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Disparition de Mike Davis, « 

fantassin » de la pensée critique


Ce théoricien marxiste laisse à la sociologie urbaine une empreinte forte, le legs
d’une pratique interdisciplinaire féconde, une narration alerte, captivante, tout en
profondeur historique, qui remet le rapport de force entre travail et capital au
cœur du récit sur le devenir des sociétés contemporaine.
Dans un entretien au Los Angeles Times en juillet, alors qu’il se savait condamné
par un cancer de l’œsophage en phase terminale, il s’était confié sur cette fin de
vie qu’il aurait espéré plus tragique : « Si j'ai un regret c’est de ne pas mourir au
combat ou sur une barricade comme je l'ai toujours imaginé de manière
romantique - vous savez, au combat. »
Mike Davis s’est éteint mardi à son domicile de San Diego. Il avait 76 ans. Il
laisse à la pensée critique une empreinte forte, le legs d’une pratique
interdisciplinaire féconde, une narration alerte, captivante, tout en profondeur
historique, qui remet le rapport de force entre travail et capital au cœur du récit
sur le devenir des sociétés contemporaine. La militance et son appartenance à la
classe ouvrière ont forgé cet autodidacte, athée et marxiste, qui, contraint de
quitter tôt l’école pour gagner sa vie, travailla d’abord dans les abattoirs, puis fut
chauffeur routier, avant de reprendre des études.
Après un premier essai sans retentissement, Prisonniers du rêve américain,
consacré en 1986 à l’histoire de la classe ouvrière aux Etats-Unis, rien ne
destinait City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur (La Découverte, 1997)
au sort de best seller qu’il est devenu. Il y explorait en 1990 cette mégalopole
capitaliste comme laboratoire social et urbanistique où se trament en
permanence de nouvelles ségrégations, où se joue une « guerre sociale de faible
intensité » ponctuée d’explosions. Entre passé et présent, luttes et mythes,
culture et société, il y saisissait les déploiements urbains du néolibéralisme :
privatisation de l’espace public, séparatisme fiscal et résidentiel des riches,
dissolution de la ville dans la spéculation immobilière, apartheid spatial mettant
au ban classes populaires et minorités, sophistication grandissante du contrôle
policier et des dispositifs de sécurité et de surveillance. L’ouvrage annonçait le
soulèvement de 1992 consécutif au passage à tabac de Rodney King ; il
remporta un franc succès, avant de devenir un classique de la sociologie urbaine
critique.
De l’étalement urbain de Los Angeles à la verticalité des cités dystopiques du
Golfe persique bâties sur la sueur et le sang des travailleurs migrants venus
d’Asie (Le Stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, 2007), jusqu’à
l’extension exponentielle des mégalopoles du sud donnant corps à des
bidonvilles tentaculaires (Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine
au bidonville global, La Découverte, 2006), les enquêtes de Mike Davis
brossent, à l’ère du capitalisme mondialisé, le tableau pessimiste, parfois
cauchemardesque, d’un monde urbain oppressif, où les exploités sont relégués
des limbes dangereuses, polluées, privées des services publics de base, livrées à
la débrouille, aux trafics, au travail informel – un monde bien éloigné des villes
lumières promises par les urbanistes, plus proche du XIXe siècle et de ses
grandes villes « où fermente en une même purulence tout ce qui est carié, décrié,
lascif, trouble, blet, purulent, clandestin », selon les mots de Nietzsche, repris
dans Dead Cities (Les Prairies ordinaires, 2009). Son opiniâtreté à dévoiler
comment la prospérité des uns est liée à la déréliction des autres a porté ce
théoricien vers l’étude des fractures sociales urbaines comme vers celle de la
fracture coloniale. Dans Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et
famines coloniales. Aux origines du sous-développement (La Découverte, 2003),
il met à nu la mécanique d’une tragédie historique ayant sombré dans l’oubli : la
mort à la fin du XIXe siècle de plus de cinquante millions de personnes dans
d’atroces famines accompagnées d’épidémies qui survinrent simultanément en
Inde, au Brésil, en Chine et en Afrique. Sur ces terres asservies, la « négligence
active » des administrations coloniales mues par une foi aveugle dans le libre-
échange, l’exode rural et la répression des révoltes se sont conjuguées pour le
pire avec la sécheresse et les pluies diluviennes provoquées par le phénomène
climatique aujourd’hui connu sous le nom d’El Niño.
Pendant plus d’un demi-siècle, Mike Davis fut de tous les combats de la gauche
américaine. Viré du Parti communiste pour indiscipline, il prit part aux luttes
pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, séquences décisives de
son cheminement politique. Il confiait avoir grandi avec Sartre et Les Chemins
de la liberté, se passionnait pour Zola et sa fresque Les Rougon-Macquart, qu’il
tenait pour « la plus extraordinaire des enquêtes de sociologie urbaine. »
Internationaliste, il admirait la génération des héros des années 30, celle des
combattants des brigades internationales en Espagne et des résistants au
fascisme et au nazisme. Dans un entretien à nos confrères de Télérama, en 2008,
ce chercheur militant, qui se définissait comme un « foot soldier », un fantassin,
disait ces engagements toujours incandescents : « Je n’ai jamais pensé que le
type de société dans lequel je souhaitais vivre existait, où que ce soit, sur notre
planète.(…) Cela ne m’empêche pas de me poser la question, trois ou quatre
fois par jour : pourquoi est-ce que j’y crois, pourquoi ai-je ces idées politiques ?
La réponse est simple : parce que, même si les utopies révolutionnaires sont
mortes, il faut changer le monde. C’est une responsabilité fondamentale. »

Rosa Moussaoui
A lire aussi :

Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du


désastre, Allia, 2006.

Petite Histoire de la voiture piégée, Zones, 2006.

Paradis infernaux : Les villes hallucinées du néo-capitalisme , Les Prairies


ordinaires, 2008.

Soyez réalistes, demandez l'impossible, Les Prairies ordinaires, 2012

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