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Sociétés de projet, externalisation et ESSD : la défense

contrainte de recourir au secteur privé ?

Entretien avec Guillaume FARDE*, Maître de conférences à Sciences Po


et Directeur associé du groupe Spallian**

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Vous êtes récemment intervenu sur les sociétés de projets lors d’un
atelier organisé par l’ANAJ-IHEDN. En quoi ces sociétés consistent-elles
?

Historiquement, la première société de projets a été la société Helidax en 2008. Une


société de projets est un véhicule juridique qui passe un contrat avec le ministère et
qui fournit un certain nombre de prestations de services. C’est donc un montage qui
n’est pas totalement inconnu du Ministère de la Défense.

Toutefois, avec les sociétés évoquées récemment par le ministre de la Défense, on


est face à une nouvelle forme de sociétés de projets. Nouvelle forme puisqu’elles ont
été pensées pour rapporter les deux milliards de recettes exceptionnelles
manquantes au ministère de la Défense.
Le ministère vendrait du materiel à des sociétés créées pour la circonstance, appelées
sociétés de projets, qui reloueraient par la suite ce materiel aux armées. La différence
avec les sociétés de projet telles que HéliDax réside principalement dans le fait que
ces sociétés n’auraient pas, pour l’instant, vocation à délivrer de services. Mais tout
cela est encore susceptible d’évoluer et nous devrions en savoir davantage dans le
courant des prochaines semaines.

Cela marque-t-il une avancée du ministère de la Défense et plus


généralement de l’Etat en matière d’externalisation?

Cela dépend de ce que l’on entend par avancée. L’externalisation n’est pas un
processus neuf pour le ministère de la Défense, mais c’est la première fois que le
ministère vend des équipements militaires pour les relouer ensuite.

Progressivement, le ministère se dirige vers l’idée qu’il ne peut plus être pleinement
propriétaire de ses materiels et qu’il doit les louer. C’est un élément que l’on voyait se
dessiner depuis 2003 avec la stratégie ministèrielle de réforme, les pactes successifs
d’externalisation et la prise d’ampleur du Partenariat Public Privé. En 2012, on pensait

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cette dynamique arrêtée du moins temporairement. Certains gros projets ont été
déclarés infructueux (RoRo, Habillement, BSAH) et la mention externalisation a
disparu du Livre blanc de 2013 et de la loi de programmation militaire (LPM).
Les sociétés de projets dont on parle ne sont pas à proprement parler de
l’externalisation puisque, telles qu’elles sont présentées n’auraient pas vocation à
offrir des prestations de services à court terme.

Par contre la philosophie est novatrive. On dit à des armées qui ont vécu pendant 200
ans sur un modèle étatisé que l’Etat ne peut plus tout faire, qu’il ne va plus tout faire
et que l’on va devoir solliciter le secteur privé. Ce changement s’opère par petits pas
avec des accélarations, des ruptures, puis de nouvelles accelérations. La constante
c’est bel et bien le passage du patrimonial au locatif. Puisqu’on ne peut plus tout faire
soi-même, il faut déléguer. C’est le vieil arbitrage économique « faire ou faire faire ».
Cela nous renvoie à la théorie des firmes : qu’est-ce que j’internalise, qu’est-ce que
j’externalise ? C’est un sujet que la théorie économique avait envisagé plutôt pour
les firmes et qui, en fin de compte, s’applique également aux administrations, pour
lesquelles se pose exactement la même question – à commencer par le ministère de la
Défense.

Après on peut légitimement se demander pourquoi le ministère de la Défense plus


que les autres ministères ? Parcequ’il s’agit d’un ministère qui a le plus gros budget
d’investissements. Cela permet d’expliquer pourquoi la question du « faire ou faire
faire » s’y est rapidement posée. Le ministère s’est dit qu’il était peut-être mieux qu’il
obéisse à un logique de service à rendre plutôt qu’à une logique de moyens.

Au-delà de ça, la difficulté rencontrée par le ministère de la Défense est que les
projets lancés ne se sont pas inscrits dans une vision stratégique à moyen ou long
terme. De 2002 à 2012, aucun ministre n’a réellement proposé une vision claire à 10
ans de l’outil de défense, avec une feuille de route et une liste de projets
d’externalisations.
Aujourd’hui, on se rend bien compte que l’on revient bon gré mal gré à un partenariat
avec le privé et il faut absolument que cela s’assortisse d’un véritable cap stratégique
si on ne veut pas retomber dans les mêmes errements.

Défense Conseil International (DCI), société détenue à 49,9 % par l’Etat,


est impliquée dans Helidax, le premier Partenariat Public Privé lancé par
le ministère de la Défense. Pouvez-vous nous présenter cette société ?

Le modèle économique d’origine de DCI, c’est l’exportation du savoir-faire militaire des


armées françaises. Avec Helidax, DCI a su se poser en fournisseur de services pour les
armées aussi sur le territoire national. Ce n’était pas un domaine sur lequel on
attendait DCI au départ et pourtant le Groupe a su s’imposer aussi sur ce segment de
marché.

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DCI a parallèlement compris avant d’autres que le contrat d’armement à l’ancienne, où
l’on achète seulement un système d’armes et où, à la fin de la période de garantie, on
paie sa maintenance au prix fort, a vécu. DCI, avant les autres, a compris que les
contrats d’armement devaient être abordée de manière globale.

Ainsi, l’une des premières réalisations de Jean-Michel PALAGOS, ancien directeur


adjoint du cabinet de Jean-Yves LE DRIAN, lorsqu’il est arrivé à la tête du Groupe, a été
de signer un accord stratégique avec NEXTER. Il a compris que NEXTER pour exporter,
ne pouvait plus continuer de proposer des systèmes nus là où les clients veulent un
contrat global. Les clients veulent désormais des contrats « full services » avec le
matériel, la maintenance, la formation utilisateur et parfois même la formation
tactique. DCI a donc proposé à NEXTER de ne plus vendre seulement des blindés mais
un « package » dans lequel serait inclus le savoir-faire de DCI et de faire de ce modèle
un outil de promotion des exportations. Pour moi, c’est très astucieux car totalement
en phase avec l’époque que nous vivons.

La société DCI est présente sur le secteur de la formation, ce qui la


rapproche de ce que peuvent faire les Entreprises de Services de
Sécurité et de Défense (ESSD). Qu’en est-il ?

Depuis très longtemps DCI propose des formations à l’usage des armées des pays
amis et ce en bonne intelligence avec le ministère de la Défense et le Quai d’Orsay. De
ce point de vue, c’est une bonne chose que DCI soit détenue à 49,9 % par l’Etat. Cela
lui permet d’inscrire son activité dans un cadre para-étatique et de faire figure de
tiers de confiance entre l’Etat et des pays amis.

Pour ce qui est des ESSD françaises (pour moi DCI n’est pas une ESSD) qui se
positionnent sur de la formation, elles imitent le modèle de DCI sans pouvoir se
prévaloir d’une quelconque caution étatique. C’est potentiellement là une source de
dérives et il faut être vigilent.

Cela n’est-il pas logique puisque les prestations de sûreté semblent


liées à des activités ponctuelles alors que la formation se rattache à
une activité plus pérenne ?

Il est vrai que les ESSD françaises ont besoin de renforcer leur modèle économique.
Pour cela, elles doivent se diversifier et s’inspirer de ce qui marche. La formation fait
partie de ces activités rentables et lucratives. Les ESSD à la française, 10 ou 15 ans
après leurs consœurs anglos-saxonnes, s’intéressent à ces activités rentables.

Si Balckwater s’appelle aujourd’hui Academi, c’est bien parce que la formation est une
activité centrale. La véritable différence est que DCI n’est pas une ESSD dans le sens
où elle ne fournit pas de prestations de sûreté à l’international et où elle peut se
prévaloir d’un lien étroit et historique avec les armées françaises. DCI est plus qu’un

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simple groupe de défense, DCI c’est un outil de promotion de l’excellence militaire
française, de rayonnement et d’influence de la France dans le monde.

Les entreprises du secteur auraient souhaité que DCI intégre le Club des
Entreprises Françaises de Sûreté à l’International (CEFSI) mais il n’en a
rien été. Comment expliquer ce refus? Quid alors du rassemblement du
marché français ?

De mon point de vue – et cela n’engage que le chercheur – DCI n’avait pas intérêt à
rejoindre le CEFSI. Cela aurait créé de la confusion et brouillé l’image de DCI très
éloignée de l’univers des ESSD françaises.

Sur la question du rassemblement des ESSD françaises sous une seule banière, il y a
un aspect très français puisque les ESSD françaises, à l’inverse des entreprises anglo-
saxonnes, n’ont pas pu se développer sur le territoire national dans le cadre de grands
contrats étatiques. L’Etat ne leur a jamais fait confiance et elles se sont positionnées
sur le marché des relations privé-privé classiques.

Dès lors, l’émergence d’une ou plusieurs entreprises plus importantes


qui permettraient d’éviter la concurrence existant aujourd’hui est-elle
une hypothèse réaliste ?

On a aujourd’hui un secteur français des ESSD qui pèse assez peu et qui,
contrairement au secteur anglo-saxon, est très atomisé.

Non seulement il y a peu d’acteurs de taille critique mais, en plus, il y a le « syndrome


du village gaulois », avec un secteur très atomisé, très concurentiel et parfois très
conflictuel. La logique voudrait que tout ce petit monde se regroupe, fusionne. C’est
comme cela que l’on sort des marchés très atomisés. Il arrive un moment où l’un des
acteurs est en mesure de racheter une grande partie des autres. On est encore assez
loin de ce schéma-là dans le cas français.

Pendant très longtemps, c’est la société Geos qui était très en avance sur ses
concurrentes. Aujourd’hui, c’est plutôt Risk & Co qui a le vent en poupe. Cela
s’explique principalement par l’entrée dans la société d’un fonds d’investissement,
Latour capital, qui permet la réalisation d’opérations de croissance externe.

Mais cela m’inspire deux remarques. Tout d’abord, la faible part de la croissance
organique dans la croissance des ESSD. Ces entreprises ont du mal à croître sur le plan
organique car il n’y a pas l’espace économique pour le faire.
D’autre part, même à l’issue d’opérations de croissance externe le chiffres d’affaires
des grosses ESSD françaises reste deux-tiers inférieur en moyenne à celui de leurs
consoeurs britanniques.

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Justement, l’absence de cadre législatif est-il un vrai problème pour le
développement des ESSD françaises ?

Plusieurs éléments doivent être évoqués en ce qui concerne le cadre législatif.

Premièrement, là où les Anglo-Saxons ont eu une attitude d’encouragement avec des


pratiques de collaboration entre les services de l’Etat et les ESSD, nous Français
avons eu une attitude totalement inverse : l’Etat s’est mis en retrait et, fait voter la
loi de 2003 sur le mercenariat, jetant ainsi l’oprobre sur tout un secteur. On a nié le
phénomène et l’on continue d’une certaine manière à le faire.

Deuxièmement, la question de l’armement des personnels des ESSD peut être très
problématique. Les appels d’offres de l’Union européenne pour la sécurisation de ses
missions dans des zones à risques, par exemple, sont trop rarement remportés par des
entreprises françaises, en particulier parce qu’elles ne sont pas en mesure de
proposer des solutions jugées satisfaisantes par la Commission européenne sur le
plan de l’armement. Les entreprises françaises sont contraintes par la legislation
française sur la possession et le transport d’armements et ce sont les Anglais qui le
plus souvent, remportent tous ces contrats. On assiste donc à une situation un peu
ubuesque où des ESSD françaises ouvrent des filliales en Irlande ou en Grande-
Bretagne et font porter leurs réponses aux appels d’offres européens par ces filliales.
Il y a un problème. La logique voudrait que l’on ait un secteur français structuré,
appuyé par une politique étatique volontariste, et que ses entreprises puissent
accompagner les grands groupes français à l’international.

Enfin, depuis à peine un an, Laurent FABIUS a lancé une politique de diplomatie
économique, à travers notamment la création d’une structure dédiée au sein du
ministère des Affaires étrangères. Il a également œuvré à faire changer la manière
dont les diplomates abordent la question et a nommé des ambassadeurs issus du
secteur privé. Une conclusion s’impose donc : il faut pouvoir s’appuyer sur les ESSD
françaises et donc créer des liens avec elles. La nouvelle Direction des entreprises et
de l’économie internationale travaille ainsi avec certaines ESSD, mais le marché
demeure insuffisant et l’on voit notamment de grands groupes français recourir à des
prestataires étrangers malgré le pillage économique et « informationnel » que cela
peut engendrer.

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Ne pourrait-on pas imaginer que ces grands goupes acceptent de
soutenir le secteur français en recourant à des entreprises françaises,
même si cela est plus cher ou plus contraignant ?

Sur le plan intellectuel, je souscris totalement à cette analyse mais, sur le plan
pratique, il s’avère parfois difficile pour les ESSD françaises, qui ont des moyens
limités, de répondre dans l’urgence aux besoins, et ce de l’aveu même des directeurs
sûreté de certaines entreprises du CAC 40.

Les Anglais ont compris avant les Français que s’adresser à des entreprises en tant
que prestataire de services de sûreté implique d’adopter le langage du monde des
affaires dans son intégralité. Côté ESSD françaises, le cordon ombilical avec le monde
de la défense n’a pas été totalement coupé, ce qui n’est pas un mal en soi mais qui
peut aussi présenter des difficultés en termes d’adaptation au monde de l’entreprise
et à ses codes.

En définitive, il faut reconnaître qu’il existe un retard en France par rapport à un


besoin qui n’existait pas auparavant, alors qu’il existait côté américain, mais on a les
moyens de rattraper ce retard. Cela implique notamment de renforcer le secteur et le
cadre juridique.

Entretien conduit par Clément Durand


Responsable du Comité Risques et Entreprises de l’ANAJ-IHEDN
risques-et-entreprises@anaj-ihedn.org

*Ancien élève de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et de Sc. Po Paris, Guillaume


FARDE est spécialisé en affaires publiques et en management public. Docteur en
sciences de gestion, il a rejoint le Groupe Spallian en qualité de directeur associé
après trois années passées au sein du département financement de projets
d’externalisation et de partenariats public-privé dans les domaines de la sécurité et
de la défense du cabinet d’avocats Mayer Brown.

**Entreprise européenne leader du geodata management, Spallian offre à ses clients


des solutions innovantes pour leur permettre de tirer pleinement parti de la
dimension géographique de leurs donnée.

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