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CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE

GEFFRÉ

Wasim Salman

Institut Catholique de Paris | « Transversalités »

2010/1 N° 113 | pages 137 à 152


ISSN 1286-9449
DOI 10.3917/trans.113.0137
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Transversalités, janvier-mars 2010, n° 113, p. 137-152

CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE


DE CLAUDE GEFFRÉ

Wasim SALMAN
Docteur en Théologie,
Université pontificale grégorienne de Rome

Claude Geffré est l’un des pionniers du renouveau théologique, à savoir


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du tournant herméneutique de la théologie. Sa recherche théologique
recouvre plusieurs champs : foi et raison, foi et expérience humaine, foi
chrétienne et autres religions. Conscient qu’il ne peut y avoir de pensée
théologique spécifique pour le monde d’aujourd’hui qui puisse être
détachée de l’histoire, et face aux enjeux actuels que pose la société
pluraliste, Geffré préconise une approche herméneutique de la théologie
qui fasse dialoguer foi chrétienne et expérience humaine historique1.
S’inscrivant dans la ligne théologique de M.-D. Chenu – qu’il reconnaît
pour « son maître »2 – et reprenant le modèle de « christianisation » de la
philosophie qu’avait opérée Thomas d’Aquin, Geffré contribue efficace-
ment à instaurer un discours théologique correspondant aux exigences de
la raison moderne3, à base d’une herméneutique plaçant l’accent sur le
rapport entre l’expérience chrétienne primitive et l’expérience chrétienne
d’aujourd’hui.

1. A. CORTESI, « Mistica, politica e dialogo interreligioso nella teologia di Claude


Geffré », Etica & Politica, n° 8, 2006, p. 89.
2. Claude GEFFRE, « Profession théologien, retour sur plus de quarante ans de
pratique », Laval théologique et philosophique, n° 62, 2006, p. 10. En effet, l’originalité de
M.-D. Chenu est qu’il prend ses distances à l’égard du thomisme comme théologie
métaphysique, tout en restant fidèle à Thomas d’Aquin.
3. Claude GEFFRÉ, L’avenir de la théologie, Paris, Cerf, 1968, p. 59.

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Dans son approche herméneutique, C. Geffré se réclame de l’Opus


Magnum de H-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, qui ouvre en fait la
porte à une grande créativité dans le monde théologique dès qu’elle
conçoit l’interprétation comme une rénovation et une marche vers la terre
promise, en écartant tout type de répétition monotone. Cependant Geffré
ne se contente pas de la Wirkungsgeschichte gadamérienne et rejoint ainsi
la critique de l’idéologie de J. Habermas4, afin de nous proposer trois
approches théologiques, à savoir : la théologie de l’histoire, la théologie de
la libération, et le dialogue interreligieux.

L’histoire universelle, horizon de la théologie de Geffré


Le kérygme et l’interprétation de l’événement de Jésus-Christ sont en
coïncidence avec l’expérience fondatrice du christianisme précédant la
rédaction des écrits néotestamentaires. C’est l’interprétation de l’expérience
primitive à la lumière des interrogations fondamentales de l’homme
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d’aujourd’hui qui donne jour à une tradition vivante et à une bonne prédica-
tion. L’événement de Jésus-Christ a beau avoir donné naissance à l’Écriture
et à la tradition, l’Écriture demeure au-dessus des traditions5. Cela conduit
Geffré à faire une sélection parmi les traditions ultérieures de l’Église, dans
l’objectif de dégager celles qui parviennent le plus à expliquer la révélation
divine et l’expérience primitive pour la société actuelle6.
Les critères de fidélité pour une nouvelle expression de la foi chrétienne
sont certainement un retour aux sources et à l’objectivité textuelle du
Nouveau Testament, en cohérence avec la tradition vivante de l’Église.
Geffré dénonce une interprétation isolée et prisonnière du passé en raison
de la continuité du sensus fidei d’hier et d’aujourd’hui. Si l’herméneutique
de Geffré accorde une grande importance à la réception du message et à sa
communicabilité dans la société contemporaine, la transmission de la foi
s’effectue par le biais d’une réinterprétation créatrice donnant au christia-
nisme d’autres possibilités d’existence. En d’autres termes, l’expérience

4. Concernant le débat sur l’herméneutique et la critique de l’idéologie, cf. H.-G. GADAMER,


J. HABERMAS et autres: Hermeneutik und Ideologiekritik, Frankfurt, Suhrkamp, 1971.
5. Dei Verbum n° 9 : appelle à vénérer l’Écriture et la Tradition avec un égal sentiment
de piété et avec un égal respect. Mais il semble que Geffré fait allusion plutôt aux traditions
au pluriel, qui ne sont pas toutes égales quant à leur valeur de porteuses de la vérité.
6. Claude GEFFRÉ, Croire et interpréter, Paris, Cerf, 2001, p. 45.

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CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

originaire, étant devenue un message de salut pour toutes les générations


de l’Église, suscite aux cours des siècles des expériences et des figures
historiques nouvelles du christianisme.
« Il n’y a de tradition vivante que pour autant qu’il y a actualisation de
l’expérience chrétienne fondamentale en fonction de notre monde d’expé-
rience. Ainsi, il n’y a pas de transmission de la foi sans réinterprétation
créatrice. »7 Sans doute Geffré reprend-il la tradition, mais sous le signe de
la continuité et de la discontinuité, en vue d’une tradition créatrice, au-delà
de la simple fusion des horizons de Gadamer. Cette réinterprétation est
faite en fonction de l’expérience de l’homme d’aujourd’hui et de nos états
de conscience nouveaux. Bien que l’herméneutique de Gadamer soit
pertinente pour l’usage théologique contemporain, elle doit être accomplie
dans une méthode mettant à l’épreuve tous les genres de dialogue humain
à « l’exigence de la communication universelle »8.
En effet, la confrontation entre lecteur et texte fait naître un horizon
nouveau ou une formulation nouvelle du contenu du texte en fonction de
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la compréhension de l’interprète et de son époque. « La fusion des
horizons n’est pas d’abord un fruit du langage, mais inversement l’inven-
tion d’une nouvelle manière de parler, expression de la fusion d’horizons
accomplie dans la compréhension. »9 Cette approche de la fusion des
horizons dans la ligne de W. Pannenberg comprend le passé, le présent et
l’avenir10. Si la révélation judéo-chrétienne est un événement historique
qui suscite la parole, l’opposition traditionnelle entre une théologie de
l’histoire et une théologie de la Parole devrait ainsi être dépassée. En outre,
une ouverture vers l’avenir est possible, dit Geffré, par le biais d’une
théologie fondée sur la résurrection du Christ anticipant la victoire défini-
tive de Dieu sur le mal.
Sans doute, pour le travail théologique, la théologie de l’histoire place-
t-elle l’accent sur la valeur de l’histoire ; il s’agit d’un dépassement de la
problématique antilibérale effectuée par les théologiens de la Parole. La
révélation comme histoire sera l’expression typique de la théologie faite

7. Claude GEFFRÉ, « Profession théologien, Retour sur plus de quarante ans de


pratique », op. cit., p. 16.
8. Claude GEFFRÉ, Le Christianisme au risque de l’interprétation, op. cit., p. 37.
9. Wolfhart PANNENBERG, Grudfragen systematischer Theologie, Göttingen,
Vandenhoek, 1967, p. 112.
10. Claude GEFFRÉ, Un nouvel âge de la théologie, op. cit., p. 85.

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autour du théologien réformé W. Pannenberg11. Le passage de la théologie


de la Parole à la théologie de l’histoire effectue, toujours selon Geffré, un
déplacement des horizons de l’interprétation du message chrétien, lequel
sera réinterprété à la lumière de l’historicité de l’homme comme être-dans-
le-monde12.
« La théologie de l’histoire de Pannenberg veut être une interprétation
du sens de l’histoire universelle à partir de la fin de l’histoire anticipée en
Jésus-Christ »13. S’inspirant de cette théologie, Geffré élève l’histoire
universelle à un principe herméneutique et à un espace eschatologique de
la théologie14. Il construit une théologie de l’histoire partant de Dieu, qui
se révèle définitivement dans la totalité historique. La fin de l’histoire est
déjà anticipée dans le Christ et en particulier dans sa résurrection. « La
Résurrection de Jésus répète et reprend toute l’histoire, pour lui donner son
achèvement plénier. »15 Par conséquent, l’auteur reprend Hegel, tout en
rejetant le « savoir absolu », en raison de la possibilité de penser le futur à
partir du présent.
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La résurrection du Christ est évidemment l’événement central de la foi
chrétienne. Le dogmatisme traditionnel oublie d’élever la résurrection au
rang de principe christologique ; la raison en est la concentration de la
pensée latine sur la passion du Christ. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle
que, pour des raisons apologétiques momentanées et déterminées, comme
celles de fonder la divinité du Christ, l’historicité de la résurrection a pris
une place privilégiée16. Par contre, la résurrection est autant un événement
historique qu’un événement interprétatif de foi et de proclamation17.

11. Claude GEFFRÉ, « La théologie de l’histoire comme problème herméneutique », op.


cit., p. 45.
12. Op. cit., p. 46.
13. Claude GEFFRÉ, Un nouvel âge de la théologie, Paris, Cerf, 1973, p. 99.
14. Op. cit., p. 94.
15. Op. cit., p. 97.
16. Claude GEFFRÉ, Un nouvel âge de la théologie, op. cit., p. 124.
17. Wolfhart PANNENBERG, Esquisse d’une christologie, Paris, Cerf, 1999, p. 132. Un
théologien comme W. Pannenberg a relevé le défi de présenter l’historicité de la résurrec-
tion, qui est au cœur des Écritures du Nouveau Testament, avec l’argument que si les récits
rapportant la résurrection du Christ n’étaient pas historiques, ils seraient donc mytholo-
giques et dès lors proprement incroyables. Résolument post-bultmannienne, fondée sur
l’histoire et non plus sur la Parole, la théologie de Pannenberg entend partir du Christ
« réel », et non du Christ prêché. Pour cela, il propose de comprendre l’histoire de Jésus à
la lumière de la résurrection, où il trouve « le principe ontique ou même ontologique
fondamental de la christologie ».

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CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

Les apôtres ont rencontré le Seigneur dans la chair, ont rendu


témoignage de la résurrection, et ont interprété leur expérience personnelle
de l’événement18. Le témoignage apostolique de la rencontre personnelle
avec le Christ ressuscité est la source de la foi du chrétien, qui transmet à
son tour la vérité de la foi, en communion avec l’Église d’hier et d’aujour-
d’hui. Nous pouvons donner à titre d’exemple la prédication de Paul :
celui-ci a transmis la foi apostolique mêlée à son expérience du Ressuscité
d’une façon différente des récits évangéliques. Par conséquent, l’actualité
du témoignage s’enracine dans la foi apostolique et ouvre à un avenir
meilleur que le Christ ressuscité rend possible.
La résurrection en tant que fondement de la foi en Jésus Seigneur
atteste que la vie historique de Jésus est une révélation de Dieu. Si elle est
une anticipation de la fin de l’histoire et de la révélation définitive de Dieu,
la révélation de Dieu coïncide avec la révélation du sens de l’histoire et la
résurrection du Christ se veut par conséquent la clé de l’histoire univer-
selle19. L’histoire est l’espace de la théologie. Puisque Dieu se révèle
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également dans l’histoire sacrée et profane, l’histoire possède son unité en
Dieu et révèle son sens à partir de sa fin anticipée dans la résurrection du
Christ. Si l’on saisit les événements particuliers à la lumière de l’histoire
universelle, l’événement de Jésus-Christ anticipé dans la résurrection ne se
manifestera définitivement qu’à la fin de l’histoire.
La résurrection anticipe la fin de l’histoire, et de fait conduit à l’agir
chrétien et à l’actualisation de la présence eschatologique du Christ à
travers la mission de l’Église20. La théologie de l’histoire ouvre aux
dimensions politique et sociale en vue d’une transformation de l’histoire,
car la résurrection accomplit effectivement les promesses de Dieu ainsi
qu’elle annonce le changement que Dieu opère dans l’histoire passée et à
venir.

La dimension politique dans la pensée de Geffré


L’oppression ne sera pas le destin définitif des hommes : le Dieu
sauveur, qui a ressuscité son Fils, transformera la réalité du mal et de la

18. Claude GEFFRÉ, Le Christianisme au risque de l’interprétation, op. cit., p. 111.


19. Claude GEFFRÉ, Un nouvel âge de la théologie, op. cit., p. 132.
20. Claude GEFFRÉ, « La théologie de l’histoire comme problème herméneutique », op.
cit., p. 58.

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mort en une réalité meilleure et plus humaine21. Telles sont les origines de
la théologie politique partant de la résurrection du Christ et de la force
transformatrice de Dieu qui opère dans l’histoire22. Une espérance eschato-
logique conduit par conséquent l’Église à favoriser les révolutions qui
portent une anticipation eschatologique et un monde nouveau selon les
images de l’Apocalypse. La résurrection anticipe le futur promis par Dieu
et dénonce toute limite de la vie sociale, pour lier ainsi ensemble et la foi
et la praxis chrétiennes.
Cette espérance veut surmonter l’absurdité issue des deux guerres
mondiales, qui a mis en question le sens de l’histoire et a voué à l’échec toute
tentative philosophique de trouver un sens global à l’histoire23. De là vient la
limitation de l’approche philosophico-théologique à l’analyse de l’historicité
du Dasein (Heidegger et Bultmann). Geffré s’aperçoit de l’insuffisance de
l’herméneutique existentiale centrée sur l’historicité de l’homme24 et il érige
l’interprétation eschatologique comme l’unique interprétation adéquate au
sens de l’histoire, en raison de son ouverture vers l’avenir et de son objectif
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de transformer l’histoire. Il interprète la théologie de la libération comme un
prolongement de la théologie de l’histoire et montre que la libération à
laquelle appelle le christianisme concerne le péché et les aliénations de la
dignité humaine25. À ce niveau, il saisit le salut dans ses deux sens, à savoir
celui du péché personnel engendrant la rupture avec Dieu et celui du péché
collectif produisant le malheur de l’humanité.
La situation présente affecte irrévocablement la théologie et pose des
questions sur la validité du discours théologique. Comment parler de Dieu
après Auschwitz ? Comment concilier le Dieu de l’amour agissant dans
l’histoire avec un tel excès de mal ? Ces phénomènes nous conduisent
nécessairement à modifier notre interprétation de la toute-puissance de
Dieu et de l’attente par les hommes d’interventions divines qui répondent
au mal26. Les états de conscience nouveaux décideront de la validité du

21. Claude GEFFRÉ, Un nouvel âge de la théologie, op. cit., p. 137.


22. Op. cit., p. 139.
23. Hans-Georg GADAMER, « Heideggerswegs », in Gesammelte Werke III, Tübingen,
Mohr, 1987, p. 175- 185.
24. Claude GEFFRÉ, Le Christianisme au risque de l’interprétation, op. cit., p. 198-199.
25. Jean RICHARD, « La théologie comme herméneutique chez Claude Geffré et Paul
Tillich », in Jean-Pierre JOSSUA (dir.), Interpréter : hommage amical à Claude Geffré, Paris,
Cerf, 1992, p. 123.
26. Claude GEFFRÉ, Profession théologien, op. cit., p. 190-191.

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CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

discours chrétien d’aujourd’hui. L’Évangile ne peut plus être présenté


comme un fardeau moral exigeant mais comme une force libératrice pour
l’homme et la société. Dans cette perspective, Geffré invite à une réinter-
prétation du mystère du salut en fonction du questionnement humain du
monde contemporain27.
Geffré met en relief le rapport entre théorie et pratique, en associant la
dimension mystique du christianisme à sa dimension politique, afin que le
christianisme puisse dénoncer tout ce qui est inhumain dans la société28.
Par conséquent, si l’on veut interpréter le christianisme en termes de
tradition, il faut donner la priorité aux ruptures plutôt qu’à la continuité,
aux différences plutôt qu’aux ressemblances, à l’altérité plutôt qu’à l’iden-
tité. Non seulement le texte de l’Écriture donne lieu à une pluralité d’inter-
prétations, mais il est prétexte à des interprétations novatrices qui créent à
chaque fois une différence29.
Il est vrai que la théologie de l’histoire interprète le christianisme ;
toutefois la théologie politique veut conduire à une transformation du
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monde selon l’idéal du Royaume de Dieu. L’interprétation du texte ouvre
une nouvelle possibilité d’existence dans un monde nouveau. « Le
comprendre herméneutique débouche donc sur une pratique sociale et une
pratique politique »30. La transmission de la tradition dans la théologie
herméneutique tient compte des pratiques sociales dans le monde et dans
l’Église. Elle se réfère à la philosophie de J. Habermas « qui nous rend
sensible au caractère communicationnel de la vérité ». Geffré lie ainsi
raison théologique, raison historique et raison pratique, pour discerner
aussi les intérêts sociaux qui ont provoqué telle ou telle formulation
dogmatique31. Car la pratique est le lieu théologique par excellence de la
réinterprétation du message chrétien afin que le discours théologique
provoque une transformation de la pratique des hommes et de la société32.

27. Op. cit., p. 195.


28. A. CORTESI, « Mistica, politica e dialogo interreligioso nella teologia di Claude
Geffré », op. cit., p. 105.
29. Claude GEFFRÉ, « La crise de l’herméneutique et ses conséquences pour la
théologie », op. cit., p. 277.
30. Claude GEFFRÉ, Le Christianisme au risque de l’interprétation, op. cit., p. 62.
31. Claude GEFFRÉ, « Profession théologien, retour sur plus de quarante ans de
pratique », op. cit., p. 17.
32. Claude GEFFRÉ, « Les enjeux actuels de l’herméneutique chrétienne », op. cit.,
p. 145.

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Dans Pour une théologie de la réalité : D. Bonhoeffer, Geffré fait un


éloge de la théologie de la réalité de Bonhoeffer qui rompt radicalement
avec la séparation métaphysique entre « l’ici-bas et l’au-delà » et dépasse
l’objectivisme et l’existentialisme théologiques33. Il s’agit, dans le projet
décrit par Geffré, d’une part d’une issue du transcendantalisme du christia-
nisme à travers la figure du Christ qui signifie la présence de Dieu dans la
réalité, d’autre part d’une recherche d’un discours sur Dieu qui implique
un discours sur l’homme et le monde. Geffré relève un rapprochement
entre la théologie de la réalité de Bonhoeffer et la théologie de l’histoire de
W. Pannenberg dans leur attachement à l’Ancien Testament, leur admira-
tion pour Hegel, et leur passion pour le réel du monde et de l’histoire
comme lieu de la présence de Dieu. Geffré admire chez les deux théolo-
giens cités le souci de dépasser une théologie autoritaire de la révélation,
dans un temps où l’homme refuse une autorité extérieure qui garantit la
crédibilité du christianisme. En somme, « faire une théologie de la réalité,
c’est interpréter l’homme et le monde à partir de Jésus-Christ et faire en
sorte que la réalité de Dieu se découvre comme la réalité de l’homme »34.
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Cette mise en relief de la dimension pratique ne signifie pas une
réduction du christianisme à un certain pragmatisme, mais une prise au
sérieux du contexte social. La théorie et la pratique sont liées intimement
l’une à l’autre, de sorte que la théologie comme herméneutique de la
Parole de Dieu ne peut se détacher de la pratique chrétienne actuelle. Cette
vision renvoie certainement à la théologie de la libération, qui se réclame
de l’histoire des opprimés, et atteste que le Royaume de Dieu est un
royaume de justice que l’on expérimente par le processus de libération35.
Sans doute la théologie de la libération fait-elle voir cette corrélation entre
l’expérience de la Bible et celle de notre monde, et aspire à un Royaume
inauguré par le processus de libération humaine.
La théologie politique et la théologie de la libération, selon Geffré,
conviennent à notre époque en raison de la souffrance et de l’oppression
que l’homme vit dans les diverses parties du monde. En d’autres termes,
l’expérience de la souffrance et de l’oppression, affectant d’une façon

33. Claude GEFFRÉ, « Pour une théologie de la réalité : D. Bonhoeffer », Revue des
sciences philosophiques et religieuses, n° 53, 1969, p. 690.
34. Op. cit., p. 692.
35. Claude GEFFRÉ, « Les enjeux actuels de l’herméneutique chrétienne », op. cit.,
p. 146.

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CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

frappante notre époque, constitue nécessairement une dimension


essentielle de la théologie36. La nouvelle interprétation de l’Évangile doit
susciter un nouveau mode d’existence sociale.
L’expérience d’Auschwitz, en tant qu’expérience de souffrance au cœur
de l’Europe, a permis au théologien français de comprendre davantage la
souffrance du tiers-monde et la nécessité de la théologie de la libération
dans ce monde où la dignité humaine est blessée. Geffré indique toutefois
deux dangers en théologie : soit la tendance de former une théologie
éternelle immuable, soit celle de faire une théologie de la libération
séparée de la réalité socio-ecclésiale. La théologie de la libération est une
théologie locale à dimension prophétique, qui surgit d’une expérience
ecclésiale particulière37. Le contexte social particulier de l’Église de
l’Amérique latine ouvre à une nouvelle compréhension de la foi en Jésus-
Christ en associant la dimension politique à la mystique chrétienne. C’est
une théologie qui, à la lumière de la foi, fait une réflexion critique sur la
pratique historique et qui accentue la dimension eschatologique sans relati-
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viser le présent38.
Cela dénote que les traditions ne sont pas toutes légitimes. À côté de la
tradition apostolique transmise au cours des siècles, il existe des traditions
purement humaines qui ne contiennent pas des vérités révélées39. Ainsi,
l’ancienneté d’une tradition ne démontre pas son caractère apostolique.
Geffré conteste les traditions purement humaines qui contredisent la Parole
de Dieu, comme celles que les pharisiens mettaient au-dessus de la Parole
de Dieu. Par exemple, au nom du droit de Dieu, l’islam viole le droit de
l’homme à la liberté religieuse40.
La théologie de la libération pose la question de l’homme sans dignité
humaine, à savoir: le pauvre, l’opprimé et l’exploité, à qui il faut parler de
Dieu comme Père. Cette expérience mystique de libération procure une
rencontre avec la personne du Christ d’une manière particulière dans les frères.

36. Jean RICHARD, « La théologie comme herméneutique chez Claude Geffré et Paul
Tillich », op. cit., p. 99.
37. Claude GEFFRÉ, « A Prophetic Theology », in Claude GEFFRÉ and Gustavo
GUTTIEREZ (dir.), The Mystical and Political Dimension of the Christian Faith, New York,
Herder and Herder, 1974, p. 7.
38. Op. cit., p. 10.
39. Claude GEFFRÉ, Profession théologien, op. cit., p. 277.
40. Op. cit., p. 255.

145
VARIA

Cela exige de mettre la dimension sociopolitique au cœur même de l’expé-


rience mystique chrétienne comme l’un de ses composants essentiels41.
La modernité risque de supposer une incompatibilité entre Dieu et la
liberté humaine. Geffré fait allusion ainsi au phénomène d’indifférence
religieuse en Europe et en Amérique du Nord, lequel remonte à la critique
de la religion initiée au XVIIIe siècle, ainsi qu’au mouvement de sécularisa-
tion et à l’apparition des idéologies. Cependant, face à l’échec du
communisme, la conscience occidentale – proche du nihilisme nietzschéen,
qui confère à l’homme la place qu’occupait Dieu – est entrée dans une
déception vis-à-vis de tous les programmes idéologiques et théoriques42.
Le monde dans lequel nous vivons exige un changement de méthode en
théologie en raison des nouveaux défis auxquels la théologie doit faire
face : d’une part, la mondialisation comme phénomène ambigu43 constitue
une difficulté immense à cause de sa tendance à sacrifier les identités
anthropologiques, cultuelles et religieuses ; et d’autre part la civilisation
technique moderne qui se pose en rivale de l’engagement chrétien44. Sans
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doute faut-il se rendre compte du polycentrisme culturel à l’intérieur de
l’Église, parce que le christianisme occidental est devenu minoritaire par
rapport à l’extension chrétienne en Amérique latine, en Afrique et en Asie.
D’où la montée d’un pluralisme théologique enraciné dans des expériences
différentes de celles de l’Occident.

Un œcuménisme chrétien et interreligieux

En tant que théologien des religions45, Geffré s’aperçoit que le passage


de la modernité à la postmodernité déplace l’intérêt théologique de
l’athéisme au pluralisme religieux46. Il s’agit en effet de deux époques

41. Claude GEFFRÉ, « A Prophetic Theology », op. cit., p. 16.


42. Claude GEFFRÉ, « Le destin de la foi chrétien dans un monde d’indifférence »,
Concilium, n° 185, 1983, p. 97.
43. Claude GEFFRÉ, « Le pluralisme religieux et l’indifférentisme ou le vrai défi de la
théologie chrétienne », Revue théologique de Louvain, n° 31, 2000, p. 4. Pour un aperçu
général sur la théologie des religions de C. Geffré, cf. Wasim SALMAN, « Claude Geffré,
superamento della teologia del compimento », Ricerche Teologiche, n°20, 2009, p. 321-338.
44. Op. cit., p. 5.
45. Claude GEFFRÉ, « Profession théologien, retour sur plus de quarante ans de
pratiqque », op. cit., p. 18.
46. Op. cit., p. 19. Cf. aussi R. FISICHELLA, La teologia tra rivelazione e storia,
Bologna, Dehoniane 1999, p. 55.

146
CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

différentes sur lesquelles s’étend la théologie de Geffré : d’une part, celle


du monde non religieux, de l’autre celle du pluralisme religieux qui
devient un nouveau défi et de fait un nouvel horizon pour la théologie47.
Un des traits majeurs de la nouvelle culture véhiculée par les médias est
le relativisme et la tendance à considérer les diverses créations dans l’ordre
culturel et religieux comme de simples objets de consommation. C’est
dans ce contexte de mondialisation et de surinformation télévisée qu’il faut
situer le phénomène du pluralisme religieux48.
Il est clair que l’indifférence moderne à la religion se présente aujour-
d’hui sous diverses formes. Pourtant on remarque un nouvel engouement
pour le phénomène religieux sous une tendance syncrétiste, dont le succès
est dû à la mondialisation. Ce syncrétisme religieux semble être une
réponse à la déception sociale exprimée soit par l’anonymat soit par la
planification exagérée en vue de la libération personnelle. Le syncrétisme
émerge aussi d’une tendance néo-païenne, sollicitée par le manque de
crédibilité des Églises officielles. La nouvelle religiosité est recherchée
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particulièrement dans les religions asiatiques qui ont un fort sens pour
l’unité. Le défi de la pluralité religieuse est grand pour la théologie, surtout
lorsqu’on perçoit un mouvement missionnaire inverse, du Sud vers le
Nord, c’est-à-dire des religions asiatiques et de l’islam vers l’Occident49.
Partant de la notion de vérité heideggérienne, différente de celle de la
Bible et d’Aristote, il met l’accent sur une vérité qui se manifeste. Elle
empêche l’interprétation traditionnelle de contradiction, qui oppose les
traditions religieuses l’une à l’autre. « Alors, en dépit des divergences
difficilement surmontables, le dialogue interreligieux pourrait conduire
chaque partenaire du dialogue à la célébration commune d’une vérité plus
haute, au-delà du caractère partiel de chaque vérité particulière. »50
Le dialogue des différentes traditions religieuses devient une exigence
en vertu de la transformation de l’humanité en une seule famille et face aux
risques qui menacent l’espèce humaine. La responsabilité commune
concerne tous les domaines et toutes les générations de l’histoire. C’est la

47. Jean RICHARD, « Théologie herméneutique et théologie interreligieuse », op. cit.,


p. 30.
48. Claude GEFFRÉ, « Le pluralisme religieux et l’indifférentisme ou le vrai défi de la
théologie chrétienne », op. cit., p. 7.
49. Op. cit., p. 10.
50. Claude GEFFRÉ, « Le tournant herméneutique de la théologie », op. cit., p. 202.

147
VARIA

raison pour laquelle l’Église ne peut échapper à sa responsabilité de


conscientiser les politiciens et ceux qui ont une responsabilité éthique dans
la société51, ainsi que de dialoguer avec les autres traditions religieuses
(comme celle de la non-violence bouddhiste pour résoudre les problèmes
de violence).
Le pluralisme théologique remonte aux origines du christianisme dont
témoignent – par exemple – les différences entre l’Orient et l’Occident
dans la présentation du mystère du Christ52. Il s’agit d’un phénomène de
grande importance pour comprendre et expliquer la foi chrétienne dans le
monde contemporain, parce que le pluralisme de la vérité et le relativisme
des idéologies et des religions sont des phénomènes qui caractérisent les
sociétés modernes. Jusqu’à Vatican I et la première moitié du XXe siècle,
l’Église combattait le pluralisme religieux dans la société occidentale en
cherchant l’unicité et l’unité dans l’identique profession de foi.
Le dialogue interreligieux est un défi devant la prétention du christia-
nisme à détenir la vérité. Une théologie herméneutique qui prend au
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sérieux l’expérience historique actuelle parle forcément d’un pluralisme
religieux et le considère comme un nouveau paradigme théologique53.
Toutefois, quelles que soient les exigences du dialogue interreligieux,
Geffré tient à se réclamer du Jésus historique sauveur en tant qu’incarna-
tion du Verbe divin et manifestation historique de l’absolu. « Ce n’est donc
pas en professant un théocentrisme radical mais en revenant au cœur même
de la foi chrétienne au mystère de l’incarnation que la théologie chrétienne
est en mesure de répondre au défi du pluralisme religieux et du nécessaire
dialogue interreligieux. »54
Même si Jésus-Christ est la plénitude de la vérité, la révélation est
l’auto-communication de Dieu qui demeurera toujours ouverte à la
compréhension humaine, et manifestera ses virtualités à l’intelligence
humaine55. En outre, si les semences du Verbe existent depuis toujours et

51. Claude GEFFRÉ, Le Christianisme au risque de l’interprétation, p. 192.


52. Claude GEFFRÉ, « Pluralité des théologies et unité de la foi », in Bernard LAURET
et François REFOULÉ, (dir.), Initiation à la pratique de la théologie, I, Paris, Cerf, 1982,
p. 118.
53. Claude GEFFRÉ, « Le pluralisme religieux et l’indifférentisme ou le vrai défi de la
théologie chrétienne », op. cit., p. 15.
54. Op. cit., p. 20.
55. Claude GEFFRÉ, Profession théologien, op. cit., p. 141.

148
CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

si Dieu s’occupe de l’humanité dans l’histoire par la grâce, il sera possible


de trouver des acceptations incomplètes du Dieu Un en dehors du christia-
nisme. La théologie des religions est une prise au sérieux du phénomène
religieux à travers l’histoire et une lecture des traditions religieuses, du fait
que la religion est un produit de l’humanité et de sa culture. Qui dit
diversité de cultures, dit nécessairement diversité de chemins vers Dieu, et
dit aussi pluralité religieuse56.
Le pluralisme théologique est un destin historique, dit Geffré, qui doit
être éclairé à partir du pluralisme culturel et social. Il provient d’une part de
la richesse inépuisable du mystère du Christ qui dépasse toute formule
humaine et d’autre part de l’originalité et du dynamisme de la vérité de la foi
chrétienne. Malgré le pluralisme théologique, la foi garde son unité grâce à
l’Église, qui est le lieu herméneutique de toute tâche théologique. L’Église
garantit l’unité de la foi par des critères mesurés à partir de l’Écriture et de
la tradition. Puisque l’Église a le devoir d’actualiser la foi dans les diverses
cultures du monde, l’unité de la foi ne s’exprime pas comme une uniformité
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d’expressions (linguistiques), de mœurs et de coutumes.
L’histoire est une réinterprétation en fonction du présent : c’est
pourquoi le pluralisme religieux ne peut être exclu de l’horizon de la
théologie d’aujourd’hui. Bien que la réinterprétation du christianisme
tienne compte de l’horizon de l’incroyance actuelle, l’athéisme et
l’incroyance ne sont plus les seuls horizons de la théologie57. Le
pluralisme religieux est un nouveau paradigme et un phénomène à
interpréter à partir de la volonté salvifique universelle de Dieu58.
« Il n’y a pas de théologie en dehors de l’inscription dans l’histoire et
dans la culture »59. Le message chrétien doit donc s’insérer dans toutes les
cultures du monde en cessant d’être présenté selon le seul modèle
occidental gréco-romain, afin que l’interprétation surgisse de l’intérieur de
la culture où le christianisme veut s’implanter. Ce processus herméneu-
tique fera donc naître des figures nouvelles du christianisme60, lesquelles
témoignent de la vérité du christianisme « mesurée par la distance entre le

56. Op. cit., p. 197.


57. Op. cit., p. 137.
58. Claude GEFFRÉ, Croire et interpréter, op. cit., p. 95.
59. Claude GEFFRÉ, De Babel à Pentecôte, Paris, Cerf, 2006, p. 27.
60. Jean RICHARD, « Le champ herméneutique de la révélation d’après Claude Geffré »,
op. cit., p. 18.

149
VARIA

Christ hier et aujourd’hui »61. L’inculturation est la clef de la réussite de la


mission de l’Église. Preuve en est la réussite de la mission de l’Église en
Afrique et son échec en Asie. La présentation du christianisme doit
s’adapter aux riches traditions religieuses de l’Extrême-Orient62.
Le pluralisme religieux est un phénomène inévitable pour la théologie
d’aujourd’hui. De fait, une interprétation juste de l’événement de Jésus-
Christ pour le monde contemporain ne peut perdre de vue les autres
traditions religieuses, dont la figure du Christ représente la vraie récapitu-
lation63. Geffré esquisse donc les lignes d’un dialogue interreligieux qui
présente le christianisme dans sa singularité, non dans son absoluité64.
Si la modernité se prétend incompatible avec la religion, les courants de
pensée antimodernes et postmodernes ne seront pas, selon Geffré, la
solution de la crise de la religiosité65. La reconnaissance que l’Église existe
aussi dans les autres Églises sœurs séparées a exigé une compréhension
renouvelée de la maxime « Hors de l’Église point de salut »66. Si les
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Églises souhaitent l’unité, celle-ci sera différente et peut-être plus riche
que celle des premiers siècles.
En réalité, une théologie destinée seulement au cinquième de l’humanité
est un projet insuffisant. Les traditions religieuses constituent une histoire à
l’intérieur de l’histoire universelle de salut ou une objectivation d’un
vouloir salvifique de Dieu. L’Esprit est toujours à l’œuvre dans l’Église, la
Pentecôte est un mystère qui nous permet de vivre un œcuménisme confes-
sionnel et de surmonter le scandale de la division d’Église.
L’unité des chrétiens est une promesse du Christ qui sera réalisée dans
l’histoire, en vertu d’un dialogue patient respectant la diversité de cette
unité. La Pentecôte est un événement de traduction, c’est-à-dire d’inter-
prétation, qui accorde une nouvelle intelligence de l’événement de Jésus-
Christ à travers des témoins nouveaux mus par l’Esprit67. La Pentecôte

61. Claude GEFFRÉ, « Pluralité des théologies et unité de la foi », op. cit., p. 124.
62. Claude GEFFRÉ, Profession théologien, op. cit., p. 245.
63. Claude GEFFRÉ, « Les enjeux actuels de l’herméneutique chrétienne », op. cit.,
p. 147.
64. Op. cit., p. 148.
65. Op. cit., p. 131.
66. Lumen Gentium 8, et Unitatis Redintegratio 3-4. Cf. aussi Walter KASPER, Vie
dell’unità, Brescia, Queriniana, 2006.
67. Claude GEFFRÉ, Profession théologien, op. cit., p. 250.

150
CONSÉQUENCES DU TOURNANT HERMÉNEUTIQUE DE CLAUDE GEFFRÉ

procure une tradition vivante qui permet de traduire de nouveau le message


chrétien dans toutes les cultures du monde.
Enfin, il y a constamment une place à l’imprévisible que l’Esprit
suscitera dans l’Église. L’Esprit manifeste la potentialité de l’événement
de Jésus-Christ. L’Église, naissant le jour de la Pentecôte, est de nature
prophétique, à savoir capable d’interpréter les signes des temps et les
traces de l’Esprit présentes dans l’histoire, ainsi que de dessiner l’image
d’une humanité authentique. L’action prophétique est une parole libre au
service de l’homme et de l’avènement du Royaume dans l’histoire, c’est
une action que l’Église exerce pour la cause de l’homme, c’est-à-dire pour
la cause de Dieu. D’après C. Geffré, l’Église est la communauté des
témoins de l’Évangile qui rendent témoignage au Christ et luttent contre
l’injustice des institutions humaines, d’autant qu’ils vont à contre-courant
et contre des évidences collectives inhumaines68.
En guide de conclusion, nous pouvons dire que la tâche de la théologie
herméneutique, telle que C. Geffré la présente, consiste à dialoguer tous
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azimuts avec les questions de la postmodernité, mais encore avec le doute
et l’athéisme, que l’on retrouve autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de
l’homme69. La visée de la théologie herméneutique n’est pas simplement
de proposer des formulations dogmatiques qui seraient nouvelles, mais
bien plutôt de fournir une réponse à la voix de la tradition historique portée
par le langage, en vue de maintenir l’homme contemporain dans le vrai70,
dans le beau et dans la plénitude de vie – c’est pourquoi le Verbe de Dieu
s’est incarné (cf. Jn 10, 10).
Par ailleurs, renoncer à un discours théologique autoritaire ne
condamne pas la foi chrétienne au relativisme, mais incite les théologiens
à fonder la foi sur une base solide en montrant la pleine coïncidence entre
la vérité du Christ et celle de la raison. La grande pertinence de C. Geffré
est d’avoir proposé une théologie qui puisse répondre aux exigences des
sciences, en posant la foi comme une hypothèse dont la tâche théologique
consiste, précisément, à vérifier la justesse. Cette démarche scientifique

68. Op. cit., p. 254.


69. Hans-Georg G ADAMER , « Herméneutique et théologie », in : L’Art de
comprendre, Écrits II, herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier,
1991, p. 268.
70. Hans-Georg GADAMER, « Martin Heidegger et la théologie de Marbourg », in : L’Art
de comprendre, op. cit., p. 52.

151
VARIA

renforce l’exposé théologique, qui dès lors doit renoncer à sa prétention de


supériorité là où elle affirmait posséder la vérité, et s’orienter vers une
recherche humble, désireuse de montrer à l’homme d’aujourd’hui l’origi-
nalité du message chrétien et la beauté de la figure du Christ, telles qu’elles
puissent transformer la terre à l’image du Royaume promis. L’anticipation
du Royaume, manifestée dans la résurrection du Christ, offre aux chrétiens
et à tous les hommes de cheminer vers l’harmonie du temps parousiaque.

Wasim SALMAN
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