soleil rasant qui accentuait leurs courbes et se
coinçait dans les plis de leurs vêtements sculptés, éternisait
l‘auguste cité. Coutumier plusieurs fois la semaine, un groupe
de jeunes gens pratiquait un jogging matinal sur les étendues
du Lungotevere. Après avoir passé d’éphémères fresques
s’accouplant à la monumentale frise « Triomphes et
lamentations », l’hommage de l’artiste William Kentridge à
l'histoire de la ville éternelle qui s’étalait sur les cinq cent
mètres séparant le Ponte Sisto du Ponte Mazzini, la bande
bascula sur l’Isola Tiberina qui marquait la mi-parcours et le
changement de berge.

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- Quelle vue à couper le souffle, je ne m’en


lasserais jamais ! Dommage qu’il y ait
toujours ces putains de clodos !
- Giancarlo !
- Fulvia, ne me dit pas que tu trouves ça
gracieux !
- Ce sont des êtres humains !
- Che bella, toujours aussi innocente ! C’est
ce qui te rend délicieuse.

Fulvia, la plus jeune du groupe avait plusieurs fois remarqué


l’un d’entre eux, un homme sans âge qui semblait avoir élu
domicile sous l’arche du Ponte Rotto parmi des oiseaux
aquatiques qui s’accommodaient singulièrement de
l’excentricité de cet hôte aux yeux souriants. À chacune de
ses foulées l’individu obsédait un peu plus l’esprit de cette jolie
héritière romaine très courtisée par ses compagnons
d’exercice. Giancarlo le plus véhément d’entre eux, à la course
loufoque et l’air guindé, entamait sa troisième année
d’architecture à La Sapienza. Jeune, dynamique et volontaire,
il incarnait à merveille cette nouvelle génération née au début
du vingt et unième siècle emprunte d’une certitude confinant
à une arrogance n’ayant d’égal que l’égo.

- Moi la vie je la croque à pleine dents !


Aucune place pour le laisser-aller. Quand
je serai maître de Rome, je développerai
mes projets à fonds. J’essaimerai
l’élégance du centre à la périphérie.
Urbanisme résidentiel haut en gamme
partout ! Il faut pousser les pauvres en
dehors des grandes limites de la ville. Une
capitale se doit d’avoir de la tenue !

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- Enfin quand même, une ville doit avoir de


tout, moi j’aime bien les quartiers
populaires.
- Je reconnais bien là ta fourberie
socialiste ! Ça te passera mon cher
Aureliano. Rechercher le frisson en
mangeant dans des trattorias du
Testaccio très peu pour moi !
- « À l'atroce convoitise chaque route était
Suburra » cher Giancarlo. Le grand
architecte que tu es devrait savoir mieux
que quiconque que l'histoire se lit sur de
longues périodes.

Rectifia Fulvia qui savait au combien l’infâme et dangereux


Suburra, représentait avant tout le cœur de l'autre Rome, celle
des bordels et tavernes peu recommandables tolérés par ses
ancêtres qui y assouvissaient leur convoitise. Valeria
Messalina, épouse de l'empereur Claudius s’y rendait travestie
en Lisisca pour s'adonner à de licencieuses orgies pleines de
marins et gladiateurs. Néron s’y promenait déguisé en pauvre
afin de goûter l’humeur du peuple sur son gouvernement.
Jules César en personne comme le poète Martial n’y avaient-
ils pas vécu ? Aux yeux de Giancarlo, Suburra n’était que
triste synonyme de bouge, désordre et luxure glauque. Il
haïssait intrinsèquement son dédale de ruelles étroites sales
et sombres aux échos de rhétoriques fuligineuses animées qui
aboutissaient à d’immuables rixes crépusculaires entre
migrants et toxicomanes.

Aureliano, étudiant en sociologie d’une nature timide discrète


et réservée menait une existence studieuse et plutôt paisible.
Ce garçon simple et sympathique, brûlant d’amour pour Fulvia
sans oser se déclarer, était issu d’une famille de la classe
moyenne supérieure. Fils d’une agrégée de lettres et d’un
patron d’agence immobilière, son extraction lui donnait des

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convictions humanistes profondément ancrées qui


contrebalançaient la morgue assumée de Giancarlo. Il lui
arrivait de caresser le secret espoir de voir un jour la réalité
administrer de plein fouet un déshonneur funeste à ce poseur
aux idées obstinées.

Obsédé par la volonté d’incarner l’élégance, Giancarlo évitait


d’approcher la plèbe de trop près car, pour le moins le croyait-
il, son rang le lui permettait. Ne se revendiquait-il pas de sang-
bleu ? Affirmant avoir retracé sa lignée jusqu'à la noblesse du
XVIe siècle, la réalité était toute autre, son héritage
aristocratique n’était que fantaisie. Ses ancêtres paternels
étaient des paysans. Son arrière-grand-père maternel qui était
allé jusqu’à créer de fausses armoiries familiales, affirmait que
ses aïeux remontaient à l'aristocratie française, omettant
qu’ils n’étaient que femmes de chambre, ferronniers,
ramoneurs ou commerçants. Avant d’épouser son ingénieur
de père, sa mère avait passé sa jeunesse à auditionner une
succession de célibataires nantis dans une prospection
mercenaire. Perdant finalement sa virginité dans un
ascenseur pris entre les étages. Giancarlo qui murissait des
desseins de grandeur hérités des tendances mégalomaniaques
familiales à fantasmer autour de sa généalogie, trouvait sa
raison d’être dans des motifs plus personnels à l’instar de son
père qui était parvenu à contribuer à la garde du trésor
domestique. L’honnêteté visait à reconnaitre que le temps
avait fait son œuvre en fragmentant pour le moins les
richesses d’antan. Ses deux parents portaient un regard
approbatif sur ses relations avec Fulvia qui validaient leur
appartenance à la haute société. Sa mère arborant sans
vergogne l’idée de mariage chuchotait déjà « ma bru ». Fidèle à
sa réputation de Dom Juan, son père jetait un regard troublé
de pensées peu avouables chaque fois qu’il croisait la jeune fille

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bien plus jeune que son fils.

- Fulvia, beauté impériale, tu es la


quintessence de Rome !

Aimait-il chanter en louanges exagérées lorsque occasion lui


été donnée.

Sa mère avait charmé son chemin dans la haute société


romaine au travers de son magasin d’antiquités qui voyait
défiler toutes les oisives fortunées en mal de décoration de la
ville. Sa sœur fut présentée lors d’un dîner à un politicien issu
d’une famille de commerçants milanais. Un chasseur de
jupons qui savait que s’il voulait devenir sénateur, il devait
trouver la femme médiatique idéale.

Fermant la marche, vêtue d’une brassière d’un rose


fluorescent et d’un minuscule short violet noué à hauteur
d’aine qui mettait pleinement en valeur sa silhouette svelte et
faisait se retourner sur son passage les admirateurs de
physique irrésistible, Olimpia, fille d’un industriel du bâtiment
entré en politique et d’une mère au foyer remariée avec un
riche banquier d’investissement, avait connu Fulvia dès la
tendre enfance dans une institution suisse, avant qu’elles ne
rejoignent toutes deux le Lycée Ennio Quirino Visconti, leurs
parents estimant que le Ratio studiorum, son système éducatif
séculaire proposant aux élèves de devenir protagonistes du
processus d'apprentissage dispenserait l’éducation nécessaire
avant un retour dans le giron du privé. Elle était l’originale de
l’équipe, un peu mannequin, un grain musicienne, une once
artiste et surtout très libérée. Elle aimait flirter avec
l’immoralité et préférait mener une existence transgressive et

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non réglementée. Olimpia adorait choquer et s'adonner à la


poursuite effrénée de l’instinct qui porte aux plaisirs des sens.

Enfin Patrizio, le surfeur qui menait le rythme, portait un soin


très marqué à son apparence. Fils unique d’un chirurgien de
renommée internationale et d’une comtesse fortunée à la
tendresse lointaine qui choyait chacune de ses envies, il
épousait le côté artistique de la vie plutôt que politique.
Refusant d’être écrasé par les attentes familiales, seule une
gloutonnerie pour le dandysme et la luxure attisait son feu. Il
s’imaginait volontiers en scénariste, réalisateur ou
producteur de documentaires. Cette rebuffade était une
profonde humiliation pour son père qui augurait une
catastrophe menaçant la puissance et le prestige de sa lignée.

Les séances d’exercice se terminaient indéniablement par des


joutes oratoires qui n’empêchaient pas cette bande d’être liée
par une amitié sincère.

- Ce soir fiesta !

S’exclama Patrizio emporté par le mépris pour une


conversation dont il avait rapidement décroché. Le petit
groupe se sépara à hauteur du Ponte Fabrizio en se
promettant de se retrouver le soir venu aux alentours de la
Villa Borghèse.

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CAPITOLO DUE
La lune veillait sur la ville lorsque la bande s’approcha de
l’Anfi, le nouveau club particulièrement prisé par les
amateurs d’exclusivité. Le spectacle commençait dès la porte.
Les places se faisant rares, une pléthore de candidates
courtement vêtues faisait foule devant une corde de velours
rouge que les portiers ne soulevaient que pour l’illustre,
l’extravagant, le scandaleux. Qui l’Anfi laissait entrer en son
sein goûtait à l’enchantement et un vigoureux sentiment de
liberté.

- Aaah ! Les voilà ! La fête va enfin pouvoir


commencer. Mirko laisse passer mes
amis !

Éructa à l’un de ses videurs un vieux beau chemise blanche et


cheveux teintés laqués, à l’approche du groupe. Le molosse
slave tatoué au visage buriné s’exécuta.

Bien que son nom véritable fût Carmine Ingignoli, le maître


des lieux aimait à se faire appeler Charly, car le pensait -il, cela
relevait son standing. Originaire de Varese près de Milan, on
savait peu de choses sur son passé ou la provenance de
l’argent qui le convertissait peu à peu en l’un des acteurs
majeurs des nuits de la capitale. Il s’était rapidement et
habilement adapté aux usages en vigueur dans la société des

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gens en vue, même s’il gardait la vulgarité d’un homme d'une


capacité ordinaire. Ce qui lui valait les railleries impitoyables
de membres de la bande jugeant le pécore méprisable et aussi
inintéressant qu'intéressé par leur appartenance à la crème
sociétale romaine. De son côté, en homme d’affaire roublard et
avisé, il ignorait la cuistrerie prétentieuse se croyant
beaucoup plus originale qui considérait que le pataugis de
fange n’éclabousse que le balayeur. Après tout, cette jeunesse
qui n’avait jamais vraiment travaillé considérait comme un
fait le mépris social. Le lien ne se devait être que d’intérêt, à
chacun sa fonction. Charly avait depuis fort longtemps
tranché la question, cette engeance oiseuse et désœuvrée
affamée de turpitudes et de commérages servait son seul
intérêt, l’argent.

Tout le monde voulait entrer. L’empereur Charly avait le


pouvoir fulgurant de faire naître ou d’anéantir l’espoir d’une
soirée forcément inoubliable. D’un geste sec, sa main prenait
ou pendait les aspirants aux honneurs et la considération. Les
candidats malheureux se retrouvaient dépouillés de leurs
dignités et goûtaient à l’humiliation publique sans broncher,
tout intimidés par la carrure impressionnante des cerbères
slaves. « Ave Imperator, morituri te salutant. »

Il fallait lui reconnaitre une propension naturelle à favoriser


un mélange hétéroclite réussi de raisons sociales qui venait
arpenter les pistes du lieu en vue d’une escapade provisoire du
quotidien. En fait, il n'y avait pas de véritable hiérarchie pour
la clientèle, il refusait l’idée d'espace VIP qui aurait fait sortir
toutes les éminences de la salle et mis les autres personnes à
court d’émerveillement. Tout le monde ayant le droit d'être
beau selon le concept hérité du légendaire Studio 54,
discothèque phare de la vie nocturne New-yorkaise de la fin
des années soixante-dix.

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L’Anfi devait son succès fulgurant à la venue d’acteurs


américains en tournage à la Villa Borghèse. Le bruit s’était
rapidement répandu. Charly avait pour ambition que l'on se
souvienne de son club comme lieu du retour de la Dolce Vita
où se mêlait célébrités et anonymes triés sur le volet. Il invitait
le tout Rome à venir y partager des moments spontanés afin
de pouvoir narrer avoir capturer la frénésie du moment.
Fulvia et la bande s’amusaient du côté finalement assez kitch
du lieu où se côtoyaient surtout des parodies de célébrités
issues de la téléréalité espérant faire époque en se faisant tirer
le portrait et pourquoi pas, pour certaines voraces au parfum
vulgaire, repartir au bras d’un joueur de football. Celui que
Giancarlo appelait Carmi assurait toujours un accès aux
photographes avec la ferme volonté de retrouver les clichés
dans la presse people. Il offrait d’ailleurs des cartes dorées
estampillées : « Bienvenu à l’Anfi, cocktail de cool, sédition et
hardiesse ». Sans en maitriser pleinement la composition, il
savait que tout dépend de l’impression initiale dès les
premiers pas dans l’endroit.

Après la porte d’entrée, un grand vestibule menait à un


vestiaire cossu où il fallait impérativement se défubler de tout
arsenal afin de pouvoir enfin se dénuder l'âme. Les
resquilleurs étaient systématiquement éconduits. Une fièvre
obsidionale saisissait les noctambules à l’approche du
gigantesque rideau à l’italienne de velours pourpre étouffant
les résonances rythmées qui émoulaient les esprits
soudainement aiguillonnés par une incoercible obsession
hallucinatoire. À l’entrée dans l’immense pièce le temps
abdiquait sa souveraineté au cortège de futurs souvenirs. Un
air vierge illuminait le visage des heureux élus qui
retrouvaient une soudaine curiosité d’enfant insatiable,
désireux de s’adonner à un caprice de sens adorablement

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méphistophélétique. Chaque soir un DJ résident jouait sa


crédibilité. Perchées et déchainées, de plantureuses
bayadères à peine vêtues se trémoussaient langoureusement
sur les mélodies du moment. Leur plastique remarquable
donnait le ton. L’électricité dans l'air se devait de catalyser le
laisser-aller et l'amusement. Il était toujours quelques
mauvais plaisants venus gâter bien des choses qui se faisaient
rapidement remiser par une sécurité très au point.

Patrizio évoluait en territoire conquis. Nombreuses étaient


celles qui succombaient à la douce prose de ce beau jeune
homme affable, bien mis, d’abord facile et sans afféterie, se
mettant à la portée de toutes, ce qui avait pour effet de leur
procurer un élan de plaisir. Reine d’un soir ! Le galant
suborneur veillait à ce que leur avis fut toujours sien.
L’important était de continuer sa collection eut il dû les
entourer à dessein de toute la pompe nécessaire. Amoureux
d'aucune femme, il adorait simplement les finesses de la
chicane érotique.

Dès qu’il avait bu quelques verres, Giancarlo se délectait en


s’adonnant à son canular favori, uriner sur le bar tout en
passant commande. Le barman ne se rendant compte de rien
tout à sa joie de servir une célébrité du lieu, ce qui faisait
beaucoup rire ses camarades de classe.

Comme beaucoup Charly avait une admiration authentique


pour la superbe Fulvia vers qui il s’empressa.

- Ma che Bellisima comme toujours !

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Improvisant une véhémente diatribe proche du soliloque, il


passa en revue l’évolution de ses affaires, la politique
économique ou l’augmentation du nombre de migrants dans la
capitale. Bien qu’épouvantée par telle profusion de trivialité,
le raffinement de Fulvia lui permettait d’endiguer sans
réplique le flux de poncifs qui émanait depuis plusieurs
minutes de cet homme à la bijouterie clinquante dont le
manque de délicatesse choquait la bienséance. La vulgarité de
Carmine apparaissait à tout instant sous le pédantisme du
lettré autodidacte. Elle savait en son for intérieur que la
destinée de ce genre de prétendant est toujours vouée à
perdition en les impitoyables tourbillons des fastes des
coteries consulaires. Prise de la crainte de se sentir piégée
dans une discussion qui avait déjà franchi les limites de
l’inconvenance, Fulvia ne tarda guère à déguerpir. S'accusant
poliment d'un oubli, elle abandonna le malappris à ses
convictions. Aussi singulier que cela puisse paraître, elle avait
une pensée pour l’homme du pont. Que faisait-il en ce moment
précis ?

Cette énième soirée à n'en plus finir ne semblait pas perturber


Olimpia trop occupée à danser et qui s’amusait encore à
allumer un pauvre bougre qui pensait son heure de gloire
arrivée. Son goût à se dégoter des greluchons pour tromper
l’ennui était notoire. Les amants qui se succédaient étaient
rapidement rejetés tel des écales vides. Sans jour ni nuit. Sa
morale décolletée la faisait flirter avec la légèreté sans jamais
oublier son extraction sociale dont elle tirait avantage avec
habileté. Toute vulgarité pouvant nuire à la vertu familiale
l’incitait à ne pas se relâcher et toujours viser l’excellence, au
moins en apparence. Son insouciance était bien délimitée.
Avec fermeté et une grande maîtrise de soi elle savait exclure
rapidement les indignes, de la sorte elle confirmait
l’exclusivité de ceux qui avaient passé le tamis.

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L’attitude en retrait de Fulvia accentuait les contours


superficiels et illusoires de l’euphorie générale. Las de cette
morosité, elle s’éclipsa discrètement.

De retour à l’air libre elle enfourcha lestement sa Streetfighter


V4S Dark Stealth. Les deux videurs aux œillades
lubriquement extasiées la parcouraient des pieds à la tête. Les
expertes reconnaissaient la touche Alberta Ferretti. Des
bottes tubulaires en daim aux lignes intemporelles qui
s’harmonisaient souverainement au pantalon sel et poivre
fuselé en laine bordant une chemise en soie ornée d’un grand
nœud parsemant un Pull souple en mohair fin. Un long
manteau de cuir de la collection Frida Giannini ponctuait ce
style masculin aux éléments très féminins. Le ronflement
caractéristique de la Ducati fit tourner les têtes dans la file des
badauds qui regardèrent envieux s’éloigner cette jeune fille
sublime et raffinée au regard captivant, oubliant un temps la
beauté du décor. La moto avala en douceur la pente de la Via
Veneto. Éprise d’allégresse au gré des élégantes voies
romaines, Fulvia allait jusqu’à fermer les yeux mue par une
pulsion ordalique qui l’abandonnait plus encore aux doux
baisers de Favonius. Roma di notte !

Son IPhone enchaînait les mélodies chatoyantes d’Il Nucleo


l’un de ses groupes adorés. L’absence de vie dans les rues
attisait son imagination. L’évolution en ce magistral
labyrinthe d’œuvres d’art ne pouvait que se conclure par un
hommage au Tibre. Rome et Fulvia n’étaient qu’une en ce
somptueux écrin de parures lumineuses. L’enfilade de ponts
flamboyant révéremment s’harmonisait au passage élancé du
bolide. La machine exultait le plaisir de conduite et répondait
à merveille à la poussée d’adrénaline. Fulvia bifurqua sur un

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Lungotevere Marzio étincelant puis emprunta le Ponte Cavour


afin de rejoindre l’autre rive. A hauteur de l’Isola Tiberina
poussée par une force pulsionnelle, elle gagna le Ponte
Palatino jouxtant le Ponte Rotto. L’inconnu était-il là ?

Elle stoppa sur le trottoir. Le buste infléchit en avant vers le


Tibre elle aperçue une ombre évoluer à la lueur d’une bougie.
L’homme était toujours sous l’arche ! Emmitouflé dans une
sorte de caban, il semblait rédiger des écrits. Comment
supportait-il le froid ? À quoi s’attelait-il ? À sa grande honte
Fulvia repris la route… de quel droit épiait-elle ? Toutefois un
doux sentiment emplissait son âme. Après une douche
décontractante elle prit congés, espérant que le réveil ne
vienne impitoyablement évacuer ce délicieux enjouement.

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CAPITOLO TRE

Chaque matin à 9 h précises, sa belle-mère concertiste


s’échauffait en exerçant trilles et menuets sur le Steinway &
sons dont la rumeur qui perçait la quiétude des murs de la
grande bâtisse bouleversait la tranquillité du lieu où la famille
élisait ses quartiers de campagne. Bien que dormant dans une
extension, Fulvia exécrait ce rituel qui perturbait jusqu’aux
gazouillis des oiseaux du parc. Les chants du ballet
passériforme s’affairant entre plantes de balcons et tuiles de
toiture reprirent peu à peu l’avantage sur ce contrariant
concerto. Leurs mélodies lui étaient bien plus douces. Elle
sonna Maria la camériste historique de la famille afin de se
sustenter d’un jus de grenade, un kiwi et d’un croustillant
cornetto di cioccolato fraichement livré de La Cannoleria
Sicilianna. Un rare petit écart alimentaire car elle prêtait
grande attention à se nourrir sainement, ne consommant
jamais de plats tout prêts et privilégiant le plus possible les
légumes, les fruits et le poisson.

La nuit avait été rude car la bande avait fini par la retrouver
au crépuscule. Un ciel lactescent bas et couvert présageait une
pluie battante. La poignante odeur d'herbe mouillée lui était
agréable. Au loin les arbres fruitiers presque dépouillés de

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toute chamarrure revêtaient encore des fleurs de givre.

Après s’être présenté à l’interphone qui actionna les grilles en


bronze forgé, Giancarlo emprunta la grande allée qui éloignait
la voie où touristes et cyclistes du dimanche se promenaient
déjà en nombre. Il se gara près de la grande rotonde ouverte
au vaste dôme soutenu par d’élégants piliers en carrare. Le
valet de pied vint à ses devants.

- Bonjour Monsieur.
- Fulvia est-elle là ?
- Oui monsieur, madame vient de se lever.
- Laissez ! je connais le chemin.

Comme chaque fois qu’il arrivait dans la résidence de la Via


Appia Antica, Giancarlo se sentait obligé de porter collet haut.
Il contourna la grande bâtisse de quinze pièces pour se diriger
vers le belvédère du fond de jardin posé sur un promontoire
couvert de beaux cèdres. Fulvia aimait y contraster ses fins de
semaine afin de s’éloigner de sa résidence du centre-ville bien
trop urbaine. Au loin un troupeau de chèvres paissait l’herbe
rase. Giancarlo tambourina sur la porte de la pièce.

- Chère madame votre dévoué serviteur


peut-il se joindre à votre collation ?
- Monsieur, que me soit permis de rappeler
qu’à la porte des chambres et du cabinet
c’est ne savoir pas le monde que de
heurter ; il faut gratter.

D’une tenue on ne peut plus respectable, Fulvia s’amusait à


invectiver Giancarlo de la plus piquante des manières. Une
remarque empreinte de haute allure qui posait bien les

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distances et permettait au malheureux d’apprécier l’énorme


inégalité existant entre eux. Elle savait qu’il n’était pire chose
que de s’exposer à un affront. On n’est de la Cour qu’à ce prix.
Voulant finir et ne sachant par où, Giancarlo détourna la
conversation.

- Aujourd’hui je t’emmène à Gaeta !

Voilà quelque temps il s’était décidé à se faire un peu plus


pressant, gardant bien à l’esprit que Fulvia n'était pas à ranger
au nombre des conquêtes faciles. Bien qu'audace le désertât,
Giancarlo ne parvenait guère à réfréner ses sentiments à la
vue de cette jouvencelle enchanteresse. Il lui fallait taire
l’impatience de déclarer ses ardeurs de peur de ruiner son
insatiable ambition de noblesse héréditaire.

Il osa un madrigal.

- Tu n'as jamais été si jolie !

En son for intérieur, il savait que dévoiler sa flamme eut


équivalu à l’actionnement aléatoire d’un barillet dont il
redoutait percuter la chambre d’une irréversible déception
qui blesserait mortellement son égo. L’idée de prise de risque
extrême heurtait une arrogance qui lui interdisait tout
désespoir. Au risque de lui en cuire, mieux valait ne pas
éclairer ce qui devait rester dans l'ombre.

Sans paraître fatiguée d’avoir tant veillé, Fulvia se jeta


amicalement dans ses bras. La compression de sa poitrine

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tendre et généreuse contre son torse le troubla un peu plus.


Fidèle à ses habitudes elle était toujours impeccablement mise.
Le patagium, un ruban brodé d'or, ornait le décolleté de sa
recta, la tunique blanche sans manche ajustée à la taille et
légèrement évasée en bas qui tombait élégamment sur un
pantalon de soie révélant en transparence les formes
sportives et longilignes de la jolie romaines d'allure impériale.
Incapable de détourner le regard de ce sein qu’il ne pouvait que
voir, un troublant sentiment de culpabilité montait en lui. D’un
coup d'œil subtil Fulvia lui fit voir qu'elle sentait son embarras.
Les choses allaient de mal en pis, le manant perdait de sa
superbe. C’est le moment que choisit Olimpia pour débouler
mi- nue, sensuelle et en toute décontraction. En son œil une
nuée d’étincelles lascives trahissait le secret de la nuit. Une
expression discrètement rieuse parcourra le visage des deux
amies, leurs regards complices s'entre-poursuivaient dans les
volumes de la pièce. Giancarlo fut plongé dans une soudaine
ignorance qui pouvait prêter à légère raillerie. Les filles s’en
amusèrent sous cape. Estimant le temps venu de lui témoigner
de la sympathie, elles lui apposèrent une caresse bienveillante
sur chaque joue, le pauvre garçon avait assez souffert en cette
matinée ombragée.

- Bon je saute sous la douche et on y va !


- Je t’accompagne.

Rétorqua Olimpia. Il regarda en silence les deux silhouettes


qui fuyaient dans le jardin avant de s’évanouir dans la villa.
Son ressenti oscillait entre un sentiment d’émasculation et le
plaisir d’avoir été accepté dans l’intimité des deux jeunes
filles.

Une divine éternité lui permit d’errer parmi les souvenirs de

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la pièce de grande ampleur. Il caressait l’espoir de pouvoir y


croiser le maître des lieux. Les complices réapparurent
finalement fort bien apprêtées. D’une beauté renversante et
très naturelle Fulvia se maquillait peu, elle aimait sentir sa
peau nue libérée de tout artifice. Un soupçon de mascara noir
pour faire ressortir son regard vairon et une caresse de Perle
rose lui suffisait. Sa peau parfaite, son regard captivant et son
corps de rêve rendaient presque la jolie Olimpia jalouse de
cette beauté sauvage que la pression pour être attrayante
n'atteignait pas.

Fulvia proposa benoitement de convier Patrizio et Aureliano


qu’elle savait férus de Gaeta. L’échafaudage d’une journée en
tête à tête s’écroula de toute sa masse. Bien que la fureur
bouleversât son âme, Giancarlo ne pouvait qu’acquiescer
noblement.

- Comme nous sommes cinq, on prendra le


Trofeo.

Indiqua Fulvia en pointant la Maserati stationnée dans


l’imposante remise où s’agglomérait un parterre de voitures
luxueuses. Les deux autres garçons arrivèrent
simultanément avant un début d’averse. Fulvia confia le
volant à Patrizio et s’installa à l’arrière aux côtés d’Aureliano
et Olimpia. Le véhicule s’engagea sur la Strada Statale 7. Lieu
de villégiature depuis la période romaine, Gaeta se situait à
deux heures de route environ. La stéréo diffusait You Brought
a New Kind of Love to Me, version extraite de l’album de Frank
Sinatra Songs for Swingin 'Lovers. Toujours empreint à
l’excès, Patrizio pris l’aspiration de deux véhicules de
carabinieri lancés à toute allure sur la voie de gauche.
Entourant Aureliano, les deux filles terminaient leurs nuits
confortablement blotties dans les sièges de cuir. En proie à une

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rumination mentale, Giancarlo ne pipait mot depuis la sortie


de Rome. Patrizio mettait pied au plancher. Avec l’insouciance
que procure la richesse, il aimait depuis son plus jeune âge se
distraire en couvrant de longues distances à grande vitesse
sans autre nécessité que celle d’aller se promener ou de
déjeuner ailleurs. Emportée dans ce tourbillon de propositions
récréatives la bande oubliait provisoirement Rome synonyme
d’études. La voiture fendait campagne. Émergeant de son
sommeil, Olimpia proposa dans un éclat d’esprit un concours
de sentences et maximes, ravie de pouvoir faire passer les
kilomètres sans les compter.

- Une que j’aime beaucoup ! Ne gâchez pas


ce que vous avez en désirant ce que vous
n'avez pas ; rappelez-vous que ce que
vous avez maintenant était autrefois
parmi les choses que vous espériez
seulement. Épicure
- Pas mal Olimpia ! Moi j’ai : Le plus grand
obstacle à la vie est l'attente, celui qui
espère demain, néglige aujourd'hui.
Sénèque.

Renvoya Patrizio.

- Du même Épicure : Qu’on ne remette pas


la philosophie à plus tard parce qu’on est
jeune et qu’on ne se lasse pas de
philosopher parce qu’on est âgé.

Accompagna Aureliano

- Fulvia ?

19
ÆMILIUS

- Il est plus doux de donner que de


recevoir. Épicure quand tu nous tiens !
- Giancarlo ? boudes-tu ?
- Celui qui n'a pas d'objectifs ne risque pas
de les atteindre.
- Sun Tzu ! Notre Giancarlo serait-il
d’humeur belliqueuse ?

Taquina Fulvia en appelant au deuxième tour.

- N'oublie jamais que tout est éphémère,


alors tu ne seras jamais trop joyeux dans
le bonheur, ni trop triste dans le chagrin.
Socrate.
- La croyance que rien ne change provient
soit d'une mauvaise vue, soit d'une
mauvaise foi. La première se corrige, la
seconde se combat. Nietzsche.
- Ce n'est pas tant l'aide de nos amis qui
nous aide que notre confiance dans cette
aide. Épicure.
- Je ne cherche pas à connaître les
réponses, je cherche à comprendre les
questions. Confucius.
- On n’est jamais mieux servi que par soi
même
- Le niveau baisse ! La colère doit nous
servir, non comme chef, mais comme
soldat. Aristote.

Lança guoguenardement Olimpia à un Giancarlo qui fulminait


lorsqu’un appel providentiel lui permit de s’extraire d’une
partie qu’il goûtait de mal en pis.

20
ÆMILIUS

- Oui maman, nous sommes en route… je


lui dirai…ok… ciao. Fulvia ma mère te
donne le bonjour. Elle aimerait recevoir
tes parents un soir de la semaine
prochaine.
- Je l’en remercie, je le transmettrai.

Fulvia estimait la probabilité que tel diner se concrétise


proche de zéro. Son père ne portait aucun intérêt aux alibis
gustatifs avides de s’approprier une illusoire importance
sociale. Il fuyait la superficialité dans tous les domaines.

L’arrivée sur Gaeta se fit sous un soleil de plomb.

- Les dieux sont avec nous. Rien de tel


qu’une petite sortie en mer, plongée en
vue !

À l’initiative de Patrizio, la comtesse avait fait armer le Zaca,


autrefois possession de la vedette hollywoodienne Errol Flynn
sur lequel Orson Welles et Rita Hayworth avaient tourné La
Dame de Shangaï. Amarré à son gréement au pied du centre
historique aux églises monumentales, ruelles étroites où
d’incontournables musiciens aiguayaient l’ambiance et de sa
forteresse sur l’éperon rocheux surplombant le somptueux
golfe, la goélette en cèdre d'Alaska et en teck d'une longueur
de 36 m ébaudissait un groupe de plaisanciers admiratifs.

La foule se coudait un peu partout en cette journée ensoleillée


qui réservait mille surprises. Les kiosques étaient beaux à tout
point de vue, que vous alliez faire les échoppes ou profitiez du
plaisir de la petite foire sur le port où naissaient de premières

21
ÆMILIUS

amours juvéniles plus rêvées que concrètes.

Dans un entrain canaille, Olimpia enfourcha un blanc destrier


de bois vêtu qui se balançait suspendu à un poteau aux reflets
dorés sur le manège d’enfants. Patrizio n’avait pas tardé à
ressentir une irrésistible attraction pour le carrousel aux
sièges attachés aux chaînes tournant à vive allure. Il y avait
déjà repéré un groupe de touristes gloussantes qui
appréciaient les vives poussées verticales à la conquête de
l'anneau magique sésame pour un tour supplémentaire. Peu
importait si dans la chaleur du lancer une jupe trop remontée
eût découvert un dessous pendant une fraction de seconde.
Les émotions du tourbillon étaient trop vives pour avoir à
prendre ces petits détails insignifiants en considération. Et
tant mieux si les sexagénaires locaux remplissaient leurs
yeux de visions célestes. Une course d’enfants laissés hors de
contrôle par leurs parents attablés en terrasse énervait des
chiens du voisinage. Quelques cyniques sirotant attendaient
l’arrivée inévitable du psychodrame qui s’achèverait en
sanglots stridents.

Un agréable prélude olfactif fit dévier la bande. Une envie


d’une Tiella di Gaeta, l'une des spécialités gastronomiques de
la ville aux nombreuses légendes différa l’embarquement. Sur
le pont, les membres d’équipage s’affairaient aux derniers
préparatifs avant l’appareillage.

Péroreur, Giancarlo était fier de pouvoir éduquer les deux


touristes américaines à qui Patrizio avait aimablement
proposé une petite croisière. Le maraud leur laissa croire que
la goélette était sienne.

22
ÆMILIUS

Le Zaca se porta en mer Tyrrhénienne en direction du petit


archipel des Îles Pontines au large du golfe de Gaeta. Patrizio
qui avait une parfaite connaissance des lieux fit stopper
l’embarcation alors qu’elle touchait presque les rives de
Palmarola, un joyau planétaire au charme Janusien dont la
partie supérieure boisée de palmiers nains et de chênes verts
à foison se différencie considérablement de la zone
subaquatique dont les eaux bleues cristallines recouvrent des
fonds aux parois multicolore. Un proverbe raconte qu’en ce
lieu le blasphème n’existe pas et que l’on n’y prie pas dieu.

Fulvia enfila une combinaison afin de commencer la descente


dans un profond ravin où la gorgone rouge visitée par les
murènes pousse perpendiculairement au courant pour filtrer
l'eau et capturer le plancton. Le groupe s’approcha d’une
grotte monumentale encore vierge de la moindre illustration
dont seuls les poissons savaient percer le mystère. Son dessin
faisait l'objet de longues spéculations archéologiques. Des
porcelaines de mollusques y toisaient de grandes rascasses,
un essaim de demoiselles s‘effrayait au point de venir au
contact, ce qui déclencha une émeute de brèmes et napoléons.
Les faisceaux solaires se cassaient à la jonction de l’immense
surface qui s’échappait au-dessus de leurs têtes. Fulvia pensa
à sa mère disparue à jamais dans cette immensité qu’elle
aimait tant. Le souvenir estompé de son visage sillonné son
esprit. Elle l’imaginait errante près d’un monolithe flagellé par
la fureur des ondes. La nage d’un aplisias, communément
appelé lièvre de mer, détourna son attention sous l’œil de
langoustes se cachant dans des anfractuosités de rochers.

Domptée par une fascination inexplicable son ombre timide


s’éloignait dans la forêt de silence parmi des bancs de poissons
aux couleurs féériques. Une insatiable envie de s’enfoncer
vers un trésor que la mer conservait avec un soin jaloux dans

23
ÆMILIUS

le bleu du royaume de Thalassa dominait son être. Le temps et


l’espace n’existaient plus. Elle tâtait aux merveilles de cet
abandon suprême. Une main de fer l’agrippa soudainement.
Patrizio l’extirpait de la turbidité, la ramenait à la raison de la
vie. Cette profusion d’idées désordonnées, ce monologue
intérieur difficilement maîtrisable, ce voyage en euphorie
dans l’immensité aux contours infinis étaient signes de
narcose causée par une concentration accrue d’azote dans le
sang. Comme s’il venaient s’enquérir de sa condition, un
troupeau de dauphins apparu dans un mouvement d’une
extrême rapidité alors que l’ivresse des profondeurs
disparaissait naturellement lors de la remontée progressive
émaillée de paliers de décompressions. Ils disparurent dans
un éclair pointant impérieusement l'ombre du voilier.

Un ciel souriant et serein drapait le retour en surface


turquoise. Restées à bord, les deux américaines qui s’étaient
rapidement faites au luxe du service profitaient de la douce
ambiance en sirotant les cocktails du préposé au bar.

Assise sur la proue, une furtive mélancolie habitait Fulvia qui


tournait le dos au groupe étalé sur le pont en tek. Timide de
toute sensation et sans échanger mot ses sens semblaient
s'assoupir peu à peu. Son regard embrassait l’horizon
empreint d’un spleen contrastant avec l’atmosphère de
musique festive diffusait par les haut-parleurs.

Un certain embarras égaya un temps l’activité des membres


d’équipage soudainement affolés par Olimpia qui décida de se
dévêtir intégralement pour profiter du soleil. Patrizio
étanchait sa soif d’ici et maintenant auprès des touristes
américaines. Le Zaca cinglait le long des imposantes parois.

24
ÆMILIUS

- Quelle masse impressionnante !

Alors qu’il contemplait la beauté de la roche, il lança un défi


que Giancarlo se sentit obligé de relever.

- Je suis sûr que je peux atteindre les


branches sans problème.
- Facile !
- On y va ?
- Tu n’as aucune chance, je pratique
l’escalade depuis des lustres. Nous
venions ici avec mon père quand j’étais
plus jeune.
- Oui mais là je te parle de progression à
mains nues. Aucune utilisation de
moyens artificiels n'est justifiée. Je ne
vois pas de danger imminent. J’ai un sac
de chaussons d’escalade dans la cabine.
- Patrizio, je ne voudrais pas te ridiculiser.
- Mon pauvre ami !

Ayant pour principe de ne céder jamais et croyant son


honneur offensé, Giancarlo n’en voulut pas démordre. Toute
conciliation devenant impossible, on se battrait. Fulvia qui
avait recouvré le sourire, appréciait la capacité de Patrizio à
dispenser joie et bonne humeur.

- Let’s go !
- What did they say ?

Interrogèrent les deux américaines toutes à leur bonheur.


Aureliano traduisit aimablement le propos. Elles trouvèrent
« the challenge exciting ».

25
ÆMILIUS

La houle marine avait complétement disparue. Dame nature


semblait trouver l’épreuve à son gré. À cet endroit la surface
turquoise se fondait en un bleu abyssal. Après s’être équipés,
les deux garçons se mirent à l’eau.

- Le premier aux branches !

Lança un Patrizio comblé. Giancarlo ressentit une certaine


gêne aux épaules et sous le bras tandis que sa main s’élevait
difficilement pour agripper la roche et s’extraire de l’eau, il
avait déjà plusieurs prises de retard. Mauvais joueur, il exigea
un nouveau départ en prétextant une triche.

- Non, non, attendez ! Fulvia tu donnes le


top.

Sûr de son fait Patrizio se laissa retomber dans l’eau.

- Alors, décompte à cinq.

Bien qu’il comprît qu’une colère trop affichée ne serait pas


délicate, Giancarlo vouait en cet instant une haine profonde à
Patrizio pour son défi idiot.

Aureliano se joint au deuxième départ le visage empreint d’un


sourire moqueur.

- Cinq, quatre, trois, deux, un, partez !

26
ÆMILIUS

Patrizio qui savait qu’il ne faut gravir une voie que si on peut
également la descendre sans aucun support de corde, se hissa
avec une agilité remarquable qui lui donnait une nouvelle fois
l’avantage. Aureliano escaladait de façon plus réfléchie, moins
instinctive. Son approche été prudente. Arrimant rapidement
sa corde sur des mousquetons, Giancarlo le devançait
légèrement.

Patrizio goûtait l’adrénaline de cette combinaison de risque et


d'aventure. Ses qualités athlétiques lui permettaient de se
mesurer à la difficulté de la paroi à travers des repères tactiles
constitués de petites crevasses dans la roche. Il savait que la
sécurité repose sur une évaluation correcte de ses capacités
en adéquation avec la volonté. La phrase du pionnier Angelo
Dibona résonnait en lui : « un vrai grimpeur doit savoir où
s'arrête le plaisir d'une ascension et où commence la folle
excitation nerveuse ». Il prenait grand soin de marquer des
pauses afin d’enduire régulièrement ses mains de magnésie
pour en absorber l’humidité et retrouver une adhérence
assurant des prises stables.

Encore à bord alors qu’il défiait Giancarlo, il avait


parfaitement visualisé ce qui semblait dangereux ou non dans
l’ascension. Pour apprivoiser la peur, Aureliano se souvint du
conseil que Patrizio lui avait prodigué : répéter l'itinéraire
plusieurs fois jusqu'à se sentir à l'aise. L’introverti qui
appréhendait d’interagir en société se révélait autre lors d’une
escalade qui lui permettait de s'exprimer et communiquer des
sentiments jusqu’alors méconnus des membres de la bande.
Bien qu’il sache la chute possible, la force étrange qui le tirait
vers le haut lui permettait de transformer ses frayeurs en
énergie. Sa capacité à exécuter un certain degré de difficulté
étonna Fulvia qui l’observait depuis le pont. Elle était

27
ÆMILIUS

admirative de la concentration et du calme étonnant dont


faisait preuve un Patrizio habituellement si dissipé. Elle
appréciait la fluidité chorégraphique de ses mouvements
élégants et contrôlés semblant ne générer aucun effort.

Lorsqu’elles prirent conscience du danger, les deux


américaines étaient horrifiées face aux risques encourus
motivé par un excès d'orgueil irrationnel. Provoquer la mort
pour une cause apparemment mineure leur échappait.

Aureliano canalisait ses émotions sur le geste à faire.


Contrôler ses actions atténuait son anxiété. Bien qu’il sente le
regard de Fulvia sur lui, il évitait de regarder en bas, la peur
guidait son ascension, sans elle, il n’irait nulle part. Giancarlo
poursuivait ses tentatives désespérées pour sortir d’une
crevasse, suffisamment large pour y avoir laisser entrer la
moitié de son corps, dans laquelle il avait fixé la corde à un
mousqueton qui le maintenait emprisonné. Aureliano revenait
à sa hauteur. Plongé dans une extase indicible, Patrizio goûtait
pleinement au ravissement de la frayeur verticale sur calcaire
blanc au-dessus des eaux mélodieuses de la Méditerranée. La
paroi constituait une si merveilleuse et transcendante
adversaire. Il dû faire un demi-tour en raison de la ponte d'un
gabian curieusement imperturbable en plein dans la voie.
Atteindre le sommet grâce à la seule technique ne l’intéressait
pas, encore fallait-il faire preuve d’éthique. Comme un
somnambule, il gravit un dernier dièdre largement ouvert très
lisse et sans prises. Les branches étaient amplement
dépassées. Lors de sa descente il prodigua de précieux conseils
à Aureliano qui touchait presqu’au but. Giancarlo qui avait
changé d’axe par un mouvement de balancier orchestré via sa
corde était quelques mètres au-dessus de lui.

28
ÆMILIUS

A hauteur des branches situées à une vingtaine de mètre


Patricio gratifia l’assistance d’un saut de l’ange. Son entrée
dans l’eau fut parfaite. Aureliano descendait par une
diagonale moins abrupte. Giancarlo égalisa ses brins, la corde
lovée en double dans la main. Il commença sa descente en
rappel mais ayant mal estimé la distance, se retrouva bloqué
à deux mètres de la surface de l’eau. Crâneur, il se laissa
tomber dans les eaux en contrebas singeant le vainqueur. La
réception ne fut malheureusement pas la même, un épi
rocheux entravant sa chute à califourchon. L’entrejambe était
durement touché ! Patrizio imita un chant Flamenco dans
l’hilarité générale, ce qui eut pour effet d’indigné jusqu'à
l'invective le vexé qui blâma l’ensemble du groupe. Dans son
emportement il s’en fut de furie sur le pont supérieur.

L’heure du retour venue, Le Zaca voguait vers la baie de Gaeta.


Giancarlo se pavanait de ses tristesses rageuses comme un
enfant capricieux. Ce qui ne perturbait pour le moins du
monde le reste de la bande. Patrizio trouva opportun de
pousser Olimpia toute habillée dans l’eau dans un éclat de rire
collégial. La métamorphose opérait. Giancarlo finit par se
convaincre que le ridicule de sa réaction le poussait au rang de
pâle faire-valoir. L'exaspération n'est pas tempérée par
beaucoup de sympathie. Son rictus trahissait le rire forcé de
quelqu’un qui ne maîtrise plus la situation. Fulvia flirtait
ouvertement avec Aureliano qui ayant vaincu sa timidité la
serrait dans ses bras afin d’éviter de terminer à son tour dans
l’eau.

Un coucher de soleil orange et rose raccompagna la Maserati


vers Rome. Giancarlo s’en tirait avec un gros hématome… au
moral.

29
ÆMILIUS

30
CAPITOLO QUATTRO

Par pure charité d’esprit, Fulvia céda à la sollicitation des


parents de Giancarlo. Elle était principalement là en qualité
d’émissaire. Son père ayant déjà décliné plusieurs invitations,
l’honneur familial valait bien d’être livré à loisir à la curiosité
des Finni. Elle se présenta dans la limite du quart d’heure de
courtoisie à leur domicile de la Via San Marino.

- Bonjour Madame.
- Bonjour, bonjour Fulvia, entre ma
chérie ! Appelle-moi, Francesca ! J’ai
reçu tes fleurs. Giancarlo m’a informée
que ton père n’a pu se libérer.
- Il s’est trouvé empêché par une réunion à
Boston, ma belle-mère est à Vienne pour
un récital.
- Le principal est que tu sois là !
Débarrasse-toi. Françoise ! Françoise !
Sacrebleu ces domestiques !

Madame Finni se débattait à faire prévaloir l’esthétique sur la


morale, avide d'imposer son autorité. La bonne philippine
semblât blasée.

31
ÆMILIUS

Par élégance, Fulvia complimenta l’agencement de l’entrée de


cet appartement clair-obscur d’une allure singulière à la limite
du fouillis. Son aspect rappelait certains logements parisiens
dont le reflux d’objets trouble les pièces trop petites. Nous
frisions l’annexe pour ne pas dire l’arrière-boutique. Cette
ostentation d’un luxe présumé paraissait grotesque.

- Tu as remarqué mon Ming ?

Précisa l’ignorantine dont le commentaire affirmait le


plébéianisme.

- Il faut absolument que ta belle-mère


vienne à la galerie. J’ai eu une arrivée de
sculpture Égyptiennes exquises.

Madame Finni s'enorgueillit d’introduire sa jeune invitée aux


autres convives qui avaient bouleversé leurs heures,
visiblement titillés par une curiosité badaude qui se voulait
mondaine. Fulvia n’était plus surprise de voir ces oiseaux de
ruines tournailler assez sottement autour d’elle. D'une
patience plus forte que tout dégoût, elle se laissa canuler en
mettant tout son art à n'éconduire personne. Puisqu’il le fallait
bien.

Giancarlo la salua avec un clignement d'œil dénué de toute


majesté. Fulvia qui savait allier la grâce à l'étiquette, inclinait
la tête d'un mouvement doux et charmant que son corps
accompagnait d’une ondulation seyante vers les mains qui se
tendaient de part et d'autre. Certaines voulant manifester trop
de sympathie confirmaient le peu d'éducation en lui broyant

32
ÆMILIUS

les doigts, d’autres ponctuées d’un débit d’assommantes


banalités ne voulaient relâcher l'étreinte. Incapable de
contenir ses impressions, Federico Finni, le père de Giancarlo,
apposa un baisemain accompagné de gestes scurriles qui
enlevaient tout cachet de distinction. L’un des hôtes dont elle
ignorait complétement l’existence allait jusqu’à bluffer un « on
se connait ». Son ampleur d'esprit lui permettait d’observer
sereinement ce manège agaçant supposé la séduire. Elle savait
ne jamais se départir du flegme qui l’aidait à supporter avec
douceur les défauts d'autrui.

- Voici donc la très chère Fulvia, dont nous


avons tant entendu parler.

Remarqua Graziella une quarantenaire de joli maintien.


Relation de Francesca responsable « insight & digital » dans
une agence de publicité de Florence, cette Marie-Chantal
cultivée à l’article de magazine de mode exultait à l’idée des
narrations futures de sa rencontre avec la fille d’un des
hommes les plus puissants d’Italie.

Georges le domestique ouvrit la porte de la salle à manger à


deux battants et annonça :

- Madame est serbie.


- Servie ! Georges, servie ! Mais qu’il est
sot ! Bien, on passe à table !

Dans un joyeux désordre les invités se dirigèrent vers la salle


à manger. Fulvia ne fut pas mécontente de quitter la pièce qui
exhalait d’incommodants effluves capiteux et humait l’haleine
cacahuètée.

33
ÆMILIUS

- Alors ! Asseyez-vous devant votre nom,


Fulvia tu es là chérie.

Le plan de table à l’anglaise célébrait un culte dont la jeune fille


était la prêtresse. Elle fut installée comme le veut l’usage à la
droite de la maitresse de maison et au côté d’un précieux,
spécialiste autoproclamé du XVIIe siècle, dont l’attitude
transpirait le snobisme accompagné de son cortège de
fioritures abjectes. Dame Finni, qui semblait ignorer qu’une
invitation se devait de veiller au bien être des hôtes avant le
sien, la voyait comme une enfant étrangère aux usages. La
méprise était grande. Cette médiocre contradiction prouvait
sa méconnaissance de qui était vraiment Fulvia. Ce diner
revêtait les apparats des situations pleines de fatuités étalées
où la parole devenait vaine. Comme son père, elle avait une
aversion pour les tourments de ces réceptions noyées
d’arrogance dont leur présence cautionnait l’âme. Elle
n’attachait fortunément pas d’importance à la goujaterie et au
tutoiement devenus immuables. Être polie en toute
circonstance était une marque élémentaire de respect ou s’en
amusait-elle, la forme la plus acceptable de l’hypocrisie.

La mise en scène était assez décevante. La maîtresse des lieux


avait préféré une teinte criarde et bigarrée à l’élégance du
blanc pour la nappe qui couvrait la table achetée lors d'une
liquidation douteuse d'appartement dans un marché aux
puces milanais. En son milieu d’exubérantes bougies de style
rococo dégageaient un parfum incommodant. L’intervalle
entre les assiettes mal assorties ne respectaient pas les
soixante centimètres d’usage. Les verres n’étaient pas posés
en diagonale par ordre décroissant de hauteur. La disposition
des couverts ignorait les règles précises de rangement. Les
fourchettes étaient bien à gauche, dents vers le haut ; les

34
ÆMILIUS

couteaux à droite mais les lames tournées vers l’extérieur.


L'assiette à pain manquait et une serviette en papier pliée en
triangle n’était pas apposée du bon côté. Le vin était servi dans
des verres en cristal de couleur qui empêchait d'en apprécier
pleinement la robe. De grands dessous de plats impliquaient
l'intention de se resservir de la nappe. Les conditions
matérielles de la réception souffraient manifestement de
l’effritement de la position financière des Finni.

Le père de Giancarlo se brûla au contact de la soupière


apportée à table. Madame saisit l’occasion pour fulminer
contre le couple de domestiques qu’elle venait pourtant de
renvoyer en cuisine. Par savoir-vivre, Fulvia réfréna une
profonde aspiration de lui dire son fait. Ce mauvais traitement
infligé par celle qui trouvait chic de les avoir affublés de
prénoms français, témoignait du peu d’égard pour ceux qu’elle
considérait comme de vils stipendiés. S’entourer de gens
solides et affectionnés s’appliquant à tous les détails de votre
service exige le plus grand des respects. Ce manque de finesse
mettait la sincérité de la jeune fille en grand embarras. Vouée
depuis sa tendre enfance à la diplomatie, Fulvia se tenait
naturellement sur une grande réserve. Elle savait que seule
l'antique bienséance demeurait le plus sûr garant des
véritables traditions d’une société dont la roture ignorait les
plus subtiles nuances. Consciente de ses responsabilités
sociales elle devait s’accommoder de ces caractères dont les
angles ne pouvaient s'adapter.

- Fulvia le potage ne t’as pas plu ?

Interrogea Francesca Finni qui montrait une fois encore les


limites de sa connaissance de la tenue. Comment ignorer qu’en
plus de n’en jamais demander deux fois, il doit en rester

35
ÆMILIUS

toujours un peu dans l'assiette ? La bienséance interdisant


d’incliner celle-ci.

Voulant se produire sous un aspect avantageux, Giancarlo


parlait sans discernement en cherchant à impressionner
l’assistance. Fulvia pardonnait les incartades de celui qui
évoluait quotidiennement dans tel marigot. Comme elle
excusait en redoublant d'amabilité, le va-et-vient continuel de
questions souvent oiseuses. Son voisin de table se pencha pour
lui demander:

- D’où vous connaissez-vous ?


- Nous nous sommes rencontrés au tennis
club, il y a un an environ.
- Vous pratiquez ?
- Un peu.
- Elle fait plus que se défendre.
- Et toi Giancarlo ?
- Plutôt pas mal !

Il saisit la balle au bond pour étaler le palmarès de l’époque où


minime il avait remporté plusieurs tournois locaux.

L'oreille en campagne, sa mère qui semblait étrangère à l'art


de faire circuler l'entrain permettant de parler sans entrave,
forçait l'attention de l'auditoire depuis de longues minutes.
D’une insupportable faconde désireuse d’être le centre des
échanges, elle abusait du «je ». Le diapason de sa voix était
fatiguant. Snobement vautrée dans leurs convictions, les
convives déblatéraient de fastueuses foutaises.

36
ÆMILIUS

- Francesca, vous savez que je ne fais


habituellement pas de diner en ville, bien
que je vous en remercie, pour moi c’est
comme si je m’engouffrais dans un abîme
de perplexité.
- Matteo, à mon tour de confesser ne pas
souvent recevoir, mais comme j’ai la
chance de connaitre un tas de gens
sensationnels qui sont de mes amis, je
suis enchantée qu'ils fassent
connaissance.
- C’est une réussite ma chère !
- Je propose de porter un toast à la
maitresse de maison !
- Honneur à notre jeune et érudite invitée
!

Lança avec une bravade qui lui était coutumière, Matteo


Fletri, présupposé fameux critique artistique dont la plume
officiait dans d’obscures magazines. Convaincu que ses billets
lui ouvraient les portes de l’immortalité, le hâbleur consacrait
la vacuité de films d'auteurs français subventionnés ou le
génie intellectuel de babillards dupes d'eux-mêmes. Pensant
crosser le bas-bleu, sa rosserie l’empêchait d’envisager qu’il
n’était pas suffisamment habile pour désarçonner Fulvia qui
avait flairé d’une lieue le paltoquet au compliment venimeux.

Ferme sur ses étriers et contrevenant à la règle voulant


qu’une jeune femme célibataire ne porte jamais de toast, elle
maitrisa par quelques vers de circonstance cette flétrissure
morale qui se cabrait comme par fureur.

37
ÆMILIUS

- Permettez-moi madame d’effleurer de


mes lèvres ce breuvage à la saveur
précieuse et de baiser cette main qui en
sa paume retient ce soir l’éternité.

La brève intervention émerveilla les convives. Piqué dans son


orgueil le petit trafiquant de paroles se hâta de détourner la
conversation.

- Je reviens d’une manifestation


grandiose ! Mon amie Donatella a eu la
délicieuse idée d’organiser son festival
culturel au Maroc, une expérience
incroyable ! Nous étions dans un palace à
deux pas de bidonvilles, j’avais la
sensation d’être sur une planète
inconnue. J’ai eu une impression de
Shangaï de la fin des années glorieuses,
bien que les arabes n’aient rien de
commun avec les chinois. Tous les soirs,
les gueux du coin venaient regarder le
ballet de limousines comme s’ils étaient
obsédés !
- Quelle horreur !
- J’ai tellement eu honte d’être là que je
me suis barricadé dans ma suite.
- Comme vous avez eu raison !
- Quand on est pauvre, on n’habite pas à
portée de palace !
- Hi hi! Giancarlo tu es hilarant!
- Vous savez ô combien la confrontation
avec la réalité m’est pénible. J’ai passé
mon temps à boire du champagne.
- J’adore !

38
ÆMILIUS

- Mon pauvre Matteo ! Quelle idée d’être


président du jury chez les nègres !
- J’y ai découvert un jeune écrivain slave
très bien, Donatella veut absolument
l’adapter à l’Argentino à la rentrée
prochaine.
- Génialissime !
- Au risque de passer pour quelqu'un
d'horriblement prétentieux, je crois que
le succès de son festival tient aussi à la
qualité de mes articles.
- La pièce n’est pas encore montée et c’est
déjà complet ?
- C’est évident ! Tout ce qu’elle touche se
transforme en triomphe. Souvenez-vous
de son « Ode du sphincter » il y a quatre
ans.
- C’était énorme !
- J’avais battu le tambour. Tout le monde
était surpris de la voir débarquer à Rome.
Ça a fait un véritable tintamarre ! Je vais
vous dire, dans cinquante ans quand on
voudra connaitre l’époque, on se
tournera vers mes écrits.

Face à la bêtise endimanchée de cette tablée préoccupée à


s'instruire des manières d’antan afin de camoufler son
extraction, Fulvia trompait son ennui se gaussant au-dedans
de cet empilement d'idées surmoulées et de sottise éduquée.
Pourquoi refuser à ce point l’introspection ? Ces gens
semblaient victimes du syndrome Hiroo Onoda, cet officier de
l'armée impériale japonaise qui refusant de croire la Seconde
Guerre mondiale terminée, resta à son poste dans la jungle sur
une île des Philippines pendant 29 ans. Ces piètres défenseurs
d’une identité évanescente fragilisée par l’avènement d’un
monde nouveau revendiquaient garder farouchement le
trésor inexistant du spectre agonisant d’une noblesse révolue.

39
ÆMILIUS

Giancarlo qui n’avait visiblement toujours pas digéré l’affront,


narra l’escapade à Gaeta. Il exprima une nouvelle fois ses
opinions entêtées en profitant pour égratigner Patrizio. Peinée
par ces paroles désobligeantes, Fulvia prit soin de ne pas
prendre ouvertement la défense de son ami, ce qui eut été
maladroit et aurait eu pour effet de prolonger la discussion.
Refusant de laisser la calomnie se glisser dans la conversation,
elle fît comprendre le charme qu’elle trouvait dans sa société.

Francesca Finni qui n’hésitait jamais à solliciter par des


pressions incessantes pour promouvoir les desseins de
carrière de son fils, se lança dans un grossier tripotage.

- Giancarlo tu as présenté ton projet


fabuleux à Fulvia ? je suis convaincue
qu’elle devrait en parler à son père.

En dépit de son aplomb habituel il fut visiblement


décontenancé par la sortie de sa mère qui venait d’annihiler
toute possibilité de stratégie. Le couple d’influenceurs assis en
bout de table s’impatientait de pouvoir enfin dévoiler ses
intentions. Les comparses se lancèrent dans un concerto à
trois voix. Tout joyeux de s’imaginer en faveur, Pietro
s’enflammait. Son vernissage de néologismes anglo-saxons qui
en appelait presque à un vade-mecum pour définir des
fonctions professionnelles qui demeuraient inchangées
ajoutait du prestige à la banalité, ce qui captivait les convives
les plus âgés. Le trio était convaincu des bienfaits de l’usage
intempestif de l’anglais socle du champ lexical de la start-up
nation qui, le pensaient-ils, véhiculait une tendance jeune,
dynamique et une dimension de rêve américain. Peu leur

40
ÆMILIUS

importait si cette connaissance du code d’appartenance


génèrait une fracture avec ceux qui ne le maîtrisent pas. Ils
n’avaient cure de savoir qu’une langue appauvrie assujettit à
une pensée tarie.

- Alors Fulvia qu’en pensez-vous ?


- En e-technologie il faut appeler un chat
un chat.
- Hi hi hi, que c’est spirituel !
- Ma chère vous êtes délicieuse !

Elle avait parfaitement saisi les intentions du trio désireux


d’effectuer un growth hacking par piggyback. En d’autres
termes, développer une croissance rapide à faible coût en
profitant de la notoriété et des réseaux de son père. Elle
proposa aimablement aux candidats de lui laisser leur carte.

Le couple de philippins se multipliait prenant le soin de faire


les honneurs et de veiller à ce que tous les invités soient servis.
Comme il n’est point de salon sans amour des potins, vint le
temps des médisances.

- La semaine prochaine il y a la soirée de


Claudia di Carlo Randisi
- Je la déteste !
- Quand nous nous croisons nous nous
embrassons mais n’évoquons jamais Ada
Volantino.
- Je ne peux plus les inviter ensemble, elles
se jetaient des surnoms au visage.
- Je n’ai aucune envie d’assister à sa
sauterie, mais je suis obligé de m’y

41
ÆMILIUS

rendre, tout le monde sera là. Et en plus


c’est le lancement de mon livre.
- Quel livre Renato ?
- Figurez-vous qu’une journaliste a fait un
bouquin sur moi qui vient de sortir.
Graziella a eu la bonté de le lire.
- Tu as surtout eu la gentillesse de me
l’envoyer, nous avons lancé la campagne
il y a deux semaines. Et quel titre
merveilleux !
- Comment s’appelle le doux forfait ?
- « Renato »
- Pourquoi se gêner ?
- Hi hi hi, comme c’est charmant !
- Qui est cette journaliste, on la connait ?
- Alessandra Adulatore.
- Insupportable, mais elle écrit bien.
- Elle a passé trois semaines à me cuisiner
afin que je lui fasse une énumération des
gens que j’ai connu.
- Renato, j’ai trouvé toute la période
cinéma magnifique, inouïe. J’ai adoré !
Tu es une émanation fascinante de cette
époque.
- Énorme ! il faut absolument que tu me
l’envoies.
- Comment est-ce arrivé ?
- C’est moi qui lui aie présenté Serena
Gicca, cette grosse dondon en bout de
course dont elle a écrit l’histoire. Elle m’a
téléphoné pour me demander d’écrire
mes mémoires. Je lui ai dit que je n’avais
pas le temps mais que si elle voulait elle
pouvait le faire.
- C’est quand même plus chic.
- Ce livre est génial ! C’est un véritable
témoignage sur la vraie Dolce Vita.

42
ÆMILIUS

Renato est le premier à ne pas se prendre


au sérieux, il parle de lui avec beaucoup
d’humour alors qu’il a était de tous les
tapis rouges. Il a connu tout le monde.
Pour moi tu exprimes la folie baroque
d’une époque.
- J’ai vécu pendant cinquante ans à la
poursuite des stars du monde entier, je
vivais avec et comme elles. On me
donnait de l’argent et je les suivais.
Personne d’autre n’a connu ça.
- Ce que ne dit pas Renato, c’est que son
ouvrage fourmille d’anecdotes drôles et
décalées. Le grand mérite de ce livre c’est
de faire revivre des gens que nous
connaissons tous mais dont les gens
ignorent l’existence.
- C’est vrai, la vie m’a beaucoup gâté.
Beaucoup envient mon succès. Qui puis-je
si j’aime les gens qui sortent de la
lumière. Je fréquente les gens très
riches et j’ai la chance de m’entendre
avec eux. Flûte à la fin !
- Il y aura toujours des jaloux, c’est
tellement petit bourgeois !
- Quand je suis allé présenter mon livre à
ma grande amie Cristina Algardi, cette
femme extraordinaire avec une aura et
une classe folle que tout le monde admire,
elle me rappelait qu’avant on savait
vivre. On voulait que tout soit fabuleux.
- Renato, je me tue à expliquer à Giancarlo
que nous voulions jubiler !
- Le monde ne sera plus jamais aussi beau,
aussi brillant.
- Le monde, l’époque, les films. Renato je
t’idolâtre !
- Graziella, mon chaton !

43
ÆMILIUS

- Et le passage où tu racontes la carrière de


Gianuzio Pastore.
- C’était un garçon de bain à moitié gigolo.
Il ne voulait pas faire l’acteur, Mauro l’a
forcé. Il l’a amené au bar de Cinecittà, il
été fou amoureux de lui. Il lui a fait faire
des essais et comme il été très beau, les
producteurs ont dit oui.
- On y apprend même que tu es fâché avec
la grande Gina Vitteloni.
- Elle ne m’adresse plus la parole depuis
que j’ai écrit que souffrant terriblement
de ses problèmes de poids, elle est allée
voir un rebouteux qui lui a recommander
de se faire inoculer un ténia qui lui a fait
perdre quinze kilos. Je ne veux pas dire
de méchanceté mais je n’ai pas aimé
qu’elle se fasse payer pour de la charité,
c’est moche. En plus c’est une véritable
cancanière, en privé elle adore les ragots
du milieu. Alors je me fiche bien les
grands airs d’une fille qui n’a rien tourné
depuis dix ans…
- Le chapitre sur ton voyage avec
l’armateur grec Nikos Astiapopoulos est
tout bonnement divin !
- J’étais en France, à Cannes, pour un
papier pour le magazine, ma grande
copine la comtesse Gisela Von Pürnberg
m’envoie son chauffeur pour que j’aille la
rejoindre dans une maison immense
qu’elle louait à Saint-Tropez. Comme j’ai
toujours su traverser le décor sur la
pointe des pieds et tenir ma langue, je me
suis retrouvé, je ne sais plus trop
comment, embarqué pour une croisière à
Porto Cervo.

44
ÆMILIUS

- Peu importe ce que les gens en disent, ce


lieu est intemporel !
- On s’est retrouvé dans un repère de
milliardaires où s’affrontaient noblesse,
jet set et stars du monde entier. I-nou-bli-
able !
- Mais comment as-tu rencontré
Astiapopoulos ?
- Il faisait une cour effrénée à Gisela et l’a
invitée sur son yacht. Elle m’a dit qu’elle
n’avait aucune envie d’y aller seule, alors
je l’ai accompagnée. Et nous voilà sur le
pont à manger du goulasch de veau
arrosé de minestrone, en buvant de la
bière, le tout à quarante degrés à l’ombre.
La vraie mondanité se passe plus dans les
maisons et sur les bateaux que dans les
hôtels.
- Oh c’est tellement vrai !
- Sauf qu’au bout de quelques jours je
m’ennuyais à mourir d’autant plus qu’à
Ibiza Gisela avait débarqué. Un jour au
téléphone elle me dit : « si tu t’ennuies
autant pourquoi ne pas quitter le
bateau ? » Je lui ai répondu : « chérie j’ai
mis vingt ans à monter dessus ça vaut
bien tous les ennuis du monde. »
- Ah ah ah ! Délicieux !
- Renato tu es exquis !
- Et d’une drôlerie !
- On ne dira jamais assez comment nous
avons été l’épicentre de cette époque, les
gens ne se rendent pas bien compte.
- Nous étions une génération qui savait
vivre selon ses envies.
- Nous avons défini la liberté universelle.
- Ah ça oui !

45
ÆMILIUS

- En plus, La trivialité nous était


étrangère.
- Aujourd’hui avec les réseaux sociaux, ça
ne veut plus rien dire.
- Et le livre se vend bien ?
- Tous les papiers sont formidables, mon
éditeur est ravi. Il y en a même un gênant
qui me compare à un prince.
- Admirable !
- J’ai une anecdote qui n’est pas dans le
livre, elle vous concerne Fulvia, moi j’ai
beaucoup de tendresse pour la mémoire
de votre grand père que j’ai bien connu.
- Oh c’est génial !
- Un jour que nous étions invité à sa table
avec mon amie la princesse de Savoie,
j’écrivais un papier sur sa collection
d’art, j’ai entendu sa concubine de
l’époque ordonner au majordome de
porter les deux tranches de saumon
restantes dans sa chambre. Quel ne fut
pas mon étonnement. La princesse s’est
alors tournée vers elle et lui ai dit : « ma
chère pourquoi voulez-vous manger du
saumon fumé dans votre chambre ? » elle
lui répondit tout de go : « quand vous êtes
là il y a de la nourriture à profusion, mais
dès que vous êtes parti, j’ai faim ». Ce n’est
pas vous faire injure que de dévoiler que
votre grand-père prenait grand soin de
ses finances. Il a même demandé à la
princesse ce que lui coutait par jour les
invités et le personnel, il notait tout !

Par tolérance pour l'opinion contraire, Fulvia garda un silence


de convenance qui esquivait certaines vérités. Cette subtilité
veillait à ne froisser personne dans ses affections. Son grand-

46
ÆMILIUS

père aimait par-dessus tout le spectacle, il composait ses


diners en disposant sa table comme une pièce de théâtre. Et
sur ses pieds tombaient les dupes de leur crédulité. Ni la
pudeur alarmée d’une princesse, ni les tiédeurs d’un mondain
n’étaient pour arrêter son humour. Elle évita volontairement
de priver le barbon fané de l’apparat de dignité sociale dont il
pensait pouvoir se recouvrir alors qu’il venait de jeter une
bouchée de mauvais goût sur la table. Mieux valait taire la
réalité et laisser libre cour au persiflage de l’assistance qui
constituait l’exutoire des frustrations subies par cette
engeance en mal d’héritage.

- Nous ne travaillions que la nuit, avec des


horaires impossibles. Le matin je sortais
de boîte et courais au journal pour écrire
mon article. Je ne regrette rien,
heureusement j'ai tout essayé.
- Magnifique.
- Et je me suis toujours bien fichu du
succès.
- Épatant !
- Je continue toujours à m’informer, par
exemple j’ai une info, Graziella n’est plus
amoureuse !
- Non c’est vrai ?
- Raconte nous Graziella !
- C’est impossible de maintenir une
relation avec quelqu’un qui habite dans
une autre contrée que la mienne.
- Il est toujours à Paris ?
- Je vais t’expliquer chérie, le prince
charmant n’est plus.
- Ne t’inquiète pas ma belle, je panserai tes
blessures.

47
ÆMILIUS

- Je mets ma sexualité entre parenthèse, je


psychiatrise.

Le jeu de mot déclencha une vague de convulsions mouvantes


et transitoires. Les rides pachydermiques trahissaient la
fausse jovialité de ces demi-mondaines occupées à ne dire que
des riens. C’est le moment que choisit le père de Giancarlo
pour faire profiter le plus grossièrement du monde l’assemblée
de ses confidences nasales. Mouche ton nez dit bonjour à la
dame ! Confondant aplomb avec aisance, Sieur Fletri qui
s’étirait dans une pose affalée cigare à la bouche, fit entendre
un bâillement caverneux. Fulvia resta interdite devant tant
d’inhabiletés. On reconnait les gens bien nés à leurs manières
de table. Assise dans une pose gracieuse elle suivait des yeux
les orateurs. Ses craintes se confirmaient, la soirée devenait
ennuyeuse à ce point qu’elle envisageait de la quitter dès que
possible.

Minuit en poche, était venu le temps de rendre ses respects.


Mieux valait baisser le rideau et s’évanouir avec esprit afin de
quitter cette piètre théâtralisation aux actes futiles et scènes
de mauvais ton. Elle n’eut aucun mal à prendre congé de cet
entre soi trop habitué à avoir raison qui avait la sotte vanité
de croire son jeune temps unique. Un tribunal aux goûts figés
par la tendance où siégeaient une clique de sine nobilitate se
drapant des facultés de penseurs de toutes époques. De l’âge
des privilèges au temps des vanités. Elle passa saluer
discrètement Georges et Françoise en cuisine qui se
nourrissaient des restes échappés à la gloutonnerie des
convives.

Le souper des Finni ne rivalisait en rien avec les réceptions de


leur manoir du Monte Picio à la vue imprenable sur Rome qui

48
ÆMILIUS

attiraient la fleur des pois telle une starlette à un casting. Plein


de malice, son père le surnommait l’ambassade.

Une locution lui vint à l’esprit : Castigat ridendo mores, la


comédie corrige les mœurs. Les Finni n’appartenaient pas au
bon cercle. L'élégance n'attend rien.

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CAPITOLO CINQUE

Buenos Aires, Argentine. En haut d’un immeuble


d'architecture Art nouveau dont la façade arbore un moulin à
vent, un gramophone répand les syncopes rapides et
frénétiques d’un jazz dont les glissandos se mêlent même de
Tango. À chaque étage les excentriques n’ont d’obsession que
la fête. Partout exultent d’exubérants gloussements de
donzelles qui boivent à profusion et dansent sans signe
d'épuisement. Dans les escaliers, des écrivains expatriés
échangent avec des artistes d'avant-garde hypnotisés
d’opium. Assis à côté d’officiers qui s'imbibent de laudanum
pour soulager leurs secrets illusoires, un poète désabusé prise
de sa fiole une substance fragmentée en déclinant quelques
vers déchirants.

Fulvia dont la douceur féline n’a pas échappé aux bras


étrangers d’une garçonne d’un culot solide, s'abandonne dans
la douleur du courage aux affres d’une lutte intime simulée.
Les miroirs d’or du grand salon affirment sa silhouette
parfaite bien que la ceinture et les bandes de sa robe courte
atténuent la forme de ses hanches et aplatissent ses seins
sculptés. Cheveux courts sous chapeau cloche, la cavalière au
regard indélébile lui adresse d’une voix pâle :

50
ÆMILIUS

- Quel paradis débridé se cache derrière ta


voix inaccessible ?

Dans l'étroitesse des corps, le visage de l’envoûtante libérée de


tout lest sociétal qui exhibe ses jambes sous une veste sombre
et serrée frôle le sien. La coupure de leurs pas liés embrasse
les gémissements du bandonéon d’une femme chef d'orchestre
à la bouche pincée autour d’un fume-cigarette. Une foule dense
et souriante observe cette fugace communion de mélancolie
patinée de désir insatisfait prélude d’un inévitable retour à la
solitude.

Flotte alors une rumeur qui provient d’un balcon inférieur

- Fulvia! Fulvia! Fulvia! Fulvia! Fulvia!

Lorsqu’elle entend son nom, cette dernière lâche l’étreinte et


se hâte vers les vantaux de la fenêtre grande ouverte. C’est
l’inconnu du pont ! N’y manquant pas, elle se précipite vers
l’ascenseur. Mais lorsqu’elle y rentre les câbles de maintien
cèdent. La cabine entame une descente folle en chute libre !
Des étincelles jaillissent dans un crissement strident proche
de celui d’un ongle sur la surface d’un tableau. Fulvia ferme les
yeux d’effroi. Écoutant son courage elle les rouvre pour
prendre conscience que ce vacarme crispant provient de
l’activation d’une scie égoïne sur un chantier voisin. Rappel
que les ouvriers semblent se délecter à l’idée d’interrompre
sans tarder le songe des gens qui se lèvent après leurs heures.

Jubjoter était vain, son rêve s'était envolé comme poussière


au vent. Elle se dirigea vers la cuisine.

51
ÆMILIUS

- Bonjour Maria, comment vas-tu ?


- Bonjour petite. Le chantier t’a réveillée ?
- On ne peut rien te cacher !
- Qu’est-ce qu’ils font comme bruit !
- Je pense que je vais aller m’installer Via
Appia Antica…
- Je comprends.
- Maria, aujourd’hui je n’y serai pour
personne !

Dans la rue, un camion qui récupérait des éboulis de gravats


bloquait une partie de la circulation. Tout en arrosant ses
plantes, une vieille dame se délectait de la scène depuis son
balcon. Plus loin, un portier balayait le trottoir. Sur l’avenue le
bourdonnement des cyclomoteurs augmentait peu à peu. La
main arrimée à une poussette, un homme prospectait les
bennes à ordures à la recherche de recyclables. Bondissant
souplement d’une balustre, une panthère miaulante avançait
douce d’orgueil à pas feutrés. Des collégiens rieurs se
déplaçaient par paire sur des patinettes électriques. Rome se
réveillait.

Bien décidée à s’accorder du temps, une envie d’exercice lui


traversa l’esprit. Délaissant les coursives de la Villa Borghese
où il lui arrivait de passer la file d’adultes et de petits
d’hommes s’agglutinant devant l’entrée du Bioparco di Roma,
une prison à ciel ouvert revendiquant la protection des
animaux qui promettait un retour sine die dans la nature aux
innocentes espèces élevées en captivité. Pour une vie sauvage
étriquée. Elle arrêta son choix sur les vastes étendues de la
Villa Pamphilj et ses émanations d’Antiquité.

52
ÆMILIUS

Chavirée depuis l’enfance par ce parc aux nombreuses vies, un


univers indicible où les mots s’évaporent, Fulvia aimait à
s’enivrer de sa symphonie de flagrances ouvrant les portes de
l'imaginaire. Après quelques étirements, elle emprunta le
sentier longeant le mur de la Via Aurelia Antica, rare vestige
d'une route suburbaine romaine.

Au centre de grandes pelouses, des quadrilles de chiens


surexcités s’entrelaçaient en de ludiques simulacres de
combats qui parfois dégénéraient. Paniqué à la prise de
conscience de son soudain manque d’autorité un maitre
hurlait « viens ici kiki !»

Des hordes d’enfants déguisés s’éparpillées aux quatre vents.


Là une fée, ici un viking, chacun goûtait à la joie d’une
émancipation éphémère de la vigilance des parents engagés
dans des conversations improvisées. À la cime d’un arbre, un
yogi dispensait sa sagesse moyennant quelques euros à une
petite poignée de fidèles. Une grand-mère retombait en
enfance en babillant quelques onomatopées au nourrisson
dont elle avait charge. Ailleurs, un entraineur particulier
rythmait martialement les exercices à un ensemble d’âges
éparses essentiellement féminin, seul un homme s’était
adroitement positionné en fond de groupe, étrangement au
plus près des plus jeunes. Une femme volubile dérangeait la
quiétude en faisant profiter l’assistance de sa conversation
téléphonique.

Fulvia évoluait sur une longue bordée de pins parasols, à son


approche les joggers allongeaient leurs foulées, certains
rentraient le ventre. Une effervescence de pensées animait
son âme lorsque l’'inattendu parfum d’une orchidée traversa

53
ÆMILIUS

le chemin. À hauteur d’un jardin où même les fleurs fanées


s’expriment, le chant sensuel de la fontaine de vénus se
réfugiait dans un bassin verdit. De l’atmosphère se dégageait
un sentiment particulier de douceur de vivre.

À l’approche d’une allée ombragée, les frémissants bavardages


de miniatures invisibles grésillaient dans la canopée. Leur
doux concerto effleurait le silence. Un détour du labyrinthe de
verdure révéla l’inconnu du pont placidement assis sur le
flanc d’une ruine frappée du bas-relief d’une déesse antique.
L’homme avait soigneusement sélectionné son lieu. À cet
endroit la villa offrait un abri presque tropical. Son œil chaud
offrait un panorama unique sur Rome. Au loin on apercevait
les quadriges de bronze symboles d'Unité et de Liberté
dominant la Piazza Venezia. Décidée à s’arrêter à son
prochain passage, elle devait lui parler ! Le temps d’un tour
l’évanescent avait disparu.

Sa matinée d’études terminée elle fit un bref crochet par sa


résidence avant de se diriger vers le Palazzo Colonna où était
organisé un brunch au profit d’une association caritative que
sa famille parrainait. Elle prit soin d’être élégante sans
extravagance en veillant à n’écraser quiconque par la richesse
de sa mise.

54
ÆMILIUS

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CAPITOLO SEI

Les pièces de la vaste demeure chargée d’histoire baignaient


dans la lumière naturelle pénétrant par les immenses baies
vitrées donnant sur de magnifiques jardins. Un linge blanc
damassé très fin couvrait les tables aux élégantes corbeilles de
fruits rares enguirlandées de fleurs. Une escouade de maitres
d’hôtel de noir vêtus veillait au bon déroulement du service à
la russe. Les valets aux mains gantées de blancs endossaient
la livrée glissant autour d’une foule de convives qui
s’infatuaient d’être conviés aux agapes d’héritiers de la Gens
Iulia, les Julio-Claudiens, famille de la Rome impériale
suffisamment illustre pour comporter parmi les siens Jules
César, Auguste, Tibère et Néron. La légende voulait qu’ils
fussent les descendants d’Ascagne fils d’Enée, héros de la
guerre de Troie et fils de Vénus, la déesse de l’amour.

Grands mécènes, ils marquèrent le monde artistique en


finançant, protégeant et développant les arts. La lignée avait
engendré tribuns, généraux, sénateurs, architectes, juristes et
même donné de nombreux papes à l’Église. Leurs armoiries
reconnaissables dans les rues et à l’entrée des bâtiments de la
ville se composaient de boules rouges, d’abeilles et d’une
licorne faisant référence à l’humilité et la sagesse. Elles
étaient frappées de la devise : « La puissance ne s’étale pas. »

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ÆMILIUS

Nicodemo Marinelli di Fidirolfi, l’homme dont tout le monde


parle mais connu de peu qui avait pour usage de ne pas se
présenter à ses propres réceptions, fit une brève apparition.
Un passage éclair pour soutenir sa fille Fulvia qui reçut un prix
spécial pour le petit film présentant ses ambitions d’envoyer
des fillettes afghanes à l’école. Le jury réagit chaleureusement
; tout l’auditoire se leva applaudissant les mains au-dessus de
la tête. L'ovation dura plusieurs minutes. Bien qu’elle eût
l’affreuse sensation que ces gens chantaient plus que toute
autre chose son père, elle se rassura en se disant que la
mission de collecte de dons était accomplie. Dans la banlieue
de ses actions la flatterie était chose fréquente.

Monsieur Marinelli di Fidirolfi qui maniait la plume avec


succès avait écrit par pur dilettantisme son allocution en vers
à la plus grande joie des mégères drapées d’étoffes distendues
qui s’agglutinaient déjà à hauteur des somptueux buffets. Son
discours dépouillé de tout ornement oratoire était empreint
d'un esprit apte au plus haut degré. Il fascinait un auditoire
soudainement plongé dans un silence de grande déférence
entrecoupé de quintes de toux contagieuses. D’intraitables
sans-gêne continuaient de se goinfrer.

Fulvia admirait la capacité de son père à organiser des


événements atypiques. Il avait eu l’élégante idée de confier la
réalisation de quatre buffets à deux toques étoilées. Française
et italienne. Leurs dressages minutieusement composés
autour d’une œuvre des compositeurs Puccini, Rossini, Vivaldi
et Beethoven.

Les splendeurs du majestueux salon s’effaçaient pour laisser

57
ÆMILIUS

s’exprimer une audace qui avait su s’affranchir du classicisme


du thème.

Le Turandot « Nessun dorma », une orchestration renversante


de délicatesse accommodait pinces de homard à la pêche du
jour pochée et Taglioni au safran de Navelli avec fondue de
chardon à la vanille et truffe blanche de San Miniato.

La Chevauchée Finale, un irrésistible crescendo dynamique de


langoustines panées aux graines de sésame et bonite,
condiment citron-géranium et popcorn d'algues syncopées par
des boutons de queue de bœuf au lait de sarriette.

Les quatre saisons, un adagio de saveurs exclusivement


végétales, louaient avec audace primeurs des jardins de
Latium à la truffe noire et Cannelloni de mozzarella de
bufflonne de Campanie imprégnées d’asperges de
Pozzovetere.

Enfin, La Sonate au Clair de Lune réinventait homard et caviar


avec de percutants menuets de Spaghettone di Gragnano au
citron et ses n'duja de crevettes rouges rehaussées d’un
cailloux d’assaisonnement de crustacés destinés à remplacer
le sel.

Une course aux étoiles qui propulsait la révolution de palais


dans l’orbite de l’excellence culinaire.

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ÆMILIUS

Son père ayant quitté la réception, une nuée de courtisanes se


jeta sur elle. Empreinte d'une bienséance innée qui proscrivait
toutes mauvaises pensées, bien que son âme exhalât un râle,
une envie de s’affranchir, elle supporta le fatras d’idées
fausses de ces dames à la beauté déclinante que même le
surplus de maquillage ne pouvait leurrer. La situation
l’anesthésiait ; asphyxiait ses esprits. Elle n’avait plus envie
de les laisser étouffer son temps. Une idée incongrue lui ouvrit
les portes de la réflexion. S’isoler et appeler Maria !

Étouffée par l’air confiné de cette mixture de bredouillements


confus qui mêlaient la quête du bonheur au néant des
apparences, elle sut éviter les écueils les mieux cachés et
étrangla avec courtoisie les discussions futiles de ces
enquiquineurs qui voulaient faire une règle générale
d'opinions basées sur de faux jugements. Une soif de solitude
la poussa vers la sortie.

De retour chez elle, Fulvia s’apprêtait joyeusement dans la


cuisine. Elle avait demandé à Maria de lui préparer un panier
d’élégantes victuailles du terroir (di origine Lazial).

Il y avait du Conciato di San Vittore, un fromage de lait cru


parfumé aux herbes aromatiques qui poussent dans les près
du Latium. Du Prosciutto cotto nel vino un jambon cuit dans le
vin, du Prosciutto di Bassiano affiné 13 mois sur une colline à
562 mètres d’altitude. Également de la Ricotta et le meilleur
Pecorino romano de la ville, un fromage de brebis salé et
friable. Maria n’avait pas omis le pain Lariano se mariant
merveilleusement avec la ricotta fraîche, quelques bouteilles
de vin, de fines viandes de la Macelleria romana Annibale, un
maître boucher réputé depuis plus de 50 ans. Enfin des

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ÆMILIUS

sandwiches aux tranches tendres de porchetta enveloppées


d’une couenne croustillante le tout agrémenté de quelques
pizzas blanches en provenance du Forno Campo De Fiori la
boulangerie de renom préparant avec soin son pain à base
d’huile d’olive Sabina.

Objectif Ponte Rotto !

Elle arrima les mets délicieux à l’arrière de sa motocyclette.


Pour s’assurer de savourer pleinement cette tant escomptée
rencontre, elle laissa son téléphone sur la table. Sur la pente
rapide son deux-roues se faufilait entre les chars mécaniques
effleurant le dallage centenaire.

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ÆMILIUS

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« INTRA DUOS PONTES »
Orgueilleux de son envergure, un pérégrin voltige à la crête
des flots. À la pointe du cap où s’étrangle la mer, le serpent
blond ondule sur la montagne au rouge cœur endormi. De son
vol haut, le gabian salue les panoramas boisés qui bientôt se
parsèment dans l'oasis urbaine. Un temps souverain des airs,
il plane de toit en toit raillant les fuites de ramiers grossies de
mille échos. Les œillades lumineuses des façades trahissent la
promenade ombragée de mille silhouettes affairées aux
préambules dinatoires. Un bouquet de rues s’épanouit sur une
place aux bancs de marbre où le granit étincelle des teintes
argentées. Sur la colline Quirinale, le nectar émeraude du
nymphée loue l’hymne infini de Neptune. Une langue de feu
lèche l’œil du sublime cyclope qui toise un marbre éternel.
Bientôt son clignement accueillera le clair de lune. Au pied du
Palatin, Roma mène son quadrige impérial au son des
trompettes triomphantes. À deux pas, le mur dentelé du
Colosse défie les regards égarés. Sur les ponts des statues
élancent dans le ciel de longs rameaux flétris. Des ruines se
voutent sur un lit d’herbe rase et drue. Un soleil capricieux
vénère l’impérieux Capitole alors que l’imposant dôme veille
sur les splendeurs ancestrales.

Dans le velours du soir, l’imperturbable vaisseau de roche

62
ÆMILIUS

volcanique se joue dans un bruit silencieux des turbulences du


Tibre. D’un pas volontaire, Fulvia se dirige vers sa poupe
ancrée devant le Ponte Rotto d'une immobilité inaccessible.

- Monsieur, monsieur !
- …..
- Par ici !

Élevant d’un bras son panier garni.

- Ça vous dit ?

D’un regard bienveillant l’homme lui signale son intention de


la rejoindre. Via un ingénieux système de filin agrippé aux
branches d’un arbre attenant, il s’élève léger vers le parapet
du Ponte Palatino qu’il enjambe avec une agilité surprenante.
Après avoir contourné le fleuve et passé le plus ancien pont de
Rome qui relie au point de réconciliation des deux rives, il
coupe la place de la basilique millénaire qui se dresse sur les
vestiges du temple d'Esculape, dieu guérisseur et père d’Hygie,
santé, et Meditrina, médecine. La légende veut qu’à son retour
de Grèce, un serpent se faufila du navire accosté pour
disparaitre dans l'épaisse végétation de l’île. Les Romains
interprétèrent cette action comme la volonté de l’oracle d’y
ériger un temple. L’île fut consacrée lieu de santé à la source
d’eau saine et curative.

Étincelant dans le crépuscule, le Ponte Rotto éclipse


progressivement le long Ponte Palatino dont la grâce
cacophonique insulte presque la zone monumentale qui
l'entoure.

- Je suis Fulvia.
63
ÆMILIUS

- Je suis Æmilius.
- Comme le pont.
- Effectivement.
- On se met là ?
- Fort bien.

Æmilius s’inclina au passage de Fulvia, un détail empreint de


haute allure qui ne lui échappa pas.

- J’ai eu envie de partager mon repas avec


vous.
- C’est un honneur.

Fulvia déballa les victuailles de l’élégant panier qu’elle étala


sur une gentille nappe. Par ces beaux sentiments, elle espérait
percer rapidement la carapace des apparences.

- Voilà plusieurs mois que je vous ai


remarqué…
- Quand vous faites votre exercice.

Alerte, peu d’activités du rayon de son point de vigie lui étaient


étrangères.

- Pardonnez-moi de parler sans


déguisement, la vie n’est pas trop dure ?
- Nos Destinées sont toujours plus ou
moins fortunées. Aucune autre
souffrance ne m’accable que celle à
laquelle je prête flanc. Comment n’être
pas comblé quand chaque jours je fixe les
vertiges de la cité à la pudeur obscène.

64
ÆMILIUS

Le timbre infiniment agréable de sa voix et son élocution


exquise frappèrent Fulvia comme une mélodie.

- Imaginer la fille d’un roi usurpée du trône


par son frère contrainte à la virginité par
son oncle, qui enfante des jumeaux sur
intervention de Mars, eux-mêmes laissés
à la volonté des courants du Tibre qui les
échoue au pied du Palatin, près d’une
grotte. Nourris par une louve, élevés par
un berger. Ces enfants d'une princesse et
d'un dieu, se voient obligés de fonder
royaume. Après de terribles efforts de
volonté l’un meurt des mains de l’autre
pour avoir défié le sulcus primigenius
creusé autour du Palatin qui sanctionne
toujours la fondation de la ville. Mes
autres plaisirs ne peuvent que
s'évanouir.

Le rire d’Æmilius avait une qualité blessée que Fulvia trouvait


belle.

Vêtue d’un paludamentum vermillon tissé d’or, Rome


rivalisait avec le soleil.

Bien qu’elle ne fût pas de ces esprits méfiants qui redoutent


l’assaut de leur coffre-fort, le souffle scandaleux de la question
de sa subsistance lui brulait les lèvres. Comme s’il l’avait
deviné Æmilius évacua sa gêne avec aise.

65
ÆMILIUS

- Je suis l’obligé de gentilshommes qui


maintiennent ma dignité à flot. Ce qui j’en
conviens est chose grave et délicate et
bouscule ma réflexion. Ma fermeté d’âme
est malheureusement flexible. C’est un
pli de l’esprit qu’il me faut rectifier.

L’érudition en bandoulière de cet homme qui ne paraissait rien


captivait Fulvia.

- Après un cap sur des mondanités où l’on


se rincent la bouche avec des mots, j’ai
décidé d'affaler les voiles afin de
m’extirper de l’emprise de cette pieuvre.
Cette existence aspirait mes saines
aspirations.

D’une hypersensibilité manifeste, Æmilius faisait preuve


d’une grande finesse.

- Ma vie professionnelle a été de longues


vacances qui ont fini par se gâter. Je
stagnais suffoquant dans un
embouteillage de problématiques. Une vie
qui me maintenait les yeux fermés sur
son mystère. J’ai crié à l’aide, Rome est
venue me chercher.

Æmilius avait établi une relation fossile aux choses, comme


s’il trouvait son idéal figé dans la pierre. À ses yeux le futur
s’évaporait du passé.

66
ÆMILIUS

- En ces époques de grandes spéculations,


on délaisse le glorieux, le monumentales
à la logique du profit. Tout ici a été
construit pendant des siècles,
aujourd'hui on pense en termes de
décades. L'architecture moderne vante
un présent vaniteux.

Ses aspirations semblaient exhumées d'une boue d'un autre


âge. Perdue dans une rêverie empreinte de mélancolie Fulvia
observait l’immense dans la solitude du ciel. À ne se point
soucier de plaire à tout prix Æmilius ouvrait une perspective
nouvelle à tous les degrés de son esprit.

- Vivre seul ne vous pèse pas ?


- Se débattre dans la solitude n’a pas grand
sens, elle est notre deuxième peau.
- Vous êtes misanthrope ?
- Disons que je ne maudis pas autrui au
point de ne pas entendre ses pas.
- Puis-je faire preuve d’intempérance ?
- Faites donc.
- Vous avez encore des désirs ?
- Être au plus près de la sagesse que je sais
hors d’atteinte.
- Vous n’avez pas peur d’échouer ?
- La question n'a cessé d'exercer son
charme, Rome nous transmet une
énigme qui nous parvient intacte. Être
complètement satisfait marquerait la fin.

Elle se perdait avec ravissement dans ces spéculations et


appréciait ses contradictions. Aemilius la sortait peu à peu de
la solitude dans laquelle elle s’était enveloppée. Cynique, il
n’était dupe de sa propre médiocrité mais la masquait en se
fuyant dans l’exubérance pour éviter que la flamme ne file.

67
ÆMILIUS

Ainsi il pouvait déguster quelques menus plaisirs au gré de ses


rencontres.

- J’ai lu brièvement sur un mur


“L'expérience est une lanterne attachée
dans notre dos, qui n’éclaire que le
chemin parcouru.”

Gêné de confisquer le propos, Æmilius abrégea.

- Autant de moi et si peu de vous.

Le tact dont il fit preuve lui accorda le droit de sonder les


blessures de Fulvia, ce qu’elle acceptait de bonne grâce,
réfutant tout sentiment de curiosité malsaine.

- Ma mère m’a quittée jeune. Elle s’est


perdue en mer. Son embarcation n’a
jamais été retrouvée. Parfois je la
ressens.
- L’absence physique est une douleur que
nous ne pouvons surmonter qu’avec le
souvenir heureux.
- Nous sommes une famille très secrète. Je
suis effrayée de l’endroit d’où je viens.
L’argent me fait peur. J’ai peur de son
pouvoir et de ce qu’il fait. L’ombre de mon
père m’écrase.
- C’est probablement sa manière de vous
aimer, il vous laisse être.
- Parfois je me dis que mon problème est de
n’être qu’un nom, c’est tout ce que j’ai.
Toutes ces ressources dont je dispose
sont bizarres. Je suis assaillie par des

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ÆMILIUS

gens qui revendiquent un accès à l’argent


sous le fallacieux prétexte de m’avoir
vaguement fréquentée.
- Damnatio memoriea !
- Ils ne méritent pas tant d’honneurs.
- Alors voyez-les comme de vulgaires
politiciens s'agrippant aux tentures d’un
imaginaire mensonger. Leurs nuisances
à votre endroit n’est qu’une preuve de
crime contre votre État.
- Très subtil.
- Dites-vous que point ne s’agît de les
effacer de votre mémoire mais d’établir
vos intérêts sur d’autres batailles.
- J’ai conscience de jouir de tout ce que
l’argent peut procurer, pourtant il
m’arrive de ne pas vivre. Une sensation
glacée me kidnappe. Et quand les
ingratitudes m’agressent, ma dignité leur
pardonne sans rancœur. Mais pourquoi
vous parler de ces choses ?
- Nous sommes tous confrontés à la
perspective de la sentence universelle.

Fulvia et Æmilius s'étendaient sans jamais se lasser. L’heure


fuyait.

- Je suis une privilégiée, mais la pression


de mon histoire familiale me pèse.
- Le respect de sa lignée, de son histoire,
n’est nullement honteux. Nous sommes
les fruits du passé.
- J’ai envie d’être utile, de changer les
choses. Mes études m’offrent la

69
ÆMILIUS

possibilité d’intégrer les sciences


politiques dans des universités
prestigieuses mais je concède ne pas
savoir si mes goûts me portent à courir le
monde et quitter cette ville que j’aime
tant.
- La politique ? Hum…
- Ça vous choque ?
- Nous assistons à l’avènement d’une
nouvelle idéologie qui soutient que la
destruction du passé n’est pas un
avertissement de l’histoire. Cela a tout à
voir avec notre malaise d’être moderne.
Pourtant tout époque est confrontée à
une fin irrémédiable. Cette ville en est la
preuve vivante. Sans passé pas de futur.
La valeur d'une ruine réside dans sa
capacité à nous permettre de nous
déplacer dans le temps. Elle nous donne
l’espoir de toucher à l’immortalité.
Partout où se portent nos pas, nous
foulons sa poésie triomphante. Hautaine
et présomptueuse modernité qui ne
daigne plus cacher ses vices. La
technologie nous entoure pour mieux
nous enfermer. Barecodons-nous
docilement, abandonnons notre intimité
à des agents extérieurs qui indexeront
notre bien-être. Jadis en Rome antique,
l’empereur dispersait ses espions afin de
calmer sa paranoïa complotiste. Rien ne
change. Détruisons le lien entre êtres
humains par un déferlement de bonheur
totalitaire. Échange liberté contre
consentement pour culture de masse,
consumérisme et divertissement. Profit
individuel garantit. Libre échange

70
ÆMILIUS

économique contre libre échange


idéologique possible.
- Pourquoi ne pas agir pour émanciper les
masses ?
- Rien ne vous en empêche. Les racines ne
se cache pas de l’arbre.
- Sans partages pas d’extension. La
connaissance donne du pouvoir aux gens.
Donc un accès à la liberté.
- L’utilité commune est un critère flou.
Personne ne porte les mêmes ambitions
de l’attente.
- Il faut tenter.
- La prise de risque inconsidéré est
rarement collective. De plus, la
philosophie se doit de ne jamais être
dogmatique. La liberté de l’erreur fait
partie du jeu de la vie.
- Votre influence pourrait faire le plus
grand bien.
- Fulvia notre conversation se doit de ne
rester qu’un échange, ne la considérez
pas comme oppressante. Je ne suis qu’un
simple navigateur qui amarre son
imaginaire à un bastingage branlant.
- Que proposez-vous ?
- Il faut désinvestir le pouvoir de l’autorité
qu’on lui accorde. Si je passais mon temps
à vouloir lutter contre, je me
transformerais à mon tour en idéologue
qui in fine reconnaitrait le domination de
celui qu’il combat. Je préfère l’ignorer.
Les obéissants se considèrent toujours
comme des vertueux plutôt que des
lâches.

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ÆMILIUS

- L’élévation du niveau de conscience


mènera un jour à un monde où la
précarité ne sera plus une fatalité.
- Il n’y a pas de conscience collective sur
les raisons du mal. Chaque jour le fleuve
intemporel me rappelle que le présent
verse invariablement dans le passé.
Quant au futur, il dévore tout ce qui
existe. 
- Vers quoi nos sociétés se précipitent-elles
?
- Le contrôle des esprits.
- Errare humanum est, perseverare
diabolicum
- La modernité a surtout magnifié le culte
de la personnalité, comme si l’on
admettait notre propre entrée au musée.

Accablée par les vanités du monde en raison de sa fortune ou


de sa beauté troublante, elle portait en sa chair le legs d’une
civilisation disparue et le lourd héritage des valeurs
authentiques transmises par sa mère.

- J’appartiens à une fraction privilégiée à


laquelle je ne parviens pas à me fondre.
Dans mon environnement la sincérité est
une denrée rare. Tant de personnes se
poudrent de respectabilité afin de
s'attirer je ne sais quelle faveur ? Je vis
peut-être à la mauvaise époque.
- Est-ce une question d’époque ? Les
réseaux dits sociaux d’aujourd’hui ne
font qu’amplifier ces usages. Chacun
essaie d’y magnifier une honorabilité
supposée. Ne parle-t-on pas de profil

72
ÆMILIUS

comme en psychologie ? Il est carriériste,


idéologiques…
- Haut, bas.
- Perdu ou fuyant.
- Modèle ou dessiné.
- Mauvais ou bon.
- Longitudinal ou transversal.
- Il préfère être à son avantage.

Fulvia et Æmilius usaient d’un même humour comme


précieux excitant forçant mieux que le reproche aux examens
de conscience.

- Suivre l’obole photographique de


personnages en vue fournit un certificat
de bon goût et augmente soudainement la
vogue.
- L’air enchanteur des sirènes de la gloire
est connu pour sa dangerosité.
L’individualisme ne mène qu’a la
schizophrénie.
- Installé au sommet d’une pyramide qui
repose sur les sables mouvants de
l’irrationalité, le vaniteux se croit
souverain. Il ignore que le géant d’une
époque devient le nain d’une autre.
- Qu’il est doux de se repaître de fumée.
- Je considère toujours que le rêve a
priorité sur le confort. Vivre en marge
n’est douloureux que si on évolue dans
l’enclos. Le bonheur n’est pas moral. La
souveraineté ne s’abdique pas.
- Et l’angoisse détourne bien souvent de
l’essentiel
- Nous assistons à un tremblement d’ère.
Au triomphe des valeurs techniques sur
73
ÆMILIUS

les valeurs humanistes. L'individuel


succède à la masse. L’image relaye le mot
au rang d’accessoire.
L'effondrement de tous les mythes.
- Vous me décrivez un monde effrayant !
- C'est lorsqu'on est environné de tous les
dangers qu'il n'en faut redouter aucun.
Sun Tzu.
- Quel espoir ?
- Rome !
- Rome ?
- Tout ici est éternel ! La vérité y vient
comme l'effacement d'une question.
Regardez ce pont construit il y a des
millénaires qu’on appelle Rotto,
« cassé ». Baptisé Æmilius quand il avait
six arches, il fut le premier en pierre
érigé dans la cité. Sa position oblique lui a
valu nombre d’effondrements. Même le
grand Michel-Ange n’a pu le sauver des
fureurs du Tibre. Pourtant malgré ces
multiples mutilations, il a été utilisé
comme canalisation vers Trastevere,
puis jardins suspendus. En dépit de la
privation de deux de ses trois dernières
arches, il a encore permis la construction
du Ponte Palatino. Rotto, mais toujours
debout au centre du Tibre ! Il résiste à
l’injure du temps. Là sont nos racines. La
technologie a un coût, la paresse
intellectuelle. La gratuité a un prix, la
liberté.

L’ombre bleue qui emmaillotait le tourbillonnant Tibre


déposait un agréable manteau d'amitié sur leurs épaules.

74
ÆMILIUS

- Il m’arrive de penser que j’ai trop de


divertissements car ils m’ôtent tout mon
temps. L’angoisse me détourne bien
souvent de l’essentiel.
- On ne peut la vaincre qu’en cessant de la
combattre.
- Vous ne doutez jamais ?
- Quand les journées assassines
m’entrainent dans une perplexité non
pareille qui me houspille et donne à mon
courage les apparences d’une illusion qui
laisse choir mon âme disgraciée dans les
ténèbres de l’abandon, je me dis,
reprends ce qui est à toi.
- Passer avec mépris la ligne tracée.
- Le problème auquel nous sommes
confrontés est la synthèse. Il faut tendre
à ce que nos horizons personnels soient
aussi larges que possible. Nous devons
rassembler toutes ces choses éparses et
leur donner un sens.
- On dit que la vérité est un mensonge qui
n’a pas été découvert.
- On n’apprend de la curiosité pas de la
conviction, un arbre décoré de vices.

Les rumeurs silencieuses d'une époque lointaine unissaient les


deux amis d’un soir.

- On dit que « Rome donne une forme au


temps ».
- Si le temps a une forme, c’est celle de
l’eau.
- Si notre vie était moins qu’une journée ?

75
ÆMILIUS

- "Alea iacta est", le dé est lancé. J’ai agité


cette pensée. Quand viendra l’impasse
des souvenirs je préférerai une mort
subite à l’inévitable déchéance. Je me
fiche de la mort. Mais j'ai encore assez de
volonté pour tenter de la vaincre. J’ai
pris conscience que me servir de mon
imagination était ma seule option de
survie.
- Nous sommes des résidus d’énergie,
encore faut-il savoir les localiser.
- Il faut puiser dans le panier jusqu’à
trouver le jouet qui convienne.
- Que faire quand on a tout ?
- La vie est un puzzle dont il manque
toujours une pièce.

Débarrassés des entraves de l’étiquette Fulvia se livrait à cet


ami inconnu qui savait l’écouter sans rien attendre. Il
acquérait sur elle un si étrange empire qu’elle avait fini par
perdre sa réserve.

- Parfois quand je quitte la maison pour


aller diner ou au spectacle, en chemin j’y
vois quelque chose qui m'intéresse
davantage.
- Il n’y a pas d’âge précoce pour faire le
point sur sa vie.
- Des mots pour dire ces choses, j'en ai très
peu de disponibles.
- Ça ne vous tente pas d’être heureuse ?
- Si !
- Alors qu’est-ce que vous attendez ?
- Beaucoup attendent de moi plus que je ne
puis en donner. Ils ignorent que la chance

76
ÆMILIUS

peut être tragique. Être né avec une telle


fortune peut être une malédiction. La vie
intérieure n’est facile pour personne. Des
gens viennent me voir en me disant ta vie
doit être si facile, tu n’as pas de souci
d’argent. Ils n’envisagent pas un instant
que je puisse avoir des problèmes
personnels. Mon père m’a enseigné
comment me comporter avec la richesse,
comment la garder, être généreuse,
éviter d’être ostentatoire et surtout
comment éviter la haine. L’argent génère
un manque de confiance qui me pose
vraiment des difficultés y compris dans
mon cercle familial. Il m’est arrivé
d’assister à une scène où l’amie d’un
cousin le courtisait dans sa cuisine en
revendiquant le financement d’un de ses
nébuleux projets. Il a accédé à sa
demande, je l’ai vue partir enchantée.
Lorsque je lui ai demandé ce qu’il s’était
passé ? Il m’a répondu « je lui ai fait un
chèque de 30 000 euros ». Mais tu n’as
pas le sou. Je sais mais ça la rendu plus
heureuse, peux-tu m’avancer la somme ?
- L’argent est une héroïne qu’il ne vaut
mieux pas trop fréquenter.
- C’est très douloureux de grandir avec ça.
Ça ne fait absolument pas le bonheur. Je
veux travailler car mon instinct me
pousse à achever des choses. Je veux
m’investir pour les autres.
- La mélancolie a une vertu, elle est fertile
...
- Mon père investit des fortunes dans son
musée, un agglomérat de travestis qui
vivent dans une perpétuelle

77
ÆMILIUS

performance, bien évidemment financée


par lui.
- L’amour est rarement gratuit.
- Quel sévère constat. Heureusement j’ai
mon amie Olimpia.
- Que fait-elle ?
- Rien. Mais elle le fait très bien.

S'avançant dans la nuit de belle humeur Fulvia appréhendait


l’aube qui ne tarderait plus à ensevelir ces ultimes accents de
légèreté.

- Je vous ai souvent vu écrire.


- J’atténue mes peines.
- Pourrais-je lire ?
- Je n’ai malheureusement rien à vous
proposer.
- Je respecte sincèrement votre refus.
- Je ne vous refuse rien. Tout est brulé. Je
ne cesse de chercher la phrase ultime
parmi mes feuilles inutiles. Il m’arrive de
l’entrevoir mais la flamme dévorante qui
comme la neige efface les pas, brouille le
chemin.
- En êtes-vous proche ?
- Peut-on tutoyer l’impossible ? Je vous la
transmettrai avant que l’encre ne soit
sèche.
- Æmilius je ne pourrai jamais vous dire au
combien est grande ma gratitude ! Merci
pour ce moment délicieux.
- Vous aurez des choses à raconter à vos
souvenirs.

78
ÆMILIUS

- Vous m’avez fait une joie immense.


- Vôtre joie augmente la mienne.
- À très bientôt.
- Salve Fulvia, vous savez où me trouver.

Elle s’éloigna étourdie de douceur en évitant de se retourner.

Le tourbillonnant Tibre escortait ses murmures vers la mer


telle une virgule sur le temps.

Les jours s’écoulèrent sur d’autres jours. Fulvia passait


régulièrement aux alentours du pont sans apercevoir
Æmilius. Elle avait parcouru plusieurs fois les endroits où il
aimait se perdre. Tourner le dos au mystère n’étant pas
concevable, il lui fallait désormais atteindre coûte que coûte
l’antre de son ami. Un soir où le lit du Tibre source des rêves
était plus clément, elle se résolut à escalader la façade du
Ponte Æmilius bien décidée à percer l’énigme. N’écoutant que
son audace elle enjamba le parapet le cœur chamadant. Une
beauté asymétrique se découvrit entièrement à elle.

Seules deux caisses de bois dérangeaient l’espace. Un amas de


cire consumée sculptait un sol étonnamment propre. Parmi le
peu d’effets abandonnés, elle ne trouva qu’une
correspondance épistolaire paraphée à son nom. Elle ouvrit le
pli fébrilement.

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À FULVIA

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« Toutes les routes mènent à Rome »

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