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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 65 (2017) 257–262

Cas clinique

Tentative de suicide à l’adolescence : quel sens ?


Suicide attempt in adolescence: What meaning?
D. Laimou a,∗,b
aCentre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits, université de Picardie-Jules-Verne, chemin du Thil, 80025 Amiens, France
b Centre Henri-Piéron, laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie, psychanalyse (Lpcpp) (EA 4056), université Paris Descartes, institut de
psychologie, 71, avenue Edouard-Vaillant, 92774 Boulogne-Billancourt cedex, France

Résumé
Face à la souffrance de l’adolescent suicidant, des interrogations fortes s’imposent au clinicien. Ces interrogations donnent lieu à des questionne-
ments théorico-cliniques assez diversifiés : désir de vivre ou désir de mourir ? Recherche de l’autre ou anéantissement de l’objet ? Consacrer notre
raisonnement au seul aspect destructeur de cet acte consisterait à laisser de côté les demandes adressées à l’objet. Reconnaître exclusivement dans
la tentative de suicide la dimension relationnelle et organisatrice reviendrait à nier tout ce qui s’organise du côté de la mort. L’agir à l’adolescence
nous met devant cette tâche difficile, consistant à « écouter » la souffrance d’autrui à des niveaux très contradictoires et à penser ce qui pour
l’autre est impensable. Dans cet écrit, nous nous proposons d’illustrer la complexité de la clinique de l’adolescent suicidant, en prenant appui sur
la diversité qui caractérise la réflexion psychanalytique francophone et anglophone, ainsi que sur le cas d’une adolescente suicidante de 15 ans.
L’étude du discours de Léa, nous révèle que le geste suicidaire peut relever des processus psychiques et des degrés d’intrication pulsionnelle, très
différents, pouvant cohabiter au sein d’un même sujet. En effet, certains passages à l’acte maintiennent une valeur structurante précieuse qui se
potentialise dans la relation objectale, alors que d’autres dévoilent la massivité des processus primaires, le désinvestissement objectal, résultant
d’un processus de déliaison pulsionnelle plus ou moins important.
© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Adolescence ; Tentative de suicide ; Cas clinique ; Littérature psychanalytique ; Déliaison pulsionnelle ; Dimension relationnelle

Abstract
Background. – This article examines the understanding of suicide attempts in adolescence, a phenomenon which is particularly worrying nowadays
and causes serious concern, which mental health professionals often have to deal with in their clinical practice. Some crucial clinical questions
arise, in relation to this phenomenon: is the suicidal gesture a sign of an internal disaster, or a sign of reconstruction and psychic reorganisation?
This question, which psychoanalysis has been particularly concerned with, gives rise to diverse theoretical and clinical questions: does the suicidal
gesture indicate a desire to live or a desire to die? Does it indicate a search for the other or the object’s annihilation? What part do life and death
play in attempted suicide in adolescence? On one hand, when exclusively focusing on the destructive aspect of this act, the demands of suicidal
adolescents towards objects may be neglected. On the other hand, only recognising the relational dimensions of such an act and its function of
elaboration could lead us to deny its death function. While dealing with suicidal adolescents, the clinician must face the difficult task of “listening”
to the suffering on many contradictory levels.
Method. – In this paper, we will try to illustrate the complexity of the suicidal adolescent’s psychic mechanisms. Firstly, a number of basic
ideas from the Anglophone and Francophone psychoanalytic literature and research, regarding this topic, will be presented, in order to stress the
complementary but often contradictory features of different theoretical and clinical contributions. This part of the article focuses on the dimension
of destructiveness, which is discussed in its link to adolescent processes. Secondly, the case of a fifteen-year-old suicidal teenager, Lea, will be
presented, in order to highlight the psychic mechanisms participating in suicide attempts in adolescence.
Findings/Conclusion. – The study of Lea’s discourse reveals that the suicidal gesture in adolescence is linked to very different psychic processes
that can coexist within the same subject. Certain forms of acting out may have a relational function and thus a constructive value, while others

∗ Correspondance.
Adresse e-mail : dimitra.laimou@wanadoo.fr

http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2017.03.003
0222-9617/© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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reveal more primary processes and in some cases a withdrawal from the object, as a result of the diffusion of instincts. The objective of this article
is to encourage clinicians to consider the plurality of the psychic mechanisms participating in suicide attempts during adolescence.
© 2017 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Adolescence; Suicide attempt; Clinical case; Psychoanalytic literature; Diffusion of instincts; Relational dimension

1. L’approche théorique du geste suicidaire à correspond toujours à un moment psychotique, dans le sens où
l’adolescence il existe une confusion entre présent/passé, fantasme/réalité.
Par ailleurs, certains auteurs anglophones qui étudient ce
Plusieurs auteurs contemporains, qui étudient les phéno- symptôme dans une perspective kleinienne et post-kleinienne
mènes psychiques se manifestant à l’adolescence, mettent abordent la problématique des adolescents suicidants par le
l’accent sur la dimension structurante des comportements à biais de l’étude des mécanismes psychiques renvoyant à la posi-
risque. Ces conduites constituent, selon Marty [1], une recherche tion schizo-paranoïde, qui constitue un élément central de la
active des limites et dénotent le besoin qu’éprouve l’adolescent réflexion kleinienne. Ils accordent eux aussi aux comportements
de « rencontrer » une autorité punitive lui permettant de poser d’autodestruction une composante psychotique. En effet, Bell
des limites à son excitation. Les comportements à risque, dont [8] associe le suicide à un surmoi psychotique, primitif, qui
la fonction essentielle est l’exploration des limites, sont souvent cherche l’omnipotence. Pour Hale [4] et Campbell [9], il existe
considérés comme des tentatives désespérées de négocier le lien chez ces patients l’illusion de pouvoir survivre après un suicide,
objectal. Dans la même ligne de pensée, se situe également le illusion qui s’oppose au principe de réalité. Selon Anderson [10],
point de vue de Jeammet [2], à savoir que ceux-ci constituent un la violence du suicide nous introduit dans un monde dominé par
moyen de contrôle de la distance relationnelle. En effet, l’acte se la pensée psychotique et borderline. C’est au sein de ce type de
présente comme un moyen de communication avec l’entourage fonctionnement psychique que, selon cet auteur, nous pouvons
et devient la pensée de l’adolescent. découvrir les racines psychiques de l’acte suicidaire.
Concernant la tentative de suicide à l’adolescence, certains Aux antipodes de la théorie selon laquelle la tentative de
auteurs anglophones semblent lui accorder un potentiel structu- suicide peut constituer une recherche relationnelle se situent
rant. En effet, selon Simpson [3] certaines tentatives de suicide également certains points de vue mettant en lumière la fonction
constituent un moyen de rupture de l’état traumatique, ainsi anti-objectale de l’acte, qui tend à évacuer les liens objectaux
qu’un moyen permettant de rencontrer la partie « saine » de et à débarrasser la psyché des mauvais objets internes. En ce
la personnalité. Pour Hale [4], la tentative de suicide serait un sens, les réponses par l’acte indiqueraient une modalité éco-
moyen de se souvenir d’un traumatisme infantile qui a plongé nomique préférentielle de réaction aux conflits fonctionnant au
l’individu dans une passivité effrayante. Ainsi, l’acte traduirait détriment des représentations objectales. Cet aspect destructeur
l’effort mis en œuvre pour gérer et contrôler un vécu doulou- de la tentative de suicide cadre avec la notion de la pulsion
reux du passé. Pour Hale [4], l’acte suicidaire serait l’équivalent de mort, dans la mesure où il s’agit d’une pulsion tendant à
d’un symptôme, dans lequel le fantasme trouve une expression la décharge pulsionnelle totale, au prix de l’anéantissement de
symbolique, l’action représentant le symbole des conflits et des l’objet, et à la désunion [11]. Pour Rechardt [12], les dérivés de
fantasmes inconscients. Ces points de vue nous incitent à pen- la pulsion de mort peuvent s’intensifier en raison d’une augmen-
ser la tentative de suicide à l’adolescence sous un aspect autre tation brutale de la quantité de libido mal liée. Cette conception
que sa dimension destructrice, en l’étudiant dans sa dimension métapsychologique pourrait être appliquée à la clinique du sui-
relationnelle et symbolique. cide à l’adolescence, dans la mesure où la flambée pulsionnelle
Cependant, la tentative de suicide à l’adolescence peut être propre à l’adolescence peut augmenter le risque de désintrica-
pensée sous un angle très différent, si l’on tient compte de tion pulsionnelle, qui, selon Rosenberg [13], est à l’origine des
l’apparente destructivité de ces adolescents. Dans cette pers- comportements autodestructeurs.
pective, Birraux [5] soutient que le geste suicidaire consiste en Richard [14] soutient que si on peut se passer de la pulsion
l’achoppement de la fonction organisatrice de l’acte. La tenta- de mort pour expliquer les processus psychiques à l’origine des
tive de suicide témoigne d’un désarroi interne, qui ne peut pas troubles névrotiques, la compréhension des troubles graves à
être partagé et communiqué autrement à l’objet que par la solu- l’adolescence telle que la tentative de suicide, ne peuvent pas
tion ultime de se donner la mort. Pour Laufer et Laufer [6], la être éclairées, si on ne considère pas l’implication de la pul-
tentative de suicide surviendrait plutôt dans un contexte psy- sion de mort. À travers les comportements autodestructeurs,
chotique de rupture avec la réalité. « Toute tentative de suicide l’adolescent cherche non seulement à rencontrer une limite, mais
même mineure implique toujours la perte de la capacité de main- aussi à éprouver la jouissance que la fusion avec l’objet primaire
tenir le lien à la réalité externe et doit être considérée comme lui procure, « entre collage à l’objet et décollage vers une tenta-
un épisode psychotique aigu » [6]. Le point de vue de Ladame tive de représentation de l’infini du trauma » ([14], p. 55). Dans
[7] va dans ce même sens. En effet, pour cet auteur, quel que les comportements autodestructeurs à l’adolescence, il faut voir
soit le potentiel structurel de l’adolescent, la tentative de suicide une dynamique pulsionnelle d’intrication entre la pulsion de vie
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et la pulsion de mort qui « se stabilise souvent en quête narcis- de vivre ou désir de mourir ? Moment psychotique ou mouve-
sique d’éprouvés sensoriels intenses » ([14], p. 57) mais qui peut ment constructeur ? Recherche de l’autre ou anéantissement de
parfois se voir fragilisée basculant du côté de la désintrication. l’objet ? Pure décharge au détriment de la représentation ou ten-
La pertinence de l’application du concept de la pulsion de tative d’élaboration et de construction de sens ? Quelle est la
mort dans la clinique de l’adolescent suicidant n’est pas parta- part de la vie et celle de la mort dans la tentative de suicide à
gée par l’ensemble des auteurs. Ainsi, pour un grand nombre l’adolescence ?
d’entre eux, la notion de pulsion de mort, lorsqu’on se réfère à Il est difficile d’engager notre réflexion uniquement dans
l’adolescence, paraît inadéquate, la dimension objectale du geste l’une ou l’autre direction. Consacrer notre raisonnement au seul
suicidaire étant très importante. En effet, Kapsambelis [15], se aspect destructeur de cet acte, si perturbant et bruyant soit-il,
référant aux adolescents psychotiques, soutient que si la pulsion consisterait à laisser de côté les demandes que ces adolescents
de mort était en œuvre dans le psychisme de ces adolescents, adressent à l’objet. Reconnaître exclusivement dans la tentative
à la place des relations destructrices et déchirantes à autrui, on de suicide la dimension relationnelle et sa fonction d’élaboration
aurait le repli total ; à la place de la haine pour l’objet et pour le reviendrait à nier tout ce qui s’organise du côté de la mort. L’agir
moi, l’indifférence ; et enfin, à la place de la violence, le silence. à l’adolescence nous met devant cette tâche difficile, consistant
Selon cet auteur, l’utilisation de cette notion fait fonction d’un à « écouter » la souffrance d’autrui à des niveaux très contradic-
deus ex machina qui nous permet de sortir des situations cli- toires et à penser ce qui pour l’autre est impensable.
niques particulièrement pénibles et éprouvantes. Il propose de
concevoir la haine et la violence à l’adolescence comme avatar
de la pulsion de vie. 2. Illustration clinique : Léa, 15 ans
La plupart des auteurs pensent que la tentative de suicide
à l’adolescence comporte une dimension objectale trop impor- Léa est une adolescente de 15 ans que nous avons rencon-
tante pour qu’on puisse réduire l’autodestructivité à l’action de trée dans le cadre de son hospitalisation en psychiatrie, suite à
la pulsion de mort. On privilégie donc souvent des concepts une tentative de suicide. Léa a fait trois tentatives de suicide
qui prennent justement en considération la dimension objec- (phlébotomie, défenestration et intoxication médicamenteuse).
tale et libidinale de l’acte, comme ceux de l’agressivité ou du Elle se scarifie constamment. À l’école, elle présente des dif-
masochisme. Ainsi, le poids est souvent déplacé davantage vers ficultés relationnelles importantes. Elle se sent persécutée par
la reviviscence fantasmatique propre à l’adolescence, autour ses camarades et se défend sur un mode physique violent. De
des désirs œdipiens et de leur caractère culpabilisant. Dans fait, elle est déscolarisée depuis deux ans et s’est réfugiée dans
cette optique, Ladame et Ottino [16] proposent d’envisager ce service psychiatrique au sein duquel elle a bénéficié d’un
le suicide comme un moyen d’échapper à l’inceste, tout en soutien psychologique hebdomadaire qui a duré tout au long de
l’accomplissant. La fantasmatique incestueuse de l’adolescence son hospitalisation (neuf mois). Afin de respecter le secret pro-
nous amène au concept de la culpabilité inconsciente ou encore fessionnel, nous resterons très discrets quant aux éléments de
du besoin d’être puni, décrit par Freud [17]. Ainsi, Chapelier, l’histoire familiale de cette patiente. Nous nous contenterons de
Matha [18], et Jeammet [19] mettent l’accent sur l’aspect maso- dire qu’il s’agit d’une histoire très compliquée marquée par la
chiste de ces comportements d’auto-sabotage en lien avec la violence intrafamiliale et l’humiliation.
rigidification du Surmoi. Le choix de présenter le cas de cette patiente est lié au fait
Cette connotation masochiste de l’acte suicidaire a été reprise qu’il s’agit d’une adolescente dont le fonctionnement est assez
dans un certain nombre de travaux en articulation avec les pro- illustratif de la pluralité des modalités psychiques qui inter-
cessus d’adolescence. Le masochisme qui est, selon l’expression viennent dans les tentatives de suicide à l’adolescence. Il est donc
de Rosenberg [13], gardien de la vie psychique et de la vie en important de souligner d’emblée que les hypothèses cliniques
général, offre, comme l’affirment Chapelier et Matha [18] une qui émergent à travers cette étude ne trouvent pas forcément
solution permettant à l’adolescent de répondre aux exigences une confirmation clinique aussi évidente chez des adolescents
pulsionnelles accrues et au risque de désintrication pulsionnelle. relevant d’autres modes d’organisation psychique.
Pour ces derniers, ce danger est mobilisé à l’adolescence par la Les modalités psychiques de cette patiente s’inscrivent dans
re-sexualisation des liens, le remaniement des identifications et un fonctionnement limite et rendent compte d’une grande fra-
par le besoin d’individuation. La solution masochique constitue gilité narcissique et d’une vitalité pulsionnelle non liée. Léa
d’abord un moyen défensif, une tentative d’auto-guérison [20] décrit ses tentatives de suicide et ses scarifications de manière
et enfin une façon de maîtriser une menace identitaire par le détaillée et sur un mode exhibitionniste, donnant l’impression
recours à la douleur [19]. Cependant, cette solution psychique qu’elle pense en actes. Voici un extrait succinct de son discours
du masochisme peut basculer dans quelque chose de l’ordre du qui illustre bien la spécificité de son expression : « Une fois je
mortifère, lorsque l’excitation interne est surinvestie. l’ai fait vraiment très fort. C’est quand j’avais des angoisses à
Face à la souffrance de l’adolescent suicidant, des interroga- l’école. Je voulais plus y retourner et donc j’ai pris la lame du
tions fortes s’imposent au clinicien. Le geste suicidaire est-il le rasoir et je me la suis plantée à fond quoi. À fond. Un truc de
signe d’un désastre interne ou d’une tentative de reconstruction malade. C’était là. (Elle montre son bras). Maintenant ça se voit
et de réorganisation psychique ? Ce questionnement qui a par- plus trop mais. . . ». Son discours est envahi par la description
ticulièrement préoccupé le milieu psychanalytique donne lieu à crue des actes violents et douloureux qu’elle s’inflige, alors que
des questionnements théorico-cliniques assez diversifiés : désir les manifestations d’affects sont limitées voir inexistantes.
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Dans ce climat d’exhibitionnisme et de logorrhée, mes inter- identitaire, liée au danger sous-jacent de désintrication pulsion-
ventions sont peu nombreuses et la place qu’elle me donne est nelle. Cet aménagement protège sa propre identité mais entrave
celle d’une observatrice passive qui subit. Ses pensées sont des la reconnaissance d’autrui dans son altérité. Il s’agit de ne pas
actes qui, par leur cruauté, immobilisent l’autre, le rendant ainsi rencontrer l’autre pour ne pas avoir à s’en séparer, car se séparer
observateur, muet, absent, comme si dans cet état où elle se sans détruire et sans se détruire, perdre l’objet sans se perdre
place comme protagoniste, maître de son monde, de son corps soi-même, relève de l’impossible pour cette adolescente.
et des autres, il n’y avait pas de place pour l’autre. La cruauté de Dans ce contexte de cruauté, l’appel au tiers ne devient pos-
son discours m’amène à un état interne de manque de disponi- sible, qu’à travers une confrontation corporelle avec le père, dont
bilité psychique. À travers sa surexcitation et l’emprise qu’elle la dimension érotisée lui échappe. En effet, afin de se défaire de
exerce sur la pensée de l’autre, elle essaie de contrôler l’objet de l’identification fusionnelle à la figure maternelle, Léa sollicite le
manière omnipotente, donnant l’impression qu’elle veut le tuer tiers, sur un mode agi : « Une fois, je me coupais et mon père il
psychiquement, pour qu’elle puisse elle-même exister. Il s’agit m’a sautée dessus. Il a dû me maîtriser, me foutre par terre, me
d’une réaction en tout ou rien : disparaître ou faire disparaître tenir. Je l’ai vraiment poussé à bout quoi. Je faisais que pousser
l’autre. à bout et puis il m’a mise à terre. Il gueulait, il me tenait à terre,
Le contenu du discours de Léa révèle des facettes et des et moi je lui crachais dessus, je lui balançais des insultes insup-
niveaux de fonctionnement assez diversifiées qui méritent d’être portables, je disais : “Fils de p. ! N. ta mère !” Et là mon père il
soulignés. Dans certains contextes, le recours à l’acte suicidaire en pouvait plus. Comme je n’arrêtais pas de m’agiter, il faisait
constitue pour cette adolescente un effort, en partie conscient, tout pour ». La violence de ces actes a une connotation forte-
pour se rapprocher des objets familiaux et pour faire entendre ment sexualisée. Elle est prise dans une relation sadomasochique
à autrui sa souffrance. Dans ces conditions, la fonction rela- avec la figure paternelle, où la co-excitation sexuelle, associée
tionnelle de l’acte est évidente, l’objet étant sollicité dans une à la douleur morale et physique, est fortement recherchée. La
demande d’amour et d’affection. Ces passages à l’acte lui per- reviviscence fantasmatique propre à l’adolescence, autour des
mettent d’exprimer et d’extérioriser une conflictualité interne désirs œdipiens, pousse cette adolescente à la recherche d’un
non élaborable. Elle s’engage dans un conflit verbal avec une plaisir incestueux sur un mode agi, à travers des scènes conflic-
personne investie et lorsqu’elle se sent rejetée, elle tente de se tuelles violentes avec son père, qui constituent l’équivalent
faire du mal, en prenant la précaution de prévenir quelqu’un de d’un acte sexuel qui se rapproche d’une scène primitive agie.
son entourage susceptible d’intervenir dans l’immédiat parfois Cette surexcitation agie lui permet de négocier la place du
avant même qu’elle passe à l’acte. Dans ce contexte, le geste tiers et d’échapper au risque pesant de la fusion avec la
suicidaire maintient un potentiel structurant et organisateur fort, mère.
dans le sens où il lui permet de maintenir l’investissement objec- La valeur organisatrice de l’acte s’affaiblit davantage dans des
tal, à travers des mises en scènes et des échanges relationnels conditions dans lesquelles l’objet est quasi absent. En effet, Léa
très vifs. s’enferme parfois seule dans sa chambre, prend le premier objet
Dans d’autres conditions, Léa passe à l’acte sollicitant tranchant qui se trouve devant elle et commence à entailler sa
l’objet selon des modalités qui questionnent sa capacité de chaire. Puis, elle s’arrache la peau avec les dents, provoquant un
se différencier d’autrui. Dans un discours assez logorrhéique, saignement abondant, nécessitant une prise en charge médicale
sous-tendu par une excitation importante, elle raconte les tenta- immédiate. Lors de ces moments, Léa se trouve emportée par
tives d’agression sur sa mère à l’aide d’un couteau. À ce récit la force agissante du processus de déliaison pulsionnelle, et se
s’ajoutent des descriptions assez détaillées et crues des scènes livre à des actes autodestructeurs, marqués du sceau de l’œuvre
sexualisées, dont la dimension narcissique est très présente. En déstructurante de la désintrication pulsionnelle. L’excitation pul-
effet, elle scarifiait une de ses camarades et se faisait scarifier sionnelle impose un passage à l’acte à travers lequel se décharge
par elle sur différentes parties du corps (les jambes, le ventre, brutalement une pulsionnalité débordante et mal liée qui attaque
les seins, etc.). Dans le rituel qu’elles mettaient toutes les deux les contenants. Ces attaques font penser à l’activité toxique du
en place, elles observaient le sang couler dans une jubilation Moi-peau [21], qui provient du déplacement de la pulsion de
masochique, tout en se léchant mutuellement le sang. mort sur les contenants psychiques, et qui altère ses fonctions
Léa est aux prises avec un mouvement d’identification mas- vitales. En outre, l’objet est absent physiquement mais psychi-
sif à une imago-maternelle envahissante qui menace de fusion. quement aussi.
Elle tente de négocier ce lien avec la mère, selon les logiques Il est intéressant de suivre la trajectoire pulsionnelle régres-
de l’extrême. « Ma mère je l’aime tellement que j’ai la haine sive de cette adolescente, telle qu’on peut la retracer à travers ses
contre elle », me dit-elle un jour. Elle est face à une réaction en productions psychiques. Trois repères essentiels s’envisagent.
tout ou rien, comme si on ne pouvait pas se situer à deux dans À un premier niveau plus objectal, la charge d’excitation pul-
la même scène. D’une part, elle tente d’éliminer violemment sionnelle est déplacée sur des objets très investis sur le plan
l’autre (elle essaie de tuer sa mère), d’autre part, elle fait appel psychique. Elle est alors négociée selon des modalités rela-
à un référentiel de mêmeté, lui permettant de se réfugier dans tionnelles qui laissent apercevoir un investissement objectal
une relation fusionnelle rassurante et a-conflictuelle (se scari- suffisamment présent. Dans ce contexte, la dangerosité du geste
fier avec une amie et se lécher le sang). En effet, elle recourt à est plus limitée, compte tenu de la moindre gravité du geste sui-
un refuge masochique, en s’enfermant dans une sorte de bulle cidaire. En outre, l’agir se produit dans un contexte permettant
narcissique, lui permettant de se protéger contre une menace l’intervention immédiate de l’entourage.
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La difficulté de l’entourage à contenir et à donner un sens à à saisir la souffrance du jeune et à répondre de manière adé-
la souffrance de Léa renforce sa frustration, ouvrant une autre quate à ses demandes affectives. Le Moi régresse alors selon
voie plus régressive. Ainsi, Léa recourt à un rapprochement cor- des formes de communication plus primitives. Le corps, en tant
porel avec autrui, où l’écart soi/autre est aboli. L’attaque du que lieu où siègent les expériences sensorielles et pulsionnelles,
corps s’inscrit dans un aménagement masochique lui permettant prend le relais et agit dans ses fonctions primitives. Il devient un
d’apaiser sa souffrance et de renforcer le processus de liaison messager qui doit transmettre des sens à l’autre (ou aux autres),
pulsionnelle. La co-excitation douloureuse consiste pour elle, sur un mode condensé, à travers un « langage » corporel qui
en effet, en une ultime défense contre la dissolution complète est régi par les lois des processus primaires. La pensée, dans son
du noyau masochique et permet de préserver l’homéostasie du aspect secondarisé, s’affaiblit et les processus de pensée opèrent
système pulsionnel, tout en dégageant la scène psychique des selon des modalités régressives.
éléments inélaborables. Il est important que les destinataires de ce langage puissent
Enfin, un troisième niveau plus inquiétant est observé, là où penser le recours à la mort, au-delà de ses aspects destructeurs,
l’excitation, en quête d’une décharge immédiate par des voies car la mort, dans ses prolongations inconscientes, doit être enten-
courtes, abrase l’organisation du Moi, laissant apparaître une due aussi dans ses fonctions visant à restaurer quelque chose. Le
soumission complète au processus de désintrication pulsionnelle corps adolescent souffrant devient le siège des pulsions agres-
(scènes presque auto-cannibaliques d’arrachement de la peau). sives et sexuelles mal liées. Cependant, lorsque l’entourage est
À ce niveau précaire d’intrication pulsionnelle, l’appareil psy- réceptif aux messages que l’adolescent essaie de transmettre
chique se soumet aux lois d’un « au-delà du principe de plaisir ». autour de lui, il y a davantage de chances pour qu’il parvienne
La limite à laquelle l’excitation est supportable est dépassée et à se reconstruire, en s’appuyant sur des objets externes qui le
la charge pulsionnelle déborde, à l’image du verre de Pythagore supportent et qui le contiennent, des objets qui restent psychi-
qui se vide lorsque son contenu dépasse un certain niveau. quement vivants et disponibles, malgré les attaques souvent très
Dans le cadre de son hospitalisation qui a duré environs violentes de l’adolescent.
neuf mois, Léa a pu nouer des liens nourrissants avec les dif- Il ne s’agit pas de nier la part autodestructrice et mortifère
férents professionnels qui se sont impliqués dans sa prise en du geste. Il ne s’agit pas non plus de nier l’agressivité extrême
charge (médecin, psychologue, infirmières, etc.). Il est impor- de l’adolescent. Il s’agit plutôt d’aider l’adolescent à ramener la
tant de noter que pendant toute cette période, les parents ont charge destructrice dans la sphère intrapsychique et de renforcer
également bénéficié d’un suivi régulier. L’institution s’est ainsi les processus de pensée et d’élaboration. Cette démarche n’est
positionnée entre les parents et la jeune fille, et a permis par possible que lorsque l’autre, clinicien ou parent, s’approprie la
ses différentes fonctions (fonction de pare-excitation, fonction place du destinataire, pas toujours évidente à saisir, en restant
du tiers) d’absorber l’excitation et l’angoisse qui envahissait la sensible aux mouvements psychiques du jeune qui se situent du
famille et qui laissait peu de place à l’élaboration tant du côté côté de la vie et qui le relient à l’autre. Ce processus se potentia-
des parents que du côté de l’adolescente. Grâce à cette hospi- lise dans une psychothérapie procurant à l’adolescent un espace
talisation, le retour à la famille était de nouveau envisageable où il peut se sentir en sécurité. Il s’agit d’aider l’adolescent à
et les passages à l’acte de Léa ont progressivement disparu. traiter psychiquement ce désir de mourir, en lui permettant de
L’ensemble du travail effectué pendant son séjour a permis à saisir le sens de ce désir. Car dans bien des cas, à l’adolescence
Léa et aux parents de communiquer autrement que par le passage « flirter » avec la mort s’inscrit dans un processus construc-
à l’acte. teur. La manipulation d’une idée de mort favorise l’ouverture
d’une voie interne permettant aux pulsions agressives, adres-
3. Conclusion sées à l’objet, de trouver une place dans une vie fantasmatique
contenue à l’intérieure de la scène psychique. Tant que la mort
Les enjeux de la clinique de l’adolescent suicidant suscitent reste soumise aux processus intrapsychiques, elle maintient une
des réactions théorico-cliniques assez diversifiées qui diffèrent forte valeur constructrice.
selon l’axe théorique et interprétatif qu’on adopte. En prenant Le travail avec la famille est très important. La destructi-
appui sur la diversité qui caractérise la réflexion psychanaly- vité, parfois massive du geste et l’agressivité mal liée adressée
tique francophone et anglophone, ainsi que sur le cas de Léa, à l’autre, entraînent souvent chez les parents une culpabilité
nous avons tenté d’illustrer certains aspects du fonctionnement sidérante. Cette culpabilité, associée à leur vécu d’impuissance,
psychique de l’adolescent suicidant. L’étude du discours de Léa, renforce leurs réactions défensives face aux demandes affectives
nous révèle que le geste suicidaire peut relever de processus psy- des jeunes. Ainsi, en raison de l’absence d’une réponse adéquate,
chiques et de degrés d’intrication pulsionnelle, très différents, l’adolescent régresse davantage sur un mode plus destructeur et
pouvant cohabiter au sein d’un même sujet. En effet, certains délié. Entre la violence de l’acte suicidaire et la sidération de la
passages à l’acte maintiennent une valeur structurante précieuse famille face à celle-ci, le clinicien peut progressivement cons-
qui se potentialise dans la relation objectale. D’autres passages truire, par son écoute et sa capacité à entendre le vécu familial,
à l’acte dévoilent, au contraire, le désinvestissement objectal qui la place du tiers. Une telle approche peut apaiser l’entourage et
résulte d’un processus de déliaison pulsionnelle plus ou moins lui permettre de reconnaître dans le langage corporel du jeune
important. Les deux fonctionnements sont concomitants. une certaine envie de transmettre quelque chose. Dans un rôle
La dégradation du lien objectal et l’affaiblissement de la liai- d’entre-deux, le clinicien apporte au jeune une solidité psychique
son pulsionnelle surviennent lorsque l’entourage ne parvient pas qui l’aidera à contenir le débordement pulsionnel tout en étayant
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l’entourage dans sa capacité à élaborer son vécu parfois sidérant [9] Campbell D, editor. The father transference during a pre-suicide state.
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L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. [12] Rechardt E, editor. Les destins de la pulsion de mort. Paris: PUF; 1986. p.
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