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De la citoyenneté stato-nationale
à la citoyenneté européenne:
quelques éléments de conceptualisation
Yves DÉLOYE
Résumé
Introduction
Depuis un certain nombre d'années, le concept de citoyenneté a acquis un
nouveau relief à la fois en Amérique et en Europe, à l'Ouest comme à l'Est.
Il tend à devenir aujourd'hui un élément déterminant aussi bien de la rhéto-
rique et du débat politiques que des discussions scientifiques: il est étudié,
invoqué, critiqué. Il est plus rarement défini avec précision et rigueur. C'est
à cet exercice préalable que nous convie pourtant toute approche scientifi-
que de ce thème. Le débat savant qui accompagne la reconnaissance par le
Traité de Maastricht (9-10 décembre 1991) puis celui d'Amsterdam (17 juin
1997) d'une citoyenneté européenne rend plus encore urgent cet effort de
conceptualisation et de définition rigoureuses. La citoyenneté européenne
semble, en effet, bouleverser – de part sa trajectoire historique et sa subs-
tance juridique – les cadres théoriques adaptés jusqu'alors à l'appréhension
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Règles et valeurs sont bien les deux composantes de la morale civique. D'où
la signification complexe du terme de "devoir civique" qui mêle à la fois la
notion pratique d'obéissance et celle morale de dépassement de soi. Dépas-
sement de soi qu'Emile Durkheim appelait de ses vœux lorsqu'il notait, au
début du siècle, que “s'il est vrai que le contenu de l'acte nous attire, cepen-
dant il est dans sa nature de ne pouvoir être accompli sans effort, sans une
contrainte sur soi. L'élan, même enthousiaste, avec lequel nous pouvons agir
moralement nous tire hors de nous-mêmes, nous élève au-dessus de notre
nature...” (Durkheim 1906: 51). C'est dire si les normes civiques “ne se ré-
duisent pas aux systèmes de sanctions qu'elles génèrent, puisqu'en fin de
compte, l'adhésion à leurs impératifs présuppose une croyance en la norme
qui dépasse les motifs d'ordre instrumental d'y adhérer” (Elster 1995: 142
souligné par l'auteur). Et l'auteur d'ajouter que “l'aspect le plus fondamental
des normes est leur ancrage dans la vie émotionnelle, l'impulsion qu'elles
reçoivent de l'affectivité” (Elster 1995: 147). Il est commode alors de com-
prendre que lorsqu'ils adhèrent aux normes civiques, les citoyens soient sou-
vent peu sensibles aux effets de l'action qu'elles commandent (patriotisme, al-
truisme). Du pôle juridique où elle est trop souvent cantonnée (Wihtol de
Wenden 1988; Koubi 1994), l'analyse de la citoyenneté se déplace vers ce-
lui des systèmes de valeurs, de croyances et de représentations qui la sou-
tiennent. L'analyse de la citoyenneté rejoint ainsi celle de la dimension éthi-
que de la nationalité telle que l'aborde récemment, par exemple, David Mil-
ler (1995a: 49-80). Ici se pose la question du fondement des croyances en la
norme civique mais aussi celles de leur apparition, de leur entretien notam-
ment par la socialisation civique: comment naissent, changent et parfois
disparaissent les croyances en la norme civique? Si de telles questions peu-
vent être éludées par un questionnement de type juridique, elles deviennent
centrales dans une perspective sociologique.
• Elle oblige, ensuite, la sociologie des normes civiques à tenter d'élucider
les liens qui existent entre l'émergence de la citoyenneté comme mode de
division du travail politique moderne et le changement des sensibilités et
des mentalités morales qui l'accompagne. Il s'agit de renouer avec les intui-
tions de recherche présentes tant chez Marc Bloch (1939, 1940) que chez
Norbert Elias (1973a, 1973b), lorsque ces derniers entreprenaient d'établir
les affinités qui existent entre les systèmes politiques (féodaux puis étati-
ques) et les types d'économie psychique qui leur correspondent. Plus préci-
sément encore de préciser les relations qui s'établissent dans le processus
d'émergence de la citoyenneté entre les dispositions psychologiques, les va-
leurs morales et les comportements civiques. Bryan S. Turner (1992: 49)
parle, à ce propos, de "citoyenniser la personne" afin de la rendre conforme
aux exigences de civilisation de la citoyenneté. N'agissant pas simplement
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les qu'elles impliquent pour mieux s'engager au nom d'une identité com-
mune à tous ceux qui partagent le même destin civique. Suivant les pays
(Bryant 1997) et les périodes de l'histoire, l'exigence de distanciation identi-
taire et normative peut être poussée plus ou moins loin. Dans la plupart des
cas, le comportement ordinaire du citoyen se situe sur une échelle à un point
intermédiaire entre une distanciation absolue (dans ce cas d'altruisme civique,
l'individu s'efface devant le citoyen) et une absence d'engagement (dans ce
cas d'égoïsme privé, le citoyen s'efface devant l'individu).
Le modèle de la citoyenneté stato-nationale se fonde ainsi sur l'idée de
l'existence d'une certaine homogénéité ou au moins convergence culturelle
et morale favorable à la promotion d'une identité capable d'absorber les par-
ticularismes et de limiter les conflits d'appartenances. Suivant les pays et les
époques, ce modèle peut toutefois accepter un accroissement de l'hétérogé-
néité culturelle, morale et éthique au sein de la nation, au risque cependant
de renforcer également les conflits d'allégeances.
Si l'on tente rapidement d'établir les enseignements de cette formulation,
ils nous apparaissent s'articuler en deux grands thèmes:
• Elle amène, tout d'abord, le politiste à être attentif à la logique dissocia-
tive (prônant une distanciation entre l'appartenance citoyenne et l'appartenance
sociale) et indexative (propice à la promotion d'une allégeance nationale
favorable à l'engagement civique) de la citoyenneté stato-nationale. Dans
cette perspective, la citoyenneté entend promouvoir une identité exclusive
qui provoque en retour une nouvelle indexation des identités antérieurement
saillantes et devenues périphériques.2 Parce qu'elle entraîne une nouvelle
configuration identitaire, la citoyenneté rencontre parfois l'opposition des
acteurs sociaux qui tendaient jusqu'alors à contrôler le "récit identitaire"
dominant (Déloye 1994b). La sociologie historique de la citoyenneté doit
alors relater les luttes qui opposent ceux qui entendent imposer une identité
civique légitime. Ce qu'il convient ici de scruter, c'est l'opposition parfois
violente entre différents récits identitaires (Buchanan 1991), mais aussi la
coexistence durable de plusieurs discours sur l'identité civique. Comme le
note Christian Coulon, la logique qui gouverne cette indexation identitaire
ne peut être comprise que si l'observateur insiste “sur une dimension fon-
damentale de l'identité dans les sociétés politiques contemporaines: son
rapport à l'Etat” (Coulon 1994: 283). Parce que l'ordre civique et étatique
est porteur d'un “processus de normalisation identitaire”, l'Etat est dans les
2
L’identité civique qui permet l’affirmation d’une singularité communautaire est celle de
la "communauté imaginée" dont parle Benedict Anderson (1983). Comme le note avec bon-
heur Danièle Hervieu-Léger (1997: 172-177), la promotion de cette identité repose sur une
dialectique "de l’universalité citoyenne" porteuse d’un dépassement des liens communautai-
res antérieurs et "de la singularité ethnico-culturelle" favorable à "l’identification communau-
taire" des membres de la nation.
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4
Rappelons qu’Ernest Gellner établit une relation inverse entre ces deux concepts théori-
ques qu’il emprunte à l’anthropologie. Dans une société "primitive" très structurée (où, par
exemple, le rôle de chaque individu est prédéterminé par la structure de parenté), la vie so-
ciale n’a pas besoin d’une culture développée pour assurer une communalisation efficace.
L’identité politique de l’individu lui est alors procurée et garantie par la structure de la com-
munauté primaire. A l’inverse, dans les "sociétés modernes", la multiplication des échanges
et des relations sociales nécessite une culture plus développée afin d’assurer une insertion
plus exigeante. La culture nationale domine alors la société et fournit à l’individu son
identité politique (Gellner 1964: 153-157).
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Conclusions
Au cœur des bouleversements politiques européens, le concept de citoyen-
neté offre donc non seulement matière à une importante réflexion philoso-
phique sur le contenu souhaitable de la Cité aujourd'hui, il ouvre également
5
Comme le montre les contributions rassemblées dans ce numéro, c’est donc bien l’idée
d’un Etat européen qui constitue l’une des principales pierres d’achoppement de la discus-
sion savante sur la citoyenneté européenne.
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