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La sale guerre de Fujimori contre les femmes indigènes

L’ex-président péruvien, qui purge une peine de 25 ans de prison pour


corruption et crimes contre l’humanité, est jugé pour les 300000
stérilisations forcées que son gouvernement a ordonnées à la fin des
années 90.

Corps mutilés et bleus à l’âme, elles réclament justice depuis un quart de


siècle. A Lima, le 1er mars, un procès historique s’est ouvert : celui de l’ex-
président Alberto Fujimori, 85 ans, au pouvoir de 1990 à 2000, poursuivi
avec trois de ses ministres pour « atteinte à la vie et à la santé des
personnes », « blessures graves » et « violations graves des droits
humains ». En cause : les stérilisations forcées que son gouvernement a
ordonnées à la fin des années 90 sur des femmes pauvres, indigènes, vivant
en milieu rural pour la plupart d’entre elles. D’après un recensement
officiel, 272.028 femmes ont subi sans donner leur consentement une
ligature des trompes, entre 1996 et 2001. On compte, aussi, 22000 hommes
stérilisés contre leur gré.
Revers lugubre d’une politique de « planification familiale » censée, à
l’époque, résoudre ce que Fujimori et les siens appelaient le « problème
indien » : un taux de natalité supérieur, dans les peuples originaires, à celui
des Péruviens d’origine européenne. Ce régime autoritaire entendait ainsi
contrôler coûte que coûte les naissances pour contrecarrer « l’épuisement
des ressources » et le « ralentissement économique » consécutif au violent
ajustement néolibéral de l’ère Fujimori.
Principales cibles de cette guerre sociale et démographique : les femmes
d’ascendance quetchua, dont la demande de justice a suscité une intense
mobilisation sociale. Leurs récits, bouleversants, disent toute la violence
déployée contre des populations tenues pour surnuméraires. Chacun d’eux
dit les brisures d’une vie volée par le cynisme d’une politique raciste,
malthusienne, eugéniste.
Esperanza Huayama Aguirre, originaire de Huancabamba, dans la province
de Piura, dans le nord du pays, se souvient qu’elle s’est retrouvée, avec une
centaine de femmes, prise au piège d’une clinique dont les portes se sont
brutalement refermées. « Ils ne voulaient pas nous laisser sortir, nous
étions prisonnières, raconte-t-elle. Ils m’ont emmené. J’ai été anesthésiée,
mais ils ont commencé l’opération avant que je ne sois endormie, ça
faisait mal. Je les ai entendus dire : la dame est enceinte. Je ne voulais pas
que mon enfant meure, je leur ai dit que je ne voulais pas que mon enfant
me soit enlevé, je préférais encore mourir avec lui. » Contrainte, chantage,
mensonge : les autorités péruviennes ont alors mobilisé des procédés
hideux pour parvenir à leurs fins.

Téodula Pusma Carrion, elle, est tombée entre les mains de ses
tortionnaires en se rendant au poste médical du village de Ñangali, dans la
province de Huancabamba, pour demander une aide alimentaire, alors que
ses jeunes enfants souffraient de malnutrition. « On va te donner de la
nourriture, mais si tu fais la ligature. Sinon on ne te donne rien, car vous
vous remplissez d’enfants comme des lapines », s’entend-elle rétorquer,
avant d’être attachée de force sur une table chirurgicale. Des femmes ont
été stérilisées sans en être averties, à l’occasion d’autres interventions
chirurgicales, comme des césariennes. En 1996, Serafina Ylla Quispe a
failli y rester. Elle a ouvert les yeux dans la morgue d’un hôpital à Cuzco :
à 34 ans, elle avait été déclarée morte lors d'une opération de ligature des
trompes à laquelle elle n’avait jamais donné son aval. Beaucoup de ces
femmes stérilisées de force ont gardé de lourdes séquelles, physiques et
psychologiques, de cette épreuve. « Depuis ce moment, j’ai perdu ma
bonne santé. Je ressens beaucoup de douleurs à l’endroit de l’opération, je
ne peux plus faire d’efforts », témoigne Luisa Pinedo Rango.

Les victimes n’ont pas attendu la chute de Fujimori pour engager des
procédures judiciaires. Un interminable chemin de croix. Dès 1998, la
famille de María Mamérita Mestanza, décédée des complications d’une
stérilisation imposée, se retournait contre le médecin ayant pratiqué cette
intervention. Plainte classée sans suite à deux reprises, la justice assurant
manquer de motifs pour justifier ces poursuites. En 2009, Fujimori,
reconnu coupable de détournements de fonds faramineux, était aussi
condamné par la Cour suprême du Pérou à 25 ans de prison pour crimes
contre l’humanité, en raison des massacres de civils perpétrés en 1991 et
1992 par ses escadrons de la mort. L’affaire des stérilisations était restée
dans les limbes. Pourtant, la Commission interaméricaine des droits de
l’homme avait constaté, en 2003, l’impunité entourant ces crimes et poussé
l’Etat péruvien à « reconnaître sa responsabilité » en ouvrant la voie à
« une enquête exhaustive ». Une nouvelle instruction s’est bien ouverte en
2011, mais elle ne visait que des fonctionnaires subalternes et des
médecins, les juges arguant d’un « manque de preuves » contre Fujimori.
Sept ans plus tard, le parquet général engageait enfin une procédure
judiciaire contre le satrape, visé par plus de 2000 plaintes pour
stérilisations forcées.
Ce 1er mars, l’accusation a présenté des preuves accablantes, propres à
établir l’existence d’une politique d’Etat criminelle, délibérée, cousue
d’objectifs annuels et de vertigineux quotas. Pour l’anthropologue
Alejandra Ballón, ces stérilisations forcées relèvent bien d’une politique de
« violence sexuelle » : « C’est le crime de guerre le plus grave que l'État
péruvien ait commis contre les femmes autochtones dans le contexte du
conflit armé interne » des années 90. Une page lugubre de la « sale
guerre » conduite par l’Etat péruvien contre les populations rurales et
indigènes, au nom de la lutte contre la guérilla maoïste du Sentier
lumineux. Prises entre deux feux, au moins 70.000 personnes ont été tuées
dans cette confrontation. Dans leur immense majorité, des paysannes et des
paysans de langue quechua, vivant dans les replis enclavés des Andes.

Rosa Moussaoui

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