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TERTIAIRE

GÉRER
L’ I M M A T É R I E L Valorisation
du patrimoine incorporel
DOSSIER
Le patrimoine incorporel, principale richesse de la firme innovante, est le support
essentiel des stratégies de coopération entre entreprises. Son intégration dans le
montage de projets de partenariats nécessite au préalable l’identification et la valorisation
des droits de propriété intellectuelle. La mise en œuvre d’une stratégie de développement
repose donc sur un audit et le choix d’un cadre juridique : groupements ou contrats.
Cet article expose simplement cinq méthodes d’évaluation de l’actif immatériel et
présente les différentes solutions juridiques à envisager pour mener des « opérations
conjointes » : l’apport en société, la société en participation, la filiale commune, la
licence, la cession des droits d’auteurs et les contrats innommés. Exemple de dissertation
juridique, ce document, d’accès facile, n’est pas réservé aux seuls candidats aux concours,
Article de son orientation pratique et la présence de nombreux exemples en fait un document de
Dominique BRETAGNE-JAEGER,
avocat, et Stéphane LYNDE, référence utilisable par le professeur de droit, d’économie ou de mercatique.
conseil en propriété
industrielle, publié dans
Les Petites Affiches
du 18 juillet 2003, n° 143,
sous le titre « L’intégration de Mots-clés : Droit des sociétés – Stratégie offensive –
la propriété intellectuelle
au sein d’une joint-venture ». Joint-venture

L es exemples de mise en commun de moyens pour la réalisation de projets communs. Mais, dans la
d’entreprises industrielles, ou « joint-ventures », sont plupart des cas, avant de pouvoir mener à bien de
de plus en plus nombreux dans le paysage tels projets, il paraît indispensable pour l’entreprise
économique, notamment lorsque le cadre de l’action concernée d’avoir une connaissance très exacte de la
est international. La raison en est, pour l’essentiel, et consistance de son patrimoine intellectuel. Identifier la
à côté des aspects purement politiques, que les projets créativité de l’entreprise et les droits de propriété intel-
d’envergure, à moyen ou long terme, visant un progrès lectuelle concernés, étudier l’ensemble des paramètres
technique significatif et un avantage concurrentiel constituant le réseau de l’entreprise deviennent les
notable, ne peuvent plus être envisagés dans l’isole- préoccupations majeures des entreprises désireuses
ment. Sauf cas exceptionnel, les frais de recherche- d’optimiser leur gestion grâce à une stratégie offensive.
développement, auxquels s’ajoutent immédiatement Pour tous ces motifs, la propriété intellectuelle et
après les frais de protection (en particulier prise de la joint-venture sont deux domaines en plein essor.
brevets), ne peuvent plus être supportés par un seul L’expression de « joint-venture » est utilisée pour désigner
opérateur. Que le regroupement soit définitif, et c’est le projet commun que les partenaires sont convenus de
le domaine des fusions, ou ponctuel, c’est celui de la réaliser ensemble. Mais, selon certains auteurs, cette
« joint-venture », il est généralement incontournable. expression n’a pas de signification technique particu-
Dans ce cadre, des questions concrètes sont à poser : lière et doit être entendue comme une entité commune
Pourquoi faut-il réaliser un audit de propriété indus- avec participation égalitaire ou non.
trielle au départ ? Pourquoi des contrats réglant le sort La joint-venture désigne une grande variété de struc-
des innovations à venir sont-ils nécessaires ? Toutes tures pouvant aller d’une association à n’importe quelle
les réponses possibles démontrent le rôle vital de la forme de société en passant par un GIE. Pour la traduction
propriété industrielle. Cet article présente les contours de ce terme, un arrêté ministériel du 11 octobre 1990 a
de ces différentes notions en tentant d’en révéler tout imposé l’emploi de l’une des trois expressions suivantes :
l’intérêt pratique pour les acteurs de l’industrie. « entreprise commune », « opération conjointe » ou « coen-
treprise », termes qui restent parfaitement vagues.

L’ ouverture des marchés vers l’international, ainsi


qu’un souci permanent d’innovation technologique
dont la mise au point présente un coût très élevé, oblige
Les parties sont d’ailleurs libres de décider de la
forme qu’elles souhaitent donner à leur entité commune
et d’adopter le régime qui semble convenir le mieux à
de plus en plus les entreprises à s’associer entre elles leurs besoins.

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La propriété intellectuelle est un terme qui désigne L’audit de propriété intellectuelle,
traditionnellement deux grandes catégories de droits : un instrument
d’une part, les droits issus des « créations nouvelles », du développement de l’entreprise
qui sont les droits patrimoniaux et moraux détenus
par le créateur sur son œuvre ou le titulaire d’un brevet La valorisation est une mission extrêmement difficile
sur une invention, et, d’autre part, les droits sur puisqu’elle dépend intégralement des droits concernés et
les « signes distinctifs », essentiellement le droit de de la situation ou du projet qui l’a suscitée. Un brevet et
propriété sur la marque. Au sens large, le domaine de la un savoir-faire, par exemple, ne seront bien évidem-
propriété intellectuelle recouvre quantité de richesses ment pas valorisés de la même manière. Un portefeuille
différentes : inventions brevetées, marques, know-how, « propriété intellectuelle » ne sera pas appréhendé ni
dessins et modèles, logiciels, nouvelles technologies… évalué de la même manière s’il s’agit de restructurer
qui met en œuvre des techniques de protection globalement un groupe en redistribuant les actifs, céder
en amont (le secret pour le know-how, l’obtention ou concéder un droit isolé particulièrement profitable,
d’un titre officiel de propriété pour les brevets et céder une branche d’activité en perte de vitesse pour se
marques), des moyens d’exploitation contractuels recentrer sur un métier, ou transférer la totalité des
d’une haute technicité juridique, ainsi que des actifs d’une entreprise, en position de force ou en phase
moyens de défense adaptés à chaque cas (action en difficile.
contrefaçon ou concurrence déloyale, responsabilité Préalable à toute décision stratégique, les audits
contractuelle). vont permettre de plus en plus, et avec une efficacité
Elle génère une véritable richesse qui représente redoutable, la mise en place d’une arme offensive, d’un
aujourd’hui l’essentiel du patrimoine des entreprises bouclier défensif, d’un accélérateur de développement
et qui peut et doit être optimisée. Elle nécessite, au sein des entreprises.
dès lors, la mise en place d’une vraie stratégie de déve- L’audit, dans sa méthode et son contenu comme dans
loppement. son objectif, pourra être extrêmement varié et complet
La souplesse de la joint-venture conviendra particu- selon les secteurs, la créativité, l’innovation technolo-
lièrement bien aux différents domaines de la propriété gique, le titre de propriété intellectuelle concerné ou la
intellectuelle. durée de protection. L’audit permet bien souvent de
Il est clair, en effet, que la tendance actuelle des prendre conscience que des richesses insoupçonnées
entreprises est de plus en plus non seulement de proté- existent dans l’entreprise et qu’elles méritent une
ger sa richesse incorporelle, mais aussi de l’optimiser à meilleure prise en compte. C’est souvent, en particulier
travers une stratégie offensive. dans les PME, cette prise de conscience que des
Ainsi l’Institut national de la propriété industrielle, richesses existent en interne qui est le point de départ
qui diffusait l’an dernier, sur les ondes, le message sui- d’une politique enthousiaste et profitable de valorisa-
vant: «La propriété intellectuelle, une arme stratégique», tion de la propriété intellectuelle.
a aujourd’hui adopté le slogan suivant : « Grandir avec L’audit est une analyse de l’entreprise et de son patri-
la propriété intellectuelle ». moine incorporel aboutissant à l’établissement d’un
Ce slogan prône ainsi le partenariat d’entreprise et catalogue de richesses propres et débouchant sur une
l’exploitation de la richesse immatérielle que constitue valorisation permettant elle-même l’élaboration d’une
la propriété intellectuelle. stratégie d’entreprise. Elle a lieu en plusieurs étapes.
S’il existe un nombre quasi infini de richesses intel-
lectuelles dans les entreprises, il existe aussi un nombre Les droits existants et les droits concernés
quasi infini de stratégies et de joint-ventures qui selon les domaines
peuvent y répondre. L’internationalisation imposera En premier lieu, il convient de procéder à l’analyse
aussi souvent le partenariat. C’est le cas pour les médi- des droits existants, c’est-à-dire identifier la créativité
caments, objets de brevets détenus par des laboratoires de l’entreprise, pas toujours apparente, et les droits
pharmaceutiques et dont la mise en œuvre est à ce concernés selon les secteurs.
point coûteuse qu’elle nécessite un partenariat. Un brevet dont la durée de protection est de vingt
Dans d’autres cas, l’internationalisation ne pourra se ans ne saurait être valorisé comme une marque indéfi-
faire qu’au prix de l’implantation d’une entreprise niment protégée à condition d’être renouvelée tous les
commune dans l’état bénéficiaire. Parfois encore, le dix ans. Chaque droit a ses particularités et l’auditeur
coût financier du développement de certains produits devra en tenir compte. Il faudra vérifier le portefeuille
imposera la création de partenariat. des dépôts et enregistrements et s’assurer de leur vali-
Avant de s’engager et avant même d’être en mesure dité au regard des lois nationales concernées. Au plan
de déterminer la forme de partenariat souhaitée, il paraît formel, cette partie de l’audit permet de vérifier que « le
primordial de procéder à un audit de propriété intellec- dossier est en ordre ».
tuelle plus ou moins juridique et plus ou moins impor- Certains droits ne résultent cependant pas d’un
tant selon les secteurs. Une fois l’audit réalisé, il faudra dépôt, ce qui les rend plus difficiles à apprécier. Ainsi
envisager les différentes possibilités stratégiques de en va-t-il des dessins et modèles non déposés pourtant
l’intégration de la propriété intellectuelle au sein de la protégés par le droit d’auteur, mais aussi et surtout du
joint-venture. savoir-faire. Ce dernier, s’il ne dépend à proprement

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parler d’aucune protection légale particulière, trouve ligne de compte et sur quelle période ? Qu’en est-il des
néanmoins une protection efficace dans l’action en investissements non comptabilisés tels que les
concurrence déloyale et en parasitisme. Le savoir-faire contrôles de qualité par exemple ? L’objection princi-
ne reste une valeur que tant qu’il est soumis à confiden- pale contre cette méthode un peu simpliste est qu’elle
tialité, ce qui donne une large place aux mécanismes confond la valeur d’une chose et son coût.
contractuels. Cette méthode se révèle être plus adaptée aux droits
Devront également faire l’objet d’une étude appro- récemment créés et qui ont de sérieuses chances de ren-
fondie les contrats de distribution ou de licence du tabilité commerciales. Ce sont les marques et les brevets
réseau. Cette appréciation est indispensable pour déter- qui n’ont pas encore fait leurs preuves sur le marché ou
miner la stratégie future de l’entreprise. Tous les qui n’ont pas eu le temps d’acquérir une notoriété ou
paramètres qui constituent l’entreprise et son réseau une renommée.
doivent donc être attentivement étudiés afin de définir
la stratégie la plus efficace pour développer une joint- Évaluation par les coûts de remplacement
venture. Cette méthode, par son titre, peut paraît séduisante.
Appartenant à l’actif incorporel de l’entreprise, les En pratique, elle est peu efficace.
droits de propriété intellectuelle contribuent à ce titre Au lieu d’appréhender les droits en fonction de leur
à son profit. Porteurs d’une valeur, ils devront être passé, cette méthode se place dans le présent. Le principe
évalués dans de nombreuses circonstances. est le suivant : faute de ne pouvoir acheter ce droit, com-
Mais l’évaluation de tels droits reste très subjective bien cela coûterait-il à l’entreprise de le recréer ex nihilo ?
puisqu’ils n’ont d’existence qu’immatérielle. Ainsi De caractère très subjectif, cette solution n’est pas
l’appréciation essentielle de la marque dépend de son envisageable pour des marques de grande renommée
caractère détachable du reste des actifs de l’entreprise. telles que Coca Cola, Lu ou encore Buitoni, par
Est-ce le produit ou la marque qui l’emporte ? exemple, car les coûts de remplacement de ces marques
Une marque ou un brevet n’ont de justification écono- sont quasi impossibles à déterminer.
mique que par le produit auquel ils s’appliquent et qu’ils Cette méthode n’est acceptable que pour des
distinguent et/ou valorisent. Le rapport entre la marque marques ou des brevets qui ont une place accessoire
ou le brevet et le produit fini est d’une importance dans l’entreprise, ou par rapport au produit, c’est-à-dire
très variable. Ainsi, par exemple, la marque Hermès pour des marques ou des brevets effectivement « rem-
s’applique à des produits manufacturés d’une qualité plaçables ». Elle s’apparente ainsi à la première méthode
exceptionnelle. Particulièrement pour les marques de évoquée.
haut luxe, le produit ne peut pas ne pas être d’un niveau
exceptionnel. Il n’en reste pas moins certain qu’à qualité Évaluation par le prix du marché
égale, un sac Hermès se vendra plus cher et mieux Cette méthode vise à considérer les biens incorpo-
qu’un sac fabriqué avec autant de soin par un petit artisan rels comme des biens présents sur un marché, avec une
dans son atelier. C’est à cela que tient le caractère offre et une demande, censés s’équilibrer autour d’un
« détachable » de la marque, et non à un rapport de prix ou d’une cote.
valeur proprement dit entre elle et le produit. La sépa- Méthode utilisée pour les biens de consommation
rabilité s’entend donc de la puissance attractive propre tels que les voitures ou les appartements, elle ne paraît
attachée à la marque. pas très adaptée aux droits de propriété intellectuelle et
Un bon exemple peut être trouvé dans les parfums ce, pour deux raisons. La première est qu’il n’existe pas
lancés au nom des grands couturiers. La marque a, dans de marché et la seconde est que le prix n’est pas fixé par
ce cas, une réelle autonomie par rapport au produit le marché mais par l’acheteur. il varie donc en fonction
qu’elle supporte. Un très bon parfum sans marque ne se de paramètres propres à ce dernier.
vendra pas. Une marque positionnée « luxe » appliquée à Pourtant, le nombre croissant de transactions réali-
un mauvais produit perdra de son crédit dans le public, sées sur les actifs intellectuels et la tendance actuelle à
mais cette idée ne viendrait à personne. en tenir de plus en plus compte dans le cadre de l’esti-
Il existe plusieurs méthodes d’évaluations plus ou mation laisse à penser que l’on pourrait avoir recours à
moins subjectives mais puisqu’elles ne sont pas exclu- une telle pratique. C’est, d’ailleurs déjà le cas dans le
sives les unes des autres, il est souvent recommandé secteur artistique même si les œuvres d’art n’acquièrent
d’appliquer en les combinant et en les recoupant plu- de valeur qu’après un long délai, ou plus rapidement
sieurs d’entre elles afin d’établir une fourchette de valeur mais en fonction de critères parfois mystérieux.
s’approchant au plus près de la valeur réelle recherchée. De plus, il existe, en matière de brevets, des recueils
recensant l’ensemble des opérations réalisées dans le
L’évaluation par les coûts historiques passé et regroupées par domaine permettant de fixer une
Selon cette méthode, la valeur d’un droit est le fruit valeur, par comparaison avec des opérations similaires.
des investissements réalisés dessus au cours du temps.
Cette méthode a l’avantage de la fiabilité puisqu’elle Évaluation par les bénéfices potentiels
résulte d’un constat objectif de données comptabilisées. Le droit de propriété intellectuelle est un élément
Mais elle n’en soulève pas moins de difficultés quant à porteur de bénéfices futurs probables fonction des
sa mise en application : quels coûts faut-il prendre en intentions de l’acquéreur, que ce soit par une exploita-

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tion directe donnant un avantage concurrentiel ou par pérennité indépendante du produit. Ainsi, l’Oréal et
la concession de licences supposant le versement de Sony ne sont attachés à aucun produit en particulier
redevances. Mais cette méthode ne prend pas en mais à des groupes généraux de produits qui évoluent
compte la contribution effective des droits de propriété en permanence autour de la marque, elle-même
intellectuelle dans la production de richesses, la soli- porteuse de confiance, de concept, d’image. Le brevet
dité de la protection conférée par l’évaluation du droit porte en lui-même une limite radicale : il ne dure que
ou l’importance du bien par rapport à d’autres facteurs vingt ans. Un brevet âgé de dix-huit ans, et partant
de succès commercial. proche de son terme, ne peut pas valoir autant qu’un
Cette méthode se scinde en plusieurs phases : l’indi- brevet prometteur, qui a ouvert un nouveau marché et
vidualisation des revenus nets attribuables au droit de qui a quatre ou cinq ans d’existence.
propriété intellectuelle, l’estimation de la pérennité des
droits dans le futur et enfin la détermination d’un taux La méthode spécifique dite méthode « 5 D »
et d’une période d’actualisation. Elle intègre les cinq variables fondamentales non
linéaires qui ont un impact sur le droit concerné et qui
● L’individualisation, si l’on prend le cas de la marque, sont désignées comme les cinq diagnostics. Il s’agit du
consiste à essayer de déterminer les seuls bénéfices diagnostic juridique, du diagnostic marketing, du diagnos-
attribuables à la marque et non au produit. Ainsi, Smirnoff tic stratégique, du diagnostic financier et du diagnostic
pour la vodka est une marque séparable puisque c’est à séparabilité. La démarche consiste à affecter à la valeur
coup sûr l’image de la marque qui fait la différence dans déterminée un coefficient produit des quatre autres
l’esprit du public et non la boisson en tant que telle. coefficients correspondant chacun à un diagnostic.
On peut, dans un tel exemple d’une marque très Cette méthode illustre parfaitement l’idée selon laquelle
forte, facilement calculer le différentiel de prix entre une évaluation est le résultat d’un raisonnement global
une vodka générique et une vodka Smirnoff, et trouver prenant en compte tous les facteurs spécifiques d’une
ainsi une valeur attribuable au titre de propriété intel- situation particulière, sans la figer mais, au contraire, en
lectuelle. Mais toutes les marques n’ont pas ce statut et la projetant sur une certaine durée.
de nombreux paramètres ne sont pas quantifiables
Autres domaines d’évaluation
bien qu’ils fassent partie intégrante de l’exploitation ou
du développement du produit. Cela rend, alors, plus À côté de la marque, du brevet et des dessins et
complexe l’individualisation. En matière de brevets, le modèles, d’autres biens sont susceptibles d’évaluation
raisonnement est analogue, avec le même type d’effet puisqu’ils représentent une certaine valeur.
levier plus ou moins perceptible. L’évaluation du savoir-faire pose un problème spéci-
De ces revenus dégagés, il faut soustraire les coûts de fique lié au risque de divulgation du secret. Dès lors
la politique de propriété intellectuelle, de la recherche et qu’il n’est plus protégé par le secret, lui-même en géné-
développement, des impôts sur l’excédent de revenus ral garanti par une chaîne d’obligations contractuelles,
et de la rémunération du capital investi. Une fois les le savoir-faire ne vaut plus rien puisqu’il devient une
revenus isolés, ils doivent être combinés avec les activités information accessible à tous. Le savoir-faire est malgré
futures envisagées par l’entreprise, avec une dose inévi- sa volatilité une valeur importante des entreprises,
table d’incertitude, qui peut elle-même pondérer la valeur qu’elles en soient conscientes ou qu’elles en usent
résultant du calcul initial. comme M. Jourdain le faisait de la prose.
Selon certains auteurs, il est concevable de transposer
● Estimer la pérennité des droits de propriété intellec- aux noms de domaine Internet les méthodes d’évaluation
tuelle dans le futur, c’est déterminer la force du bien en appliquées aux autres droits de propriété intellectuelle. Il
cause pour l’avenir en fonction de ses potentialités faudra, cependant, les adapter aux particularités de leur
intrinsèques et de l’évolution structurelle de son marché. régime juridique à savoir : la règle du premier arrivé,
Il faut tenir compte par exemple de la position de premier servi, ou encore la possibilité de réserver un
la marque sur le marché, de son caractère établi, de la nom de domaine présentant un caractère générique.
qualité de son image et sa notoriété, et de son support Reste le cas de l’évaluation des droits de propriété
physique. La marque d’un médicament breveté a, dans littéraire et artistique. Si les méthodes évoquées ci-des-
l’ensemble « produit + brevet + marque », une valeur sus sont envisageables, il existe un autre moyen qui
accessoire ou secondaire. Lorsque le brevet expire, c’est consiste à prendre en considération le montant des
pourtant la marque seule qui porte le produit et lui redevances dues aux auteurs pour l’exploitation de
assure au moins pour un certain temps le maintien leurs œuvres, donnée chiffrée et individualisable sur
d’une avance par rapport aux médicaments génériques une durée très longue.
qui se présentent peu à peu. Bien sûr, rares sont les entreprises qui n’exploitent
Dans un autre domaine, celui du jouet, qui peut nier qu’un type de droit de propriété intellectuelle ou même
que la marque Légo ait conservé sa notoriété malgré qu’un seul droit. Toutes ces méthodes doivent donc être
l’expiration des brevets ? Si la valeur économique de combinées et adaptées pour une meilleure appréhen-
Légo a diminué avec l’expiration des brevets, elle n’en a sion du portefeuille de droits de l’entreprise.
pas pour autant disparu et tient désormais surtout à la Une fois cet état des lieux accompli, il reste à déve-
marque. Une marque forte aura dans tous les cas une lopper la stratégie adéquate, sans oublier de réfléchir,

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avant de se lancer, au régime qui s’appliquera aux de ce que le bénéficiaire ne peut être qu’une personne
droits qui naîtront du partenariat. Il s’agit non seule- morale, ce qui exclut donc les sociétés créées de fait et
ment de savoir de quoi l’on dispose, ce que cela vaut les sociétés en participation qui n’ont pas la personna-
et ce que cela peut produire, mais comment seront lité morale bien qu’elles soient souvent utilisées pour
partagés les fruits de l’alliance. Les contrats de partena- les joint-ventures.
riat doivent impérativement inclure des dispositions
précises dans ce sens. ● Les droits dont la seule jouissance est transférée
demeurent dans le patrimoine de l’apporteur, et l’usage
La propriété intellectuelle, peut n’en être consenti que pour une durée limitée.
l’instrument d’une stratégie d’entreprise Cependant, ce type d’apport ne saurait être très adapté
dans le cadre de la joint-venture aux brevets, car il fige la situation à la date de l’apport
sans tenir compte de l’évolution ultérieure de ceux-ci et
Les raisons qui peuvent présider à l’intégration des notamment des dépôts de brevets de perfectionnement.
droits de propriété intellectuelle au sein d’une joint- Un dispositif contractuel complémentaire est nécessaire
venture sont nombreuses et variables. pour la période qui suit la mise en route de la collabo-
Il peut s’agir de commercialiser un droit à la ma- ration.
nière d’Alcatel et de SDGI qui ont annoncé la création Les droits d’auteur peuvent tout autant être apportés
d’une joint-venture destinée à la fabrication de fibres en société. Mais il ne faut pas oublier, d’une part, que la
optiques en Chine. Il peut s’agir de lutter contre une propriété matérielle de la chose ne suivra pas celle des
concurrence déloyale ou encore de pénétrer un nou- droits et que, d’autre part, le droit moral restera, quoi
veau marché. Les partenaires peuvent aussi avoir pour qu’il arrive, entre les mains de l’auteur ou de ses ayants
objectif de partager les risques, l’investissement, de droit.
procéder à un transfert de technologie, de perfectionner
leurs méthodes de distribution pour s’adapter à un pays La société en participation
localement difficile. Le modèle de la société en participation est fréquem-
En réalité, plus la société a besoin d’innovation tech- ment utilisé en matière de propriété intellectuelle.
nologique permanente et très avancée, plus les contrats Régie par les articles 1871 à 1872-2 du Code civil, cette
de partenariats vont devoir exister. société n’a pas la personnalité morale.
Ainsi, la puissance d’IBM repose depuis les années Elle est, pourtant, constituée dès lors qu’il y a mise
quatre-vingt sur de nombreuses alliances avec une en commun de bien ou d’industrie en vue de partager le
quarantaine de partenaires dans le monde entier. Les bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en
investissements gigantesques de la recherche pétrolière résulter.
nécessitent de rassembler des forces, des moyens. À un Ce schéma se rencontre souvent dans la coédition ou
certain niveau de risque et de coût, la joint-venture est la coproduction, l’un des partenaires apportant ses
incontournable. droits et l’autre son financement.
La souplesse de la joint-venture lui permet de
s’adapter particulièrement bien aux nécessités de la La licence
propriété intellectuelle : elle revêt des formes multiples La licence est le contrat le plus courant en propriété
selon le but recherché par les partenaires. intellectuelle. Il s’agit pour le titulaire d’autoriser un
Cette multitude de formes recouverte par la joint- ou des tiers à exploiter des droits moyennant une
venture constitue autant de modalités pratiques redevance déterminée.
d’exploitation des droits de propriété intellectuelle. Ce mode d’exploitation présente l’avantage de laisser
Elle peut se faire par le biais d’un apport en société, le créateur titulaire des droits de propriété intellectuelle
de la constitution d’une société en participation, de la constitués de sorte qu’en cas de difficulté au sein de la
concession d’une licence, de la création d’une filiale joint-venture, il y soit mis fin sans entraîner la perte des
commune et toute autre forme de contrats. droits patrimoniaux sur la création.
Autre avantage, les licences sont en général conclues
L’apport en société intuitu personae, ce qui fige les partenaires, élément
L’apport en société peut se faire sous deux formes : non négligeable pour la stabilité de la joint-venture.
en propriété ou en jouissance. La licence, dans le cadre d’une joint-venture, sera
souvent accompagnée d’un autre contrat tel qu’un
● Comme son nom l’indique, l’apport en propriété transfert de know-how.
transfère la propriété du droit à la société. L’apport sera À nouveau, il faudra penser à régler dès le départ le
soumis à évaluation par le commissaire aux apports afin régime de propriété des droits pouvant naître du parte-
de déterminer la contribution de chacun des partenaires nariat et le sort de ceux-ci à l’expiration de la phase
à la société. active de la joint-venture.
L’inconvénient de ce procédé de transfert réside La question se pose en matière de frais de protection
dans le fait que l’apporteur préférera le plus souvent conditions d’exploitation, répartition des bénéfices,
conserver la maîtrise de ses droits et ne concéder que modalités de poursuite des éventuels contrefacteurs.
les droits d’exploitation. Un autre inconvénient résulte

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La filiale commune que la création d’une filiale commune qui aura une
Souvent qualifiée de joint-venture, la filiale commune durée de vie indéterminée, fonction du succès qu’elle
n’en constitue pas une pour certains auteurs, tant il est pourra rencontrer.
vrai que la création d’une personne morale distincte Non seulement les préoccupations et objectifs des
bénéficiant de capitaux distincts reflète le souhait d’une partenaires à la joint-venture peuvent varier mais aussi
coopération durable. Il n’y en a pas moins création d’une les moyens utilisés pour atteindre l’objectif fixé différe-
troisième personnalité sans pour autant que les deux ront selon le droit exploité. La fin de la joint-venture
sociétés mères ne renoncent à leur autonomie et à leurs est, donc, plus ou moins prévisible selon le cas de
activités (voir par exemple le partenariat entre Ericsson figure mais, quoi qu’il en soit, le partenariat devra
et Sony pour développer un téléphone portable sous la prendre fin de lui-même lorsque les droits auront expiré.
marque « Ericsson-Sony ») Quelle que soit la forme de la coopération, c’est, de
toute évidence, au stade de la négociation et de la
Les contrats innommés rédaction du contrat fondateur de la joint-venture qu’il
Ainsi désignés, car ils n’entrent dans aucune catégo- conviendra d’être très vigilant et de prévoir la plupart
rie, ils sont souvent qualifiés de joint-venture. des solutions de sortie.
À côté des modalités classiques, évoquées ci-dessus, Il n’existe pas de formule type mais devront toujours
d’intégration de droits de propriété intellectuelle au être parfaitement déterminés : la structure de la joint-
sein d’une joint-venture, il existe aussi toute une batte- venture, sa durée, le sort des droits à l’arrivée du terme,
rie de contrats auxquels il est possible de recourir, les conséquences de l’échec et la répartition des profits
puisque les partenaires ne sont soumis à aucune et des pertes, les règles d’arbitrage en cas de conflit,
contrainte quant à la forme de leur association. les règles d’attribution de compétence, les clauses de
Il s’agira souvent de contrats de communication de confidentialité et de secret et les clauses de non-concur-
savoir-faire dans lesquels, en échange de l’information, rence.
le bénéficiaire s’engage à l’exclusivité et à la conservation
du secret. Le droit commun des contrats s’appliquera Conclusion
en la matière, les partenaires disposeront donc d’une
grande liberté. Il sera recommandé de prévoir, en L’audit aura donc permis de déterminer si les droits
contrepartie, des clauses de sortie très précises pour de protection intellectuelle existaient, si ces droits
éviter les difficultés ultérieures. étaient protégés, si l’on pouvait envisager leur protec-
tion, à quel coût et dans quel pays, si l’on pouvait les
Les droits d’auteur valoriser le plus objectivement possible et enfin si l’on
En matière de droit d’auteur, la seule contrainte à pouvait avoir une vision d’avenir.
prendre en compte réside dans la spécificité de la Il est certain que la technique de l’audit de propriété
matière, à savoir la distinction entre les droits patrimo- intellectuelle est de plus en plus usitée dans la mesure
niaux, déterminés, limités et concédables et le droit où elle représente, pour les entreprises, la clef d’un
moral perpétuel, inaliénable et imprescriptible. atout majeur permettant une gestion optimale de son
Seuls les premiers pourront être inclus dans une patrimoine.
joint-venture. Rappelons également le principe selon Cette phase d’audit constitue un passage obligé
lequel une transmission de droits d’auteurs ne se pré- avant toute conclusion d’un accord de joint-venture
sume pas : un contrat bien rédigé est indispensable. puisqu’il permet de développer une stratégie efficace
Outre le fait que la joint-venture peut revêtir une pour atteindre des objectifs aussi divers que variés.
multitude de formes, sa durée de vie variera selon le En réalité, toute la diversité des droits de propriété
domaine de propriété intellectuelle concerné. La intellectuelle et la diversité des solutions ainsi que
joint-venture pourra n’être qu’un contrat visant une la souplesse des formules de joint-ventures en font la
opération donnée très précise et très limitée aussi bien richesse et l’intérêt. ■

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