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23 janvier 1984

« Une révolution juste n’est jamais isolée »


L’invité de L’Humanité
Thomas Sankara
Président du Conseil national de la révolution de la république de Haute-
Volta 
Le capitaine Thomas Sankara, président du Conseil national de la
révolution (CNR) et chef d’Etat voltaïque depuis le 4 août 1983, est né le
21 décembre 1949 à Yako, dans le centre-nord du pays. Ce capitaine de
trente-quatre ans, formé à Madagascar et en France, est tout le contraire de
cet « excité pro-libyen » tel qu’une certaine presse, toujours en mal de
clichés, a bien voulu le présenter. C’est un homme souriant, détendu, plein
d’humour, franc, qui nous a longuement reçu, un dimanche soir, dans son
bureau du Conseil de l’Entente à l’issue d’un séjour de douze jours en
Haute-Volta qui nous a permis de le rencontrer à trois reprises. A l’issue de
cette interview, il a tenu à nous dire qu’il connaissait notre journal de
longue date et qu’il saisissait cette occasion pour « saluer tous les amis
lecteurs ».

On a beaucoup écrit sur la jeune révolution voltaïque. Elle surprend par son
style et dérange beaucoup de monde. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Thomas Sankara. C’est vrai que notre révolution dérange et surprend le
plus grand nombre. Elle surprend en ce sens qu’elle tranche très nettement
avec les clichés généralement admis qui font de l’arrivée au pouvoir de
militaires un banal coup d’Etat. Nous n’avons pas réalisé ici ce que l’on
pourrait appeler un coup d’Etat. Il y a eu une insurrection populaire,
minutieusement préparée, dans laquelle se sont retrouvés des progressistes,
des révolutionnaires, des démocrates, en vue de mettre fin à un régime
d’inféodation à l’impérialisme. C’est ce qui a surpris ceux qui ne veulent
pas comprendre dans quel sens évolue l’histoire des peuples africains. Cr
qui surprend également, c’est que les militaires voltaïques sont loin d’être
ces pauvres soudards tels qu’on les connaît ailleurs ou tels que certains se
les imaginent ici. Les militaires voltaïques, dans leur grande majorité, sont
très politisés. Il s’agit d’éléments qui sont liés à leurs peuples, partagent
leurs aspirations et luttes quotidiennes. Ils savent qui est l’ennemi principal
et comment le combattre.
Si notre révolution inquiète, c’est essentiellement à cause de l’exemple
qu’elle peut représenter et pas seulement pour la sous-région. Nous
n’avons pas importé notre révolution et encore moins décidé de l’exporter.
Elle résulte d’un processus historique, scientifiquement vérifié, inévitable,
dans la transformation des luttes que les classes sociales ont a mener les
unes contre les autres pour aboutir à cette forme de révolution qui ne
demande qu’à se perfectionner, les mêmes causes produisant les mêmes
effets quels que soient les cieux sous lesquels on se place.

Vous entendez aller de l’avant et vite. Mais la féodalité dans les campagnes
reste puissante, de même que la bourgeoisie compradore. Toutes deux ont
la haute main sur l’économie. Quelles mesures entendez-vous prendre pour
limiter leur pouvoir ?
Thomas Sankara. Il y a une première mesure qui consiste à prendre des
décrets et ordonnances, nous la rejetons parce qu’elle est d’essence
bureaucratique. La seconde consiste à arracher les masses populaires à
l’obscurantisme. C’est à celle-ci que nous nous attachons.
Lutter contre l’obscurantisme, c’est permettre à chaque Voltaïque d’élever
son niveau de conscience politique, d’être un peuple pour soi et non pour
autrui et cela ne va pas sans difficultés dans la mesure où l’accès au savoir
est encore contrôlé par la bourgeoisie et les forces féodales. Nous sommes
résolus à les affronter et pour cela nous entendons accélérer le processus de
démocratisation afin de les bouter hors de chez nous.
Cela ne vas pas sans excès, mais comment pourrait-il en être autrement ?
Nous sommes agréablement informés de ce qui se passe dans nos
campagnes. Des paysans osent pour la première fois faire part aux autorités
des abus dont ils sont victimes. Nous ne voyons pas de délation dans cette
démarche, contrairement à certaines affirmations, mais plutôt un début de
prise de conscience chez nos paysans qui entendent ainsi participer
effectivement à la gestion quotidienne du pouvoir.
Ces forces du passé, nous entendons les démystifier, les présenter telles
qu’elles sont à notre peuple. C’est pourquoi nous sommes en faveur d’une
presse responsable, militante, d’une radio qui nous permettra de nous faire
entendre jusque dans les coins les plus reculés du pays et dans les langues
que comprennent nos compatriotes.

Votre pays vit à l’heure des « Comités de défense de la révolution ». Or il


semble que ces derniers servent aussi de refuge à d’antirévolutionnaires
patentés. Comment comptez-vous vous y prendre pour assainir les rangs
des CDR afin que ceux-ci puissent réellement jouer leur rôle ?
Thomas Sankara. Il est vrai que l’on trouve un peu de tout dans les CDR.
On y rencontre aussi bien des réactionnaires qui s’y sont habilement
introduits que des opportunistes de gauche. La difficulté ne se limite pas à
ces deux catégories. Il faut bien comprendre que les CDR constituent
l’arme essentielle, les troupes de choc de première ligne dans la bataille qui
nous permettra de faire triompher la révolution. Aussi nous employons-
nous à la purifier, c'est-à-dire à les débarrasser des éléments contre-
révolutionnaires. Cela ne peut se faire que par le développement patient
mais déterminé de la démocratisation de nos structures.
Nous avons déjà enregistré quelques résultats !
C’est ainsi que d’anciennes autorités ont été destituées sur la base de faits
irréfutables mis en avant par les CDR. En revanche, d’autres CDR ont vu
leurs pratiques condamnées et se sont trouvés dans l’obligation de réélire
leurs délégués et de renouveler leurs bureaux. Il y a également des
débordements de toutes sortes. Ils sont normaux, prévisibles.
Entre le cadre voltaïque, intellectuel, qui quitte son milieu social de petit
bourgeois pour rejoindre la révolution et l’ouvrier voltaïque qui a vécu
pendant vingt-trois ans sous un régime néo-colonial, entre ces deux
personnes la compréhension et la pratique de la révolution n’est pas la
même. L’un entend la faire avec des gants blancs et l’autre estime qu’elle
doit lui donner la liberté d’exaucer tous ses caprices. Ces comportements
nous les comprenons fort bien.
Notre révolution a vaincu le fatalisme. Le peuple a aujourd’hui la
possibilité de s’exprimer. Aujourd’hui il libère ses instincts. Demain ce
seront les consciences qui seront libérées, mobilisées.

Quelle place, à votre avis, doivent tenir les syndicats dans le processus
actuel ?
Thomas Sankara. Les syndicats en Haute-Volta ont une longue tradition de
lutte bien qu’ils ne soient pas homogènes. Nous en avions aussi bien de
progressistes que de réactionnaires. Ces derniers étaient les bras séculiers
de certains dirigeants sous les anciens régimes. A l’heure de la révolution,
nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons ménager, ne pas barrer la
route aux réactionnaires quelle que soit l’organisation dans laquelle ils se
réfugieront, que ce soit dans les syndicats ou dans des partis clandestins
parce que nous savons qu’ils ne ménageront pas leurs efforts pour tenter de
nous abattre. Du reste, peu après le 4 août 1983, un responsable de ces
« syndicats » proclama haut et fort qu’il combattrait notre révolution sabre
au clair s’il le fallait.
Quant aux syndicats progressistes dont l’action va dans le sens des intérêts
populaires nous comptons sur leur appui pour aller de l’avant. Par leur
action mobilisatrice, ils occupent une place de choix dans notre processus
révolutionnaire. En revanche nous ne voulons pas qu’entre CDR et ces
syndicats s’engage une espèce de rivalité. Nous sommes contre cela. Pour
l’instant nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir du point de vue des
principes révolutionnaires oppositions entre ces syndicats et les CDR. En
revanche, nous sommes persuadés qu’il peut y avoir d’un point de vue
subjectif des oppositions et celles là nous aurons le courage de les
combattre au grand jour parce que nous les dénoncerons comme étant des
pratiques relevant de l’opportunisme de gauche.
Peu de temps avant votre départ pour Niamey vous avez, le 28 octobre,
dans une déclaration qui a eu un grand retentissement, fait état de tentatives
de déstabilisations menées contre l’Etat voltaïque. Pouvez-vous nous en
dire davantage ?
Thomas Sankara. Non, je n’y tiens pas. Nous ne voulons pas opposer notre
peuple à d’autres peuples. Mais les menées subversives contre la Haute-
Volta sont bien réelles, permanentes, Elles sont à la fois nationales et
internationales. Ces preuves-là sont en notre possession. Mais nous ne
jugeons pas qu’il soit opportun de les divulguer actuellement afin de ne pas
créer un climat de xénophobie parmi notre peuple.
Nous voulons circonscrire le mal et ses origines et dissocier clairement
ceux qui s’attaquent à nous de leurs peuples que nous considérons comme
des peuples frères, amis. C’est la raison pour laquelle nous ne tenons pas à
étaler ces preuves afin de ne pas montrer du doigt la nationalité en
question. Cela dit, je confirme solennellement la réalité de ces complots.
Ils ne découlent pas d’une simple analyse logique, elle est évidente pour
tous, sauf pour ceux qui entendent faire preuve de myopie ; elle découle
d’investigations que nous avons faites et des renseignements que des
sympathies militantes nous ont fournis.
Nous avons pu ainsi constater qu’une révolution juste n’est jamais isolée.
Et cela est pour nous d’un grand réconfort.
Comment voyez-vous vos relations avec la France ?
Thomas Sankara. Nous voulons une coopération dynamique,
d’épanouissement qui permette aux Français et aux Voltaïques de s’ouvrir
les uns aux autres. Ce type de coopération ne pourra voir le jour que si
Français et Voltaïques sont débarrassés des froids calculs qui se cachent
derrière les intérêts d’Etat à Etat. Que s’ils sont tous deux convaincus que
toute forme de néocolonialisme, d’impérialisme, de paternalisme est
écartée de ce type de relation.
Ce qui veut dire qu’il faut que notre dignité soit respectée ainsi que notre
souveraineté. Ce qui veut dire aussi et surtout qu’il faut que nous œuvrions
essentiellement à rapprocher nos deux peuples et non pas à cultiver des
relations officielles, protocolaires. Ce n’est que de cette façon que nous
pourrons avoir de part et d’autre une politique conséquente. La France
issue du 10 mai 1981 fait de belles déclarations qui emportent la sympathie
des peuples africains. Mais ce que nous souhaitons, c’est que le quotidien
puisse être conforme à ces déclarations, aux promesses faites. Souvenez-
vous de celles faites par le Parti socialiste avant le 10 mai 1981 et
comparez-les avec ce qui se fait concrètement aujourd’hui. Certes, je ne
mésestime pas le poids du capitalisme international avec tout ce que cela
implique, mais quand même.
Le comportement du gouvernement de la France étonne, heurte nos
convictions et nos espoirs lorsqu’il continue à entretenir des relations avec
l’Afrique du sud, lorsqu’il envoie ses troupes au Tchad pour soutenir le
régime de Hissène Habré. Ce sont ces constatations qui nous font mal.
Nous les disons aux Français en toute amitié, en toute franchise, afin de
leur permettre de mieux nous comprendre tout comme nous attendons
d’eux qu’ils nous critiquent, qu’ils nous disent comment œuvrer pour être
mieux compris d’eux. La coopération entre la France et la Haute-Volta
peut-être belle et exemplaire à conditions que nous acceptions que nos
ennemis soient condamnés partout où ils se trouvent , même si cela doit
nous faire mal en raisons de nos alliances parallèles.
Entretien réalisé par André Brécourt

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