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COURTIN
Erec R. Koch
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La pratique du goût :
de Pierre Bourdieu à Antoine de Courtin
1. Pierre Bourdieu, préface à l’édition en langue anglaise, Distinction: A Social Critique of the
Judgment of Taste, trad. Richard Nice, Cambridge, MA, Harvard University Press, pp. xii‑xiv.
2. Pierre Bourdieu, « Introduction », La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de
Minuit, 1979, p. ii.
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voient attribuer cette étiquette socialement instituée3. La thèse de Bourdieu est que,
même sous ses formes kantiennes les plus pures et les plus raffinées, le goût n’est
jamais tout à fait désintéressé. Nous l’avons déjà constaté plus haut dans l’exemple de
l’esthétique populaire qui n’hésite pas à faire cohabiter l’agréable et le bon avec l’art,
mais l’intérêt s’étend aussi à tous les objets du goût, quels qu’ils soient. Vu la diver‑
gence des goûts selon les classes, il y a aussi une différence notable dans le choix des
objets de consommation culturelle. Le goût, modalité de l’habitus, est une disposi‑
tion et un principe génératifs de perceptions, de comportements et d’actions qui sont
modelés socialement, pédagogiquement, et qui fondent les choix culturels : le goût
fonctionne en tant que base de classement à la fois des objets et des sujets. Il n’est
jamais purement désintéressé, mais à tout le moins sert‑il à exprimer l’appartenance,
ou bien, peut‑être, l’aspiration, à une classe sociale. Aucun objet de consommation
culturelle ne trahit plus efficacement le rang social du sujet, selon Bourdieu, que les
objets d’art ; c’est‑à‑dire, la gamme socialement variable des objets ciblés par les juge‑
ments du goût4. Dans ce domaine, le goût confirme la distinction sociale véritable5.
D’une manière qui rappelle la culture dix‑septiémiste, Bourdieu affirme que l’idéolo‑
gie sous‑tendant la classe dominante naturalise une telle distinction, « convertissant »
ainsi « en différences de nature des différences dans les modes d’acquisition de la
culture »6. Cette différenciation entre les cultures haute et basse dicte « la fonction
sociale de légitimation des différences sociales7 ». Le goût est intéressé dans la mesure
où il affirme « un rapport social d’appartenance et d’exclusion8 ».
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3. Pierre Bourdieu, « The Field of Cultural Production, or : The Economic Reversed », trad. Richard
Nice, Poetics, 12 (1983), pp. 311‑356 (p. 317). Voir également l’article de Meyer Howard Abrams qui
relève les conditions sociologiques aux xviiie et xixe siècles qui ont rendu possible la constitution de l’art
en tant que domaine esthétique (M. H. Abrams, « Art‑as‑Such: the Sociology of Modern Aesthetics »,
Doing Things with Texts: Essays in Criticism and Critical Theory, New York and London, Norton and
Company, 1989, pp. 125‑58).
4. Pierre Bourdieu, La Distinction, p. 19.
5. Ibid., p. 64‑65.
6. Ibid., p. 73. Voir également : Norbert Elias, The Civilizing Process: The History of Manners, trad.
Edmund Jephcott, vol. 1, New York, Urizen, 1978, pp. 70‑84.
7. Pierre Bourdieu, op. cit., p. viii.
8. Ibid., p. 585.
9. Ibid., pp. 34, 40‑44.
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ethos10 » – du fait, par exemple, de son rejet implicite du plaisir de concupiscence bas,
crasse et populaire : « L’analyse kantienne du jugement de goût trouve son principe
réel dans un ensemble de principes éthiques qui sont l’universalisation des dispositions
associées à une condition particulière11. »
La révolution du concept du goût opérée par Bourdieu tient davantage d’un
retour aux sources que d’un chamboulement radical. Un premier symptôme
en serait la place qu’occupe, dans l’analyse de Bourdieu, le xviie siècle français,
période qui revient à des moments critiques de La Distinction et d’autres écrits.
Ce siècle semble être à la fois le modèle et l’origine de la modalité particulière de
la culture élevée, élitiste et « distinguée » que Bourdieu introduit dans ses études.
Hier comme aujourd’hui, la culture aristocratique se fonde sur la distinction de
son goût naturalisé. Le recours fréquent de Bourdieu au xviie siècle ne se fait pas
que comme un retour aux sources et aux origines de la culture contemporaine ;
ce balancement veut en plus souligner que le drame socio‑culturel contemporain
renoue avec celui du passé.
Dans l’immédiat, le plus important est de noter que Bourdieu élargit la gamme des
objets de goût et des performances du goût pour y comprendre des champs que Kant
relègue aux catégories de l’agréable et du bon. Pareillement, au xviie siècle, le goût
ne fait pas de différenciation entre, d’une part, les objets d’art et, de l’autre, le plaisir
sensuel, l’agréable, ou bien les activités sociales et leurs objectifs. Le clivage entre le
monde de l’art et celui du « réel » n’existe pas encore, du moins, pas le clivage esthé‑
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facultés, mais, plus tard, on insiste bien davantage sur l’entraînememt du goût. La
mise en scène d’actions et de comportements illustrera mieux les préceptes du goût
dans des manuels plus récents pour aboutir, vers la fin du siécle, à l’exemple du
manuel de Courtin. Composé à l’apogée du débat sur le goût et les bienséances, le
Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens est un
échantillon représentatif de ces considérations sur le goût dans un contexte social
donné. Courtin s’intéresse à l’éducation des « personnes de goût13 », formule qu’il
fait alterner avec les « honnêtes‑gens » pour désigner les modèles de civilité à imiter.
Le manuel de Courtin se concentre sur le corps et ses gestes. Il énumère, dans des
situations sociales précises, des recommandations touchant les actions, comportements
et affects convenables qui cernent, en tout et partout, ce que l’on entend par le goût ; il
se défend de définir le goût parce que c’est une disposition qui génère une gamme éten‑
due de pratiques sociales plutôt qu’une faculté autonome, encore moins une faculté
visant exclusivement les objets esthétiques. Courtin focalise son discours éducatif sur la
pratique, l’inflexion du corps dans des situations sociales spécifiques et sur la maîtrise
calculée des actions jusqu’au moindre geste. Dès l’avertissement, Courtin annonce au
lecteur qu’il va considérer « la pratique & le detail particulier de la bienséance14 » ;
quitte, pour qui le veut, à chercher ailleurs « [la] théorie & les principes generaux de
la Civilité15 ». Les quarante premières pages (à peu près le dixième du texte) passent
en revue les qualités morales nécessaires à la civilité : à savoir, modestie, humilité et
respect, mais Courtin laisse entendre que la civilité est moins l’effet d’une formation
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13. Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens,
Paris, H. Josset, 1671, p. 251.
14. Ibid., p. 11.
15. Ibid., p. 12.
16. Michael Moriarty, Taste and Ideology in Seventeenth‑Century France, Cambridge, Cambridge
University Press, 1988, pp. 82 et 55.
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même Jean‑Pierre Dens fait‑il remarquer que « [le bon goût], emblème et point de
ralliement de l’honnête homme, [...] est la marque suprême d’un raffinement acquis
et d’une appartenance sociale17 ». Et j’ajouterais que le goût devient aussi un « acte »
plutôt qu’une « réflexion » ou un « sentiment » : le goût est mis en scène.
Mis en vente pour la première fois en 1671, le Nouveau traité de la civilité qui se pra‑
tique en France parmi les honnêtes gens fut réimprimé bien des fois au long du siècle et
même au siècle suivant. Une version anglaise parut peu après la première édition fran‑
çaise. Le manuel a pour but d’enseigner les principes de comportement et de conduite
de l’honnête homme (de la personne de bon goût) dans toutes les circonstances sociales
où il pourrait se trouver. On atteint le statut de personne de bon goût en se comportant
d’une certaine manière attendue, en exécutant des actes conventionnels et convenus.
Comme je l’ai déjà fait remarquer, ce manuel de civilité et de bon goût se focalise
sur la conduite. L’ouvrage définit le mot « goût » de la même manière que Balthasar
Gracian qui insiste sur son étymologie originelle de tact ou de propriété, autrement dit,
de stratégie sociale18. Le traité mène le lecteur d’abord à une suite de considérations
sur le comportement, les vêtements, la conversation raffinée, pour l’introduire ensuite
aux situations sociales les plus fréquentes où il pourrait se trouver engagé : réceptions,
visites, chasses, promenades en carrosse. On met en relief, avant tout, les règles de
sociabilité en présence d’un notable de rang supérieur, mais ce n’est pas là l’orientation
exclusive du traité. En avertissant le lecteur de ce qu’il faut faire (ou ne pas faire) dans
les réunions socialement significatives (et cela des points de vue tant linguistique que
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17. Jean‑Pierre Dens, L’Honnête Homme et la critique du goût : esthétique et société au xviie siècle,
Lexington, KY, French Forum, 1981, p. 89.
18. Jeffrey Barnouw, « The Beginnings of “Aesthetics” and the Leibnizian Conception of Sensation »,
dans Paul Mattick, Jr. (ed.), Eighteenth‑Century Aesthetics and the Reconstruction of Art, Cambridge,
Cambridge University Press, 1993, p. 54.
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au contraire, mieux vaudrait mettre le morceau dans la main, puis le laisser tomber
doucement dans l’assiette qui sera emportée par le laquais26. Les « déversements »
précipités (donc, à éviter) reviennent un peu plus loin dans l’image du verre trop
rempli : « Il ne faut pas trop laisser remplir son verre, de peur d’en répandre en
le portant à la bouche27. » Outre qu’il déploie de nombreux conseils concordants
sur la modération (ne videz pas votre verre d’un trait28, ne mangez ni ne buvez à
l’excès, ne soyez ni « petite bouche » ni « insatiable »29), notre auteur nous prému‑
nit contre une nouvelle forme de déluge, verbal cette fois, en recommandant la
bonne conversation telle qu’elle émane d’une langue modérée. À table, ne permet‑
tez pas que les préférences ou les restrictions diététiques personnelles deviennent
le foyer principal de la conversation, ne demandez jamais les meilleurs morceaux
de quelque mets que ce soit30. L’invité poli ne doit critiquer ni la préparation des
plats ni les sauces, comme il ne devrait pas être le premier à demander à boire, et,
quand il demande au laquais de lui remplir son verre, il faut le faire discrètement
par un geste imperceptible. Quand on porte un toast à une personne de qualité, il
importe de lui adresser la parole à la troisième personne au lieu de la deuxième et
de se servir aussi soit de son titre complet soit de son nom de famille.
L’observation de ces recommandations garantira que les actions se conforment
aux préceptes de la civilité et aux normes du bon goût. Il est particulièrement révé‑
lateur qu’au lieu de s’arrêter sur une série de prescriptions morales, notre manuel
s’attarde à la réglementation des actions à accomplir dès le moment où l’invité arrive
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L’un des défis inhérents à l’analyse du goût au xviie siècle est qu’il paraît et s’exerce
dans des champs où on ne le nomme pas toujours. Pourtant, nous nous rendons
compte, du moins, que, quand nous nous trouvons devant des prescriptions et des
réglementations visant les comportements qui contribuent à la civilité, nous sommes
bel et bien arrivés au domaine du goût et de son application. D’où, encore une fois,
cette observation de Courtin que les parangons de la civilité sont tous des « person‑
nes de bon goût32 ». Le goût se réalise dans des situations qui font appel aux compor‑
tement, réactions et discours plutôt qu’à la sensibilité, et encore moins, à la sensibilité
esthétique. Comme nous le rappelle Courtin au début de son manuel, si la civilité
peut dépendre quelque peu du « for intérieur » et de ses jugements, elle ne s’actualise
qu’autant qu’elle s’extériorise dans nos comportements et notre conduite. De cette
façon seulement pourrons‑nous aspirer à nous rapprocher du modèle incarné par le
duc de Chevreuse ou, mieux, à ajouter à sa distinction.
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