Vous êtes sur la page 1sur 26

© (1998) Swiss Political Science Review 4(4): 169-194

De la citoyenneté stato-nationale
à la citoyenneté européenne:
quelques éléments de conceptualisation

Yves DÉLOYE

Résumé

Les approches traditionnelles de la citoyenneté européenne soulignent


la rupture avec le modèle stato-national de citoyenneté. Les théoriciens
de ce paradigme mobilise l'idée d'une citoyenneté postnationale ou su-
pranationale. Ils imaginent le future de la politique européenne avec
l'aide de nouveaux concepts. Après une brève revue des théories et des
concepts, cet article propose de manière critique une autre analyse de la
citoyenneté européenne. Il examine le future de la citoyenneté euro-
péenne dans la continuité de la politique stato-nationale en matière
d'identité et de citoyenneté. L'objet du présent article revient à situer
cette appartenance civique, grâce à une analyse socio-historique de sa
genèse, à en cerner la spécificité autour des principaux concepts qui en
forment la substance (droits et devoirs, identité politique, pluralisme
démocratique, code moral et cohésion sociale).

Introduction
Depuis un certain nombre d'années, le concept de citoyenneté a acquis un
nouveau relief à la fois en Amérique et en Europe, à l'Ouest comme à l'Est.
Il tend à devenir aujourd'hui un élément déterminant aussi bien de la rhéto-
rique et du débat politiques que des discussions scientifiques: il est étudié,
invoqué, critiqué. Il est plus rarement défini avec précision et rigueur. C'est
à cet exercice préalable que nous convie pourtant toute approche scientifi-
que de ce thème. Le débat savant qui accompagne la reconnaissance par le
Traité de Maastricht (9-10 décembre 1991) puis celui d'Amsterdam (17 juin
1997) d'une citoyenneté européenne rend plus encore urgent cet effort de
conceptualisation et de définition rigoureuses. La citoyenneté européenne
semble, en effet, bouleverser – de part sa trajectoire historique et sa subs-
tance juridique – les cadres théoriques adaptés jusqu'alors à l'appréhension
170 YVES DÉLOYE

de la citoyenneté stato-nationale. On peut toutefois considérer que c'est à


partir de ces cadres théoriques qu'il faut tenter de conceptualiser la nouveau-
té d'une citoyenneté dont le destin est encore bien incertain. D'abord parce
que cette citoyenneté – qui reste subordonnée à la nationalité des Etats
membres de l'Union européenne – n'entend pas remettre en cause les fon-
dements de la citoyenneté stato-nationale (Magnette 1997). Ensuite parce
que c'est à partir des différentes trajectoires de la citoyenneté en Europe
qu'elle se construit et est débattue. Enfin parce que la prise en compte du
passé civique des sociétés européennes est la condition d'une analyse perti-
nente de l'actuelle reconfiguration des citoyennetés en Europe. Là encore, le
politiste doit savoir historiciser ces raisonnements et tenir compte de la
"mainmorte du passé".
De façon classique, la citoyenneté est définie comme un statut social
(membership), codifié juridiquement et conférant un ensemble de droits aux
individus à qui ce statut est reconnu. C'est aussi un ensemble d'obligations,
formelles ou informelles, qui exigent – le plus souvent – que les individus
prennent part aux affaires de la Cité et participent activement aux affaires
publiques d'une entité politique (l'Etat-Nation le plus souvent) dont ils sont
membres. Héritée du droit, cette définition amène l'observateur à privilégier
l'étude des critères d'inclusion et ipso facto d'exclusion de la citoyenneté, à
s'intéresser notamment à la relation qui existe entre la nationalité et la ci-
toyenneté, à étudier avec précision le contenu juridique des droits et des
obligations qui lui sont attachés. La citoyenneté européenne possède d'ores
et déjà sa propre tradition de commentateurs autorisés, de textes de réfé-
rence, d'analyses consacrées en la matière. Un certain nombre de colloques,
d'ouvrages et d'articles se sont engagés dans cette lecture juridique de la ci-
toyenneté européenne qui connaît un réel essor (Bluman 1991; Hen 1991;
Kovar et Simon 1993; Boudant 1995; Kostakopoulou 1996; Weiller 1996).
Dans une telle perspective, plusieurs questions sont abordées: Quels sont les
critères juridiques d'admission dans une communauté de citoyens? A quels
droits les citoyens peuvent-ils prétendre? Quelles sont leurs obligations ci-
viques? etc. Pour essentielles que soient ces questions, elles ne doivent pas
faire oublier l'inconvénient majeur que présente cette tradition d'analyse de
la citoyenneté: le risque de redoubler le discours normatif sur la citoyenneté
et d'oublier, en conséquence, d'interroger les modalités d'invention et de
fonctionnement historique voire parfois d'échec d'un tel mode de division
du travail politique. De ce point de vue, la démarche proposée par Thomas
Humphrey Marshall, dans sa célèbre conférence d'Oxford de 1949, présente
encore aujourd'hui l'avantage de nous obliger à analyser le contexte histori-
que dans lequel le statut de citoyen est apparu et s'est développé. Rappelons
que pour l'auteur, ce statut se décompose en trois éléments: l'élément civil,
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 171

soit les droits nécessaires au respect des libertés individuelles (liberté de la


personne, de parole, de pensée, de croyance, droit de propriété et de passer
contrat, accès à une justice égale...); l'élément politique, soit le droit de par-
ticiper à l'exercice du pouvoir en tant que membre d'un organe doté d'autori-
té politique ou en tant que participant à sa désignation; l'élément social, soit
la participation au bien-être économique de la société et le libre accès à sa
protection sociale (Marshall 1950). Fortement influencée par l'expérience
britannique – et notamment par le débat occasionné, à partir de 1942, par le
plan Beveridge –, cette théorie libérale et évolutionniste de la citoyenneté
présente l'intérêt de déplacer le regard de l'analyste du domaine strictement
juridique vers le domaine historique: ce qui est ici privilégié, c'est la com-
préhension des événements historiques (naissance de l'Etat de Droit, avè-
nement du suffrage universel et des institutions parlementaires, apparition
de l'Etat-Providence...) qui ont favorisé l'extension progressive (pour le cas
de la Grande-Bretagne) ou plus brutale (pour le cas français) d'un tel rôle
social. C'est aussi l'étude des localisations institutionnelles (tribunaux, par-
lement, système scolaire...) de ces différents droits, qui se trouve engagée.
La citoyenneté devient dès lors une sorte d'indicateur de la modernité poli-
tique (Bendix 1964). Dans ce paradigme, plusieurs couples notionnels sont
particulièrement privilégiés: citoyenneté et stratification sociale (Barbalet
1988); citoyenneté et Etat-Providence (Culpitt 1992; Twine 1994); citoyen-
neté et capitalisme (Turner 1986), etc.
Analyser la citoyenneté européenne à l'aune de ce paradigme (Müller
1995) amène tout d'abord à réfléchir au contenu des droits que ce statut
consacre. Complémentaire de la citoyenneté stato-nationale, la citoyenneté
européenne n'entend pas couvrir l'ensemble des éléments traditionnellement
constitutifs de la citoyenneté. Plus encore, elle intègre des éléments qui sont
normalement extérieurs à la notion de citoyenneté. Ce sont, en effet, princi-
palement l'activité sociale et économique qui est ici concernée par l'avène-
ment de la citoyenneté européenne (Margue 1995). Travailler, étudier, se
former, acheter des biens et des services, voyager, résider dans un autre
pays de l'Union européenne: voilà les domaines d'action que la citoyenneté
européenne entend prioritairement développer. Le "Programme d'informa-
tion du citoyen européen" mis en place récemment par la Commission euro-
péenne et le Parlement européen atteste de ces priorités. La majorité des
fiches pratiques mises à la disposition des "Citoyens d'Europe" concerne
cette sphère d'action à dominante économique. De leur côté, les droits poli-
tiques reconnus (droit de vote et d'éligibilité aux élections européennes ou
municipales, droit de pétitionner devant le Parlement européen) ne suffisent
pas pour donner à la citoyenneté européenne une densité politique équiva-
lente à celle des citoyennetés stato-nationales (Magnette 1997). Ce décou-
172 YVES DÉLOYE

plage entre l'élément économico-social et l'élément proprement politique –


qui renvoie bien sûr aux hésitations constitutives de la politique d'intégra-
tion au sein de l'Union européenne – contribue à faire de la citoyenneté eu-
ropéenne une notion bricolée, un objet politique assez étrange dont les im-
plications sont encore délicates à apprécier. L'œuvre de T.H. Marshall incite
également à s'interroger sur la nature et plus encore la portée de l'événement
historique qui favorisa l'avènement de la citoyenneté européenne: l'affirma-
tion du marché unique européen (Holmes 1996). Une telle dynamique éco-
nomique peut-elle produire à elle seule les conditions d'une nouvelle figure
de la citoyenneté? La régulation par le marché peut-elle déboucher sur de
nouvelles allégeances politiques? Ces deux questions témoignent bien du
caractère novateur de la citoyenneté européenne par rapport aux citoyenne-
tés stato-nationales: alors que ces dernières affirmaient le primat de l'ordre
politique sur l'ordre économique, la citoyenneté européenne semble boule-
verser cette hiérarchie séculaire et donner naissance à de nouvelles modali-
tés de production d'allégeances et de légitimités. Et ce dans un environne-
ment idéologique général marqué par le "glissement de paradigme" dont
parle notamment Sabino Cassese et Vincent Wright qui “implique un dépla-
cement du dirigisme et du keynésianisme vers le monétarisme et le néolibé-
ralisme” (1996: 8).
On le voit, en situant la citoyenneté dans une toile de signification con-
ceptuelle plus large que celle proposée par le droit, la théorie politique
contemporaine (Beiner 1995; Leca 1986; Turner 1992, 1993; Van Gunste-
ren 1988) offre à la science politique un programme de recherches particu-
lièrement ambitieux dès lors qu'elle s'intéresse à la citoyenneté européenne
et qu'elle entend le faire en évitant toute tentation prophétique (Pahl 1991:
345). Faute de pouvoir développer ici l'ensemble de ce programme, on a
choisi de traiter particulièrement deux questions centrales: celle, tout
d'abord, de l'élaboration des normes civiques en Europe et celle, ensuite, des
bouleversements identitaires qui accompagnent l'instauration de la citoyen-
neté européenne. Le cheminement que propose cet article sera le suivant:
partant d'un bilan de certaines études consacrées à la citoyenneté stato-
nationale, il tentera d'indiquer des pistes de réflexion permettant de mieux
cerner, par contraste, la capacité de l'Europe – dont le registre dominant de
fonctionnement et d'analyse reste celui des politiques publiques (Lequesne
et Smith 1997) – de se doter des moyens pour engager une telle transforma-
tion civique.
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 173

La citoyenneté: du statut juridique à l'institution invisible


L'idée de norme civique se réfère – notamment dans la sociologie inspirée
par Emile Durkheim – à un univers de règles explicites ou implicites qui
orientent la conduite des citoyens; ces règles renvoient principalement au
système de valeurs et de croyances en oeuvre à un moment donné dans une
société et supposent des pressions, voire des sanctions, qui dirigent les indi-
vidus vers une attitude d'adhésion et de conformisme civiques. C'est cet
univers normatif qui assure, en partie, le "ciment de la société" (Elster
1989). La théorie des normes sociales telle que l'expose notamment Jon Els-
ter (1989, 1995) nous aide à préciser le statut et la nature des normes civi-
ques. A l'instar d'autres normes collectives, les normes de la citoyenneté ont
généralement un caractère impératif: elles prétendent dessiner l'espace de
l'interdit civique. Il s'agit pour elles de réguler l'action des citoyens en les
encourageant à adopter certains comportements (le vote, la coopération, la
solidarité...), à éviter certaines pratiques (la fraude, l'indifférence par rapport
au destin de la communauté nationale...). Qu'il s'agisse du "juste" ou de
"l'injuste", du "bien" ou du "mal" ou encore du "vrai" ou du "faux", la mo-
rale civique fournit une série de "classifications" (Barnsley 1972: 105) qui
permettent aux citoyens de penser leur pratique de la citoyenneté. La morale
civique ambitionne, de cette façon, de diffuser un ensemble d'injonctions à
agir dans le sens d'une coopération, d'un consensus (Rawls 1993) qui assure
l'intégrité et le développement de la communauté politique. C'est là la di-
mension sociale des normes civiques: elles sont censées être partagées par
l'ensemble des citoyens et constituent un aspect désormais crucial de leur
identité sociale. Il s'agit pour la communauté politique considérée et pour
chacun de ses membres de disposer d'une sorte de grille de discrimination
qui permette d'aborder l'abondance des situations concrètes de la vie de ci-
toyen avec des repères fiables: la grille ainsi cristallisée permet de distin-
guer les types de comportement prescrits et proscrits, ce qui doit et ce qui ne
doit pas se faire. Comme nous le verrons plus loin, la difficulté à identifier
cet ensemble de normes provient du fait qu'il n'y pas, la plupart du temps,
accord sur les frontières et le contenu de cette sphère normative de la ci-
toyenneté. D'un pays à l'autre, d'une époque à une autre, son contenu varie
et dépend surtout de l'histoire de la culture politique nationale. Mais aussi
des conflits et des luttes sociales qui accompagnent la définition des formes
civiques et celle de leurs usages légitimes. On peut alors comprendre qu'un
même comportement ne fasse pas l'objet d'un traitement normatif sembla-
ble: la participation électorale est ainsi beaucoup plus valorisée en France
qu'aux Etats-Unis (Shklar 1991) où la science politique comme les hommes
politiques se satisfont voire revendiquent parfois une certaine dose d'apathie
civique (Dahl 1966). Au sein d'un même pays et à l'intérieur d'une même
174 YVES DÉLOYE

époque, il est également courant de retrouver cette flexibilité des normes de


la citoyenneté: de nombreux conflits et désaccords occupent ceux qui en-
tendent fixer le contenu et la nature (notamment religieuse ou séculière) des
normes civiques; d'où fréquemment l'existence simultanée de plusieurs
sphères normatives de la citoyenneté (Déloye 1994a). Pour interpréter ces
écarts et ces conflits, pour rendre compte de cette diversité, il faut notam-
ment restituer chaque système normatif dans une histoire longue: celle des
mentalités et des sensibilités morales (Déloye 1996). C'est, en effet, par rap-
port à des systèmes de croyances, de valeurs, d'émotions et de représenta-
tions – plus ou moins anciens – que la citoyenneté prend son sens, ou plus
exactement ses sens. Ce que le politiste doit alors faire, c'est de tenter de
démêler l'écheveau que constituent des mentalités morales d'âges différents,
parfois simultanément à l'œuvre au sein d'une même société, voire chez le
même individu. Nous reviendrons sur les pistes de recherche que suggère
cette idée. Les normes civiques ont une autre propriété qui les distinguent
des impératifs sociaux étudiés par Jon Elster (1995) avec lesquels elles ont
pourtant des traits communs. Si, de la même façon que les normes légales,
elles sont parfois maintenues par des peines juridiques (celles qui sanction-
nent, par exemple, la désertion militaire ou les fraudes fiscales), les normes
civiques ne se résument pas, loin de là, à ce type de sanction. Si le droit, en
tant que "symbole visible" (Durkheim 1893: 28) de l'organisation de la vie
sociale contribue au respect des normes civiques, ces dernières s'appuient
aussi, et peut-être surtout, sur un ensemble – plus difficile à identifier – de
sanctions (positives ou négatives) et de vertus diffuses. Il nous semble alors
plus juste de rapprocher la citoyenneté des "institutions invisibles" dont par-
lent Kenneth Arrow au sens où ce mode d'organisation politique renvoie à
“des principes de l'éthique et de la morale, [...] [à] des conventions cons-
cientes, ou dans beaucoup de cas inconscientes, ayant pour objectif un béné-
fice mutuel” (Arrow 1974: 26).
Avant d'interroger le fondement éthique de la citoyenneté européenne, il
est utile d'établir prudemment les enseignements de cette formulation. Ils
nous apparaissent s'articuler en quelques grands thèmes:
• Elle conduit, tout d'abord, la sociologie des normes civiques à prendre en
considération la dualité des devoirs civiques: si leur respect renvoie, pour
une part, à l'existence d'un ensemble organisé de sanctions visibles géré par
un appareil juridique, elle repose aussi sur l'ensemble des émotions souvent
très fortes que provoque soit leur violation (la honte, la réprobation des au-
tres, pour certains la crainte du jugement dernier..), soit leur accomplisse-
ment (l'estime de soi, la fierté, l'honneur, voire le salut éternel...). On re-
trouve ici ce que François-André Isambert (1991) considère comme la dou-
ble dimension de toute norme: son usage impératif et son usage appréciatif.
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 175

Règles et valeurs sont bien les deux composantes de la morale civique. D'où
la signification complexe du terme de "devoir civique" qui mêle à la fois la
notion pratique d'obéissance et celle morale de dépassement de soi. Dépas-
sement de soi qu'Emile Durkheim appelait de ses vœux lorsqu'il notait, au
début du siècle, que “s'il est vrai que le contenu de l'acte nous attire, cepen-
dant il est dans sa nature de ne pouvoir être accompli sans effort, sans une
contrainte sur soi. L'élan, même enthousiaste, avec lequel nous pouvons agir
moralement nous tire hors de nous-mêmes, nous élève au-dessus de notre
nature...” (Durkheim 1906: 51). C'est dire si les normes civiques “ne se ré-
duisent pas aux systèmes de sanctions qu'elles génèrent, puisqu'en fin de
compte, l'adhésion à leurs impératifs présuppose une croyance en la norme
qui dépasse les motifs d'ordre instrumental d'y adhérer” (Elster 1995: 142
souligné par l'auteur). Et l'auteur d'ajouter que “l'aspect le plus fondamental
des normes est leur ancrage dans la vie émotionnelle, l'impulsion qu'elles
reçoivent de l'affectivité” (Elster 1995: 147). Il est commode alors de com-
prendre que lorsqu'ils adhèrent aux normes civiques, les citoyens soient sou-
vent peu sensibles aux effets de l'action qu'elles commandent (patriotisme, al-
truisme). Du pôle juridique où elle est trop souvent cantonnée (Wihtol de
Wenden 1988; Koubi 1994), l'analyse de la citoyenneté se déplace vers ce-
lui des systèmes de valeurs, de croyances et de représentations qui la sou-
tiennent. L'analyse de la citoyenneté rejoint ainsi celle de la dimension éthi-
que de la nationalité telle que l'aborde récemment, par exemple, David Mil-
ler (1995a: 49-80). Ici se pose la question du fondement des croyances en la
norme civique mais aussi celles de leur apparition, de leur entretien notam-
ment par la socialisation civique: comment naissent, changent et parfois
disparaissent les croyances en la norme civique? Si de telles questions peu-
vent être éludées par un questionnement de type juridique, elles deviennent
centrales dans une perspective sociologique.
• Elle oblige, ensuite, la sociologie des normes civiques à tenter d'élucider
les liens qui existent entre l'émergence de la citoyenneté comme mode de
division du travail politique moderne et le changement des sensibilités et
des mentalités morales qui l'accompagne. Il s'agit de renouer avec les intui-
tions de recherche présentes tant chez Marc Bloch (1939, 1940) que chez
Norbert Elias (1973a, 1973b), lorsque ces derniers entreprenaient d'établir
les affinités qui existent entre les systèmes politiques (féodaux puis étati-
ques) et les types d'économie psychique qui leur correspondent. Plus préci-
sément encore de préciser les relations qui s'établissent dans le processus
d'émergence de la citoyenneté entre les dispositions psychologiques, les va-
leurs morales et les comportements civiques. Bryan S. Turner (1992: 49)
parle, à ce propos, de "citoyenniser la personne" afin de la rendre conforme
aux exigences de civilisation de la citoyenneté. N'agissant pas simplement
176 YVES DÉLOYE

comme une contrainte extérieure, les normes civiques ambitionnent de for-


mer les structures intérieures des personnalités. L'individu va devoir ainsi
s'insérer dans une communauté civique – largement "imaginée" (Anderson
1983) – qui est le produit d'une histoire et qui va contribuer à modeler ses
formes de sensibilité et de pensée.
• Elle engage, enfin, la sociologie des normes civiques à être attentive aux
bouleversements et, plus encore, aux résistances des mentalités morales que
provoquent la naissance et l'affirmation de la citoyenneté. Parce qu'elle en-
traîne une modification des sensibilités, notamment religieuses, la citoyen-
neté rencontre l'opposition des acteurs sociaux qui tendaient jusqu'alors à
posséder le monopole de la production des normes et des croyances les ap-
puyant. La sociologie historique de la citoyenneté doit alors relater les luttes
qui opposent ceux qui entendent imposer une définition légitime des fron-
tières de la citoyenneté et de son contenu normatif. Il n'y a rien de naturel ni
d'universel dans les conventions morales qui fondent la citoyenneté: le so-
ciologue doit en retracer finement la genèse historique. Ce qu'il convient de
scruter, c'est l'opposition parfois violente entre différentes morales, mais
aussi la coexistence durable de systèmes de justification morale largement
antagoniques. Certaines théories nous ont récemment habitué à penser ce
pluralisme des valeurs (Boltanski et Thévenot 1991; Habermas 1981; Wal-
zer 1983). D'inspirations théoriques différentes, ces analyses ont toutefois
en commun de déplacer l'analyse des normes sociales vers l'examen de la
capacité des acteurs à s'entendre sur les normes, vers l'observation des
contextes sociaux de négociation des conventions morales, vers l'étude des
jugements ordinaires que portent les acteurs en situation civique (Pharo
1985; pour un bilan de ce nouveau paradigme, voir Thévenot 1995). Pour
suggestif que soit ce déplacement, il se heurte à deux objections. La pre-
mière renvoie au fait que ces démarches n'accordent pas suffisamment d'at-
tention aux conflits normatifs et privilégient les situations d'entente et d'ac-
cord normatifs. De plus, la plupart des enquêtes réalisées à partir de ce pa-
radigme accorde peu d'importance à l'histoire et à la dimension temporelle
des normes civiques. Ces enquêtes valorisent les notions de situation et de
moment, et impliquent des séquences courtes, des instants sans véritable
épaisseur temporelle. Elles surévaluent la plasticité des comportements ci-
viques et les enferment dans une temporalité de surface. En privilégiant
l'étude des modalités de jugement que porte les acteurs sur leurs actions et
sur celles des autres, on tend, en effet, à banaliser les structures normatives
et à oublier leur historicité profonde: si les hommes ne restent pas passifs
face aux normes sociales, on ne saurait réduire ces dernières ni aux usages
présents dont elles font l'objet, ni aux modalités de jugement des acteurs. Là
se situe l'histoire et parfois l'inertie des mentalités morales que l'on ne saurait
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 177

écarter trop rapidement (Déloye 1996). Au temps court – celui du présent –


des conventions morales, on préférera donc le temps long des mentalités mora-
les. Ainsi, la sociologie des normes civiques doit-elle finalement accepter la
double image d'un citoyen capable de porter des jugements de valeurs sur
son environnement (Duchesne 1997) et de cadres moraux préconstruisant
ces jugements, cadres largement hérités de l'histoire. Une telle formulation
théorique permet de souligner non seulement le lien historique qui existe
entre l'avènement de la citoyenneté et la modification des sensibilités mora-
les mais aussi les oppositions que rencontre cette perspective.

De la dimension éthique de la citoyenneté européenne


Relativement à ces considérations, la réflexion théorique sur la citoyenneté
européenne peut être orientée dans une double direction: celle tout d'abord
du caractère central ou non des normes civiques qui accompagnent ce nou-
veau statut; celle ensuite des capacités d'adhésion ou de résistance des
populations européennes à ce corps de valeurs et de représentations.
Comme nous l'avons évoqué, la conception stato-nationale de la ci-
toyenneté repose historiquement sur la capacité d'encadrement normatif de
ce statut. Dans ce cadre conceptuel, toute action civique doit être orientée
en fonction d'un système de valeurs partagées. La soumission à cet univers
normatif – certes plus ou moins forte suivant les contextes culturels et les
moments de l'histoire – est alors posée comme le préalable indispensable à
l'intégration politique. Compte tenu de la trajectoire singulière de la ci-
toyenneté européenne, née en complément à l'instauration du marché unique
européen (Meehan 1993: ch. 4), on peut s'interroger sur la volonté des auto-
rités politiques européennes à diffuser un tel corps de valeurs et de
représentations (Wihtol de Wenden 1997: 94-97). Certes, la Commission
européenne a notamment engagé une réflexion sur la contribution de
l'éducation et de la formation à l'émergence et à l'affermissement de la
citoyenneté dans le cadre de l'Union européenne. L'un des axes de cette
réflexion porte sur le système de valeurs susceptibles de favoriser l'identité
civique de l'Europe. Dans son rapport récent, le Groupe de réflexion sur
l'éducation et la formation de la Commission européenne aborde, en ces
termes, cette orientation: “Les principales valeurs que le Groupe de
réflexion considère comme faisant partie de l'héritage inaliénable de
l'Europe sont des valeurs d'avenir, elles ne sont pas les lignes de défense de
notre civilisation. Ce sont à partir d'elles que la nouvelle société cognitive
qui se dessine sera une société progressive où les principes de justice et de
solidarité seront respectés, qui permettra une connaissance partagée,
meilleure antidote à l'intolérance dans nos nations. Ces valeurs sont: les
droits de l'homme, la dignité humaine; les libertés fondamentales; la
178 YVES DÉLOYE

libertés fondamentales; la légitimité démocratique; la paix et le rejet de la


violence comme moyen ou méthode; le respect des autres; la solidarité hu-
maine (à l'intérieur de l'Europe et vis-à-vis du monde dans son ensemble); le
développement équitable; l'égalité des chances; les principes du raisonne-
ment rationnel (l'éthique de l'évidence et de la preuve); la préservation de
l'écosystème; la responsabilité individuelle” (Commission européenne
1997: 60). Dans le même ordre d'idée, il conviendrait de souligner l'effort
engagé afin de doter l'Europe d'une histoire – ou tout au moins d'une mise
en récit des histoires qui la composent – facilitant l'homogénéisation de la
mémoire des citoyens européens. Reste que ces mesures encore très symbo-
liques ne suffisent pas à doter la citoyenneté européenne d'une dimension
éthique équivalente à celle qui accompagnait la naissance des citoyennetés
stato-nationales. Au regard de cette situation, il est alors peut-être néces-
saire d'abandonner le paradigme inspiré par Emile Durkheim (Pahl 1991;
Thompson 1995) et repris par Talcott Parsons pour inscrire, par contraste, la
citoyenneté européenne dans un autre cadre théorique, plus adapté à l'"âge
des droits" dans lequel les démocraties européennes s'inscrivent désormais
selon Norberto Bobbio (1996). Dans leurs travaux, Richard K. Fenn et Ni-
klas Luhmann – qui s'opposent au paradigme de la société organisée autour
d'un système de valeur central – proposent, par exemple, de considérer que
les sociétés modernes (dont la société européenne) peuvent fort bien se pas-
ser "d'intégration culturelle" (Fenn 1972: 17) et supporter une situation de
pluralisme concurrentiel des valeurs sans pour autant sombrer dans l'anar-
chie redoutée par la tradition sociologique. Dans ce type de configuration
politique, une pluralité de valeurs y coexistent et confrontent l'acteur social
à des sous-systèmes culturels porteurs de valeurs dissemblables. Comme
l'observe Olivier Tschannen, “la question de la légitimité n'est [alors] plus
posée au niveau des valeurs ultimes, mais au niveau administratif et techno-
cratique” (Tschannen 1989: 132). La faiblesse de l'intégration culturelle –
qui était, par contre, au cœur du projet stato-national – est compensée par la
capacité (notamment économique) du système à assurer à tous une certaine
égalité d'accès au bien être matériel. La gestion pragmatique de la société se
fait ici sans référence à des valeurs fondatrices. Ce paradigme – qui entre
aujourd'hui en résonance avec le débat autour du multiculturalisme (Gianni
1994; Kymlicka 1995; Wieviorka 1996) – rend pensable un modèle de ci-
toyenneté faiblement intégratrice sur le plan politique et culturel mais capa-
ble de favoriser un égal – tout au moins équitable – accès aux biens et aux
services économiques. De ce point de vue, il peut paraître en affinité avec
certaines des logiques à l'oeuvre dans le processus d'intégration européenne.
Reste toutefois qu'une telle conception de la citoyenneté rend fort improba-
ble le développement d'un sentiment d'appartenance à un espace européen
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 179

dont l'économie est, par ailleurs, fortement mondialisée et productrice d'ex-


clusions de plus en plus nombreuses.
La confrontation de ces deux modèles de citoyenneté ouvre un espace de
débat concernant la citoyenneté européenne. Espace qu'il serait bien délicat
de circonscrire de façon définitive tant les incertitudes sur le devenir de la
citoyenneté européenne et la cohérence de sa trajectoire historique restent
grandes. Un axe central traverse toutefois cet espace des possibles et nous
aide à poser certaines questions à la citoyenneté européenne. Cet axe
concerne la portée intégratrice – et donc ipso facto la dimension éthique –
de la citoyenneté européenne et oppose les deux positions que nous venons
d'évoquer.1 D'un côté se situe un modèle de citoyenneté (largement expéri-
menté dans l'histoire des Etats européens) favorisant l'intégration politique
et un certain niveau d'homogénéisation ou au moins de convergence cultu-
relle (Smith 1971; Anderson 1983). Ce modèle est fondé sur un corps cen-
tral de valeurs, de croyances et de représentations porteur de normes. A l'au-
tre extrémité de l'axe, se trouve un modèle de citoyenneté multiculturelle
dont la logique intégratrice se borne à assurer à chaque citoyen un accès
égal au bien être économique de la société, laissant ce dernier libre de ses
affiliations culturelles et identitaires. Entre ces deux pôles, de nombreuses
positions intermédiaires sont imaginables. L'avancée du débat théorique
autour de la citoyenneté européenne suppose donc de clarifier analytique-
ment le projet éthique qui accompagne la citoyenneté européenne: quelle est
l'ambition éthique de la citoyenneté européenne? quel est – le cas échéant –
le système de valeurs, de représentations et de croyances que l'Union euro-
péenne entend promouvoir? Existe-t-il un consensus sur ces valeurs?
L'Union européenne peut-elle – dès lors qu'elle entend combler le "déficit
démocratique" de l'Union européenne (Rosas et Antola 1995; Stüttler 1997;
Kiernan 1997) – se contenter de quelques références abstraites? Comment,
par ailleurs, concilier cet univers de valeurs avec ceux qui assurent encore
très largement la légitimité des citoyennetés stato-nationales? La réponse à
ces questions permettra de mieux caractériser la citoyenneté européenne et
de comparer son modèle politique avec d'autres configurations civiques.
Elle permettra aussi de déterminer les relations qui s'établissent dans le pro-
cessus d'émergence de la citoyenneté européenne entre les dispositions psy-
chologiques, les valeurs morales et les comportements civiques attendus des
citoyens européens dans le cadre du système politique de l'Union euro-
péenne. Elle permettra ainsi de préciser l'intensité du sentiment d'apparte-
nance et d'engagement qu'elle entend solliciter de la part des citoyens euro-
péens. On le sait depuis l'étude classique de Jean Leca (1986), tous les mo-
1
Ce qui met en jeu la définition des valeurs partagées au sein de l’Union européenne, va-
leurs porteuses de normes de comportement.
180 YVES DÉLOYE

dèles de citoyenneté expérimentés dans l'histoire se déploient sur une dou-


ble échelle d'attitude. Comme sentiment d'appartenance, les modèles de ci-
toyenneté se déplacent du particulier au général, du communautaire au so-
ciétal, du bas vers le haut. Comme sentiment d'engagement, ils se déplacent
du civique au civil, du conformisme comportemental à l'autonomie indivi-
duelle, de l'affirmation des obligations vers la revendication des droits (Leca
1986: 176-177). Il serait trop simple de considérer que la citoyenneté euro-
péenne se répartit sur le pôle libéral de chacune de ces échelles favorisant
ainsi l'expression multiculturelle, respectant les groupes d'appartenance par-
ticularistes et locaux, sacralisant – d'une certaine façon – un individu privé
(le civil l'emporte alors sur le civique) revendiquant surtout la réalisation de
ses droits. L'enjeu théorique est, en effet, de préciser la contribution respec-
tive de l'ordre politique (tant national que supranational), de l'ordre culturel
et de l'ordre économique à la communalisation des citoyens européens. Dès
lors que le marché occupe une place déterminante dans le processus d'inté-
gration européenne, que le multiculturalisme travaille en profondeur les so-
ciétés européennes (Kymlicka 1995; Wieviorka 1996) et rend parfois "riva-
les" certaines identités (Birnbaum 1998: ch. 6), c'est le statut même du poli-
tique – notamment dans sa dimension éthique et régulatrice – qu'interroge la
citoyenneté européenne. A un moment où la thématique de "la fin de l'his-
toire" (Fukuyama 1992) rencontre un vrai écho dans les sociétés européen-
nes, c'est la place respective de l'activité économico-sociale et de l'engage-
ment politique qui nous semble, en définitive, au centre du questionnement
autour de la citoyenneté européenne.
Une telle mise en perspective débouche aussi sur une analyse des capaci-
tés d'adhésion ou de résistance des populations européennes à ce nouveau
support d'allégeances que constitue la citoyenneté européenne. Comme nous
l'avons évoqué plus haut, c'est toujours par rapport à des systèmes de
croyances, de valeurs, d'émotions et de représentations – plus ou moins an-
ciens – que les innovations en matière de citoyenneté prennent leur sens. Le
politiste doit être ici attentif tant aux mécanismes d'adhésion (notamment à
travers la socialisation) qu'aux résistances des mentalités (principalement
nationales) qu'occasionne l'émergence de la citoyenneté européenne. De ce
point de vue, certaines enquêtes (Duchesne et Frognier 1995; Delem et
Pambel 1996) établissent le caractère précaire et incertain du sentiment
d'appartenance (particulièrement à travers la mesure de l'identification à
l'Europe) et d'engagement (à travers, à titre d'exemple, l'évolution des taux
de participation aux élections européennes) que suscite la citoyenneté euro-
péenne. Une analyse rigoureuse de cette situation doit, à notre avis, prendre
en considération à la fois les pesanteurs liés à l'histoire des sociétés euro-
péennes qui rendent forcément lent et incertain les transferts d'allégeances
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 181

que suppose probablement l'affirmation de la citoyenneté européenne et


également le caractère parfois flou d'une citoyenneté européenne qui “n'a
pas encore accouché d'un peuple européen” (Wihtol de Wenden 1997: 102).
Elle doit aussi se souvenir que la réalisation des différentes dimensions de
la citoyenneté (civile, politique, sociale) a provoqué historiquement “d'impi-
toyables luttes sociales et politiques qui ont souvent entravé la mise en œu-
vre des mesures progressistes envisagées” (Hirschman 1991: 15). Une ana-
lyse de la citoyenneté européenne doit prendre prioritairement en considéra-
tion ces conflits et ces "contre-offensives idéologiques" qui sont l'un des
meilleurs guides pour apprécier ce qu'éprouvent les individus face aux
changements historiques. Pour reprendre le conseil d'Albert O. Hirschman,
il faut en finir là aussi avec le tableau d'un "développement" ou d'une "ex-
tension" inexorable et sans-à-coups de la citoyenneté européenne et consi-
dérer, à l'inverse, le mouvement permanent de flux et de reflux, d'évolutions
et de "dévolutions" (l'expression est empruntée à Charles Tilly) dont elle est
la résultante. C'est là la seule condition pour que la théorie politique
échappe à la prégnance de schèmes intellectuels postulant un déroulement
linéaire du temps fréquemment adoptés par les études classiques sur la ci-
toyenneté (Marshall 1950; Bendix 1964). De ce point de vue, la résistance
de certaines structures mentales (notamment celles associées au nationa-
lisme idéologique en Europe), l'opposition de certaines forces politiques
révèlent, mieux que tout autre site d'observation, ce que la citoyenneté eu-
ropéenne modifie dans une société. Il peut-être alors opportun pour com-
prendre ce qui change de commencer par observer ce qui refuse de changer,
ce qui – inscrit dans la longue durée des mentalités et des idéologies – ré-
siste à la novation que constitue la citoyenneté européenne.

La citoyenneté entre engagement et distanciation


Cette conceptualisation conduit, par conséquence, à penser que l'analyse de
la construction sociale de la citoyenneté tant nationale qu'européenne doit
emprunter une démarche dynamique capable d'inclure l'étude des conflits
normatifs constitutifs de l'histoire de ce mode de division du travail politi-
que. Comme nous l'avons noté, il est en effet très rare qu'il y ait unanimité
quant à la définition des manières d'être et de se comporter en collectivité.
D'où de fréquents conflits d'allégeances dont les conséquences en matière
d'identité politique doivent être désormais soulignées. Chaque citoyen ap-
partient à une pluralité de groupes d'appartenance. La formation de l'identité
individuelle et sociale passe par le développement d'identifications (plus ou
moins durables, plus ou moins intenses) à divers groupes auxquels l'acteur
social appartient d'emblée dès sa naissance ou qu'il se choisit lui-même: fa-
182 YVES DÉLOYE

mille, groupe social, groupe religieux, milieu socioculturel, communauté


d'appartenance, Etat-Nation, entité transnationale ou supranationale, etc.
Ces différents groupes sont porteurs d'une diversité de codes normatifs et de
systèmes de valeurs parfois contradictoires. La prise en charge par le ci-
toyen de la dimension civique et nationale de son identité est donc le résul-
tat de confrontations et d'affrontements entre ces diverses appartenances.
Les théories les plus récentes de la citoyenneté consacrent à cette question
de longs développements. Le débat qui oppose "communautariens" et "libé-
raux" aux Etats-Unis illustre bien l'actualité de cette réflexion (Rawls 1993;
Gianni 1994; Kymlicka 1995; Miller 1995b).
Observons simplement ici que la citoyenneté stato-nationale provoque
classiquement un aménagement des identités en politique. Parce qu'elle en-
traîne une différenciation (certes plus ou moins forte suivant les pays euro-
péens et les périodes de l'histoire) entre l'appartenance citoyenne et l'appar-
tenance sociale, la citoyenneté bouleverse sensiblement l'édifice identitaire
dont elle hérite. Dans sa trajectoire la plus radicale (illustrée, par exemple,
par le cas français), la citoyenneté instaure historiquement une fracture:
avec elle disparaissent, s'effacent ou s'atténuent les liens sociaux et politi-
ques fournis par la famille, la corporation, le territoire, ou encore la religion.
La citoyenneté favorise, dans tous les cas, une “séparation entre l'apparte-
nance citoyenne et l'appartenance aux groupes sociaux auxquels on adhère
plus immédiatement en raison de la prescription des rôles qu'ils imposent”
(Leca 1986: 167). Dans sa conception moderne, la citoyenneté postule donc
le dépassement des liens communautaires antérieurement saillants. Comme
le note Bertrand Badie, “le politique prend (alors) le relais des groupes
communautaires traditionnels pour contrôler les allégeances: l'individu ne
s'identifiant plus, de façon prioritaire, à son groupe primaire d'appartenance
tend à se fondre dans un public atomisé rendant fonctionnelle la mise en
place de nouveaux réseaux d'allégeances que consacre la naissance de la
citoyenneté” (Badie 1985: 609). Apparaît ici clairement l'enjeu politique de
la citoyenneté: homogénéiser la culture des citoyens d'un Etat-Nation
(Smith 1971) et, de la sorte, délimiter l'espace de l'identité civique et natio-
nale et circonscrire le territoire politique sur lequel l'Etat exerce son autori-
té. Le bouleversement identitaire que provoque l'émergence de la citoyenne-
té a, en effet, pour finalité d'assurer à l'Etat la primauté de l'obéissance et
d'établir une indexation (i.e. répartition) identitaire favorable à l'identité na-
tionale. Par indexation identitaire, il faut entendre ici la volonté de l'Etat-
Nation de promouvoir une citoyenneté englobante prônant une identité de
référence (l'identité nationale) différenciée de celles prescrites par les appar-
tenances primaires des citoyens. Le citoyen accepte de prendre une distance
avec certaines de ses sphères d'appartenance et avec les prescriptions mora-
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 183

les qu'elles impliquent pour mieux s'engager au nom d'une identité com-
mune à tous ceux qui partagent le même destin civique. Suivant les pays
(Bryant 1997) et les périodes de l'histoire, l'exigence de distanciation identi-
taire et normative peut être poussée plus ou moins loin. Dans la plupart des
cas, le comportement ordinaire du citoyen se situe sur une échelle à un point
intermédiaire entre une distanciation absolue (dans ce cas d'altruisme civique,
l'individu s'efface devant le citoyen) et une absence d'engagement (dans ce
cas d'égoïsme privé, le citoyen s'efface devant l'individu).
Le modèle de la citoyenneté stato-nationale se fonde ainsi sur l'idée de
l'existence d'une certaine homogénéité ou au moins convergence culturelle
et morale favorable à la promotion d'une identité capable d'absorber les par-
ticularismes et de limiter les conflits d'appartenances. Suivant les pays et les
époques, ce modèle peut toutefois accepter un accroissement de l'hétérogé-
néité culturelle, morale et éthique au sein de la nation, au risque cependant
de renforcer également les conflits d'allégeances.
Si l'on tente rapidement d'établir les enseignements de cette formulation,
ils nous apparaissent s'articuler en deux grands thèmes:
• Elle amène, tout d'abord, le politiste à être attentif à la logique dissocia-
tive (prônant une distanciation entre l'appartenance citoyenne et l'appartenance
sociale) et indexative (propice à la promotion d'une allégeance nationale
favorable à l'engagement civique) de la citoyenneté stato-nationale. Dans
cette perspective, la citoyenneté entend promouvoir une identité exclusive
qui provoque en retour une nouvelle indexation des identités antérieurement
saillantes et devenues périphériques.2 Parce qu'elle entraîne une nouvelle
configuration identitaire, la citoyenneté rencontre parfois l'opposition des
acteurs sociaux qui tendaient jusqu'alors à contrôler le "récit identitaire"
dominant (Déloye 1994b). La sociologie historique de la citoyenneté doit
alors relater les luttes qui opposent ceux qui entendent imposer une identité
civique légitime. Ce qu'il convient ici de scruter, c'est l'opposition parfois
violente entre différents récits identitaires (Buchanan 1991), mais aussi la
coexistence durable de plusieurs discours sur l'identité civique. Comme le
note Christian Coulon, la logique qui gouverne cette indexation identitaire
ne peut être comprise que si l'observateur insiste “sur une dimension fon-
damentale de l'identité dans les sociétés politiques contemporaines: son
rapport à l'Etat” (Coulon 1994: 283). Parce que l'ordre civique et étatique
est porteur d'un “processus de normalisation identitaire”, l'Etat est dans les
2
L’identité civique qui permet l’affirmation d’une singularité communautaire est celle de
la "communauté imaginée" dont parle Benedict Anderson (1983). Comme le note avec bon-
heur Danièle Hervieu-Léger (1997: 172-177), la promotion de cette identité repose sur une
dialectique "de l’universalité citoyenne" porteuse d’un dépassement des liens communautai-
res antérieurs et "de la singularité ethnico-culturelle" favorable à "l’identification communau-
taire" des membres de la nation.
184 YVES DÉLOYE

sociétés contemporaines le “lieu autour duquel s'organise les identités”


(Coulon 1994: 289). L'intérêt de ce rappel est là encore de nous obliger à
tenir compte des modalités culturelles et historiques de construction de la
citoyenneté afin de comprendre les "formalisations identitaires" dont elle est
l'ordonnateur. La citoyenneté entend hiérarchiser les allégeances identitaires
des individus et opérer un tri afin de privilégier l'identité politique. Les au-
tres identités sont indexées de façon à ne pas remettre en cause la primauté
et l'autonomie du lien civique. L'appartenance citoyenne entend tendanciel-
lement devenir le marqueur identitaire le plus puissant.
• Elle engage aussi l'observateur à analyser la modification sensible de la
frontière entre l'espace public et l'espace privé qui accompagne l'indexation
identitaire opérée par la citoyenneté stato-nationale (Maier 1987; Birnbaum
1998). L'espace public devient un espace politique différencié (certes plus
ou moins suivant les pays et les époques) où s'exprime, de façon prioritaire,
l'appartenance à la communauté stato-nationale. A l'inverse, l'espace privé
s'enrichit de toutes les valeurs particularistes, de toutes les identités dont
l'expression est désormais illégitime dans l'espace public. Les anciennes
appartenances de sang, de métier, de statut, de religion y sont reléguées
dans la mesure où elles risquent de concurrencer l'identité civique. Elles ne
disparaissent pas forcément (Birnbaum 1989) mais sont dépolitisées, au
sens où elles perdent tout pouvoir de discrimination, tout statut de "clôture
sociale" légitime. La nationalisation de l'identité politique s'accompagne
ainsi d'une dépolitisation des appartenances primaires dont la géographie
cesse de se confondre avec celle de la communauté politique. Précisons que
ce mouvement de nationalisation de l'identité politique sera plus ou moins
poussé suivant les pays. Si dans certains cas (France notamment), la diffé-
renciation des sphères et des identités est extrême; dans d'autres cas
(Grande-Bretagne, Italie...), les identités périphériques conservent des po-
tentialités de discrimination non négligeables. Dans le cas particulier des
démocraties consociatives (Autriche, Belgique, Pays-Bas, Grand-Duché du
Luxembourg), le maintien des clivages identitaires est équilibré par l'action
conciliatrice des élites politiques qui tentent de maintenir une unité natio-
nale respectueuse d'une certaine diversité culturelle (Lijphart 1975). Obser-
vons également que le redéploiement de la frontière entre la sphère publique
et la sphère privée traduit également un mouvement plus général d'indivi-
dualisation du politique. Le statut de citoyen-national manifeste l'instauration
d'une formation sociale où l'entrecroisement des statuts et des affiliations aux
groupes primaires (familiaux, religieux...) est compatible avec la promotion
d'une allégeance à la communauté nationale. Le système de clivages à partir
duquel se créent ces allégeances favorise l'émancipation de l'individu. Les
sociétés de type stato-nationale appartiennent à ces collectivités où, comme
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 185

l'observait Georg Simmel, du fait de la participation des individus à l'activi-


tés de nombreux groupes le risque de superposition des clivages identitaires
se réduit. “Plus un individu est membre d'un nombre élevé de groupes,
moins il est probable que d'autres personnes auront la même combinaison
d'affiliations de groupes, i.e. que ces groupes vont s'entrecroiser de la même
manière chez d'autres individus” (Simmel 1908: 140).

Identité et citoyenneté européennes


Une telle formulation incite là encore à privilégier certains questionnements
à la citoyenneté européenne. Il serait, en effet, trop simple de considérer que
par sa dimension complémentaire et éclatée (Magnette 1997), la citoyenneté
européenne ne bouleverserait pas l'édifice identitaire européen hérité de
l'âge de l'Etat-Nation. A l'inverse, ce qu'il faut scruter ce sont les change-
ments identitaires qu'induit son émergence, c'est le réaménagement des
identités qu'elle provoque. Une première série d'interrogations concerne
l'avenir des identités stato-nationales dans l'Union européenne. La réflexion
est là encore délicate à mener tant le projet de la citoyenneté européenne en
la matière reste incertain. Pour certains observateurs (le plus souvent des
philosophes), la citoyenneté européenne est porteuse d'un dépassement du
"principe nationaliste" (Ferry 1990, 1991, 1997; Habermas 1992). Les prin-
cipaux intervenants à ce débat défendent une thèse qui peut se résumer sim-
plement. La construction de l'identité et de la citoyenneté européennes ne
doit pas, selon eux, reproduire l'histoire des nationalismes européens. Elle
doit emprunter une trajectoire novatrice aboutissant à “la construction iné-
dite d'une souveraineté politique qui ne coïncide pas avec la souveraineté
nationale” (Ferry 1990: 88). En proclamant l'avènement d'une "identité
post-nationale" et d'une "citoyenneté post-étatique" (Ferry 1995: 93), cette
thèse propose une partition entre l'Etat – espace de la loi – et la nation – es-
pace de l'affect et du sentiment –, et ce, grâce au développement d'"un pa-
triotisme constitutionnel" (l'expression est empruntée principalement à Jür-
gen Habermas 1992; Ferry 1997: 432-440) qui laisse à chaque peuple la
liberté de cultiver ses spécificités nationales. Il s'agit de favoriser “la désu-
nion de la référence politique et de l'appartenance culturelle” (Ferry 1991:
84). Le futur citoyen européen conserve son allégeance à la nation dont il
est originaire tout en partageant une culture politique démocratique com-
mune à tous les européens (Habermas 1992). L'identité européenne est alors
posée comme compatible avec le maintien des identités nationales préexis-
tantes. Cette proposition soulève des questions théoriques fondamentales:
comment envisager de dissocier les deux composantes historiques du natio-
nalisme politique – la convergence culturelle et la clôture politique? Et
186 YVES DÉLOYE

comment réaliser la dépolitisation du national? Deux arguments majeurs


permettent de discuter la perspective d'une telle citoyenneté européenne
multinationale:
• Le premier argument est socio-historique. Il découle de l'étude du pro-
cessus de construction nationaliste en Europe (pour un bilan de ces études
voir Déloye 1997: ch. 3). Comme le rappelait récemment Juan J. Linz,
“dans le contexte ouest-européen, la construction étatique est historique-
ment antérieure à la construction nationale” (Linz 1997: 5). Ce qui permet
de comprendre que l'Etat soit devenu “le lieu autour duquel s'organise les
identités” (Coulon 1994: 289). C'est lui qui assure "la régulation" de
l'identité nationale (Hervieu-Léger 1997: 177). Dissocier l'Etat de la nation,
c'est donc séparer deux processus qui sont dans l'histoire étroitement
articulés l'un avec l'autre. C'est peut-être prendre le risque de priver
l'identité nationale de sa pertinence sociologique. Il existe certes des nations
sans Etats. Toutefois, séparée de l'Etat, une nation ne dispose pas des
ressources coercitives, financières ou morales pour exiger largement
l'obéissance de ceux qui sont censés s'identifier à elle. Rappelons, encore,
avec Max Weber (1922: 421) que si la nation fait souvent l'objet d'un
investissement de sens et d'une intense valorisation psychologique, c'est
essentiellement parce que l'activité politique (et au premier titre celle de
l'Etat) assure la promotion et l'entretien de la conscience nationale. “Produit
artificiel de la communauté politique”, la nation est dans ce cadre
difficilement séparable du processus de construction et d'évolution
étatiques.3 Un tel argument ne plaide pas en faveur du statu quo. Il incite
simplement à penser que l'émergence de la citoyenneté européenne
provoquera un aménagement profond de l'édifice identitaire hérité de la
construction stato-nationale. Aménagement qui nous oblige à nous
interroger sur la portée identitaire de la citoyenneté européenne (Delanty
1997; Gamberale 1997). La question principale est alors de savoir si on peut
construire une Union européenne sans y générer cette sorte d'identification
qui, si elle ouvre la voie d'une démocratie en dehors de toute référence
stato-nationale, devient ipso facto concurrente des identifications nationales
jusqu'alors prégnantes. L'appartenance à l'Union européenne peut-elle ne
pas reposer sur un critère (qui reste à définir) de co-appartenance culturelle
et politique bousculant le référent national? Pour répondre à cette question,
il faut envisager la politique d'indexation identitaire qui accompagne
3
Observons qu’une telle séparation peut amener à penser la nation sur un mode essentia-
liste et, d’une certaine façon, naturaliser les identités nationales existantes et occulter leur
dimension essentiellement historique et instrumentale. Les nations européennes apparaissent
ici comme des corps inaltérables qu’on ne saurait plus toucher. Or, comme le notait Otto
Bauer, ”n’étant rien qu’une condensation de l’histoire, changeant d’une heure à l’autre et
avec chaque nouvel incident que vit la nation, [le caractère national] est modifiable comme
l’événement même qu’il reflète” (Bauer 1907: 249).
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 187

gne l'émergence de la citoyenneté européenne et, ce faisant, inscrire la dy-


namique de la citoyenneté européenne dans une solution de continuité avec
la citoyenneté nationale: la citoyenneté européenne peut-elle se dispenser de
promouvoir une identité (à la fois culturelle et politique) englobante, diffé-
renciée de celles prescrites par les autres appartenances des citoyens? Quel-
les sont les ressources d'une telle logique indexative et dissociative? Quelles
sont les résistances qu'elle rencontre? Quels sont les conflits qu'elle provo-
que? De façon tout aussi fondamentale, la thèse d'une séparation entre le
culturel (la nation) et le politique (l'Etat) repose sur un renversement théori-
que dont les conséquences pratiques sont délicates à apprécier. Dans les so-
ciétés nationalistes, la multiplication des échanges et des relations sociales
nécessite une culture nationale développée afin d'assurer une communica-
tion exigeante (Gellner 1989). La culture nationale domine alors la société
et fournit à l'individu une identité qui ne dérive pas de son réseau d'apparte-
nances primaires. C'est elle qui fonde la cohésion sociale de la communauté
politique. La dissociation proposée entre le culturel et le politique tend à
renverser la relation entre la société et la culture. Ce qui est privilégié, ce
n'est plus simplement l'orientation finale de l'action des individus mais l'in-
sertion (nationale) préalable de ces derniers. A une conception culturelle et
politisée de la société se substitue une conception structurelle et dépolitisée
de la collectivité.4 L'identité de l'individu est alors garantie plus par la struc-
ture de la société que par la culture politique promue par l'Etat ou tout autre
entité politique. La citoyenneté européenne ainsi conçue ne prétend plus
influencer de façon déterminante la formation de l'identité culturelle du ci-
toyen. Elle risque dès lors de ne pas pouvoir développer un véritable vouloir
vivre collectif européen (Deflem et Pambel 1996; Dieckhoff et Jaffrelot
1998). L'entre-soi qui attache les citoyens les uns aux autres risque de rester
fractionné entre plusieurs identités nationales. Le maintien de ces identités
prive, selon nous, la citoyenneté de l'une de ses ressources essentielles, soit
la capacité de ce statut à séparer l'appartenance citoyenne des autres appar-
tenances sociales (Leca 1986). Et ce faisant de sensibiliser les citoyens
d'Europe à cet "autrui généralisé" dont parlait Georges Herbert Mead, sen-
sibilité qui donne seul son sens à une citoyenneté moderne dépassant le ca-

4
Rappelons qu’Ernest Gellner établit une relation inverse entre ces deux concepts théori-
ques qu’il emprunte à l’anthropologie. Dans une société "primitive" très structurée (où, par
exemple, le rôle de chaque individu est prédéterminé par la structure de parenté), la vie so-
ciale n’a pas besoin d’une culture développée pour assurer une communalisation efficace.
L’identité politique de l’individu lui est alors procurée et garantie par la structure de la com-
munauté primaire. A l’inverse, dans les "sociétés modernes", la multiplication des échanges
et des relations sociales nécessite une culture plus développée afin d’assurer une insertion
plus exigeante. La culture nationale domine alors la société et fournit à l’individu son
identité politique (Gellner 1964: 153-157).
188 YVES DÉLOYE

dre national et capable de bénéficier de cette loyauté et de ce soutien émo-


tionnel qui engage la production d'un sentiment collectif d'appartenance.
Pour l'heure, la citoyenneté européenne ne vise qu'à promouvoir "un patrio-
tisme constitutionnel" (Habermas 1992) nécessaire certes au fonctionne-
ment rationalisé d'une démocratie européenne post-nationale, mais peu sus-
ceptible de provoquer un fort sentiment d'identification à l'Union euro-
péenne. Au paradigme d'une société démocratique organisée autour d'un
système de valeur central, fait place là encore celui d'une société qui se
passe d'intégration culturelle au niveau de l'ensemble de la société euro-
péenne et supporte une situation généralisée de pluralisme concurrentiel des
valeurs. Le risque est alors de voir la question de la légitimité des institu-
tions européennes n'être plus posée au niveau des valeurs ultimes, mais au
niveau administratif et technocratique.
• Le second argument, emprunté à Raymond Aron (1974), est plus classi-
que (Meehan 1993: ch. 1). La perspective d'une citoyenneté européenne
post-nationale suppose de séparer les droits des devoirs civiques. Le citoyen
européen peut-il revendiquer les droits que comporte la citoyenneté euro-
péenne sans reconnaître à l'Etat européen – dont la forme reste à définir et
dont on peut penser qu'elle ne reproduira pas celles traditionnellement expé-
rimentées en Europe (Schmitter 1995) – une allégeance forte?5 Autrement
dit, comment un citoyen peut-il appartenir à plusieurs entités politiques en
même temps? Il ne s'agit pas ici de recourir à un argument moral voire civi-
que mais simplement théorique. L'épanouissement des droits n'est possible
que limitée à un territoire politique qui protège chaque citoyen de l'action
des autres citoyens. Pour posséder un droit effectif, il faut, note R. Aron,
“que quelqu'un, une instance ou une institution ait le devoir de ne pas me
l'interdire et d'empêcher d'autres membres de la collectivité de m'en empê-
cher” (Aron 1992: 697). Les obligations que l'Etat impose aux citoyens sont
la condition du respect des droits. Cette dimension verticale de la citoyenne-
té (Terré 1975) est alors indissociable de la dimension horizontale de la ci-
toyenneté, i.e., les relations que les individus entretiennent au sein d'un es-
pace identitaire qui ne peut-être que politique.

Conclusions
Au cœur des bouleversements politiques européens, le concept de citoyen-
neté offre donc non seulement matière à une importante réflexion philoso-
phique sur le contenu souhaitable de la Cité aujourd'hui, il ouvre également
5
Comme le montre les contributions rassemblées dans ce numéro, c’est donc bien l’idée
d’un Etat européen qui constitue l’une des principales pierres d’achoppement de la discus-
sion savante sur la citoyenneté européenne.
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 189

la voie à des recherches socio-historiques sur les modalités possibles de


construction et d'évolution de ce mode de division du travail politique et de
gestion des identités en politique, dans la perspective de l'intégration euro-
péenne. Comme nous avons tenté de le montrer, ces recherches doivent ac-
corder aux conflits normatifs et identitaires une place centrale. Parce qu'elle
prétend imposer une nouvelle configuration normative et identitaire, la ci-
toyenneté européenne rencontrera l'opposition – plus ou moins feutrée – de
nombreux acteurs sociaux. Son contenu et ses frontières sont encore l'enjeu
de débats. C'est dire si cette configuration sociale reste largement dépen-
dante des luttes sociales et historiques qui la constituent. C'est dire aussi si
le concept de citoyenneté n'est pas une notion ordinaire du travail scientifi-
que, mais qu'elle nous met en présence d'un fait total politique.

Références Bibliographiques

ANDERSON, Benedict (1983). Imagined Communities. Reflections on the Origin and


Spread of Nationalism. London: Verso.
ARON, Raymond (1992). “Une citoyenneté multinationale est-elle possible?”, Commentaire
56: 695-704.
ARROW, Kenneth Arrow (1974). The Limits of Organisation. New York: Norton.
BADIE, Bertrand (1986). “Formes et transformations des communautés politiques”, in Made-
leine GRAWITZ et Jean LECA (éds.). Traité de science politique. Vol. 1. Paris: PUF, pp.
599-663.
BARBALET, J.M. (1988). Citizenship. Rights, Struggle and Class Inequality. Stanford (CA):
Open University Press.
BARNSLEY, John H. (1972). The Social Reality of Ethics. The Comparative Analysis of
Moral Codes. London: Routledge & Kegan Paul.
BAUER, Otto (1974). “Le concept de nation”, in Georges HAUPT, Michael LOWY et Clau-
die WEILL (éds.). Les marxistes et la question nationale 1848-1914 Etudes et textes. Pa-
ris: François Maspero, pp. 235-258.
BEINER, Ronald (ed.) (1995). Theorizing Citizenship. New York: State University of New
York Press.
BENDIX, Reinhard (1964). Nation-Building and Citizenship. Studies of our Changing Social
Order. London: J. Wiley.
BIRNBAUM, Pierre (1989). “Les Juifs entre l'appartenance identitaire et l'entrée dans l'es-
pace public: la Révolution française et le choix des acteurs”, Revue française de sociolo-
gie 30(3/4): 497-510.
BIRNBAUM, Pierre (1998). La France imaginée. Déclin des rêves unitaires? Paris: Fayard.
BLOCH, Marc (1939/1940). La société féodale. Paris: Albin Michel. 2 Vol.
BLUMANN, Claude (1991). “L'Europe des citoyens”, Revue du marché commun et de
l'union européenne 346: 283-292.
BOBBIO, Norberto (1996). The Age of Rights. Oxford: Polity Press.
190 YVES DÉLOYE

BOLTANSKI, Luc et Laurent THEVENOT (1991). De la justification. Les économies de la


grandeur. Paris: Gallimard.
BOUDANT, Joël (1995). “La citoyenneté européenne”, in Geneviève KOUBI (éd.). De la
citoyenneté. Paris: Litec, pp. 39-50.
BUCHANAN, Allen (1991). Secession. The Morality of Political Divorce from Fort Sumter
to Lithuania and Quebec. Boulder (CO): Westview Press.
CASSESE, Sabino et Vincent WRIGHT (éds.) (1996). La recomposition de l'Etat en Europe.
Paris: La Découverte.
BRYANT, Christopher G.A. (1997). “Citizenship, National Identity and the Accomodation
of Differrence. Reflections on the German. French, Dutch and British Cases”, New
Community 23(3): 152-172.
COMMISSION EUROPEENNE (1997). Rapport: accomplir l'Europe par l'éducation et la
formation. Bruxelles: Commission européenne, Groupe de réflexion sur l'éducation et la
formation.
COULON, Christian (1994). “Etat et identités”, in Denis-Constant MARTIN (éd.). Cartes
d'identité. Comment dit-on "nous" en politique? Paris: Presses de la FNSP, pp. 283-296.
CULPITT, Ian (1992). Welfare and Citizenship. Beyond the Crisis of the Welfare State? Lon-
don: Sage.
DAHL, Robert A. (1966). “Further Reflections on the Elitist Theory of Democracy”, Ameri-
can Political Science Review 60: 296-305.
DEFLEM, Mathieu and Fred C. PAMBEL (1996). “The Myth of Postnational Identity: Popu-
lar Support for European Unification”, Social Forces 75(1): 119-143.
DELANTY, Gerard (1997). “Models of Citizenship: Defining European Identity and Citi-
zenship”, Citizenship Studies 1(3): 285-304.
DELOYE, Yves (1994a). Ecole et citoyenneté. L'individualisme républicain de Jules Ferry à
Vichy: controverses. Paris: Presses de la FNSP.
DELOYE, Yves (1994b). “La nation entre identité et altérité”, in CURAPP et CRISPA (éds.).
L'identité politique. Paris: P.U.F., pp. 281-193.
DELOYE, Yves (1996). “Gouverner les citoyens. Normes civiques et mentalité en France”,
Année sociologique 46(1): 87-103.
DELOYE, Yves (1997). Sociologie historique du politique. Paris: La Découverte.
DIECKHOFF, Alain et Christophe JAFFRELOT (1998). “De l'Etat-Nation au post-
nationalisme?”, in Marie-Claude SMOUTS (éd.). Les nouvelles relations internationales.
Pratiques et théories. Paris: Presses de Sciences Po, pp. 59-74.
DUCHESNE, Sophie et André-Paul FROGNIER (1995). “Is There a European Identity?”, in
Oskar NIEDERMAYER et Richard SINNOTT (eds.). Public Opinion and Internationali-
zed Governance. Oxford: Oxford University Press, pp. 193-226.
DUCHESNE, Sophie (1997). La citoyenneté à la française. Paris: Presses de Sciences Po.
DURKHEIM, Emile (1986). De la division du travail social. Paris: P.U.F.
DURKHEIM, Emile (1974). “Détermination du fait moral”, in Sociologie et philosophie.
Paris: PUF, pp. 51-83.
ELIAS, Norbert (1973a). La civilisation des moeurs. Paris: Calmann-Lévy.
ELIAS, Norbert (1973b). La dynamique de l'Occident. Paris: Calmann-Lévy.
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 191

ELSTER, Jon (1989). The Cement of Society. A Study of Social Order. Cambridge: Cam-
bridge University Press.
ELSTER, Jon (1995). “Rationalité et normes sociales: un modèle pluridisciplinaire”, in
Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (éds.). Le modèle et l'en-
quête. Les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales. Paris: Editions de
l'EHSS, pp. 139-148.
FENN, Richard K. (1972). “Toward a New Sociology of Religion”, Journal for the Scientific
Study of Religion 11(1): 16-32.
FERRY, Jean-Marc (1990). “Qu'est-ce qu'une identité postnationale?”, Esprit 164: 80-90.
FERRY, Jean-Marc (1991). “Pertinence du supranational”, Esprit 176: 80-93.
FERRY, Jean-Marc (1995). “Souveraineté et représentation”, in Mario TELO (éd.). Démocratie
et construction européenne. Bruxelles: Editions de l'Université de Bruxelles, pp. 91-98.
FERRY, Jean-Marc (1997). “Quel patriotisme au-delà du nationalisme? Réflexion sur les
fondements motivationnels d'une citoyenneté européenne”, in Pierre BIRNBAUM (éd.).
Sociologie des nationalismes. Paris: P.U.F., pp. 425-446.
FUKUYAMA, Francis (1992). La fin de l'histoire et le dernier homme. Paris: Flammarion.
GAMBERALE, Carlo (1997). “European Citizenship and Political Identity”, Space & Policy
1(1): 37-59.
GELLNER, Ernest (1964). “Nationalism”, in Ernest GELLNER (ed.). Thought and Change.
London: Weidenfeld and Nicolson, pp. 147-178.
GELLNER, Ernest (1989). Nations et nationalisme. Paris: Payot.
GIANNI, Matteo (1994). Les liens entre citoyenneté et démocratie sur la base du débat ”li-
béraux-communautriens”. Réflexions autour de la démocratie multiculturelle. Genève:
Université de Genève, Département de science politique.
HABERMAS, Jürgen (1987). Théorie de l'agir communicationnel. Paris: Fayard. 2 Vol.
HABERMAS, Jürgen (1992). “Citizenship and National Identity: Some Reflections on the
Future of Europe”, Praxis International 12(1): 1-19.
HEN, Christian (1991). “Vers une citoyenneté européenne?”, in Dominique COLAS, Claude
EMERI et Jacques ZYLBERBERG (éds.). Citoyenneté et nationalité. Perspectives en
France et au Québec. Paris: P.U.F., pp. 273-292.
HERVIEU-LEGER, Danielle. “"Renouveaux" religieux et nationalistes: la double dérégulation”,
in Pierre BIRNBAUM (éd.). Sociologie des nationalismes. Paris: P.U.F., pp. 163-185.
HIRSCHMAN, Albert O. (1991). Deux siècles de rhétorique réactionnaire. Paris: Fayard.
HOLMES, Peter (1996). “From the Single European Act to Maastricht: the Creation of the
European Union”, in Barbara EINHORN, Mary KALDOR and Zdenek KAVAN. (eds.).
Citizenship and Democratic Control in Contemporary Europe. Cheltenham: Edward El-
gar, pp. 54-68.
ISAMBERT, François-André (1991). “Durkheim et les normes”, in François CHAZEL et
Jacques COMMAILLE (éds.). Normes juridiques et régulation sociale. Paris: Librairie
Générale de Droit et de Jurisprudence, pp. 51-64.
KIERNAN, Annabel K. (1997). “Citizenship: The Real Democratic Deficit of the European
Union?”, Citizenship Studies 1(3): 323-334.
KOUBI, Geneviève (éd.) (1994). De la citoyenneté. Paris: Litec.
KOSTAKOPOULOU, Theodora (1996). “Towards a Theory of Constructive Citizenship in
Europe”, The Journal of Political Philosophy 4(4): 337-358.
192 YVES DÉLOYE

KOVAR, Robert et SIMON, Denys (1993). “La citoyenneté européenne”, Cahiers de droit
européen 3-4: 285-316.
KYMLICKA, Will (1995). Multicultural Citizenship. Oxford: Oxford University Press.
LECA, Jean (1986). “Individualisme et citoyenneté”, in Pierre BIRNBAUM et Jean LECA
(éds.). Sur l'individualisme. Théories et méthodes. Paris: Presses de la FNSP, pp. 159-209.
LEQUESNE, Christian et SMITH, Andy (1997). “Union européenne et science politique: où
en est le débat théorique?”, Cultures & Conflits 28: 7-31.
LIJPHART, Arendt (1975). The Politics of Accommodation. Pluralism and Democracy in the
Netherlands. Bekerley (CA): University of California Press.
LINZ, Juan J. (1997). “Construction étatique et construction nationale”, Pôle Sud 7: 5-26.
MAGNETTE, Paul (éd.) (1997). De l'étranger au citoyen. Construire la citoyenneté euro-
péenne. Bruxelles: De Boeck Université.
MAIER, Charles (ed.) (1987). Changing Boundaries of the Political. Essays on the Evolving
Balance between the State and Society, Public and Private in Europe. Cambridge: Cam-
bridge University Press.
MARGUE, Tung-Laï (1995). “L'Europe des citoyens: des droits économiques à la citoyenne-
té européenne”, Revue du marché unique européen 3: 97-122.
MARSHALL, Thomas Humphrey (1950). Citizenship and Social Class and Other Essays.
Cambridge: Cambridge University Press.
MEEHAN, Elisabeth (1993). Citizenship and the European Community. London: Sage.
MILLER, David (1995a). On Nationality. Oxford: Oxford University Press.
MILLER, David (1995b). “Citizenship and Pluralism”, Political Studies 43(3): 432-450.
MULLER, Hans-Peter (1995). “Citizenship and National Solidarity”, in Kenneth THOMPSON
(ed.). Durkheim. Europe and Democracy. Oxford: British Centre for Durkheimian Stu-
dies, pp. 42-61. (Occasional Papers, 3).
PAHL, Raymond Edward (1991). “The Search for Social Cohesion: from Durkheim to the
European Commission”, Archives européennes de sociologie 32 (2): 345-360.
PHARO, Patrick (1985). Le civisme ordinaire. Paris: Librairie des Méridiens.
RAWLS, John Rawls (1995). Libéralisme politique. Paris: P.U.F.
ROSAS, Allan et Esko ANTOLA (eds.) (1995). A Citizen's Europe. In Search of a New Or-
der. London: Sage.
SCHMITTER, Philippe C. (1995). “Alternatives for the Future European Policy: Is Federa-
lism the Only Answer?”, in Mario TELO (éd.). Démocratie et construction européenne.
Bruxelles: Editions de l'Université de Bruxelles, pp. 349-361.
SHKLAR, Judith (1991). La citoyenneté américaine. La quête de l'intégration. Paris: Cal-
mann-Lévy.
SIMMEL, Georg (1955). Conflict. The Web of Group Affiliations. New York: The Free Press.
SMITH, Anthony (1971). Theories of Nationalism. London: Gérald Duckworth & Co.
STUTTLER, Ira E. (1997). “La citoyenneté européenne et le déficit démocratique”, Etudes
internationales 28(3): 535-568.
TERRE, François (1975). “Réflexions sur la notion de nationalité”, Revue critique de droit
interational privé 3: 197-214.
THEVENOT, Laurent (1995). “Rationalité ou normes sociales: une opposition dépassée”, in
Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (éds.). Le modèle et l'en-
DE LA CITOYENNETÉ NATIONALE A LA CITIYENNETÉ EUROPÉENNE 193

quête. Les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales. Paris: Editions de
l'EHSS, pp. 149-189.
THOMPSON, Kenneth (1995). “Durkheim. Europe and Democracy”, in Kenneth
THOMPSON (ed.). Durkheim. Europe and Democracy. Oxford: British Centre for Durk-
heimian Studies, pp. 7-11. (Occasional Papers, 3).
TSCHANNEN, Olivier (1989). “Anomie et intégration sociale: Fenn. Luhmann et le prara-
digme néo-durkheimien”, Revue européenne des sciences sociales 83: 123-146.
TURNER, Bryan S. (1986). Citizenship and Capitalism: the Debate over Reformism. Lon-
don: Allen & Unwin.
TURNER, Bryan S. (1992). “Outline of a Theory Citizenship”, in Chantal MOUFFE (ed.).
Dimensions of Radical Democracy. London: Verso, pp. 33-62.
TURNER, Bryan S. (ed.) (1993). Citizenship and Social Theory. London: Sage.
TWINE, Fred (1994). Citizenship and Social Rights. London: Sage.
VAN GUNSTEREN, Herman (1988). “Admission to Citizenship”, Ethics 98: 731-741.
WALZER, Michael (1983). Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality. Oxford:
Martin Robertson.
WEBER, Max (1971). Economie et société. Paris: Plon.
WEILLER, Joseph H.H. (1996). “Les droits des citoyens européens”, Revue du marché uni-
que européen 3: 35-64
WIEVIORKA, Michel (éd.) (1996). Une société fragmentée? Le multiculturalisme en débat.
Paris: La Découverte.
WIHTOL DE WENDEN, Catherine (éd.) (1988). La citoyenneté. Paris: Fondation Dide-
rot/Edilig.
WIHTOL DE WENDEN, Catherine (1997). La citoyenneté européenne. Paris: Presses de
Sciences Po.

Von der nationalstaatlichen zur Europäischen Staatsbürger-


schaft: einige Elemente zur Konzeptualisierung

Die traditionellen Betrachtungsweisen der Europäischen Staatsbürger-


schaft unterstreichen den Bruch mit dem nationalstaatlichen Modell der
Nationalität. Die Theoretiker dieses Paradigmas mobilisieren die Idee
einer post- oder supranationalen Staatsbürgerschaft. Sie stellen sich die
Zukunft der Europäischen Politik unter Zuhilfenahme von neuen Kon-
zepten vor. Nach einer kurzen Rundschau der Theorien und der Kon-
zepte schlägt der vorliegende Artikel auf kritische Art und Weise eine
andere Analyse der Europäischen Staatsbürgerschaft vor. Er untersucht
deren Zukunft in der Kontinuität der nationalstaatlichen Politik im Be-
reiche der Identität und der Nationalität. Der Gegenstand dieses Arti-
kels besteht darin, den Standort dieser staatsbürgerlichen Zugehörig-
keit zu bestimmen, und dank einer gesellschaftlichen und historischen
194 YVES DÉLOYE

Analyse ihrer Entstehungsgeschichte deren Besonderheiten um die


Hauptkonzepte herum auszuleuchten, welche deren Substanz bilden
(Rechte und Pflichten, politische Identität, demokratischer Pluralismus,
Moralkodex und gesellschaftlicher Zusammenhalt).

From State-National Citizenship to European Citizenship: a


Few Elements of Conceptualization

Traditional approaches to European citizenship emphasize the breaking


with stato-national model of citizenship. Theorists in this paradigm
have used the idea of European citizenship to refer to post-national or
supranational identity. They imagine the future of the Euro-Polity with
the help of new concepts. After a brief reviews of theories and con-
cepts, this article critically examines a other conception of European
citizenship. He evaluates the future of European citizenship in continu-
ity of the policy of nation-state identity and citizenship. The aim of this
article is to understand, through a sociological-history analysis of its
genesis, the scope of such civic membership, to highlight its specificity
by presenting its fundamental concepts (rights and duties, political
identity, democratic pluralism, moral code and social cohesion).

Yves DÉLOYE, Prof., Institut d'Etudes de Politique, Université Stras-


bourg III, Avenue de la Forêt-Noir 47, F-67082 Strasbourg Cedex.

Paper submitted 24 February 1998; accepted for publication 25 August


1998.

Vous aimerez peut-être aussi