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Pierre Audin, un retour au pays natal

Alger, Oran, Constantine (Algérie)


Au bas d’un amphithéâtre de l’Université Mentouri de Constantine, armé
d’une paire de ciseaux, d’un rouleau de scotch et de quelques feuilles de
papier blanc, il donne une savoureuse leçon de mathématiques. Pierre
Audin coupe et colle, confectionne deux cylindres liés l’un à l’autre que la
magie de la géométrie et de ses découpages finit par transformer… en
cadre. Clin d’œil plein d’humour à la politique algérienne et au hirak qui
avait fait de cet objet un emblème de la contestation. De deux rubans de de
Möbius, des boucles obtenues en reliant les deux extrémités de ses bandes
de papiers avec une torsion d'un demi-tour, l’orateur tire deux cœurs
entrelacés. « La France et l’Algérie », sourit-il, malicieux, sous les
applaudissements et les rires joyeux de l’assistance.
Le fils de Maurice Audin, jeune mathématicien communiste torturé et
assassiné par l’armée française en 1957, est heureux de ce retour au pays
natal : ce n’est pas le premier, mais c’est la première fois qu’il a fait le
voyage avec son passeport algérien, enfin délivré par les autorités.
Soixante ans après l’indépendance de l’ex-colonie française, pour laquelle
se sont engagés ses parents, cette visite prend un relief particulier. « Pour
moi ce n’est pas vraiment très différent des précédents séjours. Pour les
Algériens, sûrement : ils sont contents de me voir. J’ai l’impression qu’ils
sont peut-être un peu plus au courant de qui était Maurice Audin,
remarque-t-il. La chose très différente pour moi, c’est l’accueil des
autorités algériennes avec, visiblement une volonté d’aller de l’avant sur
des questions qui me tiennent à cœur. »
Entouré d’une délégation de l’Association Josette-et-Maurice-Audin, à
l’invitation du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, il
est venu plaider la cause de la coopération scientifique et de la solidarité
entre la France et l’Algérie. « Nous sommes partis pour des échanges et
des rencontres régulières, des projets concrets autour de l’histoire, des
mathématiques, de la jeunesse », se réjouit son président, Pierre Mansat,
en égrenant quelques objectifs prioritaires : pérenniser le prix de
mathématiques qui récompense chaque année des lauréats des deux rives
de la Méditerranée ; créer en Algérie une chaire de mathématiques portant
le nom de Maurice Audin, à l’image de celle qui permet chaque année de
recevoir en France un chercheur algérien ; développer des projets
d’éducation populaire autour des sciences. Regarder vers l’avenir
commun… sans se détourner de l’indispensable travail de mémoire sur les
crimes de guerre commis par la France coloniale. « Dès le départ, de
prestigieux mathématiciens comme Laurent Schwartz ont exigé la vérité
sur le sort de Maurice Audin. Son directeur de thèse, René de Possel a
rassemblé ses notes et organisé la soutenance in absentia du 2 septembre
1957 à la Sorbonne, un moment décisif de la mobilisation des intellectuels
et du Comité Audin », rappelle le mathématicien René Cori, qui partage
avec Pierre Audin la tribune de ces conférences de mathématiques.
Il aura fallu attendre plus de six décennies pour que le mensonge officiel se
dissipe : en 2018, le président français Emmanuel Macron reconnaissait
enfin la responsabilité de l’armée française dans le supplice et l’assassinat
de Maurice Audin, et l’existence d’un système institutionnalisé de torture.
Son fils espère aujourd’hui voir l’Algérie entreprendre, comme s’y engage
désormais le gouvernement, des recherches pour tenter de retrouver les
restes du corps que les bourreaux ont fait disparaître, comme ceux de
milliers de suppliciés passés entre leurs mains. « Un pas a été franchi avec
la déclaration de Macron, qui a admis que Maurice Audin avait connu le
même sort que de très nombreux autres Algériens. Exiger la vérité sur
toutes ces ‘disparitions’, c’est le sens du combat de la famille Audin depuis
toujours », résume l’avocate Claire Hocquet. Artisans du site
1000autres.org consacré aux milliers de disparus algériens assassinés par
l’armée française, l’historien Gilles Manceron estime aussi qu’il est
« indispensable de documenter les tortures et les disparitions forcées qui
se sont produites ailleurs en Algérie pendant la guerre d’indépendance et
auparavant, tout au long d’une colonisation ponctuée de révoltes et de
répressions. » « Il ne faut pas réserver la reconnaissance de ces crimes
infâmes à des figures emblématiques, il faut l’étendre à tous. Cela
honorerait la France que son président affirme clairement, comme il l’a
fait avant d’entrer à l’Elysée, que le colonialisme fut une abomination, que
la torture est consubstantielle à ce crime », avance encore Fadela Chitour-
Boumendjel, la nièce de l’avocat Ali Boumendjel dont l’assassinat fut
déguisé en suicide par les militaires français, lui aussi reconnu en 2021 par
Emmanuel Macron comme une victime de ses tortionnaires.
Entre deux rendez-vous officiels, Pierre Audin et les membres de la
délégation prennent part à des rencontres avec les amis, les camarades, les
compagnons de lutte. Rue Didouche-Mourad, tout près de la Fac centrale
où enseignait Maurice-Audin, un échange avec les moudjahidates, les
combattantes de la guerre d’indépendance, attire un public nombreux.
D’une génération à l’autre, on reconnaît des visages familiers du combat
pour une Algérie libre et démocratique. Fatiha Briki, figure de la défense
des droits humains et amie d’enfance de Pierre Audin ; l’avocate Aouicha
Bekhti, défenseuse des détenus d’opinion ; les journalistes Khaled Drareni
et Mustapha Benfodil, la militante féministe Amel Hadjadj... En dépit
d’une surveillance étroite, un espace de libre parole s’ouvre, et ils sont
rares en Algérie, depuis le verrouillage rendu possible par la pandémie de
Covid-19 qui a mis un coup d’arrêt au mouvement populaire.
Au confluent de la mémoire et du présent, une autre Algérie cherche à se
tramer, et le visage de Maurice Audin, qui avait ressurgi dans les marches
de 2019 avec ceux de Larbi Ben Mhidi, de Ali Lapointe, de Hassiba Ben
Bouali et de tant d’autres, indique comme une nouvelle possibilité. Place
Audin, en plein centre d’Alger, une semaine avant l’hommage officiel
programmé par les autorités pour y dévoiler un buste clinquant, il faut
négocier longuement pour être autorisé à observer une minute de silence.
Sur ce rond-point inscrit dans la géographie du hirak, aucun rassemblement
n’est toléré. Il faut ruser pour déposer une couronne de fleur. Pierre Audin
s’incline devant la fresque dédiée au militant communiste, dont les
étudiants avaient fait, voilà trois ans, leur point de ralliement. « Depuis le
22 février 2019, les Algériens, en particulier les jeunes, se sont un peu
réappropriés leur histoire, avec l’idée que les combattants de la libération
nationale se sont engagés pour une Algérie pas seulement indépendante,
mais aussi fraternelle, solidaire, démocratique, plurielle », analyse-t-il.
Ouhid Benhalla partage cette lecture. Ses engagements politiques ont valu
à ce militant du Mouvement démocratique et social (MDS) une
condamnation à un an de prison ferme, l’an dernier, pour « incitation à
attroupement non armé ». Sa peine fut finalement réduite en appel ; il a été
libéré après deux mois de détention. « Toute une part de l’histoire de
l’indépendance n’a pas été mise en évidence jusqu’ici, insiste-t-il. Le hirak
a mis en lumière le versant sublime de notre histoire, Maurice Audin en
fait partie : il appartient à notre patrimoine révolutionnaire. » L’ex-détenu
d’opinion regrette aujourd’hui que le gouvernement « refuse tout
hommage populaire » à Maurice Audin, en dehors des célébrations
officielles. « Ils ont peur de ce peuple qui veut récupérer sa souveraineté.
Mais le mouvement d’émancipation qui prend sa source en novembre 1954
ne s’arrêtera pas », prédit-il.
Depuis 1962, le pouvoir a continument fait de sa martyrologie officielle et
sélective une source de légitimité politique. Quitte à laisser dans l’ombre
des pans entiers de l’histoire coloniale. A l’Université d’Oran, on est
surpris de rencontrer des étudiantes qui n’ont jamais entendu parler des
enfumades de Pélissier et de Bugeaud. Dans le massif du Dahra, en
descendant au fond de la gorge où, dans une grotte, le premier asphyxia le
18 juin 1845 la tribu des Ouled Riah, Christophe Lafaye insiste sur « la
spécificité de cette pratique des enfumades qui s’est perpétuée bien après
la guerre de conquête ». Cet historien de l’Université de Dijon travaille sur
les « sections de grottes » de l’armée française qui firent usage d’armes
chimiques pour neutraliser les refuges des maquisards durant la guerre
d’indépendance. Une recherche sensible, qui se heurte au verrouillage
d’archives militaires classées secret défense, et qui a valu à l’un de ses
étudiants une perquisition et des ennuis judiciaires.
En dépit du mouvement d’ouverture amorcé en 2008, « on continue, dans
certains domaines, de verrouiller l’accès aux archives les plus sensibles de
la guerre d’Algérie », s’agace Catherine Teitgen-Colly, professeur émérite
de droit public de l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et membre de la
Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). « Un
délai de 50 ans, ça suffit, tranche-t-elle. On ne peut plus effacer la violence
qui s’est exercée pendant cent-trente-deux ans de colonisation ». Elle-
même hérite d’un lien particulier à cette histoire, à l’Algérie : son oncle,
Paul Teitgen, déporté et résistant, secrétaire général de la préfecture
d'Alger, a démissionné en 1957 pour protester contre la torture et les
exécutions sommaires, alors que les pouvoirs de police étaient confiés au
général Massu et à l’armée. « Le nom d’Audin a hanté mon enfance, il
revenait régulièrement dans les conversations de Paul avec mon père. Ce
nom était le signe d’un drame chargé d’une grande émotion », se souvient-
elle.
Ce nom, le réalisateur François Demerliac, auteur du film documentaire La
Disparition, appelle à « l’extirper de l’ombre pour les jeunes générations,
tout comme ceux de Pierre et Claudine Chaulet, de Raymonde Peschard,
de Jacqueline Guerroudj », à honorer les noms de tous ceux qui, d’origine
européenne, refusèrent le racisme et la deshumanisation des Algériens sur
lesquels se fondait l’ordre colonial. Dans les allées du cimetière chrétien de
Constantine, débroussaillées pour la première fois depuis bien longtemps,
Pierre Audin et ses compagnons de voyage se recueillent sur la tombe de
Raymonde Peschard. L’historien Alain Ruscio retrace le parcours de la
militante communiste, infirmière au maquis, tuée sous les tirs de l’armée
française le 26 novembre 1957. Dans la vieille cité des ponts, l’appel à la
prière s’achève ; une fine pluie apaise la canicule ; un chant monte, lancé
par Pierre Audin : une Internationale, empreinte de fierté et d’émotion.
Rosa Moussaoui.

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