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Michele Scarponi, l’enfant au perroquet

Il y a cinq ans, le champion italien décédait tragiquement sur la route. Personnalité atypique,
attaché à ses racines et sa famille, l’aigle de Filottrano était «l’ami de tout le monde».
#Thread
Avant de commencer, voici la liste des divers liens utilisés pour rédiger ce fil.
« Je ne l’ai pas vu… je jure que je ne l’ai pas vu »… « J’ai été aveuglé par le soleil »(59),
bégaie sans s’arrêter, Giuseppe Giacconi aux carabiniers. L’artisan carreleur filottranais de
57 ans est en larmes, son portable à la main.

À côté de son véhicule, gît sur le sol Michele Scarponi, qu’il a heurté avec son véhicule en
plein entraînement. Les ambulanciers qui arriveront quelques minutes plus tard ne pourront
rien y faire, l’aigle de Filottrano est décédé sur le coup, ce matin du 22 avril 2017.
Pendant plusieurs jours, le carrefour de l’accident devient lieu de pèlerinage d’un
personnage haut en couleur : «le soir, il rentre toujours à la maison. Mais après l’accident de
Michele, pendant trois nuits consécutives, il est resté sur ce poteau où l’accident s’est
produit»(2)

Lui, ou plutôt elle, c’est Frankje, un magnifique Ara. Elle est devenue célèbre, depuis que
Michele Scarponi l’a filmée juchée sur ses épaules ou le survolant pendant ses séances
d’entraînement. Frankje était déjà une star locale, a appris plus tard le cycliste.
«Frankje est la mascotte du quartier. Pendant l’été, elle vole de maison en maison, et passe
par toutes les fenêtres qu’elle trouve ouvertes. Elle va au bar pour les grands matchs de foot.
Tout le monde la connaît» (56). Scarponi l’ignorait avant de la rencontrer la 1re fois.

«Il y a quelques années, je suis passé devant ce village et j’ai vu ce gros oiseau voler. Il a
commencé à me suivre, s’est rapproché. J’ai pensé, qu’est-ce qu’il va faire ? M’attaquer ? Je
n’y suis pas retourné pendant un petit moment, car j’avais un peu peur.» (56)
Scarponi repasse finalement par le village. Il y croise le propriétaire de Frankje qui l’installe
sur ses épaules. « Il est à l’aise avec moi. Peut-être pense-t-il que nous appartenons à la
même équipe, car la couleur de mon maillot Astana est similaire à celle de ses plumes »
(56).

« Frankje est l’ara le plus célèbre du monde ! » explique Scarponi en riant. « Je ne sais pas si
Frankje pense qu’il est un cycliste ou s’il pense que je suis un ara ! Je ne l’ai pas encore
compris ».  (56) 
«Ces derniers mois, j’ai beaucoup pensé à toi, voire toujours, et je te demande pardon pour
tout le mal que malgré moi, je t’ai causé. », écrit Giuseppe Giacconi à la femme de Michele,
en novembre 2017. « J’espère qu’un jour, quand tu voudras, on pourra se revoir»(11)
conclut-il

Le temps ne le permettra pas, Giuseppe Giacconi décède d’une maladie incurable en février
2018. Selon certains médias, il aurait négligé ses propres soins, accablés par le remords. 
Giuseppe Giacconi est connu à Filottrano, car tout le monde se connaît un peu dans cette
petite ville de la région de Marches d’un peu moins de 10 000 habitants. Michele Scarponi y
est célèbre. Il est l’un d’entre eux, l’un des enfants du pays.

La famille de Scarponi est d’origine modeste. Sa mère travaille à l’usine et son père est
commis d’autoroute. Ses grands-parents sont issus du monde paysan, proche de cette terre
à laquelle Michele Scarponi refusera de s’arracher tout au long de sa carrière.
Michele est un enfant espiègle et apprécié. Plein d’amis, terriblement vif et actif, « Le Prince
de cette belle enfance que nous avons vécue»(1) résume son frère Marco. Ses parents
l’inscrivent au club de foot. Puis l’initient à la pratique du vélo à huit ans.

Avec ses amis, il s’enfuit parfois à vélo «jusqu’au bar Massera pour avaler une glace grâce
aux 300 lires empruntées au portefeuille du grand-père Marino pendant qu’il fait sa
sieste»(10). Pas rancunier, le grand-père offre un vélo de course à Michele pour sa
confirmation.
Un cadeau, mais pas pour ses études. Alors qu’il a 17 ans, le directeur de son lycée appelle
ses parents : leur fils ne s’est pas présenté à l’école depuis un mois. Michele a déjà choisi sa
voie : «Je n’irais plus à l’école, je vais faire du vélo»(2). Ses parents acceptent.

Il faut dire que l’adolescent excelle depuis plusieurs années : «dès huit, neuf ans, je gagnais
tellement de courses que nous avions beaucoup de trophées à la maison. Maman a
commencé à les donner aux gens parce que nous ne savions plus où les mettre» (1).

En 1997, il devient champion d’Italie junior. Il signe son premier contrat professionnel en
2002 avec Acqua & Sapone-Cantina Tollo, l’équipe de Mario Cipollini. Tout au long de sa
carrière, il reste ancré à Filottrano.
«Il avait hâte de rentrer à la maison après les courses» explique Marco. Michele et Filottrano
avaient une relation unique, car contrairement à beaucoup de ses collègues, Michele voulait
vivre et rester ici. C’était un peu une anomalie dans le cyclisme d’aujourd’hui» (1).

«Si vous vous éloignez de l’endroit qui vous a élevé, qui vous a tant donné, vous cassez
quelque chose. Il l’avait compris. Il ne voulait pas rompre avec ses collines, avec son peuple.
Dans les jambes de mon frère, il y avait autre chose, peut-être constitué d’un 1%
invisible»(10).
Scarponi est un stakhanoviste, toujours prêt à s’entraîner, qu’il pleuve ou qu’il vente. Mais il
cède aux pratiques douteuses de l’époque. En 2005, il signe à la Liberty Seguros de Manolo
Saiz. Quelques jours avant son mariage, il apprend sa présence dans le dossier Puerto.

Il nie d’abord. «Malgré cette douleur, demain je commence une nouvelle grande aventure : je
me marie avec Anna Tommasi, 29 ans, de la Vénétie de Conegliano, grande passionnée de
cyclisme, signe du zodiaque Cancer, blonde, yeux bleus… belle… au-dessus de tout»(25).
Entendu le 2 mai 2007, par le Comité olympique national Italien (CONI), il affirme être prêt à
donner son ADN. Finalement, il avoue spontanément et se déclare prêt à collaborer pour
éclaircir les faits. Il est suspendu 18 mois, jusqu’en novembre 2008.
C’est Gianni Savio de l’équipe Serramenti PVC D-A Giocattoli qui lui tend la main et le
relance. «Parce que Michele avait été impliqué dans une histoire plus grande que lui »,
explique-t-il. « Il a fait une erreur, mais il a de nombreuses circonstances atténuantes » (30). 
«J’étais sûr que Michele ne me trahirait pas » (30).Scarponi le lui rend bien : vainqueur de
Tirreno-Adriatico 2009 et 4e du Giro 2010. Savio le qualifie de capitaine « Extraordinaire,
d’un grand professionnalisme, toujours enjoué et souriant, un exemple aussi pour nos
jeunes» (30).

Lors des mondiaux 2009, Scarponi partage la chambre du leader de la Squaddra, Cunego.
«pour le garder de bonne humeur et entrer dans ses bonnes grâces, je m’étais préparé à ses
goûts musicaux. Dans la salle de bain, je fredonnais comme Jim Morrison et les Doors» (43).
« Vous savez ce que c’est, nous nous prenons trop au sérieux. J’adore mon travail. Pour le
vélo je me plie en deux, mais j’ai toujours les pieds sur terre et je sais aussi comprendre
quelles sont les priorités de la vie : la santé et la famille» (48)
«Il avait toujours une blague prête, il savait affronter la vie avec beaucoup d’ironie,
minimisant toutes les situations, même les plus pesantes. Un coureur généreux : je l’ai
surnommé “l’invincible" parce qu’il ne baissait jamais les bras » (30) raconte Savio.

Scarponi a alors 31 ans. Quand on lui parle de retraite, il répond : «c’est de la science-fiction
pour moi. Je n’ai que 31 ans, j’ai toute une vie devant moi. J’ai beaucoup de projets à
réaliser. Je vais vous donner 2 exemples : l’un s’appelle le Giro, l’autre le Lombardie» (48)
Puis il ajoute : «Au milieu [de ce projet] un garçon ou une fille pour pouvoir lui dire dans
quelques années à quel point j’étais cool sur le vélo. Bref, j’ai encore beaucoup de choses à
faire. Pour l’après-cyclisme on y pensera dans dix ans.» (48)

Il faut dire que sa 4e place sur le Giro 2010 le rend ambitieux. Il signe en 2011 à la Lampre,
avec cette question en tête : «Vais-je gagner le Giro d’Italia l’année prochaine ?» (47). Il le
fera, mais il s’en est fallu de peu qu’il ne puisse même pas y être présent.
Fin 2010, il est suspendu 3 mois pour avoir fréquenté le Dr Ferrari au moins depuis
septembre 2010. Ce qui était interdit par le CONI. Il se montre coopératif avec les
enquêteurs tout en plaidant ignorer l’existence de cette interdiction.

Avant cette saison 2011, il se repose : «J’aime la compagnie. S’il y a une fête, j’en suis.
J’adore suivre mon équipe préférée, l’Inter, et puis je fais ce que je ne peux pas faire
[d’habitude]. Je me permets quelques petites extravagances (…) culinaires, avec mes amis».
(48)
Sur le Giro 2011, il lutte face à Alberto Contador : «j’ai essayé de le mettre en difficulté, mais
je vais réessayer, il est fort, mais j’ai une grande détermination. Depuis le premier jour, je le
vois devant moi. Je connais mieux son dos que le mien» (8). Il termine deuxième.

Contador est suspendu et perd son titre rétroactivement. Scarponi remporte le Giro, ce qui
lui fait déclarer sourire aux lèvres, «en Italie, la poste est tellement en retard que même le
maillot rose arrive des mois plus tard». (8)
Mais il goûte peu cette victoire : «Croyez-le ou non, je ne suis absolument pas content. Pour
un sportif, gagner sur tapis vert n’est jamais agréable. Je suis vraiment désolé pour Alberto :
il vient d’une autre planète et il est juste de le reconnaître.» (8)

Il signe en 2013 chez Astana pour se mettre au service de Vicenzo Nibali. L’homme est
désormais père de deux jumeaux, «Je m’amuse. J’ai la passion. Je fais ce que j’ai toujours
rêvé de faire. Je suis comme mes deux enfants, un homme qui continue à jouer ». (54)
La transition leader - lieutenant ne l’effraie pas : «Il [Nibali] m’a appelé, lui, l’un des coureurs
les plus forts au monde. Un talent absolu. Qui est déjà dans l’histoire du cyclisme. Je suis
son homme de confiance et de confidence. À votre avis, n’est-ce pas gratifiant ? ». (54)

De Scarponi, Nibali dira plus tard, «il avait toujours la blague prête. C’était vraiment une
personne unique et il est difficile d’expliquer en quelques mots qui était vraiment Michele. En
fait, Michele était l’ami de tout le monde.» (2)
La retraite ? Toujours pas pour maintenant : «je n’ai que 36 ans et j’ai la vie devant moi :
l’avenir, c’est maintenant. Je suis encore trop jeune pour penser à ce que je devrai faire
quand je serai grand. Qu’est-ce que je peux y faire, je me sens toujours comme un gamin. »
(52)

Mais il ne se fait plus d’illusions «Je n’ai plus trente ans, le temps des rêves, ou des
ambitions personnelles est révolu. À mon âge ce n’est pas facile de trouver des pics de
forme qui permettent de faire la différence donc je n’ai plus aucune prétention personnelle»
(55)
Lors du Tour de San Louis 2016, Adriano Malori (Movistar), un ancien coéquipier chute
lourdement. Seuls ses coéquipiers peuvent entrer dans sa chambre «Arrêter quelqu’un
comme Michele est impossible» (3) témoigne Malori.

Scarponi, accompagné de Capecchi, s’arrête au coin d’une rue, attend quelques minutes,
emprunte deux maillots à son équipe et rentre dans la chambre. «Ils se tenaient devant le lit
en silence et pleuraient, pleuraient, pleuraient», raconte l’accidenté (3)
En 2016, il contribue pleinement à la victoire Nibali face à Kruijswijk. «Michele a transcendé
le rôle de l’homme collectif, du capitaine de route qui se transforme en lieutenant et fait la
différence» (3), dit de lui Davide Cassani, ancien entraîneur de l’équipe nationale italienne.

Il marque Astana au fer rouge. Maini Orlando son DS se rappelle : «Le soir, quand je
consacrais un moment d’attention particulière à chaque coureur, il me disait : je vois celui-là
qui ne sourit pas, je vois celui qui n’est pas content, je vois celui qui semble avoir un
problème.» (3)
« Il savait que l’objectif le plus important est le bonheur, ou du moins la sérénité, et qu’un
homme heureux ou serein est aussi un coureur plus fort». (3)

Chris Baldwin, l’ancien attaché de presse d’Astana évoque un Michele farceur : «Scarponi
fait rire tout le monde. Il est celui qui fera des bêtises du genre mettre son casque au micro-
ondes et l’allumer. Ou il qui fera un café et commencera à chanter une chanson» (57)
«C’est juste un gars qui aime vraiment, vraiment le sport et aime l’atmosphère qui l’entoure.
C’est Scarponi qui nous fait garder le moral. C’est Scarponi qui nous a fait avancer. Même
en période de stress, c’est lui qui nous détend tous» (57).

Pour son frère, Michele est «un homme qui, devenu père, a compris qu’au-delà de l’activité
compétitive, au-delà du cyclisme, au-delà de la victoire, il y a autre chose qui est beaucoup
plus important. Cet autre chose, il le comprenait et le donnait à tout le monde» (1).
À la fin de la saison 2016, Scarponi s’interroge : «Dans tous les cas, je veux continuer à
courir encore deux ou trois ans, tant que mon corps le permettra. Peut-être que je
m’effondrerai soudainement et que j’abandonnerai dans un an, qui sait » (53). 

17 avril 201, Tour des Alpes. Scarponi lève pour la première fois des bras depuis la
naissance de ses jumeaux. Un début de saison idéal, pour celui que le départ de Nibali et la
blessure de Fabio Aru catapulte leader sur sa course fétiche, le Giro.
Il échange avec le sélectionneur Italien Davide Cassani :« Combien d’années dois-je encore
courir ?» Il lui évoque alors les mondiaux à Innsbruck. « C’est très dur et j’ai besoin d’un
homme comme toi ». Scarponi rit, « oui j’y arriverai jusqu’à l’année prochaine » (18).

Il rentre le 21. Giuseppe Antinori, son fidèle ostéopathe, l’appelle vers 22 heures : Scarponi
lui annonce vouloir s’entraîner dès le lendemain, samedi : « pourquoi demain ? Tu as couru il
y a quelques heures à peine. À partir de dimanche, tu recommenceras l’entraînement ». (20)
Un conseil que Giuseppe Antinori aura donné en vain : « il était accro à la fatigue, c’était sa
religion. Toujours avec le sourire. Et ceci est le dernier message pour chacun de nous. Quoi
que vous fassiez, faites-le avec sérieux et engagement. Et souriez toujours ». (20)

Michele Scarponi publie son tout dernier tweet : « … même si ce n’était qu’un jour, j’ai pensé
à ramener à la maison 2 maillots de leader… ».
L’annonce de son décès le lendemain frappe le monde du cyclisme. Nibali, Aru, Valverde,
Ulissi, Pozzato et tant d’autres publient leur émotion sur twitter. « L’un des gars les plus
gentils que vous puissiez rencontrer. RIP mon ami » (19) résume Mark Cavendish.

Le 26 avril, ils sont autour de 5 000 personnes à rendre un dernier hommage à l’aigle de
Filottrano et à assister à son enterrement.
En décembre 2017, Anna, la femme de Michele écrit une lettre : « cela a été difficile car cela
m'a obligé à penser à ce jour maudit : la perte de Michèle et l'ouverture d'un blessure qui ne guérira
jamais. (…) Je voudrais remercier toute la famille du cyclisme » (38)

J'écris évidemment ceci au nom de mes petits trésors Giacomo et Tommaso. Grâce à votre aide et à
votre soutien, je pourrai leur parler de leur père et à quel point il était aimé de tous. (…) Merci encore
du fond du cœur  ». (38)
Chris Baldwin conclut: “Plus je regarde autour de moi, plus je repense à mes souvenirs, plus
je me rends compte que ce type était juste unique. Il était la lumière la plus brillante de
l’univers du cyclisme.

Il fait si sombre maintenant que la lumière s’est éteinte” (57) #fin

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