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Pierre Bourdieu a publié

aux Éditions du Seuil


Les Règles de l’art.
Genèse et structure du champ littéraire
coll. « Libre examen », 1992

Réponses. Pour une anthropologie réflexive


(avec Loïc Wacquant)
coll. « Libre examen », 1992

La M isère du monde
(ouvrage collectif sous sa direction)
coll. « Libre examen », 1993

Libre-Échange
(avec Hans Haacke)
Seuil/Les Presses du réel, 1994
ISBN : 978-2-02106923-5
ISBN 2-02-023105-0

© ÉDITIONS DU SEUIL, OCTOBRE 1994

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Table des matières
Couverture

Collection

Copyright

Table des matières

Avant-propos

1 - Espace social et espace symbolique

Le réel est relationnel

La logique des classes

2 - Le nouveau capital

L’École, démon de Maxwell ?

L’art ou l’argent ?

3 - Pour une science des œuvres

L’œuvre comme texte

La réduction au contexte

Le microcosme littéraire

Positions et prises de position

Le champ fin de siècle

Le sens de l’histoire

Dispositions et trajectoires

4 - Esprits d’État. - Genèse et structuredu champ bureaucratique

Le doute radical

La concentration du capital

Le capital symbolique

La construction étatique des esprits

La monopolisation du monopole

Une fiction bien fondée

Le travail d’institution

Le lieu de la reproduction sociale


L’État et l’état civil

5 - Un acte désintéressé est-il possible ?

L’investissement

Contre l’utilitarisme

Le désintéressement comme passion

Les profits d’universalisation

6 - L’économie des biens symboliques

Don et donnant donnant

L’alchimie symbolique

La reconnaissance

Le tabou du calcul

Le pur et le commercial

Le rire des évêques

7 - Le point de vue scolastique

Jouer sérieusement

La théorie du point de vue théorique

Le privilège de l’universel

Nécessité logique et contrainte sociale

Un fondement paradoxal de la morale

Index
Avant-propos

Peut-être la situation où je m’étais mis en entreprenant de démontrer, devant des publics étrangers, la validité
universelle de modèles construits à propos du cas particulier de la France, m’a-t-elle permis d’aller, dans ces conférences, à
ce que je crois être l’essentiel de mon travail, et qui, sans doute par ma faute, échappe souvent aux lecteurs et aux
commentateurs, même les mieux intentionnés, c’est-à-dire au plus élémentaire et au plus fondamental.
D’abord une philosophie de la science que l’on peut dire relationnelle, en ce qu’elle accorde le primat aux relations :
bien que, si l’on en croit des auteurs aussi différents que Cassirer ou Bachelard, elle soit celle de toute la science moderne,
cette philosophie n’est que trop rarement mise en œuvre dans les sciences sociales, sans doute parce qu’elle s’oppose, très
directement, aux routines de la pensée ordinaire (ou demi-savante) du monde social, qui s’attache à des « réalités »
substantielles, individus, groupes, etc., plus volontiers qu’à des relations objectives que l’on ne peut ni montrer ni toucher du
doigt et qu’il faut conquérir, construire et valider par le travail scientifique.
Ensuite, une philosophie de l’action désignée parfois comme dispositionnelle qui prend acte des potentialités inscrites
dans le corps des agents et dans la structure des situations où ils agissent ou, plus exactement, dans leur relation. Cette
philosophie, qui se trouve condensée dans un petit nombre de concepts fondamentaux, habitus, champ, capital, et qui a pour
clé de voûte la relation à double sens entre les structures objectives (celles des champs sociaux) et les structures incorporées
(celles de l’habitus), s’oppose radicalement aux présupposés anthropologiques inscrits dans le langage auquel les agents
sociaux, et tout spécialement les intellectuels, se fient le plus communément pour rendre compte de la pratique (notamment
lorsque, au nom d’un rationalisme étroit, ils considèrent comme irrationnelle toute action ou représentation qui n’est pas
engendrée par les raisons explicitement posées d’un individu autonome, pleinement conscient de ses motivations). Elle ne
s’oppose pas moins aux thèses les plus extrêmes de certain structuralisme en refusant de réduire les agents qu’elle tient pour
éminemment actifs et agissants (sans en faire pour autant des sujets) à de simples épiphénomènes de la structure (ce qui
l’expose à paraître également déficiente aux tenants de l’une et l’autre position). Cette philosophie de l’action s’affirme
d’emblée en rompant avec nombre de notions patentées qui ont été introduites sans examen dans le discours savant (« sujet »,
« motivation », « acteur », « rôle », etc.) et avec toute une série d’oppositions socialement très puissantes, individu/société,
individuel/collectif, conscient/inconscient, intéressé/désintéressé, objectif/subjectif, etc., qui paraissent constitutives de tout
esprit normalement constitué.
J’ai conscience que j’ai peu de chances de parvenir à transmettre vraiment, par la seule vertu du discours, les principes
de cette philosophie et les dispositions pratiques, le « métier », dans lesquels ils s’incarnent. Pire, je sais qu’en les désignant
du nom de philosophie, par une concession à l’usage ordinaire, je m’expose à les voir transformés en propositions théoriques,
justiciables de discussions théoriques, propres à dresser de nouveaux obstacles à la transmission des manières constantes et
contrôlées d’agir et de penser qui sont constitutives d’une méthode. Mais je veux espérer que je pourrai au moins contribuer à
dissiper les plus tenaces des malentendus à propos de mon travail, notamment ceux qui sont entretenus, parfois délibérément,
par la répétition inlassable des mêmes objections sans objet, des mêmes réductions involontaires ou volontaires à l’absurde1 :
je pense par exemple aux accusations de « holisme » ou d’« utilitarisme » et à tant d’autres catégorisations catégoriques
engendrées par la pensée classificatoire des lectores ou par l’impatience réductrice des aspirants auctores.
Il me semble que la résistance que tant d’intellectuels opposent à l’analyse sociologique, toujours suspecte de grossièreté
réductionniste, et particulièrement odieuse lorsqu’elle s’applique directement à leur propre univers, s’enracine dans une sorte
de point d’honneur (spiritualiste) mal placé qui les empêche d’accepter la représentation réaliste de l’action humaine qui est la
condition première d’une connaissance scientifique du monde social ou, plus exactement, dans une idée tout à fait inadéquate
de leur dignité de « sujets », qui leur fait voir dans l’analyse scientifique des pratiques un attentat contre leur « liberté » ou
leur « désintéressement ».
Il est vrai que l’analyse sociologique ne fait guère de concessions au narcissisme et qu’elle opère une rupture radicale
avec l’image profondément complaisante de l’existence humaine que défendent ceux qui veulent à tout prix se penser comme
« les plus irremplaçables des êtres ». Mais il n’est pas moins vrai qu’elle est un des instruments les plus puissants de
connaissance de soi, en tant qu’être social, c’est-à-dire en tant qu’être singulier. Si elle met en question les libertés illusoires
que s’accordent ceux qui voient dans cette forme de connaissance de soi « une descente aux enfers » et qui acclament
périodiquement le dernier avatar au goût du jour de la « sociologie de la liberté » – que tel auteur défendait déjà sous ce nom
il y a bientôt trente ans –, elle offre quelques-uns des moyens les plus efficaces d’accéder à la liberté que la connaissance des
déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes.

1. La référence à ces critiques est, avec la nécessité de rappeler les mêmes principes dans des occasions et devant des publics différents, une des causes des répétitions que l’on rencontrera dans ce livre
et que j’ai préféré maintenir pour la clarté.
1

Espace
social
et
espace
symbolique
Je crois que si j’étais japonais je n’aimerais guère la plupart des choses que les non-Japonais écrivent sur le Japon . Et à
1

l’époque où je commençais à m’intéresser à la société française, il y a plus de vingt ans, j’avais reconnu l’irritation que
m’inspiraient les travaux américains d’ethnologie de la France dans la critique que deux sociologues japonais, Hiroshi Minami
et Tetsuro Watsuji, avaient adressée au livre célèbre de Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le Sabre. Je ne vous parlerai donc
pas de « sensibilité japonaise », ni de « mystère » ou de « miracle » japonais. Je parlerai d’un pays que je connais bien, non
parce que j’y suis né, et que j’en parle la langue, mais parce que je l’ai beaucoup étudié, la France. Est-ce à dire que ce faisant
je m’enfermerai dans la particularité d’une société singulière et que je ne parlerai en rien du Japon ? Je ne crois pas. Je pense
au contraire qu’en présentant le modèle de l’espace social et de l’espace symbolique que j’ai construit à propos du cas
particulier de la France, je ne cesserai pas de vous parler du Japon (comme, parlant ailleurs, je parlerais des États-Unis ou de
l’Allemagne). Et pour que vous entendiez complètement ce discours qui vous concerne et qui, si je parle de l’homo
academicus français, pourra même vous paraître chargé d’allusions personnelles, je voudrais vous encourager et vous aider à
aller au-delà de la lecture particularisante qui, outre qu’elle peut constituer un excellent système de défense contre l’analyse,
est l’équivalent exact, du côté de la réception, de la curiosité pour les particularismes exotiques qui a inspiré tant de travaux
sur le Japon.
Mon travail, et spécialement La Distinction, est particulièrement exposé à une telle lecture. Le modèle théorique ne s’y
présente pas paré de tous les signes auxquels on reconnaît à l’ordinaire la « grande théorie », à commencer par l’absence de
toute référence à une réalité empirique quelconque. Les notions d’espace social, d’espace symbolique ou de classe sociale n’y
sont jamais examinées en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; elles sont mises à l’œuvre et à l’épreuve dans une recherche
inséparablement théorique et empirique qui, à propos d’un objet bien situé dans l’espace et le temps, la société française des
années 1970, mobilise une pluralité de méthodes d’observation et de mesure, quantitatives et qualitatives, statistiques et
ethnographiques, macrosociologiques et microsociologiques (autant d’oppositions dépourvues de sens) ; le compte rendu de
cette recherche ne se présente pas dans le langage auquel nombre de sociologues, surtout américains, nous ont habitués et qui
ne doit son apparence d’universalité qu’à l’indétermination d’un lexique imprécis et mal coupé de l’usage ordinaire – je ne
prendrai qu’un exemple, la notion de profession. Grâce à un montage discursif permettant de juxtaposer le tableau statistique,
la photographie, l’extrait d’entretien, le fac-similé de document et la langue abstraite de l’analyse, ce compte rendu fait
coexister le plus abstrait et le plus concret, une photographie du président de la République de l’époque jouant au tennis ou
l’interview d’une boulangère avec l’analyse la plus formelle du pouvoir générateur et unificateur de l’habitus.
Toute mon entreprise scientifique s’inspire en effet de la conviction que l’on ne peut saisir la logique la plus profonde du
monde social qu’à condition de s’immerger dans la particularité d’une réalité empirique, historiquement située et datée, mais
pour la construire comme « cas particulier du possible », selon le mot de Gaston Bachelard, c’est-à-dire comme un cas de
figure dans un univers fini de configurations possibles. Concrètement, cela veut dire qu’une analyse de l’espace social telle
que celle que je propose en m’appuyant sur le cas de la France des années 1970, c’est de l’histoire comparée qui s’applique
au présent ou de l’anthropologie comparative qui s’attache à une aire culturelle particulière en se donnant pour fin de saisir
l’invariant, la structure, dans la variante observée.
Je suis convaincu que, bien qu’elle ait toutes les apparences de l’ethnocentrisme, la démarche consistant à appliquer à un
autre monde social un modèle construit selon cette logique est sans doute plus respectueuse des réalités historiques (et des
personnes) et surtout plus féconde scientifiquement que l’intérêt pour les particularités apparentes de l’amateur d’exotisme qui
s’attache par priorité aux différences pittoresques (je pense par exemple à ce qui se dit et s’écrit, dans le cas du Japon, sur la
« culture du plaisir »). Le chercheur, à la fois plus modeste et plus ambitieux que l’amateur de curiosités, vise à appréhender
des structures et des mécanismes qui échappent tout autant, quoique pour des raisons différentes, au regard indigène qu’au
regard étranger, comme les principes de construction de l’espace social ou les mécanismes de reproduction de cet espace, et
qu’il entend représenter dans un modèle prétendant à une validité universelle. Et il peut ainsi repérer les différences réelles
qui séparent tant les structures que les dispositions (les habitus) et dont il faut chercher le principe non dans les singularités
des natures – ou des « âmes » –, mais dans les particularités d’histoires collectives différentes.

Le réel est relationnel

C’est dans cet esprit que je vais présenter le modèle que j’ai construit dans La Distinction, en essayant d’abord de mettre
en garde contre une lecture « substantialiste » d’analyses qui se veulent structurales ou, mieux, relationnelles (je me réfère ici,
sans pouvoir la rappeler en détail, à l’opposition que fait Ernst Cassirer entre « concepts substantiels » et « concepts
fonctionnels ou relationnels »). Pour me faire comprendre, je dirai que la lecture « substantialiste » et naïvement réaliste
considère chacune des pratiques (par exemple la pratique du golf) ou des consommations (par exemple la cuisine chinoise) en
elle-même et pour elle-même, indépendamment de l’univers des pratiques substituables et qu’elle conçoit la correspondance
entre les positions sociales (ou les classes pensées comme des ensembles substantiels) et les goûts ou les pratiques comme une
relation mécanique et directe : dans cette logique, on pourrait voir une réfutation du modèle proposé dans le fait que, pour
prendre un exemple sans doute un peu facile, les intellectuels japonais ou américains affectent d’aimer la cuisine française
tandis que les intellectuels français aiment à fréquenter les restaurants chinois ou japonais, ou encore que les boutiques chics
de Tokyo ou de la Cinquième Avenue portent souvent des noms français tandis que les boutiques chics du faubourg Saint-
Honoré affichent des noms anglais, comme hair dresser. Autre exemple, encore plus frappant, je crois : vous savez tous que,
dans le cas du Japon, ce sont les femmes les moins instruites des communes rurales qui ont le taux le plus élevé de
participation aux consultations électorales alors qu’en France, comme je l’ai montré par une analyse des non-réponses aux
questionnaires d’opinion, le taux de non-réponses – et d’indifférence à la politique – est particulièrement élevé chez les
femmes, chez les moins instruits et chez les plus démunis économiquement et socialement. On a là une fausse différence qui en
cache une vraie : l’« apolitisme » lié à la dépossession des instruments de production des opinions politiques, qui s’exprime
ici dans un simple absentéisme, se traduit là dans une sorte de participation apolitique. Et il faut se demander quelles sont les
conditions historiques (il faudrait invoquer ici toute l’histoire politique du Japon) qui font que ce sont les partis conservateurs
qui, au Japon, ont pu, à travers des formes très particulières de clientélisme, tirer les bénéfices de l’inclination à la délégation
inconditionnelle, que favorise la conviction de ne pas détenir la compétence statutaire et technique indispensable à la
participation.
Le mode de pensée substantialiste qui est celui du sens commun – et du racisme – et qui porte à traiter les activités ou les
préférences propres à certains individus ou certains groupes d’une certaine société à un certain moment comme des propriétés
substantielles, inscrites une fois pour toutes dans une sorte d’essence biologique ou – ce qui ne vaut pas mieux – culturelle,
conduit aux mêmes erreurs dans la comparaison non plus entre sociétés différentes, mais entre périodes successives de la
mê me société. Certains voudront voir ainsi une réfutation du modèle proposé – dont le diagramme présentant la
correspondance entre l’espace des classes construites et l’espace des pratiques propose une figuration imagée et synoptique2 –
dans le fait que, par exemple, le tennis ou même le golf ne sont plus aujourd’hui aussi exclusivement associés qu’autrefois aux
positions dominantes. Objection à peu près aussi sérieuse que celle qui consisterait à m’opposer que les sports nobles, comme
l’équitation ou l’escrime (ou, au Japon, les arts martiaux), ne sont plus l’apanage des nobles, comme ils le furent à leurs
débuts… Une pratique initialement noble peut être abandonnée par les nobles – et c’est ce qui arrive, le plus souvent –,
lorsqu’elle est adoptée par une fraction croissante des bourgeois et des petits-bourgeois, voire des classes populaires (il en fut
ainsi en France de la boxe, que les aristocrates de la fin du XIXe siècle pratiquaient volontiers) ; à l’inverse, une pratique
initialement populaire peut être reprise un moment par les nobles. Bref, il faut se garder de transformer en propriétés
nécessaires et intrinsèques d’un groupe quelconque (la noblesse, les samouraïs, aussi bien que les ouvriers ou les employés)
les propriétés qui leur incombent à un moment donné du temps du fait de leur position dans un espace social déterminé, et dans
un état déterminé de l’offre des biens et des pratiques possibles. On a ainsi affaire, à chaque moment de chaque société, à un
ensemble de positions sociales qui est uni par une relation d’homologie à un ensemble d’activités (la pratique du golf ou du
piano) ou de biens (une résidence secondaire ou un tableau de maître), eux-mêmes caractérisés relationnellement.
Cette formule, qui peut paraître abstraite et obscure, énonce la première condition d’une lecture adéquate de l’analyse du
rapport entre les positions sociales (concept relationnel), les dispositions (ou les habitus) et les prises de position, les
« choix » que les agents sociaux opèrent dans les domaines les plus différents de la pratique, en cuisine ou en sport, en
musique ou en politique, etc. Elle rappelle que la comparaison n’est possible que de système à système et que la recherche des
équivalences directes entre traits pris à l’état isolé, qu’ils soient à première vue différents mais « fonctionnellement » ou
techniquement équivalents (comme le Pernod et le shôchû ou le saké) ou nominalement identiques (la pratique du golf en
France et au Japon par exemple), risque de conduire à identifier indûment des propriétés structuralement différentes ou à
distinguer à tort des propriétés structuralement identiques. Le titre même de l’ouvrage est là pour rappeler que ce que l’on
appelle communément distinction, c’est-à-dire une certaine qualité, le plus souvent considérée comme innée (on parle de
« distinction naturelle »), du maintien et des manières, n’est en fait que différence, écart, trait distinctif, bref, propriété
relationnelle qui n’existe que dans et par la relation avec d’autres propriétés.
Cette idée de différence, d’écart, est au fondement de la notion même d’espace, ensemble de positions distinctes et
coexistantes, extérieures les unes aux autres, définies les unes par rapport aux autres, par leur extériorité mutuelle et par des
relations de proximité, de voisinage ou d’éloignement et aussi par des relations d’ordre, comme au-dessus, au-dessous et
entre ; nombre des propriétés des membres de la petite-bourgeoisie peuvent par exemple se déduire du fait qu’ils occupent une
position intermédiaire entre les deux positions extrêmes sans être identifiables objectivement et identifiés subjectivement ni à
l’une ni à l’autre. L’espace social est construit de telle manière que les agents ou les groupes y sont distribués en fonction de
leur position dans les distributions statistiques selon les deux principes de différenciation qui, dans les sociétés les plus
avancées, comme les États-Unis, le Japon ou la France, sont sans nul doute les plus efficients, le capital économique et le
capital culturel. Il s’ensuit que les agents ont d’autant plus en commun qu’ils sont plus proches dans ces deux dimensions et
d’autant moins qu’ils sont plus éloignés. Les distances spatiales sur le papier équivalent à des distances sociales. Plus
précisément, comme l’exprime le diagramme de La Distinction dans lequel j’ai essayé de représenter l’espace social, les
agents sont distribués dans la première dimension selon le volume global du capital qu’ils possèdent sous ses différentes
espèces et dans la deuxième dimension selon la structure de leur capital, c’est-à-dire selon le poids relatif des différentes
espèces de capital, économique et culturel, dans le volume total de leur capital.

Ainsi, dans la première dimension, sans aucun doute la plus importante, les détenteurs d’un fort volume de capital global
comme les patrons, les membres des professions libérales et les professeurs d’université s’opposent globalement aux plus
démunis de capital économique et de capital culturel, comme les ouvriers sans qualification ; mais d’un autre point de vue,
c’est-à-dire du point de vue du poids relatif du capital économique et du capital culturel dans leur patrimoine, les professeurs
(plus riches, relativement, en capital culturel qu’en capital économique) s’opposent très fortement aux patrons (plus riches,
relativement, en capital économique qu’en capital culturel), et sans doute au Japon autant qu’en France – il faudrait vérifier.
Cette deuxième opposition est, tout comme la première, au principe de différences dans les dispositions et, par là, dans
les prises de position : c’est le cas de l’opposition entre les intellectuels et les patrons ou, à un niveau inférieur de la
hiérarchie sociale, entre les instituteurs et les petits commerçants, qui, dans la France et le Japon de l’après-guerre, se traduit,
en politique, dans une opposition entre la gauche et la droite (comme on l’a suggéré dans le diagramme, la probabilité de
pencher, en politique, vers la droite ou vers la gauche, dépend au moins autant de la position dans la dimension horizontale que
de la position dans la dimension verticale, c’est-à-dire du poids relatif du capital culturel et du capital économique dans le
volume du capital possédé au moins autant que de ce volume lui-même).
Plus généralement, l’espace des positions sociales se retraduit dans un espace des prises de position par l’intermédiaire
de l’espace des dispositions (ou des habitus) ; ou, en d’autres termes, au système d’écarts différentiels qui définit les
différentes positions dans les deux dimensions majeures de l’espace social correspond un système d’écarts différentiels dans
les propriétés des agents (ou des classes construites d’agents), c’est-à-dire dans leurs pratiques et dans les biens qu’ils
possèdent. A chaque classe de positions correspond une classe d’habitus (ou de goûts) produits par les conditionnements
sociaux associés à la condition correspondante et, par l’intermédiaire de ces habitus et de leurs capacités génératives, un
ensemble systématique de biens et de propriétés, unis entre eux par une affinité de style.
Une des fonctions de la notion d’habitus est de rendre compte de l’unité de style qui unit les pratiques et les biens d’un
agent singulier ou d’une classe d’agents (comme Balzac ou Flaubert le suggèrent à travers des descriptions du décor – la
pension Vauquer dans Le Père Goriot ou les mets et les boissons consommés chez les différents protagonistes de L’Éducation
sentimentale – qui sont une manière d’évoquer le personnage qui l’habite). L’habitus est ce principe générateur et unificateur
qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d’une position en un style de vie unitaire, c’est-à-dire un
ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques.
Comme les positions dont ils sont le produit, les habitus sont différenciés ; mais ils sont aussi différenciants. Distincts,
distingués, ils sont aussi opérateurs de distinctions : ils mettent en œuvre des principes de différenciation différents ou utilisent
différemment les principes de différenciation communs.
Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives – ce que mange l’ouvrier et surtout sa
manière de le manger, le sport qu’il pratique et sa manière de le pratiquer, les opinions politiques qui sont les siennes et sa
manière de les exprimer diffèrent systématiquement des consommations ou des activités correspondantes du patron
d’industrie ; mais ce sont aussi des schèmes classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de
division, des goûts, différents. Ils font des différences entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, entre ce qui est bien et ce qui
est mal, entre ce qui est distingué et ce qui est vulgaire, etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple, le même
comportement ou le même bien peut apparaître distingué à l’un, prétentieux ou m’as-tu-vu à l’autre, vulgaire à un troisième.
Mais l’essentiel est que, lorsqu’elles sont perçues au travers de ces catégories sociales de perception, de ces principes
de vision et de division, les différences dans les pratiques, les biens possédés, les opinions exprimées deviennent des
différences symboliques et constituent un véritable langage. Les différences associées aux différentes positions, c’est-à-dire
les biens, les pratiques et surtout les manières, fonctionnent, dans chaque société, à la façon des différences constitutives de
systèmes symboliques, comme l’ensemble des phonèmes d’une langue ou l’ensemble des traits distinctifs et des écarts
différentiels qui sont constitutifs d’un système mythique, c’est-à-dire comme des signes distinctifs.
J’ouvre ici une parenthèse, pour dissiper un malentendu, très fréquent, et très funeste, à propos du titre, La Distinction,
qui a fait croire que tout le contenu du livre se réduisait à dire que le moteur de toutes les conduites humaines était la recherche
de la distinction. Ce qui n’a pas de sens et qui, de surcroît, n’aurait rien de nouveau, si l’on pense, par exemple, à Veblen et à
sa « consommation ostentatoire » (conspicuous consumption). En fait, l’idée centrale, c’est que, exister dans un espace, être
un point, un individu dans un espace, c’est différer, être différent ; or, selon la formule de Benveniste parlant du langage, « être
distinctif, être significatif, c’est la même chose ». Significatif s’opposant à insignifiant, aux différents sens. Plus précisément –
Benveniste va un peu trop vite… – une différence, une propriété distinctive, couleur de peau blanche ou noire, minceur ou
embonpoint, Volvo ou 2CV, vin rouge ou champagne, Pernod ou whisky, golf ou football, piano ou accordéon, bridge ou belote
(je procède par oppositions, parce que c’est ainsi, la plupart du temps, que ça marche – mais c’est plus compliqué), ne devient
une différence visible, perceptible, non indifférente, socialement pertinente, que si elle est perçue par quelqu’un qui est
capable de faire la différence – parce que, étant inscrit dans l’espace en question, il n’est pas indifférent et qu’il est doté de
catégories de perception, de schèmes classificatoires, d’un goût, qui lui permettent de faire des différences, de discerner, de
distinguer – entre un chromo et un tableau ou entre Van Gogh et Gauguin. La différence ne devient signe et signe de distinction
(ou de vulgarité) que si on lui applique un principe de vision et de division qui, étant le produit de l’incorporation de la
structure des différences objectives (par exemple la structure de la distribution dans l’espace social du piano ou de
l’accordéon ou des amateurs de l’un ou de l’autre), est présent chez tous les agents, propriétaires de pianos ou amateurs
d’accordéon, et structure leurs perceptions des propriétaires ou des amateurs de pianos ou d’accordéons (il faudrait préciser
cette analyse de la logique – celle de la violence symbolique – qui veut que les arts de vivre dominés soient presque toujours
perçus, par leurs porteurs eux-mêmes, du point de vue destructeur et réducteur de l’esthétique dominante).

La logique des classes


Construire l’espace social, cette réalité invisible, que l’on ne peut ni montrer ni toucher du doigt, et qui organise les
pratiques et les représentations des agents, c’est se donner du même coup la possibilité de construire des classes théoriques
aussi homogènes que possible du point de vue des deux déterminants majeurs des pratiques et de toutes les propriétés qui
s’ensuivent. Le principe de classification ainsi mis en œuvre est véritablement explicatif : il ne se contente pas de décrire
l’ensemble des réalités classées mais, comme les bonnes taxinomies des sciences naturelles, il s’attache à des propriétés
déterminantes qui, par opposition aux différences apparentes des mauvaises classifications, permettent de prédire les autres
propriétés et qui distinguent et rassemblent des agents aussi semblables que possible entre eux et aussi différents que possible
des membres des autres classes, voisines ou éloignées.
Mais la validité même de la classification risque d’inciter à percevoir les classes théoriques, regroupements fictifs qui
n’existent que sur le papier, par une décision intellectuelle du chercheur, comme des classes réelles, des groupes réels,
constitués comme tels dans la réalité. Danger d’autant plus grand que la recherche fait en effet apparaître que les divisions
dessinées dans La Distinction correspondent bien à des différences réelles dans les domaines les plus différents, voire les
plus inattendus, de la pratique. Ainsi, pour prendre l’exemple d’une propriété bizarre, la distribution des propriétaires de
chiens et de chats s’organise selon le modèle, l’amour des premiers étant plus probable chez les patrons du commerce (à
droite dans le schéma) tandis que l’affection pour les seconds se rencontre plus souvent chez les intellectuels (à gauche dans le
schéma).
Le modèle définit donc des distances qui sont prédictives de rencontres, d’affinités, de sympathies ou même de désirs :
concrètement, cela signifie que les gens qui se situent dans le haut de l’espace ont peu de chances de se marier avec des gens
qui sont situés vers le bas, d’abord parce qu’ils ont peu de chances de les rencontrer physiquement (sinon dans ce que l’on
appelle des « mauvais lieux », c’est-à-dire au prix d’une transgression des limites sociales qui viennent redoubler les
distances spatiales) ; ensuite, parce que s’ils les rencontrent en passant, à l’occasion et comme par accident, ils ne
« s’entendront pas », ils ne se comprendront pas vraiment et ils ne se plairont pas mutuellement. Au contraire, la proximité
dans l’espace social prédispose au rapprochement : les gens inscrits dans un secteur restreint de l’espace seront à la fois plus
proches (par leurs propriétés et leurs dispositions, leurs goûts) et plus enclins à se rapprocher ; plus faciles aussi à
rapprocher, à mobiliser. Mais cela ne signifie pas qu’ils constituent une classe au sens de Marx, c’est-à-dire un groupe
mobilisé en vue d’objectifs communs et en particulier contre une autre classe.
Les classes théoriques que je construis sont, plus que tout autre découpage théorique, plus par exemple que les
découpages selon le sexe, l’ethnie, etc., prédisposées à devenir des classes au sens marxiste du terme. Si je suis un leader
politique et que je me propose de faire un grand parti rassemblant à la fois des patrons et des ouvriers, j’ai peu de chances de
réussir, parce qu’ils sont très éloignés dans l’espace social ; dans une certaine conjoncture, à la faveur d’une crise nationale,
sur la base du nationalisme ou du chauvinisme, ils pourront se rapprocher, mais ce rassemblement restera assez superficiel, et
très provisoire. Ce qui ne veut pas dire que la proximité dans l’espace social, à l’inverse, engendre automatiquement l’unité :
elle définit une potentialité objective d’unité ou, pour parler comme Leibniz, une « prétention à exister » en tant que groupe,
une classe probable. La théorie marxiste commet une erreur tout à fait semblable à celle que Kant dénonçait dans l’argument
ontologique ou à celle que Marx lui-même reprochait à Hegel : elle opère un « saut mortel » de l’existence en théorie à
l’existence en pratique, ou, selon le mot de Marx, « des choses de la logique à la logique des choses ».
Paradoxalement, Marx qui, plus qu’aucun autre théoricien, a exercé l’effet de théorie, effet proprement politique
consistant à donner à voir (theorein) une « réalité » qui n’existe pas complètement tant qu’elle n’est pas connue et reconnue, a
omis d’inscrire cet effet dans sa théorie… On ne passe de la classe-sur-le-papier à la classe « réelle » qu’au prix d’un travail
politique de mobilisation : la classe « réelle », si tant est qu’elle a jamais existé « réellement », n’est jamais que la classe
réalisée, c’est-à-dire mobilisée, aboutissement de la lutte des classements comme lutte proprement symbolique (et politique),
pour imposer une vision du monde social, ou, mieux, une manière de le construire, dans la perception et dans la réalité, et de
construire les classes selon lesquelles il peut être découpé.
L’existence des classes, dans la théorie et surtout dans la réalité, est, chacun le sait par expérience, un enjeu de luttes. Et
c’est là que réside le principal obstacle à une connaissance scientifique du monde social et à la solution (parce qu’il y en a
une…) du problème des classes sociales. Nier l’existence des classes, comme la tradition conservatrice s’est acharnée à le
faire au nom d’arguments qui ne sont pas tous et toujours absurdes (toute recherche de bonne foi les rencontre sur sa route),
c’est en dernière analyse nier l’existence de différences, et de principes de différenciation. C’est ce que font, de manière plutôt
paradoxale, puisqu’ils conservent le terme de classe, ceux qui prétendent qu’aujourd’hui les sociétés américaine, japonaise ou
même française ne sont plus qu’une énorme « classe moyenne » (j’ai vu que, selon une enquête, 80 % des Japonais disaient
appartenir aux « classes moyennes »). Position évidemment intenable. Tout mon travail montre que dans un pays dont on disait
aussi qu’il s’homogénéisait, qu’il se démocratisait, etc., la différence est partout. Et aux États-Unis aujourd’hui, il ne se passe
pas de jour sans qu’une nouvelle recherche apparaisse qui montre la diversité là où l’on voulait voir l’homogénéité, le conflit
là où l’on voulait voir le consensus, la reproduction et la conservation là où l’on voulait voir la mobilité. Donc la différence
(ce que j’exprime en parlant d’espace social) existe, et persiste. Mais faut-il pour autant accepter ou affirmer l’existence de
classes ? Non. Les classes sociales n’existent pas (même si le travail politique orienté par la théorie de Marx a pu contribuer,
en certains cas, à les faire exister au moins à travers des instances de mobilisation et des mandataires). Ce qui existe, c’est un
espace social, un espace de différences, dans lequel les classes existent en quelque sorte à l’état virtuel, en pointillé, non
comme un donné, mais comme quelque chose qu’il s’agit de faire.
Cela dit, si le monde social, avec ses divisions, est quelque chose que les agents sociaux ont à faire, à construire,
individuellement et surtout collectivement, dans la coopération et le conflit, il reste que ces constructions ne s’opèrent pas
dans le vide social, comme semblent le croire certains ethnométhodologues : la position occupée dans l’espace social, c’est-à-
dire dans la structure de la distribution des différentes espèces de capital, qui sont aussi des armes, commande les
représentations de cet espace et les prises de position dans les luttes pour le conserver ou le transformer.
Pour résumer cette relation complexe entre les structures objectives et les constructions subjectives, qui se situe au-delà
des alternatives ordinaires de l’objectivisme et du subjectivisme, du structuralisme et du constructivisme et même du
matérialisme et de l’idéalisme, j’ai l’habitude de citer, en la déformant un peu, une formule célèbre de Pascal : « Le monde me
comprend et m’engloutit comme un point, mais je le comprends. » L’espace social m’englobe comme un point. Mais ce point
est un point de vue, le principe d’une vue prise à partir d’un point situé dans l’espace social, d’une perspective définie dans sa
forme et son contenu par la position objective à partir de laquelle elle est prise. L’espace social est bien la réalité première et
dernière, puisqu’il commande encore les représentations que les agents sociaux peuvent en avoir.
Je suis arrivé au terme de cette sorte d’introduction à la lecture de La Distinction dans laquelle je me suis efforcé
d’énoncer les principes d’une lecture relationnelle, structurale, propre à donner toute sa portée au modèle que je propose.
Lecture relationnelle, mais aussi générative. Je veux dire par là que je souhaite que mes lecteurs s’efforcent de faire
fonctionner le modèle dans cet autre « cas particulier du possible » qu’est la société japonaise, qu’ils s’efforcent de construire
l’espace social et l’espace symbolique japonais, de définir les principes de différenciation fondamentaux (je pense que ce sont
les mêmes, mais il faut vérifier si, par exemple, ils n’ont pas des poids relatifs différents – ce que je ne crois pas, étant donné
l’importance exceptionnelle qui est traditionnellement accordée ici à l’éducation) et surtout les principes de distinction, les
signes distinctifs spécifiques en matière de sport, de cuisine, de boisson, etc., les traits pertinents qui font les différences
significatives dans les différents sous-espaces symboliques. Telle est à mon avis la condition du comparatisme de l’essentiel
que j’appelais de mes vœux en commençant et, du même coup, de la connaissance universelle des invariants et des variations
que la sociologie peut et doit produire.
Quant à moi, je m’efforcerai de dire demain quels sont les mécanismes qui, en France comme au Japon et dans tous les
pays avancés, assurent la reproduction de l’espace social et de l’espace symbolique, sans ignorer les contradictions et les
conflits qui peuvent être au principe des transformations de ces deux espaces et de leurs relations.
Annexe

La variante « Soviétique » et le capital politique 3

Je sais qu’un certain nombre d’entre vous ont fait une lecture approfondie de Die Feinen Unterschiede (La Distinction).
Je voudrais parcourir à nouveau ce livre avec vous, en essayant de répondre à la question que vous n’avez pas manqué de vous
poser : le modèle qui s’y trouve proposé vaut-il au-delà du cas particulier de la France ? Peut-il s’appliquer aussi au cas de la
RDA et à quelles conditions ?
Si l’on veut démontrer qu’il s’agit d’un modèle universel, qui permet de rendre compte des variations historiques au prix
de certaines transformations des variables qu’il faut prendre en compte universellement (ou, du moins, dans l’ensemble des
sociétés différenciées), pour expliquer la différenciation constitutive de l’espace social, il faut d’abord rompre avec la
propension à la pensée substantialiste et naïvement réaliste qui, au lieu de s’attacher aux relations, s’en tient aux réalités
phénoménales dans lesquelles elles se manifestent ; et qui empêche ainsi de reconnaître la même opposition entre dominants et
dominés lorsque, dans des pays différents ou, pour le même pays, à des moments différents, elle s’inscrit dans des pratiques
phénoménalement différentes : par exemple, la pratique du tennis qui, jusqu’à une époque récente (et encore à l’époque où a
été menée l’enquête qui a servi de base à La Distinction), était réservée (au moins en France) aux occupants des positions les
plus hautes de l’espace social, est devenue beaucoup plus commune, quoique les différences se soient maintenues, mais au
niveau des lieux, des moments et des formes de la pratique. On pourrait multiplier les exemples semblables, empruntés à tous
les univers de pratique ou de consommation.
Il faut donc construire l’espace social comme structure de positions différenciées, définies, en chaque cas, par la place
qu’elles occupent dans la distribution d’une espèce particulière de capital. (Les classes sociales ne sont, dans cette logique,
que des classes logiques, déterminées, en théorie et, si l’on peut dire, sur le papier, par la délimitation d’un ensemble
homogène – relativement – d’agents occupant une position identique dans l’espace social ; et elles ne peuvent devenir des
classes mobilisées et agissantes, au sens de la tradition marxiste, qu’au prix d’un travail proprement politique de construction,
voire de fabrication – au sens d’E.P. Thompson parlant de The Making of English Working Class4 –, dont la réussite peut être
favorisée, mais non déterminée, par l’appartenance à la même classe socio-logique.)
Pour construire l’espace social, dans le cas de la France, il fallait et il suffisait de prendre en compte les différentes
espèces de capital dont la distribution détermine la structure de l’espace social. Du fait que le capital économique et le capital
culturel détiennent, en ce cas, un poids très important, l’espace social s’organise selon trois dimensions fondamentales : dans
la première dimension, les agents se distribuent selon le volume global du capital, toutes espèces confondues, qu’ils
possèdent ; dans la deuxième, selon la structure de ce capital, c’est-à-dire selon le poids relatif du capital économique et du
capital culturel dans l’ensemble de leur patrimoine ; dans la troisième, selon l’évolution dans le temps du volume et de la
structure de leur capital. Du fait de la correspondance qui s’établit entre l’espace des positions occupées dans l’espace social
et l’espace des dispositions (ou des habitus) de leurs occupants et aussi, par l’intermédiaire de ces dernières, l’espace des
prises de position, le modèle fonctionne comme principe de classement adéquat : les classes que l’on peut produire en
découpant des régions de l’espace social rassemblent des agents aussi homogènes que possible non seulement du point de vue
de leurs conditions d’existence mais aussi du point de vue de leurs pratiques culturelles, de leurs consommations, de leurs
opinions politiques, etc.
Pour répondre à la question posée en commençant et vérifier que le modèle s’applique bien au cas de la RDA, il faut
donc examiner quels sont les principes de différenciation caractéristiques de cette société (ce qui revient à admettre que,
contre le mythe de la « société sans classes », c’est-à-dire sans différences, il existe de tels principes – comme l’attestent
d’ailleurs, de manière tout à fait évidente, les mouvements de contestation actuellement engagés dans le pays) ; ou, plus
simplement, si, dans le cas de la RDA, on retrouve tous les principes de différenciation (et ceux-là seulement) qui ont été
rencontrés dans le cas français, et dotés du même poids relatif. On voit d’emblée qu’une des grandes différences entre les deux
espaces et entre les principes de différenciation qui les définissent réside dans le fait que le capital économique – la propriété
privée des moyens de production – se trouve officiellement (et, pour une grande part, réellement) mis hors jeu (même si une
forme d’accès aux avantages procurés ailleurs par le capital économique peut être assurée par d’autres voies). Le poids relatif
du capital culturel (dont on peut supposer que, dans la tradition allemande, comme dans la tradition française ou la tradition
japonaise, il est hautement valorisé) s’en trouve accru d’autant.
Mais il va de soi que, même si une idéologie officielle de type méritocratique peut tenter de le faire croire, toutes les
différences dans les chances d’appropriation des biens et des services rares ne peuvent raisonnablement être rapportées à des
différences dans le capital culturel et le capital scolaire détenus. Il faut donc faire l’hypothèse qu’il existe un autre principe de
différenciation, une autre espèce de capital, dont la distribution inégale est au principe des différences constatées, notamment
dans les consommations et les styles de vie. Je pense en fait ici à ce que l’on peut appeler capital politique et qui assure à ses
détenteurs une forme d’appropriation privée de biens et de services publics (résidences, voitures, hôpitaux, écoles, etc.). Cette
patrimonialisation des ressources collectives s’observe aussi lorsque, comme c’est le cas dans les pays scandinaves, une
« élite » social-démocrate est au pouvoir depuis plusieurs générations : on voit alors que le capital social de type politique qui
s’acquiert dans les appareils des syndicats et des partis se transmet à travers le réseau des relations familiales, conduisant à la
constitution de véritables dynasties politiques. Les régimes qu’il faut appeler soviétiques (plutôt que communistes) ont poussé
jusqu’à sa limite la tendance à l’appropriation privée des biens et des services publics (qui se manifeste aussi, quoique de
manière moins intense, dans le socialisme français).
Lorsque les autres formes d’accumulation sont plus ou moins complètement contrôlées, le capital politique devient le
principe de différenciation primordial et les membres de la Nomenklatura politique n’ont guère d’autres adversaires, dans la
lutte pour le principe de domination dominant dont le champ du pouvoir est le lieu, que les détenteurs de capital scolaire (tout
permet en effet de supposer que les changements qui sont survenus récemment, en Russie et ailleurs, trouvent leur principe
dans les rivalités entre les détenteurs de capital politique, de première et surtout de seconde génération, et les détenteurs de
capital scolaire, technocrates et surtout chercheurs ou intellectuels, pour une part issus eux-mêmes de membres de la
Nomenklatura politique).
L’introduction d’un indice du capital politique spécifique de type soviétique (qu’il faudrait élaborer soigneusement en
prenant en compte non seulement la position dans la hiérarchie des appareils politiques, et d’abord du Parti communiste, mais
aussi l’ancienneté de chaque agent et de sa lignée dans les dynasties politiques) permettrait sans doute de construire une
représentation de l’espace social capable de rendre compte de la distribution des pouvoirs et des privilèges et aussi des styles
de vie. Mais là encore, pour rendre compte de la particularité du cas allemand, notamment de la tonalité un peu grise et
uniforme des formes de la sociabilité publique, il faudrait prendre en compte, plutôt que la tradition puritaine, le fait que les
catégories capables de fournir des modèles culturels ont été décimées par l’émigration et aussi et surtout le contrôle politique
et moral qui, du fait des prétentions égalitaires du régime, s’exerce sur les manifestations extérieures de la différence.
On pourrait, à titre de vérification, se demander dans quelle mesure le modèle de l’espace social ainsi obtenu serait
capable de rendre compte, au moins grossièrement, des conflits dont la RDA est aujourd’hui le lieu. Il ne fait pas de doute que,
comme je l’ai déjà suggéré, les détenteurs de capital scolaire sont sans doute les plus inclinés à l’impatience et à la révolte
contre les privilèges des détenteurs de capital politique, et aussi les plus capables de retourner contre la Nomenklatura les
professions de foi égalitaristes ou méritocratiques qui sont au fondement de la légitimité qu’elle revendique. Mais on peut se
demander si ceux qui, parmi les intellectuels, rêvent d’opposer un « socialisme vrai » à la caricature qu’en ont produite et
imposée les hommes d’appareil (et tout spécialement ceux qui, n’étant rien en dehors de l’appareil, sont prêts à tout donner à
un appareil qui leur a tout donné), seront en mesure d’établir une alliance véritable, et surtout durable, avec les dominés, et en
particulier les travailleurs manuels, qui ne peuvent qu’être sensibles à l’« effet de démonstration » exercé par le capitalisme
ordinaire, celui du réfrigérateur, de la machine à laver et de la Volkswagen, ou même les petits employés des bureaucraties
d’État qui ne peuvent trouver dans les assurances médiocres, et payées de manques éclatants, d’un Welfare State de troisième
ordre, des raisons suffisantes de refuser les satisfactions immédiates, mais grosses de risques évidents (de chômage
notamment), que leur propose une économie libérale tempérée par l’action de l’État et des mouvements sociaux.

1. Conférence prononcée à l’université de Todaï en octobre 1989.


2. Cf. La Distinction, Paris, Éd. de M inuit, 1979, p. 140-141.
3. Conférence prononcée à Berlin-Est le 25 octobre 1989.
4. Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, traduit de l’anglais, Paris, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 1988.
2

Le
nouveau
capital
Je voudrais évoquer aujourd’hui les mécanismes extrêmement complexes à travers lesquels l’institution scolaire
contribue (j’insiste sur ce mot) à reproduire la distribution du capital culturel et, par là, la structure de l’espace social1. Aux
deux dimensions fondamentales de cet espace, que j’ai évoquées hier, correspondent deux ensembles de mécanismes de
reproduction différents dont la combinaison définit le mode de reproduction et qui font que le capital va au capital et que la
structure sociale tend à se perpétuer (non sans subir des déformations plus ou moins importantes). La reproduction de la
structure de la distribution du capital culturel s’opère dans la relation entre les stratégies des familles et la logique spécifique
de l’institution scolaire.
Les familles sont des corps (corporate bodies) animés d’une sorte de conatus, au sens de Spinoza, c’est-à-dire d’une
tendance à perpétuer leur être social, avec tous ses pouvoirs et ses privilèges, qui est au principe des stratégies de
reproduction, stratégies de fécondité, stratégies matrimoniales, stratégies successorales, stratégies économiques et enfin et
surtout stratégies éducatives. Elles investissent d’autant plus dans l’éducation scolaire (en temps de transmission, en aide de
toutes sortes et, en certains cas, en argent, comme aujourd’hui au Japon, avec ces institutions de forçage que sont les classes
préparatoires aux concours, juku et yobi-ko) que leur capital culturel est plus important et que le poids relatif de leur capital
culturel par rapport à leur capital économique est plus grand – et aussi que les autres stratégies de reproduction (notamment les
stratégies successorales visant à la transmission directe du capital économique) sont moins efficaces ou moins rentables
relativement (comme c’est le cas aujourd’hui au Japon depuis la dernière guerre mondiale et, à un moindre degré, en France).
Ce modèle, qui peut paraître très abstrait, permet de comprendre l’intérêt croissant que les familles, et surtout les familles
privilégiées et, parmi celles-ci, les familles d’intellectuels, d’enseignants ou de membres des professions libérales, portent à
l’éducation dans tous les pays avancés, et sans doute au Japon plus que partout ailleurs ; il permet de comprendre aussi que les
plus hautes institutions scolaires, celles qui conduisent aux plus hautes positions sociales, soient de plus en plus complètement
monopolisées par les enfants des catégories privilégiées, et cela aussi bien au Japon ou aux États-Unis qu’en France. Plus
largement, il permet de comprendre non seulement comment les sociétés avancées se perpétuent, mais aussi comment elles
changent sous l’effet des contradictions spécifiques du mode de reproduction scolaire.

L’École, démon de Maxwell ?

Pour donner une vue globale du fonctionnement des mécanismes de reproduction scolaire, on peut, dans un premier temps,
évoquer l’image qu’employait le physicien Maxwell pour faire comprendre comment pourrait être suspendue l’efficacité de la
seconde loi de la thermodynamique : Maxwell imagine un démon qui, parmi les particules en mouvement plus ou moins
chaudes, c’est-à-dire plus ou moins rapides, arrivant devant lui, opère un tri, envoyant les plus rapides dans un récipient, dont
la température s’élève, les plus lentes dans un autre, dont la température s’abaisse. Ce faisant, il maintient la différence,
l’ordre, qui, autrement, tendrait à s’anéantir. Le système scolaire agit à la manière du démon de Maxwell : au prix de la
dépense d’énergie qui est nécessaire pour réaliser l’opération de tri, il maintient l’ordre préexistant, c’est-à-dire l’écart entre
les élèves dotés de quantités inégales de capital culturel. Plus précisément, par toute une série d’opérations de sélection, il
sépare les détenteurs de capital culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus. Les différences d’aptitude étant inséparables de
différences sociales selon le capital hérité, il tend à maintenir les différences sociales préexistantes.
Mais en outre, il produit deux effets dont on ne peut rendre compte qu’en abandonnant le langage (dangereux) du
mécanisme. En instaurant une coupure entre les élèves des grandes écoles et les élèves des facultés, l’institution scolaire
institue des frontières sociales analogues à celles qui séparaient la grande noblesse de la petite noblesse, et celle-ci des
simples roturiers. Cette séparation est marquée, d’abord dans les conditions de vie même, avec l’opposition entre la vie
recluse de l’internat et la vie libre de l’étudiant, ensuite dans le contenu et surtout dans l’organisation du travail de préparation
aux concours : d’un côté, un encadrement très strict et des formes d’apprentissage très scolaires, et surtout une atmosphère
d’urgence et de compétition qui impose la docilité et qui présente une analogie évidente avec le monde de l’entreprise ; de
l’autre, la « vie étudiante » qui, proche de la tradition de la vie de bohème, comporte beaucoup moins de disciplines et de
contraintes, même dans le temps consacré au travail ; elle se marque enfin dans et par le concours lui-même et par la coupure
rituelle, véritable frontière magique, qu’il institue, en séparant le dernier reçu du premier collé par une différence de nature,
marquée par le droit de porter un nom, un titre. Cette coupure est une véritable opération magique, dont le paradigme est la
séparation entre le sacré et le profane telle que l’analyse Durkheim.
L’acte de classement scolaire est toujours, mais tout particulièrement en ce cas, un acte d’ordination au double sens que
ce mot revêt en français. Il institue une différence sociale de rang, une relation d’ordre définitive : les élus sont marqués, pour
la vie, par leur appartenance (ancien élève de…) ; ils sont membres d’un ordre, au sens médiéval du terme, et d’un ordre
nobiliaire, ensemble nettement délimité (on en est ou on n’en est pas) de gens qui sont séparés du commun des mortels par une
différence d’essence et légitimés, de ce fait, à dominer. C’est en cela que la séparation opérée par l’école est aussi une
ordination au sens de consécration, d’intronisation dans une catégorie sacrée, une noblesse.
La familiarité nous empêche de voir tout ce que cachent les actes en apparence purement techniques qu’opère l’institution
scolaire. Ainsi, l’analyse weberienne du diplôme comme Bildungspatent et de l’examen comme processus de sélection
rationnelle, sans être fausse, reste très partielle : elle laisse en effet échapper l’aspect magique des opérations scolaires qui
remplissent aussi des fonctions de rationalisation, mais pas au sens de Max Weber… Les examens ou les concours justifient
en raison des divisions qui n’ont pas nécessairement la rationalité pour principe, et les titres qui en sanctionnent le résultat
présentent comme des garanties de compétence technique des certificats de compétence sociale, très proches en cela des titres
de noblesse. Dans toutes les sociétés avancées, en France, aux États-Unis ou au Japon, la réussite sociale dépend désormais
très étroitement d’un acte de nomination initial (l’imposition d’un nom, d’ordinaire celui d’une institution éducative,
université de Todaï ou de Harvard, École polytechnique) qui consacre scolairement une différence sociale préexistante.
La remise des diplômes, qui donne lieu souvent à des cérémonies solennelles, est tout à fait comparable à l’adoubement
du chevalier. La fonction technique évidente, trop évidente, de formation, de transmission d’une compétence technique et de
sélection des plus compétents techniquement masque une fonction sociale, à savoir la consécration des détenteurs statutaires de
la compétence sociale, du droit de diriger, les nisei (seconde génération), comme on dit ici. Nous avons ainsi, au Japon
comme en France, une noblesse scolaire héréditaire de dirigeants de l’industrie, de grands médecins, de hauts fonctionnaires
et même de dirigeants politiques, et cette noblesse d’école comporte une part importante d’héritiers de l’ancienne noblesse de
sang qui ont reconverti leurs titres nobiliaires en titres scolaires.
Ainsi, l’institution scolaire dont on a pu croire, en d’autres temps, qu’elle pourrait introduire une forme de méritocratie en
privilégiant les aptitudes individuelles par rapport aux privilèges héréditaires tend à instaurer, à travers la liaison cachée entre
l’aptitude scolaire et l’héritage culturel, une véritable noblesse d’État, dont l’autorité et la légitimité sont garanties par le titre
scolaire. Et il suffit d’opérer un retour sur l’histoire pour voir que le règne de cette noblesse spécifique, qui a partie liée avec
l’État, est l’aboutissement d’un long processus : la noblesse d’État, en France et sans doute aussi au Japon, est un corps qui
s’est créé en créant l’État, qui a dû créer l’État pour se créer comme détenteur du monopole légitime sur le pouvoir d’État. La
noblesse d’État est l’héritière de ce qu’en France on appelle la noblesse de robe, qui se distingue de la noblesse d’épée, à
laquelle elle s’unit de plus en plus souvent par des mariages à mesure que l’on avance dans le temps, en ce qu’elle doit son
statut au capital culturel, de type juridique pour l’essentiel.
Je ne puis rappeler ici l’ensemble de l’analyse historique que j’ai esquissée dans le dernier chapitre de La Noblesse
d’État, en m’appuyant sur les travaux, rarement rapprochés, des historiens de l’éducation, des historiens de l’État et des
historiens des idées. Elle pourrait servir de base à une comparaison méthodique avec le processus, tout à fait similaire selon
moi, malgré les différences apparentes, qui a conduit le corps des samouraïs, dont une fraction s’était déjà transformée en
bureaucratie lettrée au cours du XVIIe siècle, à promouvoir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un État moderne, fondé sur
un corps de bureaucrates associant une origine noble et une forte culture scolaire et soucieux d’affirmer son indépendance dans
et par un culte de l’État national très directement enraciné dans l’aristocratisme et dans un fort sentiment de supériorité par
rapport aux industriels et aux commerçants, sans parler des politiciens.
Donc, pour en revenir au cas de la France, on observe que l’invention de l’État et, en particulier, des idées de « public »,
de « bien commun » et de « service public » qui en sont le cœur, est inséparable de l’invention des institutions qui fondent le
pouvoir de la noblesse d’État et sa reproduction : ainsi, par exemple, les phases de développement de l’institution scolaire et,
tout particulièrement, l’apparition au XVIIIe siècle d’institutions d’un type nouveau, les collèges, mêlant certaines fractions de
l’aristocratie et la bourgeoisie de robe dans des internats qui annoncent le système actuel des grandes écoles, coïncident avec
les phases de développement de la bureaucratie d’État (et secondairement, au moins au XVIe siècle, d’Église).
L’autonomisation du champ bureaucratique et la multiplication des positions indépendantes des pouvoirs temporels et
spirituels établis s’accompagnent du développement d’une bourgeoisie et d’une noblesse de robe, dont les intérêts, en matière
de reproduction notamment, sont étroitement liés à l’École ; tant dans son art de vivre, qui fait une grande place aux pratiques
culturelles, que dans son système de valeurs, cette sorte de Bildungsburgertum, comme disent les Allemands, se définit, par
opposition d’une part au clergé et d’autre part à la noblesse d’épée, dont elle critique l’idéologie de la naissance, au nom du
mérite et de ce qu’on appellera plus tard la compétence. Enfin, c’est dans la robe que s’invente collectivement – même si
l’histoire des idées isole des noms propres – l’idéologie moderne du service public, du bien commun et de la chose publique,
bref, ce qu’on a appelé l’« humanisme civique des fonctionnaires » qui, à travers notamment les avocats girondins, inspirera la
Révolution française.
Ainsi, pour s’imposer dans les luttes qui l’opposent aux autres fractions dominantes, nobles d’épée, et aussi bourgeois
d’industrie et de négoce, la nouvelle classe, dont le pouvoir et l’autorité reposent sur le nouveau capital, le capital culturel,
doit porter ses intérêts particuliers à un degré d’universalisation supérieur, et inventer une version que l’on peut dire
« progressiste » (par rapport aux variantes aristocratiques qu’inventeront un peu plus tard les fonctionnaires allemands et les
fonctionnaires japonais) de l’idéologie du service public et de la méritocratie : en revendiquant le pouvoir au nom de
l’universel, nobles et bourgeois de robe font avancer l’objectivation et, par là, l’efficience historique de l’universel et ils ne
peuvent se servir de l’État qu’ils prétendent servir sans servir tant soit peu les valeurs universelles auxquelles ils l’identifient.

L’art ou l’argent ?

Je pourrais arrêter ici mon propos, mais je veux revenir rapidement sur l’image du démon de Maxwell que j’ai employée
pour les besoins de la communication mais qui, comme toutes les métaphores empruntées à la physique et, plus spécialement, à
la thermodynamique, est grosse d’une philosophie de l’action tout à fait fausse et d’une vision conservatrice du monde social
(comme en témoigne l’usage conscient ou inconscient qu’en ont fait tous ceux qui, comme Heidegger par exemple, dénoncent le
« nivellement » et l’anéantissement progressif des différences « authentiques » dans la banalité plate et fade des valeurs
« moyennes »). En fait, les agents sociaux, élèves qui choisissent une filière ou une discipline, familles qui choisissent un
établissement pour leurs enfants, etc., ne sont pas des particules soumises à des forces mécaniques et agissant sous la
contrainte de causes ; ils ne sont pas davantage des sujets conscients et connaissants obéissant à des raisons et agissant en
pleine connaissance de cause, comme le croient des défenseurs de la Rational Action Theory (je pourrais montrer, si j’en
avais le temps, que ces philosophies, en apparence totalement opposées, se confondent en fait puisque, si la connaissance de
l’ordre des choses et des causes est parfaite et si le choix est complètement logique, on ne voit pas en quoi il diffère de la
soumission pure et simple aux forces du monde, et en quoi, par conséquent, il reste un choix).
Les « sujets » sont en réalité des agents agissants et connaissants dotés d’un sens pratique (c’est là le titre que j’ai donné
à l’ouvrage où je développe ces analyses), système acquis de préférences, de principes de vision et de division (ce que l’on
appelle d’ordinaire un goût), de structures cognitives durables (qui sont pour l’essentiel le produit de l’incorporation des
structures objectives) et de schèmes d’action qui orientent la perception de la situation et la réponse adaptée. L’habitus est
cette sorte de sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée – ce que l’on appelle, en sport, le sens du jeu, art
d’anticiper l’avenir du jeu qui est inscrit en pointillé dans l’état présent du jeu. Pour prendre un exemple dans le domaine de
l’éducation, le sens du jeu devient de plus en plus nécessaire à mesure que, comme c’est le cas en France et aussi au Japon, les
filières se diversifient et se brouillent (comment choisir entre un établissement en renom qui décline et une école refuge en
ascension ?). Les mouvements de la bourse des valeurs scolaires sont difficiles à anticiper et ceux qui peuvent bénéficier, à
travers leur famille, parents, frères ou sœurs, etc., ou leurs relations, d’une information sur les circuits de formation et leur
rendement différentiel, actuel et potentiel, peuvent placer au mieux leurs investissements scolaires et tirer le meilleur profit de
leur capital culturel. C’est là une des médiations à travers lesquelles la réussite scolaire – et sociale – se rattache à l’origine
sociale.
Autrement dit, les « particules » qui s’avancent vers le « démon » portent en elles-mêmes, c’est-à-dire dans leur habitus,
la loi de leur direction et de leur mouvement, le principe de la « vocation » qui les oriente vers telle institution ou telle
discipline. Et j’ai longuement analysé comment le poids relatif, dans le capital des adolescents (ou de leurs familles), du
capital économique et du capital culturel (ce que j’appelle la structure du capital) se trouve retraduit dans un système de
préférences qui les porte à privilégier soit l’art au détriment de l’argent, les choses de culture au détriment des affaires de
pouvoir, etc., soit l’inverse ; comment cette structure du capital, à travers le système de préférences qu’elle produit, les
encourage à s’orienter, dans leurs choix scolaires, puis sociaux, vers l’un ou l’autre pôle du champ du pouvoir, le pôle
intellectuel ou le pôle des affaires, et à adopter les pratiques et les opinions correspondantes (ainsi se comprend ce qui ne va
de soi que parce qu’on y est habitué, à savoir que les élèves de l’École normale, futurs professeurs ou intellectuels, se disent
plutôt à gauche, lisent des revues intellectuelles, fréquentent beaucoup le théâtre et le cinéma, pratiquent peu le sport, etc.,
tandis que les élèves de HEC se disent plutôt à droite, s’adonnent intensivement au sport, etc.).
Et de même, à la place du démon, il y a, entre autres choses, des milliers de professeurs qui appliquent aux élèves des
catégories de perception et d’appréciation structurées selon les mêmes principes (je ne puis, ici, développer l’analyse que j’ai
faite des catégories de l’entendement professoral, et des couples d’adjectifs tels que brillant/sérieux, que les maîtres
appliquent, pour les juger, aux productions de leurs élèves et à toutes leurs manières, d’être et de faire). Autrement dit, l’action
du système scolaire est la résultante des actions plus ou moins grossièrement orchestrées de milliers de petits démons de
Maxwell qui, par leurs choix ordonnés selon l’ordre objectif (les structures structurantes sont, comme je l’ai rappelé, des
structures structurées), tendent à reproduire cet ordre sans le savoir, ni le vouloir.
Mais la métaphore du démon est dangereuse, encore, parce qu’elle favorise le phantasme du complot, qui hante souvent la
pensée critique, l’idée d’une volonté malveillante qui serait responsable de tout ce qui advient, pour le meilleur et surtout pour
le pire, dans le monde social. Si ce que l’on est en droit de décrire comme un mécanisme, pour les besoins de la
communication, est vécu, parfois, comme une sorte de machine infernale (on parle beaucoup ici d’« enfer de la réussite »),
comme un engrenage tragique, extérieur et supérieur aux agents, c’est que chacun des agents est en quelque sorte contraint de
participer, pour exister, à un jeu qui lui impose d’immenses efforts et d’immenses sacrifices.
Et je pense qu’en fait l’ordre social que garantit le mode de reproduction à composante scolaire fait subir aujourd’hui,
même à ceux qui en bénéficient le plus, un degré de tension tout à fait comparable à celui que la société de cour, telle que la
décrit Elias, imposait à ceux-là mêmes qui avaient l’extraordinaire privilège d’en faire partie : « En dernière analyse, c’est
bien la nécessité de cette lutte pour les chances de puissance, de rang et de prestige toujours menacées qui poussait les
intéressés, en raison même de la structure hiérarchisée du système de domination, à obéir à un cérémonial ressenti par tous
comme un fardeau. Aucune des personnes composant le groupe n’avait la possibilité de mettre en route une réforme. La
moindre tentative de réforme, la moindre modification de structures aussi précaires que tendues aurait infailliblement entraîné
la mise en question, la diminution ou même l’abolition des droits et privilèges d’individus ou de familles. Une sorte de tabou
interdisait à la couche supérieure de cette société de toucher à de telles chances de puissance, et encore bien moins de les
supprimer. Toute tentative dans ce sens aurait mobilisé contre elle de larges couches de privilégiés, qui craignaient, peut-être
pas à tort, que les structures du pouvoir qui leur conféraient ces privilèges ne fussent en danger de céder ou de s’effondrer si
l’on touchait au moindre détail de l’ordre établi. Ainsi rien ne fut changé2. » Au Japon comme en France, les parents excédés,
les jeunes harassés, les employeurs déçus par les produits d’un enseignement qu’ils trouvent inadapté sont les victimes
impuissantes d’un mécanisme qui n’est autre chose que l’effet cumulé de leurs stratégies engendrées et emportées par la
logique de la concurrence de tous contre tous.
Pour en finir aussi avec la représentation mutilée et caricaturale que certains analystes mal inspirés ou mal intentionnés
ont donnée de mes travaux, il faudrait que j’aie le temps de montrer ici comment la logique du mode de reproduction à
composante scolaire – et notamment son caractère statistique –, et les contradictions qui le caractérisent, peuvent être à la
fois, et sans contradiction, au principe de la reproduction des structures des sociétés avancées et de nombre de changements
qui les affectent. Ces contradictions (que j’ai analysées notamment dans le chapitre de La Distinction intitulé « Classement,
déclassement, reclassement3 ») constituent sans doute le principe caché de certains conflits politiques caractéristiques de la
période récente, comme le mouvement de mai 68 qui, les mêmes causes produisant les mêmes effets, a secoué à peu près
simultanément, et sans que l’on puisse en rien supposer des influences directes, l’université française et l’université japonaise.
J’ai longuement analysé, dans un autre de mes ouvrages, que j’ai intitulé, un peu par dérision, Homo academicus, les facteurs
qui ont déterminé la crise du monde scolaire dont le mouvement de mai a été l’expression visible : surproduction de diplômés
et dévaluation des diplômes (deux phénomènes qui, si j’en crois ce que j’ai lu, affectent aussi le Japon), dévaluation des
positions universitaires, subalternes notamment, qui se sont multipliées sans que les carrières s’ouvrent en proportion, du fait
de la structure tout à fait archaïque de la hiérarchie universitaire (là encore, j’aimerais mener une enquête comparative sur la
forme que prennent, dans le cas du Japon, les rapports du temps et du pouvoir universitaire tels que je les ai analysés en
France).
Et je pense que c’est dans les changements du champ scolaire et, surtout, des relations entre le champ scolaire et le champ
économique, dans la transformation de la correspondance entre les titres scolaires et les postes, que l’on trouverait le véritable
principe des nouveaux mouvements sociaux qui sont apparus en France, dans le prolongement de 68 et encore tout récemment,
comme le phénomène très nouveau des « coordinations », et qui, si j’en crois mes auteurs, commencent à se manifester aussi en
Allemagne et au Japon, chez les jeunes travailleurs notamment, moins dévoués que leurs anciens à l’éthique traditionnelle du
travail. De même, les changements politiques qui s’observent en URSS et qui s’amorçaient en Chine ne sont pas sans liens
avec l’accroissement considérable de la fraction de la population de ces pays qui est passée par l’enseignement supérieur et
des contradictions qui s’ensuivent, et d’abord au sein même du champ du pouvoir.
Mais il faudrait aussi examiner le lien entre la nouvelle délinquance scolaire, plus développée au Japon qu’en France, et
la logique de la compétition forcenée qui domine l’institution scolaire et surtout l’effet de destin que le système scolaire
exerce sur les adolescents : c’est souvent avec une très grande brutalité psychologique que l’institution scolaire impose ses
jugements totaux et ses verdicts sans appel qui rangent tous les élèves dans une hiérarchie unique des formes d’excellence –
dominée aujourd’hui par une discipline, les mathématiques. Les exclus se trouvent condamnés au nom d’un critère
collectivement reconnu et approuvé, donc psychologiquement indiscutable et indiscuté, celui de l’intelligence : aussi n’ont-ils
souvent pas d’autre recours, pour restaurer une identité menacée, que les ruptures brutales avec l’ordre scolaire et l’ordre
social (on a observé, en France, que c’est dans la révolte contre l’école que se façonnent et se soudent nombre de bandes de
délinquants) ou, comme c’est aussi le cas, la crise psychique, voire la maladie mentale ou le suicide.
Et il faudrait enfin analyser tous les dysfonctionnements techniques qui, du point de vue même du système, c’est-à-dire du
point de vue du strict rendement technique (dans l’institution scolaire et au-delà), résultent du primat conféré aux stratégies de
reproduction sociale : je ne citerai pour exemple que le statut inférieur qui est objectivement accordé par les familles à
l’enseignement technique et le privilège qu’elles donnent à l’enseignement général. Il est probable que, au Japon comme en
France, les grands dirigeants qui, eux-mêmes issus des grandes universités publiques au Japon ou des grandes écoles en
France, prêchent la revalorisation d’un enseignement technique réduit à l’état de refuge ou de dépotoir (et victime, surtout au
Japon, de la concurrence de l’enseignement d’entreprise), considéreraient comme une catastrophe la relégation de leur fils
dans l’enseignement technique. Et la même contradiction se retrouve dans l’ambivalence des mêmes dirigeants à l’égard d’un
système d’enseignement auquel ils doivent sinon leur position, du moins l’autorité et la légitimité avec lesquelles ils
l’occupent : comme s’ils voulaient avoir les bénéfices techniques de l’action scolaire sans en assumer les coûts sociaux – tels
que les exigences et les garanties associées à la possession de titres que l’on peut dire universels, par opposition aux titres
« maison » décernés par les entreprises –, ils favorisent l’enseignement privé et soutiennent ou inspirent toutes les initiatives
politiques visant à réduire l’autonomie de l’institution scolaire et la liberté du corps enseignant ; ils manifestent la plus grande
ambiguïté dans le débat sur la spécialisation de l’enseignement, comme s’ils voulaient avoir les profits de tous les choix, les
limites et les garanties associées à un enseignement hautement spécialisé et l’ouverture et la disponibilité favorisées par un
enseignement de culture générale, propre à développer les capacités d’adaptation convenant à des employés mobiles et
« flexibles », ou encore les assurances et les sécurités que procurent les « jeunes messieurs » issus de l’ENA ou de Todaï,
gestionnaires équilibrés des situations d’équilibre, et les audaces des « jeunes loups » sortis du rang, supposés mieux adaptés
aux temps de crise.
Mais, s’il est permis au sociologue, pour une fois, de faire des prévisions, c’est sans doute dans la relation de plus en
plus tendue entre la grande et la petite noblesse d’État que réside le principe des grands conflits de l’avenir : tout permet en
effet de supposer que, face aux anciens des grandes écoles en France, des grandes universités publiques au Japon, qui tendent
de plus en plus à monopoliser durablement toutes les grandes positions de pouvoir, dans la banque, dans l’industrie, dans la
politique, les détenteurs de titres de second ordre, petits samouraïs de la culture, seront sans doute portés à invoquer, dans
leurs luttes pour un élargissement du groupe au pouvoir, de nouvelles justifications universalistes, comme le firent au
XVIe siècle, en France, et jusque dans les débuts de la Révolution française, les petits nobles provinciaux, ou, au XIXe siècle,
les petits samouraïs exclus qui menèrent la révolte, au nom « de la liberté et des droits civiques », contre la réforme Meiji.
Annexe

Espace social et champ du pouvoir 4

Pourquoi me semble-t-il nécessaire et légitime d’introduire dans le lexique de la sociologie les notions d’espace social et
de champ du pouvoir ? En premier lieu, pour rompre avec la tendance à penser le monde social de manière substantialiste. La
notion d’espace enferme, par soi, le principe d’une appréhension relationnelle du monde social : elle affirme en effet que
toute la « réalité » qu’elle désigne réside dans l’extériorité mutuelle des éléments qui la composent. Les êtres apparents,
directement visibles, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, existent et subsistent dans et par la différence, c’est-à-dire en
tant qu’ils occupent des positions relatives dans un espace de relations qui, quoique invisible et toujours difficile à manifester
empiriquement, est la réalité la plus réelle (l’ens realissimum, comme disait la scolastique) et le principe réel des
comportements des individus et des groupes.
L’objectif majeur de la science sociale n’est pas de construire des classes. Le problème du classement, que connaît toute
science, ne se pose de manière aussi dramatique aux sciences du monde social que parce qu’il s’agit d’un problème politique,
qui surgit, en pratique, dans la logique de la lutte politique, toutes les fois que l’on veut construire des groupes réels, par une
action de mobilisation dont le paradigme est l’ambition marxiste de construire le prolétariat comme force historique
(« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous »). Marx, savant et homme d’action, a donné de fausses solutions théoriques –
comme l’affirmation de l’existence réelle des classes – à un vrai problème pratique : la nécessité, pour toute action politique,
de revendiquer la capacité, réelle ou supposée, en tout cas crédible, d’exprimer les intérêts d’un groupe ; de manifester – c’est
une des fonctions majeures des manifestations – l’existence de ce groupe, et la force sociale actuelle ou potentielle qu’il est
capable d’apporter à ceux qui l’expriment et, par là, le constituent comme groupe. Ainsi, parler d’espace social, c’est
résoudre, en le faisant disparaître, le problème de l’existence et de la non-existence des classes, qui divise, depuis l’origine,
les sociologues : on peut nier l’existence des classes, sans nier l’essentiel de ce que les défenseurs de la notion entendent
affirmer à travers elle, à savoir la différenciation sociale, qui peut être génératrice d’antagonismes individuels et, parfois,
d’affrontements collectifs entre les agents situés en des positions différentes dans l’espace social.
La science sociale doit construire non des classes, mais des espaces sociaux à l’intérieur desquels peuvent être
découpées des classes, mais qui n’existent que sur le papier. Elle doit en chaque cas construire et découvrir (au-delà de
l’opposition entre le constructionnisme et le réalisme) le principe de différenciation qui permet de ré-engendrer théoriquement
l’espace social empiriquement observé. Rien ne permet de supposer que ce principe de différenciation est le même en tous
temps et en tous lieux, dans la Chine des Ming et dans la Chine contemporaine ou encore dans l’Allemagne, la Russie et
l’Algérie d’aujourd’hui. Mais à l’exception des sociétés les moins différenciées (qui présentent encore des différences, moins
faciles à mesurer, selon le capital symbolique), toutes les sociétés se présentent comme des espaces sociaux, c’est-à-dire des
structures de différences que l’on ne peut comprendre véritablement qu’à condition de construire le principe générateur qui
fonde ces différences dans l’objectivité. Principe qui n’est autre que la structure de la distribution des formes de pouvoir ou
des espèces de capital qui sont efficientes dans l’univers social considéré – et qui varient donc selon les lieux et les moments.
Cette structure n’est pas immuable, et la topologie qui décrit un état des positions sociales permet de fonder une analyse
dynamique de la conservation et de la transformation de la structure de la distribution des propriétés agissantes et, par là, de
l’espace social. C’est ce que j’entends signifier lorsque je décris l’espace social global comme un champ, c’est-à-dire à la
fois comme un champ de forces, dont la nécessité s’impose aux agents qui s’y trouvent engagés, et comme un champ de luttes à
l’intérieur duquel les agents s’affrontent, avec des moyens et des fins différenciés selon leur position dans la structure du
champ de forces, contribuant ainsi à en conserver ou à en transformer la structure.
Quelque chose comme une classe ou, plus généralement, un groupe mobilisé par et pour la défense de ses intérêts, ne peut
advenir à l’existence qu’au prix et au terme d’un travail collectif de construction inséparablement théorique et pratique ; mais
tous les groupements sociaux ne sont pas également probables, et cet artefact social qu’est toujours un groupe social a d’autant
plus de chances d’exister et de subsister durablement que les agents qui se rassemblent pour le constituer étaient déjà plus
proches dans l’espace social (c’est vrai aussi d’une unité fondée sur une relation affective d’amour ou d’amitié, qu’elle soit ou
non sanctionnée socialement). Autrement dit, le travail symbolique de constitution ou de consécration qui est nécessaire pour
créer un groupe uni (imposition de noms, de sigles, de signes de ralliement, manifestations publiques, etc.) a d’autant plus de
chances de réussir que les agents sociaux sur lesquels il s’exerce sont plus enclins, du fait de leur proximité dans l’espace des
positions sociales et aussi des dispositions et des intérêts associés à ces positions, à se reconnaître mutuellement et à se
reconnaître dans un même projet (politique ou autre).
Mais n’est-ce pas commettre une pétition de principe que d’accepter l’idée d’un espace social unifié et ne faut-il pas
s’interroger sur les conditions sociales de possibilité et les limites d’un tel espace ? En fait, la genèse de l’État est inséparable
d’un processus d’unification des différents champs sociaux, économique, culturel (ou scolaire), politique, etc., qui va de pair
avec la constitution progressive du monopole étatique de la violence physique et symbolique légitime. Du fait qu’il concentre
un ensemble de ressources matérielles et symboliques, l’État est en mesure de régler le fonctionnement des différents champs,
soit à travers des interventions financières (comme dans le champ économique, les aides publiques à l’investissement ou, dans
le champ culturel, les aides à telle ou telle forme d’enseignement), soit à travers des interventions juridiques (comme les
différentes réglementations du fonctionnement des organisations ou du comportement des agents individuels).
Quant à la notion de champ du pouvoir, j’ai dû l’introduire pour rendre compte d’effets structuraux qui ne se laissaient
pas comprendre autrement : notamment certaines propriétés des pratiques et des représentations des écrivains ou des artistes
que la seule référence au champ littéraire ou artistique ne permet pas d’expliquer complètement, comme par exemple la double
ambivalence à l’égard du « peuple » et du « bourgeois » qui se retrouve chez des écrivains ou des artistes occupant des
positions différentes dans ces champs et qui ne devient intelligible que si l’on prend en compte la position dominée que les
champs de production culturelle occupent dans cet espace plus large.
Le champ du pouvoir (qu’il ne faut pas confondre avec le champ politique) n’est pas un champ comme les autres : il est
l’espace des rapports de force entre les différentes espèces de capital ou, plus précisément, entre les agents qui sont
suffisamment pourvus d’une des différentes espèces de capital pour être en mesure de dominer le champ correspondant et dont
les luttes s’intensifient toutes les fois que se trouve mise en question la valeur relative des différentes espèces de capital (par
exemple le « taux de change » entre le capital culturel et le capital économique) ; c’est-à-dire, notamment, lorsque sont
menacés les équilibres établis au sein du champ des instances spécifiquement chargées de la reproduction du champ du
pouvoir (dans le cas français, le champ des grandes écoles).
Un des enjeux des luttes qui opposent l’ensemble des agents ou des institutions ayant en commun de posséder une quantité
de capital spécifique (économique ou culturel notamment) suffisante pour occuper des positions dominantes au sein de leurs
champs respectifs est la conservation ou la transformation du « taux de change » entre les différentes espèces de capital et, du
même coup, le pouvoir sur les instances bureaucratiques qui sont en mesure de le modifier par des mesures administratives –
celles par exemple qui peuvent affecter la rareté des titres scolaires ouvrant l’accès aux positions dominantes et, par là, la
valeur relative de ces titres et des positions correspondantes. Les forces qui peuvent être engagées dans ces luttes et
l’orientation, conservatrice ou subversive, qui leur est appliquée, dépendent du « taux de change » entre les espèces de capital,
c’est-à-dire de cela même que ces luttes visent à conserver ou à transformer.
La domination n’est pas l’effet direct et simple de l’action exercée par un ensemble d’agents (« la classe dominante »)
investis de pouvoirs de coercition mais l’effet indirect d’un ensemble complexe d’actions qui s’engendrent dans le réseau des
contraintes croisées que chacun des dominants, ainsi dominé par la structure du champ à travers lequel s’exerce la domination,
subit de la part de tous les autres.

1. Conférence prononcée à l’université de Todaï en octobre 1989.


2. Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 330.
3. Cf. La Distinction, op. cit., p. 147-185.
4. Conférence prononcée à l’université de M adison (États-Unis) en avril 1989.
3

Pour
une
science
des
œuvres
Les champs de production culturelle proposent à ceux qui y sont engagés un espace des possibles qui tend à orienter
leur recherche en définissant l’univers des problèmes, des références, des repères intellectuels (souvent constitués par des
noms de personnages phares), des concepts en – isme, bref, tout un système de coordonnées qu’il faut avoir en tête – ce qui ne
veut pas dire à la conscience – pour être dans le jeu1. C’est ce qui fait la différence par exemple entre les professionnels et les
amateurs ou, pour parler le langage de la peinture, les « naïfs » (tel le Douanier Rousseau). Cet espace des possibles est ce qui
fait que les producteurs d’une époque sont à la fois situés et datés et relativement autonomes par rapport aux déterminations
directes de l’environnement économique et social : ainsi, par exemple, pour comprendre les choix que font les metteurs en
scène de théâtre contemporains, on ne peut pas se contenter de les rapporter aux conditions économiques, à l’état des
subventions ou des recettes, ou même aux attentes du public ; il faut se référer à toute l’histoire de la mise en scène depuis les
années 1880, au cours de laquelle s’est constituée la problématique spécifique comme univers des points en discussion et
ensemble des éléments constitutifs du spectacle sur lesquels un metteur en scène digne de ce nom devra prendre position.
Cet espace de possibles, qui est transcendant aux agents singuliers, fonctionne comme une sorte de système de
coordonnées commun qui fait que, même lorsqu’ils ne se réfèrent pas consciemment les uns aux autres, les créateurs
contemporains sont objectivement situés les uns par rapport aux autres.
La réflexion sur la littérature n’échappe pas à cette logique et je voudrais tenter de dégager ce qui me paraît être l’espace
des manières possibles d’analyser les œuvres culturelles, en cherchant chaque fois à en expliciter les présupposés théoriques.
Pour aller jusqu’au bout de la méthode, qui établit l’existence d’une relation intelligible entre les prises de position (les choix
entre les possibles) et les positions dans le champ social, je devrais donner les éléments sociologiques nécessaires en chaque
cas pour comprendre comment les différents spécialistes se distribuent entre ces différentes approches ; pourquoi, parmi les
différentes méthodes possibles, ils s’en approprient certaines plutôt que d’autres. Mais je ne le ferai pas, bien que ce ne soit
pas le plus difficile (j’ai esquissé par exemple une telle mise en relation dans l’analyse que j’ai faite, dans Homo academicus,
du débat Barthes-Picard).

L’œuvre comme texte

Une première division, bien connue, est celle qui oppose les explications externes et les interprétations internes (au
sens de Saussure parlant de « linguistique interne ») ou formelles. La lecture interne, dans sa forme la plus ordinaire, est le fait
des lectores, je veux dire les professeurs de littérature de tous les pays. Dans la mesure où elle est soutenue par toute la
logique de l’institution universitaire – la situation est encore plus claire en philosophie –, elle n’a pas besoin de se constituer
en corps de doctrine et peut rester à l’état de doxa. Le New Criticism, qui a eu le mérite d’en donner une expression explicite,
n’a fait que constituer en théorie les présupposés de la lecture « pure », fondée sur l’absolutisation du texte, d’une littérature
« pure ». Les présupposés, historiquement constitués, qui sont inhérents à la production « pure » – dans le cas notamment de la
poésie –, trouvent aussi une expression dans le champ littéraire même, en Angleterre, chez le T. S. Eliot de The Sacred Wood
et, en France, avec la NRF et tout spécialement chez Paul Valéry : les œuvres culturelles sont conçues comme des significations
intemporelles et des formes pures appelant une lecture purement interne et anhistorique, qui exclut toute référence, tenue pour
« réductrice » et « grossière », à des déterminations historiques ou des fonctions sociales.
En fait, si l’on veut fonder à tout prix en théorie cette tradition formaliste qui, puisqu’elle est enracinée dans la doxa
institutionnelle, se passe de fondements, on peut, il me semble, se tourner dans deux directions. On peut invoquer la théorie
néo-kantienne des formes symboliques ou, plus largement, toutes les traditions qui visent à découvrir des structures
anthropologiques universelles (comme la mythologie comparée) ou à ressaisir les formes universelles de la raison poétique ou
littéraire, les structures anhistoriques qui sont au principe de la construction poétique du monde (par exemple l’« essence » du
poétique, du symbole, de la métaphore, etc.).
Deuxième fondement possible, la théorie structuraliste est beaucoup plus puissante, intellectuellement et socialement.
Socialement, elle a pris le relais de la doxa internaliste et conféré une aura de scientificité à la lecture interne comme
démontage formel de textes intemporels. L’herméneutique structuraliste traite les œuvres culturelles (langue, mythes et, par
extension, œuvres d’art) comme des structures structurées sans sujet structurant qui, comme la langue saussurienne, sont des
réalisations historiques particulières et doivent donc être déchiffrées comme telles, mais sans aucune référence aux conditions
économiques ou sociales de la production de l’œuvre ou des producteurs de l’œuvre (comme le système scolaire).
Le mérite de Michel Foucault est d’avoir donné ce qui me paraît être la seule formulation rigoureuse (avec celle des
formalistes russes), du projet structuraliste en matière d’analyse des œuvres culturelles. Le structuralisme symbolique tel qu’il
l’exprime retient de Saussure ce qui est sans doute l’essentiel, c’est-à-dire le primat des relations : « La langue, dit Saussure,
dans un langage très proche du Cassirer de Substanzbegriff und Funktionsbegriff, est forme et non substance. » Conscient
qu’aucune œuvre n’existe par elle-même, c’est-à-dire en dehors des relations d’interdépendance qui l’unissent à d’autres
œuvres, Michel Foucault propose d’appeler « champ de possibilités stratégiques » le « système réglé de différences et de
dispersions » à l’intérieur duquel chaque œuvre singulière se définit2. Mais très proche des sémiologues et des usages qu’ils
ont pu faire, avec Trier par exemple, d’une notion comme celle de « champ sémantique », il refuse de chercher ailleurs que
dans l’ordre du discours le principe de l’élucidation de chacun des discours qui s’y trouvent insérés : « Si l’analyse des
physiocrates fait partie des mêmes discours que celle des utilitaristes, ce n’est point parce qu’ils vivaient à la même époque,
ce n’est point parce qu’ils s’affrontaient à l’intérieur d’une même société, ce n’est point parce que leurs intérêts
s’enchevêtraient dans une même économie, c’est parce que leurs deux options relevaient d’une seule et même répartition des
points de choix, d’un seul et même champ stratégique3. »
Donc, ce que les producteurs culturels ont en commun, c’est un système de références communes, de repères communs,
bref, quelque chose comme ce que j’évoquais tout à l’heure sous le nom d’espace des possibles. Mais Foucault, fidèle en cela
à la tradition saussurienne et à la rupture tranchée qu’elle opère entre la linguistique interne et la linguistique externe, affirme
l’autonomie absolue de ce « champ de possibilités stratégiques », qu’il appelle épistèmè, et il récuse très logiquement comme
« illusion doxologique » la prétention de trouver dans ce qu’il appelle « le champ de la polémique » et dans « les divergences
d’intérêts ou d’habitudes mentales chez les individus » (je ne peux pas ne pas me sentir visé…) le principe explicatif de ce
qui se passe dans le « champ des possibilités stratégiques ». Autrement dit, Michel Foucault transfère dans le ciel des idées, si
je puis dire, les oppositions et les antagonismes qui s’enracinent dans les rela-tions entre les producteurs et les utilisateurs des
œuvres considérées.
Évidemment, il n’est pas question de nier la détermination spécifique qu’exerce l’espace des possibles, puisque c’est une
des fonctions de la notion de champ relativement autonome, doté d’une histoire propre, que d’en rendre compte ; cependant, il
n’est pas possible de traiter l’ordre culturel, l’épistèmè, comme un système totalement autonome : ne serait-ce que parce qu’on
s’interdit alors de rendre compte des changements qui surviennent dans cet univers séparé, à moins de lui accorder une
propension immanente à se transformer, comme chez Hegel, par une forme mystérieuse de Selbstbewegung. (Foucault, comme
tant d’autres, succombe à cette forme d’essentialisme ou, si l’on veut, de fétichisme qui s’est manifestée en d’autres domaines,
et tout particulièrement dans le cas des mathématiques : il faut suivre ici Wittgenstein qui rappelle que les vérités
mathématiques ne sont pas des essences éternelles sorties tout armées du cerveau humain, mais les produits historiques d’un
certain type de travail historique accompli selon les règles et les régularités spécifiques de ce monde social particulier qu’est
le champ scientifique.)
La même critique vaut contre les formalistes russes : comme Foucault, qui a puisé à la même source, ils ne considèrent
que le système des œuvres, le réseau de relations entre les textes, l’intertextualité ; et, comme lui, ils sont contraints de
trouver dans le système des textes lui-même le principe de sa dynamique. Tynianov par exemple affirme explicitement que tout
ce qui est littéraire ne peut être déterminé que par les conditions antérieures du système littéraire (Foucault dit la même chose
pour les sciences). Ils font du processus d’« automatisation » ou de « désautomatisation » une sorte de loi naturelle, analogue à
un effet d’usure mécanique, du changement poétique.

La réduction au contexte

Je reviendrai sur ce point. Je passe maintenant à l’analyse externe qui, pensant le rapport entre le monde social et les
œuvres culturelles dans la logique du reflet, relie directement les œuvres aux caractéristiques sociales des auteurs (à leur
origine sociale) ou des groupes qui en étaient les destinataires réels ou supposés, et dont elles sont censées remplir les
attentes. Comme on le voit dans le cas, selon moi, le plus favorable, c’est-à-dire l’analyse que Sartre a consacrée à Flaubert,
la méthode biographique s’épuise à chercher dans les caractéristiques de l’existence singulière de l’auteur des principes
explicatifs qui ne peuvent se révéler que si l’on prend en compte en tant que tel le microcosme littéraire dans lequel il était
inséré.
L’analyse statistique qui cherche à établir les caractéristiques statistiques de la population des écrivains à différents
moments ou de différentes catégories d’écrivains (écoles, genres, etc.) à un moment donné ne vaut pas beaucoup mieux : en
effet, elle applique, le plus souvent à des populations préconstruites, des principes de classement eux-mêmes préconstruits.
Pour lui conférer un minimum de rigueur, il faudrait d’abord étudier, comme l’a fait Francis Haskell pour la peinture, l’histoire
du processus de constitution des listes d’auteurs sur lesquels travaille le statisticien, c’est-à-dire le procès de canonisation et
de hiérarchisation qui conduit à délimiter ce qu’est à un moment donné du temps la population des écrivains consacrés.
D’autre part, il faudrait étudier la genèse des systèmes de classement, noms d’époques, de « générations », d’écoles, de
« mouvements », de genres, etc., que l’on met en œuvre dans le découpage statistique, et qui sont, dans la réalité même, des
instruments et des enjeux de luttes. Faute de procéder à une telle généalogie critique, on s’expose à trancher dans la recherche
ce qui est en question dans la réalité : par exemple les limites de la population des écrivains, c’est-à-dire de ceux qui sont
reconnus par les plus reconnus des écrivains comme étant en droit de se dire écrivains (la même chose vaudrait si l’on voulait
étudier des historiens ou des sociologues). En outre, faute de procéder à une analyse des divisions réelles du champ, on risque,
par l’effet des regroupements qu’impose la logique de l’analyse statistique, de détruire les cohésions réelles et, par là, les
relations statistiques réellement fondées que seule pourrait appréhender une analyse statistique armée d’une connaissance de la
structure spécifique du champ. Cela sans même parler des effets que peut avoir un usage imprudent de l’échantillonnage au
hasard (que vaudrait un échantillon des écrivains des années 1950 d’où Sartre serait absent ?).
Mais les études les plus typiques du mode d’analyse externe sont les recherches d’inspiration marxiste qui, avec des
auteurs aussi différents que Lukacs ou Goldmann, Borkenau (à propos de la genèse de la pensée mécaniste), Antal (à propos de
la peinture florentine), ou Adorno (à propos de Heidegger), essaient de rapporter les œuvres à la vision du monde ou aux
intérêts sociaux d’une classe sociale. On présuppose en ce cas que comprendre l’œuvre, c’est comprendre la vision du monde
du groupe social qui se serait trouvée exprimée à travers l’artiste agissant comme une sorte de médium. Il faudrait examiner
les présupposés, tous extrêmement naïfs, de ces imputations de paternité spirituelle qui reviennent toutes à supposer qu’un
groupe peut agir directement en tant que cause déterminante ou cause finale (fonction) sur la production de l’œuvre. Mais, plus
profondément, à supposer que l’on parvienne à déterminer les fonctions sociales de l’œuvre, c’est-à-dire les groupes et les
« intérêts » qu’elle « sert » ou qu’elle exprime, aurait-on fait avancer tant soit peu la compréhension de la structure de
l’œuvre ? Dire que la religion est l’« opium du peuple » n’apprend pas grand-chose sur la structure du message religieux : et,
je puis le dire tout de suite, en anticipant sur la logique de mon exposé, c’est la structure du message qui est la condition de
l’accomplissement de la fonction, si fonction il y a.
C’est contre cette sorte de court-circuit réducteur, que j’ai développé la théorie du champ. En effet, l’attention exclusive
aux fonctions conduit à ignorer la question de la logique interne des objets culturels, leur structure en tant que langages ; mais,
plus profondément, elle conduit à oublier les groupes qui produisent ces objets (prêtres, juristes, intellectuels, écrivains,
poètes, artistes, mathématiciens, etc.) et pour lesquels ils remplissent aussi des fonctions. C’est ici que Max Weber, avec sa
théorie des agents religieux, est d’un grand secours. Mais en fait, s’il a le mérite de réintroduire les spécialistes, leurs intérêts
propres, c’est-à-dire les fonctions que leur activité et ses produits, doctrines religieuses, corpus juridiques, etc., remplissent
pour eux, il n’aperçoit pas que les univers de clercs sont des microcosmes sociaux, des champs, qui ont leur propre structure
et leurs propres lois.

Le microcosme littéraire

En fait, il faut appliquer le mode de pensée relationnel à l’espace social des producteurs : le microcosme social dans
lequel se produisent les œuvres culturelles, champ littéraire, champ artistique, champ scientifique, etc., est un espace de
relations objectives entre des positions – celle de l’artiste consacré et celle de l’artiste maudit par exemple – et on ne peut
comprendre ce qui s’y passe que si l’on situe chaque agent ou chaque institution dans ses relations objectives avec tous les
autres. C’est dans l’horizon particulier de ces rapports de force spécifiques, et des luttes visant à les conserver ou à les
transformer, que s’engendrent les stratégies des producteurs, la forme d’art qu’ils défendent, les alliances qu’ils nouent, les
écoles qu’ils fondent, et cela au travers des intérêts spécifiques qui s’y déterminent.
Les déterminants externes qu’invoquaient les marxistes – par exemple l’effet des crises économiques, des transformations
techniques ou des révolutions politiques – ne peuvent s’exercer que par l’intermédiaire des transformations de la structure du
champ qui en résultent. Le champ exerce un effet de réfraction (à la façon d’un prisme) : c’est donc seulement à condition de
connaître les lois spécifiques de son fonctionnement (son « coefficient de réfraction », c’est-à-dire son degré d’autonomie)
que l’on peut comprendre les changements dans les rapports entre écrivains, entre les tenants des différents genres (poésie,
roman et théâtre par exemple) ou entre différentes conceptions artistiques (art pour l’art et art social par exemple), qui
surviennent par exemple à l’occasion d’un changement de régime politique ou d’une crise économique.

Positions et prises de position


Mais, dira-t-on, qu’advient-il des œuvres dans tout cela et n’a-t-on pas perdu en chemin ce que les défenseurs les plus
subtils de la lecture interne avaient apporté ? La logique du fonctionnement des champs fait que les différents possibles qui
sont constitutifs de l’espace des possibles à un moment donné du temps peuvent apparaître aux agents et aux analystes comme
incompatibles d’un point de vue logique, alors qu’ils le sont seulement d’un point de vue sociologique : c’est le cas notamment
des différentes méthodes d’analyse des œuvres que j’ai examinées. La logique de la lutte, et de la division en camps
antagonistes, qui se partagent à propos des possibles objectivement offerts – au point que chacun n’en voit ou ne veut en voir
qu’une petite fraction –, peut faire apparaître comme inconciliables des options que, dans certains cas, rien ne sépare
logiquement. Du fait que chaque camp se pose en s’opposant, il ne peut apercevoir les limites qu’il s’impose dans l’acte même
par lequel il se constitue. Cela se voit bien dans le cas de Foucault, qui, pour construire ce que j’appelle l’espace des
possibles, se croit obligé d’exclure l’espace social (le microcosme artistique, littéraire ou scientifique) dont cet espace est
l’expression. C’est très souvent que, comme ici, les antagonismes sociaux qui sous-tendent les oppositions théoriques et les
intérêts attachés à ces antagonismes sont le seul et unique obstacle au dépassement et à la synthèse.
C’est ainsi que l’on peut conserver tous les acquis et toutes les exigences des approches internalistes et externalistes,
formalistes et sociologistes en mettant en relation l’espace des œuvres (c’est-à-dire des formes, des styles, etc.) conçu comme
un champ de prises de position qui ne peuvent être comprises que relationnellement, à la façon d’un système de phonèmes,
c’est – à-dire comme système d’écarts différentiels, et l’espace des écoles ou des auteurs conçu comme système de positions
différentielles dans le champ de production. Pour faire comprendre, en simplifiant beaucoup, au risque de choquer, on peut
dire que les auteurs, les écoles, les revues, etc., existent dans et par les différences qui les séparent. Et rappeler, une fois
encore, la formule de Benveniste : « Etre distinctif, être significatif, c’est la même chose. »
Ainsi se trouvent d’emblée résolus plusieurs problèmes fondamentaux et en premier lieu le problème du changement. Par
exemple, le moteur du processus de « banalisation » et de « débanalisation » que décrivent les formalistes russes n’est pas
inscrit dans les œuvres mêmes mais dans l’opposition, qui est constitutive de tous les champs de production culturelle et qui
revêt sa forme paradigmatique dans le champ religieux, entre l’orthodoxie et l’hérésie : il est significatif que Weber, parlant
de la religion, parle aussi, à propos des fonctions respectives du sacerdoce et des prophètes, de « banalisation » ou de
« routinisation » et de « débanalisation » ou de « déroutinisation ». Le processus qui entraîne les œuvres est le produit de la
lutte entre les agents qui, en fonction de leur position dans le champ, liée à leur capital spécifique, ont intérêt à la conservation,
c’est-à-dire à la routine et à la routinisation, ou à la subversion, qui prend souvent la forme d’un retour aux sources, à la pureté
des origines et à la critique hérétique.
Il est certain que l’orientation du changement dépend de l’état du système des possibilités (par exemple stylistiques) qui
se trouvent offertes par l’histoire, et qui déterminent ce qu’il est possible et impossible de faire ou de penser à un moment
donné du temps dans un champ déterminé ; mais il n’est pas moins certain qu’elle dépend aussi des intérêts (le plus souvent
tout à fait « désintéressés » au sens économique du terme) qui orientent les agents – en fonction de leur position au pôle
dominant ou au pôle dominé du champ – vers les possibilités les plus sûres, les plus établies, ou vers les possibles les plus
nouveaux parmi ceux qui sont déjà constitués socialement ou même vers des possibilités qu’il faut créer de toutes pièces.
L’analyse des œuvres culturelles a pour objet la correspondance entre deux structures homologues , la structure des
œuvres (c’est-à-dire des genres, mais aussi des formes, des styles, et des thèmes, etc.) et la structure du champ littéraire (ou
artistique, scientifique, juridique, etc.), champ de forces qui est inséparablement un champ de luttes. Le moteur du changement
des œuvres culturelles, langue, art, littérature, science, etc., réside dans les luttes dont les champs de production
correspondants sont le lieu : ces luttes qui visent à conserver ou à transformer le rapport de forces institué dans le champ de
production ont évidemment pour effet de conserver ou de transformer la structure du champ des formes qui sont des instruments
et des enjeux dans ces luttes.
Les stratégies des agents et des institutions qui sont engagés dans les luttes littéraires, c’est-à-dire leurs prises de
position (spécifiques, c’est-à-dire stylistiques par exemple, ou non spécifiques, politiques, éthiques, etc.), dépendent de la
position qu’ils occupent dans la structure du champ, c’est-à-dire dans la distribution du capital symbolique spécifique,
institutionnalisé ou non (reconnaissance interne ou notoriété externe), et qui, par la médiation des dispositions constitutives de
leur habitus (et relativement autonomes par rapport à la position), les incline soit à conserver soit à transformer la structure de
cette distribution, donc à perpétuer les règles du jeu en vigueur ou à les subvertir. Mais ces stratégies, à travers les enjeux de
la lutte entre les dominants et les prétendants, les questions à propos desquelles ils s’affrontent, dépendent aussi de l’état de la
problématique légitime, c’est-à-dire de l’espace des possibilités héritées des luttes antérieures qui tend à définir l’espace des
prises de position possibles et à orienter ainsi la recherche des solutions et, par conséquent, l’évolution de la production.
La relation qui s’établit entre les positions et les prises de position n’a rien, on le voit, d’une détermination mécanique :
chaque producteur, écrivain, artiste, savant, construit son propre projet créateur en fonction de la perception des possibilités
disponibles que lui assurent les catégories de perception et d’appréciation inscrites dans son habitus par une certaine
trajectoire et en fonction aussi de la propension à saisir ou à refuser tel ou tel de ces possibles que lui inspirent les intérêts
associés à sa position dans le jeu. Pour résumer en quelques phrases une théorie complexe, je dirai que chaque auteur, en tant
qu’il occupe une position dans un espace, c’est-à-dire un champ de forces (irréductible à un simple agrégat de points
matériels) qui est aussi un champ de luttes visant à conserver ou à transformer le champ de forces, n’existe et ne subsiste que
sous les contraintes structurées du champ (par exemple, les relations objectives qui s’établissent entre les genres) ; mais aussi
qu’il affirme l’écart différentiel qui est constitutif de sa position, son point de vue, entendu comme vue prise à partir d’un
point, en prenant une des positions esthétiques possibles, actuellement ou virtuellement, dans le champ des possibles (et en
prenant ainsi position sur les autres positions). Situé, il ne peut pas ne pas se situer, se distinguer, et cela, en dehors même de
toute recherche de la distinction : en entrant dans le jeu, il accepte tacitement les contraintes et les possibilités inhérentes au
jeu, qui se présentent à lui, ainsi qu’à tous ceux qui ont le sens du jeu, comme autant de « choses à faire », formes à créer,
manières à inventer, bref, comme des possibles dotés d’une « prétention à exister » plus ou moins grande.
La tension entre les positions, qui est constitutive de la structure du champ, est aussi ce qui détermine son changement, à
travers les luttes à propos d’enjeux qui sont eux-mêmes produits par les luttes ; mais, pour si grande que soit l’autonomie du
champ, le résultat de ces luttes n’est jamais complètement indépendant des facteurs externes. Ainsi, les rapports de force entre
les « conservateurs » et les « novateurs », les orthodoxes et les hérétiques, les anciens et les « nouveaux » (ou les
« modernes ») dépendent très fortement de l’état des luttes externes et du renfort que les uns ou les autres peuvent trouver au-
dehors – par exemple, pour les hérétiques, dans l’émergence de nouvelles clientèles, dont l’apparition est souvent liée à des
changements dans le système scolaire. C’est ainsi par exemple que le succès de la révolution impressionniste n’aurait sans
doute pas été possible sans l’apparition d’un public de jeunes artistes (les rapins) et de jeunes écrivains qui a été déterminée
par une « surproduction » de diplômés résultant des transformations concomitantes du système scolaire.

Le champ fin de siècle

Faute de pouvoir illustrer concrètement ce programme de recherche par une description approfondie d’un état déterminé
du champ littéraire, je voudrais seulement, au risque de paraître simpliste ou dogmatique, évoquer quelques grands traits du
champ littéraire tel qu’il se présente en France, dans les années 1880, c’est-à-dire à un moment où s’établit la structure de ce
champ telle que nous la connaissons aujourd’hui4. L’opposition entre l’art et l’argent, qui structure le champ du pouvoir, se
reproduit au sein du champ littéraire, sous la forme de l’opposition entre l’art « pur », symboliquement dominant mais
économiquement dominé – la poésie, incarnation exemplaire de l’art « pur », se vend mal –, et l’art commercial, sous ses deux
formes, le théâtre de boulevard, qui procure de forts revenus et la consécration bourgeoise (l’Académie), et l’art industriel,
vaudeville, roman populaire (feuilleton), journalisme, cabaret.
On a ainsi une structure chiasmatique, homologue de la structure du champ du pouvoir, qui oppose, on le sait, les
intellectuels, riches en capital culturel et pauvres (relativement) en capital économique, et les patrons de l’industrie et du
commerce, riches en capital économique et pauvres (relativement) en capital culturel. D’un côté, l’indépendance maximale à
l’égard de la demande du marché et l’exaltation des valeurs de désintéressement ; de l’autre, la dépendance directe,
récompensée par le succès immédiat, à l’égard de la demande bourgeoise, dans le cas du théâtre, et petite-bourgeoise, voire
populaire, dans le cas du vaudeville ou du roman-feuilleton. On a dès lors toutes les caractéristiques reconnues de
l’opposition entre deux sous-champs, le sous-champ de production restreinte qui est à lui-même son propre marché, et le sous-
champ de grande production.
Cette opposition principale se trouve recoupée par une opposition secondaire, orthogonale à la précédente, selon la
qualité des œuvres et la composition sociale des publics correspondants. Au pôle le plus autonome, c’est-à-dire du côté des
producteurs pour producteurs, cette opposition s’établit entre l’avant-garde consacrée (par exemple, dans les années 1880, les
parnassiens et, à un moindre degré, les symbolistes) et l’avant-garde naissante (les jeunes) ou l’avant-garde vieillissante mais
non consacrée ; au pôle le plus hétéronome, l’opposition est moins nette et s’établit surtout selon la qualité sociale des publics
– opposant par exemple le théâtre de boulevard et le vaudeville et toutes les formes d’art industriel.
Comme on le voit, jusqu’aux environs de 1880, l’opposition principale se superpose partiellement à l’opposition entre
les genres, c’est-à-dire entre la poésie et le théâtre, le roman, très dispersé, occupant une position intermédiaire. Le théâtre qui
se situait globalement dans le sous-champ de grande production (on se rappelle les échecs au théâtre de tous les tenants de
l’art pour l’art) se divise, avec l’apparition de ces personnages nouveaux que sont les metteurs en scène, Antoine et Lugné-Poe
notamment, qui, par leur opposition même, font surgir tout l’espace des possibles avec lesquels toute l’histoire ultérieure du
sous-champ théâtral devra compter.
On a ainsi un espace à deux dimensions et deux formes de lutte et d’histoire : d’une part, les luttes entre les artistes
engagés dans les deux sous-champs, « pur » et « commercial », sur la définition même de l’écrivain et sur le statut de l’art et
de l’artiste (ces luttes entre l’écrivain ou l’artiste « pur », sans autres « clients » que ses propres concurrents, dont il attend la
reconnaissance, et l’écrivain ou l’artiste « bourgeois » en quête de notoriété mondaine et de succès commerciaux, sont une
des formes principales de la lutte pour l’imposition du principe de domination dominant qui oppose, au sein du champ du
pouvoir, les intellectuels et les « bourgeois », exprimés par les intellectuels « bourgeois »). D’autre part, au pôle le plus
autonome, c’est-à-dire au sein du sous-champ de production restreinte, les luttes entre l’avant-garde consacrée et la nouvelle
avant-garde.
Les historiens de la littérature ou de l’art, reprenant sans le savoir à leur compte la vision des producteurs pour
producteurs, qui revendiquent (avec succès) le monopole du nom d’artiste ou d’écrivain, ne connaissent et ne reconnaissent
que le sous-champ de production restreinte, et toute la représentation du champ et de son histoire s’en trouve faussée. Les
changements qui surviennent continuellement au sein du champ de production sont issus de la structure même du champ, c’est-
à-dire des oppositions synchroniques entre des positions antagonistes dans le champ global qui ont pour principe le degré de
consécration à l’intérieur du champ (reconnaissance) ou à l’extérieur (notoriété) et, s’agissant de la position dans le sous-
champ de production restreinte, la position dans la structure de la distribution du capital spécifique de reconnaissance (cette
position étant fortement corrélée avec l’âge, l’opposition entre dominant et dominé, entre orthodoxe et hérétique, tend à
prendre la forme d’une révolution permanente des jeunes contre les vieux et du nouveau contre l’ancien).

Le sens de l’histoire

Étant issus de la structure même du champ, les changements qui surviennent dans le champ de production restreinte sont
largement indépendants des changements externes chronologiquement contemporains (par exemple les effets d’un événement
politique comme les grèves d’Anzin ou, dans un tout autre univers, la peste noire de l’été 1348 à Florence et à Sienne) qui
peuvent sembler les déterminer – et cela même si leur consécration ultérieure peut devoir quelque chose à cette rencontre de
séries causales relativement indépendantes. C’est la lutte entre les tenants et les prétendants, entre les détenteurs du titre
(d’écrivain, de philosophe, de savant, etc.) et leurs challengers comme on dit en matière de boxe, qui fait l’histoire du champ :
le vieillissement des auteurs, des écoles et des œuvres est le résultat de la lutte entre ceux qui ont fait date (en faisant exister
une nouvelle position dans le champ) et qui luttent pour durer (devenir « classiques ») et ceux qui ne peuvent à leur tour faire
date sans renvoyer au passé ceux qui ont intérêt à éterniser l’état présent et à arrêter l’histoire.
Dans les luttes qui, au sein de chaque genre, l’opposent à l’avant-garde consacrée, la nouvelle avant-garde est portée à
remettre en question les fondements mêmes du genre, en se réclamant d’un retour aux sources, à la pureté des origines ; il
s’ensuit que l’histoire de la poésie, du roman et du théâtre tend à se présenter comme un processus de purification, par lequel
chacun de ces genres, au travers d’un incessant retour critique sur soi, sur ses principes, ses présupposés, se réduit de plus en
plus complètement à sa quintessence la plus épurée. Ainsi, la série des révolutions poétiques contre la poésie établie, qui a
scandé l’histoire de la poésie française depuis le romantisme, tend à exclure de la poésie tout ce qui définit le « poétique » :
les formes les plus marquées, l’alexandrin, le sonnet, le poème même, bref, tout ce qu’un poète a appelé le « ronron » poétique
et aussi les figures de rhétorique, comparaison, métaphore, les sentiments convenus, lyrisme, effusion, psychologie. De même,
l’histoire du roman français après Balzac tend à exclure le « romanesque » : Flaubert, avec le rêve d’un « livre sur rien », et
les Goncourt, avec l’ambition d’un « roman sans péripéties, sans intrigue et sans bas amusement », ont bien contribué au
programme énoncé par les Goncourt eux-mêmes, « tuer le romanesque ». Programme qui s’est continué, de Joyce à Claude
Simon en passant par Faulkner, avec l’invention d’un roman d’où tout récit linéaire a disparu, et qui se dénonce lui-même
comme fiction. De même enfin, l’histoire de la mise en scène tend toujours davantage à exclure le « théâtral » et s’achève dans
une représentation, délibérément illusionniste, de l’illusion comique.
Paradoxalement, dans ces champs qui sont le lieu d’une révolution permanente, les producteurs d’avant-garde sont
déterminés par le passé jusque dans les novations destinées à le dépasser, qui sont inscrites, comme dans une matrice
originelle, dans l’espace des possibles immanent au champ lui-même. Ce qui se produit dans le champ est de plus en plus
dépendant de l’histoire spécifique du champ, et de plus en plus difficile à déduire ou à prévoir à partir de la connaissance de
l’état du monde social (situation économique, politique, etc.) au moment considéré. L’autonomie relative du champ se réalise
toujours davantage dans des œuvres qui ne doivent leurs propriétés formelles et leur valeur qu’à la structure, donc à l’histoire
du champ, disqualifiant toujours davantage les interprétations qui, par un « court-circuit », s’autorisent à passer directement de
ce qui se passe dans le monde à ce qui se passe dans le champ.
De même qu’il n’y a plus de place, du côté de la production, pour les naïfs, sinon comme artistes-objets, de même il n’y a
plus de place pour une réception naïve, de premier degré : l’œuvre produite selon la logique d’un champ fortement autonome
appelle une perception différentielle, distinctive, attentive aux écarts par rapport à d’autres œuvres, contemporaines ou
passées. Il s’ensuit, paradoxalement, que la consommation adéquate de cet art qui est le produit d’une rupture permanente avec
l’histoire, avec la tradition, tend à devenir de part en part historique : la délectation a pour condition la conscience et la
connaissance de l’espace des possibles dont l’œuvre est le produit, de l’« apport », comme on dit, qu’elle représente, et qui ne
peut être saisi que par la comparaison historique.
Ainsi se trouve résolu le problème épistémologique que pose à la science l’existence d’arts « purs » (et des théories
« formalistes » qui en explicitent les principes) : c’est dans l’histoire que réside le principe de la liberté à l’égard de
l’histoire, et l’histoire sociale du processus d’autonomisation (dont je viens de présenter une esquisse) peut rendre compte de
la liberté à l’égard du « contexte social » que la mise en relation directe avec les conditions sociales du moment annule dans le
mouvement même pour l’expliquer. Le défi que les esthétiques formalistes qui ne veulent connaître que la forme tant dans la
production que dans la réception lancent à la sociologie est surmonté : le refus que l’ambition formaliste oppose à toute espèce
d’historicisation repose sur l’ignorance de ses propres conditions sociales de possibilité ou, plus exactement, sur l’oubli du
processus historique au cours duquel se sont instituées les conditions sociales de la liberté à l’égard des déterminations
externes, c’est-à-dire le champ de production relativement autonome et l’esthétique pure qu’il rend possible. Le fondement de
l’indépendance à l’égard des conditions historiques, qui s’affirme dans des œuvres issues d’un souci pur de la forme, réside
dans le processus historique qui a conduit à l’émergence d’un univers capable d’assurer à ceux qui l’habitent une telle
indépendance.

Dispositions et trajectoires

Ayant ainsi rapidement évoqué la structure du champ, la logique de son fonctionnement et de ses transformations (il aurait
fallu évoquer le rapport au public, qui joue aussi un rôle déterminant), il reste à décrire le rapport qui s’établit entre les agents
singuliers, donc leurs habitus, et les forces du champ, et qui s’objective dans une trajectoire et une œuvre. A la différence des
biographies ordinaires, la trajectoire décrit la série des positions successivement occupées par le même écrivain dans les
états successifs du champ littéraire, étant entendu que c’est seulement dans la structure d’un champ, c’est-à-dire, une fois
encore, relationnellement, que se définit le sens de ces positions successives, publication dans telle ou telle revue ou chez tel
ou tel éditeur, participation à tel ou tel groupe, etc.
C’est à l’intérieur d’un état déterminé du champ, défini par un certain état de l’espace des possibles, que, en fonction de
la position plus ou moins rare qu’il y occupe, et qu’il évalue différemment selon les dispositions qu’il doit à son origine
sociale, l’écrivain s’oriente vers tel ou tel des possibles offerts, cela de manière le plus souvent tout à fait inconsciente : faute
de pouvoir entrer dans le détail de l’analyse de la dialectique entre les positions et les dispositions qui est au principe de ce
constat, je dirai seulement que l’on enregistre une extraordinaire correspondance entre la hiérarchie des positions (celle des
genres et, à l’intérieur de ceux-ci, celle des manières) et la hiérarchie des origines sociales, donc des dispositions associées.
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, il est remarquable qu’à l’intérieur du roman populaire qui, plus souvent qu’aucune autre
catégorie de roman, est abandonné à des écrivains issus des classes dominées et de sexe féminin, c’est chez les écrivains les
plus favorisés relativement que l’on rencontre les traitements les plus distanciés, et semi-parodiques – l’exemple par
excellence étant Fantomas, célébré par Apollinaire.
Mais, dira-t-on, qu’apporte cette manière particulière de comprendre l’œuvre d’art ? Vaut-il la peine, pour rendre raison
des œuvres, de s’exposer à rompre le charme ? Et, en dehors du plaisir, toujours un peu morose, de savoir ce qu’il en est,
qu’a-t-on gagné à cette analyse historique de ce qui veut se vivre comme une expérience absolue, étrangère aux contingences
d’une genèse historique ?
La vision résolument historiciste qui conduit à se donner une connaissance rigoureuse des conditions historiques de
l’émergence de logiques transhistoriques telles que celles de l’art ou de la science, a pour effet d’abord de débarrasser le
discours critique de la tentation platonicienne du fétichisme des essences – du littéraire, du poétique, ou, dans un autre
domaine, du mathématique, etc. Les analyses d’essence auxquelles ont sacrifié tant de « théoriciens », et notamment, à propos
de la « littérarité », les formalistes russes et Jakobson, familier de la phénoménologie et de l’analyse eidétique, ou tant
d’autres (de l’abbé Brémond à Antonin Artaud…), à propos de la « poésie pure » ou de la « théâtralité », ne font que
reprendre, sans le savoir, le produit historique d’un lent et long travail collectif d’abstraction de quintessence qui, dans chacun
des genres, poésie, roman ou théâtre, a accompagné l’autonomisation du champ de production : les révolutions dont le champ
de production est le lieu ont conduit à isoler peu à peu le principe spécifique de l’effet poétique, ou théâtral, ou romanesque,
ne laissant subsister qu’une sorte d’extrait hautement concentré et sublimé (comme chez Ponge, par exemple, pour la poésie)
des propriétés les mieux faites pour produire l’effet le plus caractéristique du genre considéré – dans le cas de la poésie,
l’effet de débanalisation, l’ostranenie des formalistes –, et cela sans recourir à des techniques reconnues et désignées comme
poétiques, théâtrales ou romanesques.
Il faut se résigner à admettre que « l’action des œuvres sur les œuvres », dont parlait Brunetière, ne s’exerce jamais que
par l’intermédiaire des auteurs, dont les pulsions esthétiques ou scientifiques les plus pures se définissent sous la contrainte et
dans les limites de la position qu’ils occupent dans la structure d’un état très particulier d’un microcosme littéraire ou
artistique historiquement situé et daté. L’histoire ne peut produire l’universalité transhistorique qu’en instituant des univers
sociaux qui, par l’effet de l’alchimie sociale de leurs lois spécifiques de fonctionnement, tendent à extraire de l’affrontement
souvent impitoyable des points de vue particuliers l’essence sublimée de l’universel. Cette vision réaliste, qui fait de la
production de l’universel une entreprise collective, soumise à certaines règles, me paraît plus rassurante, après tout, et, si je
puis dire, plus humaine, que la croyance dans les vertus miraculeuses du génie créateur et de la passion pure pour la forme
pure.
Annexe 1

L’illusion biographique

L’histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l’univers savant ; d’abord,
sans tambour ni trompette, chez les ethnologues, puis, plus récemment, et non sans fracas, chez les sociologues. Parler
d’histoire de vie, c’est présupposer au moins, et ce n’est pas rien, que la vie est une histoire et qu’une vie est inséparablement
l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire. C’est bien ce
que dit le sens commun, c’est-à-dire le langage ordinaire, qui décrit la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses
carrefours (Hercule entre le vice et la vertu), ou comme un cheminement, c’est-à-dire un trajet, une course, un cursus, un
passage, un voyage, un parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel (la « mobilité »), comportant un
commencement (« un début dans la vie »), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de but (« il fera son chemin »
signifie il réussira, il fera une belle carrière), une fin de l’histoire. C’est accepter tacitement la philosophie de l’histoire au
sens de succession d’événements historiques, qui est impliquée dans une philosophie de l’histoire au sens de récit historique,
bref, dans une théorie du récit, récit d’historien ou de romancier, sous ce rapport indiscernables, biographie ou autobiographie
notamment.
Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut tenter de dégager quelques-uns des présupposés de cette théorie. D’abord le fait
que « la vie » constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire
d’une « intention » subjective et objective, d’un projet : la notion sartrienne de « projet originel » ne fait que poser
explicitement ce qui est impliqué dans les « déjà », « dès lors », « depuis son plus jeune âge », etc., des biographies
ordinaires, ou dans les « toujours » (« j’ai toujours aimé la musique ») des « histoires de vie ». Cette vie organisée comme une
histoire (au sens de récit) se déroule, selon un ordre chronologique qui est aussi un ordre logique, depuis un commencement,
une origine, au double sens de point de départ, de début, mais aussi de principe, de raison d’être, de cause première, jusqu’à
son terme qui est aussi un but, un accomplissement (telos). Le récit, qu’il soit biographique ou autobiographique, comme celui
de l’enquêté qui « se livre » à un enquêteur, propose des événements qui, sans être tous et toujours déroulés dans leur stricte
succession chronologique (quiconque a recueilli des histoires de vie sait que les enquêtés perdent constamment le fil de la
stricte succession calendaire), tendent ou prétendent à s’organiser en séquences ordonnées selon des relations intelligibles. Le
sujet et l’objet de la biographie (l’enquêteur et l’enquêté) ont en quelque sorte le même intérêt à accepter le postulat du sens
de l’existence racontée (et, implicitement, de toute existence).
On est sans doute en droit de supposer que le récit autobiographique s’inspire toujours, au moins pour une part, du souci
de donner sens, de rendre raison, de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective, une consistance et une
constance, en établissant des relations intelligibles, comme celle de l’effet à la cause efficiente, entre les états successifs, ainsi
constitués en étapes d’un développement nécessaire. (Et il est probable que ce profit de cohérence et de nécessité est au
principe de l’intérêt, variable selon la position et la trajectoire, que les enquêtés portent à l’entreprise biographique5.) Cette
inclination à se faire l’idéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction d’une intention globale, certains événements
significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à les justifier d’avoir existé et à leur donner cohérence, comme
celles qu’implique leur institution en tant que causes ou, plus souvent, en tant que fins, trouve la complicité naturelle du
biographe que tout, à commencer par ses dispositions de professionnel de l’interprétation, porte à accepter cette création
artificielle de sens.
Il est significatif que l’abandon de la structure du roman comme récit linéaire ait coïncidé avec la mise en question de la
vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction. Cette double rupture,
symbolisée par le roman de Faulkner, Le Bruit et la Fureur, s’exprime en toute clarté dans la définition de la vie comme anti-
histoire que propose Shakespeare à la fin de Macbeth : « C’est une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et
de fureur, mais vide de signification. » Produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire, c’est-à-dire comme le
récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée d’événements, c’est peut-être sacrifier à une illusion rhétorique, à une
représentation commune de l’existence, que toute une tradition littéraire n’a cessé et ne cesse de renforcer. C’est pourquoi il
est logique de demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec cette tradition sur le terrain même de son accomplissement
exemplaire. Comme l’indique Alain Robbe-Grillet, « l’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte :
le réel est discontinu, formé d’éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d’autant plus difficiles à saisir qu’ils
surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire6 ».
L’invention d’un nouveau mode d’expression littéraire fait apparaître a contrario l’arbitraire de la représentation
traditionnelle du discours romanesque comme histoire cohérente et totalisante et de la philosophie de l’existence qu’implique
cette convention rhétorique. Rien n’oblige à adopter la philosophie de l’existence qui, pour certains de ses initiateurs, est
indissociable de cette révolution rhétorique7. Mais on ne peut en tout cas esquiver la question des mécanismes sociaux qui
favorisent ou autorisent l’expérience ordinaire de la vie comme unité et comme totalité. Comment répondre en effet, sans sortir
des limites de la sociologie, à la vieille interrogation empiriste sur l’existence d’un moi irréductible à la rhapsodie des
sensations singulières ? Sans doute peut-on trouver dans l’habitus le principe actif, irréductible aux perceptions passives, de
l’unification des pratiques et des représentations (c’est-à-dire l’équivalent, historiquement constitué, donc historiquement
situé, de ce moi dont on doit postuler l’existence, selon Kant, pour rendre compte de la synthèse du divers sensible donnée
dans l’intuition et de la liaison des représentations dans une conscience). Mais cette identité pratique ne se livre à l’intuition
que dans l’inépuisable et insaisissable série de ses manifestations successives, en sorte que la seule manière de l’appréhender
comme telle consiste peut-être à tenter de la ressaisir dans l’unité d’un récit totalisant (comme autorisent à le faire les
différentes formes, plus ou moins institutionnalisées, du « parler de soi », confidence, etc.).
Le monde social, qui tend à identifier la normalité avec l’identité entendue comme constance à soi-même d’un être
responsable, c’est-à-dire prévisible ou, à tout le moins, intelligible, à la manière d’une histoire bien construite (par opposition
à l’histoire contée par un idiot), propose et dispose toutes sortes d’institutions de totalisation et d’unification du moi. La plus
évidente est évidemment le nom propre qui, en tant que « désignateur rigide », selon l’expression de Kripke, « désigne le
même objet en n’importe quel univers possible », c’est-à-dire, concrètement, dans des états différents du même champ social
(constance diachronique) ou dans des champs différents au même moment (unité synchronique par-delà la multiplicité des
positions occupées8). Et Ziff, qui décrit le nom propre comme « un point fixe dans un monde mouvant », a raison de voir dans
les « rites baptismaux » la manière nécessaire d’assigner une identité9. Par cette forme tout à fait singulière de nomination que
constitue le nom propre, se trouve instituée une identité sociale constante et durable qui garantit l’identité de l’individu
biologique dans tous les champs possibles où il intervient en tant qu’agent, c’est-à-dire dans toutes ses histoires de vie
possibles. Le nom propre « Marcel Dassault » est, avec l’individualité biologique dont il représente la forme socialement
instituée, ce qui assure la constance à travers le temps et l’unité à travers les espaces sociaux des différents agents sociaux qui
sont la manifestation de cette individualité dans les différents champs, le patron d’entreprise, le patron de presse, le député, le
producteur de films, etc. ; et ce n’est pas par hasard que la signature, signum authenticum qui authentifie cette identité, est la
condition juridique des transferts d’un champ à un autre, c’est-à-dire d’un agent à un autre, des propriétés attachées au même
individu institué.
En tant qu’institution, le nom propre est arraché au temps et à l’espace, et aux variations selon les lieux et les moments :
par là, il assure aux individus désignés, par-delà tous les changements et toutes les fluctuations biologiques et sociales, la
constance nominale, l’identité au sens d’identité à soi-même, de constantia sibi, que demande l’ordre social. Et l’on
comprend que, dans nombre d’univers sociaux, les devoirs les plus sacrés envers soi-même prennent la forme de devoirs
envers le nom propre (qui est toujours, aussi, pour une part, un nom commun, en tant que nom de famille, spécifié par un
prénom). Le nom propre est l’attestation visible de l’identité de son porteur à travers les temps et les espaces sociaux, le
fondement de l’unité de ses manifestations successives et de la possibilité socialement reconnue de totaliser ces manifestations
dans des enregistrements officiels, curriculum vitae, cursus honorum, casier judiciaire, nécrologie ou biographie qui
constituent la vie en totalité finie par le verdict porté sur un bilan provisoire ou définitif.
« Désignateur rigide », le nom propre est la forme par excellence de l’imposition arbitraire qu’opèrent les rites
d’institution : la nomination et la classification introduisent des divisions tranchées, absolues, indifférentes aux particularités
circonstancielles et aux accidents individuels, dans le flou et le flux des réalités biologiques et sociales. Ainsi s’explique que
le nom propre ne puisse pas décrire des propriétés et qu’il ne véhicule aucune information sur ce qu’il nomme : du fait que ce
qu’il désigne n’est jamais qu’une rhapsodie composite et disparate de propriétés biologiques et sociales en changement
constant, toutes les descriptions seraient valables seulement dans les limites d’un stade ou d’un espace. Autrement dit, il ne
peut attester l’identité de la personnalité, comme individualité socialement constituée, qu’au prix d’une formidable
abstraction. C’est ce qui se rappelle dans l’usage inhabituel que Proust fait du nom propre précédé de l’article défini (« le
Swann de Buckingham Palace », « l’Albertine d’alors », « l’Albertine caoutchoutée des jours de pluie »), tour complexe par
lequel s’énoncent à la fois la « subite révélation d’un sujet fractionné, multiple », et la permanence par-delà la pluralité des
mondes de l’identité socialement assignée par le nom propre10.
Ainsi, le nom propre est le support (on serait tenté de dire la substance) de ce que l’on appelle l’état civil, c’est-à-dire
de cet ensemble des propriétés (nationalité, sexe, âge, etc.) attachées à une personne auxquelles la loi civile associe des effets
juridiques et qu’instituent, sous apparence de les constater, les actes d’état civil. Produit du rite d’institution inaugural qui
marque l’accès à l’existence sociale, il est le véritable objet de tous les rites d’institution ou de nomination successifs à
travers lesquels se construit l’identité sociale : ces actes (souvent publics et solennels) d’attribution, opérés sous le contrôle
et avec la garantie de l’État, sont aussi des désignations rigides, c’est-à-dire valables pour tous les mondes possibles, qui
développent une véritable description officielle de cette sorte d’essence sociale, transcendante aux fluctuations historiques,
que l’ordre social institue à travers le nom propre ; ils reposent tous en effet sur le postulat de la constance du nominal que
présupposent tous les actes de nomination, et aussi, plus généralement, tous les actes juridiques engageant un avenir à long
terme, qu’il s’agisse des certificats garantissant de manière irréversible une capacité (ou une incapacité), des contrats
engageant un futur lointain, comme les contrats de crédit ou d’assurance, ou des sanctions pénales, toute condamnation
présupposant l’affirmation de l’identité par-delà le temps de celui qui a commis le crime et de celui qui subit le châtiment11.
Tout permet de supposer que le récit de vie tend à se rapprocher d’autant plus du modèle officiel de la présentation
officielle de soi, carte d’identité, fiche d’état civil, curriculum vitae, biographie officielle, et de la philosophie de l’identité
qui le sous-tend, que l’on s’approche davantage des interrogatoires officiels des enquêtes officielles – dont la limite est
l’enquête judiciaire ou policière –, s’éloignant du même coup des échanges intimes entre familiers et de la logique de la
confidence qui a cours sur ces marchés protégés où l’on est entre soi. Les lois qui régissent la production des discours dans la
relation entre un habitus et un marché s’appliquent à cette forme particulière d’expression qu’est le discours sur soi ; et le récit
de vie variera, tant dans sa forme que dans son contenu, selon la qualité sociale du marché sur lequel il sera offert – la
situation d’enquête elle-même contribuant inévitablement à déterminer la forme et le contenu du discours recueilli. Mais
l’objet propre de ce discours, c’est-à-dire la présentation publique, donc l’officialisation, d’une représentation privée de sa
propre vie, implique un surcroît de contraintes et de censures spécifiques (dont les sanctions juridiques contre les usurpations
d’identité ou le port illégal de décorations représentent la limite). Et tout permet de supposer que les lois de la biographie
officielle tendront à s’imposer bien au-delà des situations officielles, au travers des présupposés inconscients de
l’interrogation (comme le souci de la chronologie et tout ce qui est inhérent à la représentation de la vie comme histoire), au
travers aussi de la situation d’enquête qui, selon la distance objective entre l’interrogateur et l’interrogé, et selon l’aptitude du
premier à « manipuler » cette relation, pourra varier depuis cette forme douce d’interrogatoire officiel qu’est le plus souvent, à
l’insu du sociologue, l’enquête sociologique, jusqu’à la confidence, au travers enfin de la représentation plus ou moins
consciente que l’enquêté se fera de la situation d’enquête, en fonction de son expérience directe ou médiate de situations
équivalentes (interview d’écrivain célèbre, ou d’homme politique, situation d’examen, etc.) et qui orientera tout son effort de
présentation de soi ou, mieux, de production de soi.
L’analyse critique des processus sociaux mal analysés et mal maîtrisés qui sont à l’œuvre, à l’insu du chercheur, dans la
construction de cette sorte d’artefact irréprochable qu’est « l’histoire de vie », n’est pas à elle-même sa fin. Elle conduit à
construire la notion de trajectoire comme série des positions successivement occupées par un même agent (ou un même
groupe) dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations. Essayer de comprendre une vie comme
une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un « sujet » dont la constance
n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans le
métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes
stations. Les événements biographiques se définissent comme autant de placements et de déplacements dans l’espace social,
c’est-à-dire, plus précisément, dans les différents états successifs de la structure de la distribution des différentes espèces de
capital qui sont en jeu dans le champ considéré. Le sens des mouvements conduisant d’une position à une autre (d’un éditeur à
un autre, d’une revue à une autre, d’un évêché à un autre, etc.) se définit, de toute évidence, dans la relation objective entre le
sens au moment considéré de ces positions au sein d’un espace orienté. C’est dire qu’on ne peut comprendre une trajectoire
(c’est-à-dire le vieillissement social qui, bien qu’il l’accompagne inévitablement, est indépendant du vieillissement
biologique) qu’à condition d’avoir préalablement construit les états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée, donc
l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré – au moins, dans un certain nombre d’états pertinents du
champ – à l’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontés au même espace des possibles. Cette
construction préalable est aussi la condition de toute évaluation rigoureuse de ce que l’on peut appeler la surface sociale,
comme description rigoureuse de la personnalité désignée par le nom propre, c’est-à-dire l’ensemble des positions
simultanément occupées à un moment donné du temps par une individualité biologique socialement instituée agissant comme
support d’un ensemble d’attributs et d’attributions propres à lui permettre d’intervenir comme agent efficient dans différents
champs12.
Annexe 2

La double rupture 13

« Dans le domaine de la connaissance comme ailleurs, il y a concurrence entre des groupes ou des collectivités pour ce
que Heidegger a appelé “l’interprétation publique de la réalité”. De manière plus ou moins consciente, les groupes en conflit
veulent faire triompher leur interprétation de ce que les choses ont été, sont et seront. » Je reprendrais volontiers à mon compte
cette proposition, que Robert Merton avançait pour la première fois dans The Sociology of Science14. J’ai souvent rappelé
moi-même que, s’il y a une vérité, c’est que la vérité est un enjeu de luttes. Cette affirmation vaut tout particulièrement pour les
univers sociaux relativement autonomes que j’appelle des champs et où des professionnels de la production symbolique
s’affrontent, dans des luttes ayant pour enjeu l’imposition des principes légitimes de vision et de division du monde naturel et
du monde social. Il s’ensuit qu’une des tâches centrales d’une science de la science consiste à déterminer ce que le champ
scientifique a de commun avec les autres champs, champ religieux, champ philosophique, champ artistique, etc., et en quoi il
en est différent.
Un des mérites majeurs de Robert Merton est d’avoir posé que le monde de la science doit être analysé
sociologiquement, et cela de part en part, sans exception ni concession : c’est dire que les promoteurs du prétendu
« programme fort » (strong program) en sociologie de la science ne font, comme nous disons en français, qu’enfoncer des
portes ouvertes lorsqu’ils affirment à grand fracas que « toute connaissance doit être traitée comme matériau pour la
recherche » (all knowledge should be treated thru and thru as material for investigation)15. Merton ne disait-il pas, dès
1945, que la révolution copernicienne consiste dans l’hypothèse que non seulement l’erreur, l’illusion ou la croyance sans
fondement mais la découverte même de la vérité sont conditionnées par la société et par l’histoire16 ? Mais en outre, à la
différence de ses critiques « radicaux », il a établi que la science doit être interrogée dans sa relation d’une part avec le
cosmos social dans lequel elle est prise et d’autre part avec l’univers scientifique, monde doté de règles de fonctionnement
propres, qu’il faut décrire et analyser. Sur ce point, les défenseurs du « programme fort » marquent en effet une régression :
selon une logique qui s’observe dans toutes les sciences des œuvres culturelles, c’est-à-dire en matière d’histoire du droit, de
l’art, de la littérature ou de la philosophie, ils ne sortent de la lecture interne, que tous ces univers savants prétendent imposer,
que pour tomber dans la lecture externe la plus brutalement réductrice, en faisant abstraction de la logique spécifique du
monde de la production et des producteurs professionnels, artistes, écrivains, philosophes ou savants.
Mais si Merton prend acte de l’existence du microcosme scientifique, il continue à lui appliquer des catégories d’analyse
qui lui sont imposées par ce monde même, donnant ainsi pour une description de ses lois positives de fonctionnement un
enregistrement des règles normatives qui y sont officiellement professées. Il ne sort ainsi qu’en apparence de la lecture
« interne » qui, en histoire de l’art ou de la philosophie comme en histoire de la science, va de pair avec une vision
hagiographique de ceux qui font l’art, la science ou la philosophie. Plus précisément, il omet de poser la question de la
relation entre, d’un côté, les valeurs idéales que reconnaît la « communauté scientifique » (autre mythologie indigène),
objectivité, originalité et utilité, et les normes qu’elle professe, universalisme, communisme intellectuel, désintéressement et
scepticisme, et, de l’autre, la structure sociale de l’univers scientifique, les mécanismes qui tendent à assurer « contrôle » et
communication, évaluation et rétribution, recrutement et enseignement.
C’est pourtant dans cette relation que réside le principe de la spécificité du champ scientifique, de la double vérité qui le
caractérise en propre et qui échappe aussi bien à la vision idéalisée et naïvement irénique de type mertonnien qu’à la vision
réductrice et naïvement cynique des tenants du « programme fort ». On est ici en face d’un cas parmi d’autres de l’alternative
obligée qui s’observe dans les domaines les plus différents de l’analyse du monde social (et qui revient en force aujourd’hui,
chez les historiens eux-mêmes, sous la forme de la vieille alternative de « l’histoire des idées » et de « l’histoire sociale »).
La naïveté du premier ordre, qui consiste à accepter la représentation idéale ou idéalisée que donnent d’eux-mêmes les
pouvoirs symboliques (État, Droit, Art, Science, etc.), appelle en quelque sorte une naïveté du second ordre, celle des « demi-
habiles », comme aurait dit Pascal, qui ne veulent pas s’en laisser conter. Le plaisir de se sentir malin, démystifié et
démystificateur, de jouer les désenchantés désenchanteurs, est au principe de beaucoup d’erreurs scientifiques : ne fût-ce que
parce qu’il porte à oublier que l’illusion dénoncée fait partie de la réalité et qu’elle doit être inscrite dans le modèle qui doit
en rendre raison, et qui, dans un premier temps, ne peut être construit que contre elle.
Si, obéissant au principe de réflexivité qu’ils invoquent eux-mêmes17, les tenants du « programme fort » savaient porter le
regard de la sociologie de la science sur leur propre pratique, ils reconnaîtraient aussitôt dans les ruptures faussement
révolutionnaires qu’ils opèrent les formes les plus communes des stratégies de subversion par lesquelles les nouveaux entrants
visent à s’affirmer contre leurs prédécesseurs et qui, parce qu’elles sont bien faites pour séduire les amateurs de nouveauté,
constituent un bon moyen de réaliser à peu de frais une accumulation initiale de capital symbolique. Le ton grandiose et
arrogant de proclamations autovalorisantes qui évoquent le manifeste littéraire ou le programme politique plutôt que le projet
scientifique est typique des stratégies par lesquelles, dans certains champs, les prétendants les plus ambitieux – ou prétentieux
– affirment une volonté de rupture qui, en tentant de jeter le discrédit sur les autorités établies, vise à déterminer un transfert de
leur capital symbolique au profit des prophètes du recommencement radical.
L’ultraradicalisme d’une dénonciation sacrilège du caractère sacré de la science qui tend à porter le soupçon sur toutes
les tentatives pour fonder, fût-ce sociologiquement, la validité universelle de la raison scientifique conduit naturellement à une
sorte de nihilisme subjectiviste : c’est ainsi que le parti pris de radicalisation qui inspire Steve Woolgar et Bruno Latour les
porte à faire subir un passage à la limite ou une réduction à l’absurde aux analyses qui, comme celles que j’avais proposées il
y a plus de dix ans, s’efforcent d’échapper à l’alternative du relativisme et de l’absolutisme18. Rappeler la dimension sociale
des stratégies scientifiques, ce n’est pas réduire les démonstrations scientifiques à de simples exhibitions rhétoriques ;
invoquer le rôle du capital symbolique comme arme et enjeu des luttes scientifiques, ce n’est pas faire de la poursuite du profit
symbolique la fin ou la raison d’être exclusives des conduites scientifiques ; mettre en lumière la logique agonistique du
fonctionnement du champ scientifique, ce n’est pas ignorer que la concurrence n’exclut pas la complémentarité ou la
coopération et que, de la concurrence et de la compétition mêmes, peuvent surgir, sous certaines conditions, les « contrôles »
et les « intérêts de connaissance » que la vision naïve enregistre sans s’interroger sur les conditions sociales de leur genèse.
L’analyse scientifique du fonctionnement du champ scientifique n’est si difficile à élaborer, et si facile à caricaturer, par
une réduction à l’un ou l’autre des termes des oppositions qu’elle doit dépasser (irénisme et cynisme, absolutisme et
relativisme, internalisme et réductionnisme, etc.), que parce qu’elle suppose une double rupture avec des représentations
sociales qui, en définitive, sont à peu près également attendues, donc récompensées socialement : rupture avec la
représentation idéale que les savants ont et donnent d’eux-mêmes ; rupture avec la représentation naïvement critique qui,
réduisant la morale professionnelle à une « idéologie professionnelle », par une inversion simple de la vision enchantée,
oublie que la libido sciendi est une libido scientifica19. Cette libido est produite par le champ scientifique et réglée par les
lois immanentes qui en régissent le fonctionnement et qui n’ont rien à voir avec les normes idéales posées par les savants et
enregistrées par la sociologie hagiographique sans être pour autant réductibles aux lois qui régissent les pratiques dans
d’autres champs (le champ politique ou le champ économique par exemple).
Outre que l’idée que l’activité scientifique est une activité sociale et que la construction scientifique est aussi une
construction sociale de la réalité n’a rien d’une découverte renversante, elle n’a de sens qu’à condition d’être spécifiée. Il faut
en effet rappeler à la fois que le champ scientifique est un univers social comme les autres où il est question, comme ailleurs,
de pouvoir, de capital, de rapports de force, de luttes pour conserver ou transformer ces rapports de force, de stratégies de
conservation ou de subversion, d’intérêts, etc., et un monde à part, doté de ses lois propres de fonctionnement qui font qu’il
n’est aucun des traits désignés par les concepts utilisés pour le décrire qui n’y revête une forme spécifique, irréductible à toute
autre.
L’activité scientifique s’engendre dans la relation entre les dispositions réglées d’un habitus scientifique qui est pour une
part le produit de l’incorporation de la nécessité immanente du champ scientifique et les contraintes structurales exercées par
ce champ à un moment donné du temps. C’est dire que les contraintes épistémologiques, celles que dégagent ex post les traités
de méthodologie, s’exercent au travers de contraintes sociales. La libido sciendi, comme toute passion, peut être au principe
de toutes sortes d’actions contraires aux normes idéales dégagées par Merton, qu’il s’agisse des luttes les plus impitoyables
pour la captation des découvertes (si judicieusement analysées par Merton lui-même)20, ou des stratégies de plagiat, plus ou
moins bien dissimulé, de bluff, d’imposition symbolique, dont on a rencontré ci-dessus quelques exemples ; mais elle peut être
aussi au principe de toutes les vertus scientifiques, lorsque, selon le modèle machiavelien, les lois positives de la Cité savante
sont telles que les citoyens de la science ont intérêt à la vertu.
Lorsque, dans un champ scientifique parvenu à un haut degré d’autonomie, les lois de formation des prix (matériels et
symboliques) attachés aux activités et aux œuvres scientifiques sont en mesure d’imposer pratiquement – en dehors de toute
injonction normative et, le plus souvent, à travers les dispositions d’habitus progressivement ajustés à leur nécessité – les
normes cognitives auxquelles les chercheurs doivent bon gré mal gré se plier dans l’établissement de la validité de leurs
énoncés, les pulsions de la libido dominandi scientifique ne peuvent trouver satisfaction qu’à condition de se plier à la
censure spécifique du champ. Celui-ci leur demande d’emprunter les voies de la raison scientifique et du dialogue argumentatif
tels qu’il les définit à un moment donné du temps, c’est-à-dire de se sublimer en une libido sciendi qui ne peut triompher de
ses adversaires que dans les règles de l’art, opposant un théorème à un théorème, une réfutation à une démonstration, un fait
scientifique à un autre fait scientifique. Tel est le principe de l’alchimie qui transforme l’appétit de reconnaissance en un
« intérêt de connaissance ».

1. Conférence prononcée dans le cadre des Christian Gauss Seminars in Criticism, Princeton University, 1986.
2. Je me réfère ici à un texte qui est sans doute l’expression la plus claire des présupposés théoriques de ce moment de l’œuvre de Foucault : « Réponse au cercle d’épistémologie », Cahiers pour
l’analyse, 9, été 1968, p. 9-40, spécialement p. 40.
3. Ibid., p. 29.
4. Pour une analyse plus approfondie, voir P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p. 165-200.
5. Cf. F. M uel-Dreyfus, Le Métier d’éducateur, Paris, Éd. de M inuit, 1983.
6. A. Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Éd. de M inuit, 1984, p. 208.
7. « Tout cela, c’est du réel, c’est-à-dire du fragmentaire, du fuyant, de l’inutile, si accidentel même et si particulier que tout événement y apparaît à chaque instant comme gratuit et toute existence en
fin de compte comme privée de la moindre signification unificatrice » (A. Robbe-Grillet, ibid.).
8. Cf. S. Kripke, La Logique des noms propres (Naming and Necessity), Paris, Éd. de M inuit, 1982 ; et aussi P. Engel, Identité et Référence, Paris, Pens, 1985.
9. Cf. P. Ziff, Semantic Analysis, Ithaca, Cornell University Press, 1960, p. 102-104.
10. E. Nicole, « Personnage et rhétorique du nom », Poétique, 46, 1981, p. 200-216.
11. La dimension proprement biologique de l’individualité – que l’état civil appréhende sous la forme du signalement et de la photographie d’identité – est soumise à des variations selon les temps et les
lieux, c’est-à-dire les espaces sociaux qui en font une base beaucoup moins assurée que la pure définition nominale. (Sur les variations de l’hexis corporelle selon les espaces sociaux, on pourra lire S.
Maresca, « La représentation de la paysannerie. Remarques ethnographiques sur le travail de représentation des dirigeants agricoles », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p. 3-
18.)
12. La distinction entre l’individu concret et l’individu construit, l’agent efficient, se double de la distinction entre l’agent, efficient dans un champ, et la personnalité, comme individualité biologique
socialement instituée par la nomination et porteuse de propriétés et de pouvoirs qui lui assurent (en certains cas) une surface sociale, c’est-à-dire la capacité d’exister comme agent en différents
champs.
13. Ce texte a été publié en anglais, sous le titre « Animadversiones in M ertonem », in J. Clark, C. et S. M odgil (éd.), Robert K. Merton : Consensus and Controversy, Londres-New York, Falmer Press,
1990, p. 297-301.
14. « In the cognitive domain as in others, there is competition among groups or collectivities to capture what Heidegger called the “public interpretation of reality”. With varying degrees of intent,
groups in conflict want to make their interpretation the prevailing one of how things were and are and will be » (R. K. Merton, The Sociology of Science, Chicago, Chicago University Press, 1973,
p. 110-111).
15. David Bloor, Knowledge and Social Imagery, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1976, p. 1.
16. R.K.M erton, « Sociology of Knowledge », in Gurvitch and M oore (éd.), Twentieth Century Sociology, New York, Philosophical Library, p. 366-405.
17. D. Bloor, op. cit., p. 8.
18. S. Woolgar et B. Latour, Laboratory Life, the Social Construction of Scientific Facts, Beverly Hills, Sage, 1977 ; B. Latour, Science in Action, Harvard, Harvard University Press, 1987 ; P. Bourdieu,
« The Specificity of the Scientific Field and the Social Conditions of the Progress of Reason », Social Science Information, XIV, 6 décembre 1975, p. 19-47.
19. La vision « idéale » et la vision « radicale » forment un couple épistémologique dont les termes s’opposent dans la réalité de l’existence sociale sous la forme de la division sociale entre une vision
optimiste et une vision pessimiste (symbolisée par le nom de La Rochefoucauld). Il s’ensuit que les défenseurs de la première tendent, souvent sans même s’en rendre compte, à réduire la vision
scientifique à la vision « radicale », tel ce sociologue de la littérature allemand, Peter Bürger qui, à propos du champ littéraire, écrit : « Bourdieu […] analyse les actions des sujets dans ce qu’il
appelle le champ culturel en prenant en compte exclusivement les chances de conquérir du pouvoir et du prestige et considère les objets simplement comme des moyens stratégiques que les
producteurs emploient dans la lutte pour le pouvoir » (P. Bürger, « On the Literary History », Poetics, août 1985, p. 199-207). Il s’ensuit que la « radicalisation » à la manière de Woolgar et Latour,
qui masque sous les apparences d’un dépassement radical une régression vers une des positions de sens commun avec lesquelles la science doit rompre, fournit des armes aux stratégies d’amalgame
et de contamination (cf., par exemple, F. A. Isambert, « Un programme fort en sociologie de la science », Revue française de sociologie, XXVI, juillet-septembre 1985, p. 485-508) ; stratégie
d’autant plus facile à mettre en œuvre, et difficile à contrecarrer que, sur ce terrain comme sur tant d’autres, des commentateurs ou des emprunteurs bien intentionnés réduisent l’analyse fondée sur
la double rupture à la vision réductrice contre laquelle, entre autres, elle se définit.
20. «I had elected to focus on a recurrent phenomenon in science over the centuries, though one which had been ignored for systematic study : priority-conflicts among scientists, including the greatest
among them, who wanted to reap the glory of having been first to make a particular scientific discovery or scholarly distribution. This was paradoxically coupled with strong denials, by themselves
and by disciples, of their ever having had such an ‘unworthy and puerile’ motive for doing science » (R.K.Merton, art. cit., p. 21). Ce résumé de l’article fameux sur les découvertes multiples (cf.
R.K.M erton, The Sociology of Science, op. cit., p. 371-382) contient tout le paradoxe du champ scientifique qui produit à la fois la lutte des intérêts et la norme qui impose la dénégation de l’intérêt.
4

Esprits
d’État.

Genèse et
structuredu champ
bureaucratique
Entreprendre de penser l’État, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’État, à appliquer à l’État des
catégories de pensée produites et garanties par l’État, donc à méconnaître la vérité la plus fondamentale de l’État1. Cette
affirmation, qui peut paraître à la fois abstraite et péremptoire, s’imposera plus naturellement si, au terme de la démonstration,
on accepte de revenir à ce point de départ, mais armé de la connaissance d’un des pouvoirs majeurs de l’État, celui de
produire et d’imposer (notamment par l’école) les catégories de pensée que nous appliquons spontanément à toute chose du
monde, et à l’État lui-même.
Mais, pour donner une première traduction plus intuitive de cette analyse, et faire sentir le danger que nous courons
toujours d’être pensés par un État que nous croyons penser, je voudrais citer un passage des Maîtres anciens de Thomas
Bernhard : « L’école est l’école de l’État, où l’on fait des jeunes gens les créatures de l’État, c’est-à-dire rien d’autre que des
suppôts de l’État. Quand j’entrais dans l’école, j’entrais dans l’État, et comme l’État détruit les êtres, j’entrais dans
l’établissement de destruction des êtres. […] L’État m’a fait entrer en lui de force, comme d’ailleurs tous les autres, et m’a
rendu docile à lui, l’État, et a fait de moi un homme étatisé, un homme réglementé et enregistré et dressé et diplômé, et perverti
et déprimé, comme tous les autres. Quand nous voyons des hommes, nous ne voyons que des hommes étatisés, des serviteurs
de l’État, qui, durant toute leur vie, servent l’État et, dès lors, durant toute leur vie servent la contre-nature2. »
La rhétorique très particulière de Thomas Bernhard, celle de l’excès, de l’hyperbole dans l’anathème, convient bien à
mon intention d’appliquer une sorte de doute hyperbolique à l’État et à la pensée d’État. On ne doute jamais trop, quand il
s’agit de l’État. Mais l’exagération littéraire risque toujours de s’anéantir elle-même en se déréalisant par son excès même. Et
pourtant, il faut prendre au sérieux ce que dit Thomas Bernhard : pour se donner quelque chance de penser un État qui se pense
encore à travers ceux qui s’efforcent de le penser (tels Hegel ou Durkheim par exemple), il faut tâcher de mettre en question
tous les présupposés et toutes les préconstructions qui sont inscrits dans la réalité qu’il s’agit d’analyser et dans la pensée
même des analystes.
Il me faut ouvrir ici une parenthèse pour essayer d’apporter quelque clarté sur un point de méthode tout à fait essentiel. Le
travail, difficile, et peut-être interminable, qui est nécessaire pour rompre avec les prénotions et les présupposés, c’est-à-dire
avec toutes les thèses qui ne sont jamais posées comme telles parce qu’elles sont inscrites dans les évidences de l’expérience
ordinaire, avec tout ce substrat d’impensable qui sous-tend la pensée la plus vigilante, est souvent mal compris, et pas
seulement du côté de ceux qu’il choque dans leur conservatisme. On tend en effet à réduire à une mise en question politique,
inspirée par des préjugés ou des pulsions politiques (dispositions anarchistes, dans le cas particulier de l’État, fureurs
iconoclastes de béotien relativiste, dans le cas de l’art, inclinations antidémocratiques, dans le cas de l’opinion et de la
politique), ce qui est et veut être une mise en question épistémologique. Il est tout à fait probable que, comme Didier Eribon
l’a bien montré à propos du cas de Michel Foucault, ce radicalisme épistémique s’enracine dans des pulsions et des
dispositions subversives, mais qu’il sublime et transcende. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que, dans la mesure où il est
conduit à mettre en question non seulement le « conformisme moral », mais le « conformisme logique », c’est-à-dire les
structures fondamentales de la pensée, il heurte tout autant ceux qui, ne trouvant rien à redire au monde tel qu’il est, y voient
une sorte de parti-pris décisoire et socialement irresponsable, que ceux qui le réduisent au radicalisme politique tel qu’ils le
conçoivent, c’est-à-dire à une dénonciation qui, en plus d’un cas, est une manière particulièrement perverse de se mettre à
l’abri de toute véritable mise en question épistémologique (je pourrais multiplier à l’infini les exemples et montrer comment la
critique « radicale » des catégories de l’INSEE au nom de la théorie marxiste des classes permettait de faire l’économie d’une
critique épistémologique de ces catégories et de l’acte de catégorisation ou de classification ou encore comment la énonciation
de la complicité du « philosophe d’État » avec l’ordre bureaucratique ou avec la « bourgeoisie » laissait jouer à plein les
effets de toutes les distorsions épistémiques inscrites dans le « point de vue scolastique »). Les véritables révolutions
symboliques sont sans doute celles qui, plus que le conformisme moral, offensent le conformisme logique, déchaînant la
répression impitoyable que suscite pareil attentat contre l’intégrité mentale.
Pour montrer à quel point est nécessaire et difficile la rupture avec la pensée d’État qui est présente jusqu’au plus intime
de notre pensée, il faudrait analyser la bataille qui a éclaté récemment en France, en pleine guerre du Golfe, à propos de cet
objet à première vue dérisoire qu’est l’orthographe : la graphie droite, désignée et garantie comme normale par le droit, c’est-
à-dire par l’État, est un artefact social, très imparfaitement fondé en raison logique et même linguistique, qui est le produit d’un
travail de normalisation et de codification tout à fait analogue à celui que l’État opère aussi en bien d’autres domaines. Or
lorsque, à un moment donné du temps, l’État, ou tel de ses représentants, entreprend (comme ce fut déjà le cas, avec les mêmes
effets, un siècle plus tôt) de réformer l’orthographe, c’est-à-dire de défaire par décret ce que l’État avait fait par décret, il
suscite aussitôt la révolte indignée d’une forte proportion de ceux qui ont partie liée avec l’écriture, au sens le plus commun,
mais aussi au sens qu’aiment à lui donner les écrivains. Et, chose remarquable, tous ces défenseurs de l’orthodoxie
orthographique se mobilisent au nom du naturel de la graphie en vigueur et de la satisfaction, vécue comme intrinsèquement
esthétique, que procure l’accord parfait entre les structures mentales et les structures objectives, entre la forme mentale
socialement instituée dans les cerveaux par l’apprentissage de la graphie droite et la réalité même des choses désignées par
les mots adroitement graphiés : pour ceux qui possèdent l’orthographe au point d’en être possédés, le ph parfaitement
arbitraire de nénuphar est devenu si évidemment indissociable de la fleur qu’ils peuvent invoquer, en toute bonne foi, la nature
e t le naturel pour dénoncer une intervention de l’État destinée à réduire l’arbitraire d’une orthographe qui est de toute
évidence le produit d’une intervention arbitraire de l’État. On pourrait multiplier les exemples de cas semblables où les effets
des choix de l’État se sont si complètement imposés dans la réalité et dans les esprits que les possibilités initialement écartées
(par exemple un système de production domestique de l’électricité analogue à celui qui prévaut pour le chauffage) paraissent
totalement impensables. Ainsi, par exemple, si la moindre tentative pour modifier les programmes scolaires et surtout les
horaires impartis aux différentes disciplines se heurte à peu près toujours et partout à de formidables résistances, ce n’est pas
seulement parce que des intérêts corporatifs très puissants (ceux des professeurs concernés notamment) sont attachés à l’ordre
scolaire établi, c’est aussi que les choses de culture, et en particulier les divisions et les hiérarchies sociales qui leur sont
associées, sont constituées en nature par l’action de l’État qui, en les instituant à la fois dans les choses et dans les esprits,
confère à un arbitraire culturel toutes les apparences du naturel.

Le doute radical

C’est dans le domaine de la production symbolique que l’emprise de l’État se fait particulièrement sentir : les
administrations publiques et leurs représentants sont grands producteurs de « problèmes sociaux » que la science sociale ne
fait bien souvent que ratifier en les reprenant à son compte comme problèmes sociologiques (il suffirait, pour en faire la
preuve, de mesurer la part, sans doute variable selon les pays et les moments, des recherches qui portent sur des problèmes
d’État, plus ou moins habillés scientifiquement).
Mais la meilleure attestation du fait que la pensée du penseur fonctionnaire est traversée de part en part par la
représentation officielle de l’officiel, est sans doute la séduction qu’exercent les représentations de l’État qui, comme chez
Hegel, font de la bureaucratie un « groupe universel » doté de l’intuition et de la volonté de l’intérêt universel ou, comme chez
Durkheim, pourtant très prudent en la matière, un « organe de réflexion » et un instrument rationnel chargé de réaliser l’intérêt
général.
Et la difficulté toute particulière de la question de l’État tient au fait que, sous apparence de le penser, la plupart des
écrits consacrés à cet objet, surtout dans la phase de construction et de consolidation, participent, de manière plus ou moins
efficace et plus ou moins directe, à sa construction, donc à son existence même. C’est le cas notamment de tous les écrits des
juristes des XVIe et XVIIe siècles qui ne livrent tout leur sens que si l’on sait y voir non des contributions un peu intemporelles à
la philosophie de l’État, ou des descriptions quasi sociologiques, mais des programmes d’action politique visant à imposer
une vision particulière de l’État conforme aux intérêts et aux valeurs associées à la position occupée par ceux qui les
produisent dans l’univers bureaucratique en voie de constitution (ce qu’oublient souvent les meilleurs travaux historiques,
comme ceux de l’École de Cambridge).
La science sociale elle-même est, depuis l’origine, partie intégrante de cet effort de construction de la représentation de
l’État qui fait partie de la réalité même de l’État. Tous les problèmes qui se posent à propos de la bureaucratie, comme la
question de la neutralité et du désintéressement, se posent aussi à propos de la sociologie qui les pose ; mais à un degré de
difficulté supérieur puisqu’on peut se poser à son propos la question de son autonomie par rapport à l’État.
C’est pourquoi il faut demander à l’histoire sociale des sciences sociales de porter au jour toutes les adhérences
inconscientes au monde social que les sciences sociales doivent à l’histoire dont elles sont l’aboutissement, problématiques,
théories, méthodes, concepts, etc. On découvre ainsi notamment que la science sociale au sens moderne du terme n’est pas du
tout l’expression directe des luttes sociales, comme le suggéraient ceux qui, pour la discréditer, identifiaient sociologie et
socialisme ; et qu’elle est plutôt une réponse aux problèmes que ces mouvements, et leurs prolongements théoriques, énoncent
et à ceux qu’ils font surgir par leur existence : elle trouve ses premiers défenseurs chez les philanthropes et les réformateurs,
sorte d’avant-garde éclairée des dominants qui attend de l’« économie sociale » (science auxiliaire de la science politique) la
solution des « problèmes sociaux », et en particulier de ceux que posent les individus et les groupes « à problèmes ».
Un regard comparatif sur le développement des sciences sociales permet de poser qu’un modèle visant à rendre compte
des variations de l’état de ces disciplines selon les nations et selon les époques devrait prendre en compte deux facteurs
fondamentaux : d’une part la forme que revêt la demande sociale de connaissance du monde social en fonction notamment de la
philosophie dominante dans les bureaucraties d’État (libéralisme ou keynésisme notamment), une forte demande étatique
pouvant assurer les conditions favorables au développement d’une science sociale relativement indépendante des forces
économiques mais étroitement soumises aux problématiques étatiques ; d’autre part le degré d’autonomie du système
d’enseignement et du champ scientifique à l’égard des forces économiques et politiques dominantes, autonomie qui suppose
sans doute à la fois un fort développement des mouvements sociaux et de la critique sociale des pouvoirs et une forte
indépendance des spécialistes (je pense par exemple aux durkheimiens) à l’égard de ces mouvements.
L’histoire atteste que les sciences sociales ne peuvent accroître leur indépendance à l’égard des pressions de la demande
sociale qui est la condition majeure de leur progrès vers la scientificité qu’en s’appuyant sur l’État : ce faisant, elles courent le
risque de perdre leur indépendance à son égard, à moins qu’elles ne soient préparées à user contre l’État de la liberté
(relative) que leur assure l’État.

La concentration du capital

Anticipant sur les résultats de l’analyse, je dirai, dans une forme transformée de la formule célèbre de Max Weber
(« L’État est une communauté humaine qui revendique avec succès le monopole de l’usage légitime de la violence physique sur
un territoire déterminé »), l’État est un X (à déterminer) qui revendique avec succès le monopole de l’usage légitime de la
violence physique et symbolique sur un territoire déterminé et sur l’ensemble de la population correspondante. Si l’État est en
mesure d’exercer une violence symbolique, c’est qu’il s’incarne à la fois dans l’objectivité sous forme de structures et de
mécanismes spécifiques et aussi dans la « subjectivité » ou, si l’on veut, dans les cerveaux, sous forme de structures mentales,
de schèmes de perception et de pensée. Du fait qu’elle est l’aboutissement d’un processus qui l’institue à la fois dans des
structures sociales et dans des structures mentales adaptées à ces structures, l’institution instituée fait oublier qu’elle est issue
d’une longue série d’actes d’institution et se présente avec toutes les apparences du naturel.
C’est pourquoi il n’est sans doute pas d’instrument de rupture plus puissant que la reconstruction de la genèse : en faisant
resurgir les conflits et les confrontations des premiers commencements et, du même coup, les possibles écartés, elle
réactualise la possibilité qu’il en ait été (et qu’il en soit) autrement et, à travers cette utopie pratique, remet en question le
possible qui, entre tous les autres, s’est trouvé réalisé. Rompant avec la tentation de l’analyse d’essence, mais sans renoncer à
l’intention de dégager des invariants, je voudrais proposer un modèle de l’émergence de l’État, visant à rendre compte de
manière systématique de la logique proprement historique des processus au terme desquels s’est institué ce que nous appelons
État. Projet difficile, quasi irréalisable, parce qu’il demande de concilier la rigueur et la cohérence de la construction
théorique et la soumission aux données, à peu près inépuisables, accumulées par la recherche historique.
Pour donner une idée de la difficulté de l’entreprise, je citerai simplement un historien qui, du fait qu’il reste dans les
limites de sa spécialité, ne l’évoque pourtant que très partiellement : « Les zones de l’histoire qui ont été le plus négligées sont
les zones-frontières. Par exemple, les frontières entre spécialités : ainsi, l’étude du gouvernement exige une connaissance de la
théorie du gouvernement (c’est-à-dire de l’histoire de la pensée politique), une connaissance de la pratique du gouvernement
(c’est-à-dire de l’histoire des institutions) et finalement une connaissance du personnel du gouvernement (donc, de l’histoire
sociale) ; or, peu d’historiens sont capables de se mouvoir dans ces différentes spécialités avec la même assurance. […] Il y a
d’autres zones-frontières de l’histoire qui demanderaient à être étudiées, par exemple la technique de la guerre dans les débuts
de la période moderne. Sans une meilleure connaissance de ces problèmes, il est difficile de mesurer l’importance de l’effort
logistique entrepris par tel gouvernement dans une campagne donnée. Mais ces problèmes techniques ne doivent pas être
étudiés du simple point de vue de l’historien militaire au sens traditionnel du terme ; l’historien militaire se doit d’être aussi un
historien de gouvernement. Il reste aussi beaucoup d’inconnues dans l’histoire des finances publiques et de la fiscalité ; là
encore, le spécialiste se doit d’être plus qu’un étroit historien des finances au sens ancien du terme ; il lui faut être historien du
gouvernement et tant soit peu économiste. Malheureusement la fragmentation de l’histoire en sous-sections, monopoles de
spécialistes, et le sentiment que certains aspects de l’histoire sont à la mode alors que d’autres sont démodés, n’ont guère
contribué à cette cause3. »
L’État est l’aboutissement d’un processus de concentration des différentes espèces de capital, capital de force physique
ou d’instruments de coercition (armée, police), capital économique, capital culturel ou, mieux, informationnel, capital
symbolique, concentration qui, en tant que telle, constitue l’État en détenteur d’une sorte de méta-capital, donnant pouvoir sur
les autres espèces de capital et sur leurs détenteurs. La concentration de différentes espèces de capital (qui va de pair avec la
construction des différents champs correspondants) conduit en effet à l’émergence d’un capital spécifique, proprement
étatique, qui permet à l’État d’exercer un pouvoir sur les différents champs et sur les différentes espèces particulières de
capital, notamment sur les taux de change entre elles (et, du même coup, sur les rapports de force entre leurs détenteurs). Il
s’ensuit que la construction de l’État va de pair avec la construction du champ du pouvoir entendu comme l’espace de jeu à
l’intérieur duquel les détenteurs de capital (de différentes espèces) luttent notamment pour le pouvoir sur l’État, c’est-à-dire
sur le capital étatique donnant pouvoir sur les différentes espèces de capital et sur leur reproduction (à travers, notamment,
l’institution scolaire).
Bien que les différentes dimensions de ce processus de concentration (forces armées, fiscalité, droit, etc.) soient
interdépendantes, il faut, pour les besoins de l’exposition et de l’analyse, les examiner une à une.
C’est la concentration du capital de force physique qui a été privilégiée dans la plupart des modèles de la genèse de
l’État, des marxistes, enclins à considérer l’État comme un simple organe de coercition, à Max Weber et sa définition
classique, ou de Norbert Elias à Charles Tilly. Dire que les forces de coercition (armée et police) se concentrent, c’est dire
que les institutions mandatées pour garantir l’ordre sont progressivement séparées du monde social ordinaire ; que la violence
physique ne peut plus être appliquée que par un groupement spécialisé, spécialement mandaté à cette fin, clairement identifié
au sein de la société, centralisé et discipliné ; et que l’armée de métier fait peu à peu disparaître les troupes féodales,
menaçant directement la noblesse dans son monopole statutaire de la fonction guerrière. (Il faut reconnaître à Norbert Elias,
que l’on crédite souvent à tort, notamment parmi les historiens, d’idées ou de thèses qui font partie du fonds commun de la
sociologie, le mérite d’avoir su dégager toutes les implications de l’analyse weberienne en montrant que l’État n’a pas pu
s’assurer progressivement le monopole de la violence sans déposséder ses concurrents intérieurs des instruments de la
violence physique et du droit à l’exercer, contribuant ainsi à déterminer une des dimensions essentielles du « processus de
civilisation ».)
L’État naissant doit affirmer sa force physique dans deux contextes différents : à l’extérieur, par rapport à d’autres États,
actuels ou potentiels (les princes concurrents), dans et par la guerre pour la terre – qui impose la création d’armées
puissantes ; à l’intérieur, par rapport à des contre-pouvoirs (princes) et à des résistances (classes dominées). Les forces
armées se différencient progressivement avec, d’un côté, les forces militaires, destinées à la compétition interétatique, et, de
l’autre, les forces de police, destinées au maintien de l’ordre intérieur. (Dans des sociétés sans État comme la Kabylie
ancienne ou l’Islande des sagas4, il n’y a pas de délégation de l’exercice de la violence à un groupement spécialisé, clairement
identifié au sein de la société. Il s’ensuit que l’on ne peut échapper à la logique de la vengeance personnelle, rekba, vendetta,
ou de l’autodéfense. D’où le problème des Tragiques : l’acte du justicier – Oreste – n’est-il pas un crime au même titre que
l’acte initial du criminel ? Question que la reconnaissance de la légitimité de l’État fait oublier et qui se rappelle dans
certaines situations limites.)
La concentration du capital de force physique passe par l’instauration d’une fiscalité efficiente, qui va elle-même de pair
avec l’unification de l’espace économique (création du marché national). Le prélèvement opéré par l’État dynastique
s’applique directement à l’ensemble des sujets – et non, comme le prélèvement féodal, aux seuls dépendants, qui peuvent à
leur tour taxer leurs propres hommes. L’impôt d’État, qui apparaît dans la dernière décennie du XIIe siècle, se développe en
liaison avec l’accroissement des dépenses de guerre. Les impératifs de la défense du territoire, d’abord invoqués au coup par
coup, deviennent peu à peu la justification permanente du caractère « obligatoire » et « régulier » de prélèvements perçus
« sans limite de temps que celle que le roi leur assigne régulièrement » et applicables directement ou indirectement « à tous les
groupes sociaux ».
C’est ainsi que s’instaure progressivement une logique économique tout à fait spécifique, fondée sur le prélèvement sans
contrepartie et la redistribution fonctionnant comme principe de la transformation du capital économique en capital
symbolique, d’abord concentré sur la personne du prince. (Il faudrait analyser en détail le passage progressif d’un usage
« patrimonial » – ou « féodal » – des ressources fiscales dans lequel une part importante du revenu public est engagée dans
des dons ou des largesses destinés à assurer au prince la reconnaissance de concurrents potentiels – et, par là, entre autres
choses, la reconnaissance de la légitimité du prélèvement fiscal – à un usage « bureaucratique » en tant que « dépenses
publiques », transformation qui est une des dimensions fondamentales de la transformation de l’État dynastique en État
« impersonnel ».)
L’institution de l’impôt (contre les résistances des contribuables) est dans un rapport de causalité circulaire avec le
développement de forces armées qui sont indispensables pour étendre ou défendre le territoire contrôlé, donc le prélèvement
possible de tributs et d’impôts, mais aussi pour imposer par la contrainte le versement de cet impôt. L’institutionnalisation de
l’impôt a été l’aboutissement d’une véritable guerre intérieure menée par les agents de l’État contre les résistances des sujets,
qui se découvrent comme tels, principalement, sinon exclusivement, en se découvrant comme imposables, comme
contribuables. Les ordonnances royales prescrivent quatre degrés de répression en cas de retard des levées : les saisies, les
contraintes par corps (dont les emprisonnements), les contraintes solidaires, le logement de garnisons de gens de guerre. Il
s’ensuit que la question de la légitimité de l’impôt ne peut manquer de se poser (Norbert Elias a raison de remarquer que,
dans les premiers commencements, le prélèvement de l’impôt se présente comme une sorte de racket). Et ce n’est que très
progressivement que l’on en vient à voir dans l’impôt un tribut nécessaire aux besoins d’un destinataire transcendant à la
personne du roi, c’est-à-dire de ce « corps fictif » qu’est l’État.
La fraude fiscale est là encore aujourd’hui pour attester que la légitimité de l’impôt ne va pas de soi. On sait que, dans la
phase initiale, la résistance armée n’était pas considérée comme désobéissance aux ordonnances royales, mais comme défense
moralement légitime des droits de la famille contre une fiscalité où l’on se refusait de reconnaître le monarque juste et
paternel5. Depuis les fermes conclues en bonne et due forme avec le Trésor royal, jusqu’au dernier sous-fermier, chargé du
prélèvement local, s’interposaient toute une cascade de baux et de sous-fermes qui faisaient surgir sans cesse le soupçon de
l’aliénation de l’impôt et de l’usurpation d’autorité, toute une longue chaîne de petits collecteurs, souvent mal payés, qui
étaient suspects de corruption tant aux yeux de leurs victimes qu’aux yeux des détenteurs d’offices de rang plus élevé6. La
reconnaissance d’une instance transcendante aux agents chargés de l’actualiser, royauté ou État, ainsi mise à l’abri de la
critique profane, a sans doute trouvé un fondement pratique dans la dissociation entre le roi et les exécutants injustes et
corrompus qui le trompent autant qu’ils trompent le peuple. (Cette disjonction du roi ou de l’État par rapport aux incarnations
concrètes du pouvoir trouve son accomplissement dans le mythe du « roi caché »7.)
La concentration de forces armées et des ressources financières nécessaires pour les entretenir ne va pas sans la
concentration d’un capital symbolique de reconnaissance, de légitimité. Il importe que le corps des agents chargés du
recouvrement de l’impôt et capables de l’opérer sans le détourner à leur profit et les méthodes de gouvernement et de gestion
qu’il met en œuvre – comptabilité, archivage, jugement des différends, actes de procédure, contrôle des actes, etc. – soient en
mesure de se faire connaître et reconnaître comme légitimes, qu’ils soient « aisément identifiés avec la personne, la dignité du
pouvoir », « que les huissiers portent sa livrée, s’autorisent de ses emblèmes, signifient ses commandements en son nom » ; et
aussi que les simples contribuables soient en mesure de « reconnaître les livrées des gardes, les panonceaux des guérites » et
de distinguer « les gardes des fermes, agents de financiers détestés et méprisés, d’avec les cavaliers royaux, archers de
maréchaussée, de la Prévôté de l’Hôtel ou des Gardes du Corps réputés inattaquables du fait de leur casaque à la couleur
royale »8.
Tous les auteurs s’accordent pour associer le développement progressif de la reconnaissance de la légitimité des
prélèvements officiels à l’émergence d’une forme de nationalisme. Et il est probable en effet que la perception générale des
impôts a contribué à l’unification du territoire, ou, plus exactement, à la construction, dans la réalité et dans les
représentations, de l’État comme territoire unitaire , comme réalité unifiée par la soumission aux mêmes obligations, elles-
mêmes imposées par les mêmes impératifs de défense. Il est probable aussi que cette conscience « nationale » s’est
développée d’abord parmi les membres des institutions représentatives qui émergent en liaison avec la discussion de
l’impôt : on sait en effet que ces instances sont d’autant plus disposées à consentir à des impôts que ceux-ci leur paraissent
motivés non par les intérêts privés du prince mais par les intérêts du pays, au premier rang desquels les impératifs de la
défense du territoire. L’État s’inscrit progressivement dans un espace qui n’est pas encore cet espace national qu’il deviendra
par la suite mais qui se présente déjà comme un ressort de souveraineté, avec par exemple le monopole du droit de frapper
monnaie (l’idéal des princes féodaux, comme plus tard des rois de France, étant que l’on ne se serve, dans les territoires
soumis à leur domination, que de leur monnaie, prétention qui ne sera réalisée que sous LouisXIV) et comme support d’une
valeur symbolique transcendante.
La concentration du capital économique liée à l’instauration d’une fiscalité unifiée va de pair avec la concentration du
capital informationnel (dont le capital culturel est une dimension) qui s’accompagne elle-même de l’unification du marché
culturel. Ainsi, très tôt, les pouvoirs publics opèrent des enquêtes sur l’état des ressources (par exemple, dès 1194, la « prisée
des sergents », dénombrement des charrois et des hommes armés que quatre-vingt-trois villes et abbayes royales devaient
fournir lorsque le roi réunit son ost ; en l221, un embryon de budget, un compte des recettes et des dépenses). L’État concentre
l’information, la traite et la redistribue. Et surtout, il opère une unification théorique. Se situant au point de vue du Tout, de la
société dans son ensemble, il est responsable de toutes les opérations de totalisation, notamment par le recensement et la
statistique ou par la comptabilité nationale, et d’objectivation, par la cartographie, représentation unitaire, en survol, de
l’espace ou, tout simplement, par l’écriture, instrument de cumulation de la connaissance (avec par exemple les archives) et de
l a codification comme unification cognitive impliquant une centralisation et une monopolisation au profit des clercs ou des
lettrés.
La Culture est unificatrice : l’État contribue à l’unification du marché culturel en unifiant tous les codes, juridique,
linguistique, métrique, et en opérant l’homogénéisation des formes de communication, bureaucratique notamment (par exemple
les formulaires, les imprimés, etc.). A travers les systèmes de classement (selon l’âge et le sexe notamment) qui sont inscrits
dans le droit, les procédures bureaucratiques, les structures scolaires, et les rituels sociaux, particulièrement remarquables
dans le cas de l’Angleterre ou du Japon, l’État façonne les structures mentales et impose des principes de vision et de
division communs, des formes de pensée qui sont à la pensée cultivée ce que les formes primitives de classification décrites
par Durkheim et Mauss sont à la « pensée sauvage », contribuant par là à construire ce que l’on désigne communément comme
l’identité nationale – ou, dans un langage plus traditionnel, le caractère national. (C’est surtout à travers l’École que, avec la
généralisation de l’éducation élémentaire au cours du XIXe siècle, s’exerce l’action unificatrice de l’État en matière de culture,
élément fondamental de la construction de l’État-nation. La création de la société nationale va de pair avec l’affirmation de
l’éducabilité universelle : tous les individus étant égaux devant la loi, l’État a le devoir d’en faire des citoyens, dotés des
moyens culturels d’exercer activement leurs droits civiques.)
En imposant et en inculquant universellement (dans les limites de son ressort) une culture dominante ainsi constituée en
culture nationale légitime, le système scolaire, à travers notamment l’enseignement de l’histoire et, particulièrement, de
l’histoire de la littérature, inculque les fondements d’une véritable « religion civique » et, plus précisément, les présupposés
fondamentaux de l’image (nationale) de soi. Ainsi, comme le montrent Philip Corrigan et Derek Sayer, les Anglais adhèrent
très largement – c’est-à-dire bien au-delà des limites de la classe dominante – au culte d’une culture doublement particulière,
en tant que bourgeoise et en tant que nationale, avec par exemple le mythe de l’Englishness entendu comme ensemble de
qualités indéfinissables et inimitables (pour les non-Anglais), reasonabless, moderation, pragmatism, hostility to ideology,
quirkiness, eccentricity9. Très visible dans le cas de l’Angleterre, qui perpétue avec une extraordinaire continuité (dans le
rituel judiciaire ou le culte de la famille royale par exemple) une tradition très ancienne, ou dans le cas du Japon, où
l’invention de la culture nationale est directement liée à l’invention de l’État, la dimension nationaliste de la culture se
masque, dans le cas de la France, sous des dehors universalistes : la propension à concevoir l’annexion à la culture nationale
comme promotion à l’universel fonde aussi bien la vision brutalement intégratrice de la tradition républicaine (nourrie
notamment du mythe fondateur de la Révolution universelle) que des formes très perverses d’impérialisme universaliste et de
nationalisme internationaliste10.
L’unification culturelle et linguistique s’accompagne de l’imposition de la langue et de la culture dominantes comme
légitimes, et du rejet de toutes les autres dans l’indignité (patois). L’accès d’une langue ou d’une culture particulière à
l’universalité a pour effet de renvoyer les autres à la particularité ; en outre, du fait que l’universalisation des exigences ainsi
instituées ne s’accompagne pas de l’universalisation de l’accès aux moyens d’y satisfaire, elle favorise à la fois la
monopolisation de l’universel par quelques-uns et la dépossession de tous les autres, ainsi mutilés, en quelque sorte, dans leur
humanité.

Le capital symbolique

Tout renvoie à la concentration d’un capital symbolique d’autorité reconnue qui, ignoré de toutes les théories de la genèse
de l’État, apparaît comme la condition ou, à tout le moins, l’accompagnement de toutes les autres formes de concentration, si
du moins elles doivent avoir une certaine durée. Le capital symbolique, c’est n’importe quelle propriété (n’importe quelle
espèce de capital, physique, économique, culturel, social) lorsqu’elle est perçue par des agents sociaux dont les catégories de
perception sont telles qu’ils sont en mesure de la connaître (de l’apercevoir) et de la reconnaître, de lui accorder valeur. (Un
exemple : l’honneur des sociétés méditerranéennes est une forme typique de capital symbolique, qui n’existe qu’à travers la
réputation, c’est-à-dire la représentation que les autres s’en font, dans la mesure où ils partagent un ensemble de croyances
propres à leur faire percevoir et apprécier certaines propriétés et certaines conduites comme honorables ou déshonorantes.)
Plus précisément, c’est la forme que prend toute espèce de capital lorsqu’elle est perçue à travers des catégories de perception
qui sont le produit de l’incorporation des divisions ou des oppositions inscrites dans la structure de la distribution de cette
espèce de capital (e.g. fort/faible, grand/petit, riche/pauvre, cultivé/inculte, etc.). Il s’ensuit que l’État, qui dispose des moyens
d’imposer et d’inculquer des principes durables de vision et de division conformes à ses propres structures, est le lieu par
excellence de la concentration et de l’exercice du pouvoir symbolique.
Le processus de concentration du capital juridique, forme objectivée et codifiée du capital symbolique, suit sa logique
propre, qui n’est pas celle de la concentration du capital militaire ni celle du capital financier. Aux XIIe et XIIIe siècles, en
Europe, coexistent des juridictions ecclésiastiques, les cours de chrétienté, et diverses juridictions laïques, la justice du roi,
les justices seigneuriales, celles des communes (des villes), celles des corporations, celles du commerce11. La juridiction du
seigneur justicier ne s’exerce que sur ses vassaux et tous ceux qui résident sur ses terres (les vassaux nobles, les hommes
libres non nobles et les serfs étant soumis à des règles différentes). A l’origine, le roi n’a juridiction que sur le domaine royal
et ne décide que des procès entre ses vassaux directs et les habitants de ses propres seigneuries ; mais, comme le note Marc
Bloch, la justice royale « s’insinue » peu à peu dans la société tout entière12. Bien qu’il ne résulte pas d’une intention, moins
encore d’un plan, et qu’il ne fasse l’objet d’aucune concertation entre ceux qui en bénéficient, notamment le roi et les juristes,
le mouvement de concentration s’oriente toujours dans une même direction, et un appareil juridique se crée. D’abord les
prévôts dont parle le « testament de Philippe Auguste » (1190), puis les baillis, officiers supérieurs de la royauté, qui tiennent
des assises solennelles et contrôlent les prévôts, puis, avec Saint Louis, différents corps, le Conseil d’État, la Cour des
comptes, la cour judiciaire (Curia regis proprement dite) qui prend le nom de Parlement et qui, sédentaire et composée
exclusivement de légistes, devient un des instruments majeurs de la concentration du pouvoir judiciaire aux mains du roi, grâce
à la procédure de l’appel.
La justice royale attire peu à peu à elle la plus grande partie des causes criminelles qui allaient auparavant aux tribunaux
des seigneurs ou de l’Église : les « cas royaux » qui portent atteinte aux droits de la royauté sont réservés aux baillis royaux
(c’est le cas des crimes de lèse-majesté : faux-monnayeurs, contrefacteurs du sceau) ; mais surtout les juristes développent une
théorie de l’appel qui soumet au roi toutes les juridictions du royaume. Alors que les cours féodales étaient souveraines, on
admet que tout jugement rendu par un seigneur justicier peut être déféré au roi par la partie grevée s’il est contraire aux
coutumes du pays : cette procédure, appelée supplication, se transforme peu à peu en appel. Les jugeurs disparaissent
progressivement des cours féodales pour laisser la place à des juristes professionnels, des officiers de justice. L’appel suit la
règle du ressort : on en appelle du seigneur inférieur au seigneur de degré supérieur et du duc ou du comte, on en appelle au roi
(sans pouvoir sauter de degré et en appeler directement au roi).
C’est ainsi que la royauté, en s’appuyant sur les intérêts spécifiques des juristes (exemple typique d’intérêt à l’universel)
qui ont partie liée avec l’État et qui, on le verra, créent toutes sortes de théories légitimatrices selon lesquelles le roi
représente l’intérêt commun et doit à tous sécurité et justice, restreint la compétence des juridictions féodales (elle procède de
même avec les juridictions ecclésiastiques : elle limite par exemple le droit d’asile de l’Église).
Le processus de concentration du capital juridique va de pair avec un processus de différenciation qui aboutit à la
constitution d’un champ juridique autonome. Le corps judiciaire s’organise et se hiérarchise : les prévôts deviennent les juges
ordinaires des cas ordinaires ; les baillis et les sénéchaux d’ambulants deviennent sédentaires ; ils ont de plus en plus de
lieutenants qui deviennent des officiers de justice irrévocables et qui dépossèdent peu à peu les titulaires, les baillis, ainsi
renvoyés à des fonctions purement honorifiques. Au XIVe siècle, c’est l’apparition du ministère public, chargé de la poursuite
d’office. Le roi a ainsi des procureurs en titre qui agissent en son nom et deviennent peu à peu des fonctionnaires.
L’ordonnance de 1670 clôt le processus de concentration qui a dépouillé progressivement les juridictions ecclésiastiques
et seigneuriales au profit des juridictions royales. Elle ratifie les conquêtes progressives des juristes : la compétence du lieu
de délit devient la règle ; elle affirme la préséance des juges royaux sur ceux des seigneurs ; elle énumère les cas royaux ; elle
annule les privilèges ecclésiastiques et communaux en posant que les juges d’appel sont toujours royaux. Bref, la compétence
déléguée sur un certain ressort (un territoire) prend la place de la préséance ou de l’autorité directement exercée sur des
personnes.
Par la suite, la construction des structures juridico-administratives qui sont constitutives de l’État va de pair, en France,
avec la construction du corps des juristes et de ce que Sarah Hanley appelle le « Family-State compact », le contrat entre le
corps des juristes qui se constitue comme tel en contrôlant rigoureusement sa propre reproduction, et l’État. « The Family-
State compact provided a formidable family model of socioeconomic authority which influenced the state model of political
power in the making at the same time13. »
La concentration du capital juridique est un aspect, tout à fait central, d’un processus plus large de concentration du
capital symbolique, sous ses différentes formes, qui est le fondement de l’autorité spécifique du détenteur du pouvoir étatique
et en particulier de son pouvoir, très mystérieux, de nommer. Ainsi par exemple, le roi s’efforce de contrôler l’ensemble de la
circulation des honneurs auxquels pouvaient prétendre les gentilshommes : il travaille à se rendre maître des grands bénéfices
ecclésiastiques, des ordres de chevalerie, de la distribution des charges militaires, des charges de cour et enfin et surtout des
titres de noblesse. Ainsi se constitue peu à peu une instance centrale de nomination.
On se rappelle les nobles d’Aragon qui, selon V. G. Kiernan, se disaient ricoshombres de natura, gentilshommes par
nature ou de naissance, par opposition aux nobles créés par le roi. La distinction, qui joue évidemment un rôle dans les luttes
au sein de la noblesse et entre la noblesse et le pouvoir royal, est d’importance : elle oppose deux voies d’accès à la noblesse,
la première, dite « naturelle », n’étant autre chose que l’hérédité et la reconnaissance publique – par les autres nobles et par
les roturiers –, la seconde, légale, étant l’anoblissement par le roi. Les deux formes de consécration coexistent pendant
longtemps. Mais, comme le montre bien Arlette Jouanna14, avec la concentration aux mains du roi du pouvoir d’anoblir,
l’honneur statutaire, fondé sur la reconnaissance des pairs et des roturiers, affirmé et défendu par le défi et la prouesse, cède
peu à peu la place aux honneurs attribués par l’État qui, tels une monnaie fiduciaire ou un titre scolaire, valent sur tous les
marchés contrôlés par l’État. En conséquence, le roi concentre de plus en plus de capital symbolique (ce que Mousnier appelle
« les fidélités15 »), et son pouvoir de distribuer ce capital sous forme de charges et d’honneurs conçus comme des
récompenses ne cesse de croître : le capital symbolique de la noblesse (honneur, réputation), qui reposait sur une estime
sociale, tacitement accordée par un consensus social plus ou moins conscient, trouve une objectivation statutaire, quasi
bureaucratique (sous forme d’édits et d’arrêts qui ne font que reconnaître le consensus). On peut en voir un indice dans les
« grandes recherches de noblesse » que Louis XIV, et Colbert, font opérer : l’arrêt du 22 mars 1666 ordonne l’institution
d’« un catalogue contenant les noms, surnoms, demeures et armes des véritables gentilshommes ». Les intendants passent au
crible les titres de noblesse (généalogiste des Ordres du Roi et juge d’armes entrent en conflit sur les vrais nobles). Avec la
noblesse de robe, qui doit sa position à son capital culturel, on est très près de la logique de la nomination étatique et du
cursus honorum fondé sur le titre scolaire.
Bref, on passe d’un capital symbolique diffus, fondé sur la seule reconnaissance collective, à un capital symbolique
objectivé, codifié, délégué et garanti par l’État, bureaucratisé. Illustration très précise de ce processus, les lois somptuaires
qui tendent à régler de manière rigoureusement hiérarchisée la distribution des manifestations symboliques (vestimentaires
notamment) entre les nobles et les roturiers et surtout peut-être entre les différents rangs de la noblesse16. L’État réglemente
l’usage des tissus et des garnitures d’or, d’argent et de soie : ce faisant, il défend la noblesse contre les usurpations des
roturiers mais, en même temps, il étend et renforce son contrôle sur la hiérarchie à l’intérieur de la noblesse.
Le déclin du pouvoir de distribution autonome des grands tend à assurer au roi le monopole de l’anoblissement et la
transformation progressive des charges conçues comme récompenses en postes de responsabilité exigeant compétence et
inscrits dans un cursus honorum évoquant une carrière bureaucratique lui assure le monopole de la nomination. Ainsi
s’institue peu à peu cette forme suprêmement mystérieuse de pouvoir qu’est le power of appointing and dismissing the high
officers of state. Ainsi constitué en fountain of honour, of office and of privilege , selon le mot de Blackstone, l’État distribue
les honneurs (honours), faisant knights et baronets, inventant de nouveaux ordres de chevalerie (knighthood), conférant des
préséances cérémonielles, nommant les pairs (peers) et tous les détenteurs de fonctions publiques importantes17.
La nomination est un acte, en définitive, très mystérieux qui obéit à une logique proche de celle de la magie telle que la
décrit Marcel Mauss. Comme le sorcier mobilise tout le capital de croyance accumulé par le fonctionnement de l’univers
magique, le président de la République qui signe un arrêté de nomination ou le médecin qui signe un certificat (de maladie,
d’invalidité, etc.) mobilisent un capital symbolique accumulé dans et par tout le réseau de relations de reconnaissance qui sont
constitutives de l’univers bureaucratique. Qui certifie la validité du certificat ? Celui qui a signé le titre donnant licence de
certifier. Mais qui le certifie à son tour ? On est entraîné dans une régression à l’infini au terme de laquelle « il faut s’arrêter »
et l’on peut, à la façon des théologiens, choisir de donner le nom d’État au dernier (ou au premier) maillon de la longue chaîne
des actes officiels de consécration18. C’est lui qui, agissant à la façon d’une banque de capital symbolique, garantit tous les
actes d’autorité, actes, à la fois arbitraires et méconnus comme tels, d’« imposture légitime », comme dit Austin : le président
de la République est quelqu’un qui se prend pour le président de la République, mais qui, à la différence du fou qui se prend
pour Napoléon, est reconnu comme fondé à le faire.
La nomination ou le certificat appartiennent à la classe des actes ou des discours officiels, symboliquement efficients
parce que accomplis en situation d’autorité par des personnages autorisés, « officiels », agissant ex officio, en tant que
détenteurs d’un officium (publicum), d’une fonction ou d’une charge assignée par l’État : le verdict du juge ou du professeur,
les procédures d’enregistrement officiel, constats ou procès-verbaux, les actes destinés à produire un effet de droit, comme les
actes de l’état civil, naissance, mariage ou décès, ou les actes de vente, ont la capacité de créer (ou d’instituer), par la magie
de la nomination officielle, déclaration publique, accomplie dans les formes prescrites, par les agents attitrés, et dûment
enregistrée dans des registres officiels, des identités sociales socialement garanties (celle de citoyen, d’électeur, de
contribuable, de parent, de propriétaire, etc.) ou des unions et des groupes légitimes (familles, associations, syndicats, partis,
etc.). En énonçant avec autorité ce qu’un être, chose ou personne, est en vérité (verdict), dans sa définition sociale légitime,
c’est-à-dire ce qu’il est autorisé à être, ce qu’il est en droit d’être, l’être social qu’il est en droit de revendiquer, de professer,
d’exercer (par opposition à l’exercice illégal), l’État exerce un véritable pouvoir créateur, quasi divin (et nombre de luttes,
apparemment dirigées contre lui, lui reconnaissent en fait ce pouvoir en lui demandant d’autoriser une catégorie d’agents
déterminés – les femmes, les homosexuels – à être officiellement, c’est-à-dire publiquement et universellement, ce qu’elle est
encore seulement pour elle-même). Il suffit de penser à la forme d’immortalité qu’il accorde, à travers des actes de
consécration comme les commémorations ou la canonisation scolaire, pour qu’il soit permis de dire, en déformant le mot de
Hegel, que « le jugement de l’État est le jugement dernier ». (Du fait que la publication, au sens de procédure ayant pour objet
de rendre public, de porter à la connaissance de tous, enferme toujours la potentialité d’une usurpation du droit d’exercer la
violence symbolique légitime qui appartient en propre à l’État – et qui s’affirme par exemple dans la promulgation d’une loi,
l’État prétend toujours régler toutes les formes de publication, impression et publication de livres, représentations théâtrales,
prédication publique, caricature, etc.)

La construction étatique des esprits

Pour comprendre véritablement le pouvoir de l’État dans ce qu’il a de plus spécifique, c’est-à-dire la forme particulière
d’efficacité symbolique qu’il exerce, il faut, comme je l’avais suggéré dans un article déjà ancien19, intégrer dans un même
modèle explicatif des traditions intellectuelles traditionnellement perçues comme incompatibles. Il faut ainsi dépasser d’abord
l’opposition entre une vision physicaliste du monde social qui conçoit les rapports sociaux comme des rapports de force
physique, et une vision « cybernétique » ou sémiologique qui en fait des rapports de force symbolique, des rapports de sens,
des rapports de communication. Les rapports de force les plus brutaux sont en même temps des rapports symboliques et les
actes de soumission, d’obéissance, sont des actes cognitifs qui, en tant que tels, mettent en œuvre des structures cognitives, des
formes et des catégories de perception, des principes de vision et de division : les agents sociaux construisent le monde social
à travers des structures cognitives (« formes symboliques » comme dit Cassirer, formes de classification comme dit Durkheim,
principes de vision et de division, autant de manières de dire la même chose dans des traditions théoriques plus ou moins
séparées) susceptibles d’être appliquées à toutes les choses du monde et, en particulier, aux structures sociales.
Ces structures cognitives sont des formes historiquement constituées, donc arbitraires, au sens saussurien,
conventionnelles, ex instituto, comme disait Leibniz, dont on peut retracer la genèse sociale. Et l’on peut, en généralisant
l’hypothèse durkheimienne selon laquelle les « formes de classification » que les « primitifs » appliquent au monde sont le
produit de l’incorporation des structures des groupes dans lesquels ils sont insérés, supposer que, dans les sociétés
différenciées, l’État est en mesure d’imposer et d’inculquer de manière universelle, à l’échelle d’un certain ressort territorial,
des structures cognitives et évaluatives identiques ou semblables et qu’il est de ce fait le fondement d’un « conformisme
logique » et d’un « conformisme moral » (les expressions sont de Durkheim), d’un accord tacite, préréflexif, immédiat, sur le
sens du monde, qui est au principe de l’expérience du monde comme « monde du sens commun ». (Les phénoménologues, qui
ont porté au jour cette expérience, et les ethnométhodologues, qui se donnent pour projet de la décrire, ne se donnent pas les
moyens de la fonder, d’en rendre raison : ils omettent de poser la question de la construction sociale des principes de
construction de la réalité sociale qu’ils s’efforcent d’expliciter, et de s’interroger sur la contribution de l’État à la constitution
des principes de constitution que les agents mettent en œuvre pour produire l’ordre social.)
Dans les sociétés peu différenciées, c’est à travers toute l’organisation spatiale et temporelle de la vie sociale et, plus
spécialement, à travers les rites d’institution établissant des différences définitives entre ceux qui ont subi le rite et ceux qui
ne l’ont pas subi que s’instituent dans les esprits (ou dans les corps) les principes de vision et de division communs (dont le
paradigme est l’opposition entre le masculin et le féminin). Dans nos sociétés, l’État contribue pour une part déterminante à la
production et à la reproduction des instruments de construction de la réalité sociale. En tant que structure organisationnelle et
instance régulatrice des pratiques, il exerce en permanence une action formatrice de dispositions durables, à travers toutes les
contraintes et les disciplines corporelles et mentales qu’il impose uniformément à l’ensemble des agents. En outre, il impose et
inculque tous les principes de classement fondamentaux, selon le sexe, selon l’âge, selon la « compétence », etc., et il est au
principe de l’efficacité symbolique de tous les rites d’institution, de tous ceux qui sont au fondement de la famille par exemple,
et aussi de tous ceux qui s’exercent à travers le fonctionnement du système scolaire, lieu de consécration où s’instituent, entre
les élus et les éliminés, des différences durables, souvent définitives, à la façon de celles qu’instituait le rituel d’adoubement
de la noblesse.
La construction de l’État s’accompagne de la construction d’une sorte de transcendantal historique commun, immanent à
tous ses « sujets ». A travers l’encadrement qu’il impose aux pratiques, l’État instaure et inculque des formes et des catégories
de perception et de pensée communes, des cadres sociaux de la perception, de l’entendement ou de la mémoire, des structures
mentales, des formes étatiques de classification. Par là, il crée les conditions d’une sorte d’orchestration immédiate des
habitus qui est elle-même le fondement d’une sorte de consensus sur cet ensemble d’évidences partagées qui sont constitutives
du sens commun. C’est ainsi par exemple que les grands rythmes du calendrier social, et en particulier la structure des
vacances scolaires, qui détermine les grandes « migrations saisonnières » des sociétés contemporaines, garantissent à la fois
des référents objectifs communs et des principes de division subjectifs accordés, assurant, par-delà l’irréductibilité des temps
vécus, des « expériences internes du temps » suffisamment concordantes pour rendre la vie sociale possible.
Mais pour comprendre vraiment la soumission immédiate qu’obtient l’ordre étatique, il faut rompre avec
l’intellectualisme de la tradition néo-kantienne et apercevoir que les structures cognitives ne sont pas des formes de la
conscience mais des dispositions du corps, et que l’obéissance que nous accordons aux injonctions étatiques ne peut être
comprise ni comme soumission mécanique à une force ni comme consentement conscient à un ordre (au double sens). Le
monde social est parsemé de rappels à l’ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour ceux qui sont prédisposés à les
apercevoir, et qui réveillent des dispositions corporelles profondément enfouies, sans passer par les voies de la conscience et
du calcul. C’est cette soumission doxique des dominés aux structures d’un ordre social dont leurs structures mentales sont le
produit que le marxisme s’interdit de comprendre parce qu’il reste enfermé dans la tradition intellectualiste des philosophies
de la conscience : dans la notion de « fausse conscience » qu’il invoque pour rendre compte des effets de domination
symbolique, c’est « conscience » qui est de trop, et parler d’« idéologie » c’est situer dans l’ordre des représentations,
susceptibles d’être transformées par cette conversion intellectuelle que l’on appelle « prise de conscience », ce qui se situe
dans l’ordre des croyances, c’est-à-dire au plus profond des dispositions corporelles. La soumission à l’ordre établi est le
produit de l’accord entre les structures cognitives que l’histoire collective (phylogenèse) et individuelle (ontogenèse) a
inscrites dans les corps et les structures objectives du monde auquel elles s’appliquent : l’évidence des injonctions de l’État
ne s’impose aussi puissamment que parce qu’il a imposé les structures cognitives selon lesquelles il est perçu. (Il faudrait
reprendre, dans cette perspective, une analyse des conditions qui rendent possible le sacrifice suprême : pro patria mori.)
Mais il faut dépasser la tradition néo-kantienne, même en sa forme durkheimienne, sur un autre point, en demandant à la
tradition structuraliste les instruments indispensables pour penser les faits symboliques comme des systèmes. En effet, si, en
privilégiant l’opus operatum, il se condamne à ignorer la dimension active de la production symbolique, mythique notamment,
c’est-à-dire la question du modus operandi, le structuralisme symbolique à la manière de Lévi-Strauss (ou du Foucault de Les
Mots et les Choses) a le mérite de s’attacher à dégager la cohérence des systèmes symboliques, considérés comme tels, c’est-
à-dire un des principes majeurs de leur efficacité (comme on le voit bien dans le cas du droit, où elle est délibérément
recherchée, mais aussi dans le cas du mythe et de la religion). L’ordre symbolique repose sur l’imposition à l’ensemble des
agents de structures cognitives qui doivent une part de leur consistance et de leur résistance au fait qu’elles sont, en apparence
au moins, cohérentes et systématiques et qu’elles sont objectivement accordées aux structures objectives du monde social.
C’est cet accord immédiat et tacite (en tout opposé à un contrat explicite) qui fonde la relation de soumission doxique qui nous
lie, par tous les liens de l’inconscient, à l’ordre établi. La reconnaissance de la légitimité n’est pas, comme le croit Max
Weber, un acte libre de la conscience claire. Elle s’enracine dans l’accord immédiat entre les structures incorporées,
devenues inconscientes, comme celles qui organisent les rythmes temporels (par exemple la division en heures, tout à fait
arbitraire, de l’emploi du temps scolaire), et les structures objectives.
C’est cet accord préréflexif qui explique la facilité, en définitive très étonnante, avec laquelle les dominants imposent
leur domination : « Rien n’est plus surprenant pour ceux qui considèrent les affaires humaines avec un œil philosophique que
de voir la facilité avec laquelle les plus nombreux (the many) sont gouvernés par les moins nombreux (the few) et d’observer
la soumission implicite avec laquelle les hommes révoquent leurs propres sentiments et passions en faveur de leurs dirigeants.
Quand nous nous demandons par quels moyens cette chose étonnante est réalisée, nous trouvons que, comme la force est
toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n’ont rien pour les soutenir que l’opinion. C’est donc sur l’opinion seule que
le gouvernement est fondé et cette maxime s’étend aux gouvernements les plus despotiques et les plus militaires aussi bien
qu’aux plus libres et aux plus populaires20. » L’étonnement de Hume fait surgir la question fondamentale de toute philosophie
politique, question que l’on occulte, paradoxalement, en posant un problème qui ne se pose pas vraiment comme tel dans
l’existence ordinaire, celui de la légitimité. En effet, ce qui fait problème, c’est que, pour l’essentiel, l’ordre établi ne fait pas
problème ; que, en dehors des situations de crise, la question de la légitimité de l’État, et de l’ordre qu’il institue, ne se pose
pas. L’État n’a pas nécessairement besoin de donner des ordres, et d’exercer une coercition physique, pour produire un monde
social ordonné : cela aussi longtemps qu’il est en mesure de produire des structures cognitives incorporées qui soient
accordées aux structures objectives et d’assurer ainsi la croyance dont parlait Hume, la soumission doxique à l’ordre établi.
Cela dit, il ne faut pas oublier que cette croyance politique primordiale, cette doxa, est une orthodoxie, une vision droite,
dominante, qui ne s’est imposée qu’au terme de luttes contre des visions concurrentes ; et que l’« attitude naturelle » dont
parlent les phénoménologues, c’est-à-dire l’expérience première du monde du sens commun, est un rapport politiquement
construit, comme les catégories de perception qui la rendent possible. Ce qui se présente aujourd’hui sur le mode de
l’évidence, en deçà de la conscience et du choix, a été, bien souvent, l’enjeu de luttes et ne s’est institué qu’au terme
d’affrontements entre dominants et dominés. L’effet majeur de l’évolution historique est d’abolir l’histoire, en renvoyant au
passé, c’est-à-dire à l’inconscient, les possibles latéraux qui se sont trouvés écartés. L’analyse de la genèse de l’État comme
fondement des principes de vision et de division en vigueur dans l’étendue de son ressort permet de comprendre à la fois
l’adhésion doxique à l’ordre établi par l’État et aussi les fondements proprement politiques de cette adhésion d’apparence
naturelle. La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s’impose comme point de
vue universel ; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’État et qui ont constitué leur point de vue en point de vue
universel en faisant l’État.
Ainsi, pour rendre raison complètement de la dimension proprement symbolique du pouvoir étatique, on peut s’aider de
la contribution décisive que Max Weber a apportée, dans ses écrits sur la religion, à la théorie des systèmes symboliques, en
réintroduisant les agents spécialisés et leurs intérêts spécifiques. En effet, s’il a en commun avec Marx de s’intéresser moins à
la structure des systèmes symboliques (qu’il n’appelle d’ailleurs pas ainsi) qu’à leur fonction, il a le mérite d’attirer
l’attention sur les producteurs de ces produits particuliers (les agents religieux, dans le cas qui l’intéresse) et sur leurs
interactions (conflit, concurrence, etc.). A la différence des marxistes qui, même si l’on peut invoquer tel texte de Engels
disant que, pour comprendre le droit, il faut s’intéresser au corps des juristes, passent sous silence l’existence d’agents
spécialisés de production, Weber rappelle que, pour comprendre la religion, il ne suffit pas d’étudier les formes symboliques
de type religieux, comme Cassirer, ou Durkheim, ni même la structure immanente du message religieux, du corpus
mythologique ou des « discours », comme les structuralistes ; il s’attache aux producteurs du message religieux, aux intérêts
spécifiques qui les animent, aux stratégies qu’ils emploient dans leurs luttes (l’excommunication par exemple). Et il suffit alors
d’appliquer le mode de pensée structuraliste (qui lui est tout à fait étranger) non seulement aux systèmes symboliques ou,
mieux, à l’espace des prises de position symboliques (qui ne se réduit pas aux « discours »), mais aussi au système des agents
qui les produisent ou, mieux, à l’espace des positions qu’ils occupent (ce que j’appelle le champ religieux par exemple) dans
la concurrence qui les oppose, pour se donner le moyen de comprendre ces systèmes symboliques à la fois dans leur fonction,
leur structure et leur genèse.
Il en va de même pour l’État. Pour comprendre la dimension symbolique de l’effet de l’État, et en particulier ce que l’on
peut appeler l’effet d’universel, il faut comprendre le fonctionnement spécifique du microcosme bureaucratique ; il faut
analyser la genèse et la structure de cet univers d’agents de l’État, les juristes notamment, qui se sont constitués en noblesse
d’État en instituant l’État, et, en particulier, en produisant le discours performatif sur l’État qui, sous apparence de dire ce
qu’est l’État, faisait être l’État en disant ce qu’il devrait être, donc ce que devait être la position des producteurs de ce
discours dans la division du travail de domination. Il faut s’attacher tout particulièrement à la structure du champ juridique,
porter au jour les intérêts génériques du corps des détenteurs de cette forme particulière de capital culturel, prédisposé à
fonctionner comme capital symbolique, qu’est la compétence juridique, et les intérêts spécifiques qui s’imposaient à chacun
d’eux en fonction de sa position dans un champ juridique encore faiblement autonome, c’est-à-dire, pour l’essentiel, par
rapport au pouvoir royal. On comprend ainsi que ces agents avaient intérêt à donner une forme universelle à l’expression de
leurs intérêts particuliers, à faire une théorie du service public, de l’ordre public, et à travailler ainsi à autonomiser la raison
d’État par rapport à la raison dynastique, à la « maison du roi », à inventer la « Res publica », puis la république comme
instance transcendante aux agents – s’agirait-il du roi – qui en sont l’incarnation provisoire : en vertu et à cause de leur capital
spécifique, et de leurs intérêts particuliers, ils ont été conduits à produire un discours d’État qui, tout en leur offrant des
justifications de leur position, constituait et instituait l’État, fictio juris qui cessait peu à peu d’être une simple fiction de
juristes pour devenir un ordre autonome, capable d’imposer très largement la soumission à ses fonctions et à son
fonctionnement et la reconnaissance de ses principes.

La monopolisation du monopole

La construction du monopole étatique de la violence physique et symbolique est inséparablement construction du champ
de luttes pour le monopole des avantages attachés à ce monopole. L’unification et l’universalisation relative qui est associée à
l’émergence de l’État ont pour contrepartie la monopolisation par quelques-uns des ressources universelles qu’il produit et
procure. (Weber, comme Elias après lui, a ignoré le processus de constitution d’un capital étatique et le processus de
monopolisation de ce capital par la noblesse d’État qui a contribué à le produire, ou, mieux, qui s’est produite comme telle en
le produisant.) Mais ce monopole de l’universel ne peut être obtenu qu’au prix d’une soumission (au moins apparente) à
l’universel et d’une reconnaissance universelle de la représentation universaliste de la domination, présentée comme légitime,
désintéressée. Ceux qui, comme Marx, inversent l’image officielle que la bureaucratie entend donner d’elle-même et décrivent
les bureaucrates comme des usurpateurs de l’universel, agissant en propriétaires privés des ressources publiques, ignorent les
effets bien réels de la référence obligée aux valeurs de neutralité et de dévouement désintéressé au bien public qui s’impose
avec une force croissante aux fonctionnaires d’État à mesure qu’avance l’histoire du long travail de construction symbolique
au terme duquel s’invente et s’impose la représentation officielle de l’État comme lieu de l’universalité et du service de
l’intérêt général.
La monopolisation de l’universel est le résultat d’un travail d’universalisation qui s’accomplit notamment au sein même
du champ bureaucratique. Comme le montre, par exemple, l’analyse du fonctionnement de cette institution étrange que l’on
appelle commission – ensemble de personnes qui sont investies d’une mission d’intérêt général et invitées à transcender leurs
intérêts particuliers pour produire des propositions universelles –, les personnages officiels doivent sans cesse travailler sinon
à sacrifier leur point de vue particulier « au point de vue de la société », du moins à constituer leur point de vue en point de
vue légitime, c’est-à-dire universel, notamment par le recours à une rhétorique de l’officiel.

L’universel est l’objet d’une reconnaissance universelle et le sacrifice des intérêts égoïstes (tout spécialement
économiques) est universellement reconnu comme légitime (le jugement collectif ne pouvant qu’apercevoir et approuver dans
l’effort pour s’élever du point de vue singulier et égoïste de l’individu au point de vue du groupe une manifestation de
reconnaissance de la valeur du groupe et du groupe lui-même comme fondateur de toute valeur, donc un passage du is au
ought). Cela implique que tous les univers sociaux tendent à offrir, à des degrés différents, des profits matériels ou
symboliques d’universalisation (ceux-là mêmes que poursuivent les stratégies visant à « se mettre en règle »). Et que les
univers qui, comme le champ bureaucratique, demandent avec le plus d’insistance la soumission à l’universel, sont
particulièrement favorables à l’obtention de tels profits.
Le profit d’universalisation est sans doute un des moteurs historiques du progrès de l’universel. Ceci dans la mesure où il
favorise la création d’univers où sont au moins verbalement reconnues des valeurs universelles (raison, vertu, etc.) et où
s’instaure un processus de renforcement circulaire entre les stratégies d’universalisation visant à obtenir les profits (au moins
négatifs) associés à la conformité aux règles universelles et les structures de ces univers officiellement consacrés à
l’universel. La vision sociologique ne peut pas ignorer l’écart entre la norme officielle telle qu’elle s’énonce dans le droit
administratif et la réalité de la pratique administrative, avec tous les manquements à l’obligation de désintéressement, tous les
cas d’« utilisation privative du service public » (détournement de biens ou de services publics, corruption ou trafic
d’influence, etc.) ou, de manière plus perverse, tous les « passe-droits », tolérances administratives, dérogations, trafics de
fonction, qui consistent à tirer profit de la non-application ou de la transgression du droit. Mais elle ne peut pas rester aveugle
pour autant aux effets de cette norme qui demande aux agents de sacrifier leurs intérêts privés aux obligations inscrites dans
leur fonction (« l’agent se doit tout entier à sa fonction ») ou, de manière plus réaliste, aux effets de l’intérêt au
désintéressement et de toutes les formes de « pieuse hypocrisie » que la logique paradoxale du champ bureaucratique peut
favoriser.
Annexe

L’esprit de famille

La définition dominante, légitime, de la famille normale (définition qui peut être explicite, comme dans le droit, ou
implicite, comme, par exemple, dans les questionnaires de l’INED ou de l’INSEE consacrés à la famille) repose sur une
constellation de mots, maison, maisonnée, house, home, household, qui, sous apparence de la décrire, construit en fait la
réalité sociale. Selon cette définition, la famille est un ensemble d’individus apparentés liés entre eux soit par l’alliance, le
mariage, soit par la filiation, soit plus exceptionnellement par l’adoption (parenté), et vivant sous un même toit (cohabitation).
Certains ethnométhodologues vont jusqu’à dire que ce que nous tenons pour une réalité est une fiction, construite notamment à
travers le lexique que nous recevons du monde social pour la nommer. Et ils se réfèrent à la « réalité » (ce qui, de leur point
de vue même, ne va pas sans difficulté), pour objecter que nombre des groupes que l’on désigne comme « familles » dans les
États-Unis d’aujourd’hui ne correspondent absolument pas à cette définition dominante et que la famille nucléaire est, dans la
plupart des sociétés modernes, une expérience minoritaire par rapport aux couples qui vivent ensemble sans être mariés, aux
familles monoparentales, aux couples mariés vivant séparés, etc.21. Et, de fait, la famille que nous sommes portés à considérer
comme naturelle parce qu’elle se présente avec l’apparence du toujours ainsi, est une invention récente (comme le montrent
notamment les travaux d’Ariès et d’Anderson sur la genèse du privé ou de Shorter sur l’invention du sentiment familial) et
peut-être vouée à une disparition plus ou moins rapide (comme porteraient à le croire l’augmentation du taux de cohabitation
hors mariage et les nouvelles formes de liens familiaux qui s’inventent sous nos yeux).
Mais si l’on admet que la famille n’est qu’un mot, une simple construction verbale, il s’agit d’analyser les représentations
que les gens ont de ce qu’ils désignent par famille, de cette sorte de « famille de paroles » ou, mieux, de papier (au singulier
ou au pluriel). Certains ethnométhodologues, qui voient dans le discours sur la famille une sorte d’idéologie politique
désignant une configuration valorisée de relations sociales, dégagent un certain nombre de présupposés communs à ce
discours, ordinaire ou savant.
Premier ensemble de propriétés : par une sorte d’anthropomorphisme consistant à attribuer à un groupe les propriétés
d’un individu, on conçoit la famille comme une réalité transcendante à ses membres, un personnage transpersonnel doté d’une
vie et d’un esprit communs et d’une vision particulière du monde. Deuxième ensemble de propriétés : les définitions de la
famille auraient en commun de supposer qu’elle existe comme un univers social séparé, engagé dans un travail de perpétuation
des frontières et orienté vers l’idéalisation de l’intérieur comme sacré, sanctum (par opposition à l’extérieur). Cet univers
sacré, secret, aux portes closes sur son intimité, séparé de l’extérieur par la barrière symbolique du seuil, se perpétue et
perpétue sa propre séparation, sa privacy comme obstacle à la connaissance, secret d’affaires privées, sauvegarde de
l’arrière-boutique (backstade), du domaine privé. A ce thème de la privacy, on pourrait en rattacher un troisième, celui de la
demeure, de la maison comme lieu stable, qui demeure, et de la maisonnée comme unité permanente, associée de façon
durable à la maison indéfiniment transmissible.
Ainsi, dans le family discourse, discours que la famille tient sur la famille, l’unité domestique est conçue comme un agent
actif, doté de volonté, capable de pensée, de sentiment et d’action et fondé sur un ensemble de présuppositions cognitives et de
prescriptions normatives concernant la bonne manière de vivre les relations domestiques : univers où sont suspendues les lois
ordinaires du monde économique, la famille est le lieu de la confiance (trusting) et du don (giving) – par opposition au
marché et au donnant donnant –, ou, pour parler comme Aristote, de la philia, mot qu’on traduit souvent par amitié et qui
désigne en fait le refus de l’esprit de calcul ; le lieu où l’on met en suspens l’intérêt au sens étroit du terme, c’est-à-dire la
recherche de l’équivalence dans les échanges. Le discours ordinaire puise souvent, et sans doute universellement, dans la
famille des modèles idéaux des relations humaines (avec, par exemple, des concepts comme celui de fraternité), et les rapports
familiaux dans leur définition officielle tendent à fonctionner comme principes de construction et d’évaluation de toute relation
sociale.

Une fiction bien fondée

Cela dit, s’il est vrai que la famille n’est qu’un mot, il est vrai aussi qu’il s’agit d’un mot d’ordre , ou, mieux, d’une
catégorie, principe collectif de construction de la réalité collective. On peut sans contradiction dire à la fois que les réalités
sociales sont des fictions sociales sans autre fondement que la construction sociale et qu’elles existent réellement, en tant
qu’elles sont collectivement reconnues. Dans tout usage de concepts classificatoires comme celui de famille, nous engageons à
la fois une description et une prescription qui ne s’apparaît pas comme telle parce qu’elle est (à peu près) universellement
acceptée, et admise comme allant de soi : nous admettons tacitement que la réalité à laquelle nous accordons le nom de
famille, et que nous rangeons dans la catégorie des vraies familles, est une famille réelle.
Ainsi, si nous pouvons admettre, avec l’ethnométhodologie, que la famille est un principe de construction de la réalité
sociale, il faut aussi rappeler, contre l’ethnométhodologie, que ce principe de construction est lui-même socialement construit
et qu’il est commun à tous les agents socialisés d’une certaine manière. Autrement dit, c’est un principe de vision et de
division commun, un nomos, que nous avons tous dans l’esprit, parce qu’il nous a été inculqué à travers un travail de
socialisation opéré dans un univers qui était lui-même réellement organisé selon la division en familles. Ce principe de
construction est un des éléments constitutifs de notre habitus, une structure mentale qui, ayant été inculquée dans tous les
cerveaux socialisés d’une certaine façon, est à la fois individuelle et collective ; c’est une loi tacite (nomos) de la perception
et de la pratique qui est au fondement du consensus sur le sens du monde social (et du mot de famille en particulier), au
fondement du sens commun. C’est dire que les prénotions du sens commun et les folk categories de la sociologie spontanée,
qu’il faut, en bonne méthode, mettre d’abord en question, peuvent, comme ici, être bien fondées parce qu’elles contribuent à
faire la réalité qu’elles évoquent. Quand il s’agit du monde social, les mots font les choses, parce qu’ils font le consensus sur
l’existence et le sens des choses, le sens commun, la doxa acceptée par tous comme allant de soi. (Pour faire mesurer la force
de cette évidence partagée, il faudrait rapporter ici le témoignage de ces femmes que nous avons interrogées récemment, au
cours d’une enquête sur la souffrance sociale, et qui, n’étant pas en règle avec la norme tacite qui impose, de manière de plus
en plus impérative à mesure qu’on avance en âge, d’être marié et d’avoir des enfants, disent toutes les pressions sociales qui
sont exercées sur elles pour les appeler à rentrer dans l’ordre, à « se ranger », à trouver un conjoint et à faire des enfants – par
exemple, les tracasseries et les problèmes associés au statut de femme seule, à l’occasion des réceptions ou des dîners, ou la
difficulté de se faire prendre complètement au sérieux, en tant qu’être social incomplet, inachevé, et comme mutilé.)
La famille est un principe de construction à la fois immanent aux individus (en tant que collectif incorporé) et
transcendant par rapport à eux, puisqu’ils le rencontrent sous la forme de l’objectivité dans tous les autres : c’est un
transcendantal au sens de Kant, mais qui, étant immanent à tous les habitus, s’impose comme transcendant. Tel est le
fondement de l’ontologie spécifique des groupes sociaux (familles, ethnies ou nations) : inscrits à la fois dans l’objectivité des
structures sociales et dans la subjectivité de structures mentales objectivement orchestrées, ils se présentent à l’expérience
avec l’opacité et la résistance des choses, bien qu’ils soient le produit d’actes de construction qui, comme le suggère certaine
critique ethnométhodologique, les renvoie en apparence à l’inexistence des purs êtres de pensée.
Ainsi la famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme
catégorie sociale subjective (structure structurée), catégorie mentale qui est le principe de milliers de représentations et
d’actions (des mariages par exemple) qui contribuent à reproduire la catégorie sociale objective. Ce cercle est celui de la
reproduction de l’ordre social. L’accord quasi parfait qui s’établit alors entre les catégories subjectives et les catégories
objectives fonde une expérience du monde comme évident, taken for granted. Et rien ne paraît plus naturel que la famille :
cette construction sociale arbitraire paraît se situer du côté du naturel et de l’universel.

Le travail d’institution
Si la famille apparaît comme la plus naturelle des catégories sociales, et si elle est vouée de ce fait à fournir le modèle
de tous les corps sociaux, c’est que la catégorie du familial fonctionne, dans les habitus, comme schème classificatoire et
principe de construction du monde social et de la famille comme corps social particulier, qui s’acquiert au sein même d’une
famille comme fiction sociale réalisée. La famille est en effet le produit d’un véritable travail d’institution, à la fois rituel et
technique, visant à instituer durablement en chacun des membres de l’unité instituée des sentiments propres à assurer
l’intégration qui est la condition de l’existence et de la persistance de cette unité. Les rites d’institution (mot qui vient de
stare, se tenir, être stable) visent à constituer la famille en une entité unie, intégrée, unitaire, donc stable, constante,
indifférente aux fluctuations des sentiments individuels. Et ces actes inauguraux de création (imposition du nom de famille,
mariage, etc.) trouvent leur prolongement logique dans les innombrables actes de réaffirmation et de renforcement visant à
produire, par une sorte de création continuée, les affections obligées et les obligations affectives du sentiment familial
(amour conjugal, amour paternel et maternel, amour filial, amour fraternel, etc.). Ce travail constant d’entretien des sentiments
vient redoubler l’effet performatif de la simple nomination comme construction d’objet affectif et socialisation de la libido (la
proposition « c’est ta sœur » enfermant par exemple l’imposition de l’amour fraternel comme libido sociale désexualisée –
tabou de l’inceste).
Pour comprendre comment la famille, de fiction nominale devient groupe réel dont les membres sont unis par d’intenses
liens affectifs, il faut prendre en compte tout le travail symbolique et pratique qui tend à transformer l’obligation d’aimer en
disposition aimante et à doter chacun des membres de la famille d’un « esprit de famille » générateur de dévouements, de
générosités, de solidarités (ce sont aussi bien les innombrables échanges ordinaires et continus de l’existence quotidienne,
échanges de dons, de services, d’aides, de visites, d’attentions, de gentillesses, etc., que les échanges extra-ordinaires et
solennels des fêtes familiales – souvent sanctionnés et éternisés par des photographies consacrant l’intégration de la famille
rassemblée). Ce travail incombe tout particulièrement aux femmes, chargées d’entretenir les relations (avec leur propre
famille, mais aussi, bien souvent, avec celle de leur conjoint), par les visites, mais aussi par la correspondance (et en
particulier les échanges rituels de lettres de vœux) et par les communications téléphoniques. Les structures de parenté et la
famille comme corps ne peuvent se perpétuer qu’au prix d’une création continuée du sentiment familial, principe cognitif de
vision et de division qui est en même temps principe affectif de cohésion, c’est-à-dire adhésion vitale à l’existence d’un
groupe familial et de ses intérêts.
Ce travail d’intégration est d’autant plus indispensable que la famille, si elle doit, pour exister, et subsister, s’affirmer
comme corps, tend toujours à fonctionner comme un champ, avec ses rapports de force physique, économique et surtout
symbolique (liés par exemple au volume et à la structure des capitaux possédés par les différents membres) et ses luttes pour
la conservation ou la transformation de ces rapports de force.

Le lieu de la reproduction sociale

Mais la naturalisation de l’arbitraire social a pour effet de faire oublier que, pour que cette réalité que l’on appelle
famille soit possible, il faut que soient réunies des conditions sociales qui n’ont rien d’universel et qui, en tout cas, ne sont pas
uniformément distribuées. Bref, la famille dans sa définition légitime est un privilège qui est institué en norme universelle.
Privilège de fait qui implique un privilège symbolique : celui d’être comme il faut, dans la norme, donc d’avoir un profit
symbolique de normalité. Ceux qui ont le privilège d’avoir une famille conforme sont en mesure de l’exiger de tous sans avoir
à poser la question des conditions (par exemple, un certain revenu, un appartement, etc.) de l’universalisation de l’accès à ce
qu’ils exigent universellement.
Ce privilège est, dans les faits, une des conditions majeures de l’accumulation et de la transmission des privilèges,
économiques, culturels, symboliques. La famille joue en effet un rôle déterminant dans le maintien de l’ordre social, dans la
reproduction, non pas seulement biologique, mais sociale, c’est-à-dire dans la reproduction de la structure de l’espace social
et des rapports sociaux. Elle est un des lieux par excellence de l’accumulation du capital sous ses différentes espèces et de sa
transmission entre les générations : elle sauvegarde son unité pour la transmission et par la transmission, afin de pouvoir
transmettre et parce qu’elle est en mesure de transmettre. Elle est le « sujet » principal des stratégies de reproduction. Cela se
voit bien, par exemple, avec la transmission du nom de famille, élément primordial du capital symbolique héréditaire : le père
n’est que le sujet apparent de la nomination de son fils puisqu’il le nomme selon un principe dont il n’est pas le maître et que,
en transmettant son propre nom (le nom du père), il transmet une auctoritas dont il n’est pas l’auctor, et selon une règle dont il
n’est pas le créateur. La même chose est vraie, mutatis mutandis, du patrimoine matériel. Un nombre considérable d’actes
économiques ont pour « sujet » non l’homo œconomicus singulier, à l’état isolé, mais des collectifs, un des plus importants
étant la famille, qu’il s’agisse du choix d’un établissement scolaire ou de l’achat d’une maison. Par exemple, s’agissant des
maisons, les décisions d’achat immobilier mobilisent souvent une grande partie de la lignée (par exemple les parents de l’un
ou l’autre des époux qui prêtent de l’argent et qui, en contrepartie, donnent des conseils, et pèsent sur la décision économique).
Il est vrai que, dans ce cas, la famille agit comme une sorte de « sujet collectif », conformément à la définition commune, et
non comme un simple agrégat d’individus. Mais ce n’est pas là le seul cas où elle est le lieu d’une sorte de volonté
transcendante qui se manifeste dans des décisions collectives et où ses membres se sentent tenus d’agir en tant que parties d’un
corps uni.
Cela dit, toutes les familles et, à l’intérieur de la même famille, tous les membres n’ont pas la même capacité et la même
propension à se conformer à la définition dominante. Comme on le voit de manière particulièrement claire dans le cas des
sociétés à « maison », où le souci de perpétuer la maison comme ensemble de biens matériels oriente toute l’existence de la
maisonnée22, la tendance de la famille à se perpétuer dans l’être, à perpétuer son existence en assurant son intégration, est
inséparable de la tendance à perpétuer l’intégrité de son patrimoine, toujours menacé par la dilapidation ou la dispersion. Les
forces de fusion, et en particulier les dispositions éthiques qui portent à identifier les intérêts particuliers des individus aux
intérêts collectifs de la famille, doivent compter avec les forces de fission, c’est-à-dire avec les intérêts des différents
membres du groupe, plus ou moins enclins à accepter la vision commune et plus ou moins capables d’imposer leur point de
vue « égoïste ». On ne peut rendre compte des pratiques dont la famille est le « sujet », comme par exemple les « choix » en
matière de fécondité, d’éducation, de mariage, de consommation (immobilière notamment), etc., qu’à condition de prendre acte
de la structure des rapports de force entre les membres du groupe familial fonctionnant comme champ (donc de l’histoire dont
cet état est l’aboutissement), structure qui est toujours en jeu dans les luttes à l’intérieur du champ domestique. Mais le
fonctionnement de l’unité domestique en tant que champ trouve sa limite dans les effets de la domination masculine qui
orientent la famille vers la logique du corps (l’intégration pouvant être un effet de la domination).
Une des propriétés des dominants, c’est d’avoir des familles particulièrement étendues (les grands ont de grandes
familles) et fortement intégrées, parce que unies non seulement par l’affinité des habitus, mais aussi par la solidarité des
intérêts, c’est-à-dire à la fois par le capital et pour le capital, le capital économique évidemment, mais aussi le capital
symbolique (le nom) et surtout, peut-être, le capital social (dont on sait qu’il est la condition et l’effet d’une gestion réussie du
capital collectivement possédé par les membres de l’unité domestique). Par exemple, dans le patronat, la famille joue un rôle
considérable, non seulement dans la transmission, mais aussi dans la gestion du patrimoine économique, notamment à travers
les liaisons d’affaires qui sont souvent aussi des liaisons familiales. Les dynasties bourgeoises fonctionnent comme des clubs
sélects ; elles sont des lieux d’accumulation et de gestion d’un capital qui est égal à la somme des capitaux détenus par chacun
de leurs membres et que les relations entre les différents détenteurs permettent de mobiliser, au moins partiellement, en faveur
de chacun d’eux.

L’État et l’état civil

Ainsi, après avoir commencé par une sorte de doute radical, on se trouve conduit à retenir nombre des propriétés que
recensaient les définitions ordinaires ; mais seulement après leur avoir fait subir une double mise en question qui ne reconduit
qu’en apparence au point de départ. Sans doute faut-il cesser d’appréhender la famille comme une donnée immédiate de la
réalité sociale pour y voir un instrument de construction de cette réalité ; mais il faut encore dépasser la mise en question
opérée par les ethnométhodologues pour se demander qui a construit les instruments de construction qu’ils portent au jour et
penser les catégories familiales comme institutions existant et dans l’objectivité du monde, sous la forme de ces corps sociaux
élémentaires que l’on appelle familles, et dans les esprits, sous la forme de principes de classement mis en œuvre aussi bien
par les agents ordinaires que par les opérateurs patentés de classifications officielles, comme les statisticiens d’État (INED,
INSEE).
Il est clair en effet que, dans les sociétés modernes, le responsable principal de la construction des catégories officielles
selon lesquelles sont structurés et les populations et les esprits est l’État qui, à travers tout un travail de codification assorti
d’effets économiques et sociaux bien réels (comme les allocations familiales), vise à favoriser une certaine forme
d’organisation familiale, à renforcer ceux qui sont en mesure de se conformer à cette forme d’organisation, et à encourager par
tous les moyens, matériels et symboliques, le « conformisme logique » et le « conformisme moral », comme accord sur un
système de formes d’appréhension et de construction du monde, dont cette forme d’organisation, cette catégorie, est sans doute
la clé de voûte.
Si le doute radical reste indispensable, c’est que le simple constat positiviste (la famille existe, nous l’avons rencontrée
sous notre scalpel statistique) risque de contribuer, par l’effet de ratification, d’enregistrement, au travail de construction de
la réalité sociale qui est inscrit dans le mot de famille et dans le discours familialiste qui, sous apparence de décrire une
réalité sociale, la famille, prescrit un mode d’existence, la vie de famille. En mettant en œuvre sans examen une pensée d’État,
c’est-à-dire les catégories de pensée du sens commun, inculquées par l’action de l’État, les statisticiens d’État contribuent à
reproduire la pensée étatisée qui fait partie des conditions du fonctionnement de la famille, cette réalité dite privée d’origine
publique. Et il en va de même de ces magistrats ou de ces travailleurs sociaux qui, très spontanément, lorsqu’ils veulent
pronostiquer les effets probables d’une sanction ou d’une remise de peine ou même évaluer l’importance de la peine assignée
à un jeune délinquant, prennent en compte un certain nombre d’indicateurs de conformité à l’idée officielle de famille23. Par
une espèce de cercle, la catégorie indigène devenue catégorie savante chez le démographe ou le sociologue et surtout chez des
agents sociaux qui, comme les statisticiens d’État, sont investis de la possibilité d’agir sur la réalité, de faire la réalité,
contribue à donner une existence réelle à cette catégorie. Le family discourse, dont parlent les ethnométhodologues, est un
discours d’institution puissant et agissant, qui a les moyens de créer les conditions de sa propre vérification.
L’État, notamment à travers toutes les opérations d’état civil, inscrites dans le livret de famille, opère des milliers
d’actes de constitution qui constituent l’identité familiale comme un des principes de perception les plus puissants du monde
social et une des unités sociales les plus réelles. Beaucoup plus radicale, en fait, que la critique ethnométhodologique, une
histoire sociale du processus d’institutionnalisation étatique de la famille ferait voir que l’opposition traditionnelle entre le
public et le privé masque à quel point le public est présent dans le privé, au sens même de privacy. Étant le produit d’un long
travail de construction juridico-politique dont la famille moderne est l’aboutissement, le privé est une affaire publique. La
vision publique (le nomos, au sens, cette fois, de loi) est profondément engagée dans notre vision des choses domestiques, et
nos conduites les plus privées elles-mêmes dépendent d’actions publiques, comme la politique du logement ou, plus
directement, la politique de la famille24.
Ainsi, la famille est bien une fiction, un artefact social, une illusion au sens le plus ordinaire du terme, mais une « illusion
bien fondée », parce que, étant produite et reproduite avec la garantie de l’État, elle reçoit à chaque moment de l’État les
moyens d’exister et de subsister.

1. Ce texte est la transcription d’une conférence donnée à Amsterdam en juin 1991.


2. T. Bernhard, Maîtres anciens (Alte Meister Komödie), Paris, Gallimard, 1988, p. 34.
3. Richard Bonney, « Guerre, fiscalité et activité d’État en France (1500-1660) : Quelques remarques préliminaires sur les possibilités de recherche », in Ph. Genet et M. Le Mené (éd.), Genèse de
l’État moderne, Prélèvement et redistribution, Paris, Éd. du CNRS, 1987, p. 193-201 ; cit. p. 193.
4. Cf. W. I. M iller, Bloodtaking and Pacemaking, Chicago, The University of Chicago, 1990.
5. Cf. J. Dubergé, La Psychologie sociale de l’impôt, Paris, PUF, 1961, et G. Schmolders, Psychologie des finances et de l’impôt, Paris, PUF, 1973.
6. R.H. Hilton, « Resistance to taxation and to other state impositions in M edieval England », in Genèse de l’État moderne, op. cit., p. 169-177, spécialement p. 173-174.
7. Cf. Y.-M . Bercé, Le Roi caché, Paris, Fayard, 1991.
8. Y.-M . Bercé, « Pour une étude institutionnelle et psychologique de l’impôt moderne », in Genèse de l’État moderne, op. cit.
9. Ph. Corrigan et D. Sayer, The Great Arch, English State Formation as Cultural Revolution, Oxford, Basil Blackwell, 1985, p. 103 sq.
10. Cf. P. Bourdieu, « Deux impérialismes de l’universel », in C. Fauré et T. Bishop (éd.), L’Amérique des Français, Paris, Françoise Bourin, 1992, p. 149-155. La culture fait si profondément partie
des symboles patriotiques que toute interrogation critique sur ses fonctions et son fonctionnement tend à être perçue comme trahison et sacrilège.
11. Cf. A. Esmelin, Histoire de la procédure criminelle en France et spécialement de la procédure inquisitoire depuis le XIIe siècle jusqu’à nos jours, Paris, 1882, rééd. Francfort, Verlag Sauer und
Auvermann KG, 1969 ; et H. J. Berman, Law and Revolution, The Formation of Western Legal Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1983.
12. M . Bloch, Seigneurie française et Manoir anglais, Paris, A. Colin, 1967, p. 85.
13. S. Hanley, « Engendering the State : Family Formation and State Building in Early M odern France », French Historical Studies, 16(1), printemps 1989, p. 4-27.
14. A. Jouanna, Le Devoir de révolte, la noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1561, Paris, Fayard, 1989.
15. R. M ousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, I, Paris, PUF, 1980, p. 94.
16. M . Fogel, « M odèle d’état et modèle social de dépense : les lois somptuaires en France de 1485 à 1560 », in Ph. Genet et M . Le M ené, Genèse, op. cit., p. 227-235, spécialement p. 232.
17. F. W. M aitland, The Constitutional History of England, Cambridge, Cambridge University Press, 1948, p. 429.
18. J’ai montré, à propos de Kafka, comment la vision sociologique et la vision théologique, malgré l’opposition apparente, se rejoignent (P. Bourdieu, « La dernière instance », in Le Siècle de Kafka,
Paris, Centre Georges-Pompidou, 1984, p. 268-270).
19. P. Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales, 3, juin 1977, p. 405-441.
20. D. Hume, « On the First Principles of Government », Essays and Treatises on Several Subjects, 1758.
21. Je citerai ici un seul ouvrage, exemplaire par l’intrépidité avec laquelle il met en œuvre le doute ethnométhodologique : J. F. Gubrium et James A. Holstein, What is Family ?, Mountain View, Cal.,
M ayfield Publishing Co, 1990.
22. Sur la « maison », cf. P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Études rurales, 5-6, avril-septembre 1962, p. 32-136 ; « Les stratégies matrimoniales dans le système des stratégies de
reproduction », Annales, 4-5, juillet-octobre 1972, p. 1105-1127 ; et aussi, entre autres, C. Klapisch-Zuber, La Maison et le Nom, Paris, EHESS, 1990.
23. Ces indicateurs leur sont bien souvent fournis par les sociologues, comme les critères qu’emploient les travailleurs sociaux pour se donner une évaluation rapide de l’unité de la famille et fonder ainsi
un pronostic sur les chances de réussite de telle ou telle action (évaluation qui est une des médiations à travers lesquelles le destin social s’accomplit).
24. Ainsi, par exemple, les grandes commissions qui ont décidé de la « politique de la famille » (allocations familiales, etc.) ou, en d’autres temps, de la forme que devait prendre l’aide de l’État en
matière de logement ont beaucoup contribué à façonner la famille et la représentation de la vie familiale que les enquêtes démographiques et sociologiques enregistrent comme une sorte de donnée
naturelle.
5

Un
acte
désintéressé
est-il
possible ?
Pourquoi ce mot d’intérêt est-il, jusqu’à un certain point, intéressant 1
? Pourquoi est-il important de s’interroger sur
l’intérêt que les agents peuvent avoir à faire ce qu’ils font ? En fait, la notion d’intérêt s’est d’abord imposée à moi comme un
instrument de rupture avec une vision enchantée, et mystificatrice, des conduites humaines. La fureur ou l’horreur que
suscitent, parfois, les résultats de mon travail s’explique peut-être en partie par le fait que ce regard un peu désenchanté, sans
être ricanant ou cynique, est appliqué aussi aux univers qui sont le lieu par excellence du désintéressement (au moins dans la
représentation de ceux qui en participent), comme le monde intellectuel. Rappeler que les jeux intellectuels ont aussi des
enjeux, que ces enjeux suscitent des intérêts – autant de choses que tout le monde sait d’une certaine façon –, c’était essayer
d’étendre à toutes les conduites humaines, y compris celles qui se présentent ou se vivent comme désintéressées, le mode
d’explication et de compréhension d’application universelle qui définit la vision scientifique et arracher le monde intellectuel
au statut d’exception ou d’extraterritorialité que les intellectuels sont enclins à lui accorder.
A titre de deuxième justification, je pourrais invoquer ce qui me paraît être un postulat de la théorie de la connaissance
sociologique. On ne peut pas faire de la sociologie sans accepter ce que les philosophes classiques appelaient le « principe de
raison suffisante » et sans supposer, entre autres choses, que les agents sociaux ne font pas n’importe quoi, qu’ils ne sont pas
fous, qu’ils n’agissent pas sans raison. Ce qui ne signifie pas qu’on suppose qu’ils sont rationnels, qu’ils ont raison d’agir
comme ils agissent ou même, plus simplement, qu’ils ont des raisons d’agir, que ce sont des raisons qui dirigent, ou guident, ou
orientent leurs actions. Ils peuvent avoir des conduites raisonnables sans être rationnels ; ils peuvent avoir des conduites dont
on peut rendre raison, comme disaient les classiques, à partir de l’hypothèse de la rationalité, sans que ces conduites aient eu
la raison pour principe. Ils peuvent se conduire de telle manière que, à partir d’une évaluation rationnelle des chances de
réussite, il apparaît qu’ils ont eu raison de faire ce qu’ils ont fait, sans qu’on soit fondé à dire que le calcul rationnel des
chances ait été au principe du choix qu’ils ont accompli.
La sociologie postule donc qu’il y a, dans ce que font les agents, une raison (au sens où on parle de raison d’une série)
qu’il s’agit de trouver ; et qui permet de rendre raison, de transformer une série de conduites apparemment incohérente,
arbitraire, en série cohérente, en quelque chose que l’on peut comprendre à partir d’un principe unique ou d’un ensemble
cohérent de principes. En ce sens, la sociologie postule que les agents sociaux n’accomplissent pas des actes gratuits.
Le mot gratuit renvoie d’une part à l’idée d’immotivé, d’arbitraire : un acte gratuit est un acte dont on ne peut pas rendre
raison (celui du Lafcadio de Gide), un acte fou, absurde, peu importe, devant lequel la science sociale n’a rien à dire, devant
lequel elle ne peut que démissionner. Ce premier sens en cache un autre, qui est plus commun : ce qui est gratuit est ce qui est
pour rien, ce qui n’est pas payant, ce qui ne coûte rien, ce qui est non lucratif. En télescopant ces deux sens, on identifie la
recherche de la raison d’être d’une conduite à l’explication de cette conduite par la poursuite de fins économiques.

L’investissement

Ayant défendu mon usage de la notion d’intérêt, je vais maintenant essayer de montrer comment on peut la remplacer par
des notions plus rigoureuses, comme illusio, investissement, ou même libido. Dans son livre fameux, Homo Ludens, Huizinga
dit qu’on peut, par une fausse étymologie, faire comme si illusio, mot latin qui vient de la racine ludus (jeu), voulait dire le fait
d’être dans le jeu, d’être investi dans le jeu, de prendre le jeu au sérieux. L’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris
par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer. En fait,
le mot intérêt, dans un premier sens, voulait signifier très précisément ce que j’ai mis sous cette notion d’illusio, c’est-à-dire
le fait d’accorder à un jeu social qu’il est important, que ce qui s’y passe importe à ceux qui y sont engagés, qui en sont.
Interesse, c’est « en être », participer, donc admettre que le jeu mérite d’être joué et que les enjeux qui s’engendrent dans et
par le fait de le jouer méritent d’être poursuivis ; c’est reconnaître le jeu et reconnaître les enjeux. Lorsque vous lisez, dans
Saint-Simon, ce qui a trait à la querelle des bonnets (qui doit saluer le premier ?), si vous n’êtes pas nés dans une société de
cour, si vous n’avez pas un habitus d’homme de cour, si vous n’avez pas dans la tête les structures qui sont présentes aussi
dans le jeu, cette querelle vous paraît futile, ridicule. Si au contraire vous avez un esprit structuré conformément aux structures
du monde dans lequel vous jouez, tout vous paraît évident et la question même de savoir si le jeu en vaut la chandelle ne se
pose pas. Autrement dit, les jeux sociaux sont des jeux qui se font oublier en tant que jeux et l’illusio, c’est ce rapport enchanté
à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de
l’espace social. C’est ce que je voulais dire en parlant d’intérêt : vous trouvez importants, intéressants, des jeux qui vous
importent parce qu’ils ont été imposés et importés dans votre tête, dans votre corps, sous la forme de ce que l’on appelle le
sens du jeu.
La notion d’intérêt s’oppose à celle de désintéressement, mais aussi à celle d’indifférence. On peut être intéressé à un jeu
(au sens de non indifférent), tout en étant désintéressé. L’indifférent « ne voit pas à quoi ils jouent », ça lui est égal ; il est dans
la position de l’âne de Buridan, il ne fait pas la différence. C’est quelqu’un qui, n’ayant pas les principes de vision et de
division nécessaires pour faire des différences, trouve tout égal, n’est ni mu ni ému. Ce que les Stoïciens appelaient l’ataraxie,
c’est l’indifférence ou la tranquillité de l’âme, le détachement, qui n’est pas le désintéressement. L’illusio, c’est donc le
contraire de l’ataraxie, c’est le fait d’être investi, d’investir dans des enjeux qui existent dans un certain jeu, par l’effet de la
concurrence, et qui n’existent que pour les gens qui, étant pris dans ce jeu et ayant des dispositions à reconnaître les enjeux qui
s’y jouent, sont prêts à mourir pour des enjeux qui, à l’inverse, apparaissent comme dépourvus d’intérêt du point de vue de
celui qui n’est pas pris à ce jeu, et le laissent indifférent. On pourrait donc recourir aussi au mot d’investissement au double
sens de la psychanalyse et de l’économie.
Tout champ social, que ce soit le champ scientifique, le champ artistique, le champ bureaucratique ou le champ politique,
tend à obtenir de ceux qui y entrent qu’ils aient ce rapport au champ que j’appelle illusio. Ils peuvent vouloir renverser les
rapports de force dans le champ, mais, par là même, ils accordent de la reconnaissance aux enjeux, ils ne sont pas indifférents.
Vouloir faire la révolution dans un champ, c’est accorder l’essentiel de ce qui est tacitement exigé par ce champ, à savoir qu’il
est important, que ce qui s’y joue est assez important pour qu’on ait envie d’y faire la révolution.
On voit que, entre des gens qui occupent des positions opposées dans un champ et qui semblent opposés en tout,
radicalement, il y a un accord caché et tacite sur le fait qu’il vaut la peine de lutter à propos des choses qui sont en jeu dans le
champ. L’apolitisme primaire, qui ne cesse de croître parce que le champ politique tend de plus en plus à se fermer sur lui-
même et à fonctionner sans se référer à la clientèle (c’est-à-dire un peu comme un champ artistique), repose sur une sorte de
conscience confuse de cette complicité profonde entre les adversaires insérés dans le même champ : ils se battent, mais ils
sont d’accord au moins sur l’objet de désaccord.
Libido serait aussi tout à fait pertinent pour dire ce que j’ai appelé illusio, ou investissement. Chaque champ impose un
droit d’entrée tacite : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », c’est-à-dire que nul n’entre ici s’il n’est prêt à mourir pour un
théorème. Si je devais résumer par une image tout ce que je viens de dire sur la notion de champ et sur l’illusio qui est à la
fois la condition et le produit du fonctionnement du champ, j’évoquerais une sculpture qu’on trouve à la cathédrale d’Auch,
dans le Gers, sous les sièges du chapitre, et qui représente deux moines en train de se battre pour obtenir le bâton de prieur.
Dans un monde qui, comme l’univers religieux, et surtout l’univers monastique, est le lieu par excellence de l’Ausserweltlich,
de l’extra-mondain, du désintéressement au sens naïf du terme, on trouve des gens qui se battent pour un bâton dont la valeur
n’existe que pour quelqu’un qui est dans le jeu, pris au jeu.
Une des tâches de la sociologie est de déterminer comment le monde social constitue la libido biologique, pulsion
indifférenciée, en libido sociale, spécifique. Il y a en effet autant d’espèces de libido qu’il y a de champs : le travail de
socialisation de la libido étant précisément ce qui transforme les pulsions en intérêts spécifiques, intérêts socialement
constitués qui n’existent qu’en relation avec un espace social au sein duquel certaines choses sont importantes et d’autres
indifférentes, et pour des agents socialisés, constitués de manière à faire des différences correspondant à des différences
objectives dans cet espace.

Contre l’utilitarisme

Ce qui est vécu comme évidence dans l’illusio apparaît comme illusion à celui qui ne participe pas de cette évidence
parce qu’il ne participe pas au jeu. Les sagesses cherchent à désamorcer cette sorte d’emprise que les jeux sociaux détiennent
sur les agents socialisés. Ce n’est pas chose facile : on ne se détache pas par une simple conversion de la conscience. Les
agents bien ajustés au jeu sont possédés par le jeu et sans doute d’autant plus qu’ils le maîtrisent mieux. Par exemple, un des
privilèges liés au fait d’être né dans un jeu, c’est qu’on peut faire l’économie du cynisme puisqu’on a le sens du jeu ; comme
un bon joueur de tennis, on se trouve placé non pas là où est la balle mais là où elle va tomber ; on se place et on place non là
où est le profit, mais là où il va se trouver. Les reconversions, par lesquelles on se porte vers de nouveaux genres, de
nouvelles disciplines, de nouveaux sujets, etc., sont vécues comme des conversions.
Comment s’y prend-on lorsqu’on veut réduire cette description du rapport pratique entre les agents et les champs à la
vision utilitariste (et l’illusio à l’intérêt de l’utilitarisme) ? Premièrement, on fait comme si les agents étaient mus par des
raisons conscientes, comme s’ils posaient consciemment les fins de leur action et agissaient de manière à obtenir le maximum
d’efficacité avec le moindre coût. Deuxième hypothèse anthropologique : on réduit tout ce qui peut motiver les agents à
l’intérêt économique, à un profit en argent. On suppose en un mot que le principe de l’action est l’intérêt économique bien
compris, et sa fin le profit matériel, posé consciemment par un calcul rationnel. Je vais essayer de montrer comment tout mon
travail a consisté à refuser ces deux réductions.
A la réduction au calcul conscient, j’oppose le rapport de complicité ontologique entre l’habitus et le champ. Il y a entre
les agents et le monde social un rapport de complicité infra-consciente, infra-linguistique : les agents engagent constamment
dans leur pratique des thèses qui ne sont pas posées comme telles. Est-ce qu’une conduite humaine a vraiment toujours pour
fin, c’est-à-dire pour but, le résultat qui est la fin, au sens de terme, de cette conduite ? Je pense que non. Quel est donc ce
rapport très bizarre au monde, social ou naturel, dans lequel les agents visent des fins sans les poser comme telles ? Les agents
sociaux qui ont le sens du jeu, qui ont incorporé une foule de schèmes pratiques de perception et d’appréciation fonctionnant
en tant qu’instruments de construction de la réalité, en tant que principes de vision et de division de l’univers dans lequel ils se
meuvent, n’ont pas besoin de poser comme fins les objectifs de leur pratique. Ils ne sont pas comme des sujets en face d’un
objet (ou, moins encore, d’un problème) qui serait constitué comme tel par un acte intellectuel de connaissance ; ils sont,
comme on dit, tout à leur affaire (que l’on pourrait écrire aussi bien leur à faire) : ils sont présents à l’à venir, l’à faire,
l’affaire (pragma, en grec), corrélat immédiat de la pratique (praxis) qui n’est pas posé comme objet de pensée, comme
possible visé dans un projet, mais qui est inscrit dans le présent du jeu.
Les analyses ordinaires de l’expérience temporelle confondent deux rapports au futur ou au passé que, dans Ideen,
Husserl distingue très clairement : le rapport au futur que l’on peut appeler projet, et qui pose le futur en tant que futur, c’est-à-
dire en tant que possible constitué comme tel, donc comme pouvant arriver ou ne pas arriver, s’oppose au rapport au futur
qu’il appelle protension ou anticipation préperceptive, rapport à un futur qui n’en est pas un, à un futur qui est un quasi
présent. Bien que je ne voie pas les faces cachées du cube, elles sont quasi présentes, elles sont « apprésentées » dans un
rapport de croyance qui est celui que nous accordons à une chose perçue. Elles ne sont pas visées dans un projet, comme
également possibles ou impossibles, elles sont là, avec la modalité doxique de ce qui est directement perçu.
En fait, ces anticipations préperceptives, sortes d’inductions pratiques fondées sur l’expérience antérieure, ne sont pas
données à un sujet pur, une conscience transcendantale universelle. Elles sont le fait de l’habitus comme sens du jeu. Avoir le
sens du jeu, c’est avoir le jeu dans la peau ; c’est maîtriser à l’état pratique l’avenir du jeu ; c’est avoir le sens de l’histoire du
jeu. Alors que le mauvais joueur est toujours à contretemps, toujours trop tôt ou trop tard, le bon joueur est celui qui anticipe,
qui va au-devant du jeu. Pourquoi peut-il devancer le cours du jeu ? Parce qu’il a les tendances immanentes du jeu dans le
corps, à l’état incorporé : il fait corps avec le jeu.
L’habitus remplit une fonction que, dans une autre philosophie, on confie à la conscience transcendantale : c’est un corps
socialisé, un corps structuré, un corps qui s’est incorporé les structures immanentes d’un monde ou d’un secteur particulier de
ce monde, d’un champ, et qui structure la perception de ce monde et aussi l’action dans ce monde. Par exemple l’opposition
entre théorie et pratique se retrouve à la fois dans la structure objective des disciplines (les mathématiques s’opposent à la
géologie comme la philosophie s’oppose à la géographie, etc.) et aussi dans l’esprit des professeurs qui, dans leurs jugements
sur les élèves, mettent en œuvre des schèmes pratiques, souvent associés à des couples d’adjectifs, qui sont l’équivalent
incorporé de ces structures objectives. Et quand les structures incorporées et les structures objectives sont en accord, quand la
perception est construite selon les structures de ce qui est perçu, tout paraît évident, tout va de soi. C’est l’expérience doxique
dans laquelle on accorde au monde une croyance plus profonde que toutes les croyances (au sens ordinaire) puisqu’elle ne se
pense pas en tant que croyance.
Contre la tradition intellectualiste du cogito, de la connaissance comme relation entre un sujet et un objet, etc., il faut,
pour rendre compte des conduites humaines, admettre qu’elles reposent constamment sur des thèses non thétiques ; qu’elles
posent des futurs qui ne sont pas visés en tant que futurs. Le paradoxe des sciences humaines, c’est qu’elles doivent
constamment se méfier de la philosophie de l’action inhérente à des modèles comme ceux de la théorie des jeux, qui
apparemment s’imposent pour comprendre des univers sociaux ressemblant à des jeux. Il est vrai que la plupart des conduites
humaines s’accomplissent à l’intérieur d’espaces de jeu ; cela dit, elles n’ont pas pour principe une intention stratégique telle
que celle que postule la théorie des jeux. Autrement dit, les agents sociaux ont des « stratégies » qui n’ont que très rarement
pour principe une véritable intention stratégique.
Autre manière d’exprimer l’opposition que fait Husserl entre la protention et le projet, l’opposition entre la
préoccupation (qui pourrait traduire la Fürsorge de Heidegger, en la débarrassant de ses connotations indésirables) et le plan
comme visée du futur dans laquelle le sujet se pense comme posant un futur et organisant tous les moyens disponibles par
référence à ce futur posé comme tel, comme fin devant explicitement être atteinte. La préoccupation ou l’anticipation du joueur
est immédiatement présente à quelque chose qui n’est pas immédiatement perçu et immédiatement disponible, mais qui est
pourtant comme déjà là. Celui qui envoie une balle à contre-pied agit dans le présent par rapport à un à venir (je dis à venir
plutôt que futur) qui est quasi présent, qui est inscrit dans la physionomie même du présent, de l’adversaire en train de courir
vers la droite. Il ne pose pas ce futur dans un projet (je peux aller à droite ou ne pas y aller) : il met la balle à gauche parce
que son adversaire va à droite, qu’il est en quelque sorte déjà à droite. Il se détermine en fonction d’un quasi-présent inscrit
dans le présent.
La pratique a une logique qui n’est pas celle de la logique et, par conséquent, appliquer aux logiques pratiques la logique
logique, c’est s’exposer à détruire, à travers l’instrument qu’on emploie pour la décrire, la logique que l’on veut décrire. Ces
problèmes que j’ai posés, il y a vingt ans, dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, sont aujourd’hui portés au jour avec
la construction de systèmes experts et l’intelligence artificielle : on s’aperçoit que les agents sociaux (que ce soit un médecin
qui fait un diagnostic ou un professeur qui donne une note à un examen) ont à l’état pratique des systèmes classificatoires
extrêmement complexes qui ne sont jamais constitués en tant que tels et qui ne peuvent l’être qu’au prix d’un travail
considérable.
Substituer à un rapport pratique de pré-occupation, présence immédiate à un à venir inscrit dans le présent, une
conscience rationnelle, calculatrice, posant les fins en tant que telles, comme des possibles, c’est faire surgir la question du
cynisme, qui pose comme telles des fins inavouables. Alors que si mon analyse est vraie, on peut être par exemple ajusté aux
nécessités d’un jeu, on peut faire une magnifique carrière académique, sans jamais avoir besoin de se donner une telle fin. Très
souvent, parce qu’ils sont inspirés par une volonté de démystification, les chercheurs tendent à faire comme si les agents
avaient toujours eu pour fin, au sens de but, la fin, au sens de terme, de leur trajectoire. Transformant le trajet en projet, ils font
comme si l’universitaire consacré dont ils étudient la carrière, dès le moment où il a choisi une discipline, un patron de thèse,
un sujet, avait eu en tête l’ambition de devenir professeur au Collège de France. Ils donnent pour principe des conduites des
agents dans un champ (des deux prieurs qui se battent pour le bâton de prieur, ou de deux universitaires qui luttent pour
imposer leur théorie de l’action) une conscience calculatrice plus ou moins cynique.
Si ce que je dis est vrai, il en va tout à fait autrement. Les agents qui se battent pour les fins considérées peuvent être
possédés par ces fins. Ils peuvent être prêts à mourir pour ces fins, indépendamment de toute considération pour des profits
spécifiques, lucratifs, de carrière, ou autres. Leur relation à la fin concernée n’est pas du tout le calcul conscient d’utilité que
leur prête l’utilitarisme, philosophie que l’on applique volontiers aux actions des autres. Ils ont le sens du jeu ; par exemple
dans des jeux où il faut être « désintéressé » pour réussir, ils peuvent accomplir, de manière spontanément désintéressée, des
actions conformes à leurs intérêts. Il y a des situations tout à fait paradoxales qu’une philosophie de la conscience interdit de
comprendre.
J’en viens à la deuxième réduction, celle qui consiste à tout ramener à l’intérêt lucratif, à réduire les fins de l’action aux
fins économiques. Sur ce point, la réfutation est relativement plus facile. En effet, le principe de l’erreur réside dans ce qu’on
appelle traditionnellement l’économisme, c’est-à-dire le fait de considérer que les lois de fonctionnement d’un des champs
sociaux parmi d’autres, à savoir le champ économique, valent pour tous les champs. Au fondement de la théorie des champs, il
y a le constat (qu’on trouve déjà chez Spencer, chez Durkheim, chez Weber…) que le monde social est le lieu d’un processus
de différenciation progressive. Ainsi, Durkheim le rappelait sans cesse, on observe qu’à l’origine, dans les sociétés
archaïques et encore dans beaucoup de sociétés précapitalistes, des univers sociaux qui chez nous sont différenciés (comme la
religion, l’art, la science) sont encore indifférenciés, en sorte qu’on y observe une polysémie et une multifonctionnalité (c’est
un mot que Durkheim emploie souvent dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse) des conduites humaines, qui
peuvent être interprétées à la fois comme religieuses, comme économiques, comme esthétiques, etc.
L’évolution des sociétés tend à faire apparaître des univers (ce que j’appelle des champs) qui ont des lois propres, qui
sont autonomes. Les lois fondamentales sont souvent des tautologies. Celle du champ économique, qui a été élaborée par les
philosophes utilitaristes : les affaires sont les affaires ; celle du champ artistique, qui a été posée explicitement par l’école dite
de l’art pour l’art : la fin de l’art c’est l’art, l’art n’a pas d’autre fin que l’art… On a ainsi des univers sociaux qui ont une loi
fondamentale, un nomos indépendant de celui des autres univers, qui sont auto-nomes, qui évaluent ce qui s’y fait, les enjeux
qui s’y jouent, selon des principes et des critères irréductibles à ceux des autres univers. On est ici aux antipodes de
l’économisme qui consiste à appliquer à tous les univers le nomos caractéristique du champ économique. Ce qui revient à
oublier que ce champ lui-même s’est construit par un processus de différenciation, en posant que l’économique n’est pas
réductible aux lois qui régissent l’économie domestique, à la philia, comme disait Aristote, et inversement.
Ce processus de différenciation ou d’autonomisation aboutit donc à la constitution d’univers qui ont des « lois
fondamentales » (expression empruntée à Kelsen) différentes, irréductibles, et qui sont le lieu de formes particulières d’intérêt.
Ce qui fait courir et concourir les gens dans le champ scientifique n’est pas la même chose que ce qui les fait courir et
concourir dans le champ économique. L’exemple le plus frappant est celui du champ artistique qui se constitue au XIXe siècle
en se donnant pour loi fondamentale le renversement de la loi économique. Le processus, qui commence dès la Renaissance et
qui arrive à son accomplissement dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec ce qu’on appelle l’art pour l’art, revient à
dissocier complètement les fins lucratives et les fins spécifiques de l’univers – avec par exemple l’opposition entre l’art
commercial et l’art pur. L’art pur, seule forme d’art véritable selon les normes spécifiques du champ autonome, refuse les fins
commerciales, c’est-à-dire la subordination de l’artiste, et surtout de sa production, à des demandes externes et aux sanctions
de cette demande que sont les sanctions économiques. Il se constitue sur la base d’une loi fondamentale qui est la négation (ou
la dénégation) de l’économie : que nul n’entre ici s’il a des préoccupations commerciales.
Autre champ qui se constitue sur la base du même type de dénégation de l’intérêt : le champ bureaucratique. La
philosophie hégélienne de l’État, sorte d’idéal du moi bureaucratique, est la représentation que le champ bureaucratique entend
se donner et donner de lui-même, c’est-à-dire l’image d’un univers dont la loi fondamentale est le service public ; un univers
dans lequel les agents sociaux n’ont pas d’intérêt personnel et sacrifient leurs intérêts propres au public, au service public, à
l’universel.
La théorie du processus de différenciation et d’autonomisation d’univers sociaux ayant des lois fondamentales différentes
conduit à faire éclater la notion d’intérêt ; il y a autant de formes de libido, autant d’espèces d’« intérêt », qu’il y a de champs.
Chaque champ, en se produisant, produit une forme d’intérêt qui, du point de vue d’un autre champ, peut apparaître comme
désintéressement (ou comme absurdité, manque de réalisme, folie, etc.). On voit la difficulté d’appliquer le principe de la
théorie de la connaissance sociologique que j’ai énoncé en commençant et qui veut qu’il n’y ait rien sans raison. Est-ce qu’une
sociologie de ces univers dont la loi fondamentale est le désintéressement (au sens de refus de l’intérêt économique) est
encore possible ? Pour qu’elle soit possible, il faut qu’il existe une forme d’intérêt que l’on peut décrire, pour les besoins de
la communication, et au risque de tomber dans la vision réductrice, comme intérêt au désintéressement, ou, mieux, une
disposition désintéressée ou généreuse.
C’est ici qu’il faut faire intervenir tout ce qui touche au symbolique, capital symbolique, intérêt symbolique, profit
symbolique… J’appelle capital symbolique n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social)
lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement,
des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation des
structures objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré. Le
capital symbolique qui fait qu’on s’incline devant Louis XIV, qu’on lui fait la cour, qu’il peut donner des ordres et que ces
ordres sont obéis, qu’il peut déclasser, dégrader, consacrer, etc., n’existe que dans la mesure où toutes les petites différences,
les marques de distinction subtiles dans l’étiquette et les rangs, dans les pratiques et dans le vêtement, qui font la vie de cour,
sont perçues par des gens qui connaissent et reconnaissent pratiquement (ils l’ont incorporé) un principe de différenciation qui
leur permet de reconnaître toutes ces différences et de leur accorder valeur, qui sont prêts, en un mot, à mourir pour une affaire
de bonnets. Le capital symbolique est un capital à base cognitive, qui repose sur la connaissance et la reconnaissance.

Le désintéressement comme passion

Ayant très sommairement évoqué les concepts fondamentaux qui sont indispensables selon moi pour penser l’action
raisonnable – habitus, champ, intérêt ou illusio, capital symbolique –, j’en reviens au problème du désintéressement. Est-ce
que des conduites désintéressées sont possibles, et, si elles le sont, comment et à quelles conditions ? Si l’on reste dans une
philosophie de la conscience, il est évident qu’on ne peut répondre que négativement à la question et que toutes les actions
apparemment désintéressées cacheront des intentions de maximiser une forme quelconque de profit. En introduisant la notion
de capital symbolique (et de profit symbolique), on radicalise en quel – que sorte la mise en question de la vision naïve : les
actions les plus saintes – l’ascèse ou le dévouement les plus extrêmes – pourront toujours être suspectées (elles l’ont été,
historiquement, pour certaines formes extrêmes de rigorisme) d’être inspirées par la recherche du profit symbolique de
sainteté, ou de célébrité, etc.2. Au début de La Société de cour, Norbert Elias cite l’exemple d’un duc qui avait donné une
bourse pleine d’écus à son fils et qui, alors que ce dernier, qu’il interroge six mois plus tard, se vante de ne pas avoir dépensé
cet argent, prend la bourse et la jette par la fenêtre. Il lui donne ainsi une leçon de désintéressement, de gratuité, de noblesse ;
mais c’est aussi une leçon de placement, d’investissement du capital symbolique, qui convient à un univers aristocratique.
(Ceci vaudrait de la même façon pour un homme d’honneur kabyle.)
En fait, il existe des univers sociaux dans lesquels la recherche du profit strictement économique peut être découragée par
des normes explicites ou des injonctions tacites. « Noblesse oblige », cela signifie que c’est sa noblesse qui interdit au noble
de faire certaines choses, et lui enjoint d’en faire d’autres. Parce qu’il fait partie de sa définition, de son essence, supérieure,
d’être désintéressé, généreux, il ne peut pas ne pas l’être, « c’est plus fort que lui ». D’une part, l’univers social exige de lui
qu’il soit généreux ; d’autre part, il est disposé à être généreux par des leçons brutales comme celle que rapporte Elias, mais
aussi par les innombrables leçons, souvent tacites et quasi imperceptibles, de l’existence quotidienne, insinuations, reproches,
silences, évitements. Les conduites d’honneur des sociétés aristocratiques ou précapitalistes ont pour principe une économie
des biens symboliques fondée sur le refoulement collectif de l’intérêt, et, plus largement, de la vérité de la production et de la
circulation, qui tend à produire des habitus « désintéressés », des habitus anti-économiques, disposés à refouler les intérêts,
au sens étroit du terme (c’est-à-dire la poursuite des profits économiques), tout spécialement dans les relations domestiques.
Pourquoi est-il important de penser en termes d’habitus ? Pourquoi est-il important de penser le champ comme un lieu
qu’on n’a pas produit et dans lequel on est né et non pas comme un jeu arbitrairement institué ? Parce que cela permet de
comprendre qu’il existe des conduites désintéressées qui n’ont pas pour principe le calcul de désintéressement, l’intention
calculée de surmonter le calcul ou de montrer qu’on est capable de le surmonter. Ceci contre La Rochefoucauld, qui, étant le
produit d’une société d’honneur, a très bien compris l’économie des biens symboliques, mais qui, parce que le ver janséniste
s’était déjà glissé dans le fruit aristocratique, commence à dire que les attitudes aristocratiques sont en fait des formes
suprêmes de calcul, du calcul du second ordre (c’est l’exemple de la clémence d’Auguste). Dans une société d’honneur bien
constituée, les analyses de La Rochefoucauld sont fausses ; elles s’appliquent à des sociétés d’honneur déjà en crise comme
celles que j’ai étudiées dans Le Déracinement, et où les valeurs d’honneur s’effritent à mesure que les échanges monétaires se
généralisent et, à travers eux, l’esprit de calcul, qui va de pair avec la possibilité objective de calculer (on commence, chose
impensable, à évaluer le travail et la valeur d’un homme en monnaie). Dans les sociétés d’honneur bien constituées, il peut y
avoir des habitus désintéressés et le rapport habitus-champ est tel que, sur le mode de la spontanéité ou de la passion, sur le
mode du « c’est plus fort que moi », on accomplit des actes désintéressés. Dans une certaine mesure, l’aristocrate ne peut pas
faire autrement que d’être généreux, par fidélité à son groupe et par fidélité à lui-même comme digne d’être membre du groupe.
C’est ce que signifie « Noblesse oblige ». La noblesse, c’est la noblesse comme corps, comme groupe qui, incorporée, faite
corps, disposition, habitus, devient le sujet de pratiques nobles, et oblige le noble à agir noblement. Lorsque les
représentations officielles de ce que l’homme est officiellement dans un espace social considéré sont devenues des habitus,
elles deviennent le principe réel des pratiques. Sans doute des univers sociaux dans lesquels le désintéressement est la norme
officielle ne sont-ils pas pour autant régis de part en part par le désintéressement : derrière l’apparence de piété, de vertu, de
désintéressement, il y a des intérêts subtils, camouflés, et le bureaucrate n’est pas seulement le serviteur de l’État, il est aussi
celui qui met l’État à son service… Cela dit, on ne vit pas impunément sous l’invocation permanente de la vertu, parce qu’on
est pris dans des mécanismes et qu’il y a des sanctions, qui rappellent à l’obligation de désintéressement.
Dès lors, la question de la possibilité de la vertu peut être ramenée à la question des conditions sociales de possibilité
d’univers dans lesquels des dispositions durables au désintéressement peuvent être constituées et, une fois constituées, trouver
des conditions objectives de renforcement constant, et devenir le principe d’une pratique permanente de la vertu ; et dans
lesquels, du même coup, des actions vertueuses existent régulièrement, avec une fréquence statistique décente et pas sur le
mode de l’héroïsme, pour quelques virtuoses. On ne peut pas fonder des vertus durables sur une décision de la conscience
pure, c’est – à-dire, à la manière de Sartre, sur quelque chose comme un serment…
Si le désintéressement est possible sociologiquement, ça ne peut être que par la rencontre entre des habitus prédisposés
au désintéressement et des univers dans lesquels le désintéressement est récompensé. Parmi ces univers, les plus typiques sont,
avec la famille et toute l’économie des échanges domestiques, les différents champs de production culturelle, champ littéraire,
champ artistique, champ scientifique, etc., microcosmes qui se constituent sur la base d’une inversion de la loi fondamentale
du monde économique et dans lesquels la loi de l’intérêt économique est suspendue. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne
connaissent pas d’autres formes d’intérêt : la sociologie de l’art ou de la littérature dévoile (ou démasque) et analyse les
intérêts spécifiques qui sont constitués par le fonctionnement du champ (ceux qui ont pu amener Breton à casser le bras d’un
rival dans une querelle poétique), et pour lesquels on est prêt à mourir.

Les profits d’universalisation

Il reste à poser une question que j’hésite à soulever : comment se fait-il que l’on observe à peu près universellement qu’il
y a des profits à se soumettre à l’universel ? Je crois qu’une anthropologie comparée permettrait de dire qu’il y a une
reconnaissance universelle de la reconnaissance de l’universel ; que c’est un universel des pratiques sociales de reconnaître
comme valables les conduites qui ont pour principe la soumission, même apparente, à l’universel. Je prends un exemple.
Travaillant sur les échanges matrimoniaux en Algérie, j’avais observé qu’il y avait une norme officielle (il faut épouser la
cousine parallèle) et que cette norme était très peu observée en pratique : le taux de mariage avec la cousine parallèle
patrilinéaire est de l’ordre de 3 %, et de 6 % dans les familles maraboutiques, plus rigoristes. Cela dit, du fait que cette norme
reste la vérité officielle des pratiques, certains agents connaissant bien le jeu pouvaient, dans la logique de la pieuse
hypocrisie, parvenir à transfigurer en choix du devoir un mariage avec la cousine parallèle imposé par la nécessité de
« couvrir les hontes » ou par toute autre contrainte : en « se mettant en règle » avec la norme officielle, ils pouvaient ajouter
aux profits que procure une stratégie « intéressée », les profits que procure la conformité à l’universel.
S’il est vrai que toute société offre la possibilité d’un profit d’universel, les conduites à prétention universelle seront
universellement exposées au soupçon. C’est le fondement anthropologique de la critique marxiste de l’idéologie comme
universalisation de l’intérêt particulier : l’idéologue est celui qui donne pour universel, pour désintéressé, ce qui est conforme
à son intérêt particulier. Cela dit, le fait qu’il y ait des profits d’universel et d’universalisation, le fait qu’on obtienne des
profits en rendant hommage, fût-ce hypocritement, à l’universel, en habillant d’universel une conduite déterminée en fait par
l’intérêt particulier (on épouse la cousine parallèle parce qu’on n’en a pas trouvé une autre, mais on laisse croire que c’est par
respect de la règle), le fait donc qu’il puisse y avoir des profits de vertu et de raison est sans doute un des grands moteurs de la
vertu et de la raison dans l’histoire. Sans faire intervenir aucune hypothèse métaphysique (même déguisée en constat
empirique, comme chez Habermas), on peut dire que la raison a des fondements dans l’histoire et que si la raison progresse
tant soit peu, c’est parce qu’il y a des intérêts à l’universalisation et que, universellement, mais surtout dans certains univers,
comme le champ artistique, scientifique, etc., il vaut mieux apparaître comme désintéressé que comme intéressé, comme
généreux, altruiste, que comme égoïste. Et les stratégies d’universalisation, qui sont au principe de toutes les normes et de
toutes les formes officielles (avec tout ce qu’elles peuvent avoir de mystificateur) et qui reposent sur l’existence universelle
de profits d’universalisation, sont ce qui fait que l’universel a universellement des chances non nulles de se réaliser.
Ainsi, à la question de savoir si la vertu est possible, on peut substituer la question de savoir si l’on peut créer des
univers dans lesquels les gens ont intérêt à l’universel. Machiavel dit que la république est un univers dans lequel les citoyens
ont intérêt à la vertu. La genèse d’univers de cette sorte n’est pas concevable si on ne se donne pas ce moteur qu’est la
reconnaissance universelle de l’universel, c’est-à-dire la reconnaissance officielle du primat du groupe et de ses intérêts sur
l’individu et ses intérêts que tous les groupes professent dans le fait même de s’affirmer comme tels.
La critique du soupçon rappelle que toutes les valeurs universelles sont en fait des valeurs particulières universalisées,
donc sujettes à suspicion (la culture universelle, c’est la culture des dominants, etc.). Premier moment, inévitable, de la
connaissance du monde social, cette critique ne doit pas faire oublier que toutes ces choses que les dominants célèbrent, et
dans lesquelles ils se célèbrent en les célébrant (la culture, le désintéressement, le pur, la morale kantienne, l’esthétique
kantienne, etc., tout ce que j’ai objectivé, parfois un peu rudement, à la fin de La Distinction), ne peuvent remplir leur fonction
symbolique de légitimation que parce que, précisément, elles bénéficient en principe d’une reconnaissance universelle – aucun
homme ne pouvant les nier ouvertement sans nier en lui-même son humanité – ; mais, à ce titre, les conduites qui leur rendent
un hommage, sincère ou non, peu importe, sont assurées d’une forme de profit symbolique (de conformité et de distinction
notamment), qui, même s’il n’est pas recherché comme tel, suffit à les fonder en raison sociologique et, en leur donnant une
raison d’être, à leur assurer une probabilité raisonnable d’exister.
Je reviens, pour finir, sur la bureaucratie, un de ces univers qui, avec le droit, se donne pour loi la soumission à
l’universel, à l’intérêt général, au service public et qui se reconnaît dans la philosophie de la bureaucratie comme classe
universelle, neutre, au-dessus des conflits, au service de l’intérêt public, de la rationalité (ou de la rationalisation). Les
groupes sociaux qui ont construit la bureaucratie prussienne ou la bureaucratie française avaient intérêt à l’universel et ils ont
dû inventer l’universel (le droit, l’idée de service public, l’idée d’intérêt général, etc.) et, si l’on peut dire, la domination au
nom de l’universel pour accéder à la domination.
Une des difficultés de la lutte politique aujourd’hui, c’est que les dominants, technocrates ou épistémocrates de droite ou
de gauche, ont partie liée avec la raison et l’universel : on se dirige vers des univers dans lesquels il faudra de plus en plus de
justifications techniques, rationnelles, pour dominer et dans lesquels les dominés, eux aussi, pourront et devront de plus en
plus se servir de la raison pour se défendre contre la domination, puisque les dominants devront de plus en plus invoquer la
raison, et la science, pour exercer leur domination. Ce qui fait que les progrès de la raison iront sans doute de pair avec le
développement de formes hautement rationalisées de domination (comme on voit, dès aujourd’hui, avec l’usage qui est fait
d’une technique comme le sondage), et que la sociologie, seule en mesure de porter au jour ces mécanismes, devra plus que
jamais choisir entre le parti de mettre ses instruments rationnels de connaissance au service d’une domination toujours plus
rationnelle ou d’analyser rationnellement la domination et tout spécialement la contribution que la connaissance rationnelle
peut apporter à la domination.
Annexe

Entretien sur la pratique, le temps et l’histoire 3

TETSUJI YAM AM OTO : Vous avez exposé votre théorie de la pratique, en 1972, dans un ouvrage intitulé Esquisse d’une théorie de la pratique, et sous une
forme plus élaborée, dans Le Sens pratique, paru en 1980. Dans les deux cas, bien que vous donniez à cette théorie une portée générale, vous vous appuyez sur
des exemples empruntés aux sociétés archaïques, Kabylie et Béarn. N’est-ce pas une limitation de vos analyses ?

P IERRE BOURDIEU: C’est en effet pour résoudre des problèmes posés par l’interprétation des pratiques rituelles et des
stratégies matrimoniales, tant en Kabylie (région berbérophone de l’Afrique du Nord) qu’en Béarn (province du sud de la
France), que j’ai été amené à préciser et à systématiser une théorie de la pratique que j’avais déjà formulée, sous une forme
moins élaborée, dans des travaux antérieurs – notamment dans l’introduction à Un art moyen, livre paru en 1975 et consacré à
la pratique de la photographie. Je pense que l’intention centrale de cette théorie était déjà présente dans mes tout premiers
travaux de sociologie économique (notamment Travail et Travailleurs en Algérie) où je critiquais le modèle de l’homo
œconomicus comme calculateur rationnel qui revient à la mode aujourd’hui sous le nom de Rational Action Theory ou
d’« individualisme méthodologique ». Cela dit, c’est dans l’Esquisse et Le Sens pratique que j’ai explicité aussi
complètement que possible les fonctions théoriques de notions comme celles de stratégie et surtout d’habitus. Ce concept
devait, entre autres choses, marquer la coupure entre la praxéologie que j’essayais d’élaborer et la phénoménologie
transcendantale (qui revient aussi à la mode, à travers certaines formes d’ethnométhodologie) : par sa racine même – habitus,
c’est ce qui a été acquis, du verbe habeo –, il devait signifier très concrètement que le principe des actions ou des
représentations et des opérations de construction de la réalité sociale qu’elles présupposent, n’est pas un sujet transcendantal,
engageant des catégories universelles (comme c’est encore le cas chez Heidegger, qui inscrit l’histoire dans l’Être mais sans
pour autant historiciser les structures du Dasein, les « existentiaux fondamentaux » ou « modes fondamentaux du Dasein », qui
fonctionnent comme des conditions transcendantales rendant possibles la connaissance, la compréhension et le langage). C’est
l’habitus qui, en tant que structure structurée et structurante, engage dans les pratiques et les pensées des schèmes pratiques de
construction issus de l’incorporation de structures sociales elles-mêmes issues du travail historique des générations
successives (par exemple, dans le cas de la Kabylie, les couples d’oppositions qui organisent toute la vision du monde et
toutes les pratiques, depuis les conduites rituelles jusqu’aux actes que l’on pourrait dire juridiques ou politiques). En affirmant
ainsi la double historicité des structures mentales, la praxéologie se distingue des tentatives de pragmatique universelle à la
manière d’Apel ou de Habermas.

Mais en faisant de l’habitus, produit de l’histoire, le principe des pratiques et des actions, ne tombez-vous pas dans le relativisme et ne condamnez-vous pas les
agents à l’incommunicabilité, voire au solipsisme ?

En réalité, l’analyse de la relation entre l’agent et le monde, entre les structures mentales et les structures sociales, avec,
d’un côté, l’incorporation des structures du monde social à travers la socialisation et, de l’autre, la construction du monde
social par la mise en œuvre de ces structures, me paraît être dotée d’une validité universelle : elle s’applique aussi bien à des
sociétés traditionnellement traitées par l’ethnologie qu’à des sociétés ordinairement étudiées par la sociologie (ce qui
contribue à fonder l’abolition de la frontière entre ces deux disciplines). La praxéologie est une anthropologie universelle qui
prend acte (entre autres choses) de l’historicité, donc de la relativité, des structures cognitives, tout en enregistrant le fait que
les agents mettent en œuvre universellement des structures historiques.

Mais vous n’aviez pas fini de répondre à ma première question sur la validité universelle ou limitée de la théorie de la pratique que vous avez élaborée dans le
cadre de vos travaux ethnologiques.

Comme je l’ai dit dans Le Sens pratique, la théorie de l’habitus s’impose avec une évidence particulière dans le cas de
sociétés où le travail de codification des pratiques est peu développé (il est remarquable que c’est à propos du droit
coutumier que Marx s’est approché de la notion d’habitus4). Mais elle s’applique aussi aux sociétés hautement différenciées.
Tous les mondes sociaux relativement autonomes que j’appelle des champs – champ artistique, champ scientifique, champ
philosophique, etc. – demandent de ceux qui s’y engagent une maîtrise pratique des lois de fonctionnement de ces univers,
c’est-à-dire un habitus acquis par la socialisation préalable et/ou par celle qui s’exerce dans le champ proprement dit. Les
champs les plus hautement spécialisés, les plus profondément habités par les exigences de la raison scientifique et technique,
comme le champ économique ou le champ scientifique lui-même, supposent et appellent des dispositions quasi corporelles,
une maîtrise pratique des lois tacites du fonctionnement du champ, des catégories de perception et d’appréciation qui
permettent d’appréhender les problèmes importants, etc. Nombre des opérations de la routine quotidienne de la science ont
pour principe l’habitus scientifique, à propos duquel on peut employer le langage même que Marx employait pour décrire le
principe du respect de la coutume, cette sorte d’« instinct presque aussi aveugle et inconscient que celui qui produit certains
des mouvements de nos corps ».

Autrement dit, vous remplacez la relation entre le Dasein et le Welt de la phénoménologie heideggerienne par la relation entre l’habitus et le champ.

Oui. Mais cette relation de complicité ontologique qu’évoquait le dernier Heidegger s’institue entre deux « réalités »,
l’habitus et le champ, qui sont deux modes d’existence de l’histoire, ou de la société, l’histoire faite chose, institution
objectivée, et l’histoire faite corps, institution incorporée. Et l’on peut ainsi fonder une théorie du temps qui rompt à la fois
avec deux philosophies opposées de la temporalité : d’un côté la vision métaphysique qui fait du temps une réalité en soi,
indépendante des agents, de leurs représentations et de leurs actions ; de l’autre, la philosophie de la conscience. Loin d’être
une condition a priori de l’historicité, le temps est ce que l’activité pratique produit dans l’acte même de se produire. C’est
parce que l’habitus est le produit de l’incorporation des régularités et des tendances immanentes du monde qu’il enferme
l’anticipation à l’état pratique de ces tendances et de ces régularités, c’est-à-dire la référence non thétique à un avenir inscrit
dans le présent immédiat. Le temps s’engendre dans le passage à l’acte, ou à la pensée, qui est, par définition, présentification
et déprésentification, c’est-à-dire, dans le langage du sens commun, « passage » du temps. La pratique n’a pas besoin – sauf
exception – de constituer le futur explicitement comme tel, dans un projet ou un plan, posés par un acte conscient et délibéré de
la volonté ; l’activité pratique, dans la mesure où elle est sensée, c’est-à-dire engendrée par un habitus immédiatement ajusté
aux tendances immanentes du champ, est un acte de temporalisation par lequel l’agent transcende le présent immédiat par la
mobilisation pratique du passé et l’anticipation de l’avenir inscrit dans le présent à l’état de potentialité objective. L’habitus,
parce qu’il implique la référence pratique à l’avenir impliqué dans le passé dont il est le produit, se temporalise dans l’acte
même par lequel il se réalise.
Outre qu’elle permet de rompre avec la représentation métaphysique du temps et de l’histoire comme réalités en soi,
extérieures et antérieures à la pratique, sans pour autant condamner à accepter la philosophie de la conscience qui fonde la
théorie husserlienne de la temporalisation, cette théorie de la pratique permet de fonder anthropologiquement la logique réelle
de la reproduction sociale : loin d’être le produit d’un processus mécanique, la reproduction de la structure ne s’accomplit
qu’avec la collaboration des agents qui en ont incorporé la nécessité sous forme d’habitus et qui sont encore producteurs lors
même qu’ils sont, consciemment ou inconsciemment, reproducteurs. L’illusion de la « connaissance objective sans sujet
connaissant » ou du « processus sans sujet », dans laquelle se rejoignent des philosophies d’apparence très opposée (Popper et
Althusser par exemple), tient au fait que, ayant intériorisé la loi immanente de la structure (son conatus) sous forme d’un
habitus, les agents peuvent paraître en quelque sorte absents de leur pratique alors qu’ils accomplissent la nécessité de la
structure dans le mouvement spontané de leur existence. Mais c’est encore une action historique, accomplie par de véritables
agents (et non de simples « supports » de la structure), qui, même dans le cas limite des sociétés obéissant à la logique de la
« reproduction simple », est nécessaire pour reproduire la structure en la réactivant continûment. Bref, on peut exclure les
« sujets » (toujours possibles, mais comme une sorte de limite idéale) de la tradition des philosophies de la conscience, sans
anéantir, au profit d’une structure hypostasiée, les agents qui, bien qu’ils soient les produits de la structure, font et refont sans
cesse la structure, et peuvent même, sous certaines conditions structurales, la transformer plus ou moins radicalement.
1. Ce texte est la transcription de deux cours du Collège de France donnés à la faculté d’anthropologie et de sociologie de l’université Lumière-Lyon II en décembre 1988.
2. Il faut lire, sur ce point, l’article de Gilbert Dagron, « L’homme sans honneur ou le saint scandaleux », Annales ESC, juillet-août 1990, p. 929-939.
3. « Sur la pratique, le temps et l’histoire » (entretien avec Tetsuji Yamamoto), Iichiko Intercultural, 1, 1989, p. 6-13.
4. « Customary law […] is not obeyed, as enacted law is obeyed. When it obtains over small areas and in small natural groups, the penal sanctions on which it depends are partly opinion, partly
superstition, but to a far greater extent an instinct almost as blind and unconscious as that which produces some of the movements of our bodies. The actual constraint which is required to secure
conformity with usage is inconceivably small » (The Ethnological Notebooks of Karl Marx, transcribed and edited by Lawrence Krader, Assen, Van Gram and Co, 1972, p. 335).
6

L’économie
des
biens
symboliques
La question que je vais examiner n’a cessé de se poser à moi, depuis mes premiers travaux d’ethnologie sur la Kabylie
jusqu’à mes recherches les plus récentes sur le monde de l’art et, plus précisément, sur le fonctionnement du mécénat dans les
sociétés modernes1. Et je voudrais essayer de montrer que l’on peut, avec les mêmes instruments, penser des choses aussi
différentes que les échanges d’honneur dans une société précapitaliste, ou, dans des sociétés comme la nôtre, l’action de
fondations, comme la Fondation Ford ou la Fondation de France, les échanges entre les générations au sein de la famille et les
transactions sur les marchés des biens culturels ou religieux, etc.
Les biens symboliques, pour des raisons évidentes, sont situés spontanément par les dichotomies ordinaires
(matériel/spirituel, corps/esprit, etc.) du côté du spirituel, et donc souvent considérés comme hors de prise pour une analyse
scientifique. Ils constituent à ce titre un défi que j’ai voulu relever en m’appuyant sur des travaux extrêmement différents :
d’abord les analyses que j’ai faites du fonctionnement de l’économie kabyle, exemple accompli d’économie précapitaliste
fondée sur la dénégation de l’économique au sens où nous l’entendons ; ensuite les recherches que j’ai menées, à différents
moments, et en différents lieux (Kabylie, Béarn, etc.), sur le fonctionnement de l’économie domestique, c’est-à-dire sur les
échanges, à l’intérieur de la famille, entre les membres du ménage et entre les générations ; les analyses, jamais publiées, de ce
que j’appelle l’économie de l’offrande, c’est-à-dire le type de transactions qui s’instaure entre les Églises et les fidèles ; et
encore les travaux sur l’économie des biens culturels, avec les recherches que j’ai faites sur le champ littéraire, et sur
l’économie bureaucratique. À partir des acquis que j’ai pu obtenir par l’analyse de ces univers sociaux, phénoménalement très
différents, qui n’ont jamais été rapprochés en tant que tels, je voudrais essayer de dégager les principes généraux d’une
économie des biens symboliques.
J’ai dit, il y a longtemps, dans l’un de mes tout premiers livres, avec l’intrépidité liée à l’arrogance (et à l’ignorance) de
la jeunesse (mais c’est peut-être pour avoir osé que je puis faire ce que je fais aujourd’hui…), que le rôle de la sociologie
était de construire une théorie générale de l’économie des pratiques. Ce qui est apparu à certains amateurs du fast-reading
(parmi lesquels il y a beaucoup de professeurs, malheureusement) comme une manifestation d’économisme, marquait au
contraire la volonté d’arracher à l’économisme (marxiste ou néo-marginaliste) les économies précapitalistes et des secteurs
entiers des économies dites capitalistes, qui ne fonctionnent pas du tout selon la loi de l’intérêt comme recherche de la
maximisation du profit (monétaire). L’univers économique est fait de plusieurs mondes économiques, dotés de « rationalités »
spécifiques, supposant et exigeant à la fois des dispositions « raisonnables » (plutôt que rationnelles) ajustées aux régularités
inscrites en chacun d’eux, aux « raisons pratiques » qui les caractérisent. Les mondes que je vais décrire ont en commun de
créer les conditions objectives pour que les agents sociaux y aient intérêt au « désintéressement », ce qui semble paradoxal.
Rétrospectivement, je me suis rendu compte que, dans ma compréhension de l’économie kabyle, je m’étais servi, plus
inconsciemment que consciemment, de la maîtrise pratique que je pouvais avoir, comme tout le monde (nous sommes tous
issus d’univers familiaux), de l’économie domestique pour comprendre cette économie qui contredit souvent l’expérience que
nous pouvons avoir de l’économie du calcul. Mais inversement, ayant compris cette économie non économique, j’ai pu revenir
sur l’économie domestique ou sur l’économie de l’offrande avec un système d’interrogations que je n’aurais pu construire, je
crois, si j’avais consacré ma vie à la sociologie de la famille.

Don et donnant donnant

Très rapidement, puisque je ne peux pas supposer connu ce que j’ai dit dans Le Sens pratique, je vais, dans un retour sur
certaines analyses de ce livre, essayer de dégager quelques principes généraux de l’économie symbolique. En commençant par
l’analyse, dont je vais rappeler rapidement l’essentiel, de l’échange de dons. Mauss décrivait l’échange de dons comme suite
discontinue d’actes généreux ; Lévi-Strauss le définissait comme une structure de réciprocité transcendante aux actes
d’échange, où le don renvoie au contre-don. Quant à moi, j’indiquais que ce qui était absent de ces deux analyses, c’était le
rôle déterminant de l’intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes les sociétés, il est
tacitement admis qu’on ne rend pas sur-le-champ ce qu’on a reçu – ce qui reviendrait à refuser. Puis je m’interrogeais sur la
fonction de cet intervalle : pourquoi faut-il que le contre-don soit différé et différent ? Et je montrais que l’intervalle avait
pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don, et de permettre à deux actes parfaitement symétriques d’apparaître
comme des actes uniques, sans lien. Si je peux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à être payé
de retour, c’est d’abord parce qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc
un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l’intervalle entre le moment où l’on donne et le moment où l’on reçoit.
Dans les sociétés comme la société kabyle, la contrainte est en fait très grande et la liberté de ne pas rendre infime. Mais la
possibilité existe et, du même coup, la certitude n’est pas absolue. Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps, qui
distingue l’échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans
retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le don initial.
Dans la réalité, la vérité structurale qu’a mise au jour Lévi-Strauss n’est pas ignorée. J’ai recueilli en Kabylie de
nombreux proverbes qui disent à peu près que le cadeau est un malheur parce que, finalement, il faut le rendre. (C’est la même
chose pour la parole ou le défi.) Dans tous les cas, l’acte initial est une atteinte à la liberté de celui qui reçoit. Il est gros d’une
menace : il oblige à rendre, et à rendre plus ; en outre, il crée des obligations, il est une manière de tenir, en faisant des
obligés2.
Mais cette vérité structurale est comme refoulée, collectivement. On ne peut comprendre l’existence de l’intervalle
temporel que si l’on fait l’hypothèse que celui qui donne et celui qui reçoit collaborent, sans le savoir, à un travail de
dissimulation tendant à dénier la vérité de l’échange, le donnant-donnant, qui représente l’anéantissement de l’échange de
dons. On touche là un problème très difficile : la sociologie, si elle s’en tient à une description objectiviste, réduit l’échange
de dons au donnant-donnant et ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit. Ainsi, ce qui est
important dans l’échange de dons, c’est le fait qu’à travers l’intervalle de temps interposé les deux échangeurs travaillent, sans
le savoir et sans se concerter, à masquer ou à refouler la vérité objective de ce qu’ils font. Vérité que le sociologue dévoile,
mais avec le risque de décrire comme un calcul cynique un acte qui se veut désintéressé et qu’il faut prendre comme tel, dans
sa vérité vécue, dont le modèle théorique doit aussi prendre acte et rendre compte.
On a là une première propriété de l’économie des échanges symboliques : il s’agit de pratiques qui ont toujours des
vérités doubles, difficiles à tenir ensemble. Il faut prendre acte de cette dualité. De manière plus générale, on ne peut
comprendre l’économie des biens symboliques que si l’on accepte d’emblée de prendre au sérieux cette ambiguïté qui n’est
pas le fait du savant, mais qui est présente dans la réalité même, cette sorte de contradiction entre la vérité subjective et la
réalité objective (que la sociologie atteint par la statistique ou l’ethnologue par l’analyse structurale). Cette dualité est rendue
possible, et vivable, par une sorte de self-deception, d’automystification. Mais cette self-deception individuelle est soutenue
par une self-deception collective, une véritable méconnaissance collective3 dont le fondement est inscrit dans les structures
objectives (la logique de l’honneur qui commande tous les échanges, de paroles, de femmes, de meurtres, etc.) et dans les
structures mentales4, excluant la possibilité de penser et d’agir autrement.
Si les agents peuvent être à la fois mystificateurs, d’eux-mêmes et des autres, et mystifiés, c’est qu’ils ont été immergés
dès l’enfance dans un univers où l’échange de dons est socialement institué dans des dispositions et des croyances et échappe
de ce fait aux paradoxes que l’on fait surgir artificiellement lorsque, comme Jacques Derrida dans un livre récent, Passions,
on se place dans la logique de la conscience et de la décision libre d’un individu isolé. Lorsqu’on oublie que celui qui donne
et celui qui reçoit sont préparés et inclinés par tout le travail de socialisation à entrer sans intention ni calcul de profit dans
l’échange généreux, dont la logique s’impose à eux objectivement, on peut conclure que le don gratuit n’existe pas, ou qu’il est
impossible, puisqu’on ne peut penser les deux agents que comme des calculateurs se donnant pour projet subjectif de faire ce
qu’ils font objectivement, selon le modèle lévi-straussien, c’est-à-dire un échange obéissant à la logique de la réciprocité. Et
l’on rencontre là une autre propriété de l’économie des échanges symboliques : c’est le tabou de l’explicitation (dont la forme
par excellence est le prix). Dire ce qu’il en est, déclarer la vérité de l’échange, ou, comme on dit parfois, « la vérité des prix »
(quand on fait un cadeau, on enlève l’étiquette…), c’est anéantir l’échange. On voit en passant que les conduites dont l’échange
de dons est le paradigme posent un problème très difficile pour la sociologie, qui, par définition, explicite : elle est obligée de
dire ce qui va de soi et qui doit rester tacite, non dit, sous peine d’être détruit en tant que tel.
On peut trouver une vérification de ces analyses et une attestation de cette sorte de tabou de l’explicitation que recèle
l’économie des échanges symboliques dans une description des effets que produit l’introduction du prix. De même qu’on peut
utiliser l’économie des échanges symboliques comme un analyseur de l’économie de l’échange économique, de même on peut,
à l’inverse, demander à l’économie de l’échange économique de servir d’analyseur de l’économie des échanges symboliques.
Ainsi, le prix, qui caractérise en propre l’économie des échanges économiques par opposition à l’économie des biens
symboliques, fonctionne comme une expression symbolique du consensus sur le taux d’échange qui est impliqué dans tout
échange économique. Ce consensus sur le taux d’échange est aussi présent dans une économie des échanges symboliques, mais
les termes et les conditions en sont laissés à l’état implicite. Dans l’échange de dons, le prix doit être laissé dans l’implicite
(c’est l’exemple de l’étiquette) : je ne veux pas savoir la vérité des prix et je ne veux pas que l’autre la sache. Tout se passe
comme si on s’accordait pour éviter de se mettre explicitement d’accord sur la valeur relative des choses échangées, pour
refuser toute définition préalable explicite des termes de l’échange, c’est-à-dire du prix (ce qui se traduit, comme le remarque
Viviana Zelizer, par un tabou de l’usage de la monnaie dans certains échanges – on ne verse pas un salaire à son fils ou à son
épouse et le jeune Kabyle qui demande un salaire à son père fait scandale).
Le langage que j’emploie a des connotations finalistes et peut donner à entendre que les gens se ferment délibérément les
yeux ; en fait, il faudrait dire « tout se passe comme si ». Refuser la logique du prix, c’est une manière de refuser le calcul et la
calculabilité. Le fait que le consensus sur le taux d’échange soit explicite sous la forme du prix est ce qui rend possibles la
calculabilité et la prévisibilité : on sait à quoi s’en tenir. Mais c’est aussi ce qui ruine toute l’économie des échanges
symboliques, économie des choses sans prix, au double sens. (Parler de prix des choses sans prix, comme on est parfois obligé
de le faire5 pour les besoins de l’analyse, c’est introduire une contradiction dans les termes.) Le silence sur la vérité de
l’échange est un silence partagé. Les économistes qui ne conçoivent d’action que rationnelle, calculée, au nom d’une
philosophie finaliste et intellectualiste de l’action, parlent de common knowledge : une information est common knowledge
quand on peut dire que chacun sait que chacun sait que chacun possède cette information ou, comme on dit parfois, quand elle
est un secret de Polichinelle. On pourrait être tenté de dire que la vérité objective de l’échange de dons est, en un sens,
common knowledge : je sais que tu sais que, quand je te donne, je sais que tu me rendras, etc. Mais, ce qui est sûr, c’est que
l’explicitation de ce secret de Polichinelle est tabou. Tout cela doit rester implicite. Il y a des foules de mécanismes sociaux
objectifs et incorporés en chaque agent qui font que l’idée même de divulguer ce secret (en disant : finie la comédie, cessons
de présenter comme des dons généreux des échanges réciproques, c’est de l’hypocrisie, etc.) est sociologiquement impensable.
Mais parler, comme je l’ai fait, de common knowledge (ou de self-deception), c’est rester dans une philosophie de la
conscience et faire comme si chaque agent était habité par une double conscience, une conscience dédoublée, divisée contre
elle-même, réprimant consciemment une vérité que par ailleurs elle connaît (je n’invente rien : il suffit de lire, de Jon Elster,
Ulysse et les Sirènes). On ne peut rendre compte de toutes les conduites doubles, sans duplicité, de l’économie des échanges
symboliques, qu’à condition d’abandonner la théorie de l’action comme produit d’une conscience intentionnelle, d’un projet
explicite, d’une intention explicite et orientée vers une fin explicitement posée (celle que dégage l’analyse objective de
l’échange notamment).
La théorie de l’action que je propose (avec la notion d’habitus) revient à dire que la plupart des actions humaines ont
pour principe tout à fait autre chose que l’intention, c’est-à-dire des dispositions acquises qui font que l’action peut et doit être
interprétée comme orientée vers telle ou telle fin sans que l’on puisse poser pour autant qu’elle a eu pour principe la visée
consciente de cette fin (c’est là que le « tout se passe comme si » est très important). Le meilleur exemple de disposition est
sans doute le sens du jeu : le joueur, ayant intériorisé profondément les régularités d’un jeu, fait ce qu’il faut faire au moment
où il faut le faire, sans avoir besoin de poser explicitement pour fin ce qu’il y a à faire. Il n’a pas besoin de savoir
consciemment ce qu’il fait pour le faire et moins encore de se poser explicitement la question (sauf dans quelques situations
critiques) de savoir explicitement ce que les autres peuvent faire en retour, comme le laisse croire la vision de joueurs
d’échecs ou de bridge que certains économistes (surtout lorsqu’ils s’arment de la théorie des jeux) prêtent aux agents.
Ainsi, l’échange de dons (ou de femmes, de services, etc.), conçu comme paradigme de l’économie des biens
symboliques, s’oppose au donnant-donnant de l’économie économique en tant qu’il a pour principe non un sujet calculateur
mais un agent socialement prédisposé à entrer, sans intention ni calcul, dans le jeu de l’échange. C’est à ce titre qu’il ignore ou
dénie sa vérité objective d’échange économique. On peut en voir une autre attestation dans le fait que, dans cette économie, ou
bien on laisse l’intérêt économique à l’état implicite, ou bien, si on l’énonce, c’est par des euphémismes, c’est-à-dire dans un
langage de dénégation. L’euphémisme est ce qui permet de dire tout en disant qu’on ne dit pas ; ce qui permet de nommer
l’innommable, c’est-à-dire, dans une économie des biens symboliques, l’économique, au sens ordinaire du terme, le donnant-
donnant.
J’ai dit « euphémisme », j’aurais pu dire « mise en forme ». Le travail symbolique consiste à la fois à mettre en forme et à
mettre des formes. Ce que demande le groupe, c’est qu’on mette des formes, et qu’on fasse honneur à l’humanité des autres, en
attestant sa propre humanité, en affirmant son « point d’honneur spiritualiste ». Il n’y a pas de société qui ne rende pas
hommage à ceux qui lui rendent hommage en ayant l’air de refuser la loi de l’intérêt égoïste. Ce qui est demandé, ce n’est pas
que l’on fasse absolument ce qu’il faut, c’est qu’on donne au moins des signes qu’on s’efforce de le faire. Ce qui est attendu
des agents sociaux, ce n’est pas qu’ils soient parfaitement en règle, mais qu’ils se mettent en règle, qu’ils donnent des signes
visibles que, s’ils le pouvaient, ils respecteraient la règle (c’est ainsi que je comprends la formule : « l’hypocrisie est un
hommage que le vice rend à la vertu »). Les euphémismes pratiques sont des espèces d’hommages que l’on rend à l’ordre
social et aux valeurs que l’ordre social exalte, tout en sachant qu’elles sont vouées à être bafouées.

L’alchimie symbolique

Cette hypocrisie structurale s’impose particulièrement aux dominants, selon la formule « Noblesse oblige ». Pour les
Kabyles, l’économie économique telle que nous la pratiquons est une économie de femmes6. Les hommes sont tenus au point
d’honneur, qui interdit toute concession à la logique de l’économie économique. L’homme d’honneur ne peut pas dire : « Tu
me rendras avant l’ouverture des labours » ; il laisse l’échéance dans le vague. Ou : « Tu me donneras quatre quintaux de blé
en échange du fait que je te prête un bœuf. » Alors que les femmes disent la vérité des prix et des échéances ; elles peuvent se
permettre de dire la vérité économique puisque, de toute façon, elles sont exclues (au moins en tant que sujets) de l’économie
des échanges symboliques. Et c’est encore vrai dans nos sociétés. Vous verrez par exemple, dans le numéro de la revue Actes
de la recherche intitulé « L’économie de la maison7 », que les hommes se débrouillent souvent pour faire faire par les femmes
ce qu’ils ne peuvent pas faire sans déroger, comme demander le prix.
La dénégation de l’économie s’accomplit dans un travail objectivement tourné vers la transfiguration des relations
économiques, et en particulier des relations d’exploitation (homme/ femme, aîné/cadet, maître/domestique, etc.),
transfiguration par le verbe (avec l’euphémisme) mais aussi par les actes. Il y a des euphémismes pratiques. L’échange de
dons en est un grâce à l’intervalle de temps (on fait ce qu’on fait, tout en ayant l’air de ne pas le faire). Les agents engagés dans
une économie des échanges symboliques dépensent une part considérable de leur énergie dans l’élaboration de ces
euphémismes. (C’est une des raisons pour lesquelles l’économie économique est beaucoup plus économique. Par exemple,
quand au lieu de faire un cadeau « personnel », c’est-à-dire ajusté aux goûts présumés du destinataire, on finit, par paresse ou
par commodité, par faire un chèque, on fait l’économie du travail de recherche, qui suppose l’attention et le soin nécessaires
pour que le cadeau soit adapté à la personne, à ses goûts, qu’il arrive au bon moment, etc., et que sa « valeur » ne soit pas
directement réductible à la valeur en argent.) Donc l’économie économique est plus économique dans la mesure où elle permet
de faire l’économie du travail de construction symbolique tendant objectivement à dissimuler la vérité objective de la
pratique.
L’exemple le plus intéressant de cette sorte d’alchimie symbolique, ce serait la transfiguration des rapports de domination
et d’exploitation. L’échange de dons peut s’établir entre égaux, et contribuer à renforcer la « communion », la solidarité, par la
communication, qui crée le lien social. Mais il peut aussi s’établir entre des agents actuellement ou potentiellement inégaux,
comme dans le potlatch qui, si on en croit ceux qui l’ont décrit, institue des rapports durables de domination symbolique, des
rapports de domination fondés sur la communication, la connaissance et la reconnaissance (au double sens). Chez les Kabyles,
les femmes échangent des petits cadeaux continus, quotidiens, qui tissent les relations sociales sur lesquelles reposent
beaucoup de choses importantes concernant notamment la reproduction du groupe, tandis que les hommes sont responsables
des grands échanges discontinus, extra-ordinaires.
Des actes ordinaires aux actes extraordinaires d’échange dont le potlatch est l’exemple limite (en tant qu’acte de donner
au-delà des possibilités de rendre, qui met celui qui reçoit en état d’obligé, de dominé), il n’y a qu’une différence de degré. Il
y a, dans le don le plus égal, la virtualité de l’effet de domination. Et le don le plus inégal implique malgré tout un acte
d’échange, un acte symbolique de reconnaissance de l’égalité en humanité qui ne vaut qu’auprès de quelqu’un qui a des
catégories de perception lui permettant d’apercevoir l’échange comme échange et d’être intéressé par l’objet de l’échange. Il
ne reçoit les couvertures ou les coquillages propres à être reconnus comme des dons et à susciter sa reconnaissance que s’il
est un Trobriand bien socialisé ; sinon, il n’en a rien à faire, ça ne l’intéresse pas.
Les actes symboliques supposent toujours des actes de connaissance et de reconnaissance, des actes cognitifs de la part
de ceux qui en sont les destinataires. Pour qu’un échange symbolique fonctionne, il faut que les deux parties aient des
catégories de perception et d’appréciation identiques. Et cela vaut aussi pour les actes de domination symbolique qui, comme
on le voit bien dans le cas de la domination masculine8, s’exercent avec la complicité objective des dominés, dans la mesure
où, pour qu’une telle forme de domination s’instaure, il faut que le dominé applique aux actes du dominant (et à tout son être)
des structures de perception qui soient les mêmes que celles que le dominant emploie pour produire ces actes.
La domination symbolique (c’est une manière de la définir) repose sur la méconnaissance, et donc sur la reconnaissance
des principes au nom desquels elle s’exerce. Cela vaut de la domination masculine, mais aussi de certaines relations de
travail, comme celle qui, dans les pays arabes, unit à son maître le khammès, sorte de métayer qui reçoit le cinquième de la
récolte, ou, selon la description de Max Weber, le domestique agricole (par opposition à l’ouvrier agricole). Le métayage au
quint ne peut fonctionner, dans des sociétés ignorant la contrainte du marché ou celle de l’État, que si le métayer est en quelque
sorte « domestiqué », c’est-à-dire attaché par des liens qui ne sont pas ceux du droit. Et pour se l’attacher, il faut enchanter la
relation de domination et d’exploitation de manière à la transformer en une relation domestique de familiarité par une série
continue d’actes propres à la transfigurer symboliquement en l’euphémisant (s’occuper de son fils, marier sa fille, lui faire des
cadeaux, etc.).
Dans nos sociétés, et au cœur même de l’économie économique, on trouve encore la logique de l’économie des biens
symboliques et l’alchimie qui transforme la vérité des relations de domination, avec le paternalisme. Un autre exemple serait
le rapport entre les aînés et les cadets tel qu’il se présente, dans certaines traditions (les « cadets de Gascogne ») : dans les
sociétés à droit d’aînesse, il faut (on peut dire il fallait) que le cadet se soumette, c’est-à-dire, bien souvent, renonce à se
marier et devienne, comme dit le cynisme indigène, un « domestique sans salaire » (ou, comme disait Galbraith à propos de la
femme au foyer, un « crypto-serviteur » – crypto-servant), qu’il aime les enfants de l’aîné comme s’ils étaient les siens (tout le
monde l’y encourage), ou qu’il parte, qu’il s’engage dans l’armée (les mousquetaires) ou devienne gendarme ou postier.
Le travail de domestication (ici du cadet) qui est nécessaire pour transfigurer la vérité objective d’une relation est le fait
de tout le groupe, qui l’encourage et le récompense. Pour que l’alchimie fonctionne, comme dans l’échange de dons, il faut
qu’elle soit soutenue par toute la structure sociale, donc par les structures mentales et les dispositions produites par cette
structure sociale ; il faut qu’il y ait un marché pour les actions symboliques conformes, qu’il y ait des récompenses, des profits
symboliques, souvent reconvertibles en profits matériels, que l’on puisse avoir intérêt au désintéressement, que celui qui traite
bien son domestique soit récompensé, qu’on dise de lui : « C’est un honnête homme, un homme d’honneur ! » Mais ces
rapports restent très ambigus, très pervers : le khammès sait très bien qu’il peut faire chanter son patron ; s’il part en
prétendant que son patron l’a mal traité, a manqué à l’honneur (« moi qui ai tant fait pour lui… »), le déshonneur retombe sur
le maître. Et, de même, le maître peut invoquer les fautes et les manquements du khammès, s’ils sont connus de tous, pour le
renvoyer, mais si, exaspéré parce que son khammès lui a volé des olives, il s’emporte au point de l’écraser, de l’humilier au-
delà des limites, la situation se retourne en faveur du faible. Ces jeux extrêmement compliqués, d’un raffinement
extraordinaire, se déroulent devant le tribunal de la communauté, qui met en œuvre aussi des principes de perception et
d’appréciation identiques à ceux des gens concernés.

La reconnaissance

Un des effets de la violence symbolique est la transfiguration des relations de domination et de soumission en relations
affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à susciter un enchantement affectif (par exemple dans
les relations entre patrons et secrétaires). La reconnaissance de dette devient reconnaissance, sentiment durable à l’égard de
l’auteur de l’acte généreux, qui peut aller jusqu’à l’affection, l’amour, comme on le voit particulièrement bien dans les
relations entre les générations.
L’alchimie symbolique, telle que je viens de la décrire, produit, au profit de celui qui accomplit les actes
d’euphémisation, de transfiguration, de mise en forme, un capital de reconnaissance qui lui permet d’exercer des effets
symboliques. C’est ce que j’appelle le capital symbolique, conférant ainsi un sens rigoureux à ce que Max Weber désignait du
mot de charisme, concept purement descriptif, qu’il donnait explicitement – au début du chapitre sur la religion de Wirtschaft
und Gesellschaft – pour un équivalent de ce que l’école durkheimienne appelait le mana. Le capital symbolique est une
propriété quelconque, force physique, richesse, valeur guerrière, qui, perçue par des agents sociaux dotés des catégories de
perception et d’appréciation permettant de la percevoir, de la connaître et de la reconnaître, devient efficiente
symboliquement, telle une véritable force magique : une propriété qui, parce qu’elle répond à des « attentes collectives »,
socialement constituées, à des croyances, exerce une sorte d’action à distance, sans contact physique. On donne un ordre et il
est obéi : c’est un acte quasi magique. Mais ce n’est qu’une exception apparente à la loi de la conservation de l’énergie
sociale. Pour que l’acte symbolique exerce, sans dépense d’énergie visible, cette sorte d’efficacité magique, il faut qu’un
travail préalable, souvent invisible, et en tout cas oublié, refoulé, ait produit, chez ceux qui sont soumis à l’acte d’imposition,
d’injonction, les dispositions nécessaires pour qu’ils aient le sentiment d’avoir à obéir sans même se poser la question de
l’obéissance. La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme
telles en s’appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la
théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la
croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation
qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir.
La croyance dont je parle n’est pas une croyance explicite, posée explicitement comme telle par rapport à la possibilité
d’une non-croyance, mais une adhésion immédiate, une soumission doxique aux injonctions du monde qui est obtenue lorsque
les structures mentales de celui à qui s’adresse l’injonction sont en accord avec les structures engagées dans l’injonction qui
lui est adressée. En ce cas, on dit que ça allait de soi, qu’il n’y avait pas autre chose à faire. Devant le défi d’honneur, il a fait
ce qu’il y avait à faire, ce que fait en pareil cas un vrai homme d’honneur, et il l’a fait de manière particulièrement accomplie
(parce qu’il y a des degrés dans la manière d’accomplir une injonction). Celui qui répond aux attentes collectives, qui, sans
même avoir à calculer, est immédiatement ajusté aux exigences inscrites dans une situation, celui-là a tous les profits du
marché des biens symboliques. Il a le profit de la vertu mais aussi le profit de l’aisance, de l’élégance. Il est d’autant plus
célébré par la conscience commune qu’il fait, comme si elle allait de soi, une chose qui était, comme on dit, la seule chose à
faire, mais qu’il aurait pu ne pas faire.
Dernière caractéristique, importante, ce capital symbolique est commun à tous les membres d’un groupe. Du fait qu’il est
un être-perçu, qui existe dans la relation entre des propriétés, détenues par des agents, et des catégories de perception
(haut/bas, masculin/féminin, grand/petit, etc.) qui, en tant que telles, constituent et construisent des catégories sociales (ceux
d’en haut/ceux d’en bas, les hommes/les femmes, les grands/les petits) fondées sur l’union (l’alliance, la commensalité, le
mariage) et la séparation (le tabou du contact, de la mésalliance, etc.), il est attaché à des groupes – ou à des noms de groupes,
familles, clans, tribus – et il est à la fois l’instrument et l’enjeu de stratégies collectives visant à le conserver ou à l’augmenter
et de stratégies individuelles visant à l’acquérir ou à le conserver, en s’agrégeant aux groupes qui en sont pourvus (par
l’échange de dons, la commensalité, le mariage, etc.) et en se distinguant des groupes qui en sont peu pourvus ou dépourvus
(les ethnies stigmatisées)9. Une des dimensions du capital symbolique, dans les sociétés différenciées, c’est l’identité ethnique,
qui, avec le nom, la coloration de la peau, est un percipi, un être-perçu, fonctionnant comme un capital symbolique positif ou
négatif.
Du fait que les structures de perception et d’appréciation sont, pour l’essentiel, le produit de l’incorporation des
structures objectives, la structure de la distribution du capital symbolique tend à présenter une très grande stabilité. Et les
révolutions symboliques supposent une révolution plus ou moins radicale des instruments de connaissance et des catégories de
perception10.
Ainsi, l’économie précapitaliste repose fondamentalement sur une dénégation de ce que nous considérons comme
l’économie, qui oblige à tenir implicites un certain nombre d’opérations et de représentations de ces opérations. La deuxième
propriété, corrélative, est la transfiguration des actes économiques en actes symboliques, transfiguration qui peut s’opérer
pratiquement comme dans l’échange de dons par exemple, où le don cesse d’être un objet matériel pour devenir une sorte de
message ou de symbole propre à créer un lien social. Troisième propriété : dans cette circulation d’un type tout à fait
particulier, se produit et s’accumule une forme particulière de capital que j’ai appelée capital symbolique et qui a pour
caractéristique d’apparaître dans une relation sociale entre des propriétés détenues par un agent et d’autres agents dotés de
catégories de perception adéquates : être-perçu construit selon des catégories de perception particulières, le capital
symbolique suppose l’existence d’agents sociaux constitués, dans leurs modes de pensée, de telle façon qu’ils connaissent et
reconnaissent ce qui leur est proposé, et qu’ils lui accordent croyance, c’est-à-dire, en certains cas, obéissance, soumission.

Le tabou du calcul

La constitution de l’économie en tant qu’économie, qui s’est opérée progressivement dans les sociétés européennes,
s’accompagne de la constitution négative d’îlots d’économie précapitaliste qui se perpétuent dans l’univers de l’économie
constituée comme telle. Ce processus correspond à l’émergence d’un champ, d’un espace de jeu, lieu d’un jeu d’un type
nouveau, dont le principe est la loi de l’intérêt matériel. Au cœur du monde social s’instaure un univers à l’intérieur duquel la
loi du donnant-donnant devient la règle explicite et peut s’affirmer publiquement, de manière quasi cynique. Par exemple,
quand il s’agit d’affaires, les lois de la famille sont suspendues. Que tu sois mon cousin ou pas, je te traite comme un acheteur
quelconque ; il n’y a pas de préférence, de privilège, d’exception, d’exemption. Pour les Kabyles, la morale des affaires, du
marché, s’oppose à la morale de la bonne foi, celle du bu niya (l’homme de la bonne foi, de l’innocence, l’homme d’honneur),
qui exclut par exemple que l’on prête à intérêt à quelqu’un de la famille. Le marché est le lieu du calcul ou même de la ruse
diabolique, de la transgression diabolique du sacré. A l’inverse de tout ce qu’exige l’économie des biens symboliques, on y
appelle un chat un chat, un intérêt un intérêt, un profit un profit. C’en est fini du travail d’euphémisation qui, chez les Kabyles,
s’imposait même sur le marché : les relations de marché elles-mêmes étaient immergées (embedded, comme dit Polanyi) dans
des relations sociales (on ne commerce pas n’importe comment et avec n’importe qui ; en cas de vente ou d’achat, on s’entoure
de garants, choisis parmi des gens de connaissance et réputés pour leur honneur), et ce n’est que très progressivement que la
logique du marché s’est autonomisée en s’arrachant en quelque sorte à tout ce réseau de relations sociales de dépendance plus
ou moins enchantées.
Au terme de ce processus, l’économie domestique se trouve constituée en exception, par un effet de renversement. Max
Weber dit quelque part qu’on passe de sociétés dans lesquelles les affaires économiques sont conçues sur le modèle des
relations de parenté à des sociétés où les relations de parenté elles-mêmes sont conçues sur le modèle des relations
économiques. L’esprit de calcul qui était constamment refoulé (même si la tentation du calcul n’est jamais absente, pas plus
chez les Kabyles qu’ailleurs) s’affirme progressivement à mesure que se développent les conditions favorables à son exercice
et à son affirmation publique. L’émergence du champ économique marque l’apparition d’un univers dans lequel les agents
sociaux peuvent s’avouer et avouer publiquement qu’ils sont intéressés et s’arracher à la méconnaissance collectivement
entretenue ; dans lequel ils peuvent non seulement faire des affaires, mais s’avouer qu’ils sont là pour le faire, c’est – à-dire
pour se conduire de manière intéressée, calculer, faire du profit, accumuler, exploiter11.
Avec la constitution de l’économie et la généralisation des échanges monétaires et de l’esprit de calcul, l’économie
domestique cesse de fournir le modèle de toutes les relations économiques. Menacée dans sa logique spécifique par
l’économie marchande, elle tend de plus en plus à affirmer explicitement sa logique spécifique, celle de l’amour. On peut
ainsi, en poussant l’opposition à la limite pour la clarté de la démonstration, opposer la logique des échanges sexuels
domestiques, qui sont sans prix, et la logique des relations sexuelles marchandes, qui ont un prix de marché explicite et sont
sanctionnées par des échanges monétaires. Les femmes domestiques, qui n’ont pas d’utilité matérielle et pas de prix (tabou du
calcul et du crédit), sont exclues de la circulation marchande (exclusivité) et objets et sujets de sentiment ; à l’opposé, les
femmes dites vénales (les prostituées) ont un prix de marché explicite, fondé sur la monnaie et le calcul, ne sont ni objet ni
sujet de sentiment et vendent leur corps comme objet12. On voit que, contre le réductionnisme économiste à la Gary Becker, qui
réduit au calcul économique ce qui par définition dénie et défie le calcul, l’unité domestique parvient à perpétuer en son sein
une logique économique tout à fait particulière. La famille, comme unité intégrée, est menacée par la logique de l’économie.
Groupement monopolistique défini par l’appropriation exclusive d’une classe déterminée de biens (la terre, le nom, etc.), elle
est à la fois unie par la propriété et divisée par la propriété. La logique de l’univers économique ambiant introduit, à
l’intérieur de la famille, le ver du calcul, qui ronge les sentiments. Unie par le patrimoine, la famille est le lieu d’une
concurrence pour le patrimoine et pour le pouvoir sur ce patrimoine. Mais cette concurrence menace continûment de détruire
ce capital en ruinant le fondement de sa perpétuation, c’est-à-dire l’unité, la cohésion, l’intégration ; et elle impose donc des
conduites destinées à perpétuer le patrimoine en perpétuant l’unité des héritiers, qui se divisent à son propos. J’ai pu montrer,
dans le cas de l’Algérie, que la généralisation des échanges monétaires et la constitution corrélative de l’idée « économique »
du travail comme travail salarié – par opposition au travail comme occupation ou fonction ayant en elle-même sa fin –
entraînent la généralisation des dispositions calculatrices, menaçant l’indivision des biens et des tâches sur laquelle repose
l’unité familiale ; et de fait, dans les sociétés différenciées, l’esprit de calcul et la logique du marché rongent l’esprit de
solidarité et tendent à substituer les décisions individuelles de l’individu isolé aux décisions collectives de la maisonnée ou
du chef de maison et à favoriser le développement de marchés séparés pour les différentes catégories d’âge ou de sexe (les
teen-agers) constitutives des maisonnées.
Il faudrait rappeler ici l’analyse du système des stratégies de reproduction, stratégies qui se retrouvent, sous des formes
différentes, avec des poids relatifs différents, dans toutes les sociétés, et qui ont pour principe cette sorte de conatus, de
pulsion de la famille, de la maison, à se perpétuer en perpétuant son unité contre les facteurs de division, et en particulier
contre ceux qui sont inhérents à la concurrence pour la propriété qui fonde l’unité de la famille.
En tant que corps doté d’un esprit de corps (et voué, à ce titre, à servir de modèle archétypique pour tous les groupes
soucieux de fonctionner comme corps – par exemple les fraternities et les sororities des universités américaines), la famille
est soumise à deux systèmes de forces contradictoires : d’une part les forces de l’économie qui introduisent les tensions, les
contradictions et les conflits que j’ai évoqués, mais, dans certains contextes, imposent aussi le maintien d’une certaine
cohésion, et d’autre part les forces de cohésion qui sont en partie liées au fait que la reproduction du capital sous ses
différentes formes dépend, pour une grande part, de la reproduction de l’unité familiale.
Ceci est vrai, tout particulièrement, du capital symbolique et du capital social qui ne peuvent être reproduits que par la
reproduction de l’unité sociale élémentaire qu’est la famille. Ainsi, en Kabylie, nombre de familles qui avaient rompu l’unité
des biens et des tâches choisissaient de présenter une indivision de façade, pour sauvegarder l’honneur et le prestige de la
grande famille solidaire. De même, dans les grandes familles bourgeoises des sociétés modernes avancées, et même dans les
catégories du patronat les plus éloignées du mode de reproduction familial, les agents économiques font une place
considérable dans leurs stratégies et dans leurs pratiques économiques à la reproduction des liens domestiques élargis, qui est
une des conditions de la reproduction de leur capital. Les grands ont de grandes familles (c’est, je crois, une loi
anthropologique générale), ils ont un intérêt spécifique à entretenir des relations de type familial étendues et, à travers ces
relations, une forme particulière de concentration du capital. Autrement dit, malgré toutes les forces de fission qui s’exercent
sur elle, la famille reste un des lieux d’accumulation, de conservation et de reproduction de différentes espèces de capital. Les
historiens savent que les grandes familles passent les révolutions (comme le montrent, entre autres, les travaux de
Chaussinand-Nogaret). Une famille très étendue a un capital très diversifié, si bien que, pourvu que la cohésion familiale se
perpétue, les survivants peuvent s’assister mutuellement dans la restauration du capital collectif.
Il y a donc, au sein même de la famille, un travail de reproduction de l’unité domestique, de son intégration, travail
encouragé et soutenu par des institutions comme l’Église (il faudrait vérifier si l’essentiel de ce que l’on met sous le nom de
morale – chrétienne notamment, mais aussi laïque – ne trouve pas son principe dans la vision unitaire de la famille) ou l’État.
Celui-ci contribue à fonder ou à renforcer cette catégorie de construction de la réalité qu’est l’idée de famille13 par des
institutions comme le livret de famille, les allocations familiales et tout l’ensemble des actions à la fois symboliques et
matérielles, souvent accompagnées de sanctions économiques, qui ont pour effet de renforcer en chacun de ses membres
l’intérêt pour le maintien de l’unité domestique. Cette action de l’État n’est pas simple et il faudrait raffiner, prendre par
exemple en compte l’antagonisme entre le droit civil, qui agit souvent dans le sens de la division – le Code civil a posé des tas
de problèmes aux Béarnais qui ont eu beaucoup de mal à perpétuer la famille fondée sur le droit d’aînesse dans les limites
d’un code juridique qui leur demandait le partage à parts égales, et qui ont dû inventer toutes sortes d’astuces pour tourner le
droit et perpétuer la maison contre les forces de disruption introduites par le droit –, et le droit social qui valorise certaines
catégories de famille – par exemple les familles monoparentales – ou qui donne la sanction de la règle universelle, à travers
les aides, à une vision particulière de la famille, traitée comme famille « naturelle ».
Resterait à analyser la logique des échanges entre générations, cas particulier de l’économie des échanges symboliques à
l’intérieur de la famille. Pour essayer de rendre compte de l’incapacité des relations de contrats privés à assurer l’allocation
intertemporelle des ressources, les économistes ont construit ce qu’ils appellent des modèles à générations imbriquées : on a
deux catégories d’agents, des jeunes et des vieux, les jeunes à la période (t) seront vieux en (t+1), les vieux de la période (t)
auront disparu en (t+1), et il y aura une nouvelle génération ; comment les jeunes peuvent-ils transférer dans le temps une
partie de la richesse qu’ils produisent afin de la consommer quand ils seront vieux ? Les économistes sont intéressants parce
qu’ils ont un génie de la variation imaginaire, au sens husserlien du terme, et qu’ils construisent des modèles formels qu’ils
font tourner à vide, fournissant ainsi des instruments formidables pour briser les évidences et obliger à mettre en question des
choses qu’on accepte tacitement, même quand on se croit très paradoxal.
Les économistes s’appuient sur cette analyse des rapports entre les générations pour établir que la monnaie est
indispensable et que sa constance dans le temps est ce qui fait que les jeunes pourront utiliser la monnaie qu’ils accumulent
aujourd’hui quand ils seront vieux, parce que les jeunes de la période suivante l’accepteront toujours. Ce qui revient à dire
(comme Simiand, dans un très bel article) que la monnaie est toujours fiduciaire et que sa validité est fondée sur une chaîne de
croyances durables dans le temps. Mais pour que les échanges intergénérationnels se poursuivent malgré tout, il faut aussi
qu’intervienne la logique de la dette comme reconnaissance et que se constitue un sentiment d’obligation ou de gratitude. Les
rapports entre les générations sont un des lieux par excellence de la transfiguration de la reconnaissance de dette en
reconnaissance, en piété filiale, en amour. (Les échanges se situent toujours dans la logique du don – et non du crédit –, et les
prêts entre parents et enfants excluent le prélèvement d’un intérêt, les échéances pour le remboursement étant elles-mêmes
laissées dans le vague.) Aujourd’hui, la philia étant menacée par les ruptures de la cohabitation entraînées par les migrations
liées au travail et par la généralisation de l’esprit de calcul (nécessairement égoïste), l’État a pris le relais de l’unité
domestique dans la gestion des échanges entre les générations, et le « troisième âge » est l’une de ces inventions collectives
qui a permis de transférer à l’État la gestion des anciens jusque-là impartie à la famille ou qui, plus exactement, a remplacé la
gestion directe au sein de la famille des échanges entre les générations par une gestion de ces échanges assurée par l’État qui
opère la recollection et la redistribution des ressources destinées aux anciens (autre exemple de cas où l’État apporte une
solution au problème du free rider).

Le pur et le commercial

J’en viens à l’économie des biens culturels. On y retrouve la plupart des caractéristiques de l’économie précapitaliste.
D’abord la dénégation de l’économique : la genèse d’un champ artistique ou d’un champ littéraire, c’est l’émergence
progressive d’un monde économique renversé, dans lequel les sanctions positives du marché sont ou indifférentes ou même
négatives14. Le best-seller n’est pas automatiquement reconnu comme œuvre légitime et la réussite commerciale peut même
avoir valeur de condamnation. Et, inversement, l’artiste maudit (qui est une invention historique : il n’a pas toujours existé, pas
plus que l’idée même d’artiste) peut tirer de sa malédiction dans le siècle des signes d’élection dans l’au-delà. Cette vision de
l’art (qui perd aujourd’hui du terrain à mesure que les champs de production culturelle perdent de leur autonomie) s’est
inventée peu à peu, avec l’idée de l’artiste pur, n’ayant d’autres fins que l’art, indifférent aux sanctions du marché, à la
reconnaissance officielle, au succès, à mesure que s’instituait un monde social tout à fait particulier, un îlot à l’intérieur de
l’océan de l’intérêt, dans lequel l’échec économique pouvait s’associer à une forme de réussite, ou, en tout cas, ne pas
apparaître à tout coup comme un échec irrémédiable. (C’est l’un des problèmes des artistes vieillissants non reconnus qui ont
à convaincre et à se convaincre que leur échec est un succès et qui ont des chances raisonnables d’y réussir parce qu’il existe
un univers où la possibilité de réussir sans vendre de livres, sans être lu, sans être joué, etc., est reconnue.)
Ainsi, un monde à l’envers, où les sanctions négatives peuvent devenir des sanctions positives ; où, évidemment, la vérité
des prix est systématiquement exclue. Tout le langage est euphémistique. En conséquence, une des difficultés majeures que
rencontre la sociologie concerne le choix des mots : si vous dites « producteur », vous avez l’air réducteur et vous faites
effectivement disparaître la spécificité de cet espace de production, qui n’est pas une production comme les autres ; si vous
dites « créateur », vous tombez dans l’idéologie de la « création », dans la mystique de l’artiste unique, échappant par
définition à la science, idéologie si puissante qu’il suffit de l’adopter pour avoir l’air artiste, et obtenir toutes sortes de profits
symboliques. (Vous écrivez dans un journal : moi, créateur, je déteste les sociologues réducteurs, etc., vous passez pour un
artiste ; ou un philosophe… C’est une des raisons qui font qu’il ne se passe pas de jour sans que tel journal, tel hebdomadaire,
telle revue ne dénonce « l’empire du sociologue », « le sociologue-roi », « le territoire du sociologue », etc.) Cette idéologie
professionnelle extrêmement puissante est inscrite dans un langage qui exclut le vocabulaire de l’économie marchande : le
marchand de tableaux se dit plutôt directeur de galerie ; éditeur est un euphémisme pour marchand de livres, ou acheteur de
force de travail littéraire (au XIXe siècle, les écrivains se comparaient souvent à des prostituées…). Le rapport entre l’éditeur
d’avant-garde et l’auteur est tout à fait semblable au rapport entre le curé et le sacristain que je décrirai tout à l’heure.
L’éditeur dit à un jeune auteur aux fins de mois difficiles : « Regardez Beckett, il n’a jamais touché un sou de ses droits
d’auteur ! » Et le pauvre écrivain est dans ses petits souliers, il n’est pas sûr d’être Beckett et il est sûr qu’à la différence de
Beckett il a la bassesse de réclamer de l’argent… Là encore on peut relire L’Éducation sentimentale : M. Arnoux est un
personnage très ambigu de marchand d’art, moitié marchand, moitié artiste, qui entretient avec les artistes un rapport mi-
sentimental, mi-patronal. Ces rapports d’exploitation douce ne marchent que s’ils sont doux. Ce sont des rapports de violence
symbolique qui ne peuvent s’instaurer qu’avec la complicité de ceux qui les subissent, comme les rapports intradomestiques.
Le dominé collabore à sa propre exploitation à travers son affection ou son admiration.
Le capital de l’artiste est un capital symbolique et rien ne ressemble plus aux luttes d’honneur entre Kabyles que les luttes
intellectuelles. Dans nombre de ces luttes, l’enjeu apparent (avoir raison, triompher par des raisons) cache des enjeux de point
d’honneur. Et cela des plus frivoles (dans les batailles pour savoir ce qu’il en est de Sarajevo, le vrai enjeu est-il Sarajevo ?)
aux plus « sérieuses » (comme les querelles de priorité). Ce capital symbolique de reconnaissance est un percipi qui suppose
la croyance des gens engagés dans le champ. C’est ce qu’a bien montré Duchamp qui, comme Karl Kraus en d’autres lieux, a
fait de véritables expérimentations sociologiques. En exposant un urinoir dans un musée, il a mis en évidence l’effet de
constitution qu’opère la consécration par un lieu consacré, et les conditions sociales de l’apparition de cet effet. Toutes les
conditions ne se réduisent pas à celles-là, mais il fallait que cet acte soit accompli par lui, c’est-à-dire par un peintre reconnu
comme peintre par d’autres peintres ou d’autres agents du monde de l’art ayant le pouvoir de dire qui est peintre, il fallait qu’il
le soit dans un musée qui le reconnaissait comme peintre et qui avait le pouvoir de reconnaître son acte comme un acte
artistique, il fallait que le milieu artistique soit prêt à reconnaître ce type de mise en question de sa reconnaissance. Il suffit
d’observer, a contrario, ce qui est arrivé à un mouvement artistique comme les « Arts incohérents15 ». Ce sont des artistes qui
ont fait, à la fin du XIXe siècle, toute une série d’actes artistiques qui ont été refaits comme tels dans les années soixante, par les
artistes conceptuels notamment. Comme les « attentes collectives » dont parlait Mauss n’étaient pas là, que les « esprits,
comme on dit, n’étaient pas préparés », ils n’ont pas été pris au sérieux – d’ailleurs en partie parce qu’ils ne se prenaient pas
au sérieux eux-mêmes et qu’ils ne pouvaient pas, étant donné l’état du champ, prendre et donner pour des actes artistiques ce
qu’ils considéraient sans doute comme de simples plaisanteries de rapins. On peut donc très bien dire, rétrospectivement :
regardez, ils ont tout inventé ! C’est à la fois vrai et faux. C’est pourquoi il faut traiter avec beaucoup de prudence les
problèmes de précurseurs et de précédents. Les conditions sociales pour que ces artistes s’apparaissent et apparaissent comme
faisant ce qu’ils paraissent faire à nos yeux n’étaient pas remplies. Donc, ils ne le faisaient pas. Ce qui veut dire que, pour que
Duchamp puisse faire du Duchamp, il fallait que le champ soit constitué de manière à ce qu’on puisse faire du Duchamp…
Il faudrait encore redire à propos du capital symbolique de l’écrivain ou de l’artiste, à propos du fétichisme du nom de
l’auteur et de l’effet magique de la signature, tout ce qui a été dit à propos du capital symbolique tel qu’il fonctionne dans
d’autres univers : en tant que percipi, il repose sur la croyance, c’est-à-dire sur les catégories de perception et d’appréciation
qui sont en vigueur dans le champ.
En dissociant le succès temporel et la consécration spécifique et en assurant des profits spécifiques de désintéressement à
ceux qui se plient à ses règles, le champ artistique (ou scientifique) crée les conditions de la constitution (ou de l’émergence)
d’un véritable intérêt au désintéressement (équivalent de l’intérêt à la générosité des sociétés d’honneur). Dans le monde
artistique comme monde économique renversé, les « folies » les plus antiéconomiques sont sous un certain rapport
« raisonnables » puisque le désintéressement y est reconnu et récompensé.

Le rire des évêques

L’entreprise religieuse obéit, pour l’essentiel, aux principes que j’ai dégagés de l’analyse de l’économie précapitaliste.
Comme dans le cas de l’économie domestique, dont elle est une forme transfigurée (avec le modèle de l’échange fraternel), le
caractère paradoxal de l’économie de l’offrande, du bénévolat, du sacrifice, se révèle de manière particulièrement visible
dans le cas de l’Église catholique aujourd’hui : en effet, cette entreprise à dimension économique fondée sur la dénégation de
l’économie est plongée dans un univers où, avec la généralisation des échanges monétaires, la recherche de la maximisation du
profit est devenue le principe de la plupart des pratiques ordinaires, en sorte que tout agent – religieux ou non religieux – tend
à évaluer en argent, au moins implicitement, la valeur de son travail et de son temps. Un sacristain, un bedeau est un homo
œconomicus plus ou moins refoulé ; il sait que mettre des fleurs sur l’autel, ça prend une demi-heure et qu’au tarif d’une
femme de ménage ça vaut tant. Mais, en même temps, il adhère au jeu religieux et refuserait l’assimilation de son travail de
service religieux à celui d’un homme ou d’une femme de service.
Cette sorte de double conscience, qui est sans doute commune à tous les agents sociaux qui participent à la fois de
l’univers économique et de tel ou tel des sous-univers antiéconomiques (on peut penser aux militants et à tous les
« bénévoles »), est au principe d’une très grande lucidité (partielle) qui se manifeste surtout dans les situations de crise et chez
les gens en porte à faux, donc en rupture avec les évidences les plus grossières de la doxa. C’est ainsi que la revue Trait-
d’union, qui a été lancée par les personnels non religieux d’Église à un moment où ceux-ci ont fondé une sorte de syndicat
pour essayer d’obtenir la reconnaissance matérielle des services religieux qu’ils fournissaient, est un formidable instrument
d’analyse. Il reste que ramener brutalement une conduite à sa vérité « économique » (dire de la chaisière qu’elle est une femme
de ménage sans salaire), c’est opérer une démystification nécessaire, mais mystificatrice. L’objectivation fait apparaître que
l’Église est aussi une entreprise économique ; mais elle risque de faire oublier que c’est une entreprise économique qui ne peut
fonctionner comme elle fonctionne que parce qu’elle n’est pas vraiment une entreprise, que parce qu’elle se dénie comme
entreprise. (De la même façon que la famille ne peut fonctionner que parce qu’elle se dénie comme obéissant à la définition
qu’en donne l’économisme à la Gary Becker.)
On retrouve ici le problème, déjà rencontré, que fait surgir l’explicitation de la vérité d’institutions (ou de champs) dont
la vérité est de refuser l’explicitation de leur vérité. Plus simplement : l’explicitation fait subir une altération destructrice
quand toute la logique de l’univers explicité repose sur le tabou de l’explicitation. Ainsi, j’ai été très frappé par le fait que
chaque fois que les évêques adoptaient, à propos de l’économie de l’Église, le langage de l’objectivation, parlant par
exemple, pour décrire la pastorale, de « phénomène d’offre et de demande », ils riaient. (Un exemple : « Nous ne sommes pas
des sociétés euh… tout à fait comme les autres : on ne produit rien, et on ne vend rien [rire], n’est-ce pas ? » – chancellerie du
diocèse de Paris.) Ou bien, à d’autres moments, ils inventaient d’extraordinaires euphémismes. Ce qui laisse à penser qu’on
est en présence non d’un mensonge cynique, comme le voudrait la lecture voltairienne, mais d’un décalage entre la vérité
objective, plutôt refoulée qu’ignorée, et la vérité vécue des pratiques et que cette vérité vécue, qui occulte, pour les agents
eux-mêmes, la vérité mise au jour par l’analyse, fait partie de la vérité des pratiques dans leur définition complète. La vérité
de l’entreprise religieuse est d’avoir deux vérités : la vérité économique et la vérité religieuse, qui la dénie. Du coup, pour
décrire chaque pratique, comme chez les Kabyles, il faudrait disposer de deux mots, superposés, comme dans un accord
musical : apostolat/marketing, fidèles/clientèle, service sacré/travail salarié, etc. Le discours religieux qui accompagne la
pratique est partie intégrante de l’économie des pratiques comme économie des biens symboliques.
Cette ambiguïté est une propriété très générale de l’économie de l’offrande, dans laquelle l’échange se transfigure en
oblation de soi à une sorte d’entité transcendante. Dans la plupart des sociétés, on n’offre pas à la divinité du matériau brut, de
l’or par exemple, mais de l’or travaillé. L’effort pour transfigurer la chose brute en bel objet, en statue, fait partie du travail
d’euphémisation de la relation économique (ce qui explique l’interdit de fondre les statues pour en faire de l’or). Jacques
Gernet propose une très belle analyse du commerce sacré et du temple bouddhiste comme une sorte de banque, mais déniée,
qui cumule des ressources sacrées, des dons et des offrandes fondés sur le libre consentement et le bénévolat, et des bénéfices
profanes, comme ceux que procurent les pratiques usuraires ou mercenaires (prêts de céréales, prêts sur gages, taxes sur les
moulins, impôts sur le produit des terres, etc.16). Ces ressources, qui ne sont pas utilisées pour l’entretien des religieux ou des
bâtiments, ni pour le culte, fêtes, cérémonies officielles, services pour les morts, etc., sont accumulées à la « cour du Trésor
inépuisable » et partiellement redistribuées sous forme de dons aux pauvres et aux malades ou d’hébergement gratuit des
fidèles. Ainsi, le temple fonctionne objectivement comme une sorte de banque mais qui ne peut pas être perçue et pensée
comme telle, à condition même qu’elle ne soit jamais appréhendée comme telle.
L’entreprise religieuse est une entreprise à dimension économique qui ne peut s’avouer comme telle et qui fonctionne
dans une sorte de dénégation permanente de sa dimension économique : je fais un acte économique mais je ne veux pas le
savoir ; je l’accomplis sur un mode tel que je puis me dire et que je peux dire aux autres que ce n’est pas un acte économique –
et je ne peux être crédible auprès des autres que si je le crois moi-même. L’entreprise religieuse, l’affaire religieuse « n’est
pas une entreprise industrielle et commerciale à but lucratif », comme le rappelle Trait-d’union17, c’est-à-dire une entreprise
comme les autres. Le problème de savoir s’il y a cynisme ou pas disparaît complètement si l’on voit qu’il fait partie des
conditions mêmes du fonctionnement et de la réussite de l’entreprise religieuse, que les agents religieux croient dans ce qu’ils
font et qu’ils n’acceptent pas la définition économique stricte de leur action et de leur fonction. Ainsi lorsque le syndicat des
personnels laïcs d’Église a essayé de définir les professions qu’il représentait, il s’est heurté à la définition implicite de ces
professions que défendaient les employeurs (c’est-à-dire les évêques qui, évidemment, refusent cette désignation). Les tâches
sacrées sont irréductibles à une codification purement économique et sociale : le sacristain n’a pas un « métier » ; il accomplit
un service divin. Ici encore la définition idéale que défendent les dignitaires d’Église fait partie de la vérité de la pratique.
Ce double jeu structural avec la définition objective de la pratique se voit dans les conduites les plus ordinaires. Ainsi
par exemple, il y a, près de Saint-Sulpice, une entreprise de pèlerinage qui est en fait (c’est-à-dire objectivement, du point de
vue de l’observateur, qui réduit et dissipe le nuage de discours euphémistiques) une entreprise de tourisme, mais déniée par un
usage systématique de l’euphémisme : un voyage en Angleterre sera une « découverte de l’œcuménisme » ; un voyage en
Palestine, une « croisière à thème religieux, sur les pas de saint Paul » ; un voyage en Russie, une « rencontre avec
l’orthodoxie ». La transfiguration est essentiellement verbale : pour pouvoir faire ce que l’on fait en (se) faisant croire qu’on
ne le fait pas, il faut (se) dire que l’on fait autre chose que ce que l’on fait, il faut le faire en (se) disant qu’on ne le fait pas,
comme si on ne le faisait pas.
Autre exemple, « les Chantiers du cardinal », entreprise qui est chargée de la construction des bâtiments religieux
français : gérée par un clerc, elle emploie un très important personnel bénévole, polytechniciens en retraite, professeurs de
droit, etc. qui donnent gratuitement leur temps et leur compétence à l’entreprise, et un tout petit nombre de salariés qui
assument les travaux astreignants, comme le secrétariat ou la comptabilité, et qui sont plutôt catholiques puisque recrutés par
cooptation mais à qui on ne demande pas explicitement de l’être. La chancellerie, qui est le ministère des Finances de
l’épiscopat, comportait (au moment de l’enquête) une soixantaine de bénévoles, des retraités surtout. Cette structure – un petit
nombre de clercs, assistés par un petit nombre de salariés, encadrant un grand nombre de bénévoles – est typique de
l’entreprise catholique. On la retrouve partout, dans la presse à coloration religieuse, l’édition, etc. Outre le bénévolat, don
gratuit de travail et de services, on trouve là une autre propriété centrale de l’entreprise catholique : elle est toujours conçue
comme une grande famille. Il y a un clerc, parfois deux, dont la culture spécifique, liée à toute une histoire, collective et
individuelle, consiste à savoir gérer à la fois un vocabulaire, un langage et aussi des relations sociales qu’il faut toujours
euphémiser. Ainsi, ce qui fait qu’un établissement scolaire, lors même qu’il n’y a plus de crucifix sur les murs, reste
catholique, c’est qu’il y a un chef d’orchestre ayant profondément incorporé cette sorte de disposition catholique, un langage,
et une manière très particulière de gérer les relations entre les personnes.
Dans l’entreprise religieuse, les rapports de production fonctionnent selon le modèle des relations familiales : traiter les
autres comme des frères, c’est mettre entre parenthèses la dimension économique de la relation. Les institutions religieuses
travaillent en permanence, à la fois pratiquement et symboliquement, à euphémiser les relations sociales, y compris les
relations d’exploitation (comme dans la famille), en les transfigurant en relations de parenté spirituelle ou d’échange religieux,
à travers la logique du bénévolat : du côté des salariés, des agents religieux subalternes, par exemple ceux qui nettoient les
églises ou qui entretiennent et décorent les autels, il y a don d’un travail, « offrande librement consentie d’argent et de
temps18 ». L’exploitation est masquée : dans les discussions entre évêques et agents syndicaux, les premiers jouent
constamment de l’ambiguïté des tâches sacrées ; ils essaient de faire admettre aux seconds que les actions consacrées sont
consacrantes, que les actes religieux sont à eux-mêmes leur fin et que celui qui les accomplit est gratifié par le fait même de
les accomplir, que l’on est dans l’ordre de la finalité sans fin.
Le fonctionnement de la logique du bénévolat, et l’exploitation qu’elle autorise, sont favorisés et facilités par l’ambiguïté
objective des tâches sacrées : pousser des voitures de malades dans un pèlerinage est à la fois un acte charitable qui est à lui-
même sa fin, et qui mérite récompense dans l’au-delà, et un acte technique susceptible d’être accompli par une infirmière
salariée. L’entretien des lieux de culte est-il un acte technique ou un acte rituel (de purification) ? Et la fabrication d’une
effigie (je pense aux entretiens que j’ai eus avec des ouvrières qui peignent des statues de la Vierge à Lourdes) ? La fonction
des agents n’est pas moins ambiguë : le sacristain prépare les offices religieux et entretient les lieux de culte ; il a la
responsabilité de la préparation des baptêmes, des mariages et des cérémonies funéraires, il assiste à ces différentes
cérémonies et il a la garde des locaux paroissiaux. Son activité est un service rituel (bien qu’il ne soit pas lui-même consacré).
Le journal Trait-d’union19 parle de « finalité religieuse du travail ».
Lorsque le personnel laïc remplissant des fonctions profanes telles que celles de téléphoniste, secrétaire ou comptable,
formule des revendications, il se heurte à la tendance des clercs à considérer la charge qu’il exerce comme un privilège, un
devoir sacré. (Le bénévolat est surtout le fait des femmes, pour qui, au moins dans certaines catégories, l’équivalence du
travail et de sa valeur en argent n’est pas clairement établie ; et le corps sacerdotal, masculin, s’appuie sur les formes établies
de la division du travail entre les sexes pour exiger et accepter des services gratuits.) Quand les sacristains rappellent qu’il y a
une finalité religieuse de leur travail, mais que cela ne signifie pas pour autant que ce travail ne mérite pas un salaire, les
évêques répondent que salaire est un mot qui n’a pas cours dans cet univers. De même, à un enquêteur qui lui demande, un peu
maladroitement (les « gaffes » peuvent être très révélatrices, en ce qu’elles brisent parfois les évidences), si, « pour Mgr
Untel, c’est une promotion d’aller à Aix », un membre important du secrétariat de l’épiscopat répond : « Ah oui, sûrement,
c’est même un peu étonnant, c’est comme X qui est passé d’auxiliaire à Nancy, qui est déjà un gros diocèse, à évêque de
Cambrai… Dit comme ça, c’est certainement vrai, mais on n’aime pas bien ce terme de promotion. Disons reconnaissance
plutôt. » Autre exemple de mise au point sacerdotale à propos du salaire : « Premièrement, le prêtre ne reçoit pas de salaire,
c’est la première chose ! Je pense que c’est important, car qui dit salaire, dit salarié, et le prêtre n’est pas un salarié. Entre le
prêtre et l’évêque il y a un contrat, si vous voulez, mais un contrat sui generis, un contrat tout à fait spécial, qui n’est pas un
contrat de louage de services, d’employeur à employé […]. Mais, ici, on ne peut pas dire qu’il y a un salaire. Ce ne sont pas
des salariés, les prêtres ; on ne peut pas dire des honoraires, mais on peut parler de traitements si vous voulez, c’est-à-dire de
prise en charge par l’évêque. Quel est le contrat qui existe entre le prêtre et l’évêque ? Le prêtre s’est engagé à servir l’Église
toute sa vie et, en échange, l’évêque s’engage, lui, à pourvoir à ses besoins […]. On peut parler de traitement, si vous voulez,
au sens très large, mais je dirais entre guillemets. Mais pas de salaire ! Pas de salaire ! » Les guillemets sont un des marqueurs
les plus puissants de la dénégation et du passage à l’ordre de l’économie symbolique.
Les clercs eux-mêmes ont aussi un statut économique ambigu, qu’ils vivent dans la méconnaissance : ils sont pauvres
(SMIG), mais d’une pauvreté apparente (ils reçoivent toutes sortes de dons) et élective (leurs ressources leur venant sous la
forme d’offrandes, de dons, ils sont sous la dépendance de leur clientèle). Cette structure convient à des habitus doubles,
dotés du génie de l’euphémisme, de l’ambiguïsation des pratiques et des discours, du double sens sans double jeu. Le directeur
des pèlerinages pour la région parisienne parle d’« animation spirituelle » à propos de Lourdes. Quand il parle de
« clientèle », il rit comme devant un mot grossier. Le langage religieux fonctionne en permanence comme instrument
d’euphémisation. Il suffit de le laisser jouer, de laisser jouer les automatismes inscrits dans l’habitus religieux, dont il est une
dimension essentielle. Cette duplicité structurale, qui conduit à des stratégies de coup double – permettant de cumuler le profit
religieux et le profit économique – et de double langage, pourrait être un des invariants du personnage du mandataire (prêtre,
délégué, homme politique) d’une Église ou d’un parti.
On a ainsi affaire à des entreprises (scolaires, médicales, caritatives, etc.) qui, fonctionnant dans la logique du bénévolat
et de l’offrande, ont un avantage considérable dans la compétition économique (parmi ces avantages, l’effet de label :
l’adjectif chrétien ayant valeur d’une garantie de morale quasi domestique). Mais ces entreprises objectivement économiques
ne peuvent bénéficier de ces avantages que pour autant que sont continuellement reproduites les conditions de la
méconnaissance de leur dimension économique, c’est-à-dire aussi longtemps que les agents parviennent à croire et à faire
croire que leurs actions n’ont aucune incidence économique.
On comprend ainsi combien il est essentiel, du point de vue méthodologique, d’éviter de dissocier les fonctions
économiques et les fonctions religieuses, c’est-à-dire la dimension proprement économique de la pratique et la symbolisation
qui rend possible l’accomplissement des fonctions économiques. Le discours n’est pas quelque chose en plus (comme on tend
à le laisser croire quand on parle d’« idéologie ») ; il fait partie de l’économie même. Et, si l’on veut faire des comptes justes,
il faut le prendre en compte, comme tant d’efforts apparemment gaspillés en travail d’euphémisation : le travail religieux
comporte une dépense considérable d’énergie destinée à convertir l’activité à dimension économique en tâche sacrée ; il faut
accepter de perdre du temps, de faire des efforts, de souffrir même, pour croire (et faire croire) qu’on fait autre chose que ce
que l’on fait. Il y a de la déperdition, mais la loi de la conservation de l’énergie reste vraie parce que ce qui est perdu se
retrouve sur un autre poste.
Ce qui vaut au niveau des laïcs est vrai au énième degré au niveau des clercs qui sont toujours dans la logique de la self-
deception. Mais parler de self-deception peut faire croire que chaque agent est seul responsable de son mensonge à soi-même.
En fait, le travail de self-deception est un travail collectif, soutenu par tout un ensemble d’institutions sociales d’assistance,
dont la première et la plus puissante est le langage qui n’est pas seulement moyen d’expression, mais aussi principe de
structuration fonctionnant avec le soutien d’un groupe qui s’y retrouve : la mauvaise foi collective est inscrite dans
l’objectivité du langage (en particulier dans les euphémismes, les formules rituelles, les termes d’adresse – « mon père »,
« ma sœur », etc. – et de référence), de la liturgie, de la technologie sociale de la gestion catholique des échanges et des
relations sociales (par exemple, toutes les traditions organisationnelles) et aussi dans les corps, dans les habitus, les manières
d’être, de parler, etc. ; elle est renforcée en permanence par la logique de l’économie des biens symboliques qui encourage et
récompense cette duplicité structurale. Par exemple, la logique de la relation « fraternelle » est inscrite dans des dispositions
socialement instituées, mais aussi dans des traditions, des lieux : il y a toute une série de revues qui s’appellent Dialogue ou
appellent au « dialogue », il y a des professionnels du dialogue, qui peuvent dialoguer avec les gens les plus différents en
entrant dans les langages les plus différents, il y a des lieux de rencontres, etc.
Enfin, j’ai déjà esquissé ailleurs20, l’analyse de l’économie des biens publics et du champ bureaucratique, de l’État,
comme un des lieux de dénégation de l’économie. (Par parenthèse, il est important de savoir que l’Église a longtemps rempli
des fonctions quasi étatiques d’intérêt général, de service public ; qu’elle a réalisé la première concentration de capital
public affecté à des fins publiques – éducation, soins des malades, des orphelins, etc. Ce qui explique qu’elle soit entrée en
concurrence très violente avec l’État au moment où l’État « social » se mettait en place, au cours du XIXe siècle.) L’ordre du
« public », de la « chose publique », se constitue historiquement à travers l’émergence d’un champ où des actes d’intérêt
général, de service public, soient possibles, encouragés, connus, reconnus et récompensés. Il reste que ce champ
bureaucratique n’a jamais réussi à obtenir de ses agents des dévouements aussi complets que ceux qu’obtient la famille (ou
même l’Église) et que le service des intérêts de l’État est toujours concurrencé par le service des intérêts personnels ou
familiaux. Le droit public doit rappeler que « l’administration ne fait pas de cadeaux ». Et, de fait, une action administrative
qui bénéficie de manière individualisée à une personne privée est suspecte, voire illicite.

Il me reste à dégager les principes de la logique que les différents univers que j’ai rapidement évoqués ont en commun.
L’économie des biens symboliques repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique (au sens restreint du
terme). En conséquence, la vérité économique, c’est-à-dire le prix, doit être cachée activement ou passivement ou laissée dans
le vague. L’économie des biens symboliques est une économie du flou et de l’indéterminé. Elle repose sur un tabou de
l’explicitation (tabou que l’analyse enfreint, par définition, s’exposant ainsi à faire apparaître comme calculatrices et
intéressées des pratiques qui se définissent contre le calcul et l’intérêt).
Du fait de ce refoulement, les stratégies et les pratiques caractéristiques de l’économie des biens symboliques sont
toujours ambiguës, à double face, et même apparemment contradictoires (par exemple, les biens y ont un prix et sont « sans
prix »). Cette dualité des vérités mutuellement exclusives, tant dans les pratiques que dans le discours (euphémisme), ne doit
pas être pensée comme duplicité, hypocrisie, mais comme dénégation assurant (par une sorte d’Aufhebung) la coexistence des
opposés (on peut tenter d’en rendre compte par la métaphore de l’accord musical : apostolat/marketing, fidèles/clients,
culte/travail, production/création, etc.).
Le travail de dénégation, de refoulement, ne peut réussir que parce qu’il est collectif et fondé sur l’orchestration des
habitus de ceux qui l’accomplissent ou, en termes plus simples, sur un accord non intentionnellement conclu ni concerté entre
les dispositions des agents directement ou indirectement concernés. L’économie des échanges symboliques repose non sur la
logique de l’action rationnelle ou de la common knowledge (je sais que tu sais que je sais que tu me rendras) qui conduit à
penser les actions les plus caractéristiques de cette économie comme contradictoires ou impossibles mais sur la
méconnaissance partagée (je suis ainsi fait, disposé, que je sais et ne veux pas savoir que tu sais et ne veux pas savoir que je
sais et ne veux pas savoir que tu me rendras un contre-don). Le travail collectif de refoulement n’est possible que si les agents
sont dotés des mêmes catégories de perception et d’appréciation : pour que la relation à double face entre l’aîné et le cadet
puisse fonctionner durablement, il faut que soient réunis, comme dans la société béarnaise d’autrefois, la soumission du cadet
et son dévouement aux intérêts de la lignée – l’« esprit de famille » –, la générosité et la délicatesse de l’aîné, principe des
attentions et des égards envers son frère, et, chez tous les autres, dans la famille ou au-dehors, des dispositions semblables qui
font que les conduites conformes sont approuvées et récompensées symboliquement.
Ces dispositions communes, et la doxa partagée qu’elles fondent, sont le produit d’une socialisation identique ou
semblable conduisant à l’incorporation généralisée des structures du marché des biens symboliques sous la forme de structures
cognitives accordées avec les structures objectives de ce marché. La violence symbolique repose sur l’accord entre les
structures constitutives de l’habitus des dominés et la structure de la relation de domination à laquelle ils (ou elles)
s’appliquent : le dominé perçoit le dominant à travers des catégories que la relation de domination a produites et qui, de ce
fait, sont conformes aux intérêts du dominant.
Du fait que l’économie des biens symboliques est fondée sur la croyance, la reproduction ou la crise de cette économie
trouvent leur principe dans la reproduction ou la crise de la croyance, c’est-à-dire dans la perpétuation ou la rupture de
l’accord entre les structures mentales (catégories de perception et d’appréciation, systèmes de préférence) et les structures
objectives. Mais la rupture ne peut pas résulter d’une simple prise de conscience ; la transformation des dispositions ne peut
aller sans une transformation préalable ou concomitante des structures objectives dont elles sont le produit et auxquelles elles
peuvent survivre.
Annexe

Propos sur l’économie de l’église

Au départ, l’image manifeste : une institution chargée d’assurer la cure des âmes. Ou, à un degré supérieur
d’objectivation, avec Max Weber : un corps (sacerdotal) détenant le monopole de la manipulation légitime des biens de salut ;
et, à ce titre, investi d’un pouvoir proprement spirituel, exercé ex officio, sur la base d’une transaction permanente avec les
attentes des laïcs : l’Église s’appuie sur des principes de vision (dispositions constitutives de la « croyance »), qu’elle a en
partie constitués, pour orienter les représentations ou les pratiques en renforçant ou en transformant ces principes. Cela, à la
faveur de son autonomie relative à l’égard de la demande des laïcs.
Mais l’Église est aussi une entreprise à dimension économique, capable d’assurer sa propre perpétuation en s’appuyant
sur différentes espèces de ressources. Ici encore, une image apparente, officielle : l’Église vit d’offrandes ou de contre-
prestations pour son service religieux (le denier du culte) et des revenus de ses biens (les biens de l’Église). La réalité est
beaucoup plus complexe : le pouvoir temporel de l’Église repose aussi sur le contrôle de postes qui peuvent devoir leur
existence à la simple logique économique (lorsqu’ils sont liés à des entreprises économiques proprement religieuses, comme
les pèlerinages, ou à dimension religieuse, comme les entreprises de presse catholique) ou à l’aide de l’État, comme les
postes d’enseignement.
Les « premiers intéressés » eux-mêmes ignorent les vraies bases économiques de l’Église, comme en témoigne telle
déclaration typique : « Puisque l’État ne verse rien à l’Église, ce sont les fidèles qui font vivre l’Église par leurs offrandes21. »
Pourtant, la transformation profonde des bases économiques de l’Église s’exprime dans le fait que les responsables de
l’institution peuvent mettre en avant les possessions matérielles de l’Église, autrefois d’autant plus déniées ou dissimulées
qu’elles étaient la cible principale de la critique anticléricale.
Conséquence de cette transformation, pour mesurer l’emprise de l’Église, on peut substituer à l’enquête sur les
pratiquants et l’intensité de leur pratique telle que la menait le chanoine Boulard un recensement des postes qui trouvent leur
raison d’être dans l’existence de l’Église et de la croyance chrétienne et qui disparaîtraient si l’une et l’autre venaient elles-
mêmes à disparaître (c’est-à-dire aussi bien les industries de cierges, de chapelets ou d’images pieuses que les établissements
d’enseignement religieux ou la presse confessionnelle). Cette seconde mesure est beaucoup plus adéquate : tout semble en effet
indiquer que l’on va vers une Église sans fidèles tenant le principe de sa force (inséparablement politique et religieuse ou,
comme dit le langage des clercs, « apostolique ») de l’ensemble des postes qu’elle tient.
Le changement des fondements économiques de l’existence de l’Église qui s’est peu à peu opéré fait que la transaction
purement symbolique avec les laïcs (et le pouvoir symbolique exercé par la prédication et la cure des âmes) se trouve
reléguée au second plan au profit de la transaction avec l’État qui assure les bases du pouvoir temporel que l’Église exerce, à
travers les postes financés par l’État, sur les agents qui ont à être chrétiens (catholiques) pour occuper les postes qu’elle
contrôle.
La mainmise qu’elle détient sur un ensemble de postes (celui d’enseignant dans un établissement catholique, mais aussi
celui de gardien d’une piscine associée à un établissement religieux, celui d’intendant dans un hospice religieux, etc.) qui, sans
que l’appartenance ou la pratique religieuse soit explicitement exigée, incombent en priorité à des membres de la communauté
catholique et incitent ceux qui les occupent ou ceux qui aspirent à les obtenir à se perpétuer comme catholiques, assure à
l’Église la maîtrise d’une sorte de clientèle d’État et, par là, une rente de profits matériels et, en tout cas, symboliques (et
cela, sans qu’elle ait besoin de s’assurer la propriété directe des établissements à dimension économique correspondants).
De ce fait, elle a l’air plus conforme à l’image de désintéressement et d’humilité qui est conforme à sa vocation déclarée.
Par une sorte d’inversion de la fin et des moyens, la défense de l’enseignement privé apparaît comme une défense des moyens
indispensables à l’accomplissement de la fonction spirituelle (pastorale, apostolique) de l’Église, alors qu’elle vise d’abord à
assurer à l’Église les postes, les positions « catholiques » qui sont la condition principale de sa perpétuation et dont les
activités d’enseignement sont la justification22.

1. Ce texte est la transcription de deux cours du Collège de France donnés à la faculté d’anthropologie et de sociologie de l’université Lumière-Lyon II en février 1994.
2. Cf. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éd. de M inuit, 1980, p. 180-183.
3. Ibid., p. 191.
4. Ibid., p. 315 (sur le sens de l’honneur, nif).
5. Cf. V. Zelizer, Pricing the Priceless Child, New York, Basic Books, 1987.
6. Cf. P. Bourdieu, op. cit., p. 318.
7. « L’économie de la maison », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 81-82, mars 1990.
8. P. Bourdieu, « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 84, septembre 1990, p. 3-31.
9. Cf. l’analyse du fonctionnement des salons chez Proust, in P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 242-243.
10. Cf. P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 243.
11. On peut lire l’ouvrage d’Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes (Paris, Éd. de Minuit, 1969, notamment le tome I), comme une analyse du processus par lequel les
concepts fondamentaux de la pensée économique se dégagent progressivement de la gangue de significations non économiques (familiales, politiques, religieuses, etc.) dans laquelle ils étaient
immergés (par exemple achat et rachat). Comme le remarque Lukacs (Histoire et Conscience de classe, Paris, Éd. de Minuit, 1974, p. 266), la formation progressive de l’économie politique comme
discipline autonome, prenant pour objet l’économie en tant qu’économie, est elle-même une dimension du processus d’autonomisation du champ économique. Ce qui veut dire qu’il y a des
conditions historiques et sociales de possibilité de cette science, qu’il faut expliciter, sous peine d’ignorer les limites de cette prétendue « théorie pure ».
12. Selon Cecilie Hoigard et Liv Finstad, nombre de prostituées disent que, contre toute apparence, elles préfèrent la prostitution de rue, vente du corps expéditive et autorisant une sorte de réserve
mentale, à la prostitution en hôtel qui, dans la mesure où elle entend mimer la rencontre libre, à haut degré d’euphémisation, exige une dépense beaucoup plus grande de temps et d’efforts de faire
semblant, d’euphémisation : dans le premier cas, il s’agit de rencontres brèves, rapides, au cours desquelles elles peuvent penser à autre chose, agir en tant qu’objets ; alors que les rencontres à
l’hôtel, en apparence beaucoup plus respectueuses de la personne, sont vécues comme beaucoup plus aliénantes parce qu’il faut parler avec le client, faire semblant de s’intéresser à lui, et que la
liberté dans l’aliénation que donne la possibilité de penser à autre chose, disparaît au profit d’une relation qui retrouve un peu l’ambiguïté des amours non mercenaires (C. Hoigard et L. Finstad,
Backstreet, Prostitution, Money and Love, University Park, Pennsylvania University Press, 1992).
13. Cf., ci-dessus, « L’esprit de famille », p. 135-145.
14. Cf. P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 201 sq.
15. D. Grojnowski, « Une avant-garde sans avancée, les “Arts incohérents”, 1882-1889 », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 40, 1981, p. 73-86.
16. J. Gernet, Les Aspects économiques du bouddhisme dans la société chinoise des Ve et Xe siècles, Saigon, École française d’Extrême-Orient, 1956.
17. Cf. Trait-d’union, n˚ 20, p. 10.
18. Ibid.
19. Ibid., n˚ 21, p. 1.
20. Cf. ci-dessus, p. 132 et 167.
21. Radioscopie de l’Église en France, 1980, les 30 dossiers du service d’information de l’épiscopat pour le voyage de Jean-Paul II, Paris, Bayard Presse, 1980, p. 27.
22. Le rapprochement, que l’on fait souvent, entre l’Église et les partis (le Parti communiste en particulier) trouve ainsi son fondement dans cette homologie structurale et fonctionnelle. Comme l’Église,
le parti doit maintenir son contrôle sur les positions qu’il détient (dans les différentes assemblées représentatives, dans les municipalités et toutes les organisations militantes, sportives, éducatives,
etc.) pour être en mesure de maintenir son contrôle sur ceux qui les tiennent.
7

Le
point
de
vue
scolastique
Je vais essayer de grouper mes réactions aux remarques qui m’ont été adressées autour de trois thèmes . Je voudrais
1

d’abord analyser ce que j’appellerai, en reprenant une expression d’Austin, la scholastic view, le point de vue de la skholè, et
poser la question de ce que notre pensée doit au fait qu’elle est produite dans un espace académique.
Ensuite, j’essaierai de donner quelques indications sur le problème particulier que pose la compréhension des pratiques
et qui fait que les sciences de l’homme ont une tâche si difficile.
Enfin, je voudrais poser le problème des rapports entre raison et histoire : la sociologie qui, apparemment, détruit les
fondements de la raison, donc ses propres fondements, n’est-elle pas capable de fonder un discours rationnel et même de
donner des techniques permettant de mener une politique de la raison, une Realpolitik de la raison ?

Jouer sérieusement

« Scholastic view » est une expression qu’Austin emploie en passant dans Sense and Sensibilia et dont il donne un
exemple : l’usage particulier du langage qui, au lieu d’appréhender ou de mobiliser le sens d’un mot qui est immédiatement
compatible avec la situation, recense et examine tous les sens possibles de ce mot, en dehors de toute référence à la situation.
Cet exemple, très significatif, enferme l’essentiel de ce qu’est la scholastic view. Il s’agit d’un point de vue tout à fait
particulier sur le monde social, sur le langage ou tout autre objet de pensée, qui est rendu possible par la situation de skholè,
de loisir, dont l’école – mot qui vient aussi de skholè – est une forme particulière, en tant que situation institutionnalisée de
loisir studieux. L’adoption de ce point de vue scolastique est le droit d’entrée tacitement exigé par tous les champs savants : la
disposition « neutralisante » (au sens de Husserl), impliquant la mise en suspens de toute thèse d’existence et de toute intention
pratique, est la condition – au moins autant que la possession d’une compétence spécifique – de l’accès au musée et à l’œuvre
d’art. Elle est aussi la condition de l’exercice scolaire comme jeu gratuit, expérience mentale, qui est à elle-même sa fin.
Il faut prendre tout à fait au sérieux les réflexions de Platon sur la skholè et même la fameuse expression, si souvent
commentée, spoudaiôs paizein, « jouer sérieusement ». Le point de vue scolastique est inséparable de la situation scolastique,
situation socialement instituée dans laquelle on peut défier ou ignorer l’alternative commune entre jouer (paizein), plaisanter,
et être sérieux (spoudazein), en jouant sérieusement et en prenant au sérieux des choses ludiques, en s’occupant sérieusement
de problèmes que les gens sérieux, et réellement occupés, ignorent – activement ou passivement. L’homo scholasticus, ou
academicus, est quelqu’un qui est en état de jouer sérieusement parce que son état (ou l’État) lui assure tous les moyens de le
faire, c’est-à-dire le temps libre, libéré des urgences de la vie, la compétence, assurée par un apprentissage spécifique à base
de skholè, et enfin et surtout la disposition (entendue comme aptitude et comme inclination) à investir, à s’investir dans les
enjeux futiles, au moins aux yeux des gens sérieux, qui s’engendrent dans les mondes scolastiques (les gens sérieux comme
Calliclès qui, après avoir demandé à Socrate s’il plaisantait ou s’il était sérieux, lui fait remarquer que les jeux sérieux de la
philosophie risquent de couper ceux qui s’y adonnent, comme lui, au-delà de la jeunesse, de tout ce que les gens sérieux
prennent au sérieux).
Pour entrer véritablement dans ces univers où se produisent des pensées ou des propos affranchis des contraintes et des
limites d’une conjoncture historique (context free), il faut disposer de temps, de skholè et aussi avoir cette disposition à jouer
des jeux gratuits qui s’acquiert et se renforce dans les situations de skholè, comme l’inclination et l’aptitude à poser des
problèmes spéculatifs pour le plaisir de les résoudre, et non parce qu’ils sont posés, souvent dans l’urgence, par les nécessités
de la vie, à traiter le langage non comme un instrument, mais comme un objet de contemplation, de délectation ou d’analyse,
etc.
Ainsi, ce que les philosophes, les sociologues et tous ceux qui font profession de penser le monde ont le plus de chances
d’ignorer, ce sont les présupposés qui sont inscrits dans le point de vue scolastique, ce que, pour réveiller les philosophes de
leur sommeil scolastique, j’appellerai, par une alliance de mots, la doxa épistémique : les penseurs laissent à l’état impensé
(doxa) les présupposés de leur pensée, c’est-à-dire les conditions sociales de possibilité du point de vue scolastique, et les
dispositions inconscientes, génératrices de thèses inconscientes, qui sont acquises au travers d’une expérience scolaire, ou
scolastique, souvent inscrite dans le prolongement d’une expérience originaire (bourgeoise) de distance au monde et aux
urgences de la nécessité.
A la différence de l’avocat de Platon, ou du médecin de Aaron Cicourel2, nous avons le temps, tout notre temps, et cette
liberté à l’égard de l’urgence – qui a toujours quelque rapport avec la nécessité économique, du fait de la convertibilité du
temps en argent – est rendue possible par un ensemble de conditions économiques et sociales, par l’existence de ces réserves
de temps libre que sont les ressources économiques accumulées (la première accumulation de capital politique apparaît, selon
Weber, avec le notable, lorsque celui-ci dispose d’assez de ressources pour être en mesure d’abandonner un moment l’activité
dont il tire sa subsistance ou de se faire remplacer).
Pourquoi ce rappel des conditions économiques et sociales de la posture scolastique est-il si nécessaire ? Il ne s’agit pas
de dénoncer et de culpabiliser pour le plaisir, si je puis dire, et sans tirer aucune conséquence du constat. La logique dans
laquelle je me place n’est pas celle de la condamnation ou de la dénonciation politique, mais celle de l’interrogation
épistémologique : interrogation épistémologique fondamentale puisqu’elle porte sur la posture épistémique elle-même, sur les
présupposés inscrits dans le fait de se retirer du monde et de l’action dans le monde pour les penser. Ce qu’il s’agit de savoir
c’est en quoi ce retrait, cette abstraction, cette retraite affectent la pensée qu’ils rendent possible et, par là, le contenu même de
ce que nous pensons.
Ainsi, par exemple, s’il est vrai que tout ce qui se produit dans les champs de production culturelle a pour condition de
possibilité cette sorte de mise en suspens des fins externes (cela se voit bien dans les usages du langage, linguistiques
notamment, où nous nous servons du langage non pour faire quelque chose, mais pour nous interroger sur le langage), s’il est
vrai que nous sommes dans un univers qui est celui de la gratuité, de la finalité sans fin, n’est-il pas compréhensible que nous
comprenions si mal l’esthétique ? Que – comme j’ai tenté de le dire hier en réponse à Jules Vuillemin3 – il y ait des questions
que nous ne posons pas à l’esthétique parce que les conditions sociales de possibilité de notre réflexion sont aussi celles de la
posture esthétique, parce que nous oublions de mettre en question tous les présupposés esthétiques non thétiques de toutes les
thèses esthétiques…

La théorie du point de vue théorique

On peut se demander pourquoi, étant sociologue, je fais ici le philosophe ; c’est un peu, évidemment, en hommage à mes
amis philosophes, qui sont venus là pour discuter mon travail. Mais, c’est aussi parce que j’y suis obligé. Je pense que cela
fait partie du travail scientifique de poser ces questions sur la nature même du regard scientifique. Ces questions se sont
imposées à moi, en dehors de toute intention de pure spéculation, dans un certain nombre de situations de recherche où il m’a
fallu réfléchir sur le mode de connaissance savant pour comprendre mes stratégies ou mon matériel. Il m’est apparu ainsi que,
dans la mesure où elle engage un mode de pensée qui suppose la mise en suspens de la nécessité pratique et met en œuvre des
instruments de pensée construits contre la logique de la pratique, comme la théorie des jeux, la théorie des probabilités, etc., la
vision scolastique s’expose à détruire purement et simplement son objet ou à engendrer de purs artefacts lorsqu’elle
s’applique sans réflexion critique à des pratiques qui sont le produit d’une tout autre vision. Le savant qui ne sait pas ce qui le
définit en tant que savant, c’est-à-dire le « point de vue scolastique », s’expose à mettre dans la tête des agents sa propre
vision scolastique ; à imputer à son objet ce qui appartient à la manière de l’appréhender, au mode de connaissance.
Cette erreur épistémocentrique est très commune : elle est présente par exemple chez Chomsky qui fait comme si les
locuteurs étaient des grammairiens. La grammaire est un produit typique du point de vue scolastique. On pourrait dire, en
s’appuyant sur Vigotsky, que la skholè est ce qui permet de passer de la maîtrise primaire du langage à une maîtrise
secondaire ; d’accéder au méta-discours sur la pratique du discours. Le paralogisme scolastique, scholastic fallacy, consiste à
mettre du méta-discours au principe du discours, du méta-pratique au principe des pratiques. C’est ce que fait Chomsky ; ou
aussi Lévi-Strauss, en jouant avec les différents sens du mot règle, que Wittgenstein nous a appris à discerner.
Si, dans l’étude de la parenté, en Béarn ou en Kabylie, j’ai été conduit à penser les pratiques matrimoniales comme
orientées par des stratégies plutôt que comme guidées ou dirigées par des règles, ce n’est pas au nom d’une sorte de point
d’honneur philosophique, mais pour mieux rendre raison des pratiques – aidé, en cela, par des analyses théoriques comme de
Wittgenstein, que j’évoquais à l’instant. Parler de stratégies plutôt que de règles, c’est construire autrement l’objet, donc
interroger autrement les informateurs et analyser autrement leurs pratiques. Par exemple, au lieu de me contenter d’enregistrer,
à travers la généalogie, des alliances caractérisées par la seule relation de parenté entre les conjoints, il me fallait recueillir,
pour chaque mariage, toutes les informations – et elles sont nombreuses – que les agents ont pu prendre en compte,
consciemment ou inconsciemment, dans leurs stratégies – écart d’âge entre les conjoints, écart de « fortune », matérielle ou
symbolique, entre les deux familles, etc.
Mais pour opérer cette conversion radicale du regard, il faut prendre un point de vue théorique sur le point de vue
théorique, et tirer toutes les conséquences théoriques et méthodologiques du fait que l’ethnologue n’est pas, en face des
conduites qu’il observe et analyse, dans la position d’un agent agissant, engagé dans l’action, investi dans le jeu et les enjeux,
qu’il n’est pas, devant tel ou tel des mariages enregistrés dans ses généalogies, comme un père de famille qui veut marier, et
bien marier, sa fille. Il met en suspens (sans le savoir) tous les intérêts et les enjeux pratiques. Dans le cas de l’ethnologue,
c’est assez évident : sa situation d’étranger suffit à le mettre hors jeu et à le placer à un point de vue quasi théorique, celui d’un
spectateur extérieur à la représentation. Pour le sociologue, c’est moins évident et il peut oublier l’écart qui sépare l’intérêt
qu’il peut porter au système scolaire en tant que savant qui, voulant simplement comprendre, porte sur le fonctionnement des
mécanismes d’élimination différentielle selon le capital culturel hérité un regard « pur », et l’intérêt qu’il porte au même
système lorsqu’il agit en père de famille soucieux de l’avenir de ses enfants. Les notions de stratégie matrimoniale ou d’intérêt
(par exemple, l’intérêt à maximiser les profits matériels ou symboliques procurés par le mariage) s’imposent immédiatement à
l’esprit lorsqu’on se pense comme agent agissant dans des univers où l’essentiel des processus d’accumulation ou de
dilapidation du capital économique et symbolique passe par les échanges matrimoniaux.
La même chose vaut pour le mythe ou le rite ; en quelque sorte a fortiori. C’est à condition de soumettre à la critique
théorique le point de vue théorique comme point de vue non pratique, fondé sur la neutralisation des intérêts et des enjeux
pratiques, que l’on peut avoir quelque chance d’en appréhender la logique spécifique. L’action rituelle, que l’anthropologie
structurale situe du côté de l’algèbre, est en réalité une gymnastique, ou une danse (on tourne de droite à gauche, ou de gauche
à droite, on lance par-dessus l’épaule gauche ou l’épaule droite), obéissant à une logique pratique, c’est-à-dire cohérente,
mais seulement jusqu’à un certain point (au-delà duquel elle cesserait d’être « pratique »), et orientée vers des fins pratiques,
c’est-à-dire vers la réalisation de souhaits, de désirs (de vie ou de mort), etc. Là encore, la conversion théorique qu’entraîne
la réflexion théorique sur le point de vue théorique et sur le point de vue pratique, donc sur la différence essentielle qui les
sépare, n’est pas purement spéculative : elle s’accompagne d’un changement profond des opérations pratiques de la recherche
et procure des profits scientifiques tout à fait palpables. Par exemple, on est conduit à s’intéresser à des traits de la pratique
rituelle que le logicisme structuraliste porterait à écarter, ou à traiter comme des ratés, insignifiants, de l’algèbre mythique :
les ambiguïtés, les réalités polysémiques, sous-déterminées ou indéterminées, sans parler des contradictions partielles, et du
flou, qui habite tout le système, et qui en fait la souplesse, l’ouverture, bref tout ce par quoi il est « pratique », donc prédisposé
à répondre au moindre coût (notamment en recherche logique) aux urgences de l’existence et de la pratique.
Il faudrait pousser ici l’analyse et traquer toutes les erreurs scientifiques qui, en sociologie aussi bien qu’en ethnologie,
découlent de la scholastic fallacy, comme par exemple le fait de demander aux enquêtés – faute d’avoir questionné le
questionnaire ou, mieux, la situation de questionneur qui a le loisir ou le privilège de s’arracher aux évidences de la doxa pour
se poser des questions – d’être leurs propres sociologues (avec toutes les questions du type : combien, selon vous, y a-t-il de
classes sociales ?) ; ou, pire, le fait de poser aux enquêtés des questions auxquelles ils peuvent toujours répondre par oui ou
par non, mais qu’ils ne se posent pas et qu’ils ne pourraient se poser (c’est-à-dire réellement produire par eux-mêmes) que
s’ils étaient disposés et préparés par leurs conditions d’existence à adopter « un point de vue scolastique » sur le monde social
(comme toutes les questions de théorie politique) et sur leur propre pratique. Il faudrait aussi dégager tous les effets inaperçus
qu’exerce la simple mise en œuvre d’instruments de pensée qui, étant indissociables de la « situation scolastique », comme les
moyens d’enregistrement, écriture, transcription, etc., ou les outils de « modélisation », généalogies, schémas, tableaux, etc.,
reproduisent, dans leur fonctionnement, les présupposés inscrits dans les conditions sociales de leur construction, comme la
mise entre parenthèses du temps, de l’urgence temporelle, ou la logique de la gratuité, de la neutralisation des fins pratiques.
Bref, parodiant un titre célèbre de Ryle, je dirai que l’ignorance de tout ce qui est impliqué dans le « point de vue
scolastique » conduit à l’erreur épistémologique la plus grave en matière de sciences de l’homme, celle qui consiste à mettre
un « savant dans la machine » ; à voir tous les agents sociaux à l’image du savant (du savant raisonnant sur les pratiques et non
du savant agissant) ou, plus exactement, à placer les modèles que le savant doit construire pour rendre raison des pratiques
dans la conscience des agents, à faire comme si les constructions que le savant doit produire pour comprendre les pratiques,
pour en rendre raison, étaient le principe déterminant des pratiques. Le calculateur rationnel que les tenants de la Rational
Action Theory placent au principe des conduites humaines n’est pas moins absurde – même si cela nous frappe moins, peut-
être parce que cela flatte notre « point d’honneur spiritualiste » – que l’angelus rector, pilote avisé auquel certains penseurs
pré-newtoniens attribuaient le mouvement réglé des planètes.
« Mettre un savant dans la machine », c’est donc s’exposer à tomber, à peu près indifféremment, dans l’intellectualisme
finaliste (dont je viens de donner des exemples), ou dans le mécanisme ou, comme chez les plus inconséquents, à osciller en
permanence entre l’un et l’autre. En fait, je pourrais montrer, si j’en avais le temps, qu’une théorie juste de la pratique échappe
à ces palinodies en faisant disparaître l’alternative même qu’ils dissimulent et que Jacques Bouveresse4 a évoquée : celle de
l’explication par des causes et de l’explication par des raisons, des intentions. Je m’en tiendrai à un exemple. L’expression
« noblesse oblige », dans son obscurité apparente, dit bien la logique spécifique de la disposition : l’habitus du noble dirige
(au double sens) ses pratiques et ses pensées à la façon d’une force (« c’est plus fort que moi »), mais sans le contraindre
mécaniquement ; il guide aussi son action à la façon d’une nécessité logique (« il n’y a rien d’autre à faire », « je ne puis pas
faire autrement »), mais sans s’imposer à lui comme s’il appliquait une règle ou s’il se soumettait au verdict d’une sorte de
calcul rationnel. Ce qui me porte à penser que, pour comprendre la logique spécifique des pratiques qui ont pour principe des
dispositions, il faut abandonner la distinction canonique entre l’explication par des causes et l’explication par des raisons.
Le privilège de l’universel

Ainsi, lorsque nous mettons en œuvre sans y penser notre mode de pensée familier, nous faisons subir à notre objet une
altération fondamentale, qui peut aller jusqu’à la pure et simple destruction, et qui a beaucoup de chances de passer inaperçue.
Il en va de même lorsque nous appliquons, au-delà de leurs conditions de validité historiques (anachronisme) ou sociales
(ethnocentrisme de classe) des concepts qui, comme dit Kant, semblent « prétendre à la validité universelle » parce qu’ils sont
produits dans des conditions particulières dont la particularité nous échappe. Comment ne pas voir – pour être plus kantien que
Kant, et notre ami Jules Vuillemin – que le jeu désintéressé de la sensibilité, l’exercice pur de la faculté de sentir, bref l’usage
dit transcendantal de la sensibilité supposent des conditions historiques et sociales de possibilité et que le plaisir esthétique,
ce plaisir pur qui « doit pouvoir être éprouvé par tout homme » est le privilège de ceux qui ont accès aux conditions dans
lesquelles la disposition « pure » peut se constituer durablement ?
Que faisons-nous par exemple lorsque nous parlons d’« esthétique populaire » ou que nous voulons à toute force créditer
le « peuple », qui n’en a cure, d’une « culture populaire » ? Ayant omis de faire l’ épochè des conditions sociales de l’épochè
des intérêts pratiques que nous opérons lorsque nous portons un jugement esthétique pur, nous universalisons, purement et
simplement, le cas particulier dans lequel nous sommes placés, ou, pour parler plus rudement, nous accordons, de manière
inconsciente et toute théorique, à tous les hommes (et en particulier au vieux paysan, capable de goûter, tout comme nous, la
beauté d’un paysage, qu’évoquait Jules Vuillemin, ou aux créateurs de musique rap, dont s’enchantent certains esthètes), le
privilège économique et social qui est la condition du point de vue esthétique pur.
La plupart des œuvres humaines que nous avons l’habitude de considérer comme universelles – droit, science, art,
morale, religion, etc. – sont indissociables du point de vue scolastique et des conditions économiques et sociales qui le
rendent possible et qui n’ont rien d’universel. Elles se sont engendrées dans ces univers sociaux très particuliers que sont les
champs de production culturelle (champ juridique, champ scientifique, champ artistique, champ philosophique, etc.) et dans
lesquels sont engagés des agents ayant en commun le privilège de lutter pour le monopole de l’universel et de contribuer ainsi
à faire avancer, peu ou prou, des vérités et des valeurs qui sont tenues, à chaque moment, pour universelles, voire éternelles.
Je suis prêt à admettre que l’esthétique de Kant soit vraie, mais seulement au titre de phénoménologie de l’expérience
esthétique de tous les hommes et les femmes qui sont le produit de la skholè. C’est dire que l’expérience du beau dont Kant
nous fournit une description rigoureuse a des conditions de possibilité économiques et sociales ignorées de Kant et que la
possibilité anthropologique dont Kant dessine l’analyse ne pourrait devenir réellement universelle que si ces conditions
économiques et sociales étaient universellement distribuées. La condition de l’universalisation réelle de cette possibilité
(théorique) universelle est donc l’universalisation réelle des conditions économiques et sociales, c’est-à-dire de la skholè,
dont la monopolisation par quelques-uns confère à ces happy few le monopole de l’universel.
Pour enfoncer le clou, et au risque de paraître pesant – mais, en ces matières, il est si facile d’être léger… –, je dirai que
l e datum dont part la réflexion sociologique n’est pas la capacité universelle d’appréhender la beauté, mais le sentiment
d’incompréhension ou d’indifférence qu’éprouvent devant certains objets consacrés comme beaux ceux qui sont dépourvus de
la disposition et de la compétence esthétiques. Et le rappel des conditions sociales de possibilité de ce jugement prétendant à
la validité universelle conduit à limiter ses prétentions à l’universalité et, du même coup, celles de l’analyse kantienne : on
peut accorder à la Critique de la faculté de juger une validité limitée en tant qu’analyse phénoménologique de l’expérience
vécue de certains hommes cultivés de certaines sociétés historiques (expérience dont on peut décrire très exactement la
genèse). Mais pour dire aussitôt que l’universalisation inconsciente du cas particulier qu’elle opère (en ignorant ses propres
conditions sociales de possibilité, donc pour être kantien jusqu’au bout, ses propres limites), a pour effet de constituer une
expérience particulière de l’œuvre d’art (ou du monde, avec l’idée de « beau naturel ») en norme universelle de toute
expérience « esthétique » possible, donc de légitimer tacitement, une forme particulière d’expérience et, par là, ceux qui ont le
privilège d’y accéder.
Ce qui est vrai de l’expérience esthétique pure est vrai de toutes les possibilités anthropologiques que rien ne nous
interdit de penser comme (potentiellement) universelles, comme l’aptitude à faire un raisonnement logique complexe ou la
capacité d’accomplir un acte moral parfaitement rigoureux. Et pourtant, ces aptitudes ou ces capacités restent le privilège de
quelques-uns parce que ces potentialités anthropologiques ne trouvent leur plein accomplissement que dans certaines
conditions économiques et sociales ; tandis que, à l’inverse, il est des conditions économiques et sociales dans lesquelles elles
sont comme annulées, atrophiées.
C’est dire qu’on ne peut pas, en même temps, énoncer (ou dénoncer) les conditions d’existence inhumaines qui sont faites
aux prolétaires ou aux sous-prolétaires, notamment dans les ghettos des États-Unis ou d’ailleurs, et créditer ceux qui sont
placés dans ces conditions du plein accomplissement des potentialités humaines, et en particulier des dispositions gratuites et
désintéressées que nous inscrivons tacitement ou explicitement dans des notions comme celles de « culture » ou
d’« esthétique ». Le souci, louable, de réhabiliter (qui m’inspirait sans doute lorsque, il y a bien longtemps, j’ai essayé de
montrer que les photographies que produisent les classes populaires obéissent à des principes tacites et qu’elles ont donc leur
raison d’être, leur nécessité propre – ce qui n’autorise pas à parler d’esthétique), n’est pas par soi une garantie de
compréhension, et il peut même manquer complètement sa fin. Je comprends très bien par exemple que Labov entende montrer
que le langage des ghettos noirs puisse porter des vérités théologiques aussi raffinées que les discours savamment euphémisés
des étudiants de Harvard ; mais il reste que le langage le plus fumeux des seconds ouvre toutes les portes, notamment celles de
Harvard, tandis que les inventions linguistiques les plus surprenantes des premiers restent totalement dépourvues de valeur sur
le marché scolaire et dans toutes les situations sociales de même sorte.
Mais je crois qu’il est des manières, très confortables en définitive, de respecter le peuple, qui reviennent à l’enfermer
dans ce qu’il est, à l’enfoncer, pourrait-on dire, en convertissant la privation en choix électif ou en accomplissement ultime.
Le culte de la culture populaire (dont le paradigme historique est le Proletkult) est une forme d’essentialisme, au même titre
que le racisme de classe qui réduit les pratiques populaires à la barbarie – et dont il n’est, bien souvent, qu’une inversion,
faussement radicale : il procure en effet les profits de la subversion ostentatoire, du radical chic, tout en laissant les choses en
l’état, les uns avec leur culture réellement cultivée, et capable d’absorber sa propre mise en question, les autres avec leur
culture décisoirement et fictivement réhabilitée. L’esthétisme populiste est encore un des effets, sans doute les plus inattendus,
du scholastic bias, puisqu’il opère une universalisation tacite du point de vue scolastique qui ne s’accompagne nullement de la
volonté d’universaliser les conditions de possibilité de ce point de vue.
Ainsi, il faut admettre que si tout oblige à penser que certaines dispositions fondamentales à l’égard du monde, certaines
formes élémentaires de construction (esthétique, scientifique, etc.) de la réalité, de worldmaking, constituent des possibilités
anthropologiques universelles, ces potentialités ne trouvent leur accomplissement que sous certaines conditions et que ces
conditions, à commencer par la skholè, comme distance à la nécessité et à l’urgence, et, tout spécialement, la skholè scolaire,
et tout le produit accumulé de la skholè antérieure dont elle permet la conservation et la transmission, sont très inégalement
distribuées selon les civilisations, depuis les îles Tobriand jusqu’aux sociétés les plus avancées d’aujourd’hui, et, à l’intérieur
même de ces sociétés, selon les positions dans l’espace social. Ce sont là des choses très simples, mais très fondamentales, et
qu’il n’est pas inutile de rappeler, surtout en situation scolastique, c’est-à-dire entre gens prêts à communier dans l’oubli des
présupposés inscrits dans leur privilège commun. Constat simple qui conduit à un programme éthique ou politique, lui-même
très simple : on ne peut échapper à l’alternative du populisme et du conservatisme, deux formes d’essentialisme tendant à
consacrer le statu quo, qu’en travaillant à universaliser les conditions d’accès à l’universel.

Nécessité logique et contrainte sociale

Mais, pour donner un contenu concret et précis à cette sorte de slogan qui a au moins le mérite d’être clair et rigoureux et
de mettre en garde contre les faux-semblants populistes, il faudrait réintroduire toute l’analyse de la genèse et de la structure
spécifique de ces mondes sociaux tout à fait particuliers où s’engendre l’universel, et que j’appelle des champs. Je pense en
effet qu’il y a une histoire sociale de la raison, qui est coextensive à l’histoire de ces microcosmes où s’instituent peu à peu les
conditions sociales du développement de la raison. La raison est de part en part historique. Ce qui ne signifie pas pour autant
qu’elle soit relative à l’histoire. L’histoire de la raison est l’histoire singulière de l’émergence de ces univers sociaux
particuliers qui, ayant pour condition de possibilité la skholè et pour fondement la distance scolastique à l’égard de la
nécessité et de l’urgence, économiques notamment, offrent les conditions favorables au développement d’une forme
particulière d’échange social, de concurrence, voire de lutte, qui est indispensable au développement de certaines potentialités
anthropologiques.
Pour faire comprendre, je dirai que si ces univers sont favorables au développement de la raison, c’est que, pour s’y faire
valoir, il faut y faire valoir des raisons, pour y triompher, il faut y faire triompher des arguments, des démonstrations, des
réfutations. Les « mobiles pathologiques », dont parle Kant, doivent s’y convertir en motifs logiques pour être reconnus, c’est-
à-dire symboliquement efficients. Ces univers sociaux qui, par certains côtés, sont comme les autres, avec des pouvoirs, des
monopoles, des intérêts, des égoïsmes, des conflits, etc., sont, par d’autres côtés, très différents, exceptionnels, voire un peu
miraculeux : en effet, les règles tacitement ou explicitement imposées aux luttes de concurrence y sont telles que les pulsions
les plus « pathologiques » sont obligées de se couler dans des formes et des formalismes sociaux, de se plier à des procédures
et des procédés réglés, notamment en matière de discussion, de confrontation, d’obéir à des canons qui sont conformes à ce
que l’on entend, à chaque moment de l’histoire, par raison.
Le champ scientifique, cet univers scolastique où les contraintes les plus brutales du monde ordinaire sont suspendues, est
le lieu d’émergence d’une nouvelle forme de nécessité ou de contrainte, ou, si l’on veut, d’une légalité spécifique,
Eigengesetzlichkeit : les contraintes logiques dont Jacques Bouveresse essayait, ce matin, de dégager la spécificité, y prennent
la forme de contraintes sociales (et réciproquement) ; inscrites dans les cerveaux sous la forme des dispositions acquises dans
les disciplines de la cité scientifique, elles sont aussi inscrites dans l’objectivité du champ scientifique sous la forme
d’institutions telles que les procédures de discussion, de réfutation, de dialogue réglé et surtout, peut-être, sous les espèces des
sanctions, positives ou négatives, qu’inflige aux productions individuelles un champ fonctionnant comme un marché d’une
espèce très singulière puisque, à la limite, chaque producteur n’y a d’autres clients que ses concurrents, donc ses juges les plus
impitoyables.
C’est dire en passant qu’il n’est pas besoin, pour s’arracher au relativisme, d’inscrire, non plus dans la conscience, mais
dans le langage, par une forme rénovée de l’illusion transcendantale, les structures universelles de la raison. Jurgen Habermas
s’arrête à mi-chemin dans son effort pour chercher dans les sciences sociales (et en particulier dans les principes de Grice) un
moyen de sortir du cercle historiciste auquel les sciences sociales semblent se vouer. Il n’est pas besoin d’invoquer un au-delà
de l’histoire, ni de sacrifier à l’illusion platonicienne qui se retrouve, sous des formes différentes, dans tous les champs, pour
rendre raison de la transcendance des œuvres (mathématiques, artistiques, etc.) produites dans les champs savants,
transcendance éprouvée au travers de l’expérience de la contrainte, ou, mieux, de la censure, extérieure ou intérieure, que le
champ exerce sur tous ceux qui sont dotés des dispositions qu’il produit et exige (« Que nul n’entre ici… »). Poussant jusqu’au
bout la réduction historiciste, il faut chercher l’origine de la raison non dans une « faculté » humaine, c’est-à-dire une nature,
mais dans l’histoire même de ces microcosmes sociaux singuliers où les agents luttent, au nom de l’universel, pour le
monopole légitime de l’universel.
Une analyse réaliste du fonctionnement des champs de production culturelle, loin de conduire à un relativisme, invite à
dépasser l’alternative du nihilisme antirationaliste et antiscientifique, et du moralisme du dialogue rationnel pour proposer une
véritable Realpolitik de la raison. Je pense en effet que, sauf à croire au miracle, on ne peut attendre le progrès de la raison
que d’une action politique rationnellement orientée vers la défense des conditions sociales de l’exercice de la raison, d’une
mobilisation permanente de tous les producteurs culturels en vue de défendre, par des interventions continues et modestes, les
bases institutionnelles de l’activité intellectuelle. Tout projet de développement de l’esprit humain qui, oubliant
l’enracinement historique de la raison, compte sur la seule force de la raison et de la prédication rationnelle pour faire avancer
les causes de la raison, et qui n’en appelle pas à la lutte politique pour tenter de doter la raison et la liberté des instruments
proprement politiques qui sont la condition de leur réalisation dans l’histoire, reste encore prisonnier de l’illusion scolastique.

1. Ce texte est la transcription de la communication finale présentée au colloque sur Geschmack, Strategien, praktiker Sinn, tenu à la Freie Universität, Berlin, 23-24 octobre 1989.
2. Aaron V. Cicourel, « Habitus and the Development of Emergence of Practical Reasoning », présenté au colloque sur Geschmack, Strategien, praktiker Sinn, tenu à la Freie Universität, Berlin, 23-
24 octobre 1989.
3. Jules Vuillemin, « Réflexion sur raison et jugement de goût », présenté au colloque sur Geschmack, Strategien, praktiker Sinn, tenu à la Freie Universität, Berlin, 23-24 octobre 1989.
4. Jacques Bouveresse, « La force de la règle », présenté au colloque sur Geschmack, Strategien, praktiker Sinn, tenu à la Freie Universität, Berlin, 23-24 octobre 1989.
Un
fondement
paradoxal
de
la
morale
Point de départ possible d’une réflexion sur la morale : l’existence, universellement attestée, de stratégies de second
degré, métadiscursives ou métapratiques, par lesquelles les agents visent à produire les apparences de la conformité (en acte
ou en intention) à une règle universelle lors même que leur pratique est en contradiction avec la règle ou qu’elle n’a pas pour
principe l’obéissance pure à la règle1. Ces stratégies par lesquelles on « se met en règle », notamment en « mettant des
formes », c’est-à-dire en manifestant que l’on reconnaît la règle jusque dans la transgression, impliquent la reconnaissance de
la loi fondamentale du groupe, celle qui veut que l’on respecte sinon la règle (les Kabyles aiment à dire : « Toute règle a sa
porte » ; et Marcel Mauss : « Les tabous sont faits pour être violés »), du moins la loi fondamentale qui exige que l’on
manifeste que l’on reconnaît la règle. Il n’y a pas d’acte plus pieux, en un sens, c’est-à-dire du point de vue du groupe, que les
« mensonges pieux », les « pieuses hypocrisies » : si ces tromperies qui ne trompent personne sont si facilement acceptées par
les groupes, c’est qu’elles enferment une déclaration indubitable de respect pour la règle du groupe, c’est-à-dire pour le
principe formel universel (puisque applicable à tout membre du groupe) qui est constitutif de l’existence du groupe. Les
stratégies d’officialisation par lesquelles les agents manifestent leur révérence à l’égard de la croyance officielle du groupe
(celle du père kabyle qui présente comme inspiré par le respect pur de la règle matrimoniale un mariage avec la cousine
parallèle imposé par le souci de « couvrir les hontes » ou celle du juge de la Cour de cassation qui feint de déduire des
principes purs du droit une décision inspirée ou imposée par des considérations tout à fait circonstantielles, etc.) sont des
stratégies d’universalisation qui accordent au groupe ce qu’il demande par-dessus tout, c’est – à-dire une déclaration publique
de révérence pour le groupe et pour la représentation qu’il entend donner et se donner de lui-même.
La représentation (mentale) que le groupe se fait de lui-même ne peut se perpétuer que dans et par le travail incessant de
représentation (théâtrale) par lequel les agents produisent et reproduisent, fût-ce dans et par la fiction, l’apparence au moins de
la conformité à la vérité idéale du groupe, à son idéal de vérité. Travail qui s’impose avec une urgence particulière à ceux qui,
étant censés exprimer le groupe, les porte-parole, les officiels, ont moins qu’aucun autre le droit de manquer, dans leur vie
publique et même dans leur vie privée, à la révérence officielle à l’égard de l’idéal collectif. Les groupes ne reconnaissent
pleinement que ceux qui manifestent publiquement qu’ils les reconnaissent. Et la sanction du scandale politique frappe
inévitablement le porte-parole qui trahit, qui n’accorde pas réellement au groupe ce qui lui vaut la reconnaissance du groupe.
Ainsi les groupes récompensent universellement les conduites qu’ils tiennent pour universelles en réalité ou, à tout le
moins, en intention, donc conformes à la vertu ; et ils accordent une faveur particulière aux hommages réels, et même fictifs, à
l’idéal de désintéressement, à la subordination du moi au nous, au sacrifice de l’intérêt particulier à l’intérêt général, qui
définit, très précisément, le passage à l’ordre éthique. On peut donc tenir pour une loi anthropologique universelle qu’il y a du
profit (symbolique et parfois matériel) à se soumettre à l’universel, à se donner (au moins) les apparences de la vertu, à se
plier, extérieurement, à la règle officielle. Autrement dit, la reconnaissance qui est universellement accordée à la règle
officielle fait que le respect, même formel ou fictif, de la règle assure des profits de régularité (il est toujours plus facile et
plus confortable d’être en règle) ou de « régularisation » (comme dit parfois le réalisme bureaucratique qui parle par exemple
de « régulariser une situation »).
Il s’ensuit que l’universalisation (comme affirmation de la reconnaissance du koinon et du koinonein, chers à Platon) est
la stratégie universelle de légitimation. Celui qui se met en règle met le groupe de son côté en se mettant ostensiblement du
côté du groupe dans et par un acte public de reconnaissance d’une norme commune, universelle parce qu’universellement
approuvée dans les limites du groupe. Il déclare qu’il accepte de prendre sur sa conduite le point de vue du groupe, valable
pour tout agent possible, pour un X universel. Par opposition à l’affirmation pure de l’arbitraire subjectif (parce que je le
veux, parce que tel est mon plaisir), la référence à l’universalité de la règle représente une montée en puissance symbolique,
liée à la mise en forme universelle, en formule officielle, en règle générale.
Mais l’existence d’un intérêt à la vertu et d’un profit de conformité à l’idéal social de vertu est universellement connue et
il n’est pas de tradition qui ignore les mises en garde contre le pharisaïsme, la défense ostentatoire (et plus ou moins
hypocrite) des « bonnes causes », l’exhibitionnisme de la vertu sous toutes ses formes. L’universalisation étant la stratégie de
légitimation par excellence, on est toujours en droit de suspecter une conduite formellement universelle d’être le produit d’un
effort pour s’assurer l’appui ou l’approbation du groupe, pour tenter de s’approprier la force symbolique que représente le
koinon, le sens commun, fondement de tous les choix qui se présentent comme universels (le koinon, le sens commun,
s’imposant comme ce qui est juste, tant au sens éthique, pratique – par opposition à ce qui est égoïste –, qu’au sens théorique,
cognitif – par opposition à ce qui est subjectif et partiel). Et ceci n’est jamais aussi vrai que dans la lutte proprement politique
pour le monopole de la violence symbolique, pour le droit de dire le droit, le vrai, le bien, et toutes les valeurs dites
universelles, où la référence à l’universel, au juste, est l’arme par excellence.
Mais le désenchantement que peut produire l’analyse sociologique de l’intérêt au désintéressement ne conduit pas
inévitablement à un moralisme de l’intention pure qui, attentif seulement à l’usurpation de l’universalité, ignore que l’intérêt à
l’universel et le profit d’universel sont indiscutablement le moteur le plus sûr du progrès vers l’universel. Lorsque l’on dit,
avec le proverbe, que « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », on peut être attentif plutôt à l’hypocrisie,
négative et universellement stigmatisée, ou, de manière plus réaliste, à l’hommage à la vertu, positif et universellement
reconnu. Et comment ignorer que la critique du soupçon constitue elle-même une manière de participer aux profits
d’universel ? Comment ne pas voir en tout cas que, dans son apparent nihilisme, elle enferme en réalité la reconnaissance de
principes universels, logiques ou éthiques, qu’elle doit invoquer, au moins tacitement, pour énoncer ou dénoncer la logique
égoïste, intéressée, ou partielle, subjective, des stratégies d’universalisation ? On a observé que l’on ne peut opposer à la
définition aristotélicienne de l’homme le fait que les hommes sont irrationnels que pour autant que l’on juge sensé et
raisonnable de leur appliquer des normes rationnelles. De même, on ne peut par exemple reprocher au modèle hegelien de la
bureaucratie d’État d’ignorer que les serviteurs de l’État servent leurs intérêts particuliers sous couvert de servir l’universel
que parce qu’on admet tacitement que la bureaucratie peut, comme elle le prétend, servir l’universel et que les critères et les
critiques de la raison et de la morale peuvent donc lui être légitimement appliqués.
Le test d’universalisabilité, cher à Kant, est la stratégie universelle de la critique logique des prétentions éthiques (tel qui
prétend que d’autres peuvent être maltraités uniquement parce qu’ils ont telle propriété particulière, par exemple la peau noire,
pouvant être interrogé sur sa disposition à accepter ce traitement s’il était noir). Poser en termes sociologiquement réalistes la
question de la morale en politique ou de la moralisation de la politique, c’est s’interroger, très pratiquement, sur les conditions
qui devraient être remplies pour que les pratiques politiques se trouvent soumises, en permanence, à un test
d’universalisabilité ; pour que le fonctionnement même du champ politique impose aux agents qui s’y trouvent engagés à temps
plein des contraintes et des contrôles tels qu’ils soient contraints à des stratégies d’universalisation réelles. On voit qu’il
s’agirait d’instituer des univers sociaux où, comme dans la République idéale selon Machiavel, les agents aient intérêt à la
vertu, au désintéressement, au dévouement au service public et au bien commun.
La morale politique ne peut pas tomber du ciel ; elle n’est pas inscrite dans la nature humaine. Seule une Realpolitik de la
Raison et de la Morale peut contribuer à favoriser l’instauration d’univers où tous les agents et leurs actes seraient soumis –
notamment par la critique – à une sorte de test d’universalisabilité permanent, pratiquement institué dans la logique même du
champ : il n’est pas d’action politique plus réaliste (au moins pour des intellectuels) que celle qui, en donnant de la force
politique à la critique éthique, pourrait contribuer à l’avènement de champs politiques capables de favoriser, par leur
fonctionnement même, les agents dotés des dispositions logiques et éthiques les plus universelles.
Bref, la morale n’a quelque chance d’advenir, particulièrement en politique, que si l’on travaille à créer les moyens
institutionnels d’une politique de la morale. La vérité officielle de l’officiel, le culte du service public et du dévouement au
bien commun ne résistent pas à la critique du soupçon qui découvre partout la corruption, l’arrivisme, le clientélisme ou, dans
le meilleur des cas, l’intérêt privé à servir le bien public. Voués à ce que Austin désigne, en passant, comme une « imposture
légitime », les hommes publics sont des hommes privés socialement légitimés et encouragés à se prendre pour des hommes
publics, donc à se penser et à se présenter comme des serviteurs dévoués du public et du bien public. Une politique de la
morale ne peut que prendre acte de ce fait : d’une part en s’efforçant de prendre les officiels à leur propre jeu, c’est-à-dire au
piège de la définition officielle de leurs fonctions officielles. Mais aussi et surtout en travaillant sans cesse à élever le coût de
l’effort de dissimulation nécessaire pour masquer l’écart entre l’officiel et l’officieux, l’avant-scène et les coulisses de la vie
politique. Ce travail de dévoilement, de désenchantement, de démystification n’a rien de désenchanteur : il ne peut en effet
s’accomplir qu’au nom des valeurs mêmes qui sont au principe de l’efficacité critique du dévoilement d’une réalité en
contradiction avec les normes officiellement professées, égalité, fraternité et surtout, dans le cas particulier, sincérité,
désintéressement, altruisme, bref tout ce qui définit la vertu civile. Et il n’y a rien de désespérant – sinon pour les « belles
âmes » – dans le fait que ceux à qui incombe ce travail – journalistes à l’affût de scandales, intellectuels prompts à s’emparer
des causes universelles, juristes attachés à défendre et à étendre le respect du droit, chercheurs acharnés à dévoiler le caché,
comme le sociologue – ne peuvent eux-mêmes contribuer à créer les conditions de l’instauration du règne de la vertu civile
que pour autant que la logique de leurs champs respectifs leur assure les profits d’universel qui sont au principe de leur libido
virtutis.

1. Ce texte est la transcription de la communication présentée au colloque sur « From the Twilight of Probability », Locarno, mai 1991, cf. « Towards a Policy of Morality in Politics », in W. R. Shea
et A. Spada-fora (éd.), From the Twilight of Probability, Canton, M ass., Science History Publications, 1992, p. 146-151.
Index
ADORNO, T. W., 1.
Affaire (pragma), 1.
ALTHUSSER, L., 1.
Amour, 1, 2, 3, 4-5 ; v. aussi famille, philia.
ANDERSON, M., 1.
ANTAL, F., 1.
Anticipation, 1, 2, 3, 4-5 ; v. aussi projet, sens du jeu, sens pratique.
ANTOINE, 1.
APEL, O., 1.
APOLLINAIRE, G., 1.
ARIÈS, Ph., 1.
ARISTOTE, 1, 2.
Ataraxie, 1.
ARTAUD, A., 1.
AUSTIN, J., 1, 2, 3.
Autonomie, 1, 2-3, 4, 5, 6, ; autonomisation, 7, 8, 9.

BACHELARD, G., 1, 2.
BALZAC, H. de, 1, 2.
BARTHES, R., 1.
BECKER, G., 1, 2.
BENEDICT, R., 1.
Bénévolat, 1-2.
BENVENISTE, E., 1, 2, 3.
BERCÉ, Y. M., 1, 2.
BERMAN, H. J., 1.
BERNHARD, T., 1-2.
Biens ( – symboliques), 1-2.
Biographie, 1, 2-3 ; v. aussi trajectoire.
BLOCH, M., 1, 2.
BLOOR, D., 1, 2.
BONNEY, R., 1.
BORKENAU, 1.
BOUVERESSE, J., 1, 2.
BRÉMOND (Abbé), 1.
BRETON, A., 1.
BRUNETIÈRE, F., 1.
Bureaucratie, 1-2, 3, 4, 5, 6, ; v. aussi champ bureaucratique.
BÜRGER, P., 1.

Calcul, 1, 2, ; esprit de –, 3, 4, 5, 6, 7-8 ; – rationnel, 9, 10, 11, 12, 13, 14.


Canonisation, 1.
Capital, – culturel, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, ; (et informationnel), 12, ; – économique, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, ; – étatique, 21, ; – politique, 22-23 ; – scolaire, 24-25 ; – social, 26, 27-28 ; – symbolique, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35,
36, 37-38, 39-40, 41-42 ; concentration du –, 43-44.
CASSIRER, E., 1, 2, 3, 4, 5.
Catégories (schèmes), 1, 2, ; – de perception, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, ; – mentales et objectives, 12, ; v. aussi divi-
sion.
Causes, 1, 2, ; v. aussi raisons.
Champ, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, ; l’espace social comme –, 9, ; – artistique, 10-11, 12-13 ; – bureaucratique, 14, 15, 16-17
; – économique, 18-19, 20, 21, ; – juridique, 22, ; – littéraire, 23, 24-25, 26, 27-28 ; – du pouvoir, 29, 30, 31, 32, ; –
scientifique, 33, 34-35, 36, 37-38 ; – religieux, 39-40 ; théorie du –, 41-42.
Charisme, 1, ; v. aussi capital symbolique.
CHOMSKY, N., 1.
CICOUREL, A., 1.
Classement(s), 1, ; lutte des –, 2, 3-4 ; acte de – scolaire, 5, ; (schèmes classificatoires), 6, 7, ; systèmes de –, 8, 9, 10,
11, ; v. aussi distinction, habitus.
Classes, 1-2, 3-4 ; – théoriques et – réelles, 5-6, 7, ; – probables, 8, ; – réalisées, 9, ; – mobilisées, 10, 11, 12, ; v.
aussi espace social.
Common knowledge, 1, 2.
Conatus, 1, 2.
Conscience (philosophie de la –), v. intellectualisme.
Constitution (travail de –), 1.
Contradiction, 1-2.
Corps, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, ; v. aussi famille.
CORRIGAN, Ph., 1.
Couples (d’adjectifs), 1, 2, 3, ; v. aussi classement.
Croyance, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12, ; v. aussi disposition, doxa.
Cynisme, 1, 2, 3, 4.

DAGRON, G., 1.
Dénégation, 1, 2-3, 4, 5-6.
DERRIDA, J., 1.
Désintéressement, 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10.
Destin (effet de –), 1.
Différence, 1, 2-3, 4, 5, ; (écarts différentiels), 6, 7, 8, ; v. aussi espace social.
Différenciation, 1, 2, 3-4, ; principes de –, 5, 6, 7.
Disposition(s), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, ; v. aussi habitus.
Distinction, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 166 ; (signes distinctifs), 9-10, 11.
Division (principes de vision et de –), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, ; v. aussi catégories.
Don, 1, 2, 3-4, 5, 6.
Doxa, 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, ; – épistémique, 13.
DUBERGÉ, J., 1.
DUCHAMP , M., 1-2.
DURKHEIM, E., 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.

Échanges, – de dons, v. don ; – entre générations, v. génération.


Économisme, 1-2, 3.
Église, 1, 2-3.
ELIAS, N., 1, 2-3, 4, 5, 6.
ELIOT, T. S., 1.
ELSTER, J., 1.
Énergie (conservation de l’ –), 1.
ENGEL, P., 1.
ÉRIBON, D., 1.
ESMELIN, A., 1.
Espace, – social, 1, 20-21, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12, ; – des possibles, 13-14, 15, 16, 17-18 ; construction de l’ –
social, 19, 20-21, 22, 23-24 ; – symbolique, 25-26, 27.
Essentialisme, 1, 2, 3-4, 5.
État, 1-2, 3-4, 5-6, 7, ; genèse de l’ –, 8.
État civil, 1, 2, 3, 4.
Ethnométhodologie, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7.
Euphémisme, 1-2, 3, 4-5, 6-7 ; v. aussi dénégation.
Explicitation (tabou de l’ –), 1-2, 3, 4-5, 6.
Exploitation, v. violence symbolique.

Famille, 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, ; nom de –, 9, 10.


FAULKNER, W., 1, 2.
FINSTAD, L., 1.
FLAUBERT, G., 1, 2, 3, 4.
FOGEL, M., 1.
FOUCAULT, M., 1-2, 3, 4, 5.

GALBRAITH, J. K., 1.
GENET, Ph., 1.
Générations (échanges entre les –), 1-2.
Générosité, 1, 2, 3, 4-5.
GERNET, J., 1.
GIDE, A., 1.
GOLDMANN, L., 1.
GONCOURT, E. et J., 1.
Goût, 1-2, 3, 4.
GROJNOWSKI, D., 1.
GUBRIUM, J.F., 1.

HABERMAS, J., 1, 2.
Habitus, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13-14, 15-16, 17-18, 19, 20-21, 22-23, 24, 25, 26-27, 28-29, 30.
HANLEY, S., 1, 2.
HASKELL, F., 1.
HEGEL, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.
HEIDEGGER, 1, 2, 3, 4, 5, 6.
HILTON, R. H., 1.
Historicisme, 1, 2.
HOIGARD, C., 1.
HOLSTEIN, J. A., 1.
Honneur(s), 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12.
HUIZINGA, 1.
HUME, 1.
HUSSERL, 1-2, 3.

Illusio, 1.
Incorporation, 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Institution (rites d’ –), 1, 2.
Intellectualisme, 1, 2, 3, 4-5.
Intérêt, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, ; – au désintéressement, 11, 12, 13, 14, 15.
Investissement, 1, 2, ; v. aussi illusio et libido.
ISAMBERT, F., 1.
JAKOBSON, R., 1.
Jeu, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, ; champ et –, 8, ; sens du –, 9-10, 11, 12-13, 14, 15.
JOUANNA, A., 1, 2.
JOYCE, J., 1.

KANT, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7.
KELSEN, H., 1.
KIERNAN, V. G., 1.
KLAPISCH-ZUBER, C., 1.
KRAUS, K., 1.
KRIPKE, S., 1.

LABOV, W., 1.
LA ROCHEFOUCAULD, 1, 2.
LATOUR, B., 1, 2.
Légitimité, 1-2, 3, 4, 5.
LEIBNIZ, W. G., 1, 2.
LE MENÉ, M., 1.
LÉVI-STRAUSS, C., 1, 2-3, 4-5.
Libido, 1-2, 3, 4, 5, 6.
LUGNÉ-POE, A.,74.
LUKACS, G., 1, 2.

MACHIAVEL, 1, 2-3.
MAITLAND, F. W., 1.
Marché, 1-2, 3, 4.
MARESCA, S., 1, n1.
MARX, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8.
MAUSS, M., 1, 2, 3, 4, 5.
MAXWELL, 1.
Méconnaissance ( – collective), 1-2, 3-4, 5-6, 7, ; v. aussi croyance, reconnaissance.
MERTON, R., 1-2, 3, 4.
MILLER, W. I., 1.
Morale, 1, 2-3 ; – chrétienne, 4, ; v. aussi famille.
MOUSNIER, R., 1, 2.
MUEL-DREYFUS, F., 1, n1.

NICOLE, E., 1.
Noblesse, 1-2, 3, 4, 5, 6, ; – d’État, 7, 8, ; – de robe, 9.
Nomination, 1-2, 3, 4, 5-6, 7.
Nomos, 1, 2, 3, ; v. aussi division (principes de vision et de –).
Notoriété, 1-2 ; v. aussi reconnaissance.

Objectivisme, 1.
Officiel, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10 ; v. aussi règle.
Ordination (acte d’ –), 1-2.
Ordre, 1-2, 3, 4, 5.
Orthodoxie (hérésie), 1, 2, 3.
Orthographe, 1-2.

Parti (politique), 1.
PASCAL, 1, 2.
Passion, 1.
Phénoménologie, 1, 2, 3.
Philia, 1, 2, 3-4 ; v. aussi amour, famille.
PICARD, R., 1.
PLATON, 1, 2.
POLANYI, K., 1.
POPPER, K., 1.
« Populaire » (culture –), 1-2.
Position(s), – dans l’espace social, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, ; prises de –, 14, 15, 16, 17, 18, ;
correspondance entre l’espace des –, l’espace des dispositions et l’espace des prises de –, 19, 20, 21, 22.
Possibles (espace des –), v. espace.
Pouvoir, 1-2 ; champ du –, 3, 4, ; – universitaire, 5.
Présupposés, 1, 2, 3, 4, ; v. aussi doxa.
Problématique, v. espace des possibles.
Projet, 1-2, 3-4, 5.
PROUST, 1, 2.
Public (service –), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, ; v. aussi bureaucratie, État, officiel.
Publication (rendre public), 1.

Raison(s), 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, ; Realpolitik de la –, 8, 9-10, 11-12.


Rationalisme, 1, 2.
Reconnaissance, 1, 2-3, 4, 5, 6-7.
Règle, régularisation, 1, 2, 3-4, 5, 6.
Relationnel (mode de pensée –), 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Relativisme, 1-2, 3.
Représentation, 1, 2.
Reproduction (mode de –), 1, 2, 3, 4, 5, ; – scolaire, 6, 7, ; – de la noblesse d’État, 8, ; stratégies de –, 9, 10, 11, 12.
Révolution ( – symbolique), 1, 2, 3, 4, 5.
ROBBE-GRILLET, A., 1.
ROUSSEAU (Douanier), 1.
RYLE, 1.

SAINT-SIMON, 1.
SARTRE, 1-2, 3.
SAUSSURE, F. de, 1-2.
SAYER, D., 1.
Scandale, 1, 2.
SCHMOLDERS, G., 1.
Scolastique (point de vue –), v. skholè.
Scolaire, v. capital.
Sens pratique, 1, 2, 3-4.
SHAKESPEARE, 1.
SHORTER, E., 1.
Signature, 1-2.
SIMIAND, F., 1.
SIMON, C., 1.
Skholè, 1-2.
SPENCER, 1.
SPINOZA, 1.
Stratégies ( – de reproduction), v. reproduction.
Structuralisme, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7.
Structures, – objectives (sociales), 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, ; – cognitives (mentales), 12, 13, 14, 15, 16, 17-18,
19, 20, 21, 22-23, 24, 25.
Substantialiste (mode de pensée –), 1-2, 3, 4, 5.

Temps, 1-2, 3-4.


Taxinomies, v. couples (d’adjectifs).
Théorie (effet de –), 1, 2-3.
THOMPSON, E. P., 1.
TILLY, Ch., 1.
Titres, 41 ; – scolaires, 1, 2-3, 4, ; – de noblesse, 5.
Trajectoire, 1, 2, 3-4.
Transcendantal (historique), 1, 2, ; v. aussi habitus.
TRIER, 1.
TYNIANOV, J., 1.

Universabilité (test d’ –), 1-2.


Universalisation, 1, 2, 3-4, 5-6 ; profit d’ –, 7, 8-9, 10-11.
Universel, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10 ; monopole de l’ –, 11, 12-13.

VALÉRY, 1.
VEBLEN, Th., 1.
Vertu, 1-2, 3-4.
Violence symbolique, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, ; v. aussi méconnaissance.
VUILLEMIN, J., 1, 2-3.
WEBER, M., 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14.
WITTGENSTEIN, 1, 2.
WOOLGAR, S., 1, 2.

ZELIZER, V., 1.
ZIFF, P., 1.

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