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Esthétique du rire

Alain Vaillant

DOI : 10.4000/books.pupo.2303
Éditeur : Presses universitaires de Paris Nanterre
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 18 décembre 2014
Collection : Littérature française
ISBN électronique : 9782821850934

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782840161172
Nombre de pages : 408

Référence électronique
VAILLANT, Alain. Esthétique du rire. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de
Paris Nanterre, 2012 (généré le 28 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
pupo/2303>. ISBN : 9782821850934. DOI : 10.4000/books.pupo.2303.

© Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Esthétique du rire

Alain VAILLANT

PRESSES UNIVERSITAIRES DE PARIS OUEST


Esthétique du rire
orbis litterarum
Collection dirigée par Alain Vaillant
Esthétique du rire

sous la direction de
Alain Vaillant

presses universitaires de paris ouest


Dans la même collection :
Romantismes, l’esthétisme en acte, Jean-Louis Cabanès (dir.)
Poétique de la collection au xixe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète,
Dominique Pety

www.pressesparisouest.fr

2012
© Presses universitaires de Paris Ouest
isbn : 978-2-84016-117-2
Sommaire

Introduction .........................................................................................................................9
Alain Vaillant

La renaissance du rire
Le rire et le corps : éléments d’esthétique médiévale (xiie-xiiie siècle)................................21
Jean-René Valette
Le rire et le grotesque. Boccace, Rabelais, et quelques autres..............................................47
Daniel Ménager

Les ruses du rire classique


Lire et rire : du partage aux clivages du risible, au xviie siècle ...........................................65
Dominique Bertrand
Le rire d’éros ou le libertinage de l’imagination.................................................................89
Bruno Roche
L’esthétique du rire badin (xviie-xviiie siècles) ............................................................... 121
Christophe Martin
Rire après la Terreur. Alphonse Martainville, comique muscadin ................................... 153
Antoine de Bæcque

L’invention du rire moderne


Textes mineurs, écritures ludiques : la littérature en jeu .................................................. 193
Matthieu Lliouville
La fantaisie et le grotesque : éléments d’un double jeu ..................................................... 207
Jean-Louis Cabanès
La caricature : une esthétique comique de l’altération, entre imitation et déformation...259
Bertrand Tillier
Le lyrisme de l’ironie ........................................................................................................ 277
Alain Vaillant

Le rire démocratique
Poétique comparée de l’humour ....................................................................................... 309
Jean-Marc Moura
Rire carnavalesque et roman réaliste................................................................................ 327
Catherine Rouayrenc
Du Vermot au « verbe haut ». La création verbaludique aux xxe et xxie siècles. ............. 353
Christian Moncelet

Bibliographie .................................................................................................................... 393


Présentation des auteurs .................................................................................................. 405
Introduction

Alain Vaillant

N
aguère, à l’exception des travaux, pour ainsi dire obligés et attendus, sur la
comédie de l’âge classique ou sur l’ironie romantique, une étude littéraire sur
le rire passait pour incongrue et provocatrice – et autant dire suicidaire pour le
jeune chercheur qui aurait eu l’audace de l’entreprendre, au moment où, au contraire,
on parlait avec un sérieux imperturbable et presque exalté de l’intransitivité mystérieuse
du poème ou de la sémiotique narrative. Mais il y eut d’abord les premiers signes avant-
coureurs, quelques articles, la redécouverte d’îlots comiques oubliés (comme l’insolence
joyeuse des libertins ou la fumisterie fin de siècle). Puis ce fut la vague de fond, où nous
sommes encore aujourd’hui : la déferlante de colloques, de thèses, d’ouvrages érudits qui
quadrille de plus en plus finement le vaste domaine du rire, dans les études littéraires, et
jusqu’en histoire de l’art où la caricature a fait récemment l’objet de plusieurs thèses ou
publications majeures1.

1. Le lecteur pourra se reporter à la bibliographie générale, qui s’efforce de proposer un large


panorama des travaux sur le rire.

9
Pour qui a fait partie des ouvriers de la première heure, une telle évolution est très
réjouissante ; car elle reflète l’un de ces profonds mouvements collectifs, le plus souvent
non concertés et largement anonymes, qui permettent de temps à autre l’émergence de
nouveaux objets d’investigation et qui, à défaut des résultats tangibles des « sciences
dures », constituent les meilleures preuves de la progression effective et concrète de la
recherche en sciences humaines. Surtout, le phénomène est sans doute lié à l’air du
temps, l’humour et la pratique systématique de la dérision s’imposant de plus en plus
comme un signe distinctif de la culture contemporaine ; dans l’ère médiatique où nous
vivons tous, il existe une industrie du rire puissante, qui envahit les théâtres, les cinémas,
les médias audiovisuels, et le monde savant subit lui-même l’influence de ces vastes
mutations sociales dont l’ampleur le dépasse largement et qu’il a pour fonction, modeste
mais réelle, de commenter et de favoriser par ses commentaires. Cependant, si notre
ouvrage semble bien participer de ce regain d’intérêt universitaire pour le rire, presque
tous les travaux actuels se caractérisent par trois orientations méthodologiques, d’ail-
leurs corrélées, qui en circonscrivent la portée.
En premier lieu, spécialisation universitaire oblige, ils s’attachent principalement à des
avatars du rire historiquement datés et déterminés : qu’il s’agisse de la farce médiévale,
de la satire classique, de l’« esprit » du xviiie siècle ou du grotesque des romantiques,
l’objectif est moins de s’interroger sur le rire de façon trans- ou pluri-séculaire que de
situer au contraire l’une de ses manifestations dans un contexte particulier, dont la com-
préhension est demandée à l’histoire des idées, de la culture ou de la littérature.
En outre, on sait quelles difficultés, d’ordre philosophique, anthropologique ou psy-
chologique, pose le problème du rire considéré en lui-même ; aussi bien les recherches
contemporaines contournent-elles généralement cet obstacle majeur pour s’en tenir,
selon une prudence méthodologique d’ailleurs à la fois louable et nécessaire, à la des-
cription et à l’analyse d’une pratique culturelle, artistique ou littéraire où le rire n’appa-
raît plus, finalement, que comme un effet secondaire : on peut ainsi travailler, de façon
monographique et autonome, sur l’ironie, la blague ou la dérision en laissant de côté,
comme de vagues évidences, la puissance et les motivations profondes du rire qu’elles
déclenchent. C’est particulièrement vrai pour les recherches d’ordre linguistique ou sty-
listique qui, si elles échappent au cloisonnement séculaire, se gardent bien, du fait même
de leur logique disciplinaire, de sortir de la stricte observation des faits discursifs et
s’interdisent d’aborder le phénomène psychique du rire.

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Enfin, le rire paraissant décidément insaisissable, on s’efforce d’en rendre compte en
s’attachant à son usage et à sa signification morale ou idéologique plutôt qu’au matériau
risible lui-même. Cette substitution ne souffre à peu près aucune exception : toute étude
sur quelque production comique que ce soit (littéraire, théâtrale ou graphique) aboutit
systématiquement à l’élucidation de ses enjeux sérieux (idéologiques, politiques, philo-
sophiques), comme si le risible n’était qu’un ingrédient parmi d’autres et un simple
instrument rhétorique, servant à amplifier l’efficacité argumentative du discours sous-
jacent à l’œuvre – à moins que, selon la version esthétisante de cette annexion du rire, la
composante comique soit intégrée et subordonnée à un projet artistique supérieur. Qu’il
s’agisse d’idéologie ou d’esthétique, on en arrive ainsi toujours, de façon plus ou moins
directe et explicite, à la conclusion paradoxale que le rire vaut surtout par ce qui, en lui,
resterait irréductiblement sérieux, donc non risible.
Prenant le contre-pied de ces orientations actuelles – qui ont toutes, il faut y insister,
leur légitimité, leur utilité et même, jusqu’à un certain point, leur nécessité –, L’Esthé-
tique du rire part d’un double postulat, dont il s’efforce de tirer toutes les conséquences
formelles. D’une part, dans la mesure où le rire, selon toutes les théories admises et en
empruntant le vocabulaire de la philosophie classique, est une « émotion » ou une « pas-
sion » sui generis, on considérera que, malgré la multiplicité de ses formes et la variabilité
historique de ses manifestations culturelles, le rire est un, et c’est donc cette unité anthro-
pologique essentielle qu’il s’agit de mieux comprendre. D’autre part, si le rire est bien
une réalité spécifique, l’art du rire ne doit être rien d’autre que l’art de faire rire, avec le
plus de force et de plénitude possible – et non pas de viser, au moyen du rire, un autre
objectif. Comme l’écrivait Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire, à propos du
« grotesque », qu’il nomme encore « comique absolu » par opposition au « comique
significatif » qui avait à ses yeux le défaut rédhibitoire de dévoyer le rire, « il n’y a qu’une
vérification du grotesque, c’est le rire, et le rire subit ». Par l’expression d’« esthétique du
rire », nous n’entendons donc pas les esthétiques qui utilisent pour diverses raisons les
techniques du rire, mais toute entreprise littéraire ou artistique dont la finalité ultime est
le déclenchement et l’approfondissement du rire.
Mais on voit d’emblée les problèmes insurmontables que soulève cette notion d’« esthé-
tique du rire » : pourquoi l’unicité du phénomène psychique permettrait d’inférer celle
de ses applications culturelles ? Que peut être concrètement une esthétique dont le but
est le déclenchement d’un mécanisme nerveux que toutes les théories représentent

11
comme une décharge, une chute brutale de la tension de l’esprit, un éblouissement pro-
visoire de la conscience face à l’incongruité d’une idée ou d’une situation – toutes choses
qui semblent contradictoires avec l’élaboration de quelque projet esthétique que ce soit ?
S’il n’est évidemment pas envisageable de répondre pleinement à ces questions dans le
cadre de L’Esthétique du rire, l’objectif de cet ouvrage sera néanmoins d’offrir une revue,
synthétique et problématique, des principaux nœuds théoriques et, au-delà, d’esquisser
quelques solutions, en offrant à treize spécialistes un cadre cohérent mais ouvert pour
mener une réflexion collective – faite de contradictions éventuelles, mais avec le souci
permanent du débat et de la confrontation féconde des thèses. La cohérence d’ensemble
est cependant assurée par quelques principes simples.
Le premier, et non le moindre, est celui du décloisonnement séculaire. Cela ne signifie
pas que chacun ait renoncé à sa période de spécialité. L’ouvrage se veut un travail d’his-
toire littéraire, où les faits textuels ne peuvent prendre sens qu’au sein d’un contexte
culturel déterminé. En revanche, les grandes périodes de la littérature, du Moyen Âge à
l’époque contemporaine, sont représentées de manière aussi équilibrée que possible,
afin qu’on ne coure pas le risque d’extrapoler indûment à partir de l’une d’entre elles et
de privilégier, par exemple, le rire de l’âge classique ou, au contraire, la conception
moderne de l’ironie et de la dérision. Les auteurs ont en outre veillé à privilégier l’effort
de mise en perspective et de transversalité, au détriment de l’érudition monographique
– ou, plutôt, à mettre cette dernière au service de l’échange intellectuel.
En second lieu, nous nous sommes gardés de reproduire, afin d’éviter de la conforter
et de la rigidifier davantage, la division traditionnelle du rire en genres, thèmes ou pro-
cédés particuliers (la satire, l’ironie, la parodie, les mots d’esprit, les jeux de mots, le
comique, etc.). On sait que ces catégories d’ailleurs fluctuantes, dont les définitions
obéissent à des critères hétérogènes, sont l’héritage encombrant de la vieille rhétorique ;
il faudra bien sûr les évoquer, ne serait-ce que pour les interroger ou les dépasser, mais
seulement de façon ponctuelle ou latérale. En effet, l’objectif n’est pas ici une description
technique du fonctionnement générique ou stylistique des textes comiques, mais, au
sens le plus plein du terme, une réflexion de poétique historique, appliquée à la dyna-
mique du rire – à sa permanence comme à ses transformations. En revanche, chacun des
treize auteurs de l’ouvrage a gardé à l’esprit cinq grandes questions – nous allons briève-
ment les résumer –, à partir desquelles il pouvait mener son parcours, en fonction de ses
propres orientations.

12
1. prescrire/proscrire
C’est là, incontestablement, le point d’achoppement de toute théorie du rire. On l’a
déjà vu avec Baudelaire : la visée idéologique d’une très grande part des usages sociaux
du comique, qu’il s’agisse de réprimer ou au contraire de contester, constitue à la fois sa
meilleure raison d’être en même temps qu’elle fait courir à chaque instant le danger de
faire basculer le risible au service de l’endoctrinement et du discours sérieux. Le vrai
problème n’est donc pas de vérifier ni d’expliquer l’efficacité polémique du rire, qui va
de soi, mais au contraire de comprendre comment cette fonction argumentative est
conciliable avec le pur plaisir du rire, artistique ou littéraire.
2. jouer
Il est aussi fréquent de rapprocher l’activité ludique du rire que de l’art : le jeu est donc
à double titre une clé de l’art du rire et, réciproquement, le rire permet de comprendre
comment la pratique désintéressée du jeu peut se transformer en acte de production
artistique. Des fatrasies médiévales jusqu’aux contraintes oulipiennes, la littérature offre
de multiples illustrations des capacités créatrices de la manipulation ludique des consti-
tuants du langage. Encore s’agit-il dans ces cas-là d’un jeu explicite et déclaré. Mais on
ne peut que soupçonner, et pour cause, la présence des innombrables calembours, ana-
grammes et métathèses qui, lovés au cœur des œuvres les plus sérieuses apparemment,
fait ainsi de l’écriture un vaste jeu de mystification où le lecteur se doit d’être soit partie
prenante soit victime, si bien que le rire devient alors le véritable enjeu de la littérature.
3. imiter
Au-delà du cas très particulier du comique théâtral stricto sensu, les psychologues et les
anthropologues ont noté la profonde connivence qui rapproche le rire et le plaisir d’imi-
ter ou de voir imiter, au point qu’on peut se demander si toute imitation – donc, par
extension, toute forme de représentation – n’est pas potentiellement risible. Ce lien
consubstantiel entre l’imitation et le rire s’impose avec une évidence toute particulière
dans le cas de la caricature, mais il conduit à remettre en question les classiques divisions
genettiennes entre imitations sérieuses et non sérieuses (pastiche, parodie, etc.), ainsi
qu’à reprendre sur nouveaux frais la théorie et l’histoire de l’esthétique réaliste, qui est
beaucoup moins sérieuse qu’il n’y paraît ou qu’elle ne le prétend elle-même.
4. imaginer
Cette question est la symétrique de la précédente. S’il semble aller de soi que le rire a
affaire avec le réel, dont il offrirait selon Aristote une imitation enlaidie, il faut attendre

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le xixe siècle et l’esthétique romantique pour qu’on prenne pleinement conscience de la
puissance d’imagination qu’il suppose et libère à la fois. C’est elle, bien sûr, qui explique
le lien entre le comique et le lyrisme à l’époque moderne – et, plus généralement, le fil
thématique et formel qui réunit le comique, le fantastique, la fantaisie, l’onirisme et les
vastes régions de l’activité inconsciente. Mais cette perspective offre aussi une clé pour
l’interprétation des formes préclassiques du rire – qu’il s’agisse du Moyen Âge, de Rabe-
lais ou du xviie siècle libertin.
5. dire/se dire
Il n’y a pas d’objet risible sans sujet rieur : il n’est jamais inutile de rappeler cette vérité
d’évidence, qui explique la vocation profondément humaniste du rire, malgré tous ses
dévoiements. Le rire, par sa seule présence, impose la présence d’un sujet contre toutes les
contraintes – celles des codes sociaux, des genres littéraires ou de la logique textuelle qui
régit le monde de l’imprimé : cette force de subjectivation du rire est la meilleure arme
dont dispose un auteur pour dire ou se dire. D’où l’ambivalence du rire du xviiie siècle,
qui relève à la fois du rituel mondain et de l’affirmation indirecte de soi. Surtout, le rire,
même implicite, est l’ultime moyen pour l’auteur moderne d’opposer sa présence dans
l’anonymat du marché public du livre et d’inscrire sa marque au cœur du texte.
Cette constellation de cinq grandes problématiques, pas plus qu’aucune autre d’ail-
leurs, n’apparaît dans l’architecture générale de l’ouvrage. Il nous a semblé que tout plan
thématique, par la part d’artificiel qu’il implique toujours pour un travail collectif, aurait
contribué à fausser plutôt qu’à éclairer la situation réelle du rire, aurait suggéré des cohé-
rences trompeuses ou induit des illusions d’optique. Au contraire, nous avons jugé qu’un
ordre purement chronologique ferait naturellement ressortir, sans commentaires super-
flus et sans risque de surinterprétation, la mue progressive du rire, du Moyen Âge théo-
cratique de l’Occident jusqu’aujourd’hui – une bibliographie générale, aussi riche et
équilibrée que possible, offrant en fin de volume au lecteur toutes les possibilités d’ap-
profondissement. Dans le continuum de neuf siècles que nous embrassons, du xiie au
xxie siècle, on peut cependant distinguer quatre étapes principales, dont nous avons fait
nos quatre parties.
La première (« la Renaissance du rire ») commence avec ce qu’il est justement convenu
d’appeler « la Renaissance du xiie siècle », lorsque la noblesse s’ouvre à la vie de cour, que
la prospérité permet les premiers développements d’une bourgeoisie citadine, que la
société se laïcise et desserre l’étau de la religion. Le rire – et avec lui un surcroît de

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confiance dans les potentialités propres de l’homme et du monde corporel – s’insinue
dans tous les genres profanes (même dans les chansons de geste) et s’épanouit joyeuse-
ment dans le fabliau, le théâtre comique et la farce (Jean-René Valette). Cependant, bien
sûr, il faut attendre la vraie Renaissance, celle des xve-xvie siècles, pour qu’éclate sans
restriction le rire humaniste de Boccace ou de Rabelais, riche d’une nouvelle méditation
sur la condition humaine. Mais ce rire est un rire complexe, fasciné par les fantaisies
bizarres de la folie, du rêve et de l’imagination : un rire qui céderait vite à la mélancolie
s’il n’avait la sagesse de se vivre toujours en « bonne compagnie » et de sauver le rieur de
l’angoisse du songe solitaire (Daniel Ménager).
L’embrasement de la France, pendant les guerres de religion, les conflits européens qui
menacent l’intégrité du royaume et les révoltes persistantes du peuple parisien, entraîne
un brusque changement de décor – qui fait l’objet de la deuxième partie (« les ruses du
rire classique »). Il n’est pas question d’interdire le rire, mais de le contrôler, de le tenir à
distance de la sociabilité mondaine en le cantonnant dans le cadre circonscrit de la scène
théâtrale ou du roman comique : de là les manœuvres subtiles de fictionalisation du rire
(Dominique Bertrand). Pourtant, à la même époque, le roman libertin dévoile la liberté
d’imagination et de fantaisie érotique que recèle le rire romanesque du xviie siècle
(Bruno Roche). Mais c’est une exception et une parenthèse vite refermée, sous fond de
répression religieuse et de contrôle monarchique. L’âge classique reste le temps du com-
promis et du contournement des interdits. L’exquise sophistication de la badinerie, au
xviiie siècle, où le sourire de surface cache avec une élégance calculée toutes sortes de
malices auctoriales, est l’un des avatars de cette culture mondaine de l’indirection qui fait
la gloire de l’esprit français, dans l’Europe des Lumières (Christophe Martin). La période
révolutionnaire fait naturellement rupture : si les rieurs ont gardé, comme le royaliste
Martainville, les habitudes de persiflage de l’Ancien Régime, la liberté nouvelle donne
une ampleur inouïe à la force jubilatoire de la satire politique (Antoine de Baecque).
Cependant, la vraie nouveauté survient au xixe siècle, qui laisse exploser toute l’éner-
gie du rire moderne, à laquelle est consacrée la troisième partie (« l’invention du rire
moderne »). Une nouvelle mission est assignée au rire : non plus mener une guerre de
guerilla mondaine contre l’autorité monarchique (désormais déchue), mais faire
entendre le contrepoint d’une écriture malicieusement mineure, et fière de l’être, en
marge des grandes orgues de la grande littérature (Matthieu Lliouville), hausser jusqu’à
la dignité de l’art les capacités imaginatives du rire, via le grotesque, la fantaisie, la blague

15
ou la fantasmagorie (Jean-Louis Cabanès). Ce rire infiniment démultiplié recourt en
effet à toutes les ressources de l’image : il n’est donc pas étonnant que la caricature y
acquière alors la dignité d’un art majeur (Bertrand Tillier). La mécanique de l’ironie
n’est cependant ni reniée ni rejetée, mais elle est adaptée à cette culture nouvelle pour
devenir la source paradoxale du lyrisme moderne (Alain Vaillant).
L’ironie convenait encore au xixe siècle des monarchies et des empires. L’établissement
définitif de la liberté républicaine, à partir de la IIIe République, fait basculer le rire dans
l’époque contemporaine, celle du « rire démocratique » (notre quatrième et dernière
partie). Le temps n’est plus à l’ironie, qui implique le frottement contre un pouvoir auto-
ritaire, mais, dans nos sociétés où s’épanouissent parallèlement les libertés publiques et
la culture médiatique, à la sagesse tempérée de l’humour – même s’il faut faire remonter
ses origines bien en deçà du xxe siècle et au-delà du strict cadre français (Jean-Marc
Moura). Le rire littéraire, qui n’est plus cantonné à sa fonction traditionnelle de contre-
pouvoir politique, peut explorer les deux voies qu’il va désormais privilégier : d’un côté,
revivifier le réalisme de la fiction grâce à la fantaisie débridée d’un comique carnava-
lesque – par exemple, celui d’un Céline, d’un Queneau ou d’un Vian (Catherine
Rouayrenc) ; de l’autre, ouvrir les vannes d’une fatrasie littéraire, hautement significa-
tive, qui, à coups de calembours et de jeux verbaux, hisse le délire textuel à la hauteur
d’un art poétique (Christian Moncelet).
Mais il faut prendre garde que toute succession chronologique fait croire à une évolu-
tion historique, suscite l’illusion de ruptures ou de révolutions imaginaires. La culture
du rire a-t-elle si sensiblement changé du Moyen Âge à aujourd’hui ? Bien sûr, il est
indéniable que l’élargissement continu de l’espace public a permis de diffuser massive-
ment les pratiques comiques et, surtout, les a homogénéisées. Il n’y a plus des rires popu-
laire, paysan, aristocratique, autrement dit une agrégation de rires communautaires,
mais un rire qui tend à l’universalité, de plus en plus intégré à nos modernes industries
culturelles ; l’effet de masse qui en découle amène aussi avec lui, incontestablement, une
meilleure reconnaissance des arts du rire. Il faut cependant revenir à l’essentiel : la nature
anthropologique du rire. Aussi socialisé et, pour ainsi dire, industrialisé qu’il apparaisse
parfois, le mécanisme comique plonge dans les zones les plus enfouies, les plus mysté-
rieuses de l’homme. Dans l’inconscient que refoule le moi sérieux du sujet conscient, à
coup sûr ; toujours aussi, dans la mémoire des mondes merveilleux de l’enfance (le rire
est nécessairement régressif, et c’est pourquoi il est profondément émouvant) ; plus

16
généralement peut-être, dans un état archaïque et primitif de l’homme, enfoui quelque
part dans les circonvolutions de l’esprit et l’épaisseur du corps, et auquel on n’aurait
accès que dans les brefs instants de l’éclat de rire. L’art du comique demeurera donc, à
tout jamais, la mystérieuse transfiguration de cet enfouissement dans les ténèbres
opaques de l’intimité humaine en un bruyant, lumineux et spirituel feu d’artifice. Et, en
dernière analyse, ce sont les extases d’imagination induites par cette inversion miracu-
leuse qui fait du rire, lorsqu’il parvient à la réaliser (or, cela, seul le rieur le sait et on ne
doit surtout pas en décider pour lui), un phénomène d’ordre esthétique.
La renaissance du rire
Le rire et le corps :
éléments d’esthétique médiévale (xiie-xiiie siècle)

Jean-René Valette

I
l est banal de noter que le rire est un phénomène d’essence physiologique qui
s’accomplit dans le corps et à travers le corps. Il l’est sans doute un peu moins de
remarquer qu’« une grande partie des auteurs qui se sont occupés du rire, histo-
riens, historiens de la littérature, ou même philosophes : Bergson et même Freud, ne
s’intéressent pratiquement pas à cet aspect corporel1 ».
Pour qui considère la période médiévale, un tel paradoxe est d’autant plus aigu que
« la codification du rire, la condamnation du rire dans le milieu monastique résultent en
grande partie de sa dangereuse liaison avec le corps2 » et que les textes littéraires, ceux du
moins dont la finalité ultime est le rire, ceux qui relèvent de ce que Baudelaire nomme le
comique absolu, placent le corps au centre de leur esthétique. C’est le cas des fabliaux,
que Jacques Bédier définissait comme des « contes à rire à vers », du théâtre comique,
qui connaît un vif développement à la fin du xiiie siècle avant de culminer, deux siècles

1. Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », in Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, « Quarto »,
1999, p. 1 349.
2. Ibid.

21
plus tard, avec les farces, véritables « machines à rire3 », ou encore du Roman de Renart,
dont l’un des auteurs affirme :
Or me covient tel chose dire
dont je vos puisse faire rire4.

C’est à partir de ces trois ensembles d’œuvres qui cultivent le plaisir du rire, sans
exclure d’autres formes ou d’autres genres (pastourelle, « comique arthurien », chanson
de geste, etc.), que nous nous efforcerons de dégager les conditions de possibilité d’une
esthétique médiévale du rire dans le double rapport qu’elle entretient avec les plans
axiologique et poétique. À chaque fois, surgira la question du corps.

L’homme, le rire et le jeu : pour une anthropologie5

Vue cavalière
Un rapide regard porté sur la littérature du Moyen Âge montre que le rire est très iné-
galement réparti. Ainsi que le note Philippe Ménard, « il est forcément très rare dans un
certain nombre de genres sérieux6 » comme les vies de saints (Vie de saint Alexis au
xie siècle ou bien Vie de saint Thomas Beckett, composée par Guernes de Pont-Sainte-
Maxence de 1172 à 1174), les textes d’inspiration religieuse (la Somme le roi, le Lucidaire,
la Lumière as Lais, les sermons de Maurice de Sully) ou encore les contes pieux (le Che-
valier au barisel ou les contes de la Vie des Pères). La littérature historique ne retient pas
véritablement le comique : ni Villehardouin ni Robert de Clari ni leurs continuateurs ni
Joinville ne lui accordent une grande place, même si ce dernier a prétendu que saint

3. Voir Bernadette Rey-Flaud, La Farce ou La Machine à rire, théorie d’un genre dramatique,
1450-1550, Genève, Droz, 1984.
4. Il poursuit ainsi : « car je sai bien, ce est la pure,/ que de sarmon n’avés vos cure/ ne de cor-
saint oïr la vie./ De ce ne vos prent nule envie,/ Mais de tel chose qui vos plaise. » (Le Roman de
Renart, Mario Roques (éd.), Paris, Honoré Champion, 1948-1963, br II, v. 3 257-3 263).
5. « Nous aimerions nous tourner vers une anthropologie du rire médiéval, qui nous fait aussi
cruellement défaut que le livre d’Aristote sur le rire » (Jean-Pierre Bordier, « Pathelin, Renart,
Trubert : badins, décepteurs », in Le Moyen Âge, t. 98, 1992, p. 84).
6. Philippe Ménard, « Le rire et le sourire au Moyen Âge dans la littérature et dans les arts : essai de
problématique », in Le Rire au Moyen Âge dans la littérature et dans les arts, actes de colloque, Thérèse
Bouché et Hélène Charpentier (dir.), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 1990, p. 8.

22
Louis était porté à rire, contribuant à répandre le topos curial du rex facetus. Si l’on
excepte les tensons et partimens en langue d’oc ainsi que les jeux partis en langue d’oïl
d’inspiration satirique et polémique, si on laisse de côté des auteurs à la veine caustique
comme Marcabru ou Conon de Béthune, le rire est largement étranger aux poètes cour-
tois. Il n’est pas davantage familier de la littérature didactique (l’Image du monde de Gos-
suin de Metz, le Devisement du Monde de Marco Polo, les bestiaires ou les lapidaires).
Aux xiie et xiiie siècles, les principaux genres qui accueillent le comique sont par ordre
chronologique : les textes épiques, où « une certaine allégresse se mêle parfois à l’exalta-
tion héroïque7 », ce qui a fait écrire à Jean-Charles Payen que la chanson de geste obéit à
une « poétique du génocide joyeux8 ». Dans le cycle de Guillaume d’Orange, des person-
nages comme le héros éponyme ou le géant Rainouart constituent de véritables figures
comiques. Si le rire est présent dans la plus ancienne épopée, il se manifeste également
dès les origines de la littérature courtoise9, en particulier chez Chrétien de Troyes, fonda-
teur du roman de chevalerie, que l’on a souvent présenté comme « un maître de l’hu-
mour et de l’ironie10 ».
En marge des littératures épique et courtoise, trois « genres » – comiques de part en
part – se détachent. À l’égard des textes qui font place au rire, ils se distinguent moins par
une différence de degré que de nature11, car ils visent avant tout à déclencher l’hilarité.
C’est ainsi que dans les contes d’animaux12 qui forment les branches du Roman de Renart,
les méfaits du goupil, ce trickster dont la figure reste insaisissable malgré des tours et des
détours identiques, s’achèvent dans le rire. À la fin de la branche I, tout se résout dans le
récit que le goupil fait à Hermeline de ses gabs et dans la réaction qu’il suscite :
Trestout li conte, tout li dist :
cele n’en fait mais que s’an rist.

7. Ibid., p. 9.
8. Jean-Charles Payen, « Une poétique du génocide joyeux : devoir de violence et plaisir de tuer
dans la Chanson de Roland », in Olifant, vol. 6, no 3-4, 1979, p. 226-236.
9. Voir à cet égard Philippe Ménard, Le Rire et le sourire dans le roman courtois en France au
Moyen Âge (1150-1210), Genève, Droz, 1969.
10. Ibid., p. 10. Sur cette question, voir Peter Haidu, Aesthetic Distance in Chrétien de Troyes,
Genève, Droz, 1968.
11. Voir Armand Strubel, « Le rire au Moyen Âge », in Précis de littérature française du Moyen
Âge, Daniel Poirion (dir.), Paris, PUF, 1983, p. 186-235.
12. Selon la formule proposée par Guillaume Paris il y a plus d’un siècle.

23
Et le narrateur de poursuivre par ces mots, qui mettent fin au récit :
Puis fu Renart assez en mue.
Ne va, ne vient, ne se remue (vers 3 253 et suiv.).

Le rire permet de tout dire sans que rien ne bouge car il constitue « la réponse attendue
à tout conte de décepteur. Le temps d’un récit […], tout jugement moral est suspendu et
toute norme extérieure abolie. Seul compte le plaisir de dire et d’écouter13 ». Seul compte,
pourrait-on ajouter, le plaisir de rire.
Semblable analyse vaudrait pour les fabliaux, ces récits en vers des xiie et xiiie siècles, dont
les nouvelles de la fin du Moyen Âge retrouveront la veine près de deux siècles plus tard14.
Contemporains des lais, dont on les distingue en un diptyque qui oppose les contes à rire
aux contes à rêver, ils prétendent procurer le rire à l’appui du plaisir et de l’amusement :
Raconter vueil une aventure
Par joie et par envoiseüre ;
Ele n’est pas vilaine a dire,
Mais moz por la gent faire rire15.

Une telle finalité paraît si consubstantiellement liée à ce « genre » que la moindre inten-
tion satirique peut conduire la critique à récuser le terme de fabliau16.
Après Le Roman de Renart et les fabliaux, il faut attendre 1270 pour voir apparaître,
avec le Jeu de la Feuillée et le Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle, un théâtre exclu-
sivement comique. Déjà, cependant, une pièce « religieuse » comme le Jeu de saint Nico-
las composée par Jean Bodel au début du xiiie siècle comportait des éléments destinés à

13. Jean-Pierre Bordier, « Pathelin, Renart, Trubert : badins, décepteurs », op. cit., p. 78-79.
14. Voir Roger Dubuis, Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au
Moyen Âge, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973 ; Nelly Labère, Défricher le jeune
plant. Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2006.
15. De la pucele qui abevra le polain, v. 1-4. Cité, parmi d’autres références métapoétiques, par
Arie Serper, « Fabliaux “pour rire” », in Comique, satire et parodie dans la tradition renardienne et
les fabliaux, actes de colloque, Danièle Buschinger et André Crépin (dir.), Göppinger [RFA],
Kümmerle, 1983, p. 7-17.
16. C’est notamment le cas du Dit de Frère Denise le Cordelier composé par Rutebeuf, fabliau
grivois particulièrement cruel pour les Franciscains. Voir Jean Subrenat, « Fabliau et satire cléri-
cale : la spécificité de Frere Denise par Rutebeuf », in Risus mediaevalis. Laughter in Medieval Lite-
rature and Art, H. Braet, G. Latré et W. Verbeke (ed.), Leuven, Leuven University Press, 2003,
p. 143-153.

24
exciter le rire, tel l’épisode où le tavernier fait l’article pour son établissement dans un
style proche du boniment du charlatan que l’on retrouvera dans le Dit de l’Herberie. De
même, Courtois d’Arras, au beau milieu de la parabole évangélique de l’enfant prodigue,
transporte les spectateurs dans une taverne de la ville. Dans le cas de la Feuillée et de
Robin et Marion, il a suffi de décaler le calendrier des représentations théâtrales de la
saint Nicolas vers les fêtes de printemps, vers la saison des fées et des fous, pour faire de
ces pièces « une célébration comique du temps de l’amour17 ».
Une telle chronologie, qui fait surgir le rire dès le début du développement que connaît
la littérature au xiie siècle, correspond à la deuxième des trois étapes que Jacques Le Goff
distingue au sein de l’évolution axiologique du rire médiéval :
1. Durant tout le haut Moyen Âge (ive-xe siècle), le modèle monastique semble l’em-
porter, qui réprime le rire en raison de son lien avec le corps. Le premier grand texte
réglementaire est le chapitre V (« Du rire ») du livre II du Pédagogue de Clément
d’Alexandrie. Dans le prolongement de la philosophie platonicienne, il congédie le rire
qui conduit aux actions basses et qui souille le plus précieux des biens, la parole : dès lors,
« le nouveau héros de la société chrétienne est un homme qui ne rit pas, le moine, que le
Moyen Âge définira comme “celui qui pleure” – “is qui luget”18 ».
2. Aux xiie et xiiie siècles, on assiste à une relative libération du rire, en lien avec la mon-
tée des laïcs et l’essor des littératures en langues vulgaire. L’Église se montre plus favorable
au rire, elle cherche à établir les conditions de possibilité d’un rire licite : « Il y a désormais
“un temps pour rire et un temps pour pleurer” (Eccl. 3, 4)19 », ce qui conduira la scolas-
tique, avec Alexandre de Halès, Thomas d’Aquin et Albert le Grand, à codifier le rire.
3. Enfin, à partir du xive siècle, dans une période de guerre et de calamités, surgit le rire
du carnaval des fous.

17. Estelle Doudet, Adam de la Halle, Jean Bodel, Neuilly, Atlande, 2008, p. 42. L’auteur fait remar-
quer que si le théâtre d’Adam de la Halle nous semble plus « laïc », ce n’est pas parce qu’il serait
« l’expression d’une foi moins forte » mais parce qu’il est « le signe d’un calendrier différent ».
18. Jacques Le Goff, « Le rire dans les règles monastiques du Haut Moyen Âge », in Un autre
Moyen Âge, op. cit., p. 1 358 et 1 360.
19. Jacques Le Goff, « Jésus a-t-il ri ? », in L’Histoire, no 158, septembre 1992, p. 74.

25
Le rire et la région de la dissemblance
Afin de saisir, pour les xiie et xiiie siècles, la véritable portée du processus de « libéra-
tion du rire » – qui est aussi une libération (littéraire) des corps –, il convient de le repla-
cer dans le cadre d’une anthropologie chrétienne qui décrit l’homme comme un
composé. Ainsi que le souligne Isaac de l’Étoile, évoquant la double condition de celui
qui, carrefour dans la création, est placé entre Dieu et les bêtes :
Extérieurement, tu es un animal, à l’image du monde : et c’est pourquoi on dit de
l’homme qu’il est un petit monde. À l’intérieur, tu es un homme, à l’image de Dieu,
capable donc d’être déifié20.
Dans une large mesure, la littérature des xiie-xiiie siècles peut être présentée selon ce
paradigme21. Les Hauts livres du Graal22 s’inscrivent dans la perspective de l’homme
intérieur, de la conversio ad Deum, actualisant toutes les valeurs de l’adjectif haut, ce
« lexème au pouvoir de suggestion très fort » qui traduit tout élan pour s’élever au-des-
sus de l’humain23. D’une certaine manière, c’est par référence à ces romans spirituels que
la figure de Renart prend son sens, en se situant dans le registre de l’infra hominem, de
l’animalisation et du comique :
C’est […] par rapport au christianisme, constituant le système de valeurs et de
représentations dominant, que ce sens se définit, et plus particulièrement par rapport
à la relation antagoniste du charnel et du spirituel, qui est comme la matrice à travers
laquelle sont perçus et pensés, dans la société chrétienne médiévale, divers pans de la
réalité matérielle, pratique et idéelle. Cette relation est inscrite dans l’être même de
l’homme, fait de chair et d’esprit24.

20. Isaac de l’Étoile, Sermons, t. 1, 2, Anselm Hoste, Gaston Salet et Gaetano Raciti (dir.),
Paris, Éditions du Cerf, 1967.
21. Voir notre article, « Entre Renart et Galaad : remarques sur la littérature des xiie et
xiiie siècles », à paraître dans À la recherche d’un sens : Littérature et vérité. Hommage à
M. Gosselin-Noat.
22. Il s’agit d’un certain nombre de romans arthuriens, composés entre 1200 et 1235 (le Roman
de l’Estoire dou Graal de Robert de Boron, le Perlesvaus, l’Estoire et la Queste del Saint Graal), qui,
en revendiquant le statut de saints livres, inspirés par Dieu ou même écrits par le Christ, mani-
festent la prétention du roman à être porteur d’une révélation religieuse.
23. Yves Robreau, L’Honneur et la honte. Leur expression dans les romans en prose du Lancelot-
Graal, Genève, Droz, 1981, p. 103.
24. Anita Guerreau-Jalabert, Histoire culturelle de la France. 1. Le Moyen Âge, Michel Sot
(dir.), Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 236.

26
Le choix de l’écriture zoomorphique ne doit donc rien au hasard. À la différence de la
fable ésopique qui utilise les animaux comme métaphores pour parler des hommes, en
une pure fiction rhétorique et anthropomorphique, Le Roman de Renart décrit des
hommes qui revêtent l’apparence animale. Si l’identité reste humaine, le choix du
masque animal relève de l’aversio a Deo. Dans un épisode célèbre, Renart déclare qu’il a
oublié Dieu : il a suffi qu’il passe non loin d’une basse-cour pour que s’envolent les
bonnes résolutions qui avaient suivi sa confession25. Loin de l’itinéraire de ressemblance
que dessinent les Hauts Livres du Graal, à l’opposé du Galaad de la Queste, véritable
figura Christi, Renart, en s’animalisant sous les traits d’un goupil, parcourt ce que saint
Bernard nomme, au terme d’une longue tradition, la région de la dissemblance.
Alors que la regio dissimilitudinis reste encore chez Augustin « la région platonicienne
du devenir, entre le non-être du néant et l’être immuable de Dieu », elle est avant tout,
chez Bernard de Clairvaux, « la région du péché et de la déformité de la ressemblance
perdue26 ». Ce dernier associe si étroitement l’expression platonicienne et la formule
évangélique tirée de la parabole du fils prodigue (regio longuinqua) que celles-ci se
confondent le plus souvent : « La parabole a annexé la conception métaphysique grecque
et l’a transformée en une histoire personnaliste, celle de l’homme libre qui rompt avec
Dieu, son Père et s’animalise en s’éloignant de son Archétype d’infinie Bonté27. » Dès
lors, la notion de région de la dissemblance renvoie à notre condition exilée, dominée
par la vie animale et sensible : « Entre, va dans la région de la dissemblance, je veux dire
ce monde », écrit Nicolas de Clairvaux28.
Comme le note Guillaume de Saint-Thierry, « s’étant effectivement dépouillés de l’image
du Créateur, les hommes ont revêtu une autre image aux regards tournés vers la terre,
animale, bestiale » car « l’amour du plaisir a son principe dans une ressemblance avec les
créatures sans raison29 ». Les pécheurs ressemblent aux bêtes ; ils ont revêtu des tuniques
de peau (Gen. 3, 21). La métaphore textile aide à comprendre que la dissemblance est

25. Le Roman de Renart, op. cit., br. I, v. 1162-1186.


26. Étienne Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, J. Vrin, 1931, p. 63.
27. Robert Javelet, Image et ressemblance au xiie siècle. De saint Anselme à Alain de Lille, [Stras-
bourg], Université de Strasbourg, 1967, p. 283.
28. Nicolas de Clairvaux, Sermo de sancto Nicoleo Myrensi, Pathologie latine, t. 184, col. 1057a.
29. Guillaume de Saint-Thierry, De la nature du corps et de l’âme [De natura corporis et animae],
texte établi, trad. et commenté par Michel Lemoine, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 74 et 76.

27
comme surajoutée et qu’une certaine image de Dieu subsiste sous le péché. Elle permet
également de saisir la façon dont les médiévaux peuvent percevoir les personnages du
Roman de Renart, ces êtres qui ont revêtu l’animalité et qui évoluent, aux confins de la
région de la dissemblance, dans un monde sans transcendance, ce qui offre aux auteurs
de très nombreuses ressources :
C’est parce que l’univers du Roman de Renart est un univers animal que l’auditeur,
pour la première fois dans la littérature du Moyen Âge, peut vivre, par procuration,
dans un univers entièrement désacralisé30.

Le cas de Renart n’est pas isolé. Les héros du Jeu de la Feuillée et du Jeu de Robin et
Marion, en revêtant les masques du fol ou du berger, participent de la même logique31.
Parmi la production dramatique du xiiie siècle, Courtois d’Arras mérite de retenir l’at-
tention car l’œuvre se présente comme la mise en théâtre de la parabole de l’enfant
prodigue, parabole qui rencontra au Moyen Âge un extraordinaire succès et dont on a
vu précédemment qu’elle constitue un relais scripturaire essentiel dans l’annexion chré-
tienne du thème platonicien de la région de la dissemblance. Il y a là un point de jonc-
tion tout à fait intéressant : ce qui relie le théâtre comique du xiiie siècle et la parabole
évangélique, c’est bien en l’occurrence la regio dissimilitudinis, c’est-à-dire, en termes
dramatiques, le lieu de la taverne. Courtois d’Arras repose tout entier sur l’opposition
scénique entre la maison du père et une taverne placée « au service du corps qu’elle
abreuve de vin nouveau et gorge de nourriture » avant de se transformer en une maison
de plaisir. Occupant plus de la moitié de l’œuvre, ce lieu s’offre comme une « représen-
tation du monde32 » vicié par la cupidité, la goinfrerie et la luxure, ce qui n’exclut pas le
comique, bien au contraire. Les effets procèdent principalement de la mise en scène du
vilain courtois, ainsi que le souligne le titre en forme d’oxymore, ainsi que d’une inspira-

30. Jean Bichon, L’Animal dans la littérature française au xiie et au xiiie siècles, Lille, Service de
reproduction des thèses, 1976, p. 488.
31. Voir en particulier Jean-Marie Fritz, « Le fol et le berger : la mise en scène du dérisoire dans
le théâtre d’Adam de la Halle », in Méthode !, no 14, 2008, p. 29-37. Sur la folie et sur les liens
qu’elle entretient avec le corps et le comique, on lira, du même auteur, Le Discours du fou au
Moyen Âge (xiie-xiiie siècle). Étude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique
de la folie, Paris, PUF, 1992.
32. Jean Dufournet, « Courtois d’Arras ou le triple héritage », in Revue des langues romanes,
no 95, 1991. Repris dans Le Théâtre arrageois, Orléans, Paradigme, 2008, p. 102 et 103.

28
tion farcesque qui accorde une grande place au bas corporel33. Comme on l’a souvent
remarqué, le motif de la taverne que l’on rencontre aussi dans la poésie goliardique, les
textes allégoriques et la littérature didactique, est caractéristique du « théâtre comique »
qui émerge au xiiie siècle et en particulier du théâtre arrageois34.
Au cours des scènes qui ont pour cadre une taverne, les personnages eux-mêmes se
livrent à toute sorte de jeux et en particulier au jeu de dés. Une telle observation est
d’autant plus intéressante que jeu est le nom presque universellement donné à cette
époque aux productions dramatiques (du Jeu de saint Nicolas au Jeu de Robin et Marion).
Semblable mise en abyme du jeu par les jeux rappelle sans doute que « le théâtre médié-
val s’est peu à peu constitué comme jeu par l’émancipation de la liturgie ». C’est au cours
du xiie siècle qu’on lui reconnaît une fonction positive dans la société, alors que les règles
monastiques, au même titre que le rire, l’avaient toujours condamné : « à travers le spec-
tacle, on rétablit la laetitia (joie) originelle, détruite par le péché35 ». Dans son Didasca-
licon, Hugues de Saint-Victor introduit pour la première fois la theatrica ou scientia
ludorum parmi les autres arts mécaniques.
Si le jeu triomphe grâce au théâtre, il constitue également une catégorie fondamentale
du Roman de Renart, œuvre dont l’originalité consiste, selon Dominique Boutet, en :
la transmutation par le plaisir du texte et du jeu, de l’angoisse en joie, grâce aux
masques de l’animalité, qui permettent de surcroît de mettre plus aisément entre
parenthèses la question de la présence divine et par conséquent l’existence d’une
éthique. Renart s’amuse, pour mieux éluder, et pour pérenniser l’illusion36.

33. Jean Dufournet, « Les jeux de l’intertextualité dans Courtois d’Arras : de la parabole évan-
gélique à la farce », in Si a parlé par moult ruiste vertu. Mélanges J. Subrenat, Paris, Honoré Cham-
pion, p. 197-218.
34. Jean Dufournet, « La taverne dans le théâtre arrageois du xiiie siècle », in Farai chansoneta
novele. Hommage à J.-Ch. Payen, Caen, Presses universitaires de Caen, 1989, p. 161-174. Pour une
interprétation des scènes de taverne dans le Jeu de saint Nicolas, œuvre dans laquelle Jean Bodel
donne naissance au motif, voir Henri Rey-Flaud, Pour une dramaturgie du Moyen Âge, Paris,
PUF, 1980, p. 102-128.
35. Michel Stanesco, Lire le Moyen Âge, Paris, Dunod, p. 134 et 135.
36. Dominique Boutet, « Renart, le plaisir, le rire et le mal », in Et c’est la fin pour quoy sommes
ensemble. Mélanges J. Dufournet, Paris, Honoré Champion, 1993, p. 268.

29
Dans le cas des fabliaux, une telle « mise en parenthèses37 », directement liée au jeu,
paraît être également la condition nécessaire à l’épanouissement d’une véritable
« mythologie du plaisir38 ».
On le constate, grâce au jeu, aux masques ou au motif de la taverne, le rire est rattaché
au corps, au charnel (vs le spirituel), c’est-à-dire à ce qui est perçu comme relevant de
l’infra hominem. Mais existe-t-il un rire « humain » ?

Le propre de l’homme ?
Pour le Moyen Âge, une telle question se pose principalement à partir de la figure du
Christ, ce modèle que le chrétien doit imiter. Or, comme l’a montré Ernst Robert Cur-
tius39, deux traditions ont coexisté au sein du christianisme.
La première a connu un grand succès dans l’Occident médiéval. Issue de Basile de
Césarée et de Jean Chrysostome, reprise chez les Latins par Rufin et recueillie au
xiie siècle par Pierre le Chantre puis par la scolastique parisienne, elle soutient que Jésus,
durant sa vie terrestre, n’a jamais ri40.
Une seconde tradition procède d’Aristote qui affirme que, à la différence des animaux
qui ne rient pas, le rire est le propre de l’homme. Transmise par Quintilien, Porphyre et
Victorinus, elle est reprise, dans la culture chrétienne, par Martianus Capella et Boèce
avant d’être prolongée par Alcuin, lors de la renaissance carolingienne, et par Notker de

37. « Les fabliaux ne connaissent pas un système de valeurs fondant la sémiotique du récit ou
justifiant l’enseignement de leur morale. Ils ignorent les structures socio-politiques, culturelles,
ecclésiastiques contemporaines en tant que génératrices de valeurs. » (Willem Noomen, « Qu’est-
ce qu’un fabliau ? », in Atti di XIV Congresso internazionale di Linguistica e Filologia romanza, t. 5,
Naples, Macchiaroli, 1981, p. 431-432).
38. Philippe Ménard, « Le rire et le sourire au Moyen Âge dans la littérature et dans les arts… »,
op. cit., p. 26.
39. « Le plaisant et le sérieux dans la littérature médiévale », in Ernst Robert Curtius, La Littéra-
ture et le Moyen Âge latin, trad. de l’allemand par Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956 [éd. origin. 1947].
40. « Le Seigneur, l’Évangile nous l’apprend, s’est chargé de toutes les passions corporelles insé-
parables de la nature humaine, telle la fatigue. Il s’est aussi revêtu des sentiments qui rendent
témoignage de la vertu d’une personne, par exemple il a manifesté de la passion aux affligés.
Toutefois, les récits évangéliques l’attestent [voir Luc 6, 25 : Vae vobis qui ridetis nunc, qui lugebitis
et flebitis], jamais il n’a cédé au rire. Au contraire, il a proclamé malheureux ceux qui se laissent
dominer par le rire » (Basile de Césarée, Grandes Règles, 17, cité par Jacques Le Goff, « Le rire
dans les règles monastiques… », op. cit., p. 1 359, note 5).

30
Saint-Gall au tournant des xe et xie siècles. Cette tradition véhicule une définition de
l’homme comme homo risibilis.
Qu’en est-il au plan littéraire ? Composée lors de la renaissance du xiie siècle, l’œuvre
de Chrétien de Troyes ne cesse de s’interroger sur l’humain. Dans Yvain, la rencontre de
Calogrenant et du bouvier monstrueux – que l’on peut lire comme une scène comique –
est à cet égard exemplaire41. Placée sous le signe de la merveille, elle surgit à un point de
rupture entre deux systèmes « culturels », celui de la courtoisie et celui de la vie sauvage,
de l’« humanité » et de l’animalité. Lorsqu’il aborde l’essart où se trouvent les animaux
féroces et leur gardien monstrueux, Calogrenant entre en relation avec ce que le pro-
logue a déjà donné comme l’autre du roman breton. Les signes de l’altérité se multi-
plient : le bouvier non seulement est un vilain mais il est assimilé à un Maure et son
corps résulte d’un collage de pièces zoomorphiques.
La suite du récit opère un véritable renversement de situation, au terme duquel le
fantastique se résout en comique. Un dialogue s’engage entre Calogrenant et le bouvier :
au questionnement sur l’Être, « véritable contrôle d’identité métaphysique exercé sur
l’autre42 » (« Va, car me di/ se tu es boene chose ou non »), le monstre répond « qu’il ert
uns hom ». La construction du passage, profondément ironique, réduit la merveille à
d’humaines proportions. Bien plus, le bouvier retourne la question à son interlocuteur
(« et tu me redevroies dire/ quiex hom tu ies, et que tu quiers »), comme pour le ren-
voyer à lui-même et dévoiler la fragilité de l’identité d’où a surgi le questionnement
initial. À l’opposé du vilain, solidement campé dans son être (« Ensi sui sire de mes
bestes »), Calogrenant paraît en proie au doute. Ne se présente-t-il comme ce chevalier
« qui quier[t] ce que trover ne pu[et] » ?
Un bouvier qui apparaît plus humain que le chevalier qui l’interroge, une scène dont
le comique repose sur ce retournement… Il y a là un point d’équilibre qui définit tout à
la fois l’homme et le rire humain et qui suffit à donner une idée de ce qu’on a appelé le
comique arthurien, ainsi analysé par Dominique Boutet :
[Il s’agit d’]une forme de comique [à situer] aux frontières extrêmes du sérieux, un
comique dont les moyens sont l’humour, l’ironie, et plus encore de très légers décalages,

41. Chrétien de Troyes, Yvain (le Chevalier au Lion), M. Roques, Paris, Honoré Champion,
1980, v. 276-366.
42. Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles),
Paris, Honoré Champion, 1991, t. 1, p. 12.

31
parfois à peine perceptibles ; un comique qui a pour fonction non pas seulement de
plaire mais de signifier aux esprits les plus déliés que derrière le désordre apparent
du monde se cache toujours un ordre plus secret, que la fiction arthurienne doit per-
mettre sinon de retrouver, du moins de pressentir. Ce comique est aussi un moyen,
pour l’auteur, d’assurer sa domination, son contrôle, sur le désordre du monde, tel qu’il
est donné par sa matière : l’ironie et l’humour, ces formes « spirituelles » du comique,
assurent ainsi le triomphe (au moins le temps d’un instant) de l’esprit sur le désordre43.

À titre d’hypothèse, nous proposerions volontiers de rapprocher cette forme de


comique de l’eutrapélie, cette vertu chrétienne propre à « ceux qui savent plaisanter avec
mesure », dont saint Thomas présente une doctrine au cours du xiiie siècle, redonnant
ainsi vigueur à la tradition de l’homo risibilis d’origine aristotélicienne, laquelle se mani-
feste plus nettement à l’époque scolastique.
L’histoire de cette catégorie a connu bien des fluctuations. Si l’Éthique à Nicomaque
(IV, 14, 1128a) la valorise, définissant l’être eutrapélien comme celui qui use de la « plai-
santerie gaie » en trouvant « le milieu entre le trop et le trop peu », elle subit une défa-
veur progressive, chez les Grecs déjà puis chez les Romains, avant de susciter un rejet
complet de la part des chrétiens. Saint Paul (Eph. 5, 4) la range au nombre des vices dont
il faut se garder tandis que la Vetus Latina et la Vulgate la traduisent par scurrilitas (bouf-
fonnerie malséante), lui donnant la même valeur que stultiloquium (parole insensée).
Clément d’Alexandrie l’identifie aux grivoiseries prandiales tandis que chez Sidoine
Apollinaire elle est le vice des acteurs de théâtre. Il faut donc attendre Thomas d’Aquin
pour que l’on assiste à une redécouverte de l’eutrapélie au sens aristotélicien. Aux yeux
de celui-ci, seul le chrétien est parfaitement eutrapélien dans la mesure où :
seul il a la conscience exacte de sa situation entre le ciel et la terre, entre le Christ et le
monde, entre l’esprit et la chair, entre l’espoir et le désespoir. Seul le chrétien est homo
ludens : fondé sur Dieu, il peut être eutrapelos44.

43. Dominique Boutet, « Le comique arthurien », in Bulletin bibliographique de la Société


internationale arthurienne, LII, 2000, p. 323-351. Voir aussi Comedy in Arthurian Literature,
Arthurian Literature, t. XIX, Keith Busby et Roger Dalrymple (ed.), Woodbridge, D.S. Brewer,
2002, p. 17-47.
44. Hugo Rahner, « Eutrapélie », in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, André
Rayez et Charles Baumgartner (dir.), Paris, Beauchesne, 1961, t. 4, col. 1728. Sur la place que le
rire occupe dans le vocabulaire et la pensée de Thomas d’Aquin, sur le lien privilégié qu’entre-
tiennent ludum et risum, on consultera Michel-Marie Dufeil, « Risus in theologia sancti Thome »,
in Le Rire au Moyen Âge dans la littérature et dans les arts, op. cit., p. 147-163.

32
Ainsi que le montrent les lignes qui précèdent, le rire des xiie et xiiie siècles est donc
très étroitement lié au corps, au charnel et à l’animalité. Dans la perspective de l’anthro-
pologie chrétienne, il relève, à ce titre, de l’infra hominem. Si le comique arthurien, quant
à lui, peut être qualifié de secundum hominem, c’est parce qu’il renvoie à des œuvres qui
pratiquent un rire bien tempéré. En tout état de cause, le comique est exclu du domaine
du supra hominem45 : tel le Christ, Galaad, le chevalier élu de la Queste del Saint Graal, ne
rit jamais et, comme suffirait à le montrer la scène où, dans le Lancelot, Gauvain se
moque des chevaliers de la cour d’Arthur en prières devant le Graal46, le rire est impur :
le Graal nourricier désertera la table du chevalier impie.
À chaque fois, ce qui domine c’est l’opposition entre le haut et le bas, opposition qui
s’organise, en termes anthropologiques, autour d’un homme que les hommes du Moyen
Âge perçoivent comme dressé (à la différence des animaux attachés à la terre), le visage
tourné vers le ciel pour contempler et imiter Dieu et les réalités célestes. À la suite de
saint Augustin, les auteurs répètent à satiété les vers d’Ovide :
Pronaque cum spectent animalia cetera terram,
Os homini sublime dedit caelumque tueri
Jussit et erectos ad sidera tollere vultus47.

Si la distinction du haut et du bas commande l’axiologie du rire, il n’est pas sans inté-
rêt d’observer la façon dont elle fonctionne dans le plan poétique. Est-elle pertinente, en
particulier pour poser la question de la parodie ?

45. L’exemple du sommeil, analysé par Alain de Lille, témoignerait de l’importance que revêt
cette distinction classique : « Triplex est somnus », écrit Alain de Lille : le premier sommeil se fait
« supra hominem », le second « secundum hominem », le troisième « infra hominem » : tandis
que le premier est « miraculeux » (miraculosus), le second estierre « imaginatif » (imaginarius) et
le troisième « monstrueux » (monstruosus). Une telle distinction place l’homme entre la contem-
plation déifiante et l’animalisation : « Per primum fit homo Deus, per secundum spiritus, per
tertium pecus » (Alain de Lille, Summa de arte praedicatoria, XLVIII, PL, t. 210, col. 196).
46. « De ceste aventure s’esmiervelle mout messire Gauwains, si s’asist aveuc les autres, si rit de
chou k’il sont em priieres et en orisons » (Lancelot du Lac. V, L’Enlèvement de Guenièvre, Yvan
G. Lepage et Marie-Louise Ollier (dir.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche »,
1999, § 144, p. 712).
47. « Tandis que, tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre, il a
été donné à l’homme un visage qui se dresse au-dessus ; il [le créateur de toute chose – opifex
rerum] a voulu lui permettre de contempler le ciel, de lever ses regards et de les porter vers les
astres. » Ovide, Métamorphoses, I, Georges Lafaye (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 1985, v. 84-86.

33
Le rire et la poétique du corps
Si l’on veut bien considérer qu’au Moyen Âge, plus peut-être qu’à nulle autre période,
la réécriture est l’un des gestes fondamentaux de l’écriture, il faut convenir que la paro-
die constitue l’une des catégories clés de la poétique médiévale. Encore faut-il s’entendre
sur la définition de cette notion et sur le rôle que joue le corps dans sa mise en œuvre car,
comme le souligne Claude Reichler à propos du Roman de Renart, « c’est par le bas, à
partir du corps et des mécanismes du désir, que sont menés les déplacements textuels48 ».
Une telle importance accordée au corps aura des conséquences sur la conception géné-
rale de la parodie et sur l’une de ses visées premières : produire le rire.

Parodie et incorporation
Même si l’opposition entre des genres nobles et des genres réputés bas n’existe pas
comme telle au Moyen Âge, même si elle ne repose pas sur les mêmes critères qu’au
xviie siècle par exemple, il est certain que la dialectique du haut et du bas, de la spiritua-
lisation et de la déspiritualisation parodiques est essentielle à la compréhension des
fonctionnements du texte comique. La distinction précédemment mentionnée entre
contes à rêver et contes à rire a pu en donner un aperçu. De même, il est commode
d’opposer les chansons de geste et les romans courtois, qui cultivent des valeurs idéales,
aux genres dits comiques (épopée animale, fabliaux, théâtre « profane »). La Tentation du
parodique, pour reprendre un titre récent49, est partout présente dans la littérature
médiévale même si elle constitue souvent pour la critique une pierre d’achoppement50.
Dans quelle mesure un tel modèle de transtextualité (ou d’hypertextualité51), fondé sur
la hiérarchie des genres et distinguant entre burlesque et héroï-comique, est-il pertinent ?
Bien connu est le burlesque de la sotte-chanson qui dégrade la chanson d’amour, tan-
dis que la resverie, la fatrasie puis le fatras brisent jusqu’au non-sens les règles théma-

48. Claude Reichler, La Diabolie. La séduction, la renardie, l’écriture, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1979, p. 98.
49. La Tentation du parodique dans la littérature médiévale, Élisabeth Gaucher (dir.), [Orléans],
[Centre d’études médiévales d’Orléans], « Cahiers de recherches médiévales ; 15 », 2008.
50. Nous pensons en particulier aux fabliaux. Voir Philippe Ménard, Les Fabliaux, contes à rire
du Moyen Âge, Paris, PUF, 1983, p. 206 et suiv. ; et Dominique Boutet, Les Fabliaux, Paris, PUF,
1985, p. 45 et suiv.
51. Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982.

34
tiques du langage poétique52. Comme l’a montré Pierre Bec, la sotte-chanson, pour nous
limiter à cet exemple, conserve les éléments caractéristiques de la canso (versification,
vocabulaire, motifs) mais elle en bestourne le contenu :
La fine amor glisse vers l’obscénité grossière, la dame… se transforme en une mégère
lubrique, la louange courtoise s’avilit en portraits grimaçants et le joi troubadou-
resque, le fameux joi enfin, n’est plus qu’euphorie post-prandiale ou orgasme trop
bien satisfait53.

Avec la Ballade de la Grosse Margot, composée par Villon, la déspiritualisation paro-


dique atteint un point extrême dans la célébration du bas corporel avec son cortège
d’obscénité et de scatologie.
À l’opposé, dans Le Roman de Renart, souvent qualifié d’épopée animale, la veine héroï-
comique fonctionne à plein, semble-t-il, qu’il s’agisse de branches entières (Renart
empereur, qui narre une croisade menée par des scorpions et des chameaux), de person-
nages (Tardif le Limaçon, qui chevauche à la tête de l’ost54) ou bien de la reprise de vers
d’intonation à la manière de la chanson de geste55.
Un tel modèle, qui fait reposer le burlesque et l’héroï-comique sur une distinction
entre texte parodié et texte parodiant ainsi que sur le développement d’une visée cri-
tique, rencontre un certain nombre de limites. Nous en signalerons quatre.
1. Le contrepoint. Il est sans doute possible, comme le propose Dominique Boutet à
propos du Roman de Renart, de dissocier nettement burlesque et héroï-comique. Relè-
verait ainsi de la première catégorie la branche I dans la mesure où l’« action se situe
dans l’isotopie humaine » et où « le registre épique – un procès en cour royale, le siège
d’une forteresse – est affecté à des acteurs qui sont des animaux » tandis que l’épisode de
Chantecler appartiendrait à la seconde pour autant que « l’action se situe dans l’isotopie
animale – un renard qui veut croquer un coq » et qu’elle « est relatée avec des emprunts

52. Sur la fatrasie, voir Lambert C. Porter, La Fatrasie et le fatras. Essai sur la poésie irrationnelle
en France au Moyen Âge, Genève/Paris, Droz/Minard, 1960 ; Patrice Uhl, La Constellation poé-
tique du non-sens au Moyen Âge. Onze études sur la poésie fatrasique et ses environs, Paris, L’Har-
mattan, 1999.
53. Jean-Pierre Bordier, « La ville et le poète au xiiie siècle », in Précis de littérature française du
Moyen Âge, op. cit., p. 175.
54. « Li limeçons porte l’ansaigne,/ bien les conduit par mi la plaigne » (br I, v. 1627-28).
55. Voir, dans la br I, le jeu sur le vers « Renarz fu bien en sa vigor » (v. 1705).

35
à l’épopée comme le motif du songe prémonitoire56 ». Cependant, dès lors qu’on consi-
dère le détail de l’écriture, la métamorphose illusoire, qui a pour effet de permettre « le
passage incessant d’une représentation anthropomorphique à une représentation zoo-
morphique57 », introduit un contrepoint entre le burlesque et le pastiche héroï-comique.
Décrit au début de l’épisode du siège de Maupertuis comme une forteresse inexpu-
gnable, le château de Renart devient une tanière au moment où le goupil, qui avait tenté
une imprudente sortie, est saisi « par derriere/ par mi les piez » (vers 1888-1889). Mais
aussitôt le texte ajoute, à propos du limaçon qui vient ainsi de le capturer : « mout se
contient bien come sire ». Le cas de la métamorphose illusoire n’est pas isolé. Il serait
possible de montrer comment, dans le portrait de Maroie, qui ouvre Jeu de la Feuillée, la
catégorie de la semblance fait fonctionner la description de la femme tantôt dans le
registre burlesque tantôt dans celui de la spiritualisation courtoise. Le contrepoint systé-
matique qui gouverne les premières strophes (hier elle était belle, aujourd’hui elle est
vieille et laide) s’enlise bientôt dans l’écriture du ressassement :
Ayant fabriqué le fantasme de son désir, le poète, pareil à Pygmalion, tombe amou-
reux de son propre rêve, du simulacre qu’il a créé : le piège que le narcissisme tend
au « créateur » courtois, c’est de lui faire aimer sa propre créature, pur reflet de son
imaginaire : le sème du semblant scande avec rigueur toute la descriptio de Maroie58.

Dans le Jeu de Robin et Marion, c’est le personnage de Marion, situé à mi chemin entre
courtoisie et vilenie, qui permet au contrepoint de fonctionner car la bergère tantôt se
prête au jeu des rois et des reines, tantôt dénonce la grossièreté des paysans.
2. L’envers et l’endroit. Si la parodie présuppose de distinguer entre un texte parodié,
réputé sérieux, et un texte parodiant qui établit une distance critique reposant sur le
comique, que se passe-t-il quand le texte parodié est lui-même comique ? Si Le Roman de
Renart est une épopée animale comique, la chanson de geste accorde également une
place importante au rire. Il n’est que de songer, pour s’en convaincre, aux œuvres qui

56. Dominique Boutet, « Le Roman de Renart est-il une épopée ? », in Romania, vol. 126, no 3-4,
2008, p. 466.
57. Armand Strubel, « Répertoire », in Le Roman de Renart, Armand Strubel (dir.), Paris,
Gallimard, 1998, p. 1483.
58. Alexandre Leupin, « Le ressassement. Sur le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle », in Le
Moyen Âge, vol. 89, 1983, p. 243.

36
composent le cycle de Guillaume d’Orange59 ou à tel important colloque consacré par les
spécialistes de l’épique au burlesque et à la dérision60. D’où la thèse que défend Domi-
nique Boutet dans un article récent : Le Roman de Renart n’est ni une épopée ni la paro-
die d’une épopée :
[Il] en est la face cachée, son discours de l’inavouable. A. Camus écrivait dans L’En-
vers et l’Endroit : « Entre cet endroit et cet envers du monde, je ne veux pas choisir, je
n’aime pas qu’on choisisse. » Le succès du Roman de Renart comme de la chanson de
geste atteste que le Moyen Âge, lui non plus, ne voulait pas choisir61.

Il est évidemment possible d’étendre cette analyse au roman courtois, dont les ressorts, les
images et les motifs sont comme mis à nu dans Le Roman de Renart62. C’est également de
cette façon qu’il conviendrait d’aborder les rapports qu’entretiennent la chanson cour-
toise, qui construit une image sublimée de la dame, et la pastourelle qui, en poursuivant
le fantasme de la femme sauvage, « exprime le désir charnel à l’état pur, d’autant plus libre
de toute codification, de toute idéologie, de toute spiritualisation qu’il s’adresse à une
créature sans âme, ou considérée comme telle, qui ne peut donc être qu’un pur objet éro-
tique63 ». Il y a là « l’expression de deux émotions amoureuses sans rapport entre elles » :
C’est pourquoi sans doute le même poète éprouvait le besoin de composer et des
cansos et des pastourelles, le même auditoire d’écouter et des jeux-partis et des chan-
sons d’histoire64.

Ainsi que le souligne l’œuvre de Thibaud de Champagne, auteur de cansos et de pastou-


relles, c’est le rire qui permet d’établir le contact entre les deux types de poèmes, faisant
fonctionner les uns comme la face cachée des autres.

59. Dominique Boutet, « Le rire ou le mélange des registres : autour du cycle de Guillaume
d’Orange », in Plaisir de l’épopée, Gilles Mathieu-Castellani (dir.), Vincennes, Presses univer-
sitaires de Vincennes, 2000, p. 43-53.
60. Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, actes de colloque, Bernard Gui-
dot (dir.), Besançon, Annales littéraires de l’université, 1995.
61. Dominique Boutet, « Le Roman de Renart est-il une épopée ? », op. cit., p. 479.
62. Ainsi en est-il, dans la br I, de l’anneau de fidélité donné par la reine Fière en gage de druerie,
qui revêt un sens grivois (anel pouvant désigner également désigner l’anus ou le sexe féminin),
sens qui s’éclaire par la référence aux joiaus que Renart est prêt à lui remettre en guerredon : « se le
vostre anel avoie […] donrai vos de mes joiaus » (v. 1 507-1 513).
63. Michel Zink, La Pastourelle, Paris, Bordas, 1972, p. 117.
64. Ibid., p. 98.

37
3. L’auto-parodie. Comme l’a remarqué Paul Zumthor, Le Roman de Renart ne se
contente pas de parodier, il est avant tout « déception, parodie de son propre discours65 » :
le texte incorpore les textes parodiés et se sert d’eux pour s’écrire. Ainsi, lors du siège de
Maupertuis, « le défi lancé par Renart au lion et à ses troupes, du haut de son donjon,
montre que le processus ne se limite pas à une simple citation, ou allusion : la réécriture
est une transformation, une réappropriation ». Il est possible de relever une référence
épique mais il convient surtout de reconnaître en l’occurrence une variation sur le
schéma des « confessions de Renart ». Les exploits du goupil ne sont pas présentés
comme des péchés mais comme des gabs en forme de défis sarcastiques : « Le motif, s’il
est épique à l’origine, est entièrement intégré à l’esprit du Roman66. »
4. La double inclusion et le texte de la dérision. Selon Jean R. Scheidegger, qui analyse
l’auto-parodie comme une forme de structuration en « double inclusion »,
Renart ne se contente pas de bestourner les codes littéraires (plus que les textes par-
ticuliers), mais son propre fonctionnement fait apparaître la vacuité, la vanité de ces
derniers, pour les reconduire à leur propre vide. Renart redéfinit les codes, en les met-
tant à zéro ; relisant les codes d’écriture, il se les approprie, pour les délier de leur
fonction idéologique67.

Il s’agit, pour Renart, d’« engloutir logophagiquement le texte de sa culture, le digérer et


le renvoyer grimaçant, déformé, évidé, et faire de ce vide la substance même de son écri-
ture68 ». Il y a là une véritable incorporation, rendue possible par le rôle donné au corps,
par sa thématisation littéraire et par la déliaison idéologique qu’elle entraîne. Tel est,
selon J. R. Scheidegger, le texte de la dérision. Le problème n’est pas de faire rire des
genres nobles mais de faire rire :
Si Renart utilise la satire et la parodie, il ne semble pas cependant que les deux
concepts rendent compte du geste fondamental du roman. En effet, le signe renardien
ne renvoie pas d’abord au référent sociologique ou historique, mais au travail de son
écriture et à son ambiguïté, ensuite à son rapport dévoyant à la Bibliothèque69.

65. Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 380.
66. Armand Strubel, « Ironie, parodie, allégorie : le rire “renardien” et la branche I », in
Méthode !, no 13, 2007, p. 26.
67. Jean R. Scheidegger, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Genève, Droz, 1989, p. 363.
68. Ibid.
69. Ibid., p. 262.

38
Si, pour des raisons différentes, il convient donc de dépasser les catégories de la satire
et de la parodie, peut-être faut-il se tourner vers l’ironie intertextuelle, ainsi que le pro-
pose Armand Strubel à la suite d’Umberto Eco70, afin de rendre compte du « rapport
dévoyant à la Bibliothèque ». La manière dont Philippe Hamon définit l’ironie comme
opération dia-bolique et sym-bolique permettrait de décrire la dialectique à l’œuvre dans
l’écriture de l’incorporation :
[L’ironie] est une mise à distance et en tension, à l’intérieur d’un même texte (d’un
intra-texte), d’une partie du texte avec une autre partie, disjointe, du même texte, et/
ou d’un infra-texte non dit (implicite), et/ou d’un inter-texte (extérieur, antérieur ou
synchronique, disjoint)71.

Le rire carnavalesque
Si « l’esthétique du rire au Moyen Âge est profondément enracinée dans des schémas
mentaux et des pratiques sociales qui perdureront au-delà du xvie siècle72 », il est impos-
sible d’étudier la poétique du corps fondée sur le rire sans évoquer le phénomène carna-
valesque. À l’égard du modèle établi par Mikhaïl Bakhtine, deux réserves s’imposent :
1. Les caractéristiques qu’il propose valent pour le xve siècle et, s’il est permis de les
extrapoler à la période qui précède, ce ne peut être qu’avec une extrême prudence. 2. La
distinction du sérieux et du populaire, qui fonde l’analyse, opposant la joyeuse expres-
sion des masses à la rigueur des hiérarchies doit être revue. On sait que l’office des fous
de Sens a été supervisé par l’archevêque de Corbeil et que, dès les xiie-xiiie siècles, de
telles manifestations étaient encadrées et organisées par les autorités ecclésiastiques73.
C’est donc avant tout comme catégorie de pensée que la définition bakhtinienne peut
être mobilisée, afin d’explorer les liens que les textes comiques entretiennent avec une
société dont ils ne sont pas séparés, ce que suffirait à montrer le théâtre du xiiie siècle,
très directement lié à l’atmosphère de « monde renversé » qui préside aux fêtes urbaines.

70. Armand Strubel, « Ironie, parodie, allégorie… », op. cit. ; Umberto Eco, « Ironie intertex-
tuelle et niveaux de lecture », in De la littérature, Paris, Grasset, 2003.
71. Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, p 151.
72. Dominique Boutet, Histoire de la littérature française du Moyen Âge, Paris, Honoré Cham-
pion, 2003, p. 51.
73. Voir Jacques Heers, Fêtes des fous et Carnavals, Paris, Fayard, 1983.

39
Même si le fabliau Les Trois Dames de Paris utilise les structures carnavalesques pour
les dépasser, il donne une assez bonne idée du processus de carnavalisation, fondé sur
« le “bas” matériel et corporel, ainsi que sur tout le système des rabaissements, des
retournements, des travestissements74 ». Composé par Watriquet de Couvin, il raconte
comment trois femmes se livrent à tous les plaisirs de la bouche avant de se déshabiller,
la nuit venue, et de sortir danser sur la place publique. La seconde partie de l’histoire
« prolonge […] cette plongée dans ce que Bakhtine appelle “le bas”, sous la forme d’un
retour à la terre au sens propre du mot, avec tout le cortège de scatologie souhaitable75 »
jusqu’au moment où, passant pour mortes, les trois dames sont enterrées au cimetière
des Innocents. Au cours de la dernière séquence, elles se réveillent et sortent de terre,
offrant un spectacle tout à fait répugnant. Ce troisième temps, celui du travestissement,
« cherch[e] à susciter autant la répulsion que le rire76 » car, ainsi « ressuscitées », les trois
femmes sont prises pour des diablesses – et c’est en cela que le fabliau se démarque du
schéma carnavalesque, qui met l’accent sur une rénovation joyeuse77.
Les trois aspects distingués par M. Bakhtine se rencontrent dans de nombreux textes
comiques, qui leur confèrent une puissante amplification jubilatoire. L’aspect le plus
sensible est sans doute le rabaissement, qui vise à faire oublier l’âme au profit exclusif du
corps. C’est ainsi que le plaisir de se remplir le ventre est évoqué avec une verve particu-
lièrement réjouissante dans Le Roman de Renart tandis que, dans le Dit des Perdrix, l’in-
coercible gourmandise de l’héroïne règle la mécanique du récit. Les exemples ne
manquent pas. Dans le Jeu de la Feuillée, la consultation des urines conduit le médecin à
conclure que l’enflure abdominale de ses trois patients s’explique par leur propension à
satisfaire leur bedaine tandis que celle de dame Douce vient de trop pratiquer la position
horizontale. Le fabliau des Quatre Souhaits saint Martin présente un corps grotesque
qui, au gré des vœux émis, se couvre instantanément de sexes masculins ou féminins, se
réduisant aux seules fonctions « basses ». Dans le Jeu de Robin et Marion, il est possible
de distinguer les jeux et les personnages selon le modèle des stades – anal, oral et géni-

74. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous
la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 89.
75. Dominique Boutet, Les Fabliaux, op. cit., p. 78.
76. Ibid., p. 80.
77. Le carnaval constitue en l’occurrence « une figure de la mort » (Dominique Boutet, « Le
fabliau des Trois Dames de Paris et le De miseria humanae conditionis d’Innocent III », in Par les mots
et les textes. Hommage à Cl. Thomasset, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 116).

40
tal – dégagé par la théorie psychanalytique. Signalons pour finir que, dans la branche I
du Roman de Renart, le corps est à ce point co-extensif à l’espace représenté qu’il rejoint
l’idée bakhtinienne d’un drame de la vie corporelle se confondant avec le drame cos-
mique : la topographie de la tanière renardienne, par exemple, recouvre une symbolique
des lieux sexuels78.
À côté du rabaissement, le retournement fait appel au double ressort de ce comique que
Freud nomme tendancieux (pour le distinguer du comique inoffensif), c’est-à-dire au
rire obscène (qui déshabille) et au rire hostile (qui attaque). Ici encore, l’exemple de
Renart, séducteur et castrateur, est particulièrement intéressant. Pourtant, si le triomphe
du comique sexuel va presque toujours de soi, le rire agressif peut susciter la perplexité
du lecteur moderne79. Ce n’est sans doute pas le cas de la scène où Renart, devenu pèlerin
pour expier ses fautes, se défroque et se torche le derrière avec son costume avant de le
lancer à la tête du roi et des barons. Mais que dire des séquences d’humiliation violente ?
S’interrogeant sur ce qui pousse à rire dans de tels cas, KennethVarty a montré comment
l’intégration d’une composante sexuelle permet de désamorcer la cruauté. Ainsi en est-il
dans l’épisode au cours duquel Tibert, roué de coups par le prêtre entre les mains duquel
Renart l’a fait tomber, se venge en émasculant partiellement son bourreau. Alors que la
concubine du prêtre déplore son propre malheur, ayant maintenant un amant moins
efficace, Tibert ajoute : « A tot le meins en sa paroche/ Ne peut soner qu’a une cloche »
(branche I, vers 909-910). La plaisanterie sexuelle s’offre en l’occurrence, selon les
termes de Charles Mauron, comme « une fantaisie de triomphe… née du renversement
d’un rêve d’angoisse80 », aussi bien ici que dans l’épisode où les parties génitales d’Isan-
grin sont arrachées par un chien : loin de décrire l’horrible douleur, « l’auteur s’étend sur
d’autres aspects, [ce qui] est en soi amusant : à savoir, le problème qu’aurait un homme
soudain rendu impuissant une fois confronté à une femme sexuellement active81 ».

78. « Il semble bien que l’habitation de Renart, tanière sauvage, lieu du désir et de l’animalité,
soit nommé Maupertuis, le mauvais trou, par référence à la convoitise sans fond que la topique
médiévale assigne à la femme, et au désir également effréné où Renart loge. » (Claude Reichler,
La Diabolie…, op. cit., p. 95).
79. Songeons par exemple à ce jeu du xiiie siècle, le Garçon et l’aveugle, qui vise à faire rire cruel-
lement aux dépens d’un aveugle.
80. Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, José Corti, 1964, p. 32.
81. Kenneth Varty, « Sur le comique du Roman de Renart : des premières branches à Renart et
le vilain Liétard », in Le Goupil et le paysan, « Roman de Renart », branche X, Jean Dufournet
(dir.), Paris, Honoré Champion, 1990, p. 178.

41
Si le travestissement s’offre comme le dernier aspect fondamental du système décrit par
M. Bakhtine, c’est parce qu’il correspond le plus souvent à la phase de rénovation carna-
valesque : changer d’apparence permet de naître à une nouvelle vie, d’où l’importance
accordée au déguisement. Dans le cas de Renart, les nombreux masques que revêt le
goupil constituent le ressort profond d’un récit sériel qui repose sur les identités mul-
tiples adoptées par un décepteur dont les aventures restent toujours les mêmes82. Lieu du
travestissement, le corps est donc en même temps celui de la rénovation. Malgré ses
morts successives, Renart renaît toujours83. Comme de la cuve du teinturier, il émerge du
récit, revêtu d’une nouvelle apparence, afin de faire naître le rire. Ainsi qu’on peut s’y
attendre, c’est principalement au théâtre que le travestissement triomphe, avec les jeux
auxquels s’adonnent les bergers entourant Robin et Marion ou avec le Croquesot du Jeu
de la Feuillée exhibant un masque (« Me siet il bien li hurepiaus84 ? ») afin de marquer les
limites de l’épisode de féerie. À chaque fois, l’esprit carnavalesque est présent, qui contri-
bue à faire du théâtre une fête :
La fête a pour fonction de renouveler l’ordre du monde, de le retremper, de le rajeu-
nir. La licence, la transgression, la débauche, permettent de restaurer le monde. Elles
n’en détruisent pas l’ordre, elles en éliminent les traces d’usure, les déchets accumulés
depuis la fête précédente. Elles refondent le monde jusqu’à la nouvelle fête85.

Le corps comique de l’écriture


Né du corps, le rire confère en quelque mesure un corps à l’écriture. C’est sur ce der-
nier aspect que nous voudrions terminer en signalant trois procédés principaux.

82. Sur la compensation apportée à « la suppression de l’unité paradigmatique » par l’« unifica-
tion syntagmatique », voir Jean Batany : « dans un récit classique “bien construit”, il n’y a pas
opposition à l’intérieur du modèle que représente le héros, mais il y a contraste entre ses aventures
successives ; dans le monde sériel, c’est l’opposition interne qui crée la tension narrative, et l’ab-
sence de contraste entre épisodes successifs qui crée la sécurité » (Scène et coulisses du Roman de
Renart, Paris, SEDES, 1989, p. 30).
83. « Renars est mors : Renars est vis/ Renars est ors, Renars est vilz/ Et Renars reigne ! » (Rute-
beuf, Renart le Bestourné, v. 1-3).
84. Adam le Bossu, Le Jeu de la Feuillée, Ernest Langlois (dir.), Paris, Honoré Champion, 1984,
v. 590 et 836.
85. Pierre-Yves Badel, « Le Jeu de la Feuillée est une fête », in Études de langue et de littérature
françaises de l’Université de Hiroshima, no 18, 1999, p. 1-15, notamment p. 12.

42
1. Ainsi que cela a été suggéré précédemment, la métamorphose illusoire constitue le
principe fondamental de l’écriture renardienne. L’esthétique du corps qui la commande
consiste à présenter les personnages comme des mixtes mais non des mixtes permanents
puisque le narrateur les envisage tantôt comme des animaux, tantôt comme des hommes.
Mieux que d’analogie, il convient de parler d’ambiguïté. C’est ce que montre Gabriel
Bianciotto à propos de l’image du cheval, « caractéristique de la création littéraire » de
l’œuvre, parce qu’elle se trouve située « à l’intérieur de la frange d’interférence entre le
monde animal et le monde humain ». Grâce à la mise en œuvre d’un jeu « autour de
mots à liaison bipolaire », Renart et sa monture ne font qu’un mais, pour autant, ils ne
sont pas confondus :
Tout en utilisant les choses et les mots du monde réel, animal et humain, le poète
[…] n’assimile pas totalement l’univers de son conte à l’un ou à l’autre, évoquant des
métamorphoses par la superposition de plans en transparence. […] Par l’imbrication
qu’ils suggèrent de réalités contradictoires, [les mots] engendrent un univers mythique
éminemment instable86.

La fantaisie à laquelle donne accès une telle surimpression d’images est sans doute
marquée par un désordre fondamental mais elle comporte aussi un caractère profondé-
ment jubilatoire. Comme l’a montré Roger Bellon, une véritable surenchère consistant à
faire de Tardif le Limaçon « le prince du contre-emploi » se développe de branche en
branche, dans un esprit précurseur de la fatrasie87. Dans la branche XVII, qui exploite le
motif du monde renversé, celui-ci n’est plus seulement le porte-enseigne de l’armée du
roi Noble, il n’est plus celui qui tient à lui seul la partie de trois chantres lors des Vigiles
de Coupée ou le héros qui est parvenu à capturer Renart en le saisissant par un de ses
piez ariers, il se voit confier par le roi une mission urgente, totalement incompatible avec
la lenteur proverbiale de l’escargot88 :
Au devant pour bon hostel prandre
Ala li limaçons Tardis. (branche XVII, vers 1550-1551)

86. G. Bianciotto, « Renart et son cheval », in Mélanges F. Lecoy, Paris, Honoré Champion, 1973.
Les citations qui précèdent sont empruntées aux p. 29, 41 et 42.
87. Roger Bellon, « Le limaçon porte-enseigne : spécificité du comique du Roman de Renart »,
in Le Rire au Moyen Âge dans la littérature et dans les arts…, op. cit., p. 53-65.
88. « Autant va ung homme a un jour, comme ung lymaçon a cent ans. » (cité par Roger Bel-
lon, ibid.).

43
2. Ce que Michel Zink nomme « la mise en scène du dérisoire » constitue un autre
procédé important de la poétique comique du corps. Caractéristique du dit et du théâtre
du xiiie siècle, l’écriture du dérisoire tranche avec le rire pratiqué au siècle précédent,
celui qui se développe en marge de l’eutrapélie romanesque pour marquer une forme de
supériorité, qu’il s’agisse du rire de Roland face à Ganelon, de celui de Marc s’apprêtant
à châtier le nain Frocin ou du rire d’un Merlin omniscient. Elle a partie liée avec l’émer-
gence de la subjectivité littéraire au xiiie siècle. Dans les poèmes de l’infortune de Rute-
beuf ou au début du Jeu de la Feuillée, « le je qui se met lui-même en scène est un je
humilié et offensé, et c’est à ses propres dépens qu’il fait rire » :
L’identification à un idéal du moi grave et abstrait, défini par l’idée de l’amour, que
proposait la poésie courtoise laisse la place à la distance de la dérision. La figure du
poète brisé par les chaos de la vie s’impose en offrant sa faiblesse au rire. Le comique
n’est dont pas présent accidentellement dans cette poésie. Il est la voie choisie pour
donner au je sa consistance89.

3. L’importance accordée au signifiant est l’un des traits que partagent nos textes. Il ne
s’agit pas d’évoquer ici le simple comique de mots mais bien une manière de donner
chair aux vocables. Si on laisse de côté l’invention verbale, souvent étudiée, ou la saveur
propre à certaines expressions renardiennes fortement sexualisées90, l’onomastique ainsi
que les images ne laissent pas de retenir l’attention. Ainsi en est-il des voleurs du Jeu de
saint Nicolas (Cliquet le bruyant, spécialiste des serrures à crocheter, Pincedé, le joueur,
et, le plus inquiétant, Rasoir), de la vieille acariâtre du Jeu de la Feuillée, qui porte le nom
Dame Douce, et du bigame Colard, dit Fousedame. Les noms qui composent la liste des
vilains prêts à molester Brun l’ours, pris au piège de l’arbre, sont à cet égard remar-
quables : Hurtevilain, Joudoïn Trousseputain, Baudoïn Porteciviere « qui fout sa fame
par derrieres », Girout Barbete, Trosseanesse la puant « qui por la moche va fuiant »,
Corberant de la Ruelle « le bon vidoer d’escüelle », Tiegerins Brisefouace, etc91. Comme
le montrent les expansions qui suivent certains de ces noms, le calembour, au-delà du

89. Michel Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, p. 67.
Voir aussi Jean-Marie Fritz, « Le fol et le berger : la mise en scène du dérisoire dans le théâtre
d’Adam de la Halle », op. cit.
90. Parmi d’autres exemples, citons-le « je vos ai foulé la vandange » que Renart lance publi-
quement, en manière de provocation, à l’intention de la louve dame Hersant, qu’il a violentée
(br I, v. 1714).
91. Le Roman de Renart, op. cit., br I, v. 652 et suiv.

44
simple processus de motivation linguistique, permet de lester les mots d’un véritable
corps. Dans les fabliaux, nombreuses sont les images gaillardes qui jouent le même rôle,
en permettant soit d’évoquer le sexe féminin et le sexe masculin soit de donner une
représentation imagée du coït. Si le sexe féminin est comparé à une source « qui coule
toujours et n’est jamais pleine » et si le sexe masculin est métaphorisé en cheval tandis
que les testicules sont les deux maréchaux qui le gardent, l’acte sexuel consiste à faire
boire le cheval à la source. Ainsi faut-il comprendre le titre du fabliau de la Pucele qui
abevra le polain92.
Avec les fabliaux, Le Roman de Renart ou le théâtre arrageois du xiiie siècle, on passe
d’une littérature où le rire est ponctuel ou circonscrit à une littérature proprement vouée
au rire. Les liens que celle-ci entretient avec le corps sont si étroits qu’ils ont pu appa-
raître comme caractéristiques d’une esthétique dont il est permis de retenir quelques
procédés majeurs (la métamorphose illusoire, le corps dérisoire ou encore le corps
comique du texte) ; une esthétique qui se comprend sans doute secundum hominem
(l’homme eutrapélien du comique arthurien) mais surtout infra hominem, en vertu
d’une anthropologie chrétienne qui dresse en verticalité la distinction du charnel et du
spirituel93 ; une esthétique, enfin, qui, sur le plan poétique, fait fonctionner l’écriture et
la réécriture aussi bien selon cette opposition du haut et du bas qu’à partir du corps.
En croisant les plans axiologique et poétique, il a été possible de saisir le rire dans son
unité et de le reconnaître comme un « phénomène culturel94 », c’est-à-dire comme une
manifestation inscrite dans le temps. Si « l’une des principales tensions » dont résulte
« la dynamique de la société et de la civilisation médiévales » est bien « celle de l’âme et
du corps95 », on ne s’étonnera pas du rôle fondamental que joue le comique au Moyen
Âge, dans le cadre de cette dynamique mais aussi dans le plan proprement esthétique,
celui qui concerne l’art de faire rire.

92. Voir Philippe Ménard, « chap. IV : Grivoiserie et grossièreté », in Les Fabliaux, op. cit.
93. « Le corps n’échappe pas à une vision de l’espace divisé entre le haut et le bas, la tête et le
ventre. Corrigeant la tradition philosophique antique, le Moyen Âge repose en effet davantage sur
l’opposition entre le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur, que sur la division de la droite et de la
gauche, en dépit du fait que le Christ à la fin des temps fera s’asseoir les justes à sa droite. […] La
tête est du côté de l’esprit ; le ventre, du côté de la chair. » (Jacques Le Goff et Nicolas Truong,
Une Histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Éditions Liana Levi, 2003, p. 88).
94. Voir Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », op. cit., p. 1 343.
95. Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une Histoire du corps au Moyen Âge, op. cit., p. 10.
Le rire et le grotesque.
Boccace, Rabelais, et quelques autres

Daniel Ménager

N
ous possédons tous une certaine idée du grotesque, puisée notamment
dans la réflexion romantique (Hoffmann, Hugo, Gautier notamment) et chez
Baudelaire. Avec plus ou moins de succès, nous nous servons du mot pour
rendre compte de l’esthétique de Jérôme Bosch ou de celle de Rabelais. Cela ne va pas
sans difficultés. La plus importante vient du fait que, souvent, la critique ne connaît pas
bien la théorie du rire à la Renaissance, et, en particulier, le rôle qu’elle accorde à la sur-
prise et à l’étonnement1. La notion de grotesque étant quelque peu intimidante, il ne
sera pas mauvais, d’autre part, de faire intervenir celle de laideur2, bien présente dans la
réflexion esthétique de la Renaissance. Autant dire que les pages qui suivent prendront
quelque distance avec des théories, qui, pour être brillantes et parfois fondées, ne
peuvent rendre compte de la réflexion menée par la Renaissance sur ces questions. La

1. Nous nous permettons de renvoyer à notre livre : La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995.
2. Voir Litttérales, no 28 (« Propos sur les muses et la laideur »), 2001.

47
Renaissance a découvert l’ambivalence du rire. On aurait tort de se priver de cet éclai-
rage. Selon les cas, il pourra infirmer ou confirmer les intuitions de Bakhtine3.
Je partirai donc de deux nouvelles du Décaméron de Boccace, qui permettront, du
moins je l’espère, de saisir quelques traits du grotesque, en littérature mais aussi en pein-
ture. Je passerai ensuite quelque temps en compagnie de Rabelais, et d’une suite de son
œuvre, mise sous son patronage et constituée seulement de dessins : Les Songes drola-
tiques de Pantagruel4. Je me demanderai alors à quelles conditions une image grotesque
peut faire rire. Et j’essaierai de conceptualiser un peu, dans une troisième partie, grâce à
l’un des théoriciens du rire au xvie siècle : l’italien Fracastor, que Kant avait peut-être lu
quand il écrivit sa Critique de la faculté de juger.

Le rire de Boccace
Le Décaméron de Boccace, comme chacun le sait, est bien autre chose qu’un recueil de
contes gaillards ou de nouvelles comiques. Il existe une belle et grande philosophie de
Boccace5, qui est une esthétique. Elle se manifeste notamment dans la « Huitième Jour-
née » et dans toutes les nouvelles qui mettent en scène des personnages de farceurs. Le
plus connu est peut-être Bouffalmaque, héros des nouvelles VIII, 3, 6, 9 et IX, 3, qui
opère seul ou avec son ami Bruno di Giovanni d’Olivieri, et on le retrouve dans de nom-
breux recueils de l’époque, notamment ceux de Sacchetti6. Les farces des deux compères
ne sont pas toujours du meilleur goût7. Elles ne sont pas non plus exemptes de méchan-

3. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous
la Renaissance, trad. du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970.
4. François Rabelais, Les Songes drolatiques de Pantagruel, La Chaux-de-Fonds, Éditions vwa,
1989 ; et Genève, Droz, 2004. Ces deux éditions sont de Michel Jeanneret.
5. La meilleure présentation de celle-ci se trouve sans doute dans la préface de Pierre Laurens à
la traduction récente de Giovanni Clerico, Le Décaméron, Claude Laurens (dir.), Paris, Galli-
mard, « Folio. Classique ; 4 352 », 2006.
6. Franco Sacchetti, lui aussi florentin, est né à Raguse, entre 1352 et 1354. Il se consacre à la
nouvelle de 1385 jusqu’à sa mort en 1400 (voir les Conteurs italiens de la Renaissance, Anne
Motte-Gillet (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ; 398 », 1993, p. XIV, note 2).
Il existe plusieurs éditions complètes de ses nouvelles, notamment celles de Faccioli, Turin, 1970 ;
Lanza, Florence, 1984 et Marucci, Rome, 1996.
7. Une farce, en italien, c’est une beffa (le mot est intraduisible). Elle a inspiré, en français, deux
volumes collectifs dirigés par André Rochon (Formes et significations de la beffa dans la littérature
italienne de la Renaissance, Paris, Université de la Sorbonne nouvelle, 1972).

48
ceté. Cependant, elles font rire. Peut-être parce qu’il y a une composante mauvaise dans
le rire, comme le pensait Baudelaire, et, avant lui, beaucoup d’autres. Il faut cependant
noter que Buffalmaque n’est pas un farceur professionnel, ou un « fol » de cour8. De son
état, il est peintre et non des moindres : il peignit peut-être le « Triomphe de la mort » au
Campo santo de Pise. C’est à ce titre que Giogio Vasari lui consacre une notice dans Les
Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes9.
Le moins déroutant, dans ce personnage, n’est pas son aptitude à passer du rire à la
mort. Comme dirait Rabelais, il nous met peut-être la « puce à l’oreille » sur leurs rap-
ports souterrains. Vasari raconte (en l’empruntant à Sacchetti10) une anecdote qui mérite
d’être rapportée. La voici, à grands traits. À l’invitation de l’évêque d’Arezzo, Buffalmaco
décore la chapelle de l’évêché. Or, l’évêque a un gros singe, qui observe attentivement le
travail du peintre. Un soir, il réussit à se détacher, monte sur l’échafaudage et se met à
« barbouiller avec le pinceau toutes les figures déjà peintes11 ». Stupeur du peintre quand,
le lendemain, il découvre le gâchis. L’évêque le réconforte et lui demande de reprendre
son travail. Mais le singe, déchaîné, récidive. Les gardes le découvrent et appellent le
peintre : « Tous ensemble, se pâmant de rire, se mirent à l’observer dans son travail ; en
particulier, Buonamico, malgré la peine qu’il en avait, ne put s’empêcher de rire aux
larmes12. » Ensuite, le peintre va trouver l’évêque, lui raconte cette seconde mésaventure,
et conclut en disant qu’il n’a plus besoin de lui, puisqu’il a, en la personne du singe, un
peintre d’un tel talent. « À ces mots, l’évêque ne put s’empêcher de rire, surtout à la pen-
sée qu’un animal avait joué un bon tour au plus grand plaisantin du monde13. »
Laissons de côté la pointe : à farceur, farceur et demi ; laissons aussi de côté la personne
du singe, pourtant intéressante, qui fait rire parce qu’il est l’autre de l’homme14 ; laissons
même de côté le rire du peintre, qui a choisi de ne pas se mettre en colère. Trois points

8. Sur ceux-ci, voir Maurice Lever, Le Sceptre et la Marotte, Paris, Fayard, 1982.
9. Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, André Chastel (dir.),
Paris, Berger-Levrault, 1981, t. II, p. 172-189. Voir aussi Pierre Laurens, préface citée, p. 8.
10. Trecente novelle, Rome/Salerno, Édition Marucci, 1996, p. 553-558.
11. Giorgio Vasari, « Vie de Buonamico Buffalmacco », in Les Vies des meilleurs peintres, sculp-
teurs et architectes, op. cit., t. II, p. 183.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 184.
14. Le singe est promis à une belle carrière comique. On le retrouve ainsi dans la 89e nouvelle
des Récréations et Joyeux devis de Bonaventure Des Périers.

49
sont surtout à retenir. Tous les auteurs qui ont mis en scène les œuvres comiques du
singe ont peut-être compris, intuitivement, ce que Baudelaire a théorisé de la façon que
l’on sait : « Les animaux les plus comiques sont les plus sérieux ; ainsi les singes et les
perroquets15. » C’est nous qui rions du singe. Retenons aussi la relation entre le rire et
l’imitation. Le singe observe puis imite le travail du peintre, ce qui est la cause première
du rire. En outre, il altère son œuvre, et trace des figures dépourvues de sens. C’est aussi
cela qui fait rire, mais c’est un rire qui se rapproche du grotesque baudelairien :
Les créations fabuleuses, les êtres dont la raison, la légitimation ne peut pas être tirée
du code du sens commun, excitent souvent, en nous une hilarité folle, excessive, et qui
se traduit en des déchirements et de spâmoisons interminables16.

Encore faut-il que nous trouvions du sens aux créations du singe, que nous rapportions
ce qu’il « crée » à des formes que nous connaissons. C’est là qu’il faut faire intervenir les
idées de Gombrich17. Les formes issues du barbouillage simiesque trouvent du sens parce
que nous le leur donnons, comme nous le faisons aussi pour les taches vues sur les murs
et les formes des nuages. Si le singe de Vasari n’avait fait que gâter le travail du peintre,
celui-ci n’aurait pas ri. Cela n’empêche pas ce rire de posséder l’innocence que lui
découvre Baudelaire18. Il n’a rien à voir avec le comique de mœurs, cher à une certaine
tradition française ; rien non plus à voir avec le grotesque bakhtinien, fondée sur une
certaine image du corps. « Il n’y a qu’une vérification du grotesque, c’est le rire, et le rire
subit19 », écrit Baudelaire : nous le trouvons ici, chez les spectateurs de la scène, et chez
l’auditeur de l’histoire.
Boccace met aussi en scène d’autres personnages (de ceux que le latin appelle faceti20),
notamment dans le Sixième Journée, consacrée aux auteurs de « mots spirituels » et à

15. Charles Baudelaire, De l’essence du rire, dans Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 532.
16. Ibid., p. 535.
17. Voir Ernst Hans Gombrich, L’Art et l’illusion, psychologie de la représentation picturale, trad.
par Guy Durand, Paris, Gallimard, 1971.
18. De l’essence du rire, op. cit., p. 536.
19. Ibid.
20. Le facetus, c’est l’homme spirituel, l’auteur de bons mots ou d’histoires drôles. Il est tout
juste en train d’apparaître dans la culture de la Renaissance. Burckhardt ne s’était pas trompé
quand il les avait associés : voir La Civilisation de la Renaissance en Italie (1860), II, 4 (« La raillerie
et le mot d’esprit »).

50
ceux qui, « par une vive repartie ou prompte ingéniosité », ont évité « perte, péril ou
risée21 ». L’ensemble est plus disparate que le titre général le suppose. Cisti (VI, 2) est un
artisan spirituel, de même que le cuisinier « Titibu », celui qui fait croire à son patron
que les grues n’ont qu’une patte (VI, 4). Michel Scalza, en revanche, est le type même du
jeune homme de bonne famille, « le plus aimable et le plus enjoué du monde », jamais à
court d’histoires spirituelles qui font pâmer de rire son entourage et surtout, les jeunes
femmes, qui savent que le rire leur va bien, pourvu qu’il soit modéré. Il est le narrateur
dédoublé de la nouvelle VI, 6 – que j’examinerai avec celle qui précède (VI, 5) parce que
toutes les deux forment un véritable diptyque sur le thème du rire et du grotesque.
La cinquième nouvelle de la Sixième Journée met en scène deux personnages célèbres :
un juriste, du nom de Forese da Rabbata, qui vivait à Pise au xive siècle, et surtout le
peintre Giotto, dont Boccace fait un éloge dithyrambique au début de cette nouvelle22.
Tous deux ont un point commun : ils sont très laids. Les voici qui reviennent de leurs
terres à Florence un jour de pluie. Un laboureur leur a prêté, pour se protéger, « deux
manteaux de bure vétustes » et « deux chapeaux tout pelés par les ans23 ». Rapidement,
ils sont crottés de partout. Giotto, éblouissant causeur24, n’en continue pas moins à
bavarder. Fourès le considère tout à coup et « lui trouvant un accoutrement si minable
en tout point et triste figure, loin de se considérer lui-même, il se mit à rire » et lui dit que
si un étranger le rencontrait, il aurait de lui une piètre opinion25. Giotto réplique que cet
étranger, en le regardant, se demanderait s’il sait seulement son abc26. Ce bref dialogue a
pour point de départ la remarque de Fourès. Est-elle vraiment moqueuse ? Non. Le
juriste est d’humeur plutôt festive. Cela tombe bien car Giotto réplique du tac au tac.
L’un et l’autre orchestrent de brillante façon le thème de la laideur. Mais il est des laideurs
qui sont choquantes, inquiétantes, monstrueuses. Rien de tel ici. Car la laideur n’est pas
un objet dont on parle en interdisant la parole à ceux qui sont laids. Elle n’a rien à voir
avec celle du cirque. En se moquant d’eux-mêmes, le juriste et le peintre manifestent le

21. Le Décaméron, op. cit., p. 519.


22. Ibid., p. 533.
23. Ibid., p. 534.
24. C’est aussi ce que dit Vasari dans la Vie qu’il lui consacre (Giorgio Vasari, Les Vies des meil-
leurs peintres, sculpteurs et architectes, op. cit., t. II, p. 119).
25. Le Décaméron, op. cit., p. 535. Un peu plus tard, c’est dans les mêmes termes que Sacchetti
représentera Giotto (nouvelle LXIII).
26. Ibid.

51
plus réjouissant des humours. De plus, ils rejoignent la grande tradition humaniste, où
prennent place des personnages aussi laids que nobles, comme le Socrate du Banquet de
Platon. Ils savent mieux que personne que l’extérieur ne reflète pas l’intérieur, ce que
Rabelais dira d’une manière incomparable dans le prologue du Gargantua. Ce rire-là est
synonyme de liberté.
La sixième nouvelle de la Sixième Journée est assez différente. Au point de départ une
question bien florentine : quels sont les premiers gentilshommes de la cité et les plus
anciens ? Dans une joyeuse petite troupe, chacun donne son avis. Celui du spirituel
Scalza tranche sur les autres : pour lui, les plus anciens, ce sont les Baronci. On se récrie,
on se moque de lui. Scalza parie un souper qu’il saura démontrer le bien-fondé de ce
discours. Voici son argumentation. Les plus anciens, donc les plus nobles, sont bien les
Baronci car ils datent d’une époque où Dieu apprenait à peindre. En effet, leur appa-
rence extérieure est grotesque. Chez la plupart des hommes, les visages sont bien pro-
portionnés. Chez les Baronci, il en va tout autrement :
tantôt ils ont la tête étroite et longue, tantôt démesurément large ; tel a le nez trop
grand, tel autre l’a camus ; certains ont le menton en galoche et des ganaches dignes
d’un âne […]. Ils sont pareils en somme à ces premiers portraits que font habituelle-
ment les enfants qui apprennent à dessiner27.

Voilà sans doute l’un des passages les plus inspirés de Boccace. Qu’il soit comique, on
ne peut en douter : à deux reprises, le rire est noté : d’abord, celui de l’auditoire de
Scalza28 ; ensuite, celui de la brigata de Boccace, mentionné au début de la nouvelle sui-
vante29. De nouveau, la laideur est au centre du rire. Si on la définit comme un manque
de proportion, il est clair que les visages des Baronci prêtent à rire. Notre plaisir vient-il
seulement de la description de cette laideur ? Non, bien sûr : on rit aussi, et même sur-
tout, de l’invention de Scalza. Elle ne part pas de rien. Il était courant, à la Renaissance,
que Dieu soit comparé à un peintre30 ; il était même le premier des peintres. Le monde
était un admirable tableau, créé selon une idée que Dieu avait en tête. La fine pointe du
comique, c’est que Dieu a dû lui aussi apprendre à peindre, qu’il a donc fait des progrès.

27. Le Décaméron, op. cit., VI, 6, p. 537.


28. Ibid.
29. Ibid., VI, 7, p. 538.
30. Voir André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Droz, « Titre courant », 1996, p. 65-66.

52
Au début, il se contentait de gribouillis. Est-ce une idée irrévérencieuse ? Bien sûr que
non. Le Moyen Âge en avait entendu d’autres. Quelle est donc ici la nature du rire ? À
peine moqueur (les Baronci devaient être habitués à ces plaisanteries sur leur physique).
Il possède quelque chose d’aérien, de parfaitement pur.

Dans l’ombre de Rabelais


En va-t-il ainsi chez Rabelais ? On s’en doute, la question est immense. Il est possible
d’y voir clair si on se limite aux rapports entre le rire et le grotesque, avec passage obligé
par le prologue du Gargantua et, en particulier, par la phrase fameuse sur les silènes :
Silenes estoient jadis petites boites telles que voyons de present ès bouticques des
apothecaires pinctes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de Harpies,
Satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers et
autres telles peinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire31.

Double comparaison, en forme de tiroirs. Le livre est comparé à Socrate32, qui est lui-
même comparé à des silènes. Socrate incarne d’abord un grotesque de la laideur : sa
figure est aussi mal proportionnée que celle des Baronci. Immédiatement, et sans arrière-
pensée, elle prête à rire. Les silènes introduisent un type de grotesque assez différent. Ce
qui prime avec les fameuses petites boîtes, c’est la fantaisie. On lui doit les Harpies et les
Satyres, tout droit sorties de la mythologie. Elle ne s’oppose pas à la réalité puisque les
« oisons bridés » existent bel et bien : selon le Dictionnaire de Furetière, ce sont des bêtes
« à qui on a passé une plume à travers des ouvertures qui sont à la partie supérieure de
son bec, pour l’empêcher de passer les haies33 ». L’imagination, pour sa part, enfante les
« lièvres à cornes », les « canes bâtées » (qui portent un bât), les « boucqs volans », et les
« cerfs limonniers », c’est-à-dire attachés aux limons d’une voiture. Notons cependant,
avec Mireille Huchon34, qu’on a vu dans l’antiquité des cerfs apprivoisés. De son côté,
Montaigne nous apprend que, dans les jeux de cirque, l’extravagance des empereurs ne

31. François Rabelais, Gargantua, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (dir.), Paris, Gal-
limard, « Bibliothèque de la Pléiade ; 15 », 1994, p. 5.
32. Platon, Banquet, 215a.
33. Note de Mireille Huchon dans François Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 1 062.
34. Ibid.

53
connaît pas de limites35. Ces figures sont « contrefaites », c’est-à-dire « arbitrairement
inventées36 ». Dans quel but ? « Exciter le monde à rire37. » Indication capitale, qui définit
le grotesque rabelaisien. Si on rapproche ces figures de l’univers pictural de Jérôme
Bosch38, on se trompe car les figures de Bosch ne font pas rire, et, d’ailleurs, elles n’ont
pas été créées pour cela. Il faut donc préciser. Qu’est-ce qui fait rire exactement : est-ce la
laideur de ces figures ? Sans doute pas. Un « cerf limonier » n’a, en soi, rien de particuliè-
rement laid. Il est simplement tout à fait inattendu. Personne, jusqu’à présent, n’a
domestiqué des cerfs. À plus forte raison, ils n’ont jamais été attachés au limon d’une
voiture. La surprise se mêle pourtant à l’angoisse avec certaines de ces créatures imagi-
naires. Les boucs volans sont trop proches de l’univers de la sorcellerie pour ne pas
inquiéter39. De même pour les figures où les espèces se trouvent mélangées, ce qui est une
définition du monstre40 : c’est le cas, par exemple, du lièvre cornu. La phrase sur les
silènes montre donc qu’avec le grotesque41, nous sommes sur le fil du rasoir. Il veut faire
rire, mais il côtoie l’angoisse.
Cela deviendra plus clair avec un autre prologue rabelaisien : celui du Tiers Livre. Nous
voici maintenant au cirque, ou, si l’on préfère un terme plus noble, au théâtre car c’est
dans ce décor que le roi Ptolémée présenta un jour aux Égyptiens « un esclave biguarré,
tellement que, de son corps l’une part estoit noire, l’autre blanche : non en comparti-
ment de latitude par le diaphragme […] mais en dimension perpendiculaire : choses
non encores veues en Aegypte, esper[ant] par offre de ces nouveaultez l’amour du peuple
envers soy augmenter ». Bien mal lui en prit car « à la veue de l’home biguarré aulcuns
se mocquerent, autres le abhominerent comme monstre infame, créé par erreur de
nature42 ». Tirant la leçon de son erreur, Ptolémée comprend que les Égyptiens préfèrent

35. Essais, III, 6, « Des coches ».


36. François Rabelais, Œuvres complètes, Guy Demerson, Michel Renaud et Geneviève
Demerson (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1995 (2e éd.), p. 51.
37. Gargantua, op. cit., p. 5.
38. Ce que, dans la ligne de Baltrusaitis, on a souvent fait.
39. Le bouc incarne une sexualité débridée qui se donne libre cours, selon les déménologues,
dans le sabbat des sorcières.
40. Voir Jean Céard, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, « Titre courant », 1996.
41. Le mot « grotesque » n’apparaît dans la langue française qu’en 1535 : voir le Trésor de la
langue française.
42. « Prologue » du Tiers Livre, dans François Rabelais, Œuvres complètes, Guy Demerson
(dir.), op. cit., p. 350. Nous avons là l’une des plus précises définitions du monstre à la Renais-
sance : voir Jean Céard, La Nature et les prodiges, op. cit.

54
les « choses belles, elegantes, et perfaictes » à celles qui sont « ridicules ou mons-
trueuses ». L’esclave en question ressemble à ces créatures étranges que les voyageurs de
la Renaissance ont vues ou cru voir43. Elles les effrayaient plus qu’elles ne les faisaient rire
parce qu’on se demandait, à leur sujet, si elles appartenaient à l’ordre de l’humain. Les
récits des voyageurs éclairent la déconvenue de Ptolémée. Son esclave ne fait pas rire
parce qu’il est réel, trop réel. Les silènes font rire parce qu’ils appartiennent à la représen-
tation. Mieux : c’est une représentation au carré que Rabelais nous donne dans le pro-
logue du Gargantua, puisqu’il décrit des peintures. La distance exorcise plus ou moins ce
que le réel peut avoir d’effrayant. La fantaisie rabelaisienne, dans la fameuse phrase du
prologue de Gargantua, est en outre indissociable de l’abondance verbale. La copia ver-
borum, puisqu’il faut bien l’appeler par son nom, n’est pas toujours synonyme d’allé-
gresse. Ici, il nous semble bien que c’est le cas. La laideur de Socrate est tellement
hyperbolique qu’elle met en fête l’invention rabelaisienne. Au bout du compte, Socrate
est oublié. Il ne reste que le plaisir du bonimenteur.
Si cette analyse est juste, il est clair que le grotesque n’a rien à voir avec la satire, comme
le pensait le critique allemand Schneegans, qui était totalement oublié avant que la cri-
tique de Bakhtine ne le ressuscite. Dans son Histoire de la satire grotesque44, le chercheur
allemand, maltraité par Bakhtine, distingue trois types ou catégories de comique : le
comique bouffon, représenté surtout par la commedia dell’arte ; le comique burlesque
(type Scarron, Virgile travesti), et enfin le comique grotesque, illustré par certains épi-
sodes ou même certaines phrases rabelaisiennes. Exemple : « seulement l’ombre du clo-
cher d’une abbaye est féconde45 ». Pour Schneegans, pas de grotesque sans intention
satirique. La satire viserait ici la dépravation sexuelle des moines. Bakhtine n’a pas de
mal à réfuter cette idée46. Mais, à nos yeux, il se trompe dans l’analyse de la phrase en
question47. Il veut qu’elle efface « les frontières […] entre le corps et le monde », qu’elle
fusionne le moi et le monde. Autrement dit, elle appartiendrait au régime carnavalesque
de la pensée, qui est au cœur de la réflexion du grand critique russe. On ne voit vraiment

43. Notons que, dans la longue phrase du Tiers Livre, il est question du voyage plus ou moins
légendaire d’Apollonius de Tyane qui aurait rencontré « entre le fleuve Hydaspes et le mont Cau-
case » une femme elle aussi « biguarrée » mais en « compartiment de latitude » (p. 350).
44. Heinrich Schneegans, Geschichte der grotesken Satire, Strasbourg, K. Trübner, 1894.
45. Gargantua, op. cit., ch. XLV, p. 132.
46. Ibid., p. 302 et suiv.
47. Ibid., p. 308.

55
pas en quoi cette invention merveilleuse renvoie à cette « langue non officielle, popu-
laire, joyeuse, triviale48 » qui est sa grande obsession. Elle relève au contraire d’un
comique hautement intellectuel, celui des clercs49 et des écrivains qui prolongent leur
inspiration. S’il faut vraiment préciser l’analyse, Rabelais montre ici sa maîtrise de la
rhétorique : métonymie (le clocher phallique à la place de l’abbaye) doublée d’une sorte
d’hyperbole : d’ordinaire, l’ombre n’est pas féconde. Il ne déclenche d’ailleurs pas un rire
immédiat : il faut laisser à l’« agile lecteur » les secondes nécessaires pour que l’allusion
soit comprise. Sinon, la phrase reste énigmatique, et les énigmes ne font pas rire50. Ce qui
triomphe ici, c’est un langage en fête.
On le comprendra mieux grâce à une petite incursion dans une œuvre placée sous le
patronage rabelaisien : Les Songes drolatiques de Pantagruel. Il s’agit d’un recueil de cent
vingt planches dessinées, publiées sous l’anonymat en 1565 et faussement attribuées à
Rabelais qui était mort depuis douze ans51. Avec une quasi-certitude, ce volume a été attri-
bué à François Desprez qui était brodeur et dessinateur et qui avait publié un peu plus tôt
un Recueil de la diversité des habits. Une phrase de son « Épître au lecteur » explique clai-
rement qu’il a voulu, avec ces dessins, offrir un passe-temps à la jeunesse, « joint aussi que
plusieurs bons esprits y pourront tirer des inventions tant pour faire crotesques, que pour
establir mascarades ou pour appliquer à ce qu’ils trouveront que l’occasion les incitera52 ».
La cause semble donc entendue : il s’agit de faire rire, ou, du moins, de réjouir. Il s’agit
aussi de fournir des modèles aux inventeurs de mascarades, où les déguisements sont rois.
Michel Jeanneret éclaire très bien par ailleurs la signification de l’adjectif « drolatique ».
Un peu en avance sur son temps, l’auteur associe le mot à l’univers du burlesque qui aura
de plus en plus de succès dans la caricature des guerres de religion. Quant à la « drôlerie »,
elle désigne une « image comique et étrange, cocasse et troublante », ce qui est aussi le
propre du drol scandinave et de ses dérivés53. Ajoutons peut-être que l’auteur s’est sou-

48. Gargantua, op. cit., ch. XLV, p. 310.


49. Voir Étienne Gilson, « Rabelais franciscain », in Les Idées et les Lettres, Paris, J. Vrin, 1932.
50. Voir L’Énigmatique à la Renaissance : formes, significations, esthétiques, Paris, Honoré Cham-
pion, 2008.
51. Nous citerons cette œuvre dans l’excellente édition de Michel Jeanneret (Droz, 2004) : voir
la note 4 (François Rabelais, Les Songes drolatiques de Pantagruel, op cit.).
52. Épître non paginée.
53. Michel Jeanneret, « Introduction », in François Rabelais, Les Songes drolatiques de Panta-
gruel, op. cit. (Droz, 2004), p. V-VI.

56
venu que les songes, selon Horace, sont aussi les images engendrées par l’esprit d’un
malade : aegri somnia54. Toute la question est de savoir si les dessins de François Desprez
sont comiques. Réponse difficile : rien de plus subjectif que le rire. D’autant que nous ne
sommes pas dans la situation confortable du Décaméron où l’auteur, pour guider le lec-
teur dans son interprétation, a soin de noter que telle ou telle nouvelle de son œuvre fait
rire ceux et celles qui l’entendent. Livrons-nous donc aux gravures.
Dans celle de la page 2255, une créature sans tronc, et dont la tête repose directement sur
des jambes très courtes, regarde vaguement devant elle avec un sourire entendu. Le visage
est celui d’un homme. Mis à part le double ou triple menton, il n’a rien de repoussant. La
seconde anomalie se trouve dans le fait que les bras partent du cerveau (si tant est qu’il y
en ait un). Quant aux bras eux-mêmes, ils se terminent par des mains dont les paumes
sont tournées vers le dehors. Au coude du bras gauche, est accrochée une sorte de pas-
soire ; dans la main droite, gantée, on voit une sorte de couteau. N’oublions pas, dans cette
rapide description, la barre de fer qui plonge dans le crâne, et qui, contre toute vraisem-
blance, n’a pas l’air de nuire au personnage que nous voyons. Un filament relie cette barre
au sol où elle prend racine. Desprez est le grand spécialiste de ces fils en tout genre qui
semblent renvoyer à un étrange imaginaire de la nature. La psychanalyse aurait peut-être
son mot à dire à ce sujet. Cette gravure fait-elle rire ? Je ne le pense pas. Elle est même
carrément inquiétante. Elle nous rappelle des monstres de foire, des anomalies de cirque.
Dans la gravure de la page 42, Desprez procède autrement. Voici une créature dont
nous ne voyons que la tête. Est-elle humaine ? On répondait positivement pour la gra-
vure précédente. Ici, le doute est permis. D’abord, la tête est défigurée par une bouche
immense. Le nez semble mangé. Quant au corps, il est dérobé à notre vue par le tonneau
où l’être est enfoncé, ce qui peut rappeler certains tableaux de Bosch56. En dessous, appa-
raissent des pieds mais en forme de palmes. Un bras émerge du tonneau. Il tient un
coutelas. Un autre coutelas, à droite, que ne tient aucune main, perce le tonneau, d’où
jaillit de l’eau ou du vin. Un extravagant chapeau, décrivant une arabesque, achève cette
gravure. Au risque de passer pour morose, je ne la crois pas comique. On ne rit pas parce

54. Horace, Art poétique, v. 7.


55. Impossible de les désigner autrement que par le numéro de la page. En effet, elles ne com-
portent pas de titre.
56. Voir le Triptyque du Chariot de foin ou celui de la Tentation.

57
que l’on a affaire à un monstre et que le monstre ne fait pas rire. On rit d’autant moins
que la bouche de celui-ci semble crispée dans un rictus de souffrance… ou de rire.
Faisons néanmoins quelques concessions aux partisans du comique. Nous voyons, à la
page 57, un individu normalement constitué qui, de toute évidence, confond une trom-
pette et une arbalète. Il essaie d’en tirer quelque son. Peine perdue. Nous quittons ici
l’univers de la monstruosité pour celui de la folie, où règne la méprise. Est-ce vraiment
drôle ? Rien n’est moins sûr. Pour que cela le devînt, il faudrait peu de chose : l’interven-
tion du langage, un petit titre, trois fois rien. Ce qui angoisse dans les gravures des Songes
drolatiques, c’est qu’elles sont muettes. Porté par le verbe rabelaisien, l’individu à l’arba-
lète pourrait devenir comique. La peinture, de son côté, vient confirmer cette hypothèse.
Les Proverbes de Brueghel57 mettent en scène des hommes et des femmes se livrant à des
actions absurdes. A-t-il voulu faire rire le spectateur ? On peut en douter58. Admettons-le
cependant. Chacune des saynètes qui composent le tableau renvoie à un proverbe de la
folie. Par exemple, un homme qui se confesse au diable ne sait plus ce qu’il fait ; de même
celui qui s’arme jusqu’aux dents pour attacher un grelot à un chat. Dans sa mutité,
l’image est à peine drôle. Dès qu’elle est verbalisée, on rit ou on sourit. On se dit que,
vraiment, le proverbe est bien trouvé. Quelque chose s’interpose entre nous et l’image.
Dès lors, l’angoisse disparaît. Et cela d’autant plus que le proverbe est un énoncé qui
appartient à tout le monde. Il nous relie à l’humanité qui, depuis toujours, rit ou tente
de rire de la folie.
Pour Michel Jeanneret, cette œuvre est bel et bien comique, et le caractère monstrueux
des images n’interdit pas le rire. Le « monstre est, au xvie siècle, une référence fami-
lière59 ». On le trouve aussi bien dans les récits de voyage que dans les « canards ». Jean
Céard, à juste titre, est plus circonspect.
Tous les faits inhabituels, quel que soit le sens de cet adjectif, ne surviennent pas sans
étonner ; mais l’étonnement qu’ils inspirent est, selon les cas, fait d’admiration pour les
manifestations d’une puissance qui excède infiniment celle de l’homme, ou d’inquié-
tude et d’anxiété devant des faits dont la violente étrangeté laisse pressentir que le sort
de l’homme s’y dessine ou peut-être s’y joue60.

57. Berlin, Dahlem Nuseum, 1559.


58. On considère en général que ce tableau est une « parade de la folie humaine » (Wolfgang
Stechow, Bruegel, Paris, Éditions Cercle d’art, 1974, p. 62).
59. François Rabelais, Les Songes drolatiques de Pantagruel, op. cit. (Droz, 2004), p. XXII.
60. Jean Céard, La Nature et les prodiges, op. cit., p. IX.

58
Les théologiens et les philosophes sont plutôt du côté de l’admiration. L’homme ordi-
naire plutôt du côté de l’anxiété, à l’instar des Égyptiens du prologue du Quart Livre.
Nous serions moins anxieux si nous possédions la clé d’une interprétation allégorique,
comme elle existe peut-être pour des œuvres de Bosch61. Mais les créatures de Desprez
ne symbolisent aucun des péchés capitaux (par exemple). Les allusions relevées par
Michel Jeanneret aux religieux et aux militaires62, si elles avaient été plus décisives,
auraient plaidé pour une visée satirique. Il reconnaît lui-même qu’elles n’emportent pas
la conviction et que « Desprez [bien que protestant], loin de s’inféoder à une cause quel-
conque, semble rester au-dessus de la mêlée63. » Nous avons donc devant nous des signi-
fiants sans signifiés. Il est possible de préciser encore en s’arrêtant quelques instants à
l’adjectif « drolatiques ». Les historiens de l’art appellent « drôleries » les fantaisies orne-
mentales que l’on voit dans les marges des manuscrits médiévaux ou dans la sculpture
romane64. L’adjectif, et le substantif (« drôlerie ») commencent à cette époque une belle
carrière. La drôlerie est parfois drôle. Est-ce le cas ici ? Je n’en ai pas l’impression. Je vou-
drais croire que Michel Jeanneret a raison quand il explique que le recueil nous mène de
l’angoisse au rire65. Mais la dernière image – cet homme en forme de tonneau, avec son
goître et ses dents de requin66 – me paraît aussi angoissante que la première.

Du rire et du grotesque
Ces incertitudes interprétatives s’atténuent si l’on tient compte de la théorie du rire
telle qu’elle s’invente à la Renaissance. La réflexion sur le rire, ses causes, ses manifesta-
tions, et même son aspect devient à cette époque d’une singulière richesse67. Elle est
souvent le fait des médecins, comme Fracastor, plus connu pour son poème latin sur la
syphilis que pour sa philosophie du rire. Dommage. Il avait été choisi par le Vatican pour

61. Le nombre des interprétations allégoriques de Bosch est si grand qu’on ne peut même pas
les citer.
62. Jean Céard, La Nature et les prodiges, op. cit., p. XXI-XXII.
63. Ibid., p. XXII.
64. Voir Jürgen Baltrusaitis, Rêves et prodiges, nouvelle édition, Paris, Flammarion, 1988 et
Ernst Hans Gombrich, The Sense of Order, Oxford, Phaidon, 1979.
65. François Rabelais, Les Songes drolatiques de Pantagruel, op. cit., p. XXXIX-XL.
66. Ibid., p. 120.
67. Voir Daniel Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995.

59
veiller sur la santé des cardinaux du Concile de Trente, ce qui, en ces temps d’empoison-
nement, n’était pas une mince affaire. En 1550, il publie le De sympathia et antipathia
rerum. C’est un livre de science68 qui contient un chapitre qui nous concerne : De admi-
ratione et extasi et risu. Pour comprendre le rire, Fracastor dégage un concept-clé : celui
d’étonnement (admiratio). Il n’est pas le premier dans cette voie. Avant lui, l’humaniste
espagnol, Jean-Louis Vivès, avait expliqué dans son De anima « que les choses inatten-
dues et subites touchent davantage et provoquent un rire plus immédiat et plus grand69 ».
Preuves à l’appui : les femmes, les enfants et les fous rient de tout et de rien, car tout leur
est nouveau, les choses ordinaires aussi bien que le chameau de Bactriane. Les sages, en
revanche, ne rient pas facilement car pour eux, nil novi sub sole – ce qui n’est pas du tout
aristotélicien. Fracastor garde l’idée que le rire est suscité par le mélange du plaisir et de
l’étonnement. Reste à savoir ce qu’est une chose plaisante, et, là-dessus, il faut bien
avouer que Fracastor, tout comme les autres théoriciens, ne nous aide pas beaucoup.
Admettons que ce qui est plaisant pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Exemple :
le singe en train de peindre, chez Boccace, n’est peut-être pas pour tous un objet comique.
Mais le point capital de la réflexion de Fracastor est que le rire se tient toujours sur une
crête. Car l’étonnement provoque une espèce de syncope, qui n’est pas agréable. C’est
cette idée de syncope qui explique le rapprochement, à première vue insolite, entre le
rire et l’extase. Par syncope (un mot que Fracastor n’emploie pas), entendons une cer-
taine suspension de l’activité normale des sens, peut-être même une altération profonde
de la vie végétative. À partir de là, le rire lui-même devient un phénomène ambivalent :
il cause à la fois plaisir et déplaisir, une thèse qui sera reprise par d’autres théoriciens du
xvie siècle, notamment Laurent Joubert70. Bakhtine, relégué par le pouvoir soviétique au
fin fond de la Russie, ne connaissait pas ces livres. Mais si l’on revient encore à Boccace,
on comprend le lien organique entre le genre de la nouvelle et le rire. La nouvelle doit
mériter son nom : elle doit raconter quelque chose dont on n’a jamais entendu parler.
L’histoire rapportée peut vouloir surprendre en rapportant un fait étonnant, merveil-
leux, mais absolument pas comique. Les rois peuvent cultiver le goût de l’étrange, comme

68. Les notions de sympathie et d’antipathie sont au cœur de la philosophie de la nature à cette
époque, comme l’a bien montré Michel Foucault : voir Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
69. De anima et vita libri tres, Bâle, [1538], Opera omnia, Bâle, 1533, t. II, p. 571. Voir Daniel
Ménager, La Renaissance et le rire, op. cit., p. 35 et Nuccio Ordine, Teoria della novella et teoria
del riso, Naples, Liguori, 1996, p. 70.
70. Voir le Traité du ris, Paris, Nicolas Chesneau, 1579 ; Genève, Slatkine Reprints, 1973.

60
Ptolémée avec son chameau de Bactriane. Il voulait faire rire : il ne suscite que l’angoisse.
Et c’est peut-être aussi le cas de Desprez avec ses figures inquiétantes.
Chaussons des bottes de sept lieues. Grâce à elles, parvenons jusqu’à Kant et à sa théo-
rie du rire, telle qu’elle se trouve dans quelques pages, vraiment admirables, de la Cri-
tique de la faculté de juger71. Kant accorde une importance particulière à l’histoire drôle
(lui qu’on répute si sérieux, par ailleurs !). Elle semble même résumer à elle seule l’idée
comique : rien dans ces pages sur le théâtre, par exemple. Remarquable aussi, contre
toute attente, la part qu’il donne au corps dans le sentiment de plaisir. Son postulat est le
suivant : « le rire est une affection résultant de l’anéantissement soudain d’une attente
extrême72 ». Il se place donc du côté de l’auditeur qui prête toute son attention à l’his-
toire plaisante qu’on lui raconte. L’attente se développe dans le temps. Exemple : « l’héri-
tier d’un riche parent voulait faire de belles funérailles à celui-ci et se plaignait de ne
point y réussir, car, disait-il, « plus je donne d’argent à mes gens pour paraître tristes,
plus ils ont l’air gais73 ». On est là tout à fait dans le cadre des propos de table, des Tis-
chreden. Auparavant, Kant a fait un vif éloge des compagnies joyeuses, des sociétés où
l’on raconte quelque chose d’une manière intéressante, et de la « gaieté » qui y règne74.
Dans l’histoire du riche héritier, il y a tension et détente. Tension de l’esprit et du corps
parce que l’auditeur se met dans l’attitude de celui qui doit comprendre. Détente, parce
que la pointe du petit récit est tout à fait inattendue. C’est un phénomène de santé où le
corps et l’esprit se réjouissent conjointement.
Mais, ajoute le philosophe, on ne comprend le plaisir de la plaisanterie que si l’on
admet que celle-ci (tout comme la musique) « sont deux espèces de jeu avec des idées
esthétiques ou des représentations de l’entendement dans lesquelles on ne pense finale-
ment rien75 ». Le plaisir ne vient pas de l’objet, ni même de la manière de raconter, à
laquelle Boccace, par exemple, accordait tant de prix. D’autre part, le mélange de plaisir
et de peine dont parlait la Renaissance disparaît au profit du plaisir seul. L’étonnement,
lui, vient du tour inattendu que prend une histoire. De là cette réflexion capitale : « Il

71. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, I, 2, trad. par Alexis Philonenko, Paris,
J. Vrin, 1965, p. 137 et, surtout, p. 158-160.
72. Ibid., p. 159.
73. Ibid., p. 169.
74. Ibid., p. 137.
75. Ibid., p. 158.

61
faut qu’il y ait quelque chose d’absurde en tout ce qui doit provoquer un rire vivant et
éclatant76. » Le véritable grotesque peut susciter ce genre de rire ; on le trouve chez Boc-
cace ou dans certaines pages de Rabelais. Mais je doute fort que les Songes drolatiques de
Pantagruel appartiennent à cette catégorie. Leur tort, c’est de donner, malgré tout, à
penser ; c’est de rejoindre nos hantises, d’appartenir à ce que Horace appelle, dans son
Art poétique, les aegri somnia : les songes d’un malade.
Finalement, Kant nous a ramenés à Boccace, au cadre courtois, mis en scène dans le
célèbre prologue, où sont racontées toutes les nouvelles du Décaméron. L’italien avait
peut-être deviné que le rire par excellence, c’est le rire en société. La compagnie empêche
la vue de certains abîmes. Il avait découvert aussi que le grotesque n’existe pas en soi.
Quand on les rencontre dans la rue, les Baronci ne font sans doute pas rire ; mis en dis-
cours par Scalza, ils deviennent merveilleusement grotesques. Mais pour cela, il a fallu
cette idée géniale du Dieu peintre. Ce qui triomphe ici, c’est le logos, capable de prendre
en charge aussi bien la laideur que la beauté du monde. Avec les Songes drolatiques, tout
change. Voici le règne de l’ange du bizarre. L’angoisse saisit celui qui les regarde, surtout
s’il est seul, parce qu’il s’interroge sur les frontières qui séparent les règnes de la nature. Il
se met alors à « rêver ». Rabelais se situe au milieu. Il connaît l’importance de la bonne
compagnie. On n’a pas assez remarqué que le lieu privilégié du rire, ce sont chez lui les
joyeuses compagnies : celle des « Bien Ivres77 », ou le groupe d’amis auxquels Frère Jean
explique la fécondité de l’ombre du clocher78. Alors, on peut rire de tout, y compris de la
laideur et des monstres. Alors surgit ce rire « vivant et éclatant » dont Kant a si bien parlé.

76. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, I, 2, op. cit., p. 159.


77. Gargantua, op. cit., ch. V.
78. Ibid., ch. XLV.
Les ruses du rire classique
Lire et rire :
du partage aux clivages du risible, au xviie siècle

Dominique Bertrand

L
a tradition occidentale postule l’incompatibilité des formes du comique et de
l’expression du rire avec l’esthétique1. L’association du risible et du laid est claire-
ment formulée dans la Poétique de Aristote dont la définition du comique a servi
de vulgate dans la théorie européenne du rire à partir de la Renaissance : « le risible est
un défaut et une laideur sans douleur ni dommage ; ainsi par exemple, le masque
comique est laid et difforme sans expression de douleur2 ». Dans cette perspective, on a
volontiers confondu et englobé, sous les auspices du laid, le masque comique de la
comédie et le masque rieur du bouffon. De fait, si le ridicule, dans la lignée de Aristote,
contredit les principes de beauté et d’harmonie, la déflagration physique du rire est asso-
ciée à une déformation des traits du visage et à un bouleversement de la disposition

1. Voir à ce sujet l’avant-propos de Christiane Chaulet-Achour et Françoise Sylvos dans le


numéro 8 d’Humoresques consacré à « Rire et esthétique », 1997, p. 5-6.
2. Aristote, Poétique, 1449 a 5, texte établi et traduit par Joseph Hardy, Paris, Les Belles Lettres,
1990, p. 35.

65
ordonnée du corps humain, qui vont à l’encontre des canons du beau3. Cette antinomie
s’est imposée dans les discours normatifs de la « civilisation des mœurs4 » et de l’esthé-
tique classique : les grimaces et les gesticulations des rieurs ont alors fait l’objet de cen-
sures explicites et réitérées dans les traités de civilité5 au nom d’un art de plaire qui ne
dissocie pas éthique et esthétique, et soumet la spontanéité anarchique et irrationnelle
du rire à l’arbitrage d’un bon goût identifié de manière plus ou moins tacite avec le beau
et le raisonnable.
Sur fond de discrédit culturel, l’art de faire rire a pu retrouver à partir de la Renais-
sance une légitimité poétique, son acceptabilité sociale impliquant des jeux de contour-
nement des interdits dans des cadres ritualisés susceptibles de valorisation esthétique6.
Toutefois la nouvelle indulgence à l’égard du comique se voit assortie d’une censure
renforcée de son impact corporel. Le système d’autocontraintes mis en place par la
« civilisation des mœurs » soumet la dimension physiologique du rire à un refoulement
exacerbé, le corps du rieur se trouvant occulté ou neutralisé dans les approches esthé-
tiques et littéraires du comique.
Faut-il considérer que la dynamique du rire et l’ordre de la poétique sont par essence
irréductibles ? L’apparente nécessité qui relègue les éclats de rire de l’auteur et du lecteur
hors du champ de la représentation ne tient-elle pas autant à ces interdits culturels qu’à
des difficultés strictement logiques et techniques d’inscription textuelle du corps et de
ses émotions ? Le hors-champ esthétique du corps rieur ne laisse-t-il pas affleurer des
effets de présence et des jeux de représentation souvent déroutants et paradoxaux dès

3. Je renvoie à l’opposition établie par Mikhaïl Bakhtine entre la dynamique du corps gro-
tesque et ces canons littéraires et plastiques empruntés au modèle de l’Antiquité classique
(L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris,
Gallimard, 1970, p. 34-35).
4. Voir l’ouvrage de Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
5. Mais aussi dans les recommandations à l’usage des peintres comme je l’ai montré dans mon
étude Dire le Rire à l’âge classique : représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence, Publications
de l’université de Provence, 1995.
6. Cette diplomatie du jeu d’esprit que Sigmund Freud a mise en évidence (Le Mot d’esprit et
ses rapports avec l’inconscient (1905), trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1930) éclaire la
dynamique de la facétie et de la raillerie galante. Sur ces jeux entre licite et illicite, voir mon étude
« Espace licite et jeux interdits : éléments pour une sociopoétique du rire au siècle de Louis XIV »,
in L’Hospitalité des savoirs. Mélanges offerts à Alain Montandon, Pascale Auraix-Jonchière, Jean-
Pierre Dubost, Éric Lysoe et al. (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal,
2011, p. 37-53. Voir aussi à l’intérieur du présent volume le texte de Christophe Martin.

66
que l’on considère d’un peu plus près les mises en abyme du rire dans la narration
comique de la Renaissance à l’âge classique ?

Présence du corps rieur :


un hors-champ esthétique ?
La situation hors champ esthétique du corps rieur doit-elle être pensée comme une
simple conséquence des « obstacles internes à la littérature7 » qui hypothèquent l’expres-
sion d’un rire franc ? Tout paraît, comme le rappelle Jean-Marc Moura, opposer la com-
munication comique orale et le plaisir esthétique de l’humour littéraire. Dans le premier
cas, le rire est favorisé par la présence du groupe et les « signaux corporels comiques »
jouent un rôle d’adjuvant dont le lecteur isolé est privé. La connivence ambiguë que crée
la communication écrite limite aussi le partage spontané ou l’effet de reconnaissance
immédiate spécifique aux interactions vivantes : le lecteur n’a qu’une « connaissance
approximative du contexte d’écriture et du système des références textuelles8 ». La dis-
tance propre à la réception littéraire implique enfin une mise en sourdine des éclats : « le
lecteur ne rit qu’en hésitant, en nuançant, en réfléchissant, si bien que la complexité du
sourire l’emporte chez lui sur l’éclat du raccourci hilare9 ».
Si ces obstacles expliquent en partie la prégnance de l’humour – plutôt que du rire
franc – dans la littérature européenne à partir de la Renaissance10, ne faut-il pas nuancer
la contradiction entre performance orale et écriture comique ? On sait que les meilleurs
sketches comiques, à l’exemple de ceux de Devos, supportent le passage du visible au
lisible. À la différence des des effets humoristiques et ironiques, certaines formes de
comique littéraire peuvent provoquer des éclats irrésistibles chez le lecteur. C’est la
marque de l’excellence d’une vis comica verbale que de pouvoir susciter cette réaction
hilare « déconcertante » à tous les sens du terme puisque déconnectée de tout partage
convivial réel. Madame de Sévigné se plaît ainsi à mentionner la prouesse de la présence
imaginaire que récrée l’épistolaire et elle salue, entre autres preuves de cette efficacité, les

7. Jean-Marc Moura, Le Sens littéraire de l’humour, Paris, PUF, 2010, p. 4.


8. Ibid.
9. Ibid., p. 5.
10. Je rejoins sur ce point les analyses du livre de Jean-Marc Moura (Le Sens littéraire de l’hu-
mour, op. cit.).

67
effets comiques hyperboliques suscités par la virtuosité narrative de sa fille11. Dans son
dialogue du Courtisan, Castiglione s’émerveillait déjà du potentiel comique intrinsèque
des récits du Décaméron de Boccace, dont l’écriture intègre selon lui la part de la perfor-
mance orale indispensable à l’efficacité comique :
Et bien que ces récits requièrent les gestes et l’efficace que possède la vive voix, par-
fois leur vertu se reconnaît même dans les écrits. Quel est celui qui ne rit pas quand,
dans la huitième journée de son Décaméron, Boccace raconte comment le prêtre de
Varlungo s’efforçait de chanter un Kyrie et un Sanctus, quand il s’apercevait que la
Belcolore était dans l’église […]12.

L’aptitude à combler la différence entre la lecture à voix basse et la performance théâ-


trale est aussi une caractéristique de l’art comique de Molière. La critique a souligné la
maestria du dramaturge pour faire coïncider les signes de la présence du corps sur scène
et ceux de son inscription dans le texte13. Pourtant la stricte représentation du corps
rieur que Molière introduit dans ses pièces14 contourne habilement les interdits sociaux,
réhabilitant une liberté de rire conforme avec l’esthétique galante. Georges Forestier
insiste sur ce génie d’adaptation du dramaturge aux attentes esthétiques du public mon-
dain qui détermine le succès de ses pièces. Molière, tout en prenant, dans La Critique de
l’École des femmes, la défense du « rire du parterre15 » contre les snobs qui ne veulent pas
rire avec lui, vise à reconstituer une communauté de rieurs autour du goût mondain :
« c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens16 ». L’adjectif sou-
ligne la gageure que représente néanmoins cette greffe de l’affect le plus sauvage sur une
culture soucieuse de promouvoir un naturel sublimé.

11. « Nous avons ri aux larmes de votre Madame de la Charce et de sa Philis […] je la vois d’ici ;
Que voulez-vous dire que vous ne narrez point bien ? Il n’y a chose au monde si plaisamment
contée » (« 9 septembre 1675 », in Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1973).
12. Baldassar Castiglione, Le Livre du Courtisan, Alain Pons (dir.), Paris, Gérard Lebovici,
1987, p. 171.
13. Voir en particulier les travaux de Georges Forestier et notamment l’introduction à la nouvelle
édition des Œuvres complètes de Molière (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010).
14. Je me permets de renvoyer aux pages que j’ai consacrées à cette question dans mon livre,
Dire le Rire à l’âge classique…, op. cit., p. 244-247.
15. Ce public est celui d’une bourgeoisie marchande et aisée qui modèle ses goûts sur ceux de
l’aristocratie.
16. La Critique de l’École des femmes, in Molière, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., Scène VI, p. 505.

68
La civilisation des mœurs ne fait qu’exacerber une contradiction propre à la rationa-
lité logocentrique occidentale qui n’est jamais parvenue à faire une place poétique et
éthique au rire. Le phénomène n’a cessé de fasciner et d’inquiéter en raison d’une immé-
diateté à rebours des médiations du langage articulé et susceptible d’occulter la logique
du sens au profit d’un plaisir intense qui devient sa propre finalité. Alain Vaillant sou-
ligne « ce que le rire des hommes garde d’irréductiblement miraculeux et scandaleux, au
cœur de l’univers complexe et patiemment élaboré des communications humaines17 ».
C’est ce scandale que pointe Dorante lorsqu’il défend la liberté de rire du public dans La
Critique de l’École des femmes : « ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait
sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles,
et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d’avoir du plaisir18 » :
Molière plaide ici pour une jouissance esthétique extrême qui excède l’ordre du symbo-
lique et constitue « une sortie de la parole19 ».
La contradiction entre les signes du rire et ceux du langage articulé relève d’un « irre-
présentable » en partie « logique » mais fortement catalysé par l’irreprésentable propre-
ment « doxal20 » ou culturel qui exclut la physiologie grotesque du rire et la relègue dans
une situation de hors-champ esthétique. Trait structurel de « la culture gréco-judéo-
chrétienne » qui marginalise la gestualité21, le primat du logos a bridé la prise en charge
par la représentation des formes sensibles du corps comique et du corps rieur, deux
composantes essentielles intimement liées dans toute performance comique vivante.
L’inscription du corps rieur dans l’énonciation comique a été prohibée avec une sévérité
accrue par les bienséances de la civilité classique dont les impératifs de retenue des gestes

17. Alain Vaillant, « Risible connivence et mots de gueule », in Humoresques, no 21 (« Rires


partagés, Humour, oralité et connivence »), janvier 2005, p. 17.
18. La Critique de l’École des femmes, op. cit., Scène VI, p. 507.
19. Je cite une formule de Julia Kristeva dont les propositions de Recherches pour une sémana-
lyse demeurent très fécondes pour l’approche de la communication comique (Paris, Éditions du
Seuil, 1969, p. 33).
20. J’emprunte ces distinctions sur l’irreprésentable à l’utile mise au point de Florence Dumora-
Mabille (« L’irreprésentable du point de vue du rêve », in De l’irreprésentable en littérature, Jean-
Marc Houpert et Paule Petitier (dir.), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 103-129).
21. Comme l’a souligné notamment Julia Kristeva (Recherches pour une sémanalyse, op. cit., p. 32).

69
et de la voix se sont largement répandus au xviie siècle à travers des belles-lettres identi-
fiées aux bonnes-lettres22.
Le retour de ce refoulé corporel du rire serait-il l’apanage des contre-esthétiques qui
contestent les normes classiques ? La fascination pour le corps rieur s’exprime ainsi dans
le cadre renouvelé de l’esthétique romantique qui promeut le grotesque : on songe à
L’Homme qui rit de Victor Hugo – même si ce rictus grotesque est tout sauf joyeux – ou
à la réflexion de Baudelaire sur le comique absolu, placée sous le signe du vertige conta-
gieux lié à l’interattraction physique des rires de la pantomime23. Pourtant ce n’est pas le
moindre paradoxe du siècle classique que de laisser affleurer des effets de présence ou
des formes de représentation du rire de l’auteur et des personnages dans les textes et
dans les œuvres picturales. Ces mises en abyme marquent des choix d’écriture et
induisent une rhétorique de la lecture24. Dans l’optique de la narration comique, l’ins-
cription textuelle du rire répond à des questions de recevabilité technique et psychoso-
ciale, les écrivains comiques ayant dû à partir de la Renaissance relever le défi d’un
partage du risible avec un public dont ils se trouvaient physiquement éloignés.
Le transfert textuel de la connivence risible semble ouvrir sur une aporie dans la
mesure où « le rire affecte les corps et exige le contact », comme le rappelle Olivier Mon-
gin : « Le rire, dissonant ou consonant, est une chambre d’écho de la communauté, de la
relation que les corps entretiennent les uns avec les autres25. » Les interactions sociales
qui conditionnent le plaisir de rire ne s’abolissent pas pour autant dans la relation entre
l’auteur et ses lecteurs mais l’écriture comique in absentia exige une ritualisation plus
sophistiquée des stimuli du rire. C’est bien précisément dans ce contexte où le relais de
la « présence » propre à la lecture à haute voix ou à la mise en scène s’efface que la notion
de « connivence risible » prend tout son sens comme l’a souligné Alain Vaillant : au-delà
des censures et des codes qui limitent la représentation d’un rire débridé, ces jeux d’ins-
cription dans le texte d’une trace de ces éclats constituent bien une forme de gageure

22. Voir à ce sujet Emmanuel Bury, Littérature et politesse, l’invention de l’honnête homme, 1580-
1750, Paris, PUF, 1996.
23. J’y reviendrai.
24. Voir à ce sujet la troisième partie de mon livre Dire le Rire à l’âge classique…, op. cit., intitu-
lée « Lire et interpréter : le rire et les signes », en particulier le chapitre III « Rhétorique de la lec-
ture », et le chapitre V « La figuration du rire : pratique et discours », p. 226-250 et 251-260.
25. Olivier Mongin, Éclats de rire. Variations sur le corps comique, Paris, Éditions du Seuil,
2002, p. 235.

70
« emblématique » au sens littéral des pouvoirs de la littérature, seule apte à conserver
photographiquement et à réactiver magiquement un phénomène vivant insaisissable :
Si le rire, rigoureusement considéré comme un spasme musculaire et un bruit
de bouche, est indicible, la littérature est paradoxalement la seule forme discursive
capable, par son pouvoir propre de symbolisation et de suggestion, d’en esquisser les
contours et d’en faire deviner la présence par défaut, même si le rire lui-même est
condamné à rester à la lisière du texte26.

Cette situation de « lisière » s’apparente en partie au hors-champ cinématographique.


Comme ce dernier, la connivence risible entre l’auteur et le lecteur crée les conditions
d’une rencontre paradoxale qui se réalise en deçà ou au-delà de l’espace textuel mais qui
n’en demeure pas moins indispensable. Le fonctionnement de la narration comique et
de sa réception comique est tributaire de cette évidence d’une reconnaissance de l’affect
produit chez le lecteur et de son anticipation. Jean Sareil le rappelle dans les pages qu’il
consacre à ce qu’il appelle l’instauration d’une « ambiance comique » et il insiste sur le
fait que celle-ci se doit d’être mise en place dans les prologues et le début des œuvres, la
connivence risible s’établissant d’emblée « en brisant la communication affective entre
les personnages et le lecteur ou le spectateur27 ».
Comment le texte peut-il anticiper et se faire chambre d’écho des rires potentiels de
son lecteur ? La question relève au sens large de l’esthétique de la réception telle que l’a
définie Hans Robert Jauss : le « processus psychique d’accueil d’un texte » impliquant
« une perception guidée » qui présuppose toujours un contexte d’expérience antérieure
et la définition de règles du jeu28. Ces règles sont au demeurant compliquées par l’arti-
culation d’une sociopoétique à une biologie des émotions, et si les tenants d’une
approche spécifique de l’espace littéraire ont pu être réticents à une approche plus holis-
tique, il semble bien que s’ouvre en l’occurrence un chantier d’avenir extrêmement
complexe et prometteur comme le suggérait déjà Donald Beecher29. Les approches en
termes d’esthétique de la réception en matière de littérature comique n’ont elles-mêmes

26. Ibid.
27. Jean Sareil, L’Écriture comique, Paris, PUF, 1984, p. 94-95.
28. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, p. 55-56.
29. Donald Beecher, « Muted Laughter : The Aesthetics of Renaissance Tragicomedy », in
Tudor Theatre, for Laughs, puzzling laughter in plays of the Tudor age, André Lascombes (dir.),
Bern, Peter Lang, « Theta ; 6 », 2002, p. 143-159.

71
suscité que de trop rares explorations, en raison même de ses difficultés30 et de son
ancrage historique : le développement des stratégies textuelles d’anticipation du rire des
lecteurs coïncide avec l’émergence d’une littérature narrative comique dissociée de ses
performances orales.

La privatisation de la lecture comique


ou l’interattraction perdue
La transcription littéraire du rire s’est posée avec une acuité particulière avec le déve-
loppement de l’imprimerie et de la privatisation progressive de la lecture des œuvres
comiques. Elle concerne en premier lieu la publication de textes facétieux ancrés dans une
culture orale. Les allusions, bribes de commentaires ou récits qui ponctuent ces œuvres
échappent à la prise rhétorique et l’on est tenté de les réduire à des signes transparents
d’une réception comique programmée à travers quelques effets d’échos ou de souligne-
ments évidents. Pour autant, ces indices ténus révèlent des lieux textuels stratégiques qui
opèrent un délicat transfert de l’oral à l’écrit et procèdent de tentatives complexes d’ins-
cription du corps dans le texte. La mise en scène et en signes du rire témoigne du passage
d’un partage communautaire du conte à rire à des formes de connivence plus restreintes
et subtiles. La prédominance d’une lecture individuelle à voix basse induit de facto une
privatisation du plaisir de rire. Les éclats partagés sont dès la Renaissance, et même avant,
« assourdis » dans leurs marques textuelles faute de pouvoir bénéficier du ressort empa-
thique de l’interattraction contagieuse inhérente au partage collectif d’un rire vivant.
Indice de cette évolution globale du Moyen Âge à l’âge classique vers un plaisir privé
de lecture, l’articulation du « lire » et du « rire » est explicite à la rime du sonnet qui
précède les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis de Bonaventure des Périers :
Hommes pensifz, je ne vous donne à lire
Ces miens devis, si vous ne contraignez
Le fier maintien de vos frons rechignez
Icy n’y ha seulement que pour rire31.

30. Voir l’article cité d’Alain Vaillant ainsi que celui que Geneviève Pruvost intitule « Le rire
à l’œuvre », in Humoresques, no 8, 1997, p. 29-45.
31. Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, Krystyna Kasprzyk (dir.),
Paris, STFM, 1997 [1re éd. 1538], p. 2.

72
La conscience du fossé entre le rire oral et son inscription écrite n’affleure pourtant
que progressivement dans le discours des écrivains qui visent à produire le rire chez leurs
lecteurs. De fait, la diffusion favorisée par l’imprimerie de recueils d’histoires drôles a
contribué dans un premier temps à fournir une matière pour un partage oral renouvelé
des histoires pour rire dans le cadre d’un transfert interculturel du fonds folklorique vers
les milieux aristocratiques. Comme le remarque Georges Minois, dans son Histoire du
rire et de la dérision, les recueils facétieux ont joué un rôle de ciment social pour des
groupes déterminés, contribuant ainsi à « bâtir une sociabilité par exclusion32 » : le par-
tage des rires s’est structuré autour de clivages sociologiques qui se traduisent tant dans
le choix des histoires et de leurs cibles satiriques que dans la représentation interne des
manières de rire. Ce n’est pas un hasard si Castiglione, dans son Livre du Courtisan,
configure les traits d’une pratique honnête de la facétie qui influencera durablement
l’esthétique mondaine et galante de la raillerie.
Dans le cadre idéologique de la civilisation des mœurs et de la raillerie, une tension par-
ticulière est repérable entre le souci de neutraliser la présence jugée intempestive du corps
des rieurs et les allusions indispensables à un phénomène d’interattraction collective qui
fonde la reconnaissance comique et le sentiment d’appartenance. Castiglione lui-même ne
cesse de se référer au rire « de la compagnie » pour confirmer le plaisir de l’échange des
bons mots. L’inscription dans le texte littéraire du rire ou à tout le moins de ses traces se
pose ainsi d’abord en termes de dispositif apte à compenser la perte de sa dynamique
vivante. La difficulté est idéologique autant que technique : comment l’écrivain peut-il
suggérer un partage virtuel du risible, autrement dit transposer l’empathie immédiate qui
résulte de la contagion des rires dans le cadre d’un spectacle comique vivant ?
Déterminante, la mise en œuvre de l’empathie comique se constitue sur fond d’un
rapport névralgique à la contagion sonore des éclats et au mécanisme mimétique de la
secousse du rire. Celle-ci fait l’objet d’une réprobation très vive dans le discours de la
civilité alors qu’elle est au cœur de la physiologie comique et du déploiement d’un rire
festif de participation. Le refoulement de cette dynamique de la contagion ne saurait en
éradiquer la séduction et la nécessité biologique. La force de l’interattraction des corps
en proie au rire a été de ce point de vue bien mise en évidence tant par Georges Bataille
que par Charles Baudelaire. Dans son essai De l’essence du rire et généralement du comique

32. Georges Minois, Histoire du Rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000, p. 278.

73
dans les arts plastiques33, ce dernier s’attarde à évoquer un spectacle de pantomime
anglaise qu’il cite en exemple de ce « rire absolu » incompatible selon lui avec l’esprit
français. Dans ce spectacle sans paroles, le rire du Pierrot apparaît comme la source la
plus féconde d’un comique corporel à l’état pur, affranchi de toute signification précise.
Baudelaire insiste sur l’irrésistible effet d’entraînement d’un rire collectif que produit
cette performance comique dans laquelle l’expression hyperbolique du rire du clown
joue un rôle moteur :
Le Pierrot anglais arrivait comme la tempête, tombait comme un ballot, et quand
il riait, son rire faisait trembler la salle ; ce rire ressemblait à un joyeux tonnerre […].
La bouche était agrandie par une prolongation simulée des lèvres au moyen de deux
bandes de carmin, de sorte que, quand il riait, la gueule avait l’air de courir jusqu’aux
oreilles […]34.

Dans ce « prologue de haute esthétique », la mise en branle du rire des spectateurs est
induite par le rire du Pierrot, mais aussi par celui des autres acteurs. Ces éclats sont
indissociables d’une dynamique corporelle endiablée qui brouille les identités indivi-
duelles et instaure une perméabilité des corps :
C’était vraiment une ivresse de rire, quelque chose de terrible et d’irrésistible. […]
Une des choses les plus remarquables comme comique absolu, et, pour ainsi dire,
comme métaphysique du comique absolu, était certainement le début de cette belle
pièce, un prologue plein d’une haute esthétique. […]
Aussitôt le vertige est entré, le vertige circule dans l’air ; on respire le vertige ; c’est le
vertige qui remplit les poumons et renouvelle le sang dans le ventricule.
Qu’est-ce que ce vertige ? C’est le comique absolu ; il s’est emparé de chaque être.
Léandre, Pierrot, Cassandre, font des gestes extraordinaires, qui démontrent claire-
ment qu’ils se sentent introduits de force, dans une existence nouvelle […]. Ils font
le moulinet avec leurs bras. Tout cela s’opère avec de gros éclats de rire, pleins d’un
vaste contentement ; puis ils sautent les uns par-dessus les autres, et leur agilité et leur
aptitude étant bien dûment constatées, suit un éblouissant bouquet de coups de pied,
de coups de poing et de soufflets […] mais tout cela est sans rancune35.

33. Le texte a paru en 1855 dans la revue Le Portefeuille.


34. Charles Baudelaire, De l’essence du rire, dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil,
1968, p. 376.
35. Ibid.

74
Cette évocation d’un vertige des corps et des rires peut être mise en parallèle avec les
réflexions de Georges Bataille qui considère le rire comme une « forme spécifique de
l’interattraction humaine36 », autrement dit d’une « sensibilité tropique » qui porte les
individus les uns vers les autres. Bataille s’interroge sur les mécanismes imperceptibles
de cette logique sensorielle et sociale fondée sur une perméabilité à des « mouvements
d’ensemble » qui naît de l’immédiateté d’une reconnaissance fondée sur une coprésence
vivante : « Le phénomène de la reconnaissance » se construisant « à partir du sentiment
de perméabilité éprouvé en face d’un autre/socius37 ».
De plus en plus éloignés de leurs lecteurs potentiels avec la diffusion de l’imprimé, les
écrivains comiques à partir de la Renaissance ont dû inventer des dispositifs sémiotiques
compensatoires de l’interattraction émotionnelle propre à la performance orale. Cette
mise en œuvre de plus en plus sophistiquée d’une esthétique de la réception comique
prend forme à travers des formes de projection imaginaire du rire qui se coulent, pour
répondre à l’horizon d’attente des lecteurs, dans un cadre intellectuel et esthétique en
accord avec les modèles admis et valorisés par leurs lecteurs.

Empathie curative
et consonances des rires à la Renaissance
L’argument thérapeutique cher aux auteurs de la Renaissance présente un double
intérêt idéologique et pragmatique : celui de fonder en légitimité la narration comique
et de convoquer un imaginaire physiologique de la contagion et de l’entraînement des
corps à rire.
Abondamment reprise par les auteurs de nouvelles comiques et de facéties dans la lignée
du Décaméron de Boccace38 par-delà les monts, la topique curative joue un rôle essentiel
dans le jeu que Rabelais établit avec ses lecteurs. Dans la Lettre à Monseigneur Odet qui
précède le Quart Livre, Maître Alcofribas explicite l’empathie joyeuse en alléguant un

36. Georges Bataille, « Attraction et répulsion. I Tropismes, sexualité, rire et larmes », in Denis
Hollier, Le Collège de Sociologie, Paris, Gallimard, 1979, rééd. 1995, p. 130.
37. Ibid.
38. Je renvoie aux études très documentées de Nuccio Ordine, en particulier le chapitre « Rire
thérapeutique et théorie de la nouvelle à la Renaissance », in Le Rendez-vous des savoirs. Littérature,
philosophie et diplomatie à la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1999, p. 119-131 et les Traités sur la
nouvelle à la Renaissance, Bonciani, Bargagli, Sansovino, trad. Anne Godard, Paris, J. Vrin, 2002.

75
principe de « diffusion des esprits » : le médecin à la mine réjouie insufflerait à son
patient la santé, par opposition au praticien qui arbore une mine sévère et rechignée39.
L’évidence de cette interattraction comique sous-tend l’écriture rabelaisienne au point
de rendre superflue une mise en scène redondante de l’auteur en rieur. Le credo imper-
sonnel du dizain qui précède le Gargantua suffit à donner l’impulsion à un rire conçu
comme un gage de santé et de plénitude :
Amis lecteurs, qui ce livre lisez
Despouillez vous de toute affection,
Et le lisant, ne vous scandalisez.
Il ne contien mal ne infection ;
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire ;
Aultre argument ne peut mon cueur elire,
Voyant le dueil qui vous mine et consomme
Mieulx est de ris que de larmes escripre
Pource que rire est le propre de l’homme40.

Bonaventure des Périers s’emploie plus nettement encore à activer une réception
comique thérapeutique dans la « Première nouvelle en forme de préambule » de ses Nou-
velles Récréations et joyeux devis. Cette entrée en matière du recueil crée une dynamique
d’induction comique, s’efforçant de transposer dans le texte écrit l’énergie et le rythme de
rires vivants. Le conteur s’inclut parmi les rieurs et il en appelle à un partage insistant des
rires qui recrée l’illusion d’une communauté : « rions […] quel ordre faut-il tenir quand
il est question de rire ? Riez seulement […]. Riez si vous voulez […]. Ne fault il pas
rire41 ? » La ponctuation obsédante des mots du rire tout au long du texte, cet appel répété
à un partage du sensible instaurent un effet d’entraînement qui emprunte au mouvement
de la marche du narrateur. La gageure de ce prologue qui n’en est pas un est de mimer
une interaction comique vivante : Bonaventure des Périers prenant ses distances par rap-
port à la rhétorique classique, comme le confirme le choix même du terme de « préam-
bule », substitué à celui de « prologue ». Ce choix, qui peut renvoyer à un parti-pris de

39. « Au tres illustre prince et révérendissisme Monseigneur Odet », in Le Quart Livre. Œuvres
complètes, Guy Demerson (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 819.
40. Gargantua, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade ; 15 », 1994, p. 49.
41. Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, op. cit., p. 17.

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parodie du vocabulaire juridique42 suggère, si on l’entend au sens littéral, une déambula-
tion qui associe l’auteur et le lecteur dans une démarche corporelle. L’allusion au dépla-
cement physique du narrateur (« j’ay mieux aimé m’avancer »), apparente sa posture de
narrateur à celle des fous qui font la parade dans la nouvelle 3 et auxquels il s’identifie :
« Or ça, les folz ont fait l’entrée. Mais quelz folz ? Moy tout le premier à vous en compter :
et vous le second à m’escouter : Et cestuy là le troiziesme : et l’autre le quatriesme43. »
Ces signes accomplissent un transfert du rire oral, dont les éclats sonores affleurent
dans le recours à l’onomatopée : « Ha ha c’est trop argué. Riez si vous voulez : autrement
vous me faites un mauvais tour44. » De tels appels à rire peuvent être considérés comme
une forme d’énonciation performative. Le « rions » implique une réalisation immédiate
des éclats : selon la procédure explicitée par John Langshaw Austin dans son célèbre
ouvrage Quand dire, c’est faire45, dire le rire ici se confond avec faire rire et participe d’un
usage magique de la parole. L’invitation à rire, très oralisée, établit une consonance, elle
revêt une forme incantatoire qui reproduit sur le plan imaginaire le lien établi par le
conteur vivant avec son auditoire. La transposition du prologue de Bonaventure des
Périers vise à recréer un partage et une communion qui fait fi des hiérarchies et des bar-
rières sexuelles, le conteur en appelant au rire des femmes. La déambulation du conteur
est à la mesure de la recréation utopique d’une communion des rires.
Ces effets de présence liminaires du rire sont relayés dans les nouvelles par quelques
balises redondantes qui se donnent comme des échos du rire des auditeurs des récits et
des adjuvants transparents pour dérider les lecteurs. Ces inscriptions textuelles de la
présence d’une communauté de rieurs sont repérables dans le recours sporadique à la
formule stéréotypée « dont il fut ris » qui revient dans plusieurs contes. Ces éléments de
représentation interne d’une communauté fictive de rieurs sont cependant moins nom-
breux que dans les Cent nouvelles nouvelles et chez Bonaventure des Périers, la mise en

42. Voir Marie-Claire Bichard Thomine, « Étude littéraire de la Première nouvelle en forme de
préambule », in Lire les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis de feu Bonaventure des Périers, Domi-
nique Bertrand et Bénédicte Boudou (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-
Pascal, p. 162.
43. Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, op. cit., Nouvelle 3, p. 23.
44. Ibid., Nouvelle 1, p. 17.
45. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire [How to do things with words, Oxford, Oxford
University Press, 1962], Paris, Éditions du Seuil, 1970.

77
branle de l’émotion comique des lecteurs s’actualise principalement dans la première
nouvelle en forme de préambule.
Cette mise en œuvre insistante du rire au seuil des Nouvelles Récréations et Joyeux
Devis va de pair avec une stratégie délibérée de partage du sensible. Le narrateur se plaît
à subvertir les attentes rhétoriques et herméneutiques des lecteurs pour les inviter à
s’abandonner au pur plaisir de rire. Il en appelle à la libération d’une énergie corporelle
décorrélée de toute vocation édifiante, voire de tout lien avec une causalité comique :
Mais laissons là ces beaux enseignements : ventre d’ung petit poysson, rions : Et
dequoy ? de la bouche, du nez : du menton, de la gorge et de tous noz cinq sens de
nature. Mais ce n’est rien qui ne rit du cuer46.

Le transfert facétieux qui rompt sur la construction usuelle du syntagme « rire de » est
symptomatique : au lieu de prendre en compte l’objet du rire, Bonaventure des Périers
détourne l’attention sur le corps du rieur. Le conteur récuse avec une insistance ironique
la tradition des exégèses savantes pour mieux inviter ses lecteurs à une approche auto-
nome de son texte :
Mais sçavez vous quelz je les vous baille ? Je vous prometz que je n’y songe ny mal ny
malice : il n’y a point de sens allegoricque, mistique, fantastique47.

Cet anti-prologue qui renonce à une légitimation rhétorique et symbolique du rire se


démarque des lectures allégoriques et voue le rire à un désordre qui défie tout rituel de
lecture et autorise une totale liberté d’interprétation48. S’il prend ainsi discrètement ses
distances par rapport au prologue de Gargantua, Bonaventure corrobore le soupçon jeté
par Rabelais sur la validité des exégèses allégoriques. Il se réfère aussi dans un esprit très
rabelaisien à un modèle de rire curatif fondé sur la matérialité d’une offrande faite aux
lecteurs. En écho à cette nouvelle 1, le recueil se conclut autour d’une élaboration fictive
qui orchestre la topique du rire médical. La nouvelle 89 relate ainsi l’histoire d’un malade
guéri par les pitreries discrètement scatologiques d’un singe qui a bu sa médecine :

46. Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, op. cit., p. 14.
47. Ibid., p. 15.
48. Ce qui rejoint finalement l’esprit même du prologue de Gargantua et pourrait amener à consi-
dérer que Bonaventure des Périers fait un clin d’œil de connivence plus qu’il ne prend ses distances.

78
Tantost le medecin arrive, qui demanda au gisant, comment il se trouvoit, et si la
medecine avoit faict operation. Mais le gisant rioit si fort qu’à grand’peine povoit il
parler : dont le medecin print fort mauvaise opinion, pensant qu’il fust en resverie, et
que ce fust faict de luy. Toutesfois à la fin il respondit au medecin.
« Demandez, dit-il, au singe, quelle operation elle ha faicte. »
Le medecin n’entendoit point ce langage, jusques à tant que luy ayant demouré
quelque espace de temps, voicy ce singe qui commença à aller du derriere tout le long
de la chambre, et sus les tapisseries : Il saultoit, il couroit, il faisoit un terrible mesnage.
A quoy le medecin congneut bien qu’il avoit esté le lieutenant du malade : lequel a
peine leur compta le cas comme il estoit advenu, tant il rioit fort : dont ilz furent tous
resjouis, mais le malade encores plus. Car il se leva gentiment du lict, et fit bonne chere,
Dieu merci et le singe49.

Dans ce récit, la dimension phatique du rire du conteur – transféré au malade – prime


sur le contenu de la narration pour restituer une empathie comique curative propre à
réjouir un groupe indéfini de spectateurs : le cercle des rieurs, qui inclut in fine le méde-
cin lui-même, s’ouvre virtuellement à la communauté des auditeurs et des lecteurs. La
mise en scène de cette perméabilité des signes tend à abolir leur hiérarchie : ce sont les
grimaces d’un singe et ses gesticulations scatologiques qui ont provoqué une forme de
régression infantile bénéfique pour tous.
La nouvelle illustre les vertus thérapeutiques du rire et ces facéties simiesques seront
reprises par Laurent Joubert dans son Traité du ris. On observe toutefois chez le célèbre
médecin de Montpellier une attitude plus ambiguë à l’égard du phénomène de la conta-
gion comique. Joubert relativise l’impact de l’interattraction entre rieurs pour privilé-
gier l’herméneutique complexe du ridicule conçue comme un processus intellectualisé
et volontaire médiatisé par l’interaction verbale. Le médecin ne considère pas comme un
rire à part entière celui qui se produit par imitation dans un contexte d’incompréhen-
sion linguistique : « Un Français qui est parmi des Allemands, n’entendant aucun mot de
leur langage, néanmoins les oit bien et les voit rire : mais s’il rit point avec eux : ou ce sera
des lèvres seulement50. »

49. Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, op. cit., p. 307.
50. Laurent Joubert, Traité du Ris, Paris, Chesneau, 1579 ; Genève, Slatkine, 1973, p. 295.

79
Recadrages socioesthétiques :
de la contagion à une connivence élitaire
Au siècle suivant, la hantise de l’interattraction et de la contagion corporelle des rires
se renforce51. Elle s’exprime dans le discours de la civilité et la question affleure chez les
écrivains comiques qui entendent légitimer leur pratique en privilégiant une stratégie de
distinction socioesthétique. La « civilisation des mœurs » conduit à rejeter l’entraîne-
ment corporel du rire et à valoriser à l’inverse des formes de raillerie plus policées qui
marquent l’appartenance à une communauté mondaine choisie.
Dès lors les écrivains comiques, au lieu de mimer et de déployer l’interattraction cor-
porelle des rires, s’efforcent de l’encadrer. À la fin du xviie siècle, le marquage socioes-
thétique des rires est accompli et Callières l’explicite dans son recueil Des bons mots et des
bons contes (1692), en opposant clairement le rire cultivé, apanage d’une élite, à l’empor-
tement primaire de la contagion :
Le bon goût […] ne se rencontre qu’en un petit nombre de gens capables de juger
par eux-mêmes du prix de chaque chose, ceux-là ne suivent pas le torrent des sots
rieurs qui bien souvent ne rient que parce qu’ils voient d’autres sots comme eux,
dignes eux-mêmes de risée d’applaudir à de méchantes choses52.

Ce dispositif de distinction s’est toutefois mis en place progressivement en amont du


siècle comme on peut le voir à travers les stratégies plus ambiguës de Scarron et surtout
de Sorel. Ces auteurs d’histoires et de romans comiques sont confrontés à une double
contrainte. Ils sont soucieux de marquer leurs distances par rapport à un imaginaire de
l’interattraction comique corporelle mais ils ont néanmoins besoin d’intégrer dans leur
texte des indices propres à entraîner et autoriser le rire des spectateurs : l’enjeu est de
rétablir la possibilité pragmatique d’une connivence risible entre l’auteur et ses lec-
teurs. Cette nouvelle donne conduit à l’élaboration de stratégies de connivence subtiles
aptes à suppléer la logique de participation orale des contes : une distanciation émo-
tionnelle prévaut sur la participation empathique valorisée au siècle précédent et on

51. Voir à ce sujet mon étude, « Contagious Laughter and the Burlesque : From the literal to the
metaphorical », in Imagining Contagion in early modern Europe, Claire L. Carlin (dir.), Basings-
toke (Hampshire, UK), Palgrave Macmillan Ltd, 2005.
52. François de Callières, Des bons Mots et des bons Contes, de leur usage, de la raillerie des
Anciens et des railleurs de notre temps, Paris, Barbin, 1692, p. 17.

80
observe un retrait de l’implication de l’auteur au profit d’une mise en scène en trompe-
l’œil du rire des personnages.
La contagion irrationnelle des rires se trouve canalisée et instrumentalisée par des
dispositifs de représentation théâtralisés qui démontent ses mécanismes et la vouent à
un pur simulacre. Scarron dans son Roman comique analyse de manière minutieuse les
rouages psychologiques et sociaux qui assurent la propagation du rire dans un groupe
très hiérarchisé. L’objet de cette risée générale – le spectacle de la pyramide de viandes
qui s’est formée dans l’assiette du Destin courtisé par madame Bouvillon – ne donne
lieu qu’à une description laconique qui atténue sa dimension grotesque alors que le récit
s’attarde sur les réactions des personnages avec une grande acuité psychosociale :
[…] le gentilhomme demanda au Destin en souriant, s’il mangerait bien tout ce qui
était sur son assiette. Le Destin y jeta les yeux et fut bien étonné d’y voir, presque au
niveau de son menton, la pile de poulets dépecés […]. Il en rougit et ne put s’empê-
cher d’en rire ; la Bouvillon en fut défaite ; La Garouffière en rit bien fort et donna
si bien le branle à toute la compagnie qu’elle en éclata à quatre ou cinq reprises. Les
valets reprirent où leurs maîtres avaient quitté et rirent à leur tour ; ce que la jeune
mariée trouva si plaisant que, s’ébouffant de rire en commençant de boire, elle couvrit
le visage de sa belle-mère et celui de son mari de la plus grande partie de ce qui était
dans son verre et distribua le reste sur la table et sur les habits de ceux qui y étaient
assis. On recommença à rire et la Bouvillon fut la seule qui n’en rit point, mais qui
rougit beaucoup et regarda d’un œil courroucé sa pauvre bru, ce qui rabattit un peu sa
joie. Enfin on acheva de rire, parce que l’on ne peut pas rire toujours53.

Ce récit théâtralisé de l’entraînement du rire dans un groupe hétérogène n’a pas la


même portée que l’appel auctorial de Bonaventure à un partage du rire faisant fi des
hiérarchies sociales et des différences sexuelles. Chez Scarron, la narration spéculaire
exhibe un simulacre de contagion strictement encadré à l’intérieur du récit, les rires
représentés suivent une ordonnance temporelle autant que sociale. Cette représentation
très structurée décompose un processus comique qui ne déroge pas aux règles de l’hon-
nête raillerie, les cibles du rire étant des personnes de basse extraction qui se signalent
par leur ignorance grossière des codes mondains. Le narrateur tend à opposer le rire
policé de la bonne compagnie à l’excès corporel du rire de la mariée. Ce récit que l’on

53. Paul Scarron, Le Roman comique, Yves Giraud (dir.), Paris, Librairie générale française,
« Le livre de poche », 1994, p. 225.

81
peut envisager comme une mise en abyme du rire à l’œuvre dans le roman de Scarron
est foncièrement ambigu. Il fonctionne de manière clivée en apportant une caution de la
réception comique de l’épisode tout en entérinant les codes du savoir rire d’une élite : la
mise en abyme est celle de la bourle de mondains qui s’amusent de pratiques grossières
dont ils sont exempts tout en s’octroyant le plaisir de la moquerie et en réaffirmant la
différence de leur propre manière de rire.
Ces rires qui font rire ressortissent à un « comique corporel » qui a une fonction ambi-
valente d’exclusion élitaire dans le théâtre comme dans le roman de Scarron : Wilhelm
Graeber a mis en évidence la « fonction idéologique » de ce comique qui viserait à
« consolider les hiérarchies sociales » et à créer « comme une ligne de démarcation,
[mettant] en relief l’écart profond entre la société des honnêtes gens non corporels et ces
hommes prétentieux, dominés par leurs instincts, qui désormais sont exclus de la réalité
mondaine pour se retrouver dans la littérature comique54 ». Le narrateur prend ses dis-
tances par rapport aux personnages comiques dont l’excès de corporéité est risible. Il
refuse aussi de s’identifier aux rieurs intempestifs et se garde d’assumer le rôle de rieur
donnant une impulsion directe pour autoriser un rire universel et débridé. Les célèbres
intrusions du narrateur dans le Roman comique ne laissent jamais filtrer les éclats de
celui-ci et elles instaurent une connivence ironique avec le lecteur. On mesure la diffé-
rence au regard de l’empathie bouffonne que mobilisent un Rabelais ou un Bonaventure.
Il est symptomatique qu’au début du Roman comique, le narrateur récuse avec quelque
malice le rôle de « rieur » :
Le sieur de La Rappinière était lors le rieur de la ville du Mans. Il n’y a point de
petite ville qui n’ait son rieur. La ville de Paris n’en a pas pour un, elle en a dans chaque
quartier, et moi-même qui vous parle, je l’aurais été du mien si j’avais voulu ; mais il y a
longtemps, comme tout le monde sait, que j’ai renoncé à toutes les vanités du monde55.

En se plaçant au dessus ou à part de ceux qui font profession d’être rieurs, Scarron
revendique une pratique singulière de connivence risible qui convoque néanmoins de

54. Wilhelm Graeber, « Aspects idéologiques du comique corporel dans l’œuvre de Scarron »,
in Le Comique corporel. Mouvement et comique dans l’espace théâtral du xviie siècle, Eva Erdmann
et Konrad Schoell (dir.), Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 ; 163 », 2006, p. 83. Le cas par
excellence du personnage englué dans le corporel et offert en pâture au rire des honnêtes gens est
celui de Ragotin ou de Jodelet.
55. Paul Scarron, Le Roman comique, op. cit., p. 59.

82
manière récurrente une mise en scène des rires : l’efficace de la réception comique se
trouve conforté sur un mode ambigu par des jeux de réflexion et de mise en abyme qui
substituent à l’entraînement oral l’empreinte visuelle d’un plaisir de rire sublimé.

Malaise dans la réception comique :


le brouillage des signes chez Sorel
L’horizon problématique de la narration comique se constitue autour d’un clivage
entre le rire honnête et le rire populaire qui hypothèque sur un mode encore plus ambigu
la modélisation de la réception dans l’Histoire comique de Francion de Sorel. On peut
envisager ce texte dont la première version date de 1621 comme une œuvre charnière
encore marquée par une intertextualité avec Rabelais et les conteurs de la Renaissance
tout en récusant la participation empathique à l’œuvre dans ces textes. Sorel développe
dans l’« Avertissement d’importance aux lecteurs » de son roman une attitude de distan-
ciation critique extrême, s’inquiétant du possible dévoiement de la réception comique
de l’ouvrage :
Puisque le ris n’est propre qu’à l’homme entre tous les animaux, je ne pense pas
qu’il luy ayt esté donné sans sujet et qu’il luy soit defendu de rire ny de faire rire les
autres. Il est bien vray que mon premier dessein a esté de ne pas rendre ce contente-
ment cy vulgaire, ny de donner du plaisir à une infinité de personnes que je ne cognoy
point, qui pourront lire mon Histoire comique aujourd’huy qu’elle est imprimée, et ce
n’estoit qu’une chose particuliere pour plaire à mes amis, car je considerois que tout
le monde n’estime pas les railleries, ne sçachans pas qu’il n’est rien de plus difficile
que d’y bien reüssir ; et outre cela c’estoit une chose qui me faschoit fort, de voir qu’au
lieu que les choses serieuses ne sont leuës que des hommes doctes, les bouffonnes sont
principalement leuës des ignorans et qu’il n’y a si petit clerc ou valet de boutique qui
ne coure apres56…

La situation d’interlocution de l’avertissement du Francion se structure dès l’édition


de 1621 autour de la présence explicite de ce repoussoir des « sots lecteurs » qui fonc-
tionnent comme tiers exclu. Ce discours équivoque exclut une poétique de la relation
comique conçue comme un don ou une offrande thérapeutique, selon la perspective de

56. Avertissement placé à la fin de l’édition de 1626 : « Avertissement d’importance aux lec-
teurs », in Romanciers du xviie siècle, Antoine Adam (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1958, p. 1 261.

83
Bonaventure des Périers. Sorel ne reprend le motif de l’auto-thérapie de l’écriture
comique que comme un cliché auquel il substitue la référence en partie ludique à une
topique satirique :
Je n’ai point trouvé de remède plus aisé ni plus salutaire à l’ennui qui m’affligeait il y
a quelque temps que de m’amuser à décrire une histoire qui tînt davantage du folâtre
que du sérieux, de manière qu’une triste cause a produit un facétieux effet. Jamais je
n’eusse fait voir cette piece, sans le désir que j’ai de montrer aux hommes les vices
auxquels ils se laissent insensiblement emporter57.

Si on peut soupçonner que cet ethos satirique moralisant affiché par Sorel dans sa
préface relève d’un trompe-l’œil et permet de dissimuler des enjeux libertins58, l’ironie
de l’auteur est à triple fond et laisse filtrer une ambivalence de l’entreprise de légitima-
tion du rire. Le malaise affiché par l’auteur à l’égard de la contagion spontanée du rire
populaire converge de fait avec un mépris du vulgaire qui s’exprime à plusieurs reprises
dans l’œuvre et signale la posture libertine de l’auteur : ce clivage dans le rapport au
plaisir de rire fait écho aux distinguos établis par Francion entre les mignardises éro-
tiques du libertin et le plaisir sexuel vulgaire59. Toutes les formes d’interattraction corpo-
relle brutes posent à l’évidence problème au libertin préoccupé de se distinguer par les
qualités de son esprit du peuple autant que des aristocrates indignes60.
Sorel ne saurait donc revendiquer une participation comique universelle qui nivelle-
rait les différences et il affiche un mépris constant, au fil des variations de son texte,
envers le rire des sots désigné dès 1621 comme l’élément perturbateur qui risque de
brouiller l’intelligence comique de l’œuvre :
Neantmoins j’ai peur que cela ne soit inutile : car ils sont si stupides pour la plus-
part, qu’ils croiront que tout cecy est fait plus tost pour leur donner du passetemps
que pour corriger leurs mauvaises humeurs. Leur asnerie est si excessive que lorsqu’ils
oyent le conte de quelqu’un qui a esté trompé, ou qui a fait quelque sotte action, ils s’en

57. Romanciers du xviie siècle, op. cit., p. 61.


58. Voir à ce sujet Patrick Dandrey, Le Premier « Francion » de Charles Sorel ou le « jeu du
roman », Paris, Klincksieck, 2001, p. 23.
59. Je renvoie à Normand Doiron, « L’honnête roman », in Sorel polygraphe, Emmanuel Bury
et Éric Van der Schueren (dir.), Québec/Paris, Presses de l’université Laval, 2008.
60. Le « vulgaire » et le « sot » chez Sorel incluent, au-delà de la simple ignorance du populaire,
la bêtise de certains aristocrates à qui manque le discernement et la vertu.

84
prennent à rire au lieu qu’ils en devroient pleurer, en consideracion de la brutalité de
leurs semblables et de la leur qui n’est pas moindre61.

La supériorité de l’esprit fort s’affirme ainsi dans les mille et un plis de l’avertissement et
de ses réécritures qui nouent sur un mode ambigu le sentiment d’appartenance du lec-
teur déniaisé à une élite intellectuelle et anticipent le dédain des élites méritocratiques
bourgeoises à l’égard du rire vulgaire.
La narration comique associe l’expression franche du rire à la « brutalité des hommes »,
vocable qui englobe dans un commun mépris l’aveuglement du peuple et les préjugés
des courtisans62. En opposition à ces éclats dévoyés, Sorel laisse affleurer un autre modèle
possible de rire, plus mental, illustré par la posture philosophique de maîtrise et de
retrait du héros qui réaffirme une distance démocritéenne et cynique avec le théâtre du
monde et ses vicissitudes : « Quand je songe aux aventures qui me sont arrivées ce jour-
ci, disait-il à son valet, je me représente si vivement l’instabilité des choses du monde
qu’à peine me puis-je tenir d’en rire63. »
Ce modèle de rire intériorisé devient la métaphore possible du rire d’un lecteur, aux
antipodes du modèle fusionnel de l’interaction conteuse. Sorel stigmatisera dans
cette perspective les ficelles rudimentaires utilisées par Béroalde de Verville dans son
Moyen de Parvenir et qui consistent à souligner les passages drôles au moyen des éclats
des protagonistes :
L’auteur mettait quand il fallait pleurer ou quand il fallait rire de peur que l’on ne
s’y trompât, si bien qu’après un bon mot, il y avait toujours quelques interjections
qui exprimaient une risée générale, mais c’est être falot que de s’amuser à toutes
ces brouilleries64.

La longue représentation au livre I des rires provoqués chez les villageois par la mise en
scène du sexe dévoilé confirme ce dispositif libertin qui consiste à donner à rire du rire
vulgaire mais en consacre l’ambivalence fonctionnelle. Le spectacle du rire des paysans

61. « Avertissement d’importance aux lecteurs », op. cit., p. 61.


62. Je renvoie à ce propos à mon article sur « Les représentations du rire dans L’Histoire comique
de Francion », in Cahiers Textuel, n° 22 (« Charles Sorel. Histoire comique de Francion », Pascal
Debailly et Florence Dumora, dir.), 2000, p. 51-65.
63. Ibid., p. 91.
64. Remarques sur le Berger Extravagant, Genève, Slatkine, 1972, p. 748.

85
est en rupture avec la tradition carnavalesque telle que la définit Mikhaïl Bakhtine : la
jubilation des paysans n’est ni universelle, ni réflexive, et elle est associée à un discours
critique65. La gesticulation bruyante des rieurs donne lieu à une représentation discrète-
ment péjorative :
Ils s’éclatèrent de rire si fort que tout le village en retentit […]. Leur émotion était
si grande qu’ils ne se pouvaient presque plus soutenir, et ne faisaient autre chose que
joindre les mains, que se courber le corps en cent postures et se heurter l’un contre
l’autre, comme s’ils n’eussent pas été bien sages66.

La condamnation des éclats vulgaires et insensés se voit toutefois très vite transférée du
narrateur au discours rapporté du curé, qui entreprend une enquête inquisitoriale sur
« la cause de [ces] risées », avant de stigmatiser un dérèglement inacceptable du point de
vue de l’orthodoxie religieuse :
Vous êtes de vrais badauds, dit-il, de faire les actions que vous faites pour si peu de
chose ; l’on connaît bien que vous n’avez jamais rien vu, puisque le moindre objet du
monde vous incite à rire si démesurément que vous semblez insensés. Je ris, quant à
moi, mais c’est de votre sottise ; que savez-vous, si ce que vous voyez n’est point un
sujet qui vous devrait inciter à jeter des larmes67 ?

La prohibition du rire que développe le curé reprend les clichés traditionnels utilisés par
l’église pour diaboliser le rire68 et lui opposer la légitimité des larmes. Le narrateur iro-
nise discrètement sur l’hypocrisie du curé qui ne jette quant à lui « qu’un éclat de rire
fort modéré pour faire le sérieux et le modeste69 ». Le déroulement de ce récit théâtralisé
contribue à effriter la cohérence idéologique de l’attitude de condamnation socioesthé-
tique du rire, qui oscille entre la censure d’une folie mimétique et la réhabilitation polé-
mique d’une explosion vitale saine. Ces contradictions servent la narration comique qui
a besoin de cette projection imaginaire, fût-elle trouble, du corps des rieurs pour induire
le rire du lecteur.

65. Sur ces traits majeurs du rire carnavalesque, voir Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François
Rabelais…, op. cit.
66. Cahiers Textuel, n° 22 (« Charles Sorel. Histoire comique de Francion », Pascal Debailly et
Florence Dumora (dir.)), 2000, p. 82.
67. Ibid., p. 85.
68. Voir à ce propos Bernard Sarrazin, Le Rire et le Sacré, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.
69. Cahiers Textuel, n° 22, op. cit., p. 62.

86
De la Renaissance à l’âge classique, les discours métacomiques du paratexte et les
représentations spéculaires du rire qui se développent à l’intérieur des textes comiques
méritent d’être envisagés dans leur singularité comme une extension du domaine de
l’esthétique du rire. J’entends ici le terme hors de toute conception normative, selon son
acception phénoménologique la plus littérale, le grec « aisthêticos » renvoyant à des
formes sensibles par opposition aux catégories plus spécifiquement philosophiques de
l’intelligible. De fait la perception et le partage du sensible, en l’occurrence des éclats,
s’inscrivent au cœur de la connivence risible et des modalités complexes et diffuses de sa
transcription littéraire.
La médiatisation écrite induit une rhétorique de la réception fondée sur des effets
d’écho et de mimétisme, à travers des micro-représentations qui tentent de renouer le fil
imaginaire et symbolique entre l’auteur comique et ses lointains lecteurs : la nécessité
s’est imposée aux auteurs qui se spécialisaient dans l’écriture facétieuse d’introduire des
balises étayant et cadrant le plaisir de rire de leurs lecteurs tout en faisant montre de leur
propre virtuosité de narrateur comique. Le fantasme de restitution ou de transfert dans
le texte du rire d’une communauté vivante semble être demeuré longtemps en ligne de
mire pour ces auteurs comiques : entre effets de présence et tentatives de représentation
mimétique, ils donnent à voir ou suggèrent l’interattraction contagieuse des éclats de
rire, hors champ, dans un entre-deux à la fois fascinant et inquiétant.
La modélisation du rire thérapeutique et de la transmission immédiatement béné-
fique des signes de la joie a favorisé chez Rabelais et les conteurs de la Renaissance une
légitimation thérapeutique de la propagation bénéfique des éclats. Le modèle ne fonc-
tionne plus au siècle suivant avec le délitement de l’imaginaire humoral et la hantise
renforcée de l’interattraction corporelle. Le principe de l’empathie curative se voit alors
relayé par des jeux spéculaires plus distanciés et intellectualisés. Cette irruption de mises
en abyme fait primer l’ordre d’une représentation clairement séparée sur les effets de
présence empathiques des contes à rire de la Renaissance. Alors que les prologues
comiques de Rabelais ou Bonaventure des Périers en appelaient à une fonction apotro-
païque du rire par-delà les différences sociales et sexuelles, l’hétérogénéité sociale des
rieurs détermine dans la fiction comique au siècle suivant des clivages qui contribuent à
troubler et brouiller la relation de l’auteur comique avec ses lecteurs.
La nouvelle esthétique écrite du risible repose sur des mises en scènes distanciées et
discordantes qui implique une tension féconde sur le plan imaginaire. Mettre en scène le

87
corps comique et le rire corporel, c’est confirmer la prégnance du « code de l’honnê-
teté » avec lequel « la société élitaire s’est créé un instrument pour se tenir à l’écart du
peuple70 ». Mais paradoxalement, la nouvelle esthétique de la connivence risible intègre
ainsi à son corps défendant une représentation ambiguë du corps comique et du corps
rieur encadré et exhibé dans des jeux optiques complexes. Ces nouvelles médiations
visuelles inscrivent le métacomique dans l’empire du visible et élaborent, sur fond de
clivages socioesthétiques qui hypothèquent le partage du sensible, l’invention d’une
esthétique théâtralisée. La représentation des rires dans les romans du xviie siècle
confirme ainsi un processus de littérarisation qui s’éloigne des effets de présence oralisée
du rire dans les prologues de la Renaissance mais lui confère une place esthétique pro-
prement « spectaculaire » dans le jeu narratif.

70. Normand Doiron, « L’honnête roman », op. cit., p. 587.


Le rire d’éros
ou le libertinage de l’imagination

Bruno Roche

D
ans La Persécution et l’art d’écrire1, Leo Strauss préconise une méthode
de lecture « entre les lignes » qui semble efficace pour rapprocher, en raison de
sa composante ironique, le rire libertin du « comique significatif » tel que le
définit Baudelaire. Il serait cependant réducteur de borner l’exégèse à la seule prise en
compte d’un discours philosophique qu’il conviendrait de débusquer sous ses masques.
Parce qu’il est d’abord un phénomène psycho-physiologique, le rire reste une passion.
Rétif par sa nature corporelle à toute mise en ordre, il renvoie de manière souterraine à
des réactions qui sont au-delà de l’expression rationnelle. Contre les mises au pas impo-
sées par la poétique classique, visant à étouffer la voix de l’organisme et du physiolo-
gique et liée au dualisme cartésien, qui considère le corps comme une machine, le rire
libertin n’est jamais totalement réductible au statut d’instrument. Il refuse de jouer sim-
plement les adjuvants rhétoriques et ne se cantonne pas non plus dans un rôle « pha-
tique » pour véhiculer et, le cas échéant, masquer des doctrines impies.

1. Leo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, trad. par Olivier Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses
pocket, « Agora ; 30 », 1989.

89
Or la critique bien-pensante s’est appliquée à en minimiser les motivations corpo-
relles, en particulier le tropisme érotique. Il ne s’agit pas ici de dénigrer cette approche
qui fut en son temps nécessaire. Au milieu du siècle dernier, Antoine Adam ou René
Pintard se sont, à juste titre, inscrits en faux contre les préjugés négatifs d’un Frédéric
Lachèvre2, pour qui l’impiété des libertins ne pouvait provenir que de leur propension à
la débauche. Ce qui a conduit ces deux chercheurs à restreindre le plus possible le corpus
libertin et a même amené le second à forger l’expression de « libertins érudits » pour ne
pas qu’on les confonde avec les autres, voluptueux donc crapuleux. Cependant, des
études récentes ont rectifié ce portrait du libertin en pur esprit critique. Elles ont mis à
l’honneur des œuvres hybrides dont le discours philosophique se fond dans les formes
ouvertes de la fiction, du poème, de la lettre ou du dialogue qui, a priori, laissent place à
la rêverie érotique et à la fantaisie. Si la fonction philosophique et contestataire du rire
est encore privilégiée, on commence à prendre à compte la productivité poétique de
cette passion forte dans la littérature libertine. Les auteurs ici commentés – par souci de
variété seront convoqués des extraits des Œuvres poétiques de Théophile de Viau, des
Confessions de Jean-Jacques Bouchard, de quelques Dialogues de La Mothe Le Vayer, et
des fictions comiques de Cyrano de Bergerac – semblent vouloir renouveler l’antique
alliance du rire et d’Éros. Depuis les Grecs, en effet, que ce soit dans les formes les plus
archaïques du dialogue ou du récit comique, par les plaisanteries obscènes échangées
lors du passage du cortège de Cômos ou dans le mythe de Baubô et de Déméter3, le rire
est lié au sexe et à l’obscénité, c’est-à-dire à deux thématiques, la seconde impliquant
l’affect dans un processus social de défi au système de valeurs en place, et la première,
érotico-sexuelle, valorisant la fertilité. Nous avons montré ailleurs comment la promo-
tion du « bas corporel » n’allait pas sans provoquer un mouvement symétrique de déva-
lorisation du spirituel et du sacré. Il s’agira donc moins ici de faire entrer les « aperçus

2. Frédéric Lachèvre (1855-1943) a édité au début du xxe siècle les textes des « disciples et succes-
seurs » de Théophile de Viau, tout en les condamnant sur le plan de la morale et de l’idéologie.
3. Sur ce mythe, voir Salomon Reinach, « Le rire rituel », in Cultes, mythes et religions, Hervé
Duchêne (dir.), avant-propos par Pierre Brunel, Paris, Éditions Robert Laffont, « Bouquins »,
1996, p. 145-158. Voir également Alain Balabriga, « Aspects du rire rituel en Grèce ancienne :
L’Hymne homérique à Déméter et Les Grenouilles d’Aristophane » et Christine Kossaifi, « Le rire
de Pan : entre mythe et psychanalyse », in Humoresques, no 24, textes réunis par Dominique Ber-
trand, juin 2006, p. 23-33 et 34-54.

90
de cul4 » dans le champ d’une réflexion philosophique et polémique, que de partir à la
recherche de cette fameuse fertilité : quelle « puissance d’imagination » recèle et libère le
rire de l’Éros libertin, quelle est sa force régénératrice, son impact esthétique ?

Théophile de Viau,
du rire critique à la phantasia
Dans une lettre à M. le baron de Bergerac, Théophile donne ce conseil prophylactique :
« Puisque tu sais si bien tremper ton vin pour la santé du corps, apprends aussi, si tu
peux, à modérer les appétits de ton âme. » Puis il renchérit : « Il faut suivre son désir,
mais de loin quand il va trop vite, et froidement quand il court vers le feu5. » Au nom de
l’éthique libertine, Théophile entend rester maître de ses affects. Il prévoit, le cas échéant,
d’appliquer un correctif au déchaînement brutal des pulsions. Pour éviter que le désir ne
s’emballe, il faut veiller à ce qu’aucune opinion surajoutée ne vienne perturber sa course.
C’est pourquoi la majeure partie de son œuvre poétique peut se lire comme un culte
jovial rendu à Éros débarrassé de toutes les fausses valeurs. Le poète commence par
montrer l’inanité de l’orgueil, qui oblige la femme soucieuse de sa réputation à rejeter les
premières invitations à l’amour :
Ton orgueil peut durer au plus deux ou trois ans :
Après cette beauté ne sera plus si vive,
Tu verras que ta flamme alors sera tardive,
Et que tu deviendras l’objet des médisants.
Tu seras le refus de tous les courtisans,
Les plus sots laisseront ta passion oisive,
Et les désirs honteux d’une amitié lascive
Tenteront un valet à force de présents.

4. Nous empruntons l’expression au médecin Laurent Joubert, Traité du ris contenant son
essance, ses causes, et mervelheus effais, curieusemant recerchés, raisonnés & observés, Paris, Nicolas
Chesneau, 1579.
5. Théophile de Viau, « Lettre XXI à M. le baron de Bergerac », in Œuvres complètes, t. III, Guido
Sabon (dir.), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 32.

91
Tu chercheras à qui te donner pour maîtresse,
On craindra ton abord, on fuira ta caresse,
Un chacun de partout te donnera congé.
Tu reviendras à moi, je n’en ferai nul compte,
Tu pleureras d’amour, je rirai de ta honte :
Lors tu seras punie, et je serai vengé6.

Le poème reprend sur un ton plus sarcastique le fameux sonnet de Ronsard à Hélène
« Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle7 » : mêmes rapports entre les sexes,
même renversement ironique de situation. Toutefois, Théophile se garde d’évoquer l’im-
mortalité que ses vers pourraient conférer à la femme aimée. Il ne se soucie que du
temps présent et sanctionne d’un rire vengeur celle qui, en déclinant l’invitation au carpe
diem, a accompli un déni de réalité. Elle a refusé de voir en Éros la source vitale de son
être. Aussi l’orgueilleuse chasteté, dictée par un code social inique, a tôt fait – « au plus
deux ou trois ans » quand Ronsard supposait un délai de quelques décennies – de se
retourner en nymphomanie chronique qui pousse la femme à passer d’une attitude exis-
tentielle foncièrement inauthentique à un comportement social ridicule. De même,
dans le sonnet LVI (« Me dois-je taire encore, Amour, quelle apparence ? »), le poète se
désespère de n’avoir pas déclaré sa flamme :
Philis se rit d’un mal qu’elle me voit celer,
Et me juge un enfant qui ne saurait rien faire,
Puisque comme un enfant je ne saurais parler8.

Quoique la femme aimée traite par la raillerie son amant muet, le poème n’est pas tant
dirigé contre la cruauté féminine que contre la passivité du soupirant. Celui-ci régresse
dans la situation de l’in-fans dont la castration linguistique semble attester l’impuissance
sexuelle. En gardant son désir secret, il s’enferme dans une sorte de minorité contrainte.
Sa timidité ne peut en effet que provenir de l’assujettissement aux codes sociaux brimant
la voix de l’organisme et du physiologique. C’est encore à ce refus de reconnaître la seule
vérité corporelle de l’amour que s’en prend Théophile lorsqu’il se moque des préven-

6. Théophile de Viau, « Sonnet LVIII », in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 246-247.


7. Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène [1578], Livre II, 24, Malcom Smith (dir.), Genève,
Droz, 1998.
8. Théophile de Viau, « Sonnet LVI », in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 249.

92
tions de la maîtresse du duc de Candale – « La honte et le devoir, et ce fâcheux honneur/
Ennemis conjurés de tout notre bonheur/ De contraintes froideurs désespéraient son
âme […] Son cœur plus que le tien de martyre souffrait/ Te refusant du corps ce que
l’âme t’offrait9 » –, puis des espoirs ridicules d’une noce que cette liaison a fait naître
dans cette famille de roturiers. L’honneur et les espoirs de mariage ne sont que des opi-
nions futiles et erronées dont on encombre Éros. Encore une fois, le rire de Théophile
s’inscrit dans le cadre d’une vision épicurienne des rapports amoureux.
De ce point de vue, les trois pièces poétiques citées constituent autant de brèves études
de cas. Les personnes visées par le rire, c’est-à-dire la prude, l’amant transi et la maîtresse
ambitieuse, ont commis la même erreur. Elles ont trahi le désir en lui ajoutant des repré-
sentations mentales qui l’ont aliéné et paralysé. Il convient d’adopter un comportement
diamétralement opposé si l’on veut retrouver sa puissance d’être, laquelle consiste à faire
un usage harmonieux de la parole et de ses facultés sexuelles. Donner la parole à Éros,
c’est ainsi libérer les énergies fondatrices de son humanité. On a déjà souligné ce que
cette attitude devait à l’épicurisme, en négligeant peut-être l’apport cynique. Comme
l’enjoint Lucrèce à son lecteur, quand on aime, il ne sert à rien de masquer sa passion.
Mieux vaut jeter sa semence au plus vite, dans le premier corps venu puisque l’amour
n’est qu’une illusion qui encombre le désir10. Et si la femme se refuse, il reste toujours le
remède de Diogène. Pourtant, chez Théophile, le cynisme n’est pas tant dans le recours
à cette « gentille Chirurgie » que dans l’aveu provocateur fait à celle dont l’image a été
utilisée sans son consentement. Surtout, le désir mobilise à lui seul les formidables facul-
tés du songe et de l’imagination :
Au moins ai-je songé que je vous ai baisée,
Et bien que tout l’amour ne s’en soit pas allé,
Ce feu qui dans mes sens a doucement coulé,
Rend en quelque façon ma flamme rapaisée.
Après ce doux effort mon âme reposée
Peut rire du plaisir qu’elle vous a volé,
Et de tant de refus à demi consolé,
Je trouve désormais ma guérison aisée.

9. Ibid., p. 211-212.
10. Lucrèce, De rerum natura, traduction et présentation par José Kany-Turpin, Paris, GF-
Flammarion, 1993, chant IV, v. 1058-1140.

93
Mes sens déjà remis commencent à dormir,
Le sommeil qui deux nuits m’avait laissé gémir,
Enfin dedans mes yeux vous fait quitter la place.
Et quoiqu’il soit si froid au jugement de tous,
Il a rompu pour moi son naturel de glace,
Et s’est montré plus chaud et plus humain que vous11.

Avant Freud, les libertins ont compris que le monde du sommeil et du rêve avait sa
propre autonomie et que s’y abolissaient les tabous du réel. Bouchard montre ainsi une
fille de chambre se prêter à toutes les volontés d’Oreste à condition « qu’elle pensast que
l’on creust qu’elle dormoit12 ». Une fois réfugiée dans les territoires du songe, elle peut
jouir sans entraves morales, les instances d’interdiction de la conscience étant mises en
sommeil. Pour Théophile également le sommeil est le lieu où se satisfont les désirs à
l’abri de toute censure. Mais à mesure que le poète se libère de l’image obsessionnelle de
la femme aimée – elle quitte enfin « la place » – et qu’il retrouve ses « sens », apparaît
l’importance d’Éros comme moteur de l’entreprise poétique prise au sens originel de
fabrique créative. Le « doux effort » renvoie en effet autant au geste de Diogène qu’à
l’imagination active qui l’a inspiré. Le premier tercet du sonnet « Ministre du repos,
Sommeil, père des songes » réalise, par l’emploi du passé composé de l’indicatif, mode
du réel, le désir dans le champ clos du poème :
Dans ce petit moment, ô songes ravissants !
Qu’Amour vous a permis d’entretenir mes sens,
J’ai tenu dans mon lit Élise toute nue13.

Grâce à Éros, l’imagination se peuple des figures des personnes aimées. Elles sont si
crédibles que leur évocation suffit « en quelque façon » à « rapaiser » la flamme du poète
et sinon à combler, du moins à « entretenir » efficacement ses sens. Et comme par magie,
témoin de la puissance cosmique du dieu, surgit autour des amants un lieu poétique
dont les enchantements participent d’un vitalisme érotique contagieux :

11. Théophile de Viau, « Sonnet VII », in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 46.
12. Jean-Jacques Bouchard, Œuvres. Journal I. Les Confessions, Emanuele Kanceff (dir.),
Turin, G. Giappichelli, 1976, p. 8.
13. Théophile de Viau, « Sonnet VI », in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 45.

94
D’un air plein d’amoureuse flamme,
Aux accents de ta douce voix,
Je vois les fleuves et les bois
S’embraser comme a fait mon âme.
Si tu mouilles tes doigts d’ivoire
Dans le cristal de ce ruisseau,
Le Dieu qui loge dans cette eau
Aimera s’il en ose boire.
Présente-lui ta face nue,
Tes yeux avecque l’eau riront,
Et dans ce miroir écriront
Que Vénus est ici venue14.

Totalement recentré sur sa composante érotique, le rire libertin exprime ici la grâce et
l’agrément d’un lieu harmonieusement accordé au visage de la femme aimée, qui se
révèle au poète et au monde dans un élan de théophanie païenne – « Présente-lui ta face
nue. » Le jeu des temps verbaux contribue à dilater le temps, avec le présent de l’indicatif
qui rend visible le paysage mental – « je vois » – et le futur du même mode suivi du passé
composé qui confère au rêve amoureux un caractère intemporel par élargissement de
l’instant. Comparée à Vénus, l’amante est dotée de pouvoirs surnaturels, comme le
révèle la rime insistant sur la fonction thaumaturgique du rire d’Éros : « J’entends Phyl-
lis, son visage me rit/ Le souvenir de ses yeux me guérit15. » Dans le meilleur des cas, la
puissance d’imagination de ce rire est telle qu’elle peuple l’univers de créatures person-
nifiant le désir :
À chaque fois que ce bel œil m’envoie
Ses doux regards pleins d’honneur et de joie,
Où Vénus rit, où ses petits Amours
Passent le temps à se baiser toujours,
Les vains soupirs d’une contrainte flamme
Me font ainsi discourir en mon âme.
[…]

14. Théophile de Viau, « La Solitude », in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 164.


15. Théophile de Viau, « Élégie XLI », in ibid., p. 230.

95
Autre que vous n’a rien que je désire,
Vous êtes seule au monde que j’admire :
Je vous adore et jure vos beaux yeux
Qu’un paradis ne me plairait pas mieux16.

Paradis : le mot est enfin lâché. L’ornement mythologique a servi de truchement pour
dire la proximité du locus amoenus libertin et de l’éden des croyants, et par conséquent
du plaisir sexuel et de la joie divine. Seul le rire de Vénus procure la voluptas, en instal-
lant le poète dans un lieu à la fois imaginaire et profane, agencé par un désir architecte,
qui compose à partir des quatre éléments une nouvelle Arcadie poétique17.
On ne peut donc que constater l’importance de l’inspiration érotique dans l’œuvre
poétique de Théophile. Le gain philosophique, idéologique et éthique semble indéniable
en ce sens qu’en donnant libre essor à cette veine, le poète prend ses distances avec la
culture chrétienne de la culpabilité. Il serait cependant réducteur de ne pas prendre en
considération le gain esthétique : grâce aux métaphores jubilatoires, qui organisent la
spatialisation du désir et son actualisation en locus amoenus, le libertin dont l’imagina-
tion est activée par Éros a la faculté de se transporter dans un monde agréable, la puis-
sance de son esprit lui permet même, dans ses pièces les plus réussies, de transférer sur
le monde extérieur ses propres images mentales.

Jean-Jacques Bouchard
ou les jeux jubilatoires d’Éros
Dans les Confessions de Bouchard, de même que chez Théophile, le sexe apparaît très
vite comme l’antithèse de la dévotion. La foi et les rites de la religion sont systématique-
ment présentés comme des obstacles à la réalisation du désir. Ce sont d’abord les fêtes
religieuses qui obligent l’adolescent plein de fougue, et habitué à se branler la pique18
plusieurs fois par jour, à modérer ses transports :

16. Théophile de Viau, « Élégie XLII », in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 231-232.
17. On pourrait encore citer ce quatrain des Nautoniers : « Sous un climat heureux, loin du
bruit du tonnerre/ Nous passons à loisir nos jours délicieux,/ Et là jamais notre œil ne désira la
terre/ Ni sans quelque dédain ne regarda les Cieux. » (ibid., p. 261). Dans l’ode « Perside je me sens
heureux », le motif de l’arcadie occupe également une place importante (ibid., t. II, p. 53).
18. Jean-Jacques Bouchard, Œuvres. Journal I. Les Confessions, op. cit., p. 6. Nous retranscri-
vons en italiques les expressions figurant en caractères grecs dans le manuscrit.

96
Il mena cette vie-là tout le temps qu’il fut au college, c’est-à-dire depuis les treize
jusques à dix-huit ans, spermatisant tous les jours deux fois d’ordinaire, le plus sou-
vent trois et quatre, sans jamais se donner de relasche ni d’intermission qu’aux quatre
bonnes festes de l’an, où il demeuroit huit ou dix jours sans rien faire, et jamais il n’a pu
passer quinze jours entiers quoy que la devotion le gourmandast assez19.

Les caractères grecs, que selon notre convention nous retranscrivons en italiques,
constituent sans doute une protection minimale au cas où le manuscrit viendrait à tom-
ber entre les mains d’un domestique mal intentionné. Celui qui ne maîtrise pas l’alpha-
bet d’Homère ne peut certes pas comprendre l’enjeu du passage. Mais à celui qui accepte
d’entrer dans le jeu d’un sens qui ne se dérobe que pour mieux se montrer dans toute
son impudicité, l’auteur propose une érotique de la lecture. S’étant par ce biais assuré de
sa complicité, il peut exposer, dès le début du récit, la tension fondamentale d’une quête
sensuelle en butte aux prescriptions religieuses. Il en fait le leitmotiv de ses confessions
masquées. D’abord conçu comme une étape préliminaire, le sexe est en effet porteur de
valeurs, que l’auteur rend explicites par l’emploi d’expressions équivoques. Par le jeu des
métaphores, ou d’emprunts à l’italien, cette langue qui dit si bien les choses de l’amour,
le sexe est traité comme un discours, par exemple lorsqu’Oreste fait l’« argomento par-
derrière » à la fille de chambre de ses parents20. Le passage des préoccupations charnelles
aux débats philosophiques, ou comme l’écrit Bouchard, de la « physique à la métaphy-
sique » est ainsi préparé par l’usage de ce type d’expressions ambivalentes. Aussi, après
avoir obtenu d’Allisbée de nouvelles privautés, Oreste compose à son intention un véri-
table bréviaire libertin en matière de politique et de religion. Il résume sans autre pré-
caution oratoire, à la manière des cyniques, deux principes déduits de l’anthropologie
clivée professée à l’école de Padoue : d’abord, les fondements de la métaphysique, c’est-
à-dire de la religion, reposent sur une humanité divisée en deux groupes. « La fourberie
des uns » profite de « la niaiserie des autres », ce qui fait « voir clairement la futilité de
tous les mystères les plus spécieux21 ». Le discours impie n’a sans doute pour but que de
faire tomber les dernières préventions d’une partenaire curieuse et rétive à la fois. Il vise
à satisfaire son orgueil en lui procurant le contentement de se savoir admise dans la
catégorie des déniaisés. Toujours est-il que l’inspiration érotique nourrit un discours

19. Ibid., p. 7.
20. Ibid., p. 8.
21. Ibid., p. 13.

97
philosophique parfaitement cohérent. On constate même qu’elle stimule toutes les
facultés mentales d’Oreste. C’est elle qui lui donne l’idée de créer une pièce de théâtre,
dont il écrit les rôles avant de choisir la distribution, « l’amour luy ayant reschaufé la
veine poëtique22 », comme le souligne le narrateur. Celui-ci n’est d’ailleurs pas en reste,
puisqu’en organisant la temporalité de son récit, il pousse la verve jusqu’à substituer aux
fêtes chrétiennes un calendrier parodique et blasphématoire. C’est précisément la nuit
de Noël qu’Oreste « obtint de voir pour la seconde fois con la candella accessa in mano
la capella di Venere23 ». Aux jours gras, il donne une collation dans sa chambre, afin d’ob-
tenir d’autres privautés de sa bien aimée. Une première comédie, anodine, est jouée à la
mi-carême24. Vers Pâques, sur dénonciation d’une servante jalouse, il est fait un procès
inique au fils que la passion bourrelle, par un père à « l’humeur vrayement endiablée25 ».
Mais l’obstacle ne fait qu’aviver le zèle du disciple d’Éros. La puissance du désir n’est pas
même entamée : « tant s’en fault qu’Oreste fut fasché qu’au contraire il en receut de fort
grandes commoditez26 ».
Vu le nombre d’occurrences, le détournement du calendrier chrétien à des fins de
blasphème n’est pas douteux. Mais la parodie n’est pas entièrement alimentée parce que
Linda Hutcheon appelle l’ethos satirique27, qui révèlerait les intentions critiques du nar-
rateur et son projet de substituer, dans l’ordre du récit, le culte d’Éros à la religion chré-
tienne. Dans un chapitre intitulé « The Pragmatic Range of Parody », la chercheuse
canadienne souligne la complexité de l’interaction – « such a complex interaction of
ethos28 » – lorsque la parodie est liée à l’ironie et à la satire. A priori non marqué
(unmarked), l’ethos parodique hésite entre trois possibilités : celle du jeu (ethos ludique,
neutral, playful), celle de la déférence pour la chose parodiée (ethos respectueux, respect-
ful) et celle de la satire (ethos satirique, contesting). Or, même au moment de la subver-
sion la plus osée, Bouchard n’oublie jamais la part de l’ethos ludique et son aptitude à
faire naître chez le lecteur le sourire de la connivence. Participent de cet ethos ludique les

22. Jean-Jacques Bouchard, Œuvres. Journal I. Les Confessions, op. cit., p. 17.
23. Ibid., p. 13.
24. Ibid., p. 17.
25. Ibid., p. 20.
26. Ibid.
27. Linda Hutcheon, A Theory of parody, The Teachings of Twentieth-Century Art Forms,
Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 2000, p. 60-68.
28. Ibid., p. 63.

98
« belles et rares inventions29 » trouvées par Oreste pour stimuler sa sexualité. Éros ins-
pire en effet au jeune homme des postures et des pratiques dont il se hâte d’enseigner les
« secrets » à ses condisciples, dans un élan communicatif qui se répercute sur le plan de
la narration. Car, dans les Confessions, l’interdit religieux, qui proscrit les relations
sexuelles avant et hors mariage et se traduit par l’impuissance du protagoniste à mener
à bien un accouplement génital, fonctionne exactement comme une contrainte d’écri-
ture. Aux « mille belles postures » imaginées par Oreste et ses camarades dans la grotte des
Chartreux, lesquelles semblent impliquées par la résolution de ne « jamais s’enfiler tout
à fait30 », répond une esthétique de l’émerveillement, fondée sur la varietas et la copia
verborum, et revendiquée par le narrateur dans la dernière page de son récit :
De sorte que les amours d’Oreste pourront passer un jour pour les plus extraordi-
naires et les plus extravagantes qui ayent jamais esté representées chez les poëtes : Allis-
bée et Oreste ayant l’espace d’un an entier bruslé d’une flamme esgalement ardente ;
ayant souffert toutes les persecutions dont la jalousie et l’envie a accoustumé de traver-
ser l’amour ; ayant eu toutes les plus belles commoditez qui se sçauroint souhaiter, et
s’estant doné des privautez que les femmes et les maris font difficulté de se permettre,
ils se separerent alors enfin tous deus entiers avec leur premiere virginité31.

Répliques narquoises à l’idéologie tridentine, pudibonde et castratrice, les contorsions


d’Oreste ne lui ont conservé qu’une virginité paradoxale et sans valeur. Toutes les formes
imaginables de sexualité non reproductive auront cependant été passées en revue, et
auront mobilisé des facultés physiques et intellectuelles constitutives d’un homme dans
sa pleine humanité. La quête de stimulations toujours nouvelles est un formidable levier
pour l’imagination, qui s’incarne si bien dans le corporel que, pour le libertin, les jeux
jubilatoires d’Éros en viennent à constituer le principe actif de la création littéraire.

29. Jean-Jacques Bouchard, Œuvres. Journal I. Les Confessions, op. cit., p. 7.


30. Ils « faisoint ensemble mille belles postures, sans neanmoins jamais s’enfiler tout à fait » (ibid.,
p. 7). Le héros se tiendra à cette résolution, quel que soit son partenaire sexuel.
31. Ibid., p. 38.

99
La Mothe Le Vayer
ou l’art de faire de l’esprit avec sa mentule
Bien qu’apparaissant furtivement dans le récit de Jean-Jacques Bouchard sous le pseu-
donyme de Tubero32, transparent pour les lecteurs des Dialogues faits à l’imitation des
Anciens, La Mothe Le Vayer est généralement perçu par l’historiographie comme un
érudit qu’il convient de distinguer de l’érotomane auteur des Confessions. Rien n’est plus
arbitraire. Sans doute la stratégie éditoriale d’un écrivain qui a gardé dans ses tiroirs le
manuscrit de L’Antre des nymphes près de quarante ans a-t-elle favorisé ce genre d’er-
reurs. Dès les premiers dialogues publiés cependant, la veine érotique n’est pas absente,
loin s’en faut. Ainsi le « Banquet sceptique » emprunte-t-il à l’hypotexte platonicien sa
forme hybride, la plus pertinente pour réunifier les activités du corps et de l’esprit. Après
avoir invoqué la figure tutélaire d’Épicure, Marcellus savoure les plaisirs que l’entretien
à venir avec son cher Orasius lui promet. Au seuil du dialogue, dans une posture que
nous avons déjà rencontrée chez Théophile et chez Bouchard, les orateurs font en
quelque sorte peau neuve. Pour favoriser l’essor d’un rire plus entier, corporel, ils
troquent leur ethos satirique contre un ethos ludique et jovial : « Cette sotte comedie du
monde, cette farce de Princes, de Rois, et d’Empereurs, nous a depuis tantost suffisam-
ment esmeus d’indignation ou de risée ; j’attends de vous un plus raisonnable et plus
gracieux entretien33. » Par l’enjouement continu, cette forme de plaisanterie que Cicéron
nommait cavillatio, qui sera ici fortement érotisée, les orateurs cherchent à s’acquérir
une « heureuse assiette d’esprit34 ».
Par la suite, un repas pris en commun ne peut qu’encourager la complicité des esprits,
comme le rappelle Eraste à ses commensaux : « Autrement la parole, qui est si propre à
l’homme, ne peut estre d’usage plus à propos, qu’alors que la communion d’une mesme
nourriture pour le corps, semble nous convier à se faire part réciproquement des senti-
ments de l’esprit35. » De sorte que la ronde des propos philosophiques remplace bientôt,
sans que le fil de la conversation ne soit rompu, celle du verre. Aussi bien, aucun des
hôtes ne saurait rire de la mauvaise farce d’Ésope qui, en ne mettant à cuire qu’une len-

32. Jean-Jacques Bouchard, Œuvres. Journal I. Les Confessions, op. cit., p. 30.
33. La Mothe Le Vayer, « Dialogue intitulé le Banquet sceptique », in Dialogues faits à l’imitation
des Anciens, Paris, Fayard, « Corpus des œuvres philosophiques en langue française », 1988 p. 63.
34. Ibid., p. 105.
35. Ibid., p. 76.

100
tille dans le pot, a imposé à ses convives un ascétisme déplacé36. Un organisme resté sur
sa faim ne peut qu’accoucher d’une parole stérile. Car pour Orasius et ses amis, le lan-
gage s’entend comme le prolongement du corps, de sorte que les convives37 passent
naturellement par trois sujets de conversation « corporels », la nourriture, la boisson et
l’amour, respectivement personnifiés comme il se doit dans un dialogue fait « à l’imita-
tion des Anciens » par les divinités du panthéon gréco-latin Cérès, Bacchus et Vénus,
avant d’en arriver aux « lieux » habituels de la Sceptique. Mais ne nous y trompons pas,
le dialogue ne suit pas une progression platonicienne de spiritualisation de la matière :
de la nourriture à la parole et de la parole à la nourriture, une relation circulaire souligne
la complémentarité de ces activités : ce sont des plaisirs de bouche. En outre, nulle part
mieux que dans ce dialogue la démarche sceptique, qui consiste à partir de l’observation
des cas les plus divers pour aboutir au constat de la relativité des valeurs et à la suspen-
sion du jugement, n’est plus trompeuse. La trajectoire connue recouvre mal en effet les
développements plus subversifs en voie d’autonomisation, qui débordent assez large-
ment la conclusion attendue. C’est particulièrement le cas du discours d’Eraste, sou-
cieux de faire comparaître Vénus « à l’exemple des Symposes Philosophiques des
anciens38 ». Mais l’exemple de Platon et de Xénophon a toutes les apparences de l’alibi.
Contre l’Éros platonicien, l’orateur utilise les modes de diversion sceptique pour énu-
mérer complaisamment toutes sortes d’accouplements considérés par le commun
comme des déviances, et par la morale chrétienne comme des péchés capitaux. Sont
ainsi détaillées, et souvent légitimées, des pratiques sexuelles interdites. Première évo-
quée, la masturbation reçut jadis la caution de philosophes aussi différents que les
maîtres du stoïcisme, du pyrrhonisme et du cynisme :
Cependant Zenon et quelques autres dans [sic] nostre grand maistre Sextus, ont
approuvé cette turpitude, à cause vraisemblablement de l’independance d’autruy, qu’elle

36. Ibid., p. 79.


37. L’un des cinq amis insiste sur l’importance du choix de ce terme, qui recouvre les activités
du corps et de l’esprit : « Vous me faites souvenir du grand advantage que prend Ciceron sur les
Grecs, en ce que les Romains avoient le mot de convive plus significatif de cette conjonction de
corps et d’esprit qui s’y devoit rencontrer, que n’estoient leurs symposia compotations, ou syn-
deipna concoenations, qui ne denotoient que ce qui regarde le corps. » (ibid., p. 77).
38. Ibid., p. 95.

101
semble nous acquerir. Et Diogene faisant le pasteur Menalcas, et usant de cette gentille
Chirurgie, souhaittoit de pouvoir aussi commodément contenter son ventre affamé39.

Sont ensuite annoncées, comme relevant d’une seconde « manière », la copulation


« d’homme à femme, ou d’homme à homme, ou par son accouplement avec des especes
differentes de la sienne ; pour ne rien dire de ceux qui ont fait coucher avec eux, et
embrassé de simples tableaux40… » Remarquable prétérition ! Car l’énumération est
longue et ne reste pas sans effet. D’abord l’accouplement d’homme à femme licite, seule
forme de sexualité tolérée dans l’Occident chrétien, s’inscrit dans une sous-catégorie,
laquelle, contrairement à l’annonce, ne sera traitée qu’en dernier. La Mothe Le Vayer
réduit ainsi cette forme d’amour à une particularité locale et momentanée, une possibi-
lité parmi tant d’autres. Mais l’application du trope sceptique à la vie sexuelle est lourde
de conséquences : l’axiologie implicite appuyée sur les valeurs chrétiennes est tournée en
dérision à l’occasion d’une anecdote où un digne religieux consulté en matière de zoo-
philie invente une casuistique dont il ne semble pas percevoir les effets burlesques :
« C’est chose si commune en Moscovie, que Cyrille de Novogardia, interrogé si on pou-
voit boire du laict, et manger de la chair d’une vache connuë par un homme, respondit,
que chacun le pouvoit bien faire, hormis celuy qui en avoit ainsi usé41. » La permissivité
comiquement évoquée renforce l’effet produit par la liste dans laquelle elle s’inscrit.
Chacune sur un plan différent, elles contribuent à dissoudre, au profit de rapports de
contiguïté, la hiérarchie associant à chaque forme d’amour des valeurs. Celle-ci tend à
être remplacée par le constat d’une diversité qu’il paraît absurde de condamner : « On ne
peut pas dire de telles susdites et semblables copulations que ce soit une simple deprava-
tion des affections humaines ; car les autres animaux ont eu les mesmes sentimens pour
nous et les mesmes meslanges entr’eux42. » Après avoir consacré un développement
indulgent pour ne pas dire favorable aux accouplements d’homme à homme, a contra-
rio, l’orateur se montre plus réservé en ce qui concerne l’amour hétérosexuel « que nous
avons nommé licite43 ». Les bienfaits escomptés sont largement contrebalancés par les
préjudices encourus, comme si Eraste voulait détourner son auditoire de cette forme

39. La Mothe Le Vayer, « Dialogue intitulé le Banquet sceptique », op. cit., p. 96.
40. Ibid.
41. Ibid., p. 97.
42. Ibid., p. 98.
43. Ibid., p. 103.

102
d’amour. En relativisant ou en dévalorisant ce qui est communément admis comme la
norme et en examinant au contraire sans préjugés, en les valorisant même, des manières
de copuler temporairement disqualifiées, le discours d’Eraste est certes informé par la
rhétorique de l’éloge paradoxal44. Au-delà des simples effets de brouillage sémantique, le
discours épidictique complexe remplit d’abord, sans se limiter à elle, une fonction idéo-
logique. Sans doute La Mothe Le Vayer n’est-il pas un apôtre de la sodomie, de la zoo-
philie ou du fétichisme, mais dans le cadre d’un banquet assurément placé sous l’égide
d’Éros plutôt que sous celle de Sextus, il semble promouvoir une conception du désir
alternative, inacceptable pour la morale de son temps. À bien y regarder, le dieu tutélaire
ici convoqué tient plus de l’Éros primordial des cosmogonies grecques que du juvénile
rejeton de Vénus. Les travaux de Jean Rudhardt et de Jean-Pierre Vernant ont permis de
préciser la fonction de ce vieil Éros :
Quelle est alors l’action d’Éros ? Elle ne consiste pas à raprocher et à conjoindre deux
êtres différenciés pour en créer un troisième s’ajoutant aux premiers. Éros pousse les
unités primordiales à produire au jour ce qu’elles cachaient obscurément dans leur
sein. Comme le dit Rudhardt, Éros explicite dans la pluralité distincte et nombrée de
la descendance ce qui était implicitement contenu dans l’unité confuse de l’ascendant.
Éros n’est pas principe de l’union du couple ; il ne réunit pas deux pour en faire un troi-
sième ; il rend manifeste la dualité, la multiplicité, incluses dans l’unité. […] Qu’est-ce
qui change encore dans la puissance d’Éros quand son statut est ainsi modifié et que, de
divinité primordiale, il devient l’associé ou le serviteur ou l’enfant d’Aphrodite ? Quand
il opérait au-dedans d’une entité cosmique primordiale en l’absence de tout parte-
naire sexuel, Éros traduisait la surabondance d’être dont l’un se trouvait porteur, le
mouvement par lequel ce trop-plein, se répandant au-dehors, donnait naissance à des
entités nouvelles. Éros n’impliquait donc pas manque, défaut, dénuement (ce que Pla-
ton nommait penia), mais pour certains plénitude, selon d’autres excès de plénitude45.

Nul doute que ce statut d’Éros, antérieur à toute morale, incarnant la surabondance de
l’être, n’ait prodigieusement intéressé Le Vayer. La référence explicite aux symposions
antiques fait en effet ressortir l’originalité de la position adoptée. Platon, Xénophon ou
Plutarque ne réhabilitaient l’amour que sous certaines conditions, comme l’a justement
remarqué Florence Dupont :

44. Voir Patrick Dandrey, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, « Écritures », 1997.
45. Jean-Pierre Vernant, « Un, deux, trois : Éros », in L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et
l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, « Folio histoire », p. 154-157.

103
Quand l’amour […] devient auxiliaire du courage, […] professeur de vertu ou fon-
dement de la connaissance, il finit par retrouver une place dans la vie civile, chez le sol-
dat, le citoyen, le philosophe. Cette rentrée solennelle, cette réhabilitation, ne se fait pas
impunément. Éros devenu académique doit dorénavant répondre sur l’âme et le corps,
la nature et la loi. Il y a maintenant un amour platonique et des faiblesses de la chair46.

Il n’en va pas de même chez Le Vayer : pour lui, les impulsions de la chair traduisent la
plénitude d’un être dont elles stimulent toutes les facultés. Ainsi passe-t-on dans son
Dialogue de la définition platonicienne de l’amour comme manque à celle, inspirée de
l’Éros primordial mais passée au crible de l’épicurisme – nous l’avons déjà rencontrée
chez Bouchard et chez Théophile –, du désir comme excès, comme virtù. S’il s’agissait
explicitement d’illustrer « notre chère Sceptique47 », l’humeur enjouée portée par l’Éros
conquérant réussit à effacer la honte et la culpabilité inhérentes aux pratiques sexuelles
déviantes. Sous ses aspects bonaces, le « Banquet sceptique » masque ainsi un chant
païen à l’universalité du désir. Pour peu qu’on ne considère plus comme absolues nos
coutumes locales et temporaires, dont la confrontation avec d’autres fait ressortir l’arbi-
traire, aucune forme d’accouplement, si choquante fût-elle, ne peut être considérée
« contre nature » :
Cette conjonction de l’homme avec les autres especes d’animaux est donc veritable-
ment fort vicieuse, selon nos mœurs, et nos loix, ausquelles nostre secte preste toute
obeïssance, mais non pas absolument contre nature, qui semble se plaire en cette diver-
sité, puis que nous la voyons comme espanduë par tous les ordres d’icelle, jusques-là,
que les plantes mesmes en sont participantes48.

Sur le plan poétique, les conséquences ne sont pas négligeables. Car l’Éros rebelle est
aussi un formidable moteur de la création littéraire en ce qu’il favorise une esthétique de
l’abondance et de la variété. C’est lui qui entretient le caractère plaisant de la conversa-
tion et agrémente les discours. Sylvia Giocanti a remarqué que nombre de dialogues

46. Florence Dupont, Le Plaisir et la loi, Du Banquet de Platon au Satiricon, Paris, La Décou-
verte, 2002, p. 171.
47. Comme le prétend Orasius : « Puis que toutes vos belles observations, et generalement
toutes nos pensées et cogitations, ne visent qu’à nous acquerir cette heureuse assiette d’esprit, que
donne nostre seule façon de Philosopher… » (La Mothe Le Vayer, « Dialogue intitulé le Banquet
sceptique », op. cit., p. 105).
48. Ibid., p. 100.

104
participaient d’« une érotique de la contrariété49 », dans le sens où les orateurs n’alimen-
tent la controverse que pour prolonger le plaisir de dialoguer ensemble. « N’estimez pas
qu’il y eust plus grande contestation, que celle qui pouvoit estre requise pour entretenir
nostre conversation50 », prévient Orasius avant de rapporter les propos qui se sont tenus
lors du fameux banquet. Mais la part d’Éros, plus importante encore, ne s’entend pas
seulement au sens métaphorique. L’inspiration érotique conditionne, en effet, non seu-
lement le propos, mais encore le mode d’écriture. Et partant, c’est elle qui détermine la
spécificité du dialogue.
Contrairement à Platon, Le Vayer ne met pas directement en scène le « Banquet scep-
tique », il le fait raconter, construisant ainsi une jouissance culturelle, filtrée grâce à la
médiation par le récit comique. Or la forme narrative suppose la répétition. Le récit ne
demande en effet qu’à être repris en charge par quiconque, grâce à la lecture, en opèrera
la réénonciation, une lecture enthousiasmante donc, au sens étymologique du terme,
dont les effets culminent dans le plaisir de la réitération. Celle-ci s’accomplit d’ailleurs
une dernière fois, bien des années plus tard, dans la troisième partie de L’Hexaméron
rustique, intitulée « Des parties appelées honteuses aux hommes et aux femmes ». Partie
prenante de cette forme de plaisir liée à la répétition, l’énonciation de ce dernier opuscule
paru du vivant de l’auteur s’avère aussi complexe que dans le dialogue du Banquet
puisqu’il s’agit à chaque fois, pour l’un des six protagonistes, de lire aux autres un écrit de
sa composition, et de l’assortir le cas échéant de commentaires invitant à une nouvelle
lecture. Conformément au programme initial de pleine satisfaction des sens, dont ne
sont explicitement mentionnés que la vue et l’ouïe, tant les autres doivent rester plus
discrets – « ne ferons-nous pas mieux de nous asseoir, pour gouster avec plus d’aise le
plaisir de cette belle perspective, cependant que quelqu’un de la compagnie pourra l’en-
tretenir de quelque agréable lecture51 ? » –, c’est au tour de Racémius de donner agrément
à ses compagnons en lisant l’une de ses compositions « dressée en forme de lettre52 », soit
un écrit destiné à circuler et à communiquer son enjouement. Le Vayer y reprend, pour

49. Silvia Giocanti, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer. Trois itinéraires
sceptiques, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 650.
50. La Mothe Le Vayer, « Dialogue intitulé le Banquet sceptique », op. cit., p. 69.
51. La Mothe Le Vayer, L’Hexaméron rustique, [Paris, Thomas Joly, 1670], réédition par
Gabriel Los d’Urizen, Paris, Éditions Paris Zanzibar, 1997, p. 78.
52. Ibid., p. 107. Racémius est le masque de Guillaume de Bautru, ambassadeur et favori de
Richelieu. Voir la « Clé des personnages » (ibid., p. 100).

105
les approfondir, les propos implicites du « Banquet sceptique », et s’autorise de son éru-
dition pour suggérer des conclusions peu orthodoxes par le biais de l’analyse lexicolo-
gique. En avant-propos, les amis saisissent l’occasion d’une querelle anodine sur le choix
des termes « poche » ou « pochette » pour critiquer le purisme et les nouvelles règles de
l’éloquence, réclamés par Vaugelas et par Boileau, et perçus par l’auteur comme des
contraintes qui risquent à terme d’assécher la pensée et l’esthétique classiques :
Il n’y a rien de si ridicule, ni de plus impertinent, ce me semble, dit Simonides, que de
donner tous ses soins à choisir de jolies dictions, et à former d’harmonieuses périodes,
sans se soucier beaucoup des pensées, qui font la plus importante partie de l’oraison53.

Ces considérations sur le langage peuvent paraître à première vue comme une amorce
habile, une manière moins banale qu’une autre d’engager la conversation, alors qu’elles
commencent déjà à interroger les valeurs dont sont porteurs les mots. De là à dire que
ces valeurs sont aussi relatives que les conventions linguistiques, il n’y a qu’un pas : une
suggestion que se charge de développer Racémius en plaçant la réflexion précisément
sur le terrain de l’érotique. Remarquer que « ce n’est qu’après les Latins, que nous avons
nommé honteuses ces parties de l’un et de l’autre sexe qu’ils appelèrent Pudenda », si
bien que ces parties sont « aujourd’huy réputées honteuses54 », permet au scripteur de la
lettre, quoiqu’il s’en défende55, de pointer, au-delà de l’arbitraire du signe, la relativité
des valeurs. C’est par une convention historiquement datée et moralement orientée que
le mépris de la chair s’est imprimé dans notre vocabulaire. Les exemples, très complai-
samment développés, se suivent dans un inventaire jubilatoire aussi démesuré que les
figures de Priape qui le traversent. Une simple conjonction de coordination suffit pour
relier les paragraphes : « Or, quoiqu’Aristote ait écrit56 », « Et vous auriez autant de ce

53. La Mothe Le Vayer, L’Hexaméron rustique, op. cit., p. 106.


54. Ibid., p. 109.
55. Les abondantes formules de dénégation ne font que redoubler l’intérêt du lecteur en théma-
tisant l’interdit et le mécanisme de sa transgression. « L’on ne sçauroit trop éviter les conséquences
d’une opinion qui n’est embrassée par plusieurs personnes, que pour favoriser d’impudentes
actions. La pensée de Paracelse est encore plus extravagante […]. Sans mentir, la Gentilité ne peut
estre excusée d’avoir commis d’estranges effronteries là-dessus » (ibid., p. 109-110).
56. Ibid., p. 111.

106
membre57 », « Et certes ce membre58 », « Et Origène leur reproche59 », « Et c’est ce qui a
donné lieu60 ». La plaisante accumulation de ces références osées contredit le discours
moralisateur qui les introduit. Au jeu de la transgression et de l’interdit, la simulation
des réticences constitue un adjuvant supplémentaire du ravissement. Elle signale néan-
moins le débat de valeurs situé à l’arrière-plan, et prépare la démonstration par l’exemple
qu’il existe, a existé, d’autres mots pour désigner la chose, qui n’étaient pas porteurs de
condamnation morale.
Le rire apparaît comme une réplique à la honte, il restitue à cette passion asservissante
sa place de simple phénomène culturel. Ainsi relativisée, la honte ne serait plus que l’une
des différentes solutions humaines envisagées pour répondre à l’angoisse suscitée par la
vue de l’objet sexuel. Une fois de plus, l’humaniste met son érudition au service de la
libération de l’individu : le renversement des valeurs s’opère de manière spectaculaire
par la description des cérémonies de l’antiquité païenne à l’honneur de Priape et de son
équivalent féminin :
Comme nous avons veu qu’on portoit la figure de ce dernier aux festes d’Osiris et de
Bacchus, pour dire qu’il estoit le principe actif des générations ; celuy des femmes rece-
voit le mesme honneur, aux célèbres Thesmophories des Syracusains, pour représenter
le principe passif des mesmes générations61.

Une analogie s’établit entre les Anciens, qui prenaient plaisir à regarder le sexe et à l’ho-
norer, et les devisants transformés précisément à la saison d’automne, propice à la
« licence des Bacchanales62 », en joyeux voyeurs par Le Vayer – le voyeur –, dont le pseu-
donyme de Tubertus Ocella signale la capacité à voir et à donner à voir63, ainsi que le
révèlent les nombreuses interpellations du lecteur, permises par la fiction de la lecture à
haute voix. Comme l’amateur de curiosités, le libertin rassemble sur le papier un flori-
lège de cas étranges à seule fin de célébrer l’empire du sexe, plus puissant même que tel
empereur romain. Ainsi Héraclius, immortalisé dans une posture des plus ridicules,

57. Ibid., p. 113.


58. Ibid., p. 114.
59. Ibid., p. 116.
60. Ibid.
61. Ibid., p. 115.
62. Ibid., p. 73.
63. Dans ses Lettres, Naudé utilise ce pseudonyme pour désigner son ami. Ibid., p. 162.

107
n’est-il pas maître de soi comme de l’univers : Racémius rappelle qu’à cause de son
priapisme, il « mourut, tellement incommodé de cette maladie, qu’il ne pouvoit uriner
sans se gaster le visage, si l’on eust mis un ais pour servir d’obstacle64 ». L’image est
d’autant plus frappante que l’écart entre la norme – la pompe impériale romaine bien
connue des contemporains de Corneille – et l’anomalie comique – le jet d’urine intem-
pestif – est important. Elle contient en germe le récit d’un renversement de situation
signalant un éventuel renversement des valeurs et des pouvoirs. Figures centrales des
micro-récits que tendent à devenir les exemples sous la plume de Le Vayer, les organes
sexuels participent en effet de la fécondité narrative. Ils occupent sur l’axe syntagma-
tique une fonction essentielle en ce sens qu’ils deviennent des adjuvants indispensables
à la narration. Témoin, cette historiette où le sexe féminin agit comme une amulette
apotropaïque d’une efficacité radicale :
Jean Léon rapporte, dans le neufviesme livre de son Histoire d’Afrique, une chose
estrange à ce propos, que si une femme rencontre un lion au commencement de
l’hyver, lorsqu’il est en amour et le plus furieux, elle se troussant et luy monstrant sa
nature, il baisse la teste, et sans luy faire mal prend une autre route en rugissant65.

De même, la fantaisie lucianique nourrit des rêveries de voyages extraordinaires : « ou


mesme, vous le posséderiez [Priape] aussi merveilleux que ces hommes dont parle
Lucien, au second livre de ses Histoires véritables, qui renversez s’en servent de mast pour
naviger [sic], y attachant les voiles du vaisseau66 ». Or plus la lettre déroule ses hypoty-
poses, plus minces deviennent les motifs de la démonstration, de sorte que la contesta-
tion ironique des valeurs chrétiennes cède la place à un comique régénérateur, réaffirmant
à la mode des Anciens le lien du sexe et des besoins vitaux comme manger, boire, vivre,
séduire. Le vagin apparaît sous la forme comestible de gâteaux – « C’estoit durant cette
cérémonie qu’on s’envoyoit par toute la Sicile des gasteaux faits, dit Athénée, avec le miel
et le sésame, et qui s’appeloient Mylles, aiant la figure de la partie honteuse de la
femme » – ou de pâtés – « Mais d’autres plus effrontez en avoient de pastes de froment,
faits au naturel, et qu’ils mangeoient. Illa siligineis pinguescit adultera cunnis67. »

64. La Mothe Le Vayer, L’Hexaméron rustique, op. cit., p. 111.


65. Ibid., p. 115-116.
66. Ibid., p. 113.
67. Ibid., p. 114. Cette femme adultère s’engraisse de vagins en pur froment (Martial).

108
Priape donne également sa forme suggestive à certains récipients, « comme la dépra-
vation des mœurs apprit à former de verre ces vases honteux et scandaleux, […] vitreo
bibit ille Priapo68 ». À partir de l’opinion admise, et habilement placée sous l’autorité
d’Aristote, que ce membre doit être considéré « comme un animal séparé, velut animal
in animali69 », Le Vayer va jusqu’à avancer, par le truchement de Pline l’Ancien, l’idée
que toutes les activités du corps et de l’esprit semblent commandées par Priape :
Et comme Pline a escrit que les Lamproies ont l’âme dans la queue, un Poëte scan-
daleux a osé donner un esprit à la sienne par cette infâme allusion,
… et habet mea Mentula mentem ;
Ce qui couvre un libertinage accompagné d’impiété70.

L’auteur d’un tel énoncé ne peut ignorer que l’inspiration érotico-comique est parfai-
tement adaptée au libertinage. Derrière les dénégations de rigueur transparaît un choix
d’écriture favorisant une veine qui, des premiers Dialogues à L’Hexaméron rustique, par-
court toute l’œuvre de Le Vayer. Elle est particulièrement abondante dans le « Dialogue
sur le mariage71 ». Après la référence intimidante aux banquets de Platon et de Xéno-
phon, l’auteur se tourne désormais vers la tradition gauloise, pour offrir à sa « main
libertine » l’occasion de consigner une profusion d’anecdotes et de propos joyeusement
licencieux. Le titre annonce une délibération sur le mariage, thème dont la littérature
comique a fait son miel depuis les fabliaux du Moyen Âge en passant par le Tiers Livre de
Rabelais. Cependant, tout en laissant vagabonder sa plume sur le terrain des sexualités
paradoxales, toujours prêt à suggérer, le cas échéant, de belles impiétés, Le Vayer pré-
sente dans ce dialogue un ethos plus ludique que satirique. Avec un génie poétique très
sûr, il multiplie les métaphores pour évoquer le dédain dans lequel on tient les femmes
dont la beauté s’est fanée :

68. Ibid., p. 115. Il boit dans un Priape en verre.


69. Ibid., p. 112.
70. Ibid. Et ma mentule a un esprit est la traduction de « et habet mea Mentula mentem ». Men-
tula est le diminutif de mens, il désigne également le sexe de l’homme. Ce jeu de mots, ou syllepse,
emprunté au « Prologue de l’autheur » du Quart Livre est particulièrement bien venu dans le
cadre d’une anthropologie matérialiste d’inspiration gassendiste, qui a fait sien l’adage scolas-
tique : « il n’y a rien dans l’esprit qui ne fut auparavant dans les sens ». Voir François Rabelais, Le
Quart Livre, Œuvres complètes, Jacques Boulenger (dir.), revue et complétée par Lucien Scheler,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, p. 528.
71. La Mothe Le Vayer, « Dialogue sur le mariage », in L’Hexaméron rustique, op. cit., p. 452-508.

109
Il pourroit encores vous mettre en consideration, qu’il est quelquefois des femmes
comme des olives, lesquelles en vieillissant deviennent ameres, et que l’object de
l’amour estant la beauté, l’un ne peut subsister sans l’autre. Pourquoy aimeroit-on
un arbre sans ses fueilles, comme quand il en estoit revestu ? pourquoy baiseroit-on
un visage tout labouré de rides, comme lorsque les roses et les lys y tenoient toutes les
graces arrestées ? Venus et Saturne, disent les Judiciaires72, se font une guerre perpe-
tuelle ; et l’amour est depeint si jeune qu’il ne se faut pas estonner qu’il s’esloigne de la
vieillesse. Aussi que l’on s’ennuie souvent de battre tousjours à une mesme porte, viene
a noia al topo d’entrar siempre per un buco, et finalement on ne touche pas volontiers
un luth depuis que la table est desbarrée et la rosette enfoncée73.

Ce n’est plus l’intentionnalité du discours qui prime – intentionnalité d’ailleurs toute


relative, puisque le même orateur développera des arguments diamétralement opposés
dans les lignes suivantes –, mais l’inventivité jubilatoire qui préside au choix des compa-
rants. Car la veine érotique inspire une poésie à la fois cosmique et comique, emprun-
tant à tous les domaines de la nature : l’arboriculture, la botanique, l’astrologie judiciaire,
la vie quotidienne, l’expérience accumulée dans le proverbe espagnol, la musique. Au fil
de ce dialogue informé par la poétique de l’éloge paradoxal, la parole se délie des
contraintes sémiotiques et rhétoriques. Pour marquer la distance entretenue avec la per-
tinence unilatérale du discours sérieux, Le Vayer fait ainsi prononcer l’éloge du mariage
au célibataire endurci, qui ne peut de facto s’appuyer sur son expérience en la matière et
lâche la bride à son imagination, pour la plus grande joie du lecteur. Alors, la louange des
femmes d’extrême maturité se pare des topoi épidictiques déclinés sur le mode lyrique :
Mais outre que nous avons desja dit qu’il y a bien d’autres contentemens qui rendent
plaisant le mariage que ceux qui peuvent venir d’une perissable beauté, encores est-il
certains que comme le Soleil couchant ne laisse pas d’avoir ses lumieres agreables, l’ar-
riere saison aussi des femmes que l’on a aimées ne manque pas de ses graces et de ses
plaisirs, qui firent preferer au judicieux Ulysse les costez de sa vieille Penelope, à l’im-
mortalité qui luy estoit offerte ailleurs. Phryné disoit fort bien fort gentiment qu’on
beuvoit du bon vin jusques à la lie, ou en termes encores plus significatifs, multi bibunt
faecem ob vini nobilitatem. Les longues années ne gastent toutes choses esgalement ; il
y a des arbres, comme les amendiers et les poiriers, dont la vieillesse rend les fruicts
meilleurs, dit Aristote ; il y a des vins que le temps et le nombre des Consuls recom-

72. Les astrologues.


73. La Mothe Le Vayer, « Dialogue sur le mariage », op. cit., p. 464-465.

110
mande ; beaucoup d’autres fruicts secs ne laissent pas d’avoir leur goust agreable ; et
les Anges, qui sont estimez les plus belles creatures, sont aussi les plus anciennes du
monde, lequel pour estre vieil n’en est pas moins riant à nos yeux. Vous souvient-il
qu’Ovide ne pense pas qu’on puisse trouver de volupté solide avec les femmes qu’elles
n’ayent passé trente-cinq ans, se mocquant de ceux qui eussent voulu preferer Her-
mione à sa mère Helene, soubs pretexte qu’elle estoit plus jeune74.

Si les métaphores défavorables aux femmes trop mûres sollicitaient la vue, celles qui
appuient l’éloge paradoxal concernent essentiellement les sens plus voluptueux du goût
et du toucher. Mais le surcroit d’inventivité finit par dérégler le système d’argumenta-
tion sceptique. Les deux opinions contraires ne s’annulent pas, car dans ce domaine,
celui qui, sans s’arrêter aux apparences, sait apprécier les réalités plus sensibles liées à la
dégustation s’avère le plus sagace. Ce digne successeur d’Ulysse aurait à n’en pas douter
obtenu l’approbation d’Ovide, référence savante en quelque sorte reprise et confirmée
par le moderne et populaire adage italien : « la gallina vecchia fa buon brodo75 ». En inver-
sant plaisamment les polarités de ce que Philippe Hamon appelle « les règles du corps76 »,
ou plus exactement, en retournant la répulsion en pulsion créatrice, l’orateur offre à
l’Éros conquérant l’occasion de repousser les limites de son empire. L’écriture se déchaîne
franchement lorsque le mariage est envisagé avant tout comme une « nécessité éro-
tique ». Le nombre d’exemples proposés excède encore une fois très largement les
besoins de la démonstration. Selon une technique désormais éprouvée, La Mothe
Le Vayer métamorphose le rire critique en ferment de la création littéraire. L’auteur
renoue même avec les grossièretés ou les plaisanteries scabreuses dignes des recueils
satyriques, lesquelles ont fait la joie de ses vingt ans. Jeux de mots et sous-entendus gri-
vois abondent dans les discours de Philoclès et de Cassander, dont le premier reprend à
son compte la veine gauloise et antiféministe. Dans un souci d’exhaustivité, où le sérieux
de l’humaniste est sans cesse mis en péril par l’obscénité des références, saint Paul,
Sénèque ou l’auteur du Cantique des cantiques côtoient l’Arioste et Rabelais.
Comme chez ce dernier, l’anneau de Hans Carvel apparaît comme la seule garantie
contre le cocufiage : « et tel sauvera son honneur, lequel autrement il ne peut garder

74. Ibid., p. 465.


75. Ibid., p. 466.
76. Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette
supérieur, 1996, p. 65.

111
qu’avec l’anneau de Hans Carvel, c’est-à-dire en bouchant le trou ; entant qu’en bonne
Physique intus existens, prohibet alienum77 ». Se déroule ainsi, sans égard pour les bien-
séances, ce qui pourrait passer pour une interminable somme de plaisanteries douteuses
sur la facilité de la femme à tomber à l’envers. Mais, croyons-nous, ce qui fait sens n’est
pas tant la réitération obsessionnelle des mêmes fantasmes, dignes de Panurge, que le
goût de la varietas qui donne corps à une poétique de la métamorphose. À l’occasion,
l’orateur délègue la parole à celle qu’il présente, de manière assez ambivalente – tradition
misogyne oblige – comme une femme savante et orgueilleuse, mais qui donnera des
marques authentiques de sa puissance d’imagination lorsque, mue par Éros, elle fera
subir toutes sortes de distorsions et d’hybridations à l’image de son mari. Telle une magi-
cienne, la « superbe Philematium », modèle de toutes les femmes cultivées dont le goût et
les aspirations se sont formés à la lecture des livres à la mode – elle a lu L’Astrée, La Céles-
tine et Le Décaméron – offre à son conjoint « un beau pannache tout semblable à celuy
qu’avoit l’amoureux Jupiter quand il ravit la belle Europe78 ». Plus loin, elle accomplit de
nouvelles métamorphoses en parole : « elle dit elle mesme qu’il est comme le bois à faire
flustes, de tous bons accords ; et quelquefois plus gaillardement qu’il est chair et poisson
tout ensemble (ce que quelques uns interpretent cocu et maquereau tout à la fois)79 ». Et
lorsque l’orateur reprend la parole, il poursuit sur le même registre : la femme elle-même
présente un corps insaisissable et protéiforme. Philoclès a la désobligeance de remarquer
que lorsqu’il « desinit in piscem », ce corps exhale « un fort goust de marée ». Il rappelle
ensuite qu’une célèbre courtisane de l’Antiquité « fut surnommée dodecamècanos » pour
sa capacité à diversifier les postures amoureuses. Douze figures seulement, que les lec-
teurs de L’Arétin se sont chargés de démultiplier tant l’inventivité des Modernes en ce
domaine semble avoir fructifié à l’ombre des interdits religieux et moraux. Enfin, occa-
sion d’une nouvelle impiété par détournement du récit biblique, le corps féminin s’avère
un puits sans fond, qu’il serait vain d’explorer sans le secours des sciences :
J’adjousteray encore ce mot, que cette partie de Geometrie qui s’occupe à considerer
la profondeur des corps, appellée Stereometrie, perd en ceux-cy son escrime pource
que le fonds ne s’y trouve jamais ; c’est pourquoi David eu raison de dire son De pro-
fundis, ayant couché avec Bersabée ; et une femme en quelque peril de se noyer ayant

77. La Mothe Le Vayer, « Dialogue sur le mariage », op. cit., p. 485.


78. Ibid., p. 490.
79. Ibid., p. 491.

112
hazardeusement empoigné la braguette de son mary, il fut fort bien dit qu’elle avoir eu
raison de se prendre à une pièces qui n’alloit jamais au fonds80.

Peut-on concevoir métaphore plus parfaite de l’éloquence que ce puits sans fond ? Au-
delà de sa fonction idéologique, la veine érotique et comique motive sous la plume de
Le Vayer un art où la luxure le cède à la luxuriance des métamorphoses et de l’hybrida-
tion des corps, à la manière des grotesques de la villa de Néron. En « prêtant à Éros une
dynamique contagieuse81 », l’énonciation carnavalesque, qui apparaît donc aussi pré-
gnante dans l’œuvre de Le Vayer qu’elle peut l’être dans celle de Théophile et de Bou-
chard, témoigne de l’engagement « passionnel » de l’écrivain dans son « jet » scripturaire.
La mise en forme par l’esthétique du rire permet toutefois de maintenir l’obsession à
distance, elle assure la maîtrise du désir en même temps qu’elle en favorise une expres-
sion contrôlée. Car le libertin est passé maître dans l’art de redoubler les plaisirs en les
représentant. Mais assigner une dimension érotique à l’écriture revient généralement
pour lui à confirmer, voire à réaffirmer le libertinage.
Bouchard, Théophile, et même La Mothe Le Vayer accordent ainsi à la chair et à ses
appétits une place importante ; et, s’il est un genre où les corps grotesques s’exposent,
c’est bien celui de l’histoire comique. Leur représentation constitue de fait un invariant
du genre. La spécificité libertine s’observe pourtant dans le traitement du corps comique,
lequel relève d’un projet où l’idéologie comme l’esthétique du rire sont engagées.
Comme chez les auteurs précédents, les auteurs de fictions comiques instrumentalisent
d’abord l’énonciation carnavalesque, avec son cortège d’images scatologiques ou obs-
cènes, pour contester l’ordre établi. Plus encore que dans les pièces poétiques de Théo-
phile ou dans les dialogues de Le Vayer, la promotion du « bas corporel » dévalorise le
spirituel et le sacré, mais elle favorise aussi, sous certaines conditions, l’émergence d’une
forme littéraire nouvelle, émancipée de la tradition des fabliaux du Moyen Âge ou des
nouvelles de la Renaissance italienne, une tradition dont Michèle Rosellini, dans un
article sur le Gascon extravagant, rappelle qu’elle est la seule dont les libertins disposent
au départ pour faire pied au néo-platonisme et au christianisme82.

80. Ibid., p. 499.


81. Le mot est de Michel Jeanneret, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris,
Éditions du Seuil, 2003, p. 55.
82. Michèle Rosellini, « Le “souverain remède” : esquisse d’une érotique libertine dans Le
Gascon extravagant », in Les Dossiers du Grihl [en ligne], 2007-01, 2007, Lectures croisées du

113
Cyrano et la fécondité des images-matrices
Dans L’Autre monde de Cyrano de Bergerac, les plaisanteries à connotations sexuelles, les
gauloiseries traditionnelles dignes d’Apulée ou de Rabelais, ne sont pas rares. Plus nom-
breuses même qu’on ne pouvait s’y attendre, elles sont benoîtement qualifiées de « fari-
boles ». Le narrateur renchérit ironiquement sur les explications du prophète Elie qui
l’accueille au Paradis terrestre, et donne un épilogue burlesque au mythe du péché originel :
– En effet, lui dis-je en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce serpent essaie
toujours à s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le cou sortir au bas
de nos ventres. Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté ; il
a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât
neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du
Seigneur, c’est qu’il dit au serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la
femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête83.

« Fariboles » : un vocable inoffensif. Or, l’amplification paillarde du verset de la Genèse


(III, 15) se prolonge, in cauda venenum, par la caricature d’une image pieuse attachée au
culte marial. « Depuis la réforme post-tridentine, l’iconographie catholique représente
souvent le globe terrestre surmonté de Marie terrassant le serpent. La remarque du héros
vise le culte marial dont témoigne la prolifération des congrégations ou sodalités », note
Madeleine Alcover84. Il faut aussi remarquer que ce serpent d’un genre particulier ne
manque pas de redresser la tête par intermittences dans le roman. L’exhibition grotesque
du godenot nous semble pouvoir être interprétée comme une série de gestes obscènes, à
la manière des bouffons de Callot. Lacroix et Lachèvre ont souligné la présence du thème
sexuel en s’appuyant sur l’étymologie du mot « godenot » : « Faire le bouffon, à qui l’on
dit : Amuse-nous, gaude nobis (godenot), car l’étymologie de ce mot semble analogue à
celle de godemiché (gaude mihi)85. » Mais le passage ne peut pas strictement se lire
comme une récréation entre deux énoncés sérieux. En effet, la mise en forme comique

Gascon extravagant, mis en ligne le 9 juin 2007. URL : http://dossiersgrihl.revues.org/docu-


ment201.html. Consulté le 4 juillet 2008.
83. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. 1, édition critique de Madeleine Alcover, Paris,
Honoré Champion, 2000, p. 44-45.
84. Ibid., p. 45.
85. Frédéric Lachèvre, Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, parisien (1619-1655), t. 1,
Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 33.

114
masque une théorie du plaisir plus profonde qu’il n’y paraît, dans la mesure où Cyrano
inverse l’équivalence imposée par la doxa chrétienne qui associe le corps et la honte et lui
substitue un système de valeurs radicalement opposé, fondé sur le plaisir joyeux du
corps dénudé. Le sexe et les relations sexuelles sont à nouveau réhabilités lorsque le fas-
cinus réapparaît sous forme d’emblème de l’aristocratie sélénienne, dans un extrait qui
doit beaucoup à Pierre Charron :
Hé ! Je vous prie, m’adressant au jeune hôte, apprenez-moi que veut dire ce bronze
figuré en parties honteuses qui pend à la ceinture de cet homme.
J’en avais bien vu quantité à la cour du temps que je vivais en cage, mais, parce que
j’étais quasi toujours environné des filles de la reine, j’appréhendais de violer le respect
qui se doit à leur sexe et à leur condition si j’eusse, en leur présence, attiré l’entretien
d’une matière si grasse.
Il me répondit :
« Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la
vue de celui qui les a forgées ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous, en mémoire
de leur mère nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont
cet homme est honoré, où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le sym-
bole du gentilhomme, et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier86. »

Il suffit de rapprocher le passage de sa source probable pour évaluer les transforma-


tions imprimées par l’imagination du romancier libertin. Si Pierre Charron réhabilite
les organes sexuels, c’est surtout pour combattre l’ethnocentrisme européen en mon-
trant que leur désignation comme des parties honteuses ne relève que d’une morale
locale et temporaire. Elle est une variable culturelle et non conditionnée par la nature :
Si originellement les hommes eussent esté vestus, il n’est pas vray-semblable qu’ils
se fussent advisez de se despouiller et mettre tous nuds, tant à cause de la santé qui
eust esté extremement offensée en ce changement, que pour la honte : et toutesfois il se
faict et garde par plusieurs nations, et ne faut alleguer que c’est pour cacher les parties
honteuses et contre le froid (ce sont les deux raisons pretendues, contre le chaud il n’y
a poinct d’apparence), car nature ne nous a poinct apprins y avoir des parties honteuses
[nous soulignons] ; c’est nous-mesmes qui par nostre faute nous nous le disons, et
nature les a desia assez cachées, mises loin des yeux et couvertes ; et au pis aller ne fau-
droit couvrir que ces parties-là seulement, comme font aucuns en ces pays où ils vont
tous nuds, où d’ordinaire ils ne les couvrent pas : et qu’est cela que l’homme n’osant se

86. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 142-143.

115
monstrer nud au monde, luy qui faict le maistre, se cache soubs la despouille d’autruy,
voire s’en pare87 ?

Alors que Charron entend seulement prouver la relativité des coutumes, tout en se
conformant aux valeurs et aux hiérarchies en cours dans son pays, Cyrano, par l’effet
d’une poétique renversante, s’empare de l’image parlante des organes sexuels, il les
transforme en symbole fort de l’aristocratie sélénienne, fascinante hypotypose qui s’ar-
bore et s’exhibe tel le sexe de Baubô dans le mythe antique. Sous la plume du libertin, on
peut certes lire les apparitions du fétiche sexuel comme autant de figures d’une auctori-
tas, prise au sens étymologique d’augmentation, rivale de Dieu et qui se substitue à lui
dans l’ordre de la fiction. Aux signes douteux manifestés par les miracles répondrait
l’évidence du corps et du désir. La provocation blasphématoire est alors indissociable de
l’affirmation d’une libido joyeuse libérée de la honte et de la culpabilité. Mais au-delà,
l’exhibition des archétypes masculins et féminins emblématise la créativité du roman-
cier ainsi que la vigueur spéculative qu’il prête à ses personnages. En effet, parallèlement
aux images phalliques, les symboles féminins sont pléthore, si bien que le motif de la
fertilité parcourt le double roman de Cyrano, depuis les premières pages de Lune,
jusqu’aux dernières du Soleil. Dès le début, l’isotopie de la parturition traduit la puis-
sance d’imagination du narrateur, dont l’esprit a été littéralement fécondé par la joute
oratoire préliminaire : « je demeurais gros de mille définitions de lune, dont je ne pou-
vais accoucher88 ».
L’image grotesque de l’homme enceint constitue la matrice inaugurale, riche de vir-
tualités narratives, d’un récit qui se veut renversant. Car à ce premier renversement, lié
symboliquement à la sexualité et à la reproduction, fait contrepoint la croyance para-
doxale, qui se concrétise bientôt par l’exploration de ce monde à l’envers qu’est la Lune :
« et, à force d’appuyer cette créance burlesque par des raisonnements sérieux, je me le
persuadais quasi89. » Un récit dont la fécondité ne tarit pas peut alors commencer, tra-
versé de ces images matrices, dont nous signalerons l’une des dernières. Dans les ultimes
pages du Soleil, le narrateur accompagné de Campanella voit fondre sur eux un oiseau
géant porteur d’une cage, laquelle, « à peine eut-elle joint le sable, qu’elle s’ouvrit pour

87. Pierre Charron, La Sagesse, Livre I, chap. 14, p. 92-93.


88. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 7.
89. Ibid.

116
accoucher [nous soulignons] d’un homme et d’une femme90 ». L’hypothèse suggérée par
Jacques Prévot quant au choix du nom de l’oiseau, « Condur : cet oiseau extraordinaire
et légendaire […] offre peut-être à Cyrano l’occasion d’un audacieux calembour91 »,
nous semble d’autant plus vraisemblable que le motif de la fertilité réapparaît dans l’ex-
plication donnée par Campanella au narrateur : « Ha ! Vraiment, s’écria-t-il, c’est un de
ces monstres à plume, appelés condurs, qu’on voit dans l’île de Mandragore à notre
monde et par toute la Zone Torride92. » Dans l’imaginaire de la Renaissance et de l’âge
classique, la mandragore est en effet une plante « bonne pour faire aimer », ce que ne
manque pas de relever Furetière dans son dictionnaire93 ; en référence à ses vertus aph-
rodisiaques, elle forme aussi le titre d’une comédie de Machiavel et d’un conte de
La Fontaine. Or, dans la même veine, à peine jaillie du cunnus aureus, la femme confirme
par ses plaintes la prégnance du thème érotique :
Sachez, répondit cette femme, qu’en notre pays il y a, parmi les autres statuts
d’amour, une loi qui règle le nombre des baisers auxquels un mari est obligé à sa
femme. C’est pourquoi, tous les soirs, chaque médecin dans son quartier va par toutes
les maisons, où, après avoir visité le mari et la femme, il les taxe pour cette nuit-là,
selon leur santé forte ou faible, à tant ou tant d’embrassements. Or le mien que voilà
avait été mis à sept. Cependant piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avais
dites en nous couchant, il ne m’approcha point tant que nous demeurâmes au lit. Mais
Dieu, qui venge la cause des affligés, permit qu’en songe ce misérable, chatouillé par le
ressouvenir des baisers qu’il me retenait injustement, laissa perdre un homme94.

L’anecdote rappelle sur le mode comique l’impératif lucrétien de la propagation des


espèces. Le mari, victime ironique de pollution nocturne, sera jugé pour avoir privé sa
partenaire et lui-même d’un moment à la fois agréable et utile à la cité. Pourtant, sur le
plan de l’invention romanesque, le geste autarcique de cet homme s’avère productif.
C’est lui qui motive un nouveau déplacement dans l’espace, provoque le débat et favo-
rise la circulation des idées. À ce titre, le mari est encore une figure d’engendrement du

90. Ibid., p. 332.


91. Jacques Prévot, Libertins du xviie siècle, t. I, Jacques Prévot (dir.), Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 1 669.
92. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 334.
93. Dictionnaire de Furetière [1690], dans Le Grand Atelier Historique de la langue française,
édition électronique Redon, s. d.
94. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 332-333.

117
récit. Il en va de même du projet de sa belle-mère, rappelé quelques lignes plus loin par
l’épouse offensée :
Je suis, dit la femme, moi et tous mes prédécesseurs, originaire du royaume de
Vérité. Ma mère y accoucha de moi, et n’a point eu d’autre enfant. Elle m’éleva dans
le pays jusqu’à l’âge de treize ans, que le roi, par avis des médecins, lui commanda de
me conduire au royaume des Amants d’où je viens, afin qu’étant élevée dans ce palais
d’amour, une éducation plus joyeuse et plus molle que celle de notre pays, me rendit plus
féconde qu’elle [nous soulignons]95.

On remarque ainsi que dans ce double roman les stimulations de la chair vont de pair
avec les progrès de l’esprit, et le cas échéant avec l’initiation à une pensée hétérodoxe.
Dans la Lune, par exemple, le personnage vit une sexualité inversée, dont le narrateur
conditionne l’épanouissement aux nourritures intellectuelles prodiguées par l’Espagnol :
Le roi commanda aux gardeurs des singes de nous ramener avec ordre exprès de
nous faire coucher ensemble, l’Espagnol et moi, pour faire en son royaume multiplier
notre espèce.
On exécuta en tout point la volonté du prince, de quoi je fus très aise pour le plaisir que
je recevais d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la solitude de ma brutification96.

L’ellipse narrative assortie de l’équivoque sur le verbe entretenir, à entendre aussi au


sens concret, ne laisse aucun doute à ce sujet. Si, contrairement au vœu du prince, les
spécimens de Dyrcona et de son compagnon de captivité ne sauraient se multiplier, il
faut pourtant souligner le plaisir né de la solidarité de cette forme de sexualité non
reproductive et de la fertilité des spéculations philosophiques et scientifiques en rupture
avec l’orthodoxie97. Par un nouveau renversement burlesque, le roi et la reine eux-mêmes
viennent tâter régulièrement le ventre de Dyrcona pour « connaître s’[il] n’emplissai[t]
point98 », sans se douter que c’est son esprit qui a été fertilisé par ses entretiens nocturnes

95. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 338.


96. Ibid., p. 76.
97. « Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet carré, un chaperon ou une soutane,
quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre le principe de ces docteurs de drap, vous êtes
un idiot un fol ou un athée. » (ibid., p. 77). On remarquera que l’Espagnol privilégie le critère
esthétique du discours, plutôt que son rapport à la vérité.
98. Ibid., p. 88.

118
avec l’Espagnol. Ainsi, dans le double roman, il apparaît régulièrement que le langage de
la fécondité métaphorise la productivité poétique de l’Éros libertin en contexte comique.
Il faut, pour conclure, revenir une dernière fois au rire. L’exploration d’œuvres aussi
diverses sur le plan formel que celles de Théophile, de Bouchard, de La Mothe Le Vayer
et de Cyrano a apporté un enseignement essentiel : non seulement le rire, comme on
pouvait s’en douter, recouvre des enjeux critiques et philosophiques, mais surtout on ne
saurait en rendre compte sans évoquer sa nature corporelle. Loin de se perdre dans le
méandre des obsessions, d’être la preuve indubitable d’une aliénation égarant ces philo-
sophes impurs hantés par la chair, l’inspiration érotique portée par le rire suscite un
libertinage véritablement plus accompli. Comme on pouvait s’y attendre dans la mesure
où leur comique est rarement dépourvu d’intentions satiriques et polémiques, ces
auteurs mobilisent clairement Éros à des fins idéologiques. Cependant, nous avons
voulu montrer que ce rire associé à la sexualité ne se limitait pas à sa fonction critique,
mais qu’il était aussi créateur de valeurs, sans cesse réinventées en contrepoint du chris-
tianisme, à partir du matériau des philosophies antiques au premier rang desquelles
figurent le scepticisme, l’épicurisme et le cynisme. Les textes convoqués trouvent en effet
leur unité dans la dynamique poétique qui les anime. Leur rapprochement a permis de
faire ressortir deux notions appartenant à la rhétorique et à la poétique de la Renais-
sance : la copia verborum et la varietas. Aux deux, il n’est pas accordé une part égale, tant
la copia semble prédominer dans cette littérature vouée à dépasser les bornes. Toutefois,
ce n’est plus strictement, comme le préconisait Érasme, « l’intérêt de la cause » qui règle
« le degré d’abondance99 ». La copia libertine est le fruit d’une force archaïque et vitale,
enracinée dans le corps et portée par le rire d’Éros, qui transcende les cadres et les codes
de toute rhétorique. En laissant libre cours à cette force, en favorisant donc le libertinage
de l’imagination, les auteurs renoncent sans doute à l’idéal de maîtrise d’un discours
bien normé mais, par leur impertinence même, ils ouvrent à la littérature de nouveaux
espaces où la production du rire-plaisir, le rire existentiel, devient un objectif essentiel
de leur entreprise. C’est pourquoi, malgré la censure, malgré l’évolution du goût condi-
tionnée par la normalisation esthétique, qui débouchera sur la formation de la doctrine
classique, les libertins n’ont jamais renoncé à représenter les fantaisies d’Éros et à user

99. Érasme, De Duplici copia verborum et rerum (La Double Abondance des mots et des idées),
dans Œuvres choisies, Jacques Chomarat (dir.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de
poche ; 6 927 », 1991, p. 258.

119
des décalages entre les images du corps grotesque et les valeurs morales de leur temps.
Valorisé à la fois comme arme polémique et comme ferment poétique, le potentiel éro-
tique du rire corporel devient ainsi le gage d’une fertilité parfois déconcertante mais qui
fait toute la complexité et la richesse de la littérature libertine, une littérature dont une
très large part reste, faute d’éditions modernes, encore à découvrir.
L’esthétique du rire badin
(xviie-xviiie siècles)

Christophe Martin

Le plaisir vole sur ses traces,


II est précédé par les jeux ;
C’est un enfant des ris adopté par les grâces,
Et l’Amour en a fait son compagnon joyeux.
À l’enjouement ce Dieu joint la finesse :
Il raille sans aigreur, plaisante sans bassesse ;
Le goût guide ses pas jusque dans ses écarts.
S’il franchit quelquefois l’exacte bienséance,
L’agrément qui le suit l’excuse à nos regards.
Mais ce qui nous le fait aimer par préférence,
Il possède, Seigneur, la plus rare science,
C’est de plaire aux honnêtes gens,
Et de les faire rire à leurs propres dépens.
On le cherche en tous lieux, on le goûte à tout âge
Et son nom seul a le pouvoir charmant
De dérider le front le plus sauvage.

121
À des « traits si marqués », le spectateur de la Comédie française de 1733 était censé « sur
le champ reconnaître le Badinage1 ». Mais si les contemporains de Louis de Boissy pou-
vaient sans doute aisément, en effet, identifier une figure qui leur était familière, il semble
que le rire badin soit devenu, depuis, un objet lointain, aux contours incertains et dont
l’importance historique est assez largement méconnue2.
L’analyse du fonctionnement rhétorique du badinage et sa définition stylistique ne
vont certes pas de soi. On sait que, dans l’ancien théâtre, le badin est le bouffon, le sot ou
le niais de convention qui, par instants, dit la vérité (proche cousin, en cela, du gracioso
espagnol3). Longtemps synonyme de « sottise » ou de « niaiserie » (sens encore attesté
chez Molière dans Mélicerte, en 1666), le terme perd progressivement ses connotations
péjoratives pour désigner une tonalité plaisante et enjouée, une affectation de naïveté
souriante. Richelet le définit comme « l’art de dire les choses d’un air fin et plaisant ».
Gamaches, plus précis, voit dans le badinage « le langage affecté de l’erreur4 ». Mais com-
ment le différencier alors de l’ironie ? N’implique-t-il pas, comme elle, un décalage entre
le ton et le contenu, et une forme de distance entre l’énonciateur et son énoncé ? Et
pourtant, ne s’en distingue-t-il pas en particulier par le refus de la tonalité acerbe ? Le
badinage serait-il la forme frivole et radicalement désengagée de l’ironie5 ? En réalité, ces
distinctions apparaissent fragiles, et il semble illusoire de vouloir tracer in abstracto les

1. Louis de Boissy, Le Badinage, comédie représentée pour la première fois par les comédiens fran-
çais, le 23 novembre 1733, La Haye, 1735, sc. 1, p. 5-6.
2. Si l’on peut s’appuyer sur quelques études ponctuelles et quelques travaux plus généraux
incluant des considérations utiles sur le badinage (voir plus bas la bibliographie), il n’existe à ce
jour aucune synthèse sur la question.
3. Voir Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen, Gunter Narr Verlag,
2002, p. 125.
4. Étienne de Gamaches, Les Agréments du langage réduits à leurs principes (1718), Jean-Pierre
Sermain (dir.), Paris, Éd. des Cendres, 1992, p. 148.
5. Selon Jean Marmier, « très différent de l’ironie et encore plus de l’humour, [le badinage] ne
vise point à agir en profondeur dans l’esprit ou dans l’âme par la mise en question d’une vérité,
encore moins de l’ordre du monde » (art. « Badinage », in Dictionnaire international des termes
littéraires (fasc. 2), Robert Escarpit (dir.), Berne, A. Francke, 1980, p. 135). De même, selon
Michel Autrand, « l’ironie, sérieuse dans son fond, exclut la gratuité du badinage, et cherche à
exprimer un sentiment ou une idée dont on est vraiment animé, même si c’est de façon passa-
gère » (« Humour et ironie », in La Pensée du paradoxe : approches du romantisme : hommage à
Michel Crouzet, Didier Philippot et Fabienne Bercegol (dir.), Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 2006, p. 423).

122
contours d’une forme du rire qui se caractérise avant tout par son ancrage historique.
Car s’il n’est sans doute pas impossible de repérer des formes de badinage dans la litté-
rature antique (chez un Martial ou un Horace) ou dans la littérature moderne (chez un
Oscar Wilde), c’est bien un phénomène historiquement situé qu’il importe de repérer,
puisque par sa nature même, foncièrement allusive, le comique de badinage est « tribu-
taire de formes de sociabilité historiquement datées6 ».
On fera donc ici l’hypothèse que le succès littéraire de cette esthétique du rire badin
entre classicisme et Lumières (des années 1670 aux années 1750 environ) procède d’une
riche ambiguïté dont on peut repérer trois aspects essentiels : le premier paradoxe est
qu’au xviie siècle, le badinage est devenu un code de la bonne compagnie et que sa for-
tune renvoie donc à l’institution d’un rituel mondain de la conversation. Or, il a aussi
été, plus secrètement, l’agent d’une affirmation indirecte du sujet écrivant, le moyen
d’exprimer une singularité de l’auteur et la signature de son pouvoir d’invention. En
second lieu, le succès de l’esthétique du badinage vient de ce qu’il est le produit d’une
application au rire des impératifs classiques de la bienséance. Mais son fonctionnement
implique aussi, paradoxalement, une remise en cause plus ou moins radicale de cer-
taines exigences qu’on sait être au cœur de la doctrine classique (la subordination des
détails à l’unité d’ensemble, la règle de l’uniformité de style, le principe de convenance
entre le sujet et le style, le tabou du mélange des genres…). Le rire badin s’est imposé
enfin comme le ton de la bonne compagnie en tant que forme contrôlée et policée du
rire. Mais c’est précisément cette soumission aux conventions et aux normes sociales qui
l’a rendu apte à déjouer toute sorte de censure. Telle est la triple ambivalence du comique
de badinage à l’âge classique que l’on voudrait explorer ici.

Badinage et sociabilité mondaine


Si l’avènement social de l’esthétique du badinage date du xviie siècle, sa figure emblé-
matique appartient au siècle précédent : Marot est, en effet, le parangon d’un style culti-
vant une forme élégante et légère d’autodérision, et qui s’agrémente volontiers de termes

6. Jean-Michel Racault, Voyages badins, burlesques et parodiques du xviiie siècle, Saint-Étienne,


Publications de l’université Jean-Monnet, 2005, p. 8.

123
populaires, naïfs ou archaïsants7. Un siècle plus tard, ce ton de familiarité plaisante
triomphe dans les salons. Sarasin, Melleville, Pellisson et surtout Voiture relancent alors
la mode du rondeau, pièce de circonstance vouée au jeu verbal et que Voiture définit
comme « un genre d’écrire propre à la raillerie8 ». Tout au long du xviie siècle, Marot va
rester un objet d’imitation (notamment chez La Fontaine9), symbolisant une esthétique
de la naïveté et de la négligence qui s’impose comme le ton de la bonne compagnie : « le
badinage à la manière de Marot devient l’un des traits distinctifs de l’esthétique galante
et de la sociabilité mondaine10 ». De fait, ce sont les genres lettrés les plus liés à la mon-
danité qui deviennent les terrains d’élection du rire badin : la lettre, l’épître, le dialogue,
le madrigal et plus généralement la poésie familière ou galante. Badinages, bagatelles,
folies sont les qualificatifs réservés à des formes mineures du jeu de société, vouées à
l’évocation divertissante des menues circonstances de la vie quotidienne, éphémères
productions de coteries mondaines, dont la raison d’être est précisément leur agrément,
leur galanterie, leur ingéniosité.
Le rire badin apparaît ainsi comme une composante essentielle du « style enjoué » qui,
à partir d’un modèle conversationnel, « ouvre l’âge d’une nouvelle rhétorique, moins
soucieuse de convaincre que d’agréer ou de plaire11 » et qui impose une esthétique de la
galanterie et de la gaieté conduisant, au xviiie siècle, au triomphe de l’esprit. Au cours du
xviie siècle, le badinage devient ainsi un code de la bonne compagnie, rompue aux sub-
tilités d’un humour à clefs, à mi-chemin entre la raillerie, la galanterie, et l’ingéniosité du
bel esprit. Car ne badine pas qui veut. La Rochefoucauld reconnaît que le badinage relève
d’un art : il apprécie « les bagatelles bien dites » et « cette manière de badiner » quand

7. Selon Bernard de Fontenelle, « il n’y eut jamais d’esprit plus ingénieusement badin que le
sien » (Recueil des plus belles pièces des poètes français tant anciens que modernes, depuis Villon
jusqu’à M. de Benserade, avec l’histoire de leur vie, par l’auteur des Mémoires et voyage d’Espagne,
Amsterdam, G. Gallet, 1692, t. 1, p. 53).
8. Vincent Voiture, Lettre inédite à M. de la Jonquière du 8 janvier 1636, citée par Alain Géne-
tiot dans Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 79.
9. Voir Alain Génetiot, « La Fontaine à l’école du style marotique et du badinage voiturien »,
in Le Fablier, no 5, 1993, p. 17-22.
10. Jean Vignes, « Badinage », in Le Dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques,
Marie-Andrée Beaudet et al. (dir.), Paris, PUF, 2002, p. 43.
11. Delphine Denis, « Conversation et enjouement au xviie siècle : l’exemple de Madeleine de
Scudéry », in Du Goût, de la conversation et des femmes, Alain Montandon (dir.), Clermont-
Ferrand, Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines, 1994, p. 126.

124
elle est le fait d’« esprits prompts et aisés12 ». De fait, « badinage suppose connivence,
donc sociabilité, mais aussi exclusion : on ne badine qu’entre gens du même monde
voire du même groupe aux dépens de ceux qui lui sont étrangers13 ». Le rire badin relève,
en effet, d’une ingéniosité qui suppose une parfaite maîtrise de pratiques langagières
fondées en particulier sur un étagement du sens. D’où une rhétorique de l’allusion, de la
litote et de l’ingéniosité qui répond à une demande du public comme le souligne la per-
sonnification du Badinage mise en scène par Louis de Boissy :
On aime à deviner dans ce siècle d’esprit
Que je paraisse à nu le public se récrie
Qu’on me voile avec art, alors il applaudit,
Et me fait grâce en faveur de l’habit14.

Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est dans une des lettres de la marquise de Sévi-
gné, figure emblématique du rire badin15, que l’on trouve « l’une des plus anciennes
attestations connues de l’expression entendre à demi-mot16 ». Car les figures privilégiées
du badinage (périphrases, euphémismes plaisants, tours métaphoriques affaiblis,
détournements de proverbes ou de citations…) relèvent d’une esthétique de la conni-
vence qui suppose, pour s’établir, la création d’une atmosphère de légèreté spirituelle, et
qui conduit à une littérature allusive nécessitant la complicité d’un public exclusif et
littéraire. Car « l’effet de badinage ne se réalise que si les récepteurs ont une connaissance
précise du contexte littéraire et extra-littéraire auquel se réfère l’allusion17 ». On conçoit
dès lors que l’esthétique du rire badin ait pu assez vite, au moins à partir de la seconde
moitié du xviiie siècle, être objet de minoration et de dénigrement, la légitimité éthique

12. François de La Rochefoucauld, « Portrait par lui-même », in Réflexions ou Sentences et


maximes morales, suivi de Réflexions diverses La Rochefoucauld, et des Maximes de M de Sablé,
édition prsentée, établie et annotée par Jean Lafond, Paris, Gallimard, 1976, p. 223.
13. Jean-Michel Racault, Voyages badins, burlesques et parodiques du xviiie siècle, op. cit., p. 8.
14. Louis de Boissy, Le Badinage, op. cit., sc. 6, p. 35.
15. Voir Mireille Gérard, « L’idée de badinage en prose dans la correspondance de Mme de
Sévigné », in Madame de Sévigné. Provence, spectacles, lanternes, Colloque international du tricen-
tenaire de la mort de Madame de Sévigné, Grignan, AACCDD, 1998, p. 223-232 ; et Nathalie Frei-
del, « Le badinage de Mme de Sévigné : respect des conventions ou attitude originale ? », in PFSCL,
no 60 (204), p. 175-191.
16. Fritz Nies, Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics, trad.
de l’allemand par M. Creff, préface de Bernard Bray, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 121.
17. Ibid., p. 147.

125
de cette catégorie esthétique (à savoir la valorisation d’une attitude consciemment « non
sérieuse » d’un certain groupe social) n’étant déjà alors plus guère comprise. On remar-
quera, en effet, que le badinage s’impose dans les productions mondaines du discours au
moment où la noblesse voit régresser son poids politique sous la pression de l’absolu-
tisme. Tout semble suggérer la fonction compensatoire d’un modèle conversationnel
entièrement disjoint de la conduite des affaires, dont la galanterie et la badinerie appa-
raissent comme des caractéristiques essentielles. À cet égard, l’analyse de Fritz Nies du
badinage épistolaire de Mme de Sévigné peut sans doute s’élargir à l’ensemble de l’esthé-
tique du rire badin de la seconde moitié du xviie siècle :
Le badinage épistolaire se révèle être la sublimation de l’éthique d’un groupe social
qui tente, en sauvegardant des valeurs traditionnelles de l’aristocratie telles que
le mépris de la mort, du danger et des souffrances physiques, de démontrer à tout
moment, au moins dans les épreuves de la vie individuelle, l’ancienne supériorité
d’une certaine désinvolture18.

Dès la première moitié du xviiie siècle, on trouve des signes d’une incompréhension à
l’égard de cette esthétique du rire badin dont le lien avec l’éthique aristocratique n’est
plus perçu : on y voit désormais le signe évident, et sans doute regrettable, d’une soumis-
sion au goût dominant d’un public féminin, d’une féminisation des mœurs qui affecte
la société française et finalement l’Europe tout entière. Si le badinage est devenu une
caractéristique de « l’esprit français », la tonalité satirique de la célèbre Lettre LXIII des
Lettres persanes suggère nettement que cette extension peut être jugée caricaturale :
Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes semble être parvenu à former le
caractère général de la nation : on badine au conseil ; on badine à la tête d’une armée ;
on badine avec un ambassadeur. Les professions ne paraissent ridicules qu’à propor-
tion du sérieux qu’on y met : un médecin ne le serait plus si ses habits étaient moins
lugubres, et s’il tuait ses malades en badinant19.

Au regard étranger (et donc supposé lucide) de Rica, ce règne du badinage qui s’impose
jusque dans les bastions du pouvoir masculin semble assez clairement le symptôme d’un

18. Fritz Nies, Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics, op. cit.
Voir aussi Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain…, op. cit., p. 238 et suiv.
19. Montesquieu, Lettres persanes, Lettre 61 (63), dans Œuvres complètes, t. 1, Ph. Stewart,
Catherine Volpilhac-Auger et alii (dir.), Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 298.

126
efféminement généralisé, que Rousseau dénoncera de manière virulente dans la Lettre
à D’Alembert.
On voit en tout cas à quel point l’ancrage social du rire badin est essentiel. Le badinage
est par excellence une manifestation de l’urbanité. Il n’accède au statut de catégorie
esthétique que parce qu’il prend naissance dans un rituel social avant de s’appliquer,
ultérieurement, aux productions de l’esprit (et en premier lieu aux formes mondaines et
fortement socialisées de ces productions). Mais le paradoxe est que l’avènement litté-
raire du badinage a manifestement permis aussi une affirmation indirecte de l’auteur, le
rire badin ayant peut-être pour objet privilégié le sujet même du discours dont il mani-
feste le pouvoir créateur.
Une remarque de La Bruyère à propos de la raillerie permet de mieux cerner cette
articulation entre l’ancrage social du badinage et sa dimension authentiquement créa-
trice : « Pour badiner avec grâce et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets il
faut trop de manières trop de politesse et même trop de fécondité, c’est créer de railler
ainsi et faire quelque chose de rien20. » Même s’il n’est question ici que de la conversation,
on est tout près d’une célébration de « l’invention » de l’auteur aux dépens du sujet.
Plutôt qu’à la définition racinienne de l’invention21, on songera, à cet égard, au grand
débat entre Gélaste, Acante, Ariste et Poliphile dans la Psyché de La Fontaine, au sujet des
charmes comparés de la compassion et du rire. Si Ariste affirme préférer à tout autre
« mouvement du discours » celui de la pitié, il n’en soutient pas moins le principe selon
lequel « il est bon de s’accommoder à son sujet ; mais il est encore meilleur de s’accom-
moder à son génie ». C’est ouvrir la voie à une mutation esthétique fondamentale : celle
de la supériorité de la manière sur le sujet.
Non sans paradoxe, La Fontaine et La Bruyère, tenants des Anciens, préfigurent ici
l’argumentation d’un champion des Modernes : Marivaux. Dans un développement de
Pharsamon qui ne manque pas d’esprit badin, Marivaux défend, en effet, la cause des
genres supposés mineurs en affirmant la supériorité de la manière sur le sujet, à travers
une remarquable théorie des « riens » :
Une pomme n’est rien ; des moineaux ne sont que des moineaux, mais chaque chose
dans la petitesse de son sujet est susceptible de beautés, d’agréments : il n’y a que l’espèce

20. La Bruyère, Les Caractères, René Garapon (dir.), Paris, Classiques Garnier, 1962, V, § 4.
21. « Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien » (Racine, Préface à Bérénice).

127
de différence, et il est faux de dire qu’une paysanne, de quelques traits qu’elle soit
pourvue, n’est point belle et capable de plaire parce qu’elle n’est pas environnée du
faste qui suit une belle et grande princesse22.

Comme l’a souligné René Démoris, « l’argument développé ne manque pas de force : il
est celui même au nom duquel Perrault prétendait faire excuser l’apparente frivolité de
sa Peau d’âne, au nom d’une humilité (chrétienne) qu’ignoraient, selon lui, les partisans
des grands genres. Le ton plaisant, ici et là, ne saurait laisser oublier que la critique s’étaie
sur le discours religieux des « vanités », et que la cause du plaisir pouvait se présenter
ailleurs comme celle de Dieu. […] Si tout sujet ne vaut exactement rien et donc si tous
les sujets se valent, l’auteur a le droit […] de se tourner vers l’objet réel le plus déconsi-
déré23 ». Ce qui importe est que l’auteur s’accommode non à son sujet mais bien à son
génie. Ainsi l’abbé Trublet vante-t-il le génie de Fontenelle en indiquant que « l’agré-
ment » de son œuvre « consiste dans un enjouement aimable, une gaieté douce, un badi-
nage philosophique qui donne l’idée d’un esprit élevé pour ainsi dire au-dessus des sujets
sur lesquels il s’exerce24 ». Le choix du rire badin et de la frivolité n’implique donc nulle
modestie : elle ne fait que mettre en lumière la « manière » de l’écrivain. Se vouant à faire
quelque chose de rien, l’auteur badin rivalise même, fût-ce secrètement, avec le pouvoir
de celui qui, ex nihilo, est censé avoir été le créateur de toutes choses.

Badinage et esthétique de la gaieté


À mi chemin de la convention sociale la plus ritualisée et de l’invention esthétique la
plus singulière, le rire badin est au cœur d’une autre ambivalence dans le champ de
l’esthétique littéraire : il apparaît à la fois comme le produit d’une soumission du rire
aux normes de la bienséance et du goût classique et comme le moyen d’une contestation
de certains aspects essentiels de cette doctrine classique. L’impératif que Boileau assigne
aux auteurs comiques est, on le sait, de badiner noblement : « Imitons de Marot l’élégant

22. Pharsamon ou Les Nouvelles Folies romanesques (1737, rédigé vers 1712), dans Œuvres de
jeunesse, Frédéric Deloffre (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 602.
23. René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 20.
24. Nicolas Charles Joseph Trublet, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de
M. de Fontenelle, Paris, 1759, p. 66.

128
badinage25. » Dans une prosopopée de la Badinerie, Louis Petit confirme, de son côté,
que cette dernière doit proscrire le rire bas et le burlesque :
Je ne veux pas que dans les entretiens les plus gais, il se glisse rien de bas, et qui puisse
blesser les bonnes mœurs. Je suis la première à proscrire ces contes sales, et burlesques,
qui ne sont que pour les esprits débauchés, et dont les auteurs devraient être bannis à
jamais. Il faut tenir un certain milieu, sans quoi l’on gâte toute sorte de choses26.

De fait, « le badinage galant se caractérise par la recherche d’un juste milieu entre deux
extrêmes également condamnables, la basse grossièreté des traditions satiriques et miso-
gynes d’une part, et d’autre part les outrances maniérées d’un néo-pétrarquisme usé27 ».
Toute la difficulté du badinage enjoué consiste à trouver le juste milieu entre ces deux
pôles. Voiture y parvient en imposant « le ton dominant du jeu et de la raillerie, qui
refuse de prendre au sérieux l’ennuyeux dolorisme pétrarquiste et rejette le grotesque
bas et repoussant des satiriques28 ». Produit d’une normalisation mondaine, linguistique
et esthétique, le badinage maintient un moyen terme entre la bassesse comique et l’ou-
trance baroque. Écartant les menaces associées au rire burlesque, le rire badin est épuré
aussi des formes de la raillerie cruelle ou de la médisance indélicate. De là l’extrême
difficulté du badinage gracieux, comme le souligne La Bruyère : « Il y a beaucoup d’es-
prits obscènes encore plus de médisants ou de satiriques, peu de délicats29. »
Faire le choix du badin, c’est donc s’écarter de la voie de la grandeur, sans être voué au
registre de la bassesse comique ou à celui de la médisance grossière puisqu’on préserve
une élégance et une délicatesse dans la diction perçues comme aristocratiques. Mais
cette soumission aux canons de la bienséance « classique » n’empêche pas le badinage
d’avoir joué un rôle non négligeable dans la contestation de certains impératifs majeurs
de la doctrine classique. Ou pour mieux dire, c’est précisément en vertu de cette soumis-
sion que le comique de badinage a pu contribuer à une subversion de certaines normes
du goût classique. C’est d’abord que l’esthétique du badinage, ancré, comme on l’a vu,
dans le rituel social de la conversation, permet opportunément à l’auteur badin de se
soumettre non pas aux règles imposées par les doctes (c’est-à-dire avant tout bien sûr au

25. Boileau, Art poétique, Paris, 1674, I, v. 96.


26. Louis Petit, Dialogues satyriques et moraux, Amsterdam, 1688, p. 11 (nous soulignons).
27. Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, op. cit., p. 249.
28. Ibid., p. 226.
29. La Bruyère, Les Caractères, op. cit., V, § 4.

129
principe de l’imitation des Anciens), mais au goût mondain. En témoigne notamment la
préface de Psyché, dans laquelle La Fontaine justifie son recours systématique au badinage :
Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goût du
siècle : or après plusieurs expériences, il m’a semblé que ce goût se porte au galant et
à la plaisanterie. […] Dans un conte comme celui-ci, qui est plein de merveilleux à
la vérité, mais d’un merveilleux accompagné de badineries, et propre à amuser des
enfants, il a fallu badiner depuis le commencement jusqu’à la fin ; il a fallu chercher du
galant et de la plaisanterie30.

Forte de cette caution que lui offre « le goût du siècle », la manière badine conduit à
l’élaboration d’une esthétique de la variété allant à l’encontre des idéaux « classiques » :
une « anti-esthétique », en somme, qui conteste en particulier l’exigence (essentielle
dans la doctrine classique) de subordination des détails en faveur d’une unité d’ensemble
rigoureuse. L’écriture badine privilégie, en effet, les figures de la variation et du détour-
nement, les trouvailles ingénieuses, bref toute une esthétique de la bigarrure et des baga-
telles dont l’unité est à situer au plan de l’éthos et non de la rhétorique : celui d’une
énonciation faussement naïve et d’une familiarité souriante.
Plus fondamentalement, c’est le principe même de la convenance entre le sujet et la
manière qui se trouve contesté par une esthétique héritière, à bien des égards, du spoudo-
geloion grec (le rire-sérieusement), l’art de traiter plaisamment les sujets les plus sérieux.
Là est sans doute, en effet, ce qui définit le plus précisément l’art du badinage : l’aptitude
à donner un tour gai et enjoué aux sujets même les plus graves. C’est ainsi que Voiture est
célébré par son neveu comme l’inventeur d’une poésie badine qui « entendait la belle
raillerie, et tournait agréablement en jeu les entretiens les plus sérieux31 ». Mais c’est sans
doute Madeleine de Scudéry qui a cerné de la manière la plus précise cet « art de détour-
ner les choses » qu’elle désigne comme la forme la plus délicate de la galanterie :
Je veux […] qu’on sache si bien l’art de détourner les choses, qu’on puisse dire une
galanterie à la plus sévère femme du monde ; qu’on puisse conter agréablement une

30. La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Michel Jeanneret et Stefan Schoettke
(dir.), Paris, Librairie générale française, « Livre de Poche », 1991, p. 54.
31. Martin Pinchêne, Éloge de Voiture, dans Œuvres de Voiture, Abdolonyme Ubicini (dir.),
Paris, Charpentier, 1855 ; reprint Genève, Slatkine, 1967, t. I, p. 3.

130
bagatelle à des gens graves et sérieux ; qu’on puisse parler à propos de sciences à des
ignorants si l’on y est forcé32.

Cette aptitude à tout tourner à la plaisanterie, y compris les sujets les plus graves, est une
caractéristique fondamentale pour comprendre le rôle que cette esthétique du rire badin
a pu jouer aux xviie et xviiie siècles : cet « art de détourner les choses » est ce qui a per-
mis, en effet, sinon de transgresser du moins de contourner le tabou du mélange des
genres, si essentiel dans l’esthétique de l’âge classique, fondée en particulier sur le prin-
cipe d’une convenance entre le choix d’un sujet et celui d’un style.
Pour comprendre la manière dont le rire badin a pu participer alors à la remise en
cause de certaines frontières génériques, voire à l’invention de genres nouveaux, on peut,
comme l’a fait naguère René Démoris, s’appuyer sur l’exemple du jugement porté sur
Chardin par ses contemporains, et en particulier sur les termes d’un spectateur ano-
nyme du salon de 1737 pour désigner le peintre : « L’élève du goût, un grand maître,/ Le
peintre du rire badin/ Et l’ami des Grâces, Chardin33. » Si surprenante qu’elle puisse
paraître, la définition de l’artiste comme « peintre du rire badin », montre que, pour ses
contemporains, Chardin invente (en particulier avec ses premières scènes de genre qui
mettent en scène des jeux d’enfants ou les humbles activités de la cuisine ou de la toi-
lette) un genre nouveau, qui esthétiquement, leur paraît relever d’un comique délesté de
toute grossièreté, et où le rire céderait la place au sourire et à l’émotion :
l’union du rire et des Grâces compense en quelque sorte l’absence d’une grandeur
qui ne se retrouve que dans le peintre. Le « rire badin » fait partie d’une opération
qui est l’invention d’un genre. Et c’est bien pourquoi on qualifie alors Chardin de
La Fontaine de la peinture – évoquant ainsi un fabuliste qui avait accédé à la Chambre
du Sublime34.

De fait, le rôle de La Fontaine est, de ce point de vue, décisif. On songera d’abord à ses
propos sur la gaieté dans la préface des Fables, en 1666 : « Je n’appelle pas gaieté ce qui

32. Madeleine de Scudéry, Conversation sur divers sujets, Paris, Claude Barbin, 1680, t. 1, p. 42.
33. Du Chasteau, Réponse aux vers de M. Gresset sur les tableaux exposés à l’Académie royale de
peinture, au mois de septembre 1737, Paris, J.-N. Le Clerc, 1737, p. 8 (cité par René Démoris, « De
l’importance d’être badin : pour une mise en situation des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie
de Molière (1671-1674) », in Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche,
Edwige Keller-Rahbé (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2004, p. 129).
34. Ibid., p. 129.

131
excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes
de sujets, même les plus sérieux. » En réponse aux délicats, critiquant le choix d’Ésope
comme modèle et de la Fable comme genre, La Fontaine propose donc une esthétique de
la gaieté non affectée des grossièretés du comique, qui permet au fabuliste de concurren-
cer les grands genres. Mais on songera surtout à la préface de Psyché où La Fontaine
évoque longuement ses difficultés à déterminer l’appartenance générique de son récit :
Je ne savais quel caractère choisir : celui de l’histoire est trop simple ; celui du roman
n’est pas encore assez orné ; et celui du poème l’est plus qu’il ne faut. Mes person-
nages me demandaient quelque chose de galant ; leurs aventures, étant pleines de
merveilleux en beaucoup d’endroits, me demandaient quelque chose d’héroïque et
de relevé. D’employer l’un en un endroit, et l’autre en un autre, il n’est pas permis ;
l’uniformité de style est la règle la plus étroite que nous ayons. J’avais donc besoin
d’un caractère nouveau, et qui fût mêlé de tous ceux-là : il me le fallait réduire dans
un juste tempérament35.

La solution au dilemme, on l’a vu plus haut, est offerte par l’esthétique du badinage (« il
a fallu badiner depuis le commencement jusqu’à la fin ; il a fallu chercher du galant et de
la plaisanterie »). Dans ce texte capital, La Fontaine théorise explicitement la recherche
d’une esthétique du mixte, en légitimant une forme de discordia concors où galanteries et
« badineries » apparaissent comme des instruments essentiels : la règle de l’uniformité de
style et le tabou du mélange des genres se trouvent ainsi habilement contournés. De fait,
le choix du badinage est ce qui permet, dans Psyché, la pratique de l’interpénétration des
genres et des styles. Or, cette question resurgit, on le sait, dans le grand débat entre Ariste
et Gélaste disputant des charmes respectifs de la comédie et de la tragédie, débat qu’ouvre
une déclaration de Poliphile, l’auteur, confessant son penchant à la « gaieté » : « J’ai déjà
mêlé malgré moi de la gaieté parmi les endroits les plus sérieux de cette histoire ; je ne
vous assure pas que tantôt je n’en mêle aussi parmi les plus tristes. C’est un défaut dont je
ne saurais me corriger, quelque peine que j’y apporte. » Gélaste intervient alors : « Défaut
pour défaut […] j’aime beaucoup mieux qu’on me fasse rire quand je dois pleurer, que si
l’on me faisait pleurer lorsque je dois rire36 ». Il ne fait guère de doute que ce que Poliphile
feint de concéder comme un défaut soit une vertu aux yeux de La Fontaine. On aura
reconnu dans son propos les principes essentiels de l’enjouement et du badinage.

35. La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, op. cit., p. 54 (nous soulignons).
36. Ibid., p. 118.

132
Dans la suite du débat entre Ariste et Gélaste, ce dernier développe une défense de la
comédie, ou plus exactement un éloge du rire en lui-même, qui n’éprouve nul besoin de
recourir à l’argument traditionnel du castigare ridendo, autrement dit de l’instruction.
Manière de se situer du côté d’une esthétique de l’esprit plutôt que du ridicule, dans une
voie différente donc de celle explorée par Molière à la même date37. Cette défense et
illustration des charmes du rire ne peut que consonner avec « l’inclination » à la badine-
rie professée par La Fontaine dans la préface, et préfigure le renouvellement de la comé-
die dans la première moitié du xviiie siècle. Les propos de Gélaste annoncent également
divers textes théoriques dans lesquels Fontenelle affirme audacieusement la supériorité
du génie comique sur le génie tragique. Ainsi de ce développement d’un discours de
réception à l’Académie adressé à Destouches :
Pour vous, Monsieur, vous vous êtes renfermé dans le comique, aussi difficile à
manier, et peut-être plus, que le tragique ne l’est avec toute son élévation, toute sa
force, tout son sublime. L’âme ne serait-elle point plus susceptible des agitations vio-
lentes que des mouvements doux ? Ne serait-il point plus aisé de la transporter loin de
son assiette naturelle, que de l’amuser avec plaisir en l’y laissant ; de l’enchanter par
des objets nouveaux et revêtus de merveilleux, que de lui rendre nouveaux des objets
familiers ? Quoi qu’il en soit de cette espèce de différent entre le tragique et le comique,
du moins la plus difficile espèce de comique est celle où votre génie vous a conduit,
celle qui n’est comique que pour la raison, qui ne cherche point à exciter bassement un
rire immodéré dans une multitude grossière ; mais qui élève cette multitude, presque
malgré elle-même, à rire finement et avec esprit38.

Comme celle de Gélaste, la défense de la comédie chez Fontenelle se dispense, on le voit,


de toute référence à l’argument traditionnel de l’utilité et de la correction des mœurs.
L’éloge d’un rire qui ne serait « comique que pour la raison » s’écarte ainsi de l’esthé-
tique moliéresque du ridicule, en promouvant un « autre rire » dont on trouve sans
doute la meilleure définition dans les premières pages des Entretiens sur la pluralité des
mondes, lorsque le philosophe avertit la marquise que le plaisir qu’on peut se promettre
en spéculant sur la pluralité des mondes n’est pas le même que celui que l’on éprouve en
assistant à une comédie de Molière : « c’est [un plaisir] qui est je ne sais où dans la raison,

37. Voir Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992.
38. Bernard de Fontenelle, Réponse à Néricault Destouches, lorsqu’il fut reçu à l’Académie fran-
çaise, le 25 août 1723, dans Œuvres, t. 3, Paris, Brunet, 1742, p. 329 (nous soulignons).

133
et qui ne fait rire que l’esprit39 ». Pour Gélaste comme pour Fontenelle, le choix d’un rire
spirituel ou badin permet à la comédie d’entrer en concurrence avec le sublime tragique,
et même de le supplanter. Dans un texte plus tardif, qui offre une synthèse de ses diverses
remarques sur la comédie, Fontenelle propose un renouvellement du genre comique qui
écarterait le bouffon et se situerait dans le registre du « plaisant ». Le programme qu’il
fixe à ce qu’il appelle la « comédie mixte40 » est donc celui de l’exploration d’une zone du
rire qui se transforme en sourire et n’exclut pas l’émotion. Il s’agit alors, pour le poète
comique, de trouver un moyen terme dynamique qui se conçoit comme équilibre et
mouvement de contraires, autrement dit recherche d’un tempérament, pour parler
comme La Fontaine. Terme auquel Fontenelle préfère une éloquente métaphore
chimique décrivant un souvenir remarquable de la Comédie-Italienne :
Il me souvient d’avoir vu une scène italienne entre Lélio et Arlequin, où j’étais atten-
dri à tout ce que disait Lélio, et je riais à toutes les reprises d’Arlequin, sans que cette
singulière alternative manquât jamais […]. Cela s’appelle faire un mélange per intima,
par les plus petites parties, comme disent les chimistes. Je ne proposerais pas que l’on
en fît autant dans les comédies dont il s’agit ; le cas n’arriverait que trop rarement,
et serait même toujours un peu dangereux : mais il sera toujours possible de tenir le
plaisant et le tendre en gros pelotons assez séparés, et même, si l’on veut, on y pourra
souvent ménager des nuances intermédiaires41.

Même si, dans cette préface, Fontenelle situe son œuvre dans le courant contemporain de la
comédie sérieuse, on n’est pas ici dans la voie d’une comédie larmoyante à la Nivelle de La
Chaussée, mais bien dans celle d’une esthétique du mixte qu’autorise le choix du rire badin.
Plus encore que Destouches, c’est bien sûr Marivaux qui semble avoir répondu aux
demandes que fait Fontenelle d’une « comédie mixte » qui en appellerait à un « autre
rire42 ». Sans jamais renoncer à la vis comica (contrairement aux orientations nouvelles
de la comédie qui, à partir des années 1730, tend à congédier le rire), Marivaux s’écarte

39. Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Christophe Martin (dir.),
Paris, GF-Flammarion, 1998, p. 61.
40. Bernard de Fontenelle, « Préface générale de la tragédie et des six comédies de ce recueil »,
in Œuvres, op. cit., t. 7, 1752, p. xxxi.
41. Ibid., p. xxx.
42. Même si Marivaux exploite une veine beaucoup plus nettement comique que celle prati-
quée par Fontenelle. D’où peut-être le fait que Fontenelle ne mentionne pas Marivaux dans sa
« Préface générale » (voir à ce sujet les remarques de François Moureau dans « Fontenelle auteur

134
de l’esthétique moliéresque du ridicule en se donnant pour objet d’« amuser » le public
en imitant la conversation des honnêtes gens, comme il l’explique dans la préface des
Serments indiscrets :
À l’égard du genre de style et de conversation, je conviens qu’il est le même que celui
de La Surprise de l’amour et de quelques autres pièces ; mais […] ce n’est pas moi que
j’ai voulu copier, c’est la nature, c’est le ton de la conversation en général que j’ai tâché
de prendre : ce ton-là a plu extrêmement et plaît encore dans les autres pièces, comme
singulier, je crois ; mais mon dessein était qu’il plût comme naturel, et c’est peut-être
parce qu’il l’est effectivement qu’on le croit singulier, et que, regardé comme tel, on me
reproche d’en user toujours.
[…] J’ai tâché de saisir le langage des conversations, et la tournure des idées fami-
lières et variées qui y viennent […]. Entre gens d’esprit les conversations dans le
monde sont plus vives qu’on ne pense, et […] tout ce qu’un auteur pourrait faire pour
les imiter n’approchera jamais du feu et de la naïveté fine et subite qu’ils y mettent43.

C’est bien sur un modèle conversationnel commun que s’appuient l’esthétique du rire
badin et celle de la comédie marivaudienne. Comme La Fontaine dans Psyché, Marivaux
choisit de se soumettre non pas aux règles des doctes mais au goût de ses contemporains,
en imitant le style de leur conversation et non les modèles anciens. Moyen d’intégrer des
registres aussi variés que le familier, le vif, le spirituel, le feu, le naïf fin et subit, bref,
toutes les nuances du rire badin, et d’autoriser, pour reprendre le lexique fontenellien,
un mélange per intima entre le plaisant et le tendre, le sourire et l’émotion.
La comédie n’est pas le seul lieu où, entre classicisme et Lumières, s’épanouit l’esthé-
tique du rire badin. Du côté de la fiction narrative, il entre aussi pour une part essentielle
dans la composition de ce genre nouveau qu’est alors le conte de fées44. Et de Mme de
Villedieu à Marivaux, comme l’a montré René Démoris, tout un courant du roman à la
première personne (forme majeure du roman de la période) trouve dans le comique de
badinage un moyen de répondre à la demande formulée par les théoriciens du roman

comique », in Actes du colloque Fontenelle, Rouen, 6-10 octobre 1987, Alain Niderst (dir.), Paris,
PUF, 1989, p. 192).
43. Marivaux, Les Serments indiscrets, « Avertissement », dans Théâtre Complet, Frédéric
Deloffre et François Rubellin (dir.), Paris, Garnier, 1999, t. 1, p. 967.
44. Voir Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées, du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères,
2005 (en particulier le chapitre VI « Distances critiques »), ainsi que les différentes contributions
réunies dans Féeries, no 5 (« Le rire des conteurs »), 2008.

135
qui, depuis le xviie siècle, en appellent à l’invention d’un roman « moyen », s’écartant de
la basse grossièreté du roman comique comme des outrances du roman baroque. Moyen
aussi de contourner l’obstacle que représente, dans l’esthétique classique, « le clivage
traditionnel des genres en majeurs et mineurs45 ».
Enfin, comme l’atteste exemplairement l’œuvre de Fontenelle, l’esthétique du rire
badin participe aussi à la mutation de formes relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui la
« littérature d’idées », telles que le traité ou le dialogue, dont on sait la place centrale
dans l’esthétique des Lumières. Dans sa préface de l’Histoire des oracles, Fontenelle
explique ainsi son renoncement à toute traduction littérale du traité de Van Dale, dont
il s’inspire pourtant de très près. Contre le parti des doctes, Fontenelle choisit résolu-
ment le goût mondain en prenant soin d’égayer sa matière « par des réflexions, par des
traits ou de morale, ou même de plaisanterie46 ». De fait, le registre de la conversation
mondaine et badine est bien le modèle qui prévaut comme Fontenelle le souligne en
faisant une « petite observation » sur le style dont il s’est servi : « il n’est que de conver-
sation ; je me suis imaginé que j’entretenais mon lecteur. J’ai pris cette idée d’autant plus
aisément, qu’il fallait en quelque sorte disputer contre lui ». Et Fontenelle d’ajouter :
Les matières que j’avais en mains étant le plus souvent assez susceptibles de ridicule,
m’ont invité à une manière d’écrire fort éloignée du sublime. Il me semble qu’il ne fau-
drait donner dans le sublime qu’à son corps défendant ; il est si peu naturel ! J’avoue
que le style bas est encore quelque chose de pis : mais il y a un milieu et même plusieurs47.

On reconnaît aisément ici une notion dont on a vu déjà le rôle capital dans la définition
de la poétique du rire badin. Dans la préface des Entretiens, la notion de milieu occupe
une place tout aussi essentielle : Fontenelle explique à nouveau qu’il a dû trouver « un
milieu où la philosophie convînt à tout le monde » et soit susceptible d’intéresser deux
publics qui s’excluent d’ordinaire mutuellement. Les gens du monde rejettent en effet les
savants pour leur pédantisme, tandis que les savants méprisent les mondains pour leur
frivolité. Parallèlement, sur le plan littéraire, le projet implique le refus de deux excès :
l’excès de badinage et l’excès de sécheresse. D’où les formules célèbres de la préface :

45. René Démoris, « De l’importance d’être badin… », op. cit., p. 130. Sur le badinage chez
Mme de Villedieu, voir aussi Jacques Chupeau, « Du roman comique au récit enjoué : la gaieté
dans les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière », in Cahiers de littérature du xviie siècle,
no 3, 1981, p. 91-118.
46. Bernard de Fontenelle, Histoire des Oracles, Louis Maigron (dir.), Paris, Didier, 1971, p. X.
47. Ibid.

136
J’ai voulu traiter la philosophie d’une manière qui ne fût point trop philosophique ;
j’ai tâché de l’amener à un point, où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde,
ni trop badine pour les savants. Mais si on me dit à peu près comme à Cicéron, qu’un
pareil ouvrage n’est propre ni aux savants qui n’y peuvent rien apprendre, ni aux gens
du monde qui n’auront point d’envie d’y rien apprendre, je n’ai garde de répondre ce
qu’il répondit. Il se peut bien faire qu’en cherchant un milieu où la philosophie convînt
à tout le monde, j’en aie trouvé un où elle ne convienne à personne48.

En réalité, les termes de Fontenelle dans cet avertissement sont un peu trompeurs : c’est
bien une manière badine qu’a choisi Fontenelle, qui refuse de diffuser la science par un
effort d’adaptation du langage et de sélection des matières propres à plaire (s’opposant
en cela à l’abbé de Gérard et à sa Philosophie des gens de cour). Pour traiter de matières
sérieuses, l’astronomie dans les Entretiens sur la pluralité des mondes et l’austère érudi-
tion de Van Dale dans l’Histoire des oracles, il s’agit de trouver un « mélange per intima »
pour reprendre à Fontenelle sa métaphore chimique.
Dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, c’est le badinage du philosophe et de la
marquise qui transforme l’astronomie copernicienne et les tourbillons cartésiens en des
systèmes « riants ». L’art fontenellien de la conversation badine et de l’échange enjoué ne
se réduit pas à une série de concessions momentanées, et au fond incidentes, à la fai-
blesse de la raison. Fontenelle y insiste : dans son texte, « les idées y sont riantes d’elles-
mêmes49 ». Autrement dit, ce badinage ne saurait se réduire à quelques traits isolés
destinés à faciliter la transmission d’un savoir foncièrement austère, et relégués pour
l’essentiel dans les marges du texte, au début ou à la fin des différents « soirs », lorsque
l’échange entre la Marquise et le Philosophe prend un tour ouvertement galant. Les
Entretiens peuvent, en effet, être considérés comme l’exemple achevé d’une esthétique
galante dont Alain Viala a souligné qu’elle consistait sinon à « abolir la distinction entre
le savoir et l’enjouement » du moins à la « nuancer en rendant les deux conciliables50 ».
L’art de la formulation ingénieuse et de l’échange enjoué soutient sans cesse la conversa-
tion. Fontenelle préserve ainsi l’unité du spougoleion : le rire n’est pas un ornement exté-
rieur sans rapport avec le sens profond de l’œuvre. D’où l’omniprésence de la didascalie
« en riant » indiquant que l’interlocution fait surgir une pensée plaisante. En dépit de

48. Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit., p. 50.
49. Ibid., p. 52.
50. L’Esthétique galante (Paul Pellisson, Discours sur les œuvres de Monsieur Sarasin et autres
textes), Alain Viala (dir.), Toulouse, Société des littératures classiques, 1989, p. 25.

137
leur apparente banalité, il convient de ne pas minimiser la portée des propos de Fonte-
nelle dans la préface, lorsqu’il indique au sujet des lecteurs ignorants en astronomie,
qu’il a « cru pouvoir les instruire et les divertir tout ensemble51 ». Une telle formule sup-
pose un art consommé du tempérament, de la discordia concors, comme le souligne le
duc de Nivernois dans son éloge posthume qui compare l’œuvre de Fontenelle à « ces
chefs-d’œuvre d’architecture qui rassemblent les trésors de tous les ordres » :
Chez lui le badinage le plus léger et la philosophie la plus profonde, les traits de
la plaisanterie la plus enjouée et ceux de la morale la plus intérieure, les grâces de
l’imagination et les résultats de la réflexion, tous ces effets de causes presque contraires
se trouvent quelquefois fondus ensemble, toujours placés l’un près de l’autre dans les
oppositions les plus heureuses contrastées avec une intelligence inimitable52.

Avec les Entretiens comme avec l’Histoire des oracles, Fontenelle s’autorise à inventer des
genres « mixtes » : le dialogue scientifique ou le traité sur les oracles sont tout à la fois
savants et galants et le divertissement tient, pour une bonne part, à des effets de distance
ironique à l’égard du sujet traité. Virtuose de la fusion, Fontenelle adopte, pour tempérer
son discours, les règles de l’échange enjoué et s’emploient à transformer le savoir en jeu.

Contester en badinant
On voit donc que c’est à proportion même de sa soumission aux impératifs « clas-
siques » de la bienséance que le rire badin a pu être le moyen de contourner certains
interdits qui régissent alors l’univers des formes, en contribuant à une remise en cause
des frontières entre les genres, ainsi qu’à l’invention de genres nouveaux. Mais ce qui est
vrai sur le plan des normes esthétiques l’est aussi sur le plan des interdits moraux ou
religieux. Le badinage est un rire policé et contrôlé qui par là même est apte à déjouer
une censure explicite ou implicite.
Même si le rire est une manifestation première du badinage mondain, comme en
témoigne par exemple la correspondance de Mme de Sévigné53, il convient de situer l’es-

51. Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit., p. 50.
52. Extrait de la réponse de M. Nivernois au discours de M. Séguier, dans Bernard de Fontenelle,
Œuvres, Paris, 1766, t. 11, p. xxxix.
53. Fritz Nies a relevé la fréquence de tournure telles que « rires aux larmes », « pâmer de rire »,
« mourir de rire », souvent attestées pour la première fois dans les lettres de Mme de Sévigné (Fritz
Nies, Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics, op. cit., p. 120).

138
thétique du badinage dans le cadre de la civilisation des mœurs analysée naguère par
Norbert Elias. Autour de l’usage et de la représentation du rire existent, on le sait, des
tabous multiples54. À l’âge classique, le rire est appelé, on l’a vu, à se modérer et à se
conformer aux codes de la bienséance. L’esthétique du rire badin dans la seconde moitié
du xviie siècle participe d’un vaste effort de modération et de contrôle du rire qui trans-
forme la raillerie moqueuse en une composante essentielle de la sociabilité raffinée. Les
recommandations de Madeleine de Scudéry, vers 1650, sont parfaitement explicites à ce
sujet. Le badinage est un art de la belle raillerie : « je veux que la raillerie soit galante et
même un peu malicieuse : mais je veux qu’elle soit modeste, et délicate ; qu’elle ne blesse,
ni les oreilles, ni l’imagination ; qu’elle ne fasse jamais rougir que de dépit55 ». Au siècle
suivant, l’exigence reste identique, comme en témoigne le portrait du Badinage dans la
comédie de Louis de Boissy : « Il raille sans aigreur, plaisante sans bassesse ;/ Le goût guide
ses pas jusque dans ses écarts56. » Tel est bien ce qui assure le succès du rire, d’être une
« innocente raillerie/ Qui réjouit sans offenser jamais57 ». De fait, si le rire badin triomphe
alors, c’est sans doute avant tout parce qu’il est une pratique a priori inoffensive de l’es-
prit. L’avènement de l’esthétique du badinage peut donc être décrit comme l’un des effets
les plus remarquables d’un processus d’autocensure du rire et de la raillerie.
Mais le propre de « la poésie badine et enjouée » est qu’« il n’y a rien à lui retrancher :
elle saura faire usage de tout et un usage neuf, la gaieté a mille droits sur quoi il ne faut
pas la chicaner58 ». La règle du badinage est, en effet, qu’il se nourrit de tout, à commen-
cer par les sujets les plus périlleux : la mort, le sexe, la religion… Telle est l’ambiguïté
foncière du badinage que, sous une apparence inoffensive, il est toujours lié à la trans-
gression des tabous59. La personnification du Badinage dans la comédie de Louis de
Boissy est à nouveau éclairante de ce point de vue : « S’il franchit quelquefois l’exacte

54. Voir en particulier Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique. Représenter pour
mieux contrôler, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1995.
55. Artamène ou le grand Cyrus, Paris, Courbé, 1649-1650, t. 10, p. 568.
56. Louis de Boissy, Le Badinage…, op. cit., sc. 1.
57. Ibid., sc. 6.
58. Bernard de Fontenelle, Sur la poésie en général, dans Rêveries diverses, Alain Niderst
(dir.), Paris, Desjonquères, 1994, p. 63.
59. Voir à ce sujet les remarques de Nathalie Freidel (« Le badinage de Mme de Sévigné… »,
op. cit., p. 180), que confirment les observations de Jean-Michel Racault (Voyages badins, bur-
lesques et parodiques du xviiie siècle, op. cit., p. 27).

139
bienséance,/ L’agrément qui le suit l’excuse à nos regards. » Et le Badinage de confirmer
un peu plus tard : « Franchir un peu la borne est ma grande science60. » Que ce soit dans
le registre galant, ou dans le registre philosophique, le rire badin est potentiellement
d’autant plus subversif qu’en prenant l’allure d’un divertissement inoffensif, il suspend
la vigilance des censures explicites ou implicites, en paraissant se plier à leurs exigences.
C’est en raison de cette dimension a priori inoffensive que le badinage a pu apparaître à
certains auteurs de la période comme le moyen de contourner un certain nombre d’in-
terdits et de faire passer des énoncés transgressifs, en vertu du principe dévoilé par Vol-
taire dans une lettre à Cidéville au sujet de la Pucelle : « à l’abri de ce badinage, je dis des
vérités que peut-être je n’oserais pas hasarder dans un style sérieux61 ».
Car « badiner, c’est aussi trouver moyen de faire passer une parole interdite62 ». Non
sans clairvoyance, c’est bien ainsi que la Julie de Rousseau analyse sa propre conduite
avec Saint-Preux au début de La Nouvelle Héloïse : « j’imitai ma cousine, je devins badine
et folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves et faire passer mille
tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement ». On songera aussi à la scène 11 de
l’Arlequin poli par l’amour de Marivaux où Arlequin et Silvia s’initient à l’échange galant
en recourant à l’antiphrase systématique pour obéir au conseil qui leur a été donné
d’user de l’hypocrisie pour ne pas se dire leur amour (afin d’en préserver la durée) :
Silvia : Faisons un marché de peur d’accident : toutes les fois que vous me deman-
derez si j’ai beaucoup d’amitié pour vous, je vous répondrai que je n’en ai guère, et cela
ne sera pourtant pas vrai ; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai
pas, et pourtant j’en aurai envie.
Arlequin : Cela sera tout divertissant : voyons pour voir. (Arlequin ici badine, et
l’interroge pour rire.) M’aimez-vous beaucoup ?
Silvia : Pas beaucoup.
Arlequin : sérieusement. Ce n’est que pour rire au moins, autrement…
Silvia : riant. Eh ! sans doute.
Arlequin : poursuivant toujours la badinerie, et riant. Ah ! ah ! ah ! (Et puis pour
badiner encore.) Donnez-moi votre main, ma mignonne.
Silvia : Je ne le veux pas.

60. Louis de Boissy, Le Badinage…, op. cit., sc. 1 et 3.


61. Voltaire, Lettre à Cidéville, décembre 1732 (Best., D549).
62. René Démoris, « De l’importance d’être badin… », op. cit., p. 144.

140
Scène exemplaire parce que l’on y voit à l’œuvre deux faces essentielles du badinage :
l’apprentissage de l’échange enjoué par les ingénus que sont Silvia et Arlequin renvoie
d’abord par métonymie à l’apprentissage de la civilité et au polissage des mœurs évoqué
par le titre. Mais le badinage permet aussi et indissociablement la transgression de la
norme même qu’ils se sont imposés : badiner, c’est bien le moyen de « franchir un peu la
borne » pour reprendre la formule de Louis de Boissy. Plus tard, c’est aussi en badinant
qu’Arlequin s’empare de la baguette magique de la fée qui le retient prisonnier. Le badi-
nage est à la fois école d’humanité et de liberté.
Aux xviie et xviiie siècles, le terme de badinage est souvent associé aux jeux innocents
de l’enfance63. Et l’un des adjectifs qui lui est le plus fréquemment associé est celui d’in-
nocent. Mais le badinage, d’après Richelet, est aussi « l’action par laquelle on folâtre de la
main » et le badinage peut dès lors devenir impertinent. Dans le badinage, « la frontière
est ténue entre les jeux innocents et les jeux interdits de la galanterie64 ». Chez un Voi-
ture, le badinage se plait ainsi à détourner ironiquement les images du néo-pétrarquisme
amoureux pour laisser percevoir des sous-entendus licencieux. Mais le plus souvent,
l’érotisation du discours qu’implique le badinage n’a nul besoin de recourir à ce genre de
sous-entendus. Dans la galanterie telle qu’elle s’élabore au xviie siècle, le compliment
galant devient le lieu d’un badinage érotique, d’où tout sérieux est exclu :
hommes et femmes peuvent emprunter sans risques les figures du discours amou-
reux, les pervertir, les railler, les esquiver, les reprendre à leur compte, tout en marquant
leur distance amusée. Réduite à un jeu d’esprit, la convention du langage amoureux
permet cependant de réintroduire sous une forme sublimée ou détournée un érotisme
que la civilisation croissante des mœurs tend à refouler au nom des bienséances65.

Sur le modèle de ce qu’il était déjà chez Madeleine de Scudéry, l’échange complimen-
teur dans les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle met ainsi en présence
deux stratégies : la reprise distanciée du langage galant, de la part du complimenteur
masculin, dont on appréciera l’ingéniosité badine et l’adresse, et de l’autre côté l’esquive
modeste mais enjouée :

63. « Badinage. s.m. Petite folâtrerie, divertissement peu sérieux, jeu d’enfants » (Furetière).
64. Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain…, op. cit., p. 240.
65. Delphine Denis, « Conversation et enjouement au xviie siècle… », op. cit., p. 119.

141
Ne vous y trompez pas, Madame, repris-je. Ce n’est pas la vraie vie pastorale, que
de parler des planètes, et des étoiles fixes. Voyez si c’est à cela que les gens de L’Astrée
passent leur temps. Oh ! répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse.
J’aime mieux celles de ces Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s’il
vous plaît, à me parler chaldéen.

Et plus loin « Laissons-là, je vous prie, les adorateurs, reprit-elle, et parlons du soleil66. »
Ces traits de badinage galant, qu’un Mably aurait voulu pouvoir effacer du texte de Fon-
tenelle67, sont sans doute une manière biaisée de faire affleurer à la surface du texte un
soubassement érotique qui travaille l’ensemble des Entretiens. Car la conquête de la
Marquise a bel et bien lieu, mais sur un autre terrain, et le regret répété par le Philosophe
de devoir renoncer à la galanterie n’est peut-être que le moyen de dissimuler le fait que
cette conquête est au fond beaucoup moins galante que libertine, dans sa forme sinon
dans son objet68. Comme le note Montesquieu dans les Lettres persanes, le rire badin
permet une sorte de sexualisation de l’échange verbal (dont les romans de Crébillon
offriraient d’innombrables exemples) :
il faut, pour plaire aux femmes, un certain talent différent de celui qui leur plaît
encore davantage : il consiste dans une espèce de badinage dans l’esprit qui les amuse
en ce qu’il semble leur promettre à chaque instant ce qu’on ne peut tenir que dans de
trop longs intervalles69.

Mais le badinage ne permet pas seulement de faire affleurer un érotisme plus ou moins
fortement réprimé par les bienséances, il apparaît aussi comme le moyen détourné de
faire passer une parole de vérité qui serait inacceptable dans un discours de tonalité

66. Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit., p. 66-67 et 73. On
comparera les répliques de la Marquise à celle de Plotine dans la Clélie de Mlle de Scudéry : « de
grâce, répliqua Plotine en riant, ne confondez point vos descriptions, laissez celle de votre affec-
tion à une autre fois, et contentez-vous de nous décrire une belle maison » (Clélie, IX, p. 510).
67. « À l’exception de trois ou quatre galanteries que je voudrais pouvoir effacer, tout le reste est
plein de grâce et de génie. » (Du Beau, dans Collection complète des œuvres de l’abbé de Mably,
Paris, 1794-1795, t. 14, p. 273).
68. Nous avons ainsi montré ailleurs que les Entretiens avaient offert une matrice de topiques et
de discours qui allaient s’épanouir dans la fiction libertine du xviiie siècle (voir « “La philosophie
dans le parc”. Les Entretiens sur la pluralité des mondes : une “fiction” libertine ? », in Revue Fonte-
nelle, no 1, 2003, p. 17-38).
69. Montesquieu, Lettres persanes, Lettre 61 (63), op. cit., p. 297-298.

142
sérieuse. Ainsi, le langage policé interdit dans l’échange galant d’accuser ouvertement
une femme de coquetterie. Les règles de la conversation mondaine autorisent certes à
prendre son interlocuteur pour objet de raillerie, mais à condition que cette raillerie soit
fine et ne blesse pas. Dans les Lettres galantes du chevalier d’Her***, le héros de Fonte-
nelle se sert du badinage pour renvoyer à la jeune femme l’image de sa propre coquette-
rie, ainsi que l’analyse avec beaucoup de finesse Gamaches :
On donne du tour à ce qu’on dit, quand on suppose les choses dont un parle d’un
autre caractère qu’elles n’ont coutume de paraître. […] C’est ainsi qu’on parle quel-
quefois de ce qui n’est point soumis à la volonté, comme on parlerait de cc qui est
censé en dépendre. Par exemple, ce début de la lettre badine qui ouvre le recueil de
celles qui paraissent sous le nom du Chevalier d’Her*** :
« Il y a longtemps, Madame, que j’aurais pris la liberté de vous aimer, si vous aviez
le loisir d’être aimée de moi ; mais vous êtes occupée par je ne sais combien d’autres
soupirants, et j’ai jugé à propos de vous garder mon amour ; il pourra arriver quelque
temps plus favorable où je le placerai ; peut-être votre cour sera-t-elle moins grosse pen-
dant quelque petit intervalle ; peut-être serez-vous bien aise d’inspirer de la jalousie et du
dépit à quelqu’un, en faisant paraître tout à coup un nouvel amant. Comptez que vous
en avez un de réserve dont vous pourrez vous servir quand il vous plaira. Je vous tien-
drai toujours mes vœux tout prêts vous n’aurez qu’à faire signe que je commence, et
je commencerai. »
Il semble qu’on soumette à la volonté ce qui ne peut en dépendre. On ne s’imaginerait
pas que la supposition d’un préjugé pût avoir de l’agrément autre part que dans le style
badin : cependant, elle fait quelquefois un effet agréable dans le style grave et sérieux70.

Dans la perspective de Gamaches, la lettre du chevalier est l’exemple canonique du style


badin défini comme « langage affecté de l’erreur ». Le badinage de la lettre consiste, en
effet, à renvoyer en miroir à la coquette la norme occultée de son propre comportement,
à savoir qu’elle soumet à sa volonté « l’amour », qui ne devrait pas en dépendre : « le che-
valier ridiculise la coquette en formulant ce qu’elle aime à laisser dans l’ombre, il formule
la règle d’un comportement qu’elle refuse de reconnaître. […] L’exemple de Fontenelle
fait du badinage un moyen détourné de régler la violence des rapports amoureux71 ».

70. Étienne de Gamaches, Les Agréments du langage réduits à leurs principes, op. cit., p. 124.
71. Jean-Pierre Sermain, « Gamaches lecteur de Fontenelle (1704-1718) », in Revue Fontenelle,
no 2, 2005, p. 101.

143
Mais le rire badin peut aussi, et indissociablement, être le moyen de rendre un public
mondain réceptif à des énoncés déviants ou subversifs. Au sujet des Lettres persanes, le Spec-
tateur de Marivaux souligne, pour la condamner, cette dimension corrosive du badinage :
Je juge que l’auteur est un homme de beaucoup d’esprit ; mais entre les sujets hardis
qu’il se choisit, et sur lesquels il me paraît le plus briller, le sujet qui réussit le mieux à
l’ingénieuse vivacité de ses idées, c’est celui de la religion, et des choses qui ont rapport
à elle. Je voudrais qu’un esprit aussi fin que le sien eût senti qu’il n’y a pas un si grand
mérite à donner du joli et du neuf sur de pareilles matières. […] Car enfin, dans tout
cela, je ne vois qu’un homme d’esprit qui badine ; mais qui ne songe pas assez qu’en se
jouant il engage quelquefois un peu trop la gravité respectable de ces matières72.

C’est donc bien en toute connaissance de cause que, dans les dernières lignes de son
Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences (1725), le même Montes-
quieu expliquait, à propos des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, qu’« il
ne faut pas juger de l’utilité d’un ouvrage par le style que l’auteur a choisi. Souvent on a
dit gravement des choses puériles souvent on a dit en badinant des vérités très
sérieuses73 ». « N’y a-t-il pas des badineries aussi honnêtes qu’agréables par le moyen
desquelles on ne laisse pas d’insinuer en riant des vérités fort utiles ? » demande ingénu-
ment de son côté la Badinerie dans la prosopopée de Louis Petit74. Il n’est peut-être pas
inutile de rappeler que ce poète rouennais, ami proche de Pierre Corneille, a pu exercer
une certaine influence sur le jeune Fontenelle75… Fontenelle semble en tout cas avoir
pris toute la mesure de la profonde mutation culturelle qui marque la fin du xviie siècle
et c’est à ce titre que son esthétique du badinage peut sembler exemplaire. Fontenelle
s’inscrit, en effet, non pas dans le cadre statique de l’expérience libertine mais dans une

72. Marivaux, Le Spectateur français, Huitième feuille, 8 septembre 1722, dans Journaux et œuvres
diverses, Frédéric Deloffre et Michel Gilot (dir.), Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 153-154.
73. Montesquieu, Œuvres complètes, t. 8 (Œuvres et écrits divers I), Oxford, Voltaire Founda-
tion, 2003, p. 502. Dans son Dictionnaire de synonymes, Guizot ne manque pas de souligner cette
fonction essentielle du badinage : « le badinage peut, avec l’air de la badinerie, faire passer des
choses très solides et très sérieuses ». « On a lu d’abord la Pluralité des Mondes de M. de Fontenelle
comme un badinage ingénieux hasardé pour égayer une conversation. Mais les impressions qu’on
emporte de cette lecture font qu’on revient ensuite à regarder les choses plus sérieusement » (His-
toire des ouvrages des savans, mai 1698, t. XIV, p. 229).
74. Louis Petit, Dialogues satyriques et moraux, op. cit., p. 11 (nous soulignons).
75. Voir Alain Niderst, Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702), Paris, Nizet, 1972,
p. 64-65.

144
dynamique nouvelle du savoir et de la société. Il convient sans doute de situer son badi-
nage dans le sillage des dispositifs prudentiels et des techniques de dissimulation géné-
ralement adoptées par les libertins du xviie siècle (inutile de rappeler ici à quel point la
pensée libertine entre pour une part considérable dans l’héritage de Fontenelle). Que
cette dimension badine de l’œuvre fontenellienne relève d’une esthétique prudentielle ne
la condamne évidemment pas à l’insignifiance. C’est au contraire la dimension pruden-
tielle de cette philosophie badine qui la rend profondément subversive. Se servir de l’ins-
trument du badinage, c’est en appeler à une pratique mondaine déjà constituée qui
permet d’élargir considérablement le cercle des initiés, puisqu’il met la philosophie à la
portée d’un public qui n’est pas d’emblée défini, mais qu’il s’agit de construire.
Le badinage permet d’abord opportunément de dénier toute intention sérieuse du dis-
cours. Dans les Entretiens, Fontenelle ne cesse d’affirmer le caractère ludique, frivole ou
insignifiant de son discours et de ses spéculations sur les habitants des planètes76. Le texte
fontenellien fait participer le lecteur à la mise en place d’un espace libre et organisé comme
un jeu. Espace de liberté qui permet le déploiement de pensées et de réflexions rien moins
qu’orthodoxes : le statut du non-sérieux est précisément ce qui permet de suspendre toute
vigilance critique et de dire des choses fort sérieuses, voire fort dérangeantes, en toute
impunité. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler avec quelle malice dans la préface des
Entretiens, Fontenelle invoque le manque de gravité de son livre pour s’autoriser à ne pas
s’étendre sur les interdits théologiques que transgresse la possibilité d’imaginer des habi-
tants dans la lune77. De même, l’écriture de l’Histoire des oracles est présentée comme une
pratique ludique, donc inoffensive, de l’esprit : tours allusifs, traits d’esprit, insinuations
créent toutefois dans le texte un constant et redoutable effet de surimpression : ce qui est
dit de la crédulité et des oracles dans la lointaine antiquité éveille bien des échos dans la
France toute catholique du règne de Louis XIV. Dès lors, ce qui se

76. « Après tout, s’inquiète de tout cela [la pluralité de mondes] qui veut. Ceux qui ont des pen-
sées à perdre, les peuvent perdre sur ces sortes de sujets ; mais tout le monde n’est pas en état de
faire cette dépense inutile. » (Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit.,
p. 50). « Je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. Je ne jurerais
pourtant pas que cela fût vrai, mais je le tiens pour vrai, parce qu’il me fait plaisir à croire. C’est
une idée qui me plaît, et qui s’est placée dans mon esprit d’une manière riante » (ibid., p. 61), etc.
77. « Il serait embarrassant dans la théologie, qu’il y eût des hommes qui ne descendissent pas
de lui. Il n’est pas besoin d’en dire davantage, toutes les difficultés imaginables se réduisent à cela,
et les termes qu’il faudrait employer dans une plus longue explication sont trop dignes de respect
pour être mis dans un livre aussi peu grave que celui-ci. » (ibid., p. 54).

145
déploie d’anecdote en anecdote, constitue en réalité une redoutable entreprise de
désacralisation de la culture théologique et de contestation de tout finalisme de l’his-
toire, au bénéfice d’un matérialisme athée dont le lecteur, arrivé à la fin de l’histoire,
pourrait ne pas se choquer autant qu’il le devrait78.

À diverses reprises, Fontenelle a d’ailleurs invité son lecteur à ne pas se laisser abuser
par l’apparente frivolité de la manière badine. C’est ce que suggère en particulier un
passage de l’Histoire des oracles dans lequel Fontenelle développe malicieusement
quelques remarques de Van Dale consacrées à Rabelais :
Ici mon auteur se souvient que Rabelais a parlé des sorts virgilianes, que Panurge
va consulter sur son mariage ; et il trouve cet endroit du livre aussi savant qu’il est
agréable et badin. […] Il est certain que Rabelais avait beaucoup d’esprit et de lecture,
et un art très particulier de débiter des choses savantes comme de pures fadaises, et de
dire de pures fadaises, le plus souvent, sans ennuyer. C’est dommage qu’il n’ait vécu
dans un siècle qui l’eût obligé à plus d’honnêteté et de politesse.

Il suffit de transposer la tonalité « agréable et badine » de Rabelais dans un siècle plus


soucieux d’honnêteté et de politesse pour obtenir une assez bonne définition de la manière
de Fontenelle. On songera aussi à cet échange des Nouveaux Dialogues des morts dans
lequel Marot célèbre les vertus et les « perfections de la plaisanterie », conduisant Sénèque
à cette remarque qui ne manque pas d’éclairer incidemment le projet fontenellien :
Je vous plains de ce qu’on n’a pas compris que vos vers badins fussent faits pour
mener les gens à des réflexions si profondes. On vous eût respecté plus qu’on n’a fait, si
l’on eût su combien vous étiez grand philosophe ; mais il n’était pas facile de le deviner
par les pièces qu’on dit que vous avez données au public79.

C’est dire à quel point Fontenelle n’ignore pas les vertus d’un badinage qui fonctionne
comme un leurre en détournant l’attention des esprits communs. La stratégie du leurre
est notamment poussée très loin dans les Entretiens sur la pluralité des mondes. Fontenelle
se plaît à y développer un éloge insistant de la curiosité, cette libido sciendi que condamne
précisément la religion. Mais cette provocation joue en même temps comme un leurre :

78. Claudine Poulouin, « L’Histoire des Oracles comme « dénaturation » du traité de Van
Dale », in Revue Fontenelle, no 2, 2004, p. 137.
79. Nouveaux Dialogues des morts, Jean Dagen (dir.), Paris, Didier, 1971, p. 306. À partir de
l’édition de 1724, Marot est remplacé par Scarron.

146
en détournant l’attention des censeurs sur la difficulté rhétorique que constitue le projet
de large diffusion des savoirs scientifiques, Fontenelle laisse dans l’ombre des proposi-
tions autrement audacieuses. Traduire la science dans la langue du monde est sans doute
une gageure, mais, à la date où écrit Fontenelle, cette difficulté est devenue un topos des
auteurs qui la mettent en avant pour vanter les mérites de leur ouvrage80. On retrouve
cette stratégie du leurre dans l’Histoire des oracles qui se présente également comme une
pure opération de traduction ou d’adaptation de Van Dale : « j’ai pris sa science et j’ai
hasardé de me servir de mon esprit tel qu’il est81 ». La stratégie du leurre consiste à attirer
l’attention du lecteur sur le pari que représente l’opération de diffusion des sciences ou
d’une matière érudite en direction des gens du monde, et à laisser dans l’ombre les enjeux
de cette opération. Or, l’enjeu véritable est sans doute de conduire à mots couverts tout
un travail d’érosion sur les catégories de la croyance. Car la croyance peut apparaître
comme le véritable sujet des Entretiens. Tout l’échange entre le Philosophe et la Marquise
ne vise-t-il pas, au fond, à déterminer le degré de certitude des spéculations sur la plura-
lité des mondes ? Faut-il, oui ou non, croire la lune et les autres planètes habitées82 ? À la
fin du cinquième Soir, la Marquise est invitée à adopter la même attitude distanciée que
le Philosophe : « vous êtes raisonnablement [savante] et vous l’êtes avec la commodité de
pouvoir ne rien croire de tout ce que je vous ai dit dès que l’envie vous en prendra83 ». En
négatif c’est une autre croyance, à laquelle on est alors sommé d’adhérer inconditionnel-
lement qui apparaît en filigrane comme la source non du plaisir mais du malheur des
hommes. Enjeux qui n’ont pas échappé à La Bruyère, lecteur sourcilleux, qui ne s’est pas
laissé abuser par un badinage supposé foncièrement inoffensif et qui, dans son chapitre
sur les « esprit forts », s’en prend violemment à Fontenelle84.

80. L’abbé Gérard écrit ainsi en tête de sa préface à La Philosophie des gens de Cour : « Ce livre est
d’un caractère si singulier qu’il ne sera pas inutile d’apprendre aux lecteurs les raisons qu’on a
eues de faire paraître la Philosophie avec des ajustements nouveaux et des grâces particulières »
(L’abbé Gérard, « Préface », in La Philosophie des gens de Cour, Paris, 1685).
81. Bernard de Fontenelle, « Préface », in Histoire des oracles, op. cit., p. V.
82. « Dans le moment où vous venez de me surprendre, si vous m’eussiez contredit sur les habi-
tants des planètes, non seulement je vous les aurais soutenus, mais je crois que je vous aurais dit
comment ils étaient faits. Il y a des moments pour croire, et je ne les ai jamais si bien crus que dans
celui-là » (Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit., p. 112).
83. Ibid., p. 157.
84. La Bruyère, « Des esprits forts », in Les Caractères, op. cit., § 22.

147
En focalisant l’attention sur cet « art de détourner les choses » auquel Fontenelle s’est
exercé dès les Dialogues des morts et qu’il a perfectionné dans l’Histoire des oracles et les
Entretiens sur la pluralité des mondes, Fontenelle occulte son projet essentiel qui est bien
de « changer la façon commune de penser » pour parler comme Diderot dans l’article
« Encyclopédie ». À cette lumière, on comprend aussi la fonction des traits de badinage
galant placé au seuil des Entretiens : il ne s’agit pas seulement d’assurer habilement la
transition entre un discours mondain et un discours savant. La fonction beaucoup plus
essentielle de ces considérations badines sur la beauté blonde du jour et la beauté brune
de la nuit est précisément de détourner le regard de ce qui pourrait choquer. Plus géné-
ralement, toute la scénographie galante des Entretiens est une manière de délimiter une
zone protégée, à l’intérieur de laquelle une parole libre et audacieuse peut se déployer
presque en toute impunité85. Fontenelle reprend ici un dispositif prudentiel propre au
discours libertin, mais en lui donnant une tout autre extension86. L’espace préservé n’est
plus celui de la clandestinité et du secret : c’est un espace galant et décentré par rapport
à l’univers de la cour.
L’efficacité de cette stratégie du leurre vient de ce que le rire badin procède, on l’a vu,
d’un art ironique du « dire sans dire », un art de la feinte et de l’esquive qui permet de
laisser entendre sans dire explicitement et de ne pas avoir à sacrifier le piquant ni l’enjoue-
ment. Le badinage peut être décrit comme un art de la parole double qui engage la com-
plicité du lecteur et en dit, pour son plus grand plaisir, plus qu’il ne veut dire. Véritable
code de la mondanité, le badinage permet à Fontenelle d’encoder des idées subversives et
de les diffuser dans les cercles galants, autrement dit, de répondre à la double finalité de
l’esthétique prudentielle : la protection de soi et la communication d’idées nouvelles.
Le badinage relève d’une rhétorique oblique qui fait passer par le rire un contenu
polémique ou transgressif. Telle est, comme l’a bien perçu l’abbé Trublet, la caractéris-
tique essentielle de l’écriture fontenellienne : « ce qu’il dit exprime ce qu’il omet, pour
ceux qui savent entendre ; il faut à ses lecteurs moins d’attention que d’esprit87 ». Là est,

85. « C’est proprement l’empire des philosophes que ces grands pays invisibles qui peuvent être
ou n’être pas si on veut, ou être tels que l’on veut. » (Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la
pluralité des mondes, op. cit., p. 156).
86. L’écho le plus net, de ce point de vue, est la formule fameuse : « Contentons-nous d’être une
petite troupe choisie qui croyons [aux habitants de la lune], et ne divulguons pas nos mystères
dans le peuple. » (ibid., p. 160).
87. Nicolas Charles Joseph Trublet, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie…, op. cit., p. 15.

148
en effet, le « tour d’esprit » de Fontenelle, qui consiste à distiller, sans y paraître et sur
un mode presque digressif, des propos audacieux dans un contexte galant et divertissant
qui suspend toute vigilance. De sorte que c’est tout un nouveau public, rompu aux
manières ingénieuses d’engager l’activité herméneutique du lecteur et dont les usages
intègrent la distance ironique à l’égard du langage, qui s’ouvre ainsi à la réflexion cri-
tique et à la liberté de penser. Dans cette érotique du savoir qu’il promeut, la vérité reste
toujours pour une part dissimulée aux regards pour mieux susciter le désir d’elle-
même88. Rien ne décrit mieux, peut-être, l’effet propre du badinage fontenellien et la
douce violence à laquelle il soumet son lecteur que la célèbre comparaison entre l’amour
et les raisonnements de mathématique qu’on trouve dans le cinquième soir des Entre-
tiens : le rire badin est ce qui permet à Fontenelle de conduire son lecteur si loin qu’« à
peine le peut-il croire89 ».
L’efficacité du texte vient du plaisir qu’il produit : en créant une relation de complicité
avec le lecteur, Fontenelle lui fait découvrir les joies de l’ironie, du sous-entendu, de la
critique sourde. Il y est admis que l’opération intellectuelle de déchiffrement et d’inter-
prétation fait partie du plaisir et est capable d’engendrer à son tour des effets affectifs
bénéfiques. D’où l’efficacité de la manière badine au regard de cette thérapeutique des
craintes dont Fontenelle semble emprunter le modèle à Épicure. Le badinage fontenel-
lien a pour fonction essentielle, en effet, de relâcher la tension des esprits, de couper les
racines de toutes les craintes superstitieuses. Conformément à la sagesse épicurienne, les
joies du savoir doivent expulser les vaines terreurs. Le plaisir de la diction égayée est une
arme redoutable qui dégonfle les baudruches, se joue de toutes les autorités. Pour rassu-
rer la marquise qui exprime la crainte que la terre ne soit qu’une toupie, le philosophe
propose de faire porter le globe par quatre éléphants, comme font les Indiens dans leur
fable90. On songera aussi, bien sûr, à la discrète ironie de Fontenelle à l’égard de l’effroi

88. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre préface aux Entretiens sur la pluralité
des mondes (op. cit.).
89. « Vous ne sauriez accorder si peu de chose à un amant que bientôt après il ne faille lui en
accorder davantage, et à la fin cela va loin. De même accordez à un mathématicien le moindre
principe, il va vous en tirer une conséquence, qu’il faudra que vous lui accordiez aussi, et de cette
conséquence encore une autre ; et malgré vous-même, il vous mène si loin, qu’à peine le pouvez
vous croire. Ces deux sortes de gens-là prennent toujours plus qu’on ne leur donne. » (Ibid.,
p. 144-145).
90. Ibid., p. 76.

149
pascalien devant le « silence éternel des espaces infinis ». À la Marquise éprouvant le
vertige devant l’infini que le Philosophe déploie devant elle (« Voilà l’univers si grand
que je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien […] Cela me confond, me
trouble, m’épouvante »), ce dernier réplique en effet : « Et moi […], cela me met à mon
aise91 »… Par le badinage, Fontenelle vise à faire rire l’esprit d’un rire proprement dé-
concertant et sé-duisant ; un rire qui nous arrache au concert habituel de la tradition, et
qui nous entraîne sur d’autres voies.

***
L’exemple de Fontenelle montre l’efficacité philosophique d’un badinage qui permet
un renouvellement complet des stratégies prudentielles du libertinage érudit. Encore
faut-il préciser pourtant qu’avec la génération encyclopédique (et singulièrement avec
Voltaire), cette efficacité prudentielle du badinage fontenellien a fini par se retourner
contre lui, suscitant un déni, voire un refus de lire, très fréquent encore parmi les doctes
modernes qui se détournent avec dédain de textes qui empruntent ostensiblement les
traits distinctifs de la conversation mondaine et divertissante ou ne daignent tout au
plus que saluer sa virtuosité à traduire les nouveaux savoirs en « savoirs galants » dont,
en passant, on souligne le manque de sérieux et d’intérêt (puisque de nouvelles décou-
vertes les ont déjà renouvelés) : « À la bonne heure que M. de Fontenelle ait égayé ses
Mondes. Ce sujet riant pouvait admettre les fleurs et les pompons, mais des vérités plus
approfondies sont de ces beautés mâles auxquelles il faut les draperies du Poussin92. »
Le jugement de Voltaire sur Fontenelle n’est pas, chez lui, un trait isolé. Si Voltaire
n’ignore pas le badinage, par exemple dans La Pucelle93, ses lieux d’élection lui paraissent
les formes mineures telles que la lettre familière, la poésie fugitive, etc. Non seulement, il
tend à dénier toute efficacité philosophique au rire badin (lui préférant, dans ses œuvres
polémiques, l’alternance entre l’ironie acerbe et l’éloquence indignée), mais sa position
renoue avec la perspective classique d’une exigence de convenance entre le sujet et la
manière. D’où le fait que, dans sa poétique, l’unité propre au spoudogeloion puisse diffi-

91. Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit., p. 142.
92. Voltaire, Lettre à des Alleurs, 26 octobre 1738.
93. Voir Dominique Bertrand, « La cacophonie des rires dans La Pucelle de Voltaire », in Dix-
huitième siècle, no 32, 2000, p. 129-144.

150
cilement être préservée, comme l’atteste l’insertion métapoétique qu’on trouve au
chant XIII de La Pucelle : « Si quelquefois l’innocent badinage/ Vient en riant égayer
mon ouvrage,/ Quand il le faut je suis très sérieux./ Mais je voudrais n’être point
ennuyeux » (vers 29-32). C’est ici le fondement même de l’esthétique du rire badin qui
se trouve récusé.
À bien des égards, les jugements de Voltaire sur Fontenelle sont exemplaires d’un vaste
mouvement de dénigrement de l’esthétique du rire badin (corrélative de la minoration
plus générale de l’esthétique « rococo »), qui marque la littérature de la seconde moitié
du xviiie siècle94. Le badinage est désormais perçu comme une pathologie sociale, ainsi
qu’en témoigne le jugement de Vauvenargues qui reprend sur un mode moraliste le dia-
gnostic livré par Rica dans les Lettres persanes de Montesquieu : « La maladie de nos
jours est de vouloir badiner de tout ; on ne souffre qu’à peine un autre ton95. » De fait, en
dépit de quelques exceptions remarquables96, « vers 1760, la gravité aura succédé au
badinage, et une ostentation d’honnêteté à l’humeur maligne, dans le ton général de la
société97 ». En 1834, Musset fera entendre le chant du cygne…

94. Comme en témoigne la lettre de Rica dans les Lettres persanes, la notion de badinage fait
déjà l’objet d’une critique marquée chez Montesquieu. L’atteste aussi le jugement suivant qui
exprime une lassitude à l’égard d’une forme trop affectée de badinage et en appelle à un modèle
plus ancien : « Rabelais badine naïvement ; Voiture, finement. Aussi celui-là plaît toujours ; l’autre
fatigue à la longue » (Montesquieu, Pensées, no 1114, Louis Desgraves (dir.), Paris, Éditions
Robert Laffont, 1991, p. 397). Dans une autre réflexion, Montesquieu substitue au terme de
« badinage » (de fait sans doute peu adéquat pour caractériser Rabelais) celui de « gaieté », qualité
qu’il dénie au style de Fontenelle : « Voiture a de la plaisanterie, et il n’a pas de gaieté. Montaigne
a de la gaieté et point de plaisanterie. Rabelais et le Roman comique sont admirables pour la gaieté.
Fontenelle n’a pas plus de gaieté que Voiture. Molière est admirable dans l’une et l’autre de ces
deux qualités, et les Lettres provinciales, aussi. J’ose dire que les Lettres persanes sont riantes et ont
de la gaieté, et qu’elles ont plu par là » (Pensées, no 1533, p. 493). Voir Annie Becq, « Montesquieu
et la gaieté », in Revue Montesquieu, no 6, 2002, p. 5-15.
95. Vauvenargues, Œuvres complètes, Jean-Pierre Jackson (dir.), Paris, Alive, 1999, p. 95.
96. On songera notamment à certaines scènes des comédies de Beaumarchais. Voir Anna
Jaubert, « Connivence et badinage dans Le Mariage de Figaro », in L’Information grammaticale,
no 61, 1994, p. 50-53.
97. Jean Fabre, Idées sur le roman, de Madame de Lafayette au Marquis de Sade, Paris, Klinck-
sieck, 1979, p. 147.
Rire après la Terreur.
Alphonse Martainville, comique muscadin

Antoine de Bæcque

L
e rire révolutionnaire, qu’il soit royaliste ou patriote, semble buter sur la
République de 1792, puis, plus encore, sur la Terreur de l’an II. Il s’agit même d’un
archétype propre à la psychologie historique : un républicain ne rit pas, encore
moins un révolutionnaire de l’an II. Il est vrai que les rieurs des débuts de la Révolution
paient un lourd tribut à la première République française : la lame de la guillotine, voire
la violence du massacre, ne les épargnent guère1. Le rire se brise-t-il pour autant sur la
Terreur, qui sonnerait la fin d’une civilisation, celle du bel esprit hérité de l’Ancien
Régime ? Comme si la république devait tuer en elle un reste monarchique (la gaîté,
ultime trace d’une civilité enfuie) pour être vraiment républicaine, par le sang, la mort,
la vertu. La tragédie, dans cette vision historique que développera le romantisme, est
l’ultime effort des Français pour être républicains : il s’agit de planter, une dernière fois,
le couteau dans le cœur de la comédie. Germaine de Staël, dans De la littérature, propose
en 1800 cette réécriture de l’histoire en fonction d’une vision psychologique et littéraire

1. Antoine de Bæcque, Les Éclats du rire. La culture des rieurs au xviiie siècle, Paris, Calmann-
Lévy, 2000, p. 289-291.

153
des états successifs de la société française. Le rire y est irrémédiablement associé à l’An-
cien Régime monarchique, et l’esprit républicain n’admet plus ce « caractère de gaîté »,
faisant entrer la France nouvelle dans l’âge du sérieux. « Nations qui entrez là, perdez
toute espérance de folle gaieté ! L’âge de la plaisanterie perpétuelle est passé ! Figaro
deviendra grave. L’avenir est à la tristesse des lendemains raisonnables2. »
Est-ce à dire que le rire est impossible en République ? Ce n’est pas l’avis de la plupart
des chroniqueurs contemporains, qui ont noté, au contraire, les irrésistibles, et parfois
terribles, éclats de rire, qui ont immédiatement succédé à la Terreur, l’ont parfois recou-
verte en partie. Ainsi Louis-Sébastien Mercier, qui reprend en 1798 la plume des Tableaux
de Paris pour proposer un Nouveau Paris, qui a bien changé, certes, mais dont la vivacité
du trait compose avec toujours autant de brio de multiples portraits urbains. Parmi
ceux-ci, on trouve la « terrible gaîté du Parisien ». « Gaîté, vous êtes ici plus dangereuse
que la fureur, vous répendant en une orgie journellement plaisante, sans la moindre
ombre de respect, au milieu des événements politiques les plus graves3. » Cette coexis-
tence du rire et du terrible, de la comédie et de la tragédie, frappe Mercier, qui en fait
l’une des caractéristiques essentielles du Paris révolutionnaire :
Aristote a défini l’homme un animal risible, mais on ne peut pas imaginer à quel
point il l’est et peut le devenir si l’on n’a point vu ces scènes facétieuses, ces imagina-
tions burlesques, ces fantasques délires de l’extravagance, cette bruyante allégresse de
la multitude agitant le cours de la Révolution comme le bouffon ses marottes. Momus
faisait donc tinter tous ses grelots dans cette immense ville en révolution. On donne
dans les spectacles la farce après la tragédie, mais ici la farce à la fois précède et suit les
scènes tragiques4.

Aussi bien commentaire, défoulement, catharsis, le rire poursuit la Terreur, et les mois
qui viennent après Thermidor et la chute de Robespierre, en sont un prolongement
comique, farcesque, où la gaîté joyeuse se trouble d’éclats caustiques, violents, querel-
leurs, revanchards. « Le peuple de Paris, reprend Mercier, que six ans ont entièrement
changé, qui rit, boit, danse, chante et murmure, ne cesse d’avoir des rimes en iste dans la
bouche, calomnie, que dis-je !, menace à chaque instant, du moins en paroles, en proces-

2. Germaine de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales,
Paris, 1800, p. 214.
3. Louis-Sébastien Mercier, Paris pendant la Révolution, ou Le Nouveau Paris, 1798, p. 91.
4. Ibid., p. 91-92.

154
sions et en chahuts comiques5. » Dans un étonnant « roman historique », Le Rémouleur
ou la jeunesse dorée, Touchard-Lafosse, définira quant à lui ce caractère-type post-ther-
midorien comme un « esprit goguenard » :
Il était difficile de reconnaître dans les discours du rémouleur une opinion politique
arrêtée : son humeur vive et mordante s’amusait de tous les partis avec cette plaisan-
terie de carrefour qui tourne en lazzis grossiers, mais non pas dépourvus d’esprit, les
matières les plus graves. Jacques semblait ramasser les brandons enflammés dont le sol
français était alors jonchés ; il riait de tout et au nez de tout le monde. Le rire, sans avoir
cependant reconquis la puissance dont Molière l’avait doté, était alors redevenu une
arme dangereuse. Quoiqu’elle ne déchirait que l’épiderme, l’égratignure légère qu’il
produisait suffisait pour tuer la plus robuste réputation : le rire imprègne la pointe de
ses traits d’un vaccin funeste, et les renommées en meurent sans avoir osé se plaindre,
de peur d’afficher une faiblesse6.

Edmond et Jules de Goncourt, qui se sont passionnés pour ce rire thermidorien, l’ont
campé en « comédie flagellatrice7 » dans quelques pages hautes en couleurs.
Aux temps calmes des sociétés, écrivent-ils dans leur Histoire de la société française
pendant le Directoire, la comédie est le rieur châtiment des mœurs. Elle manie le fouet
du ridicule et fait du théâtre, où sont moqués les modes, le costume, l’esprit du jour,
la politique du moment, un malin miroir. Mais dans les bouleversements, dans les
ruines, après les crimes, la comédie serait mal venue de rester froide, de garder son rire
délicat. Alors, d’un geste, elle renvoie son poète Molière, Palissot lui est un trop petit
moqueur, et troussant sa chlamyde, elle va aux violents et aux osés, aux pamphlétaires
de la scène. Elle évoque, de partout, les plumes trempées dans les ressentiments des
peuples. Elle donne à ses favoris ce sel âcre et cuisant dont parle Plutarque ; et, ses
deux cothurnes posés sur les cadavres d’hier, frémissante, elle emporte l’applaudisse-
ment des souvenirs, et traîne les assassins sur la claie des risées. Quand la France est à
peine sauvée, quand la Terreur est encore chaude, quand il faut punir les hommes qui
boivent le mépris comme ils ont bu le sang, alors arrière la comédie moyenne8 !

5. Ibid., p. 154-155.
6. Touchard-Lafosse, Le Rémouleur ou la jeunesse dorée, roman historique du temps du Direc-
toire, Paris, L. de Potter, 1842, p. 14-15.
7. Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant le Directoire, Paris,
Didier, 1864, p. 125.
8. Ibid., p. 120-121.

155
Ces violences du rire thermidorien, ils sont plusieurs à l’incarner en personne. Tartuffe
revient ainsi sur scène en « révolutionnaire », au Théâtre de la République, dès le 22 prai-
rial an II9 ; le Père Duchêne connaît sa « résurrection véritable » pour faire partager ses
« grandes colères » comme ses « grandes joies10 » ; Démocrite, le rieur sceptique, devient
l’emblème et la caution de plusieurs publications11. Une figure fait le lien entre ces per-
sonnages : il use des multiples formes de la comédie satirique, tout en animant la plupart
des expéditions comico-punitives de thermidor. Il s’agit d’Alphonse Martainville, rieur
muscadin, rédacteur du Journal des rieurs, le « Démocrite français12 ».

Le temps du rire sans malice


Rapports de police et journaux sont unanimes, dans les jours qui suivent les 9 et
10 thermidor, à décrire l’esprit public à Paris comme « soulagé », puis même « enjoué ».
« Paris est calme, d’une joie sereine, les lois règnent, les tyrans ne sont plus ; nous sommes
tranquilles », écrit le Courrier républicain le 13 thermidor, auquel répond le Rapport
général de la surveillance de police en date du 14 thermidor : « L’esprit public est excel-
lent, et chacun manifeste sa satisfaction13. » Le premier éclat de rire venant animer ce
sourire serein intervient le 18 thermidor, lors de la mise à mort de Coffinhal, le cynique
et haï secrétaire du tribunal révolutionnaire. Sur le chemin de l’exécution, vers la place
de Grève, les occasions de rire et les répliques comiques semblent se multiplier, ainsi que
le note le Rapport de police du lendemain : « “Tu n’as pas la parole !”, chante-t-on, lance-

9. Tartuffe révolutionnaire, ou la suite de l’Imposteur, an II.


10. La Résurrection du véritable Père Duchêne, foutre !, périodique en huit numéros, vendé-
miaire an III.
11. Démocrite, ou le journal du midi, par Magnier, pluviôse-ventôse an III ; L’Opinion de Démo-
crite sur l’insurrection à opérer pour sauver la patrie, floréal an III ; Le Journal des rieurs, ou le
Démocrite français, par A. Martainville, vendémiaire an III.
12. Alphonse Martainville est l’unique rédacteur du Journal des rieurs, ou le Démocrite français,
dont les douze numéros paraissent entre brumaire et vendémiaire an III. Il en gardera le surnom
de « Démocrite français », parfois usité jusqu’à la fin de sa carrière de pamphlétaire rieur, trente
ans plus tard.
13. On consultera Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire. Recueil de docu-
ments pour l’histoire de l’esprit public à Paris, Alphonse Aulard (dir.), Paris, L. Cerf, 1898, qui
collecte et donne à lire ces centaines de “rapports généraux de la surveillance de police” si précieux
pour tenter d’évaluer l’état de l’opinion à Paris après la Terreur. Ici, celui du 14 thermidor an II.

156
t-on, danse-t-on, tout au long du parcours14… », manière de parodier cruellement la
principale réplique de l’ex-tout puissant secrétaire de Fouquier-Tinville.
Puis viennent des scènes de joie à la sortie des prisons parisiennes, qui commencent à
libérer un nombre important et croissant de « suspects » : entre juillet 1794 (thermidor
an II) et novembre de la même année (brumaire an III), le total des détenus parisiens
passe de 7 295 à 4 208, et ces « élargissements » sont régulièrement l’occasion de réjouis-
sances et de cortèges allègres. Le Rapport de police du 19 thermidor décrit la première
de ces scènes de joie : « Une grande allégresse s’est manifestée dans la maison d’arrêt de
Lazare en apprenant la mise en liberté de dix déserteurs15. » Un défilé s’improvise, où
« un grand concours de peuple » fait cortège et applaudit en accompagnant les détenus
jusqu’aux voitures et aux parents qui les emportent loin de leur lieu de détention. Ce que
note à nouveau le Rapport du 20 thermidor :
Beaucoup de personnes s’assemblent aux portes des prisons pour féliciter les
citoyens mis en liberté. La joie qui éclate sur bien des visages, alors, semble resserrer
les liens de la fraternité. […] Autour de la maison d’arrêt des Quinze-vingt, le com-
missaire de police a remarqué que la joie était générale parmi les détenus, que la gaîté
brille dans les cœurs et que les ris viennent au visage de ceux qui sortent et de ceux qui
les accueillent à la liberté16.

Le même jour, les Nouvelles politiques nationales et étrangères remarquent elles aussi cette
joie de (re)vivre et en décrivent l’un des principaux rites : le cortège joyeux accompa-
gnant les survivants, hommes et femmes libérées : « Chaque détenu rendu au vœu de sa
famille est accueilli par les embrassements de tous les assistants, qui célèbrent la victoire
remportée sur la tyrannie renversée en portant en triomphe les libérés. Il se fait un cor-
tège fraternel et heureux de la liberté17. » « Depuis les portes des prisons jusqu’à leur
domicile, les plus tendres félicitations accompagnent les citoyens dont on brise les
fers18 », raconte Le Sans-Culotte, en date du 22 thermidor, commentant la libération de

14. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire..., op. cit., rapport du 19 thermi-
dor an II.
15. Ibid.
16. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire..., op. cit., rapport du 20 thermi-
dor an II.
17. Nouvelles politiques nationales et étrangères, 21 thermidor an II.
18. Le Sans-Culotte, 22 thermidor an II.

157
Laharpe et des comédiens de l’ancien Théâtre de la Nation, accueillis le soir même par
un triomphe sur la scène du Théâtre de la République, où ils sont présentés au public, à
l’occasion de la reprise de Virginie, l’un des succès de l’auteur dramatique. Le 24 thermi-
dor, c’est au Théâtre de l’Égalité que, pour la représentation de Guillaume Tell, avec
l’acteur Larive, autre libéré du jour, ces effusions dramaturgiques se poursuivent, avant
de culminer le 30 thermidor sur la même scène, quand d’autres hommes de théâtre
célèbres, Fleury et Dazincourt, entourant Mlle Contat, sont présentés au public qui les
porte en triomphe19. Cette allègre fraternité politique de la libération dessine un rire de
triomphe qui semble un contre-charivari : une sorte de carnaval retourné en hommage,
qui élève au lieu de rabaisser, fabrique des héros plutôt que des victimes.
Qu’il est différent le spectacle que présente aujourd’hui la ville de Paris, comparé
avec celui qui a précédé la chute du nouveau Tibère, lance La Gazette historique et
politique de la France et de l’Europe, le 22 thermidor. Partout régnait un silence morne
précurseur de la mort ; l’ami se méfiait de son ami, le père de ses enfants ; mais
aujourd’hui l’allégresse et la joie sont peintes sur la figure de tous les citoyens. Tel était
la physionomie du peuple accouru en foule, hier, rue de Tournon, quand Tallien fut au
Luxembourg rendre la liberté à nombre de patriotes qui y étaient détenus injustement.
Tous l’embrassait et embrassait ceux qui venaient d’être rendus à la liberté. Et des
larmes de joie coulaient de tous les yeux et des rires sensibles se dessinaient sur tous
les visages20…

Ce moment d’allégresse, finalement assez bref, tel un soulagement, une respiration au


sein du tempo révolutionnaire, culmine, deux semaines après la chute de Robespierre,
avec la fête du 23 thermidor an II, célébrant l’événement du 10 août et la fin de la
monarchie, deux années auparavant. Des repas civiques ont été organisés dans les sec-
tions de Paris en l’honneur des volontaires « blessés pour la patrie », rassemblant « un
monde prodigieux », éclairés par des feux d’artifice, occasion d’« embrassements
allègres », de bals et de défilés. Il semble que cette journée soit l’une des plus heureuses
de la décennie révolutionnaire, enfin à la hauteur de la « joie universelle » tant recher-
chée21. Paris traverse la fête, jusque tard dans la nuit, ponctuée de chants, de toasts, de
danses, vécue dans un esprit de « gaîté politique » : « On était plus joyeux ; les danses y

19. Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1970, p. 245-247.
20. Gazette historique et politique de la France et de l’Europe, 22 thermidor an II.
21. Le Courrier républicain, 24 thermidor an II.

158
étaient plus animées ; les rires francs et sans malice ; c’était la fête de la fraternité retrou-
vée22 », s’emporte la Gazette française le lendemain. Ce rire, évidemment, ne dure que le
temps de ce fragile et éphémère équilibre.

La langue du ridicule jacobin


L’ambiance change rapidement : ni les conventionnels ni l’opinion publique ne
peuvent faire comme si le 9 thermidor n’était qu’une simple péripétie bénéfique et la
Terreur une parenthèse dans le cours de la Révolution. La thèse de la « commotion pas-
sagère23 », soutenue par Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, anciens terroristes
ayant contribué à la chute de Robespierre, vole en éclats à partir du moment où une part
de la Convention, sous la pression de l’opinion, demande des comptes et cherche à déter-
miner des responsabilités dans la mise en place et le fonctionnement de la Terreur, bien-
tôt revue et reconsidérée comme un « système de gouvernement24 ». Dès le 14 thermidor,
la loi du 22 prairial instituant la « grande Terreur » est abolie et Fouquier-Tinville, prési-
dent du Tribunal révolutionnaire, est arrêté. Mais c’est en septembre 1794, à partir du
22 fructidor et l’ouverture du procès des 94 Nantais déférés à Paris par Carrier au cours
de l’hiver précédant, que les véritables faits de Terreur sont établis et les responsabilités
des terroristes démontrées (celles de Carrier en premier chef, exécuté le 16 décembre).
Le procès des Nantais s’est en quelque sorte retourné contre son objectif initial : il ne
consolide plus la Terreur en lui livrant des coupables, il la démonte en la donnant à voir
comme « système de dépopulation25 ». Dès lors, la langue thermidorienne s’enfle des
dénonciations les plus virulentes et des images les plus violentes : la Terreur fut un bain
de sang, les terroristes des sanguinaires, la faute en incombe à l’ensemble des Jacobins,

22. Gazette française, 24 thermidor an II.


23. Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Galli-
mard, 1989, p. 74-77.
24. L’expression « système de Terreur » est analysée par Bronislaw Baczko, Comment sortir de la
Terreur…, op. cit., p. 78. Elle est expliquée dans le contexte thermidorien, par Sergio Luzzatto,
L’Automne de la Révolution. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris,
Honoré Champion, 2001 ; Françoise Brunel, “L’épuration de la Convention nationale en l’an III”,
in 1795. Pour une République sans Révolution, Rennes, PUR, 1996, p. 15-97 ; Pierre Serna, La
République des girouettes. Une anomalie politique : la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ
Vallon, 2005, p. 364-378.
25. Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur…, op. cit., p. 191-195.

159
obsédés par le meurtre et l’assassinat. La rhétorique anti-jacobine envahit la presse et les
pamphlets, par flambées inventives et dénonciations radicales26.
Le plus bel exemple en est la série pamphlétaire lancée le 9 fructidor par Méhée de la
Touche, qui publie La Queue de Robespierre, dénonçant les « continuateurs du tyran »,
visant tout particulièrement Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Thuriot ou Vadier27. Le
succès du libelle, fondé sur le croisement des registres politique, animal et grivois, est
immédiat, estimé à plus de 70 000 exemplaires diffusés, engendrant dans les heures et les
jours qui suivent une vingtaine de suites, de reprises ou de réponses : Défends ta queue,
Rendez-moi ma queue, La Grande queue de Laurent Lecointre, autres pamphlets de Méhée
lui-même, mais aussi Coupez-moi la queue, Les Anneaux de la queue, Renvoyez-moi ma
queue, La Tête à la queue, la Queue de Robespierre écorchée, par Couturier, Coupons-lui la
queue, par Jollivet, Les Parties honteuses de Robespierre dévoilées, par Lamberti, Réponse à
la queue de Robespierre, par Marie et Prévost, La Queue, la tête et le front de Robespierre,
par Ange Pitou, La Grande Queue de Barère, par Labil, La Queue de Carrier traînante
dans la société populaire de Nantes, par Laporte, ou encore l’Avis aux successeurs de Robes-
pierre, par Leviliot. Les Goncourt, dans leur style si suggestif, décrivent cet imaginaire de
la dénonciation violente qui s’empare alors de la langue thermidorienne :
Les presses, si longtemps muettes, n’ont pas assez de bras, les papeteries ruinées
n’ont pas assez de papier, les colporteurs anhélants n’ont pas assez d’haleine, pour
livrer aux maudissements de la postérité les mille feuillets de ce gouvernement de la
mort. Et partout, là où ils avancent la tête, inquiets et tremblants, les frères coupe-tête
ne rencontrent que guillotines dressées par la presse vengeresse. Paris éclate en un cri :
Mort aux Jacobins ! Du sang demandent toutes les voix ; du sang ! répondent toutes les

26. Sur cette littérature anti-jacobine efflorescente : François Gendron, La Jeunesse dorée. Épi-
sodes de la Révolution française, préface d’Albert Soboul, Québec, Presses de l’Université du Qué-
bec, 1979 (une version abrégée de ce livre a été publié par les PUF en 1983, sous le titre La Jeunesse
sous Thermidor, avec une préface de Pierre Chaunu), p. 36-52 ; Sergio Luzzatto, chap. « La grande
bête », in L’Automne de la Révolution…, op. cit., p. 75-85 ; Bronislaw Baczko, Comment sortir de la
Terreur…, op. cit., p. 305-353 ; Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française sous
le Directoire, op. cit., p. 115-119 et 371-375.
27. À propos de cette série, La Queue de Robespierre, quelques travaux : Michel Biard, « Après
la tête, la queue ! La rhétorique antijacobine en fructidor an II-vendémiaire an III », in 1795. Pour
une République sans Révolution, op. cit., p. 201-212 ; Antoine de Bæcque, « La queue du cadavre,
un récit d’épouvante », in La Gloire et l’effroi. Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997,
p. 200-206 ; Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur…, op. cit., p. 74-92 ; François Gen-
dron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 35-42.

160
plumes ; du sang ! exigent tous les deuils ; et de toutes ces portes, veuves d’un hôte, où
l’ange exterminateur a laissé une trace de son doigt rouge, sort l’ombre d’un fils mené
par un père, d’un père mené par un fils qui murmure : « Mort aux jacobins ! »28.

On pourrait aligner les titres, de L’Agonie des Jacobins à leur Enterrement, une bonne
centaine de pamphlets différents sortent des presses en quelques jours, imaginaire mor-
bide, sanglant et infernal qui envahit également les gravures ou les scènes de théâtre. Les
rapports de police du moment notent à plusieurs reprises les agitations, les assemblées,
les échauffourées, qui entourent la vente par lecture publique de ces textes, surtout au
Palais-Royal (alors « Jardin Égalité ») et aux alentours. « C’est la Queue de Robespierre
qui produit tous ces oracles29 » ; cette « vente prodigieuse de pamphlets » cause un
« esprit public tourmenté, agité, une fermentation dans l’opinion, un grand trouble
dans le Jardin Égalité30 ». Les « colporteurs hurlant leurs titres anti-jacobins » sont tantôt
« applaudis », tantôt « agressés », mais ils attirent du monde et « vendent du papier »,
notamment aux « muscadins [qui] lâchent leurs sarcasmes sur ce qu’on appelle la queue
de Robespierre31 », car « la guerre des pamphlets ne perd rien en activité » tout au long
de cette fin d’été hantée par les souvenirs de la Terreur.
Entre fin vendémiaire et début frimaire an III (octobre-novembre 1794), un autre libel-
liste apparaît continûment dans ces rapports de police, succédant à Méhée de la Touche et sa
Queue comme figure vedette de l’anti-jacobinisme pamphlétaire : Alphonse Martainville.
Plusieurs colporteurs ont été arrêtés hier et ce matin, note le rapport du 27 vendé-
miaire, criant l’imprimé intitulé Les Jacobins hors la loi, à la Maison Égalité, car des
muscadins s’assemblaient autour d’eux et les suivaient en ricanant et ils paraissaient
narguer ceux qui voulaient empêcher de crier ce pamphlet de Martainville32.

Le 3 frimaire, un mois plus tard, on retrouve A. Martainville dans l’un de ces rapports où
la police révolutionnaire tente de prendre la température de l’esprit public :

28. Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française sous le Directoire, op. cit., p. 116.
29. Le Courrier républicain, 29 fructidor an II.
30. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 30 fructidor an II.
31. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 10 vendé-
miaire an III.
32. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 27 vendé-
miaire an III.

161
Il paraît depuis quelques jours un nouveau journal, intitulé Journal des rieurs ou le
Démocrite français, signé A. Martainville. Le premier numéro est un persiflage conti-
nuel contre plusieurs membres de la Convention et contre la Convention elle-même,
qui y est traitée avec indécence ; on y tourne en ridicule un arrêté du Comité de sûreté
générale, qui défend la lecture de couplets que Martainville avait jetés ces derniers
jours sur la scène du Théâtre de la République, couplets pour célébrer la fermeture du
club des Jacobins33.

Ces deux mentions, et ces trois œuvres mentionnées – Les Jacobins hors la loi, Le Journal
des rieurs, Couplets en l’honneur des mémorables journées des 21 et 22 brumaire [quand est
fermé le club des Jacobins] – campent un singulier personnage : anti-jacobin, chef mus-
cadin, meneur d’hommes, ricaneur et persifleur, maître du ridicule, « Démocrite fran-
çais » faisant rimes acerbes des travers politiques de la Convention, familier des théâtres,
victime de la censure et de la police républicaine. Le pamphlétaire sait jouer sur plu-
sieurs registres. Ses vers politiques peuvent être de facture classique (« Soumis au glaive
jacobin/ Nous eussions eu toujours des maîtres/ Notre sénat heureusement/ A su vaincre
pour la patrie,/ Au 9 thermidor le tyran/ En brumaire la tyrannie/ À nos neveux dira
l’histoire/ Les Jacobins furent détruits/ Et deux jours virent une double victoire34 »), sa
prose imiter l’antique, ses répliques se charger de farce, il n’a en cet automne 1794 qu’une
seule et unique ambition : dénoncer les Jacobins, faire fermer leur club, les ridiculiser par
le rire, « sonner le tocsin contre la faction infâme35 ».
Trois des premiers libelles de Martainville, Les Jacobins hors la loi, où il demande
« l’épuration de la société populaire de la rue Honoré », Donnez-nous leurs têtes ou pre-
nez les nôtres, où il réclame « la tête de la queue », à savoir la mise en accusation publique
par la Convention elle-même du « tigre » Billaud-Varenne, du « sépulcral » Collot
d’Herbois, du « plat et dégoûtant » Barère, et de « l’aquatique » Carrier, qui « de sa vie
n’aura fait de bien qu’aux poissons de la Loire36 », ou Nous mourons de faim. Le peuple est
las. Il faut que ça finisse, texte de style faubourien où l’auteur joue d’une identification au

33. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 3 frimaire an III.
34. Alphonse Martainville, Couplets en l’honneur des mémorables journées du 21 et 22 bru-
maire, s. l., 1794 (BNF : Ye 27 360).
35. Alphonse Martainville, Les Jacobins hors la loi, Paris, les marchands de nouveautés, 1794
(BNF : Lb41 1262).
36. Alphonse Martainville, Donnez-nous leurs têtes ou prenez les nôtres, Paris, Impr. du « Jour-
nal du soir », 1794 (BNF : Lb41 1232).

162
peuple souffrant de la faim et de la misère (qui s’accroît de façon dramatique à Paris à
l’automne 1794) pour exiger la « punition des coupables37 », c’est-à-dire les obsession-
nels Jacobins de la Convention, ces trois textes illustrent exemplairement la rhétorique
thermidorienne de la culpabilité renvoyée vers les robespierristes. Ces textes sont une
vengeance et une revanche de la langue politique : au nom du peuple, au nom de la
Révolution, au nom des victimes, il s’agit de réparer la faute de la Terreur en châtiant les
coupables, même s’ils voient leur identité hétéroclite s’élargir aux dimensions d’un
groupe fantasmatique, telle l’hydre de la fable ou du complot aristocratique des débuts
de la Révolution : têtes et queues robespierristes, affameurs et agioteurs, profiteurs du
système et héritiers des factieux montagnards, en un mot comme en cent, Jacobins…
Mais Martainville ajoute une couleur à la palette de la sombre peinture des travers
jacobins, celle du rire. La tradition du persiflage politique, du bel esprit, du calembour
de salon, du ridicule des mœurs, trouve en lui un héritier thermidorien, ce qui engendre
un type particulier de rieur : celui qui a fait aussi bien l’expérience de la monarchie abso-
lue que de la démocratie absolue, un républicain modéré autant qu’un royaliste réfor-
mateur, redoutant la Bastille comme la guillotine. Dans le premier numéro du Journal
des rieurs, Martainville tente de définir ce paradoxe du comique thermidorien. L’exergue
même – «Rire de tout, c’est ma folie38 » – permet d’approcher ce cas pathologique du
rire d’après Terreur, tel un éclat quelque peu surjoué qui fait son miel de la tradition
satirique (par son aspect et sa tonalité, ce Journal est proche des Actes des apôtres) comme
des événements tragiques et de la « langue morbifique », un rire qui se veut démocra-
tique – l’écrivain en appelle à la communauté égalitaire des rieurs : « Nous recevrons
toujours avec reconnaissance les anecdotes et pièces fugitives qui nous seront transmises
par les amis de la gaieté39 », est-il imprimé en début de chaque numéro – mais n’en
renonce pas pour autant aux ressources classiques du bel esprit, parodies, abus des mots,
calembours, poèmes comiques.
La principale veine du rire anti-jacobin est le pastiche du style jacobin lui-même, et
l’on trouve dans le Journal des rieurs de nombreuses parodies d’une assemblée de club :

37. Alphonse Martainville, Nous mourons de faim. Le peuple est las. Il faut que ça finisse, s. l.,
1794 (BNF : Lb41 1235).
38. Alphonse Martainville, Le Journal des rieurs, ou le Démocrite français, Paris, Vachot, 1794,
douze numéros de huit pages chacun (BNF : LC2- 853).
39. Ibid.

163
les discours, les adresses, les rapports, les décrets, tous boursoufflés de grands mots uni-
versels, d’exagérations grandiloquentes, de prétention régénératrice dont l’ambition se
retourne contre elle-même, d’appels au complot paranoïaques, d’esprit de sérieux élevé
au stade suprême de l’ennui. « Point de plaisanterie, hurlent Duhem et Barère, voulez-
vous suivre le système de nos ennemis qui nous tuent à coups d’épingle40 ? » Les rues de
Paris rebaptisées selon l’idéal terroriste deviennent « Rue des noyés » en référence à Car-
rier, ou « Rue de la Terreur » selon le désir noir de Billaud-Varenne, et l’on trouve dans
les « vraies-fausses » Dernières volontés de Carrier, une profusion de mots exagérés :
« bonheur » répété quatre fois, « effervescence », « guillotiner », « révolutionner »,
« épurer », ainsi qu’une déclinaison interminable autour du verbe noyer : « Noyer tou-
jours », « Noyer tout », « Noyer encore », « Renoyer », « Je noye, tu noyes, il noye… »
Martainville se met lui-même en scène en piètre montagnard, provoquant la joie de ses
compagnons fictifs en faisant voter le décret suivant par l’assemblée nationale : « Le
peuple français reconnaît l’immortalité du corps… » Enfin, la pièce centrale du journal,
s’étalant sur trois numéros d’un périodique qui en compte douze, deux mois durant, est
un « poème héroï-tragi-burlesqui-comique » intitulé Bicêtre encombré ou les Jacobins
furieux41, dont l’intrigue développe en près de trois cents vers le récit carnavalesque
d’une procession burlesque qui, sous les sifflets, les lazzis et les huées du peuple de Paris,
emporte joyeusement les militants du club de la rue Saint-Honoré, fermé, jusqu’aux
cellules de Bicêtre, célèbre prison des fous de l’ancien régime et de la Révolution.
Le rieur Martainville est un homme de presse, imprimé par deux ateliers parallèle-
ment (chez Vachot, rue Richelieu ; chez d’Anjubault, rue Saint-Honoré), vendu en exclu-
sivité chez le libraire Maret, au Palais-Royal, « sous la voûte des fontaines », colporté et
« crié » à certains moments dans tout Paris. Il développe ce double thème populaire de
la parodie politique et du cortège de carnaval dans un autre opuscule de l’automne 1794,
Les Galbanons de Bicêtre mis en réquisition pour loger les Jacobins et le club électoral. Là,
« nos clubistes se traînent, la mine allongée, serrant la queue et portant bas l’oreille »,
mais ils parviennent toutefois à tenir leur assemblée réglementaire, choisissant « un pré-
sident drelin, drelin » qui distribue la parole de manière aussi ridicule que théâtrale,

40. Alphonse Martainville, Le Journal des rieurs, ou le Démocrite français, op. cit., no 3.
41. Alphonse Martainville, « Bicêtre encombré ou les Jacobins furieux », poème héroi-tragi-
burlesqui-comique sur 3 numéros du Journal des rieurs, ou le Démocrite français, op. cit., du no 4
au no 6.

164
apostrophant ses collègues à coups de tautologies politiques – « La liberté est libre… » –
et d’invectives exagérées – tout est chez lui « terriblement patriotique »… Soudain, on
dénonce un complot, l’extinction de la « race révolutionnaire » ayant été « machinée par
le parti de l’étranger ». On décide enfin de faire une pétition « brève mais courte, courte
mais énergique » au Comité de sûreté générale afin de réclamer une nouvelle salle de
réunion. Les Jacobins sont comme un « théâtre en faillite » car le rideau a été tiré sur la
tragédie historique, la Terreur, relue ici en comédie burlesque mais morbide et sanglante,
quasi grandguignolesque, ainsi que le démontre la teneur de la pétition : « Nous avions
le digne patron Robespierre qui nous entretenait à gogo, hélas… hélas… hélas…, sacré
nom de Guillotin, nous ne l’avons plus ! Nous ne pouvons plus payer notre salle… » Le
Comité de sûreté se réunit devant ce cas urgent et décide d’attribuer « une nouvelle salle
gratis aux clubistes, un local digne des héritiers de Robespierre, les galbanons de
Bicêtre42 », autrement dit les cachots moisis des enfermés pour longues peines. Martain-
ville a le verbe enjoué qui anime joyeusement les clichés rhétoriques de la langue ther-
midorienne. Sous sa plume, celle-ci se fait soudain rieuse.

Portrait d’un muscadin « fou et petit gros »


Une fiche de police, tenue à jour au fur et à mesure de sa carrière de pamphlétaire, qui
prend fin, dans le dénuement et l’oubli en 1830, attribue à Martainville 26 textes
« signés » et 6 anonymes. Ce sont des libelles, des pièces de théâtre, des poèmes, des trai-
tés et des journaux. Pour la police, il est d’abord cet « Anti-Jacobin par le rire43 » que
nous avons vu apparaître dans les rapports de surveillance d’époque conventionnelle,
puis il mue, par anti-bonapartisme, en royaliste, « petit journaliste ultra, plus royaliste
que le roi, c’est-à-dire un imprudent, ami plus gênant et plus dangereux que mille sages
ennemis, et, circonstances aggravantes, l’auteur des Assemblées primaires, du Concert de
la rue Feydeau et de la Nouvelle Montagne44 ». La constante, dans cet itinéraire politique
somme toute classique, est un trait plus intime noté par les policiers : « Un coquin dans

42. Alphonse Martainville, Les Galbanons de Bicêtre mis en réquisition pour loger les Jacobins
et le club électoral, Paris, Maret, 1794 (BNF : Lb41 1458).
43. « Martainville », fiche de police (Archives de la préfecture de police : RF 18.880).
44. Ibid.

165
ses choses privées45 », c’est dire un dépravé, libertin, cherchant la compagnie du vin et
des femmes dans le pourtour théâtral, alcoolisé et scandaleux du Palais-Royal.
Dans l’histoire du théâtre français, cependant, Martainville reste pour une œuvre,
datée de décembre 1806, ce que rappelle encore toutes les notes nécrologiques parues au
début du xxe siècle en souvenir de cet immense succès de la Gaîté parisienne, Le Pied de
mouton, « vaudeville féerique et moderne », en partie chanté, contant les aventures
tumultueuses de deux personnages rivaux, Guzman et Nigaudinos, pièce pleine de
« trucs exhilarants » – le chapeau de Guzman, soudain, se transforme en ballon et l’em-
porte dans les airs, vers les cintres du théâtre –, cent fois reprise, mille fois adaptée, pillée
et rafistolée au goût du jour, dont une réplique revient dans la bouche du héros comme
une litanie célèbre durant tout le xixe siècle, parmi les références culturelles partagées :
« Guzman ne connaît pas l’obstacle ! »
À l’automne 1794, lorsqu’il fait irruption sur la scène thermidorienne, Martainville
n’a que 17 ans, mais il en impose déjà par deux facettes d’une personnalité qui n’évo-
luera guère : une plume douée, faisant feu de tout bois, qui s’adapte avec une facilité
déconcertante à toutes les besognes, et un physique distinctif à défaut d’être distingué.
Grosse tête, plantée sur des épaules remontantes, de sorte qu’il donnait l’impression
d’être bossu ; un buste énorme, mal soutenu par des membres inférieurs maigrelets,
repliés sur eux-mêmes ; sa main gauche était une manière de moignon et son visage
ravagé par la grêle46,

ainsi un témoin des joutes thermidoriennes campe-t-il Martainville à la fin du Direc-


toire. Cet aspect monstrueux, résurrection d’une sorte de fou du roi bossu, difforme,
énorme, d’autres l’évoquent aussi. « Son physique est ingrat sans être comique ; son
esprit est comique tout en restant ingrat47 », analyse un libelliste rival, tandis qu’Auguste
Hus, lors de la première Restauration, lui rend un paradoxal hommage :
Ce gros garçon de bonne humeur, le plus gai ou plutôt le seul gai parmi les goutteux,
n’est pas né du cerveau de Jupiter comme Minerve, mais il est sorti de la cuisse du
maître des dieux, comme Bacchus, au son du tambour de basque et du tambourin de

45. « Martainville », fiche de police (Archives de la préfecture de police : RF 18.880).


46. Paul Ginisty, « Un pamphlétaire : Martainville », in Revue hebdomadaire, 21 mai 1910.
47. Henri Corbel, « Martainville, 1777-1830. Figure du passé », in Bulletin de la commission
municipale historique et artistique de Neuilly-sur-Seine, 8e année, 1910.

166
la Folie. Les jeux et les ris l’entourèrent en dansant, la Sagesse ne parut point auprès
de son berceau. Il figurerait avec honneur au Temple de la gourmandise, c’est-à-dire
au Rocher de Cancale, entre Grimaud de la Reynière et Geoffroy, qui n’aiment pas les
danseuses désossées, et dont M. Martainville est le mouton enragé48.

C.-G. Étienne, avec qui il écrira en 1802 une Histoire du théâtre français sous la Révolu-
tion, fait de Martainville un portrait mêlant biographie, physiologie et genre littéraire :
Esprit vif et original sous une enveloppe inculte, décousu dans sa conduite, facile
dans ses mœurs, mais bon compagnon, nullement méchant et d’une gaîté intaris-
sable. Il faisait de tout pour vivre, étant à la fois journaliste, dramaturge, chansonnier,
écrivain de petits livres, rieur en large et en travers, parlant même dans l’occasion de
morale et de vertu. C’était Figaro sous la forme de Sancho Pança49.

Enfin, dernier témoignage, celui d’Auguste Vitu, qui le vit prendre place parmi les spa-
dassins du rire anti-jacobin : « Petit, trapu, bas sur jambes, grêlé et mal soigné, déjà gros,
il ressemble au diable boiteux, bancroche et tortu comme lui. En revanche, ce demi-
bossu a de l’esprit plein sa bosse, qu’il dépense et sème à profusion dans ses articles, ses
vers, ses pamphlets ou ses vaudevilles50. »
Cette physionomie littéraire ne vit que de réputations, de rumeurs et de propos rap-
portés qui dévoilent par touches contrastées sa personnalité. C’est un buveur au sang
chaud, et les cafés qui entourent le Palais-Royal conservent longtemps récit de ses
frasques51. « Jamais plus en verve qu’à table52 », ou « Il a bon ventre à table, qu’il assai-
sonne d’historiettes gaillardes et de gasconnades épicées53 »… Martainville semble avoir
ses habitudes au café des Cannonniers, ex-café de Chartres, rendez-vous de la jeunesse

48. Auguste Hus, De l’Influence de l’abbé Delille sur la poésie française, précédée d’alexandrins
patriotiques et suivie de Mélanges en vers et en prose sur la Gazette de France et M. Martainville,
Paris, Dentu, 1814.
49. Alphonse Martainville par Charles-Guillaume Étienne, cité par Henri Corbel, « Martain-
ville, 1777-1830. Figure du passé », op. cit.
50. Martainville par Auguste Vitu, cité par Augustin Thierry, « Martainville », in Gazetiers et
journalistes d’autrefois, s. d.
51. En 1810, dans Le Caveau moderne, A. Martainville écrit encore : « Je ris de l’ivresse des
hommes./ Pour ma devise : Ivrognus sum./ C’est dans le fond de ma bouteille/ Que je vais chercher
des merveilles. »
52. Paul Ginisty, « Un pamphlétaire : Martainville », op. cit.
53. Augustin Thierry, « Martainville », op. cit.

167
dorée thermidorienne, où l’on « gueule fort54 » contre les Jacobins avant d’aller faire le
coup de main dans les théâtres, les galeries ou les clubs. Martainville aime cette provoca-
tion, qu’il pratique de façon désinvolte et primesautière, « avec bravade et bravoure55 » :
Il prenait satisfaction à surexciter les rancunes et à augmenter le nombre de ses enne-
mis. Il provoquait la fureur avec une insolence hautaine, notamment la foule du Palais
Égalité. L’impopularité flattait son orgueil, et il bravait la colère d’une salle entière qui,
debout, le huait, l’injuriait, le sommait de quitter sa place et le théâtre56.

Cette arrogance vaut en effet à Martainville plusieurs évacuations hors de théâtre sous
protection de la police, qu’il raille à son tour dans une de ses pièces suivantes, un vaude-
ville frondeur s’en prenant à la police du Directoire. Journaliste de combat, il n’hésite pas
non plus à se battre, à mains nues, à l’épée, au gourdin : « Il bourre, il cogne, il frappe, il
échine, il assomme congrûment57 », ce qu’il ne faut pas prendre qu’au sens figuré,
puisqu’il figure dans plusieurs listes de jeunes gens arrêtés pour violence et bagarres
politiques sous la convention thermidorienne, élevé au rang de « membre de l’État-
major des justiciers casse-trognes58 » par la Gazette française du 27 vendémiaire an III.
Cette incarnation du Parisien de Paris, malicieux, frondeur, bruyant, malpoli, mais
« extravagant d’élégance » et « arrogant en ricanements59 », est pourtant née à Cadix
en 1777, au hasard des pérégrinations commerciales d’un père « vendeur de biens ».
Comme il l’a dit lui-même, Martainville, tant par son teint rougeot que par son grain de
folie, conserve toute sa vie « un coup de soleil d’Espagne60 ». Orphelin jeune, il monte à
Paris à 16 ans en 1793. Assez vite, à 17 ans, il est engagé par Crétot comme rédacteur
parlementaire au Postillon des Armées. Toute l’équipe du journal, Crétot, l’imprimeur,
Martainville, le rédacteur, mais aussi Mauborgne, « commis chez le marchand d’estampes
Basset », Tremblay, Millin, Le Clave, « ouvriers imprimeurs », Lefèvre, « colporteur », est

54. François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 3.


55. Henri Corbel, « Martainville, 1777-1830. Figure du passé », op. cit.
56. Paul Mathiex, « Un centenaire oublié : Martainville, auteur dramatique et pamphlétaire »
in La Liberté, 31 octobre 1930.
57. Augustin Thierry, « Martainville », op. cit.
58. La Gazette française, 27 vendémiaire an III.
59. Augustin Thierry, « Martainville », op. cit.
60. Ibid.

168
bientôt décrétée d’accusation pour avoir publié dans Le Postillon une critique sévère de la
loi du Maximum, et comparaît devant le Tribunal révolutionnaire le 11 ventôse an II.
Une première légende en forme de bon mot, comme il en existera beaucoup à son
propos, entoure cette comparution, où il aurait répondu à Coffinhal, qui préside le Tri-
bunal ce jour-là et mène l’interrogatoire : « Alphonse-Louis Dieudonné de Martain-
ville ? », « Pardon, citoyen président, Martainville tout court. Je suis ici pour être raccourci
et non pour être allongé61 ! » On ne trouve pas trace de cette fanfaronnade, ni dans Le
Moniteur où son interrogatoire est consigné, ni dans le relevé de cette séance aux Archives
nationales, où le jeune homme déclare plutôt « se nommer Martainville, âgé de 17 ans,
étudiant au collège de l’Égalité, demeurant no 83 rue Saint-Jacques, section du Panthéon
français62 », et explique très sérieusement « rédiger ses articles là où il prend des notes,
dans la loge de presse de la Convention nationale63 ». Défendus par l’avocat la Fleuterie,
protégés par Antonelle, le maire d’Arles, car Crétot et Martainville ont chacun vécu un
temps dans la capitale du delta du Rhône, tous les accusés sont acquittés.
Pour Martainville, cette expérience de la Terreur à multiples facettes – rédacteur,
accusé, acquitté – a sûrement joué un rôle dans la violence de son écriture et de ses rites
thermidoriens. Mais compte sans doute aussi l’engagement qu’il contracte envers Sta-
nislas Fréron, alors le chef de la jeunesse anti-jacobine. Cet ancien condisciple de Robes-
pierre, terroriste zélé, corrompu, s’est retourné contre « le tyran » et fut l’un des plus
actifs artisans de sa chute le 9 thermidor. Mais c’est un bon journaliste, et son titre,
L’Orateur du peuple, est l’un des plus influents dans les mois de « dé-Terreur », voire
parfois de « contre-Terreur », qui suivent la fin des robespierristes. Fréron, aux côtés de
Tallien, fait l’opinion et la tourne contre les Jacobins.
Dans cette entreprise, qui reste une des batailles de presse les plus virulentes de l’his-
toire française, Fréron cherche des alliés et des plumes, ceux qu’il invite à sa table chez un
restaurant de la place du Louvre afin de « s’entendre sur l’opinion qu’il importait de
répandre dans le public64 ». Il y a là Tallien, Méhée de la Touche et leur Ami des citoyens,

61. On trouve cette réplique chez Augustin Thierry, mais elle est démantie par Henri Corbel et
Paul Ginisty…
62. Archives nationales, W. 333, dossier 576.
63. Ibid.
64. Cité par François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 4. Sur Fréron et ses pamphlé-
taires : Sergio Luzzatto, L’Automne de la Révolution…, op. cit., p. 85-89.

169
Dussault, rédacteur de L’Orateur du peuple avec Fréron, Richer-Sérizy, plume venimeuse
et parfois terrifiante de L’Accusateur public, les frères Bertin du Journal des débats, Lagarde
du Journal de Perlet, Michaud pour La Quotidienne. A. Martainville est à la fois le cadet
et le rieur de la bande. C’est sa place : la propagande anti-jacobine fonctionne grâce à lui
sur le registre de la comédie satirique, du ridicule, du chahut et de la rixe gasconne. Il le
reconnaît lui-même dans Le Journal des rieurs, qu’il fonde sous la protection de Fréron :
« Parce que c’est de ce côté-là qu’on fait de l’esprit, qu’on se sert de l’esprit – n’est-il pas
toujours de qualité supérieure – comme d’une arme politique. Un bon mot, et me voilà
adversaire des Jacobins65. »
Chez Martainville, l’enrôlement du rire sous la bannière politique est concerté, calculé,
presque théorisé, ainsi qu’il l’expliquera dans son histoire du théâtre sous la Révolution :
Tout devint politique alors, les manières de se vêtir, de parler, ainsi que les spec-
tacles et les mœurs. Soif de plaisirs et de rire. Il fallait se dédommager de la formidable
compression politique que nous venions de subir. Ce divertissement était nécessaire
pour faire oublier le spectacle de la guillotine encore présent dans les yeux de chacun.
L’esprit français, qui ne perd jamais tout à fait ses droits, même aux heures les plus
tragiques, commence à fredonner, comme un dérivatif, avec frivolité, à chansonner sur
cet appareil de meurtre : “La guillotine est un bijou/ Aujourd’hui des plus à la mode./
J’en fais faire une en acajou/ Pour la mettre sur ma commode”66.

Fréron est comme l’instigateur du rire de Martainville, il le suscite, il le dirige, il le pro-


tège également, tant que faire se peut. Ainsi, quand Martainville, son libraire Maret, et
trois colporteurs, sont arrêtés pour troubles à la suite de la criée des Jacobins hors la loi,
l’un des premiers textes de l’insolent, ils sont bientôt libérés, nous apprend le rapport de
police du 28 vendémiaire an III, « sous la caution du citoyen Fréron67 ».
Cette « science de la gueule68 », aussi bien gourmande, buveuse que répliqueuse, cet
« art d’écrire vite, drôle et violent69 », Martainville l’enrôle, sous la bannière de Fréron, au
service de la jeunesse muscadine, dont il est rapidement l’une des figures les plus fameuses :

65. Le Journal des rieurs, ou le Démocrite français, op. cit., no 5.


66. Cité par Henri Corbel, « Martainville, 1777-1830. Figure du passé », op. cit.
67. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 28 vendé-
miaire an III.
68. Cité dans Augustin Thierry, « Martainville », op. cit.
69. Jules Janin, cité par Augustin Thierry, ibid.

170
La guerre contre le robespierrisme trouva une armée rangée en bataille. Cette armée,
qui était téméraire pour mieux être brave, appelait les périls, les combats, l’ennemi.
Elle était impatiente de vaincre, fût-ce en se colletant ; elle avait hâte de se sauver de
ses remords, de se laver de défaites sans résistance, de faire oublier son silence et son
sommeil pendant les mauvais jours, et elle jurait vengeance sur le pommeau de ses
gourdins. Cette armée était la jeunesse parisienne de l’an III. Fatiguée de servir la bar-
barie, la jeunesse se refusait à renoncer plus longtemps à elle-même. Elle était lasse de
faire jeûner ses passions, et d’accommoder sa vie aux lois de Sparte. Elle ne voulait
plus du brouet du maximum et de la livrée du sans-culottisme. En elle, une immense
soir de plaisirs, de jouissances, de bien-être, de luxe, germait sourdement. Elle voulait
jouir et qu’on la vit jouir. Il lui fallait l’ostentation, le bruit autour de ses vices et de
ses amusements. Tout chez elle se révoltait contre la vie dure, maussage, besogneuse,
d’une république antisociale. […] Dans la brutalité des mœurs révolutionnaires, le
bâton devint l’ultima ratio des protestations. Le bâton n’est pas seulement l’épée, arme
de défense et d’attaque ; il est la mise hors la loi, il est l’ostracisme appliqué au bonnet
rouge des Jacobins. Il ne frappe pas seulement au nom d’un parti ; il proscrit au nom
de l’élégance ; et il cherche autant la mort du Jacobin que le retour de la mode70.

De cette armée de jeunes gens bien mis, parfois extravagants par l’apparence, circulant
en meutes, armés de gourdins, à la recherche de sans-culottes, de citoyens à cocarde, de
Jacobins à bastonner ou à conspuer, dirigés le plus souvent par Fréron et son état-major
comme une arme politique d’intimidation – groupe que François Gendron a étudié et
estimé à quelque deux à trois mille individus à Paris71 –, de cette armée nommée tour à
tour, et simultanément, celle des muscadins, des anti-jacobins, de la jeunesse dorée, des
Incroyables, du Petit Coblentz, du Palais Égalité, Martainville est un portrait à lui seul.
Par sa jeunesse – il a 18 ans au printemps 1795 –, son arrogance, sa morgue, sa fièvre
batailleuse, sa verve anti-jacobine, son goût pour les déboulés collectifs et les processions
ricanantes, il est un muscadin. De même, par sa plume satirique et son amour de la scène
– il veut, un temps, être acteur, et joue Frontin au Théâtre de la Cité, mais c’est un échec –,
sa fréquentation du Palais Égalité, du café des Cannoniers, du concert Feydeau, de la salle
de bal chez Garchy, il incarne la jeunesse dorée. Enfin, par sa mise elle-même :

70. Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant le Directoire, op. cit.,
p. 130-132.
71. François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 33.

171
Le gilet de peluche, les escarpins vernis, le chapeau rond, la cravate carrée, le cor-
net de mousseline montant jusqu’à la lèvre inférieure, la culotte serrée agrafée sous le
genou, les basques en queue de morue, un flot de rubans, des bijoux et le gourdin72

Martainville est un prince de la réaction juvénile et élégante. On peut le rapprocher du


« rosse coquin » tel que le portraiture, au milieu d’un nuage de musc, Poirier le Boiteux
dans un opuscule du temps :
Voyez tout cela, tentez d’imaginer cet incroyable fantoche se dandiner dans une atti-
tude pâmée, en répétant d’une voix mourante Ma pa-ole d’honneu-, c’est ho-ible ! C’est
tout l’esprit du muscadin, soldat de salon, mais à quatre contre un, ils ont souvent le
dessus à coups de bâton sur les té-oistes73.

Refusant le moindre signe jacobin ou sans-culotte – par exemple les « r » roulés et virils
du verbe populaire, comme les mises simples, les barbes naissantes ou les nez et bonnets
rougis du peuple de Paris –, contre-attaquant par la pointe, les calembours ou le pastiche
autant que par le gourdin, la gueule, le chahut et le symbole, Martainville est un musca-
din en version petit gros.

Carnaval thermidorien
En janvier 1795, Alphonse Martainville est au centre d’un rite burlesque qui inquiète
la police parisienne, qu’elle surveille d’ailleurs de près : le brûlement du mannequin des
Jacobins, promené en procession carnavalesque dans le Palais-Royal, puis mis au bûcher
devant le club lui-même, désormais fermé, sis rue Saint-Honoré à dix minutes à pied,
enfin jeté à l’égout. Les rapports du 27 nivôse an III, puis du 1er pluviôse, en avertissent
la hiérarchie policière :
Un projet est né au café de Chartres pour la fête du 2 pluviôse. On a proposé un
rassemblement au Palais Égalité après midi ; l’on doit y habiller un mannequin en
Jacobin, le décorer des attributs de la royauté, avec un poignard à la main, se rendre
en masse derrière ce simulacre à la Convention comme une procession grotesque, et

72. François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 28-29.


73. Poirier le Boiteux, Le Portrait des Incroyables, s. l., s. d.

172
de là le porter aux Jacobins ou à la Maison Égalité pour être brûlé. La surveillance est
chargée de veiller à ce rassemblement74.

Au même endroit, mais en un autre temps, quatre ans auparavant, un autre rieur,
Antoine Gorsas, patriote et révolutionnaire, avait fait subir le même rite d’humiliation
burlesque au mannequin papal75. Quelques rapports de police et journaux républicains
ont également signalé, juste après la fuite à Varenne, puis à la suite du 10 août 1792 et la
chute de la monarchie, d’identiques brûlements de représentations ou d’effigies de
Louis XVI. Cette fois, la cérémonie s’inscrit dans le contexte de la chasse aux Jacobins,
organisée par Fréron (qui a obtenu la fermeture du club en novembre 1794, le 22 bru-
maire), menée par les troupes muscadines, bâton à la main, hâtée par les écrits et les
images thermidoriens. Le 2 pluviôse an III, fête nationale commémorant l’exécution de
Louis Capet, le 21 janvier 1793, deux ans auparavant, est l’acmé de cette bataille poli-
tique qui dure depuis l’automne 1794, puisqu’on y célèbre le seul point commun exis-
tant alors entre Jacobins et muscadins, un souvenir positif partagé de la Terreur : la haine
des rois et la fierté républicaine. Les deux factions sont républicaines, les Jacobins par
vertu et laconisme, en version spartiate ; les muscadins par accomodations et provoca-
tions, en version décadente. Au nom de la république, les Jacobins tentent de relever la
tête, obtenant par exemple la panthéonisation de Marat, l’instauration de fêtes symbo-
liques, le renforcement des lois contre les émigrés. Au nom de cette même république, les
muscadins leur font violence et détruisent les symboles de la Terreur. Ce fragile trait
d’union républicain n’empêche ni les railleries ni les batailles de rue.
Cette guerre du rire est ainsi décrite par le rapport policier du 3 pluviôse, lendemain de fête :
La journée d’hier s’est passée dans la plus grande tranquillité jusqu’à six à sept
heures du soir, où les jeunes gens, habitués du café de Chartres, se sont réunis, comme
ils l’avaient projeté. l’un d’eux, prenant la parole, a dit : « Je viens de dîner chez Février
avec nos frères du faubourg Jacques ; ils se rendront, avec le mannequin, dans dix
minutes… » Peu de temps après, deux ou trois cents personnes76 se rassemblèrent dans

74. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 1er plu-
viôse an III.
75. Antoine de Bæcque, Les Éclats du rire…, op. cit., p. 284-285.
76. Le Messager du soir du 4 pluviôse an III parle de « trois mille citoyens » ; et Le Courrier répu-
blicain de « cinq à six mille personnes » ; la Gazette française de « trois à quatre mille
personnes »…

173
le Jardin Égalité, avec un mannequin qu’ils dénommèrent Jacobin, portant une per-
ruque noire et un bonnet rouge sur la tête, une chemise rouge sur le corps, une bourse
et un portefeuille dans une main, et une torche et un poignard dans l’autre ; dans
ce rassemblement, éclairé par une demi-douzaine de flambeaux, l’un deux nommé
Martainville prononça un discours et entonna ensuite plusieurs chansons dont les
assistants répétaient en chœur le refrain ; de là, ils partirent en masse et se rendirent
en premier, et avec beaucoup d’étalage dans leur marche, à la place de la Réunion, où
ils insultèrent à la mémoire de Marat et firent faire amende honorable au mannequin,
de là à la cour des Jacobins, après une station devant la porte de Vadier, où il fut brûlé.
Les cendres furent ensuite mises dans un pot de chambre et jetées dans l’égout Mont-
martre, lieu qui, disaient-ils, devait être le Panthéon de tous les Jacobins et de tous les
buveurs de sang77.

Tous les éléments du cérémonial font sens. Les lieux tout d’abord, dessinant la géogra-
phie de la rivalité politique : le café de Chartres et le Jardin Égalité, ex Palais-Royal, place
forte muscadine, espace de mobilisation joyeuse, de sociabilité alcoolisée, mais aussi de
violence et de scandale ; la place de la Réunion, où siège la Convention, donc le pouvoir,
donc la Terreur, son oubli comme sa purgation (l’amende honorable) ; la porte de
Vadier, terroriste et massacreur ; puis la cour des Jacobins, où se tint le club, désormais
transformé en école normale d’instituteurs, mais qui demeure symboliquement un
espace d’exécration et de punition, tant physique que rituelle. L’habillement et les
emblèmes, ensuite, sont parlants, puisque le mannequin est coiffé de la perruque noire
et du bonnet rouge caractérisant l’apparence des sans-culottes, qu’il porte main gauche
la bourse et le portefeuille de la corruption et de l’avidité (renvoyant aux exactions de
certains représentants en mission), et tient à main droite la torche de la division et des
massacres. Ce mannequin incarne l’anarchie et le chaos, il prône symboliquement la
division et la violence, oubliant le bien public afin d’imposer sa loi par le sang et pour
son propre compte. Enfin, le déroulement même de la cérémonie parle d’évidence :
reprise du Carnaval, selon le calendrier traditionnel, interdit par la municipalité depuis
les débuts de la Révolution par refus des « anciennes superstitions » et pour cause d’opa-
cité dans l’espace public (les masques, le travestissement, l’inversion des rôles et des
places), résurrection de la procession, de l’effigie ridicule, de l’« étalage » (la marche
mimant grotesquement une pompe funèbre), de sa conclusion : le brûlement et les
cendres placées dans le pot de chambre, puis jetées à l’égout, au milieu des chants et des

77. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 3 pluviôse an III.

174
« réflexions enjouées », résurgence de la culture scatologique du bas corporel si caracté-
ristique du rire grotesque78.
Mais ce carnaval est politique : il porte l’inversion des valeurs révolutionnaires, puisque
l’égout y devient le Panthéon et que les Jacobins y sont jetés au milieu des excréments et
du sang qu’ils ont contribué à verser. Dans la nuit qui suit, lors des « amusements » auto-
risés par la fête du 2 pluviôse, les rapports signalent d’autres excentricités grotesques
dont sont victimes les Jacobins : brûlement d’une enseigne « Café des Jacobins » au
milieu des danses et des rires, toujours au Jardin Égalité, puis rixes, et même batailles
rangées entre muscadins et sans-culottes lors du bal de la rue des Boucheries, faubourg
Saint-Germain, et lors du dîner fraternel du quartier Saint-Antoine, qui dégénère en
affrontements entre « habitués du café de Chartres » et « citoyens du faubourg ».
Au centre de la cérémonie, Martainville tient un rôle capital car il est la voix de ce
bûcher pour rire. En reconstituant ses discours et ses chants, on perçoit comment il
explique et donne sens. Il publie tout d’abord une courte brochure, quelques jours avant
le 2 pluviôse, La Nouvelle Montagne en vaudeville, ou Robespierre en plusieurs volumes, où
cette rencontre entre rite carnavalesque et culture politique est explicitée, appelant de ses
vœux le brûlement du mannequin du Jacobin, le plaçant en parallèle avec une autre
procession burlesque, celle des Montagnards qu’il fait défiler en autant de masques :
Vadier y est déguisé en « suicide », Amar en « guillotine », Billaud en « pleureur », Collot
en « énergie », Duval en « plaisant », Levasseur en « Arlequin », Duhem en « Crébillon »,
Barère en « mitraille »… Le cortège s’achève sur des chants révélateurs : « Mitraillons,
mitraillons, mitraillons donc/ C’est une fort bonne recette…/ Noyons, noyons, noyons
donc/ C’est une fort bonne recette/ Barère réunit les partis en décrétant/ qu’on noyerait
une moitié et qu’on mitraillerait l’autre », avant que Billaud, en tête du défilé ridicule,
n’entonne l’hymne « officiel » des Jacobins, leur Marseillaise parodique : « Allons enfants
de Robespierre/ L’heure de vengeance a sonné/ Déjà d’une mortelle guerre/ L’heureux
signal nous est donné79. »
Au cours du brûlement lui-même, le petit jeune homme, « élevé sur une hauteur »,
chante une chanson et prononce un discours. La première, sur l’air du Plaisir qu’on goûte

78. Mikhail Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous
la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
79. Alphonse Martainville, La Nouvelle Montagne en vaudevilles, ou Robespierre en plusieurs
volumes, s. l., an III (BNF : Lb41 1350).

175
en famille, retrouve la double thématique, typiquement thermidorienne, de la punition et
de la réunification, du rassemblement des cœurs construit sur la vengeance des victimes :
Indulgence pour les erreurs,/ Mais prompte vengeance des crimes :/ N’épargnons
point les égorgeurs/ De tant d’innocentes victimes./ Chaque jour un crime nouveau/
Pour eux n’était qu’une vétille ;/ Proscrivons-les, qu’aucun bourreau/ Ne soit admis
dans la famille./ Embrassons-nous, et que toujours,/ Chez nous la fraternité brille :/
Ah ! que, tel un joyeux bourg,/ Nous ne soyons plus qu’une seule famille80.

Le discours, quant à lui, est un acte d’accusation, « adressé au fantôme jacobin » :


Je t’accuse d’avoir, pendant quinze mois, ravagé, pillé la République, incarcéré les
citoyens et assassiné le peuple français. Je t’accuse d’avoir voulu te porter en masse à
la Convention nationale pour la dissoudre, en égorger les membres et réduire ainsi la
nation à la plus honteuse servitude. Je t’accuse d’avoir pris hautement la défense du
scélérat Carrier et déclaré que tu lui ferais un rempart de ton corps. Je t’accuse enfin
de toutes les calamités qui ont accablé et qui accablent encore la France, car elles sont
toutes à toi. Les monstres que tu représentes ont trop longtemps égorgé et volé le
peuple, le jour de la vengeance est arrivé. En réparation de quoi, et au nom du peuple
souverain, je requiers que tu sois brûlé vif devant le lieu même qui a été le principal
théâtre de tes forfaits. Tes cendres infâmes seront ensuite jetées dans un égout81.

Le mannequin, que quelques-uns surnomment « Robespierre », ou « Billaud », ou


« Collot », est alors brûlé ce qui « excite la plus grande curiosité d’un immense public et
la risée bruyante de l’assemblée82 ». Martainville est parvenu à donner une couleur toute
politique aux flammes de cet enfer ridicule.

Rituel iconoclaste et guerre des théâtres


Quittant pour un temps les arcades du Jardin Égalité, la querelle se déplace vers les
scènes parisiennes à l’occasion d’une guerre des théâtres d’une étonnante vigueur. De
nouveau, Martainville s’y montre omniprésent, entraînant à sa suite une cérémonie et
un discours politico-burlesques.

80. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 3 pluviôse an III.
81. Ibid.
82. Ibid.

176
En septembre 1793, la représentation d’une pièce jugée trop modérée, Pamela, de
François de Neufchâteau, a conduit à la fermeture du Théâtre de la Nation (futur
Odéon). Les comédiens français ont, pour beaucoup, été arrêtés, les acteurs emprison-
nés aux Madelonnettes, les actrices enfermées à Sainte-Pélagie. Au lendemain de Ther-
midor, la mise en liberté de nombre de ces acteurs et de certains dramaturges suscite une
renaissance de la vie théâtrale83, dont une des caractéristiques est l’implication, notam-
ment à travers les pièces jouées, dans l’actualité politique. Très vite, sur certaines scènes,
plutôt anti-jacobines, le Théâtre de la rue Feydeau, le Vaudeville, le Favart, le Cité-Varié-
tés, l’Ambigu, les Variétés, la Gaîté, le public commence à applaudir les passages consa-
crés à « la chute du tyran ». Sur d’autres scènes, plus jacobines, du moins plus surveillées,
le Théâtre de la République, celui de l’Égalité ou des Amis de la Patrie, certains huent les
drames les plus républicains. Les acteurs qui ont embrassé la cause des Jacobins, comme
le grand Talma sur la scène du Théâtre de la République, salle Richelieu, sont abreuvés
d’injures, on arrache aux murs les emblèmes révolutionnaires, on renverse les statues
dans les galeries et les foyers. Mais les Jacobins et les patriotes ne demeurent pas passifs,
répliquant en affichant leurs propres signes ou en déployant leurs rituels : de nombreuses
salles sont ainsi le lieu d’émeutes et d’affrontements.
Le théâtre muscadin investit alors principalement le genre léger du vaudeville et ses
pièces satiriques, où les allusions à l’actualité ne sont pas rares, genre dont le Théâtre de
la rue Feydeau s’est fait une spécialité dès les débuts de la Révolution. Cette scène à suc-
cès, spécialisée dans les féeries, les spectacles exotiques, les fantaisies, également célèbre
pour ses concerts, notamment de chansonniers, devient bientôt le principal rendez-vous
de la jeunesse dorée. Les muscadins n’hésitent pas à y faire chanter, par certains acteurs
qui veulent bien se joindre à eux, leur hymne de ralliement, Le Réveil du peuple, à y faire
entendre leurs cris : « Mort aux terroristes ! Mort aux Jacobins ! », à y imposer un réper-
toire ou à s’opposer aux pièces qu’ils jugent trop favorables aux montagnards et trop
critiques contre les mœurs ou les habitudes des incroyables. À partir de ce point de ral-

83. Sur cette efflorescence théâtrale, on lira : Charles-Guillaume Étienne et Alphonse Mar-
tainville, Histoire du théâtre français depuis le commencement de la Révolution jusqu’à la réunion
générale, Paris, Barba, 1802, vol. 3, p. 170-198 ; Au temps des Merveilleuses. La société parisienne
sous le Directoire et le Consulat, catalogue de l’exposition du musée Carnavalet (9 mars-12 juin
2005), Paris, Paris musées, 2005 ; Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française
pendant le Directoire, op. cit., p. 323-353 ; Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française,
op. cit., p. 244-275.

177
liement, les jeunes gens font chaque soir la tournée des différentes salles, par groupes de
plusieurs dizaines d’individus, s’imposant à l’aide du bâton s’il le faut84.
Au Théâtre de la République, par exemple, ils font tonner l’orage contre La Bayadère,
coupable à leurs yeux de ne faire aucune allusion à Thermidor sur une scène longtemps
favorable aux Jacobins. « Jamais ouvrage ne fit une chute aussi épouvantable, rapporte
un témoin du chahut muscadin. Le bruit discordant des éclats de rire et des sifflets ne
permit pas même d’en suivre l’intrigue. La triste Bayadère, appuyée négligemment
contre une coulisse, ne laissait pas échapper un vers qui ne fût accueilli par une triple
bordée d’instruments aigus85. » A contrario, un répertoire muscadin s’installe alors : Ara-
belle et Vascos ou les Jacobins de Goa, de Lebrun-Tossa, L’Esprit des prêtres ou la persécu-
tion des Français, ou bien On respire !, de Charles-Louis Tissot, dont la tirade initiale est
très explicite : « Ils sont passés ces jours d’horreur et de destruction. Tous ces cannibales
ne traînent plus après eux que le châtiment dû à leurs crimes. Le manteau dont ils s’affu-
blaient vient de leur être arraché. On les voit dans toute leur laideur et le peuple com-
mence à respirer86. » De même, Le Crime des Terroristes, de Dalayrac, et La Pauvre femme,
de Marsallier, donnés tous deux au Théâtre Favart en avril 1795, ou Les Réclamations
contre l’emprunt forcé, Marguerite et les voleurs, Le Galant savetier, joués au Théâtre de la
Gaîté, et encore Le Retour de Cousin Jacques, L’Enlèvement, montés au Théâtre de l’Am-
bigu, appartiennent à ce corpus de pièces de satire politique anti-jacobine. C’est un
théâtre léger, de divertissement, mais ou du moins « on s’amuse en politique ».
Alphonse Martainville est un acteur actif de cette guerre des théâtres. Il se signale
d’abord par l’orchestration de la chasse aux bustes de Marat sur les scènes parisiennes87.
Le culte des martyrs révolutionnaires a installé de multiples bustes de Le Pelletier, Châ-
lier et surtout Marat dans les halls, les galeries ou les foyers des théâtres. Quand le Théâtre

84. Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, op. cit., p. 262-265 ; François Gen-
dron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 110-120 ; Sergio Luzzatto, L’Automne de la Révolution…,
op. cit., p. 118-123.
85. Cité par Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, op. cit., p. 264.
86. Cité par François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 126.
87. Sur la chasse aux bustes de Marat dans les théâtres, on lira : Charles-Guillaume Étienne et
Alphonse Martainville, Histoire du théâtre français…, op. cit., vol. 3, p. 178-183 ; François Gen-
dron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 90-109 ; Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution fran-
çaise, op. cit., p. 258-261 ; Jacques De Cock, « Marat en l’an III, au Capitole et à la Roche
tarpéienne », in 1795. Pour une République sans Révolution, op. cit., p. 215-220.

178
de l’Égalité, par exemple, ouvre après la Terreur en lieu et place du Théâtre de la Nation,
bon nombre des anciennes loges ont été remplacées lors des travaux de rénovation par
une galerie sur tout le pourtour de la salle où figurent, mis en valeur, un ensemble de
bustes des principales gloires révolutionnaires, dont Marat est l’élément central. Ce culte
et cette « bustomanie » sont encore renforcés quand les Jacobins demandent à la Conven-
tion, le 19 fructidor an II (5 septembre 1794), l’exécution du décret sur la panthéonisa-
tion de Marat, puis que l’Assemblée, par effet conjoint d’une compensation
post-thermidorienne et d’un « travail de l’oubli88 », accepte de voter, une semaine plus
tard, le transfert de Marat au Panthéon, ce qui a lieu lors d’une cérémonie solennelle le
5e jour complémentaire de l’an II (21 septembre 1794). Dès lors, la célébration du culte
de Marat devient un enjeu politique crucial opposant les Jacobins, qui installent les
bustes et tentent de les faire respecter, et les muscadins, qui les jettent à bas et les
détruisent. À Paris, la chasse aux bustes de Marat dans les théâtres est d’une telle violence
que la police doit se concentrer, notamment en décembre 1794 et janvier 1795, sur leur
protection, et que le Comité de sûreté générale est contraint de fermer temporairement
les théâtres car les troubles à l’ordre public y sont trop fréquents.
La première réaction « théâtrale » à la panthéonisation de Marat – imposante : un char
de dix mètres de haut, des corbeilles de fleurs, des orphelins, des invalides, des députés
par centaines, 18 000 personnes mobilisées, mais triste : « moins de gaîté, moins d’en-
thousiasme, moins de monde qu’à l’ordinaire », note un rapport de police – date du
27 nivôse an III (16 janvier 1795). Au café des Canonniers, Martainville appelle ses mus-
cadins à abandonner un temps le rire pour la pioche « afin d’aller détruire le mausolée
de Marat, place du Carrousel89 ». Le soir même, il mutile lui-même, d’un coup de bâton,
le buste de l’ami du peuple au Théâtre Favart, tandis que Fréron, dans Réponse de la
jeunesse française actuellement à Paris à l’Orateur du peuple, réclame, sous couvert d’ano-
nymat, la dépanthéonisation de Marat.
Mais c’est le 12 pluviôse, quinze jours plus tard, que commence véritablement cette crise
iconoclaste politico-théâtrale. « Il y eut un grand tumulte au Théâtre Feydeau, où le buste

88. Mona Ozouf, « Thermidor ou le travail de l’oubli », in L’École de la France, Paris, Gallimard,
1984 ; mais aussi : Ewa Lajer-Burcharth, Necklines. The Art of Jacques-Louis David after the Ter-
ror, New Haven [Conn.]/London, Yale University Press, 1999.
89. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 13 plu-
viose an III.

179
de Marat fut jeté à bas et mis en pièces. Il n’avait pas payé l’abonnement, raillait-on90… »
L’affaire remonte vite à la Convention où, le lendemain en séance pléniaire, Laignelot lit
un rapport condamnant ces actes de destruction, puis le Comité de sûreté générale,
redoutant l’agitation, ordonne de rétablir les bustes mis à bas. Le 13 pluviôse an III au
soir, en réaction à cet arrêt, Martainville met le feu aux théâtres parisiens. Il part du
Théâtre de la République, où il fait sur scène une lecture dérisoire et ridicule du rapport
de Laignelot avant de massacrer un buste de Marat, « pour prouver au gouvernement, à
la Convention, à la France, et à l’Europe, que ce n’est pas seulement à quelques individus,
mais à tout le public du théâtre, que ce monstre est en exécration91 ». Au Vaudeville,
quelques minutes plus tard, un muscadin, montant sur scène en franchissant l’orchestre,
fait sauter la tête de Marat d’un coup de gourdin, qu’une femme « promène dans la salle
d’un coup de pied à la figure » aux cris généraux de « Vive la République ! À bas les man-
geurs d’hommes ! », tandis qu’en remplacement on trouve un buste de Rousseau92. Au
Feydeau, où le buste brisé la veille a été réinstallé sur un piedestal selon le vœu du comité
de sûreté générale, on le rebrise sous les applaudissements en criant : « À bas l’homme
aux quatre cent mille têtes93 ! » Mêmes scènes, tant soit peu, au Théâtre Favart, au Théâtre
des Arts, au Théâtre Montansier. À chaque reprise, Martainville est présent, ce que pointe
le rapport de police du 16 pluviôse : « On a encore renversé un buste de Marat au Théâtre
de la Cité. Celui qui paraît chargé de cette mission se nomme Martainville. Il a 18 ans et
semble un fort mauvais garçon. Il parle haut, gueule, ricane, agite son bâton en tous sens,
et retient par ses pitreries l’attention générale. Il a la réputation d’avoir abattu le buste de
Marat dans différents théâtres94. »
Martainville, outre son talent pour les pitreries et la puissance d’intimidation dont il
bénéficie lorsqu’il est entouré par quelques dizaines de jeunes muscadins en grande
tenue, possède une indéniable science du rituel iconoclaste. À la mise à bas du buste, à sa
mutilation, à son massacre parfois, il ajoute le brûlement d’encens « pour purifier l’en-

90. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 13 plu-
viose an III.
91. Le Courrier républicain, 15 pluviose en III.
92. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 15 plu-
viose an III.
93. Le Courrier républicain, 16 pluviose an III.
94. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 16 plu-
viose an III.

180
droit où le coupeur de têtes est tombé95 », la substitution d’une effigie de remplacement
(généralement le buste de Rousseau), puis le jet de billets et de papiers vers la scène, où
les acteurs de la pièce sont contraints de les ramasser et de les lire au public. Ce sont, la
plupart du temps, des textes de style thermidorien, allant de l’injure impérieuse – « À
bas les sacrés buveurs de sang ! À bas les sacrés scélérats ! À bas les sacrés avaleurs
d’hommes ! À bas tous ces sacrés coquins ! Nous les foutrons tous dans l’égout96 ! » (le
16 pluviôse, au Théâtre de la République, alors que le pitre est entouré par cinq cents
muscadins) – aux vers facétieux, dont ceux de Martainville lui-même : « Le dernier jour
de l’an second/ La justice nationale/ Fit mettre hors du Panthéon/ Mirabeau, le camé-
léon ;/ Dedans, Marat, le cannibale./ Oh ! des décrets l’heureux accord :/ Après sa pompe
triomphale,/ Marat entre et voit comme on sort97. » En passant par des libelles calom-
nieux, tel celui rapporté par Le Messager du soir le 15 pluviôse :
Ce cynique dégoûtant vivait publiquement avec ces misérables filles qu’on rencontre
dans les rues les plus sales, et qu’un honnête homme ne voudrait pas toucher du bout
de son soulier. Les scélérats devraient mourir comme ils ont vécu, dans la fange. Nos
pères enterraient dans la boue les assassins et les hommes immoraux, et nous leur élè-
verions des autels ? Renversons les bustes de Marat partout où ils se trouvent, et rem-
plaçons sa couronne civique par une autre, faite avec des entrailles de corps humains98.

L’aboutissement de ces rites iconoclastes est plus légaliste : Martainville, dans un dis-
cours, prononcé debout sur une table du café des Canonniers le 19 pluviôse, présente
une adresse à la Convention en quatre points :
1o demander à la Convention la punition des anciens membres du comité de salut
public ; 2o rétablir le décret qui dit que personne n’aura les honneurs du Panthéon que
vingt ans après sa mort ; 3o dépanthéoniser Marat, idole hideuse ; 4o engager tous les
citoyens à se réunir pour combattre les Jacobins et leur donner la mort s’ils osaient
faire éclater la guerre civile99.

95. Ibid.
96. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 17 plu-
viose an III.
97. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 18 plu-
viose an III.
98. Le Messager du soir, 19 pluviose an III.
99. Le Courrier républicain, 20 pluviose an III.

181
Le discours, applaudi, est imprimé et affiché le lendemain à la porte du café.
Les patrouilles de police se renforcent et se font plus fréquentes, le comité de sûreté
générale interdit la lecture des papiers jetés sur scène par les comédiens, mais cela n’en-
trave guère l’agitation des théâtres ni les bouffonneries de Martainville. Si bien que le
20 pluviôse, sous la pression muscadine et pour mettre fin au vandalisme des scènes
parisiennes, la Convention décide de retirer Marat du Panthéon, quatre mois après l’y
avoir conduit, en décidant que les honneurs du Panthéon ne pourront être donnés que
dix années après la mort d’un grand homme. Dans l’Assemblée, ce sont des bustes de
Brutus qui remplacent ceux de Marat ou de Le Peletier. La rumeur attribue une dernière
action symbolique à Martainville, et plus particulièrement Le Messager du soir en date
du 23 pluviôse : « Les maratistes ont eu la douleur de voir leur dieu partir en cortège
bouffon, sous la conduite de M. Martainville, pour l’égout de Montmarat100… » Il aurait
donc forcé les gardes du Panthéon à livrer les restes de l’ami du peuple à ses muscadins,
qui auraient été les jeter dans l’égout de la rue Montmartre. En fait, le cercueil de Marat,
retiré du Panthéon le 8 ventôse an III, a été discrètement porté au cimetière Saint-
Étienne-du-Mont.
Mais cette mythologie n’est pas née par hasard. D’une part, car Martainville a effecti-
vement mené une procession vers l’égout de Montmartre, mais ce fut celle du manne-
quin jacobin, le 2 pluviôse précédant. D’autre part, car ce cortège d’humiliation
grotesque, il l’a imaginé, faisant voter le 21 pluviôse par les habitués du café des Canon-
niers, toujours monté sur sa table, la motion « d’aller danser une carmagnole sur le
tombeau de Marat101 », puis lisant sur la scène du Théâtre du Vaudeville, le soir même,
ces couplets intitulés Marat dépanthéonisé :
Marat dont les anarchistes/ Prônaient la divinité/ Par les Français athéistes/ Est
dépanthéonisé./ Eh aye ! eh hu ! eh aye ! eh pouss !/ Eh aye ! eh Hu ! eh v’la comme il
arrive !/ Le Jacobin enragera/ Et le républicain rira/ Le beau contraste que voilà/ Dépit
par ci, gaîté par là/ De voir ainsi son culte à bas102.

100. Le Messager du soir, 19 pluviose an III.


101. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 21 plu-
viose an III.
102. Le Courrier républicain, 22 pluviose an III.

182
« Sur les débris du sanglant terrorisme,
que le rire renaisse chez les Français »
Sur cette scène théâtrale en effervescence, Martainville ne se contente pas de jouer les
iconoclastes. Il forge également son répertoire vaudevillesque en raillant les Jacobins
dans ses propres comédies. Le dramaturge a souvent défendu le vaudeville, le théâtre
comique, voire la farce, et ses croisements possibles avec la politique du jour, au risque
de la trivialité des situations et du verbe103. Dans une pièce – qu’on peut lire comme une
allégorie de l’esprit thermidorien –, Le Mariage du mélodrame et de la gaîté, Martainville
avance ainsi l’idée que seule la gaîté a le pouvoir de « civiliser les pleurs104 » et de méta-
morphoser en quelque sorte la tragédie de l’histoire en une politique. Cette humeur
atténue la tragédie républicaine (l’extrémisme, l’exagération, le jacobinisme), l’adoucit,
la calme, la transforme en un « républicanisme bien tempéré », fondant une « autre »
république dont le théoricien du rire politique donne une définition : « On la chérit
partout,/ Mais en France surtout/ Pour la gaîté l’on a du goût./ Loin de vouloir cesser de
rire/ La République est son empire105. » C’est pourquoi le lieu de la politique pour Mar-
tainville est la scène du rire vaudevillesque par excellence : le cabaret. « Là tout est rac-
commodé/ Aussitôt qu’une bouteille/ Un différend est vidé./ Le cabaret fait merveille./
Quoique le bon ton réprouve/ Le seul nom de cabaret,/ C’est pourtant là que l’on trouve/
Plaisir, gaîté sans apprêt./ Faut-il que la chose publique s’offense/ Si l’on y prend quelques
traits./ Venez rire au cabaret106 », lance-t-il pour réconcilier espace public, scène poli-
tique et goût pour le vin et le comique.
C’est cette scène du rire que Martainville prend d’assaut dès le début de l’année 1795,
alors qu’au même moment il lance ses milices muscadines dans le carnaval anti-jacobin

103. Trivialité dans ce croisement entre rire et politique qu’on peut lire au mieux dans un
recueil de blagues scatologiques écrit par Martainville en 1803, Merdiana ou Manuel des chieurs,
dont on retire l’anecdote suivante, rieusement républicaine. « M. Monar est constipé. Plusieurs
matins de suite, rien ne vient ; Mme Monar s’inquiète fort. Un beau matin, enfin, il parvient à faire.
Mme Monar ouvre grand la fenêtre, se réjouit et crie à tue-tête : Monar chie ! Monar chie ! Nous
étions en l’an II, elle fut arrêtée sur le champ comme suspecte. »
104. Alphonse Martainville, Le Mariage du mélodrame et de la gaîté, scènes d’inauguration,
(Paris, Théâtre de la Gaîté, 26 mars 1808), Paris, Barba, an V (1808).
105. Ibid.
106. Alphonse Martainville, Une demi-heure de cabaret, scènes épisodiques, Paris, Barba,
an XII (1804).

183
ou l’iconoclasme anti-maratiste. L’occasion lui en est donnée par ce que les journaux
nomment l’affaire du Concert de la rue Feydeau, en février 1795. Le 15 pluviôse an III
une pièce de René Perrin et Commaille Saint-Aubin est mise à l’affiche à l’Ambigu-
Comique, Le Concert de la rue Feydeau ou la folie du jour, satire des goûts et des mœurs
de la jeunesse dorée parisienne, notamment son empressement à se précipiter aux
concerts donnés au Théâtre de la rue Feydeau pour entendre chanter Garat, l’« Orphée
de nos jours », arbitre des élégances, chansonnier à la « voix de rossignol » payé quinze
cents francs pour chanter deux ariettes devant un parterre en pâmoison107. Le chanteur
est campé tout en luxe, arrogance et artifice par cette pièce amusante, en tenue de soirée,
habit puce avec un collet de velours violet, en culotte de nankin et bas de soie, des sou-
liers à boucles aux pieds, jeune fat grotesque et ridicule qu’un autre personnage apos-
trophe du qualificatif de « muscadin ». On reconnaît également dans ce livret les
élégantes du jour, modèles des merveilleuses, mesdames Hamelin, Hainguerlot ou Tal-
lien, Thérésia Cabarrus, idolâtrée « comme si c’eût été sauver la République française
que d’avoir de beaux yeux et un sourire aimable108 », ironise L’Abréviateur universel qui
rend compte du spectacle. On y entend surtout des jeunes muscadins arrogants et
désœuvrés s’en prendre aux sans-culottes des faubourgs, parler avec emphase de leur
Jardin Égalité, du café des Canonniers, de la part du boulevard des Italiens surnommée
« le Petit Coblentz », là où s’étalent leurs apparences ostentatoires, leurs mœurs excen-
triques et leurs fantaisies politiques. Les auteurs concluent la comédie chantée par ces
mots : « Laissons ces riches fainéants cacher leur nullité sous un luxe honteux109. »
Avertis de la teneur satirique du texte, Garat, Martainville, le marquis de Saint-Huruge,
qui s’est intronisé lui-même « général en chef de la jeunesse de France110 », et quelques

107. Paul Lafond, Garat 1762-1823, Paris, Calmann-Lévy, 1899. Sur ce « règne de Garat », on lira
les Goncourt, Histoire de la société française pendant le Directoire, op. cit., p. 366-370 ; Au temps des
Merveilleuses…, op. cit., p. 22-23 et 210 ; François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 53-62.
108. Citation donnée dans Au temps des Merveilleuses…, op. cit., p. 76-78. Sur Thérésia Cabar-
rus, la littérature est abondante, dont Arsène Houssaye, Notre-Dame de Thermidor, Paris, H. Plon,
1866 ; Roger-Armand Weigert, Incroyables et Merveilleuses, Paris, Rombaldi, 1955 ; André de
Maricourt, La Véritable Madame Tallien, Paris, Éditions des Portiques, 1933 ; Jacques Castel-
nau, Madame Tallien, Paris, Hachette, 1938.
109. René Perrin, Nicolas Cammaille-Saint-Aubin, Le Concert de la rue Feydeau ou la folie du
jour, Paris, chez les marchands de nouveautés, an III.
110. Henri Furgeot, Le marquis de Saint-Huruge, « généralissime des Sans-culottes » (1738-
1801), Paris, Perrin, 1908 ; François Gendron, La Jeunesse dorée…, op. cit., p. 120-127 ; Edmond et
Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant le Directoire, op. cit., p. 414-421.

184
dizaines de muscadins s’invitent à la première, le 17 pluviôse, et dans un grand chahut
font cesser la représentation.
La pièce n’a pas pu être finie, indique le rapport de police du 18 pluviôse. L’auteur
et le directeur du théâtre ont été demandés pour faire amende honorable ; ensuite les
jeunes gens ont demandé que la pièce soit brûlée sur la scène. Le calme n’a pu se réta-
blir que par la présence du commissaire de police, qui a été obligé de se décorer de son
écharpe et de leur promettre de porter la pièce au Comité de sûreté générale111.

Le lendemain, la seconde représentation engendre une bataille rangée. « Garat et ses


amis revinrent en plus grand nombre et, avant d’entrer au théâtre, achetèrent aux mar-
chands de cannes des environs tous les joncs et gourdins qu’ils purent trouver112 »,
témoigne le biographe du chanteur. « Une guerre à coups de bâton éclata sur la scène
entre des spectateurs des loges et du parterre. Les jeunes gens arrachaient la pièce des
mains du souffleur et faisaient place nette des comédiens113 », rapporte La Gazette fran-
çaise du 20 pluviôse, tandis que, sur les tréteaux, Garat entonne devant un parterre en
délire Le Réveil du peuple, devenu le chant de ralliement de la jeunesse dorée durant cette
guerre des théâtres. « Le citoyen Audinot, directeur du théâtre, voyant le désordre com-
plet, croyant la rixe générale prête d’éclater, ce qui eût entraîné des malheurs incalculables,
craignant que cette pièce ne fût un prétexte à la malveillance, déclara qu’il était décidé à
ne pas la donner114 », explique le commissaire de police de la section du Temple. La pièce
est interdite par le comité de sûreté générale au bout de deux représentations seulement.
Les muscadins ont gagné, mais n’en sont pas moins arrêtés en masse, notamment
256 d’entre eux, par les troupes envoyées par le comité militaire de la Convention qui a fait
encercler le théâtre. Conduits au chef-lieu du VIe arrondissement, séant aux Gravilliers, ils
sont interrogés par les commissaires de police et, pour 36 d’entre eux, gardés à vue toute
la nuit. Martainville en fait partie ; il a rapporté dans un texte sur cette affaire, La Nou-
velle Henriotade ou récit de ce qui s’est passé relativement à la pièce intitulé Concert de la
rue Feydeau, les termes de son interrogatoire et ses propres réponses :

111. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 18 plu-
viose an III.
112. Paul Lafond, Garat 1762-1823, op. cit., p. 226.
113. La Gazette française, 20 pluviôse an III.
114. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 20 plu-
viose an III.

185
– Tu vas au café des Canonniers ? – Que t’importe. – Tu vas dans les tribunes de la
Convention ? – Ta femme y va sans doute aussi tricoter… – As-tu assisté au repas des
jeunes gens ? – Je vais te sommer de me dire où tu dînes chaque jour, toi. – Tu es de la
jeunesse soudoyée par Fréron, qui crie Vive la République ! À bas les Jacobins ! – Fréron
n’est pas assez riche pour soudoyer, ni la brillante jeunesse française assez vile pour
l’être. Je suis sûr que vous aimeriez mieux nous entendre crier : À bas la République !
Vive les Jacobins ! – Tu es un insolent. – Est-ce que la vérité t’offense ? – Qu’entends-tu
par brillante jeunesse ? – Celle qui brille par ses vertus et son amour pour la Répu-
blique. – Voyons tes mains… – Regarde mes doigts : il y a de l’encre au bout. C’est que
j’écris prestement contre les Jacobins. Mais pas de sang, car j’aime mieux rire d’eux que
les assassiner. – Tu es journaliste, ah ! ah ! ah !, journaliste ! Voilà en quelles mains est
l’opinion, ces coquins-là corrompent l’esprit public. – Songez donc que de tout ce que
vous dîtes, il n’y a pas un mot perdu pour le prochain numéro du Journal des rieurs !
– Où as-tu dîné ? – Il est inutile de te donner l’adresse de mon traiteur, il est trop cher
pour toi… – Connais-tu Saint-Huruge ? – Je serais le seul dans Paris qui ne le connût
pas. – Pourquoi as-tu une grosse cravate ? – Parce qu’il y a trois coussins dedans115.

À l’initiative de Martainville, les jeunes gens protestent avec virulence le lendemain


dans une adresse au Comité de sûreté générale, se posant en victimes d’une cabale, de la
force armée, ainsi que « des furies de la guillotine et quatre ou cinq brigands qui insultent
la Convention et idolâtrent les Jacobins116 ». Le jeune pamphlétaire, qualifié par le comité
de surveillance du VIe arrondissement d’« écrivain non seulement calomniateur mais
même dangereux en ce que par ses sarcasmes venimeux il empoisonne l’opinion
publique117 », contre-attaque par la plume et, en dix jours, écrit avec son ami Hector
Chaussier un nouveau Concert de la rue Feydeau, ou l’agrément du jour, représenté sur la
scène du Théâtre des Variétés-Montansier, à la Maison-Égalité du Palais-Royal, dès le
1er ventôse an III, treize jours après l’interdiction de la pièce de Perrin et Saint-Aubain.
C’est une réplique directe à la satire des muscadins, de ton anti-jacobin, dénonçant ces
« anthropophages dégoûtants de sang et de carnage », ces « machines sans raisonne-
ment », qui met en scène avec éloge un concert de la rue Feydeau et ne manque pas de

115. Alphonse Martainville, La Nouvelle Henriotade. Ou récit de ce qui s’est passé relativement
à la pièce intitulée Concert de la rue Feydeau, Paris, chez Brigitte Mathé, [1795 ?].
116. Ibid.
117. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., rapport du 20 plu-
viose an III.

186
faire du chant, de l’allégresse, de la gaîté, les vertus politiques retrouvées par la « juste et
bonne » République :
Ah ! que de jouissance/ Nous offre le concert !/ Aux beaux arts dans la France/ Un
asyle est rouvert ;/ Oui, par cette charmante gaîté/ Déjà l’on voit briller l’aurore/ Qui
nous annonce le retour/ de la juste et bonne République./ Trop longtemps l’affreux
vandalisme,/ Du rire a proscrit les bienfaits :/ Sur les débris du sanglant terrorisme/
Qu’il renaisse chez les Français./ On voit mille talents éclore/ Et paraître dans tout
leur jour./ Le goût renaît sans cesse ;/ Chacun avec ivresse,/ Au jour fixé, répète tour-à-
tour :/ Ah ! que de jouissance/ Nous offre le concert118 !

Le vaudeville politique est un succès, donné soixante-douze représentations de suite,


et les Variétés-Montansier deviennent un temps, alors que le Théâtre de la rue Feydeau
a été fermé par le comité de la sûreté générale pour trouble à l’ordre public, le rendez-
vous de la jeunesse dorée qui vient y entendre la dernière réplique de la pièce (« Les
auteurs de cette bluette/ Ne prétendent point au talent ;/ Mais leur allégresse est com-
plète/ Si vous louez leur sentiment/ Et riez avec eux de concert./ Ils ont la flatteuse espé-
rance/ Que tous les bons Républicains/ Rirons sans peur de leurs vers/ Et aurons pour
eux de l’indulgence,/ Car ils ne sont pas Jacobins. ») et y reprendre en chœur le clou du
spectacle, un Réveil du peuple « entonné à la cantonade car nous sommes ici tous frères ».
Ce nouveau Concert de la rue Feydeau est cependant interrompu le 24 floréal an III par
une querelle au cours de laquelle un Jacobin furieux tire un coup de pistolet, depuis sa
loge, sur un comédien, qui en réchappe. Personne n’est gravement blessé mais la police,
excédée par les incessants incidents des théâtres, fait fermer pour un temps les
Variétés-Montansier.
La carrière de vaudevilliste politique de Martainville reprend néanmoins peu après,
grâce à un autre succès, joué soixante-treize fois à partir du 4 prairial an III sur la même
scène du Théâtre des Variétés, rouvert après dix jours de fermeture : Les Suspects et les
Fédéralistes. Les spectateurs sont ici transportés « dans un simple village de France119 »,
où Justine, la fille du maire Mathurin, se prépare à épouser Lubin, son fiancé, bon et
joyeux paysan. Soudain, survient un jeune homme haletant, chargé par un officier qu’il

118. Hector Chaussier, Alphonse Martainville, Le Concert de la rue Feydeau, ou l’agrément


du jour, vaudeville en un acte, (Paris, Théâtre des Variétés, 1er ventôse an III), Paris, Barba, an III.
119. Alphonse Martainville, Les Suspects et les Fédéralistes, vaudeville en un acte, (Paris,
Théâtre des Variétés, 4 floréal an III), Paris, Barba, an III (1795).

187
a croisé « d’porter dans les communes z’une cir, z’une cir, cir… circulaire ». Le maire la
lit : « Pour l’exécution de la loi du 17 septembre, style esclave, tu es averti de désigner et
de réunir sur le champ tous les gens suspects de la commune. Dans une heure d’ici, un
administrateur ira les prendre pour les conduire à leur destination ; tu y joindras aussi
les fédéralistes. » Tous s’interrogent : « Qu’eu qu’ça veut dire ? », et Mathurin le maire de
se demander : « des fédéralistes, des suspects, nous n’connaissons pas ça ici… » Tous
reprennent : « Qu’est qu’un suspect ? » La communauté paysanne décide alors de choisir
parmi eux, comme suspects, « ceux qu’ont montré plus d’patriotisme », et l’un propose
Mathurin lui-même : « Moi j’soutiens qu’l’per Mathurin/ A ben plus d’droit à not’suf-
frage./ Il est riche, il est hom’ de bien,/ Il sait l’mieux lire de tout l’village./ Sous vot’
respect/ Pour êt’ suspect/ Que lui faut-il donc davantage ? » Et tous d’entonner : « Il a
raison, il a raison. » Mathurin, touché, accepte d’être désigné comme suspect, mais s’in-
quiète de l’autre terme de la circulaire : « Eh ! mondieu ! Nous avons oublié les fédéra-
listes qu’nous n’avons pas nommés ; comment faire, voyons : y’a-t-il parmi vous aut’
qu’euq’z’uns qui soit fédéralistes ? » Claudinet s’empresse : « Moi, moi, j’l’suis, j’ai z’été
t’à la fédération de 90 ! » Tous : « Il a raison, il a raison… » Et Claudinet reprend en riant :
« Citoyen maire, promptement/ Mettez-moi sur la liste./ Ah ! mon Dieu ! Com’j’suis
content !/ Me v’la fédéraliste ;/ Vraiment, mettez-moi sur la liste. » Quand l’administra-
teur de la République arrive dans le village, il est à la fois soulagé et quelque peu étonné
de l’empressement mis par Mathurin et Claudinet à se livrer comme suspect et fédéra-
liste. Tout rentrera finalement dans l’ordre, quand le maire et son administré, délivrés de
leur erreur, soutiendront que « de suspect et de fédéralistes on n’a point d’ça cheu nous »,
et reprendront le cours de la noce initiale. La méprise aura cependant permis à Martain-
ville de jouer sur l’abus des mots jacobins, tournant en ridicule l’obsession obsidionale
des terroristes à voir des suspects et des fédéralistes partout.
Cinq mois après les débuts du Directoire, moins d’un an après ses succès au Théâtre
des Variétés, Martainville revient au vaudeville avec une pièce, Les Assemblées primaires
ou les élections, qui moque le décret des deux-tiers qui reconduit les deux-tiers de la
Convention entre Conseils des Anciens et Conseil des Cinq-Cents, et le vote des assem-
blées primaires qui confortent les notables du régime, dispositifs électoraux que les
conventionnels ont arrangé pour prolonger leur vie politique. Le procédé est assez sem-
blable à celui des Suspects : il s’agit de mêler intrigue sentimentale et allusions d’actualité
pour obtenir une fable politique. M. Dumont veut marier sa fille, Lucile, qui a un pen-
chant fortement marqué pour D’Arcy, jeune blanc-bec républicain qui revient des

188
armées. Le père préfère trois autres prétendants, tous choyés par le régime, un journa-
liste aux ordres, flatteur du pouvoir, Sincère, un riche fournisseur aux armées, Fidèle, et
un auteur de drames républicains, Gloriolet, ancien Jacobin. Le père s’en remet finale-
ment aux citoyens de l’assemblée primaire, qui vont élire le futur mari. La « campagne
électorale » des impétrants est évidemment l’occasion d’une satire des mœurs du temps
et d’un système politique qui privilégie ceux qu’il a enrichi ou qui le flattent en oubliant
que la plupart des hommes au pouvoir sont d’anciens Jacobins et terroristes.
Les Assemblées primaires ou les élections, « vaudeville en un acte » créé le 29 ventôse
an V (19 mars 1796) sur la scène du Théâtre des jeunes Artistes, est un bon succès, en
tous les cas démarre bien : les trois premières représentations font salle comble. Mais la
quatrième est interdite par le commissariat central du canton de Paris. Martainville s’en
va alors trouver Limodin, membre du commissariat qui a rédigé l’arrêt, pour le
convaincre de rapporter sa décision. Le ton monte, la pièce ne sera pas reprise, mais
Martainville en publie le texte chez Barba, principal éditeur des comédies parisiennes,
précédé d’une préface où il « donne un échantillon du style et de la conduite de Limo-
din, membre du Bureau central120 », échantillon qu’il fait imprimer en affiches placar-
dées dans les principales rues de Paris et dans tous les théâtres.
L’homme est toujours aussi habile dans sa guerre du rire contre les autorités révolu-
tionnaires, usant des ressources de la scène ou de l’impression pour construire autour de
son propre cas des événements publics. L’entrevue est ainsi rapportée :
– Je suis l’auteur des Assemblées primaires, et je crois qu’il eût été du devoir ou au
moins de la délicatesse du Bureau central de motiver son arrêté. – Nous n’avons pas
besoin de motiver de tels arrêtés… – Voudriez-vous au moins le faire de vive voix ?
– Le titre de la pièce suffit pour la proscrire. – L’avez-vous lue ? – Non, mais c’est égal,
c’est comme si je l’avais lue. – Le public la demande, vous n’avez pas le droit de l’en
priver. – Que m’importe le public. Qu’il soit content ou non, je m’en fous121 !

Et la conclusion tombe, en un nota bene assassin :

120. Alphonse Martainville, Les Assemblées primaires, ou les élections, vaudeville en un acte,
défendu par Limodin du Bureau central, et redemandé le soir même à grand cris par le public,
(Paris, Théâtre des Jeunes artistes, 29 ventôse an V), Paris, Barba, an V.
121. Cité par Le Rédacteur, 18 germinal an V.

189
Le public dont Limodin se fout, et qui, je crois, lui rend bien la pareille, a demandé
hier à grands cris la pièce défendue. Moi, qui ne suis pas membre du Bureau central,
et qui ne me fous pas du public, pour le mettre à même de juger la pièce, je l’ai fait
imprimer. Elle se vend chez Barba, rue Saint-André-des-Arts, no 27122.

L’appel au public, le contournement de la censure sur scène par l’impression sur papier,
la publicité donnée à l’affaire, et cet art de la pointe moqueuse, cette maîtrise du style
satirique, font d’Alphonse Martainville un rieur politique de la modernité médiatique.

Épilogue
Martainville écrira encore une trentaine de vaudevilles, comédies, divertissements
allégoriques, pièces héroïco-romantico-bouffonnes, recueils facétieux, folies, sans
oublier deux journaux dont il est l’unique rédacteur, Le Drapeau blanc et La Bombe roya-
liste, publications qui soulignent les penchants monarchistes d’un ex-républicain ther-
midorien devenu anti-bonapartiste sous l’Empire puis ultra sous la Restauration. Si ses
convictions politiques évoluent, son style et sa manière provocatrice – personnalité
qu’on peut qualifier de poil-à-gratter satirique – demeurent constantes, lui valant
nombre d’ennemis, au point qu’un attentat par lettre piégée lui cause la perte de trois
doigts de la main gauche en août 1821. Jusqu’au bout, l’homme, devenu quasi impotent,
aimera cultiver son rire frondeur, faisant par exemple l’effort de se lever de son siège au
Théâtre de la Porte Saint-Martin en 1822 pour applaudir un spectacle impopulaire et
hurler en direction des siffleurs, qui se déchaînent contre lui en un charivari monstre en
entendant ses injures : « Jacobins ! Terroristes ! Maratistes123 ! » Sur la stèle de sa tombe,
vite oubliée et recouverte d’herbes folles au cimetière de Neuilly, il fait graver quelques
mots qui résument son entêtement de chevalier du rire : « Miracle, je dors enfin ici au
calme, moi qui passais sans sommeil tant de nuits, moi qui riais tout le jour.
Martainville 1777-1830124. »

122. Cité par Le Rédacteur, 18 germinal an V.


123. Cité par Paul Ginisty, « Un pamphlétaire : Martainville », op. cit.
124. Cité par Augustin Thierry, « Martainville », op. cit., chapitre VII.
L’invention du rire moderne
Textes mineurs, écritures ludiques :
la littérature en jeu

Matthieu Lliouville

U
n texte qui se déclare lui-même mineur est le plus souvent un texte ludique ;
cette corrélation se montre relativement stable dans le temps, malgré les varia-
tions importantes des conditions qui peuvent l’expliquer. Elle est particulière-
ment significative en ce qu’elle vient éclairer une conception de la littérature, et du jeu,
qui dépasse le cadre des minores. D’ailleurs, ce ne sont pas les auteurs mineurs qui nous
intéresseront, ces écrivains aux ambitions souvent majeures mais au destin avorté, et
dont les œuvres apparaissent même fréquemment marquées par un indéboulonnable
esprit de sérieux ; c’est la revendication du mineur – qui peut bien être le fait d’auteurs
majeurs1 – que nous interrogerons, car c’est elle qui s’allie au ludique. En effet, le para-
doxe d’une écriture qui renonce aux ambitions élevées installe une atmosphère particu-
lièrement propice au jeu ou à la dérision. La littérature mineure vient précisément

1. Nous reprenons la distinction clairement opérée dans les différents colloques consacrés à la
littérature mineure par l’université de Strasbourg, sous la direction de Luc Fraisse : l’ouvrage
Pour une esthétique de la littérature mineure (Paris, Honoré Champion, 2000) traite des auteurs
mineurs, l’ouvrage Œuvres majeures, œuvres mineures (Strasbourg, Presses universitaires de Stras-
bourg, 1996) s’intéresse quant à lui aux œuvres mineures des auteurs majeurs.

193
trouver sa définition la plus claire dans le ludique, c’est-à-dire dans un processus qui n’a
d’autre fin que lui-même, qui ne vise rien d’extérieur, qui se sert d’objets en les privant
de leur fonction première. Le ludique n’est pas le rire, mais vient s’inscrire dans l’esthé-
tique du rire. C’est un mode de fonctionnement textuel fondé sur le rire, non à provo-
quer nécessairement chez le lecteur, mais à faire éclater dans tous les aspects de l’écriture.
Ainsi, les textes qui se revendiquent mineurs pourraient permettre de circonscrire
l’écriture ludique.

Le mineur dans tous ses états


Le champ de la littérature mineure recouvre des types de textes très variés. Les minores
sont à l’origine des auteurs qui ne sont pas parvenus à gagner un public large, soit à
cause de leur médiocrité, soit parce qu’ils s’adressent à un cercle restreint. Qu’il s’agisse
d’un échec ou d’une revendication élitiste a posteriori, l’auteur mineur n’a pas nécessai-
rement choisi le destin de son œuvre. Comme cette qualité de minores tient essentielle-
ment à la réception, elle est fortement fluctuante suivant les époques : Nerval ou
Mallarmé ont été des auteurs mineurs, avant d’intégrer le cercle des auteurs majeurs.
Aucun rapport avec le jeu, donc, dans ces caractérisations qui tiennent essentiellement à
la réception d’une œuvre, à sa marginalité à un moment donné. En revanche, lorsque le
caractère mineur d’un texte se trouve revendiqué par son auteur, explicitement ou
implicitement, l’incidence sur la nature même du texte est considérable puisqu’il s’agit
alors d’un projet d’écriture.
Si l’appartenance au genre mineur est si fréquemment associée au jeu, c’est aussi parce
que ce dernier, toujours lié aux usages dévalorisés du littéraire, se trouve rangé au plus bas
de la hiérarchie des valeurs artistiques, ce qui n’est pas surprenant si l’on considère que les
définitions du « jeu » le cantonnent à la gratuité, à l’enfance, à la simulation, ou encore au
détournement d’œuvres ou d’idées majeures. Le jeu en littérature vient apparemment
désacraliser l’entreprise artistique, et demeure voué aux genres les plus bas car il risque-
rait de révéler le caractère inoffensif, dérisoire, mineur de la littérature elle-même.
La différence principale du ludique avec le comique est que le jeu s’appuie sur des
éléments existants, sur un matériau vidé de son sens ou détourné de sa fonction pre-
mière ; qu’il s’agisse de détournements de textes consacrés, dans la parodie ou le pas-
tiche, de manipulations de la langue, dans les divers jeux poétiques, on parle finalement
surtout de jeu en littérature pour désigner le jeu avec la littérature. Le champ du ludique

194
se distingue donc assez nettement du comique en ce qu’il engage la question même du
littéraire, non pas en raison de sa bassesse supposée, mais parce qu’il prend le littéraire
pour jouet. Si un texte n’apparaît autrement qu’en un jeu, c’est qu’il se sert avec distance,
et dans un sens détourné, de ce qui le constitue comme texte. Il se revendique mineur en
tant que ludique, c’est-à-dire appartenant au champ littéraire, mais d’une façon
impropre. Ainsi, l’écriture ludique n’est pas mineure par médiocrité, mais surtout en ce
qu’elle joue avec les œuvres majeures ou les principes majeurs du champ littéraire.
L’identification du texte qui s’affiche mineur au régime ludique permet de saisir la rela-
tion finalement critique, adversative ou simplement interdépendante qu’il entretient
vis-à-vis du majeur. Le texte qui se revendique mineur indique qu’il utilise des procédés
de texte majeur mais sur un mode mineur, pour en jouer.
Dès l’Antiquité, dès qu’avec Aristote un positionnement des différents champs litté-
raires est opéré, sous une forme finalement hiérarchique, les jeux poétiques ou les paro-
dies de récits héroïques sont relégués au plus bas de l’échelle. Ces définitions de champs
littéraires mettant en jeu les fonctions textuelles, il apparaît que le plaisir gratuit, ou
encore le rire, sont les fruits les plus honteux qu’un texte puisse proposer. Néanmoins,
jusqu’au xixe siècle la reconnaissance de la bassesse du texte n’est ainsi qu’une façon de
le situer dans le champ générique, et non un aveu d’échec. La revendication du mineur
ne signale alors rien d’autre que l’acceptation de cette hiérarchie des genres. Le texte
ludique se place de lui-même dans le bas de cette hiérarchie, ce qui ne témoigne en rien
d’une abnégation, mais correspond à une stratégie d’écriture. Nul paradoxe, donc, dans
la revendication du mineur pour certaines pièces de Marot par exemple. De même,
l’œuvre de Rabelais est satirique, comique, mais aussi ludique, dans son jeu avec la vrai-
semblance, avec les sources littéraires et culturelles, dans le plaisir des mots, le rapport
au lecteur, la place du narrateur, etc. La notion peut se confondre avec le burlesque, mais
ne pas l’y réduire permet d’envisager le phénomène du jeu selon un angle plus large.
Rabelais joue avec la littérature, avec l’œuvre dans toutes ses dimensions, et ce jeu garde
sa gratuité même si le texte est profondément satirique. Ou plutôt, le satirique ne doit
pas être vu comme fin unique de l’œuvre, au point d’occulter la part du jeu, qui est celle
du plaisir de l’écriture et de la lecture. Le positionnement bas du texte2 implique le jeu,

2. Dans son prologue à Gargantua, Rabelais met en cause les catégories du champ littéraire :
« les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit » ; néan-
moins « à la composition de ce livre seigneurial, je ne perdis ne employai onques plus ni autre

195
c’est-à-dire le principe du plaisir. De même, Du Bellay présente ses Jeux rustiques, écrits
et publiés au même moment que Les Regrets (1558), comme de « petites pieces assez mal
cousues », se félicitant d’écarter les esprits « severes » par « le tiltre du livre [qui] les
admoneste de ne passer plus avant, & se reserver à d’autres œuvres que je leur garde, plus
dignes d’eux3 ». Œuvres mineures et ludiques apparaissent liées également au xviie siècle,
la sphère du jeu se trouvant d’ailleurs très nettement distinguée de celle du rire, puisque
le burlesque ne saurait se confondre avec le badin, lui-même proche du galant, deux mots
qui renvoient nettement au jeu (qui rend compte du texte en lui-même, et du plaisir de
la sociabilité qui l’entoure). Les pièces fugitives ou les œuvres de circonstance, de même,
en n’ambitionnant pas de toucher la postérité, n’ont d’autre horizon que le plaisir immé-
diat à susciter. En somme, l’écriture qui ne cherche pas à s’inscrire au panthéon littéraire,
condamnée à plaire immédiatement, a presque pour seule possibilité de déclencher le
plaisir ou le rire ; dans une conception du champ littéraire marquée par la double injonc-
tion d’Horace, si on ne vise pas l’enrichissement de son lecteur, on souhaite néanmoins
son plaisir. Jusqu’à la période romantique, c’est en effet d’abord dans un éclat de rire que
la minoration affichée des textes se présente.
C’est au xixe siècle que la revendication du mineur, en ne s’inscrivant plus systémati-
quement dans une logique générique, mais aussi sur l’échelle de la réussite artistique, se
trouve directement liée au désenchantement et à l’autodérision. C’est aussi à cette
époque, de ce fait, que revendiquer le caractère mineur d’une œuvre devient éminem-
ment paradoxal, puisque cela revient à la disqualifier (dans un premier temps du moins).
José-Luis Diaz a bien montré que « l’abolition de la hiérarchie des genres fut le signal
d’une division encore plus absolutiste du champ littéraire. Plus de moyen terme entre les
géants et les nains, entre le sublime et le grotesque4 ». Les génies, mages ou prophètes, ces

temps que celuy qui estoit estably à prendre ma refection corporelle, savoir est, beuvant et man-
geant » (Œuvres, Paris, Firmin Didot, 1857, vol. 1, p. 5-7). Le déni du travail se combine avec
l’affirmation de la valeur inestimable des œuvres ainsi apparemment légères. Rabelais revendique
clairement, déjà, un renversement du mineur dans le majeur. Bakhtine souligne d’ailleurs que le
rabaissement chez Rabelais « n’est pas seulement une valeur destructive, négative, mais encore
positive, régénératrice : il est ambivalent, il est à la fois négation et affirmation » (L’Œuvre de Fran-
çois Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, « Tel »,
1970, p. 49).
3. Joachim Du Bellay, Divers Jeux rustiques, Genève, Droz, 1965, p. 4.
4. José-Luis Diaz, « Grands hommes et “âmes secondes” – La hiérarchisation des rôles littéraires
à l’époque romantique », in Luc Fraisse, Pour une esthétique de la littérature mineure, op. cit., p. 68.

196
figures du poète surplombant, nécessairement majeur, viennent écraser les velléités
moins assurées, et développer par contrecoup le type du poète mineur, assumé, revendi-
qué avec plus ou moins d’aplomb et même parfois de vantardise. Au Cénacle succède le
petit Cénacle, à l’origine de l’appellation des petits romantiques, dont l’une des occupa-
tions est la déploration de l’échec et la tentation de l’ironie ou de la parodie, notamment
avec Les Jeune-France de Gautier (1833). Tout au long du siècle, du petit Cénacle
jusqu’aux Fumistes, en passant par les Petits poèmes en prose, une esthétique du déplace-
ment vers le mineur est à l’œuvre, une entreprise de minoration sous-jacente, mais de
plus en plus évidente, qui s’attaque à la littérature aux prétentions majeures. Néanmoins,
les auteurs se revendiquant mineurs ne peuvent faire état de telles ambitions, sans deve-
nir inconséquents. Ainsi, ces petits s’en tiennent d’abord à leur condition modeste ; c’est
Nerval par exemple qui explique en 1832 le « petit cénacle » à Sainte-Beuve : « Certes, il
n’a pas été formé dans l’intention de parodier l’autre, le glorieux Cénacle que vous avez
célébré, mais seulement pour être une association utile5. » Ce qui n’empêchera pas
Sainte-Beuve de se montrer acerbe à l’encontre de ces minores :
[…] ils sont tombés, comme tous les imitateurs, dans des inconvénients plus graves.
Il en est résulté chez quelques-uns un contentement précoce, un mépris du grand
public, des formes étranges et maniérées qui ne sont pas comprises hors du cercle,
et, pour ainsi dire, une sorte d’argot maçonnique qui souvent fait tort à leur pensée6.

Le paradoxe permanent de la revendication du mineur rend la notion difficile à définir


pour les contemporains ; ainsi Sainte-Beuve, dans cette notice sur Aloysius Bertrand,
tourne autour de la notion :
Si la plupart de ces promesses restèrent en chemin, si les trop confiants essais n’abou-
tirent en général à rien de complet ni de supérieur, j’aime du moins à y constater,
comme cachet, soit dans l’intention, soit dans le faire, quelque chose de non médiocre,
et qui même repousse toute idée de ce mot amoindrissant7.

5. Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952,


t. 1, p. 745, cité par Jacques Landrin, « Les “petits romantiques” : écrivains mineurs », in Vives
Lettres, no 5 (« Littérature majeure, littérature mineure II »), 1998, p. 66.
6. Revue des Deux Mondes, 15 février 1833, p. 508 ; cité par Jacques Landrin, ibid., p. 67.
7. Sur le même auteur, Fortuné Calmels écrit en 1861 : « Telle qu’elle est, son œuvre fait penser
de lui que si son genre fut petit, il fut grand dans son genre » (Fortuné Calmels, « Les oubliés du
dix-neuvième siècle. Louis Bertrand », in Revue fantaisiste, 15 octobre 1861, p. 303-315).

197
Avec ce « non médiocre » qui ne soit pas amoindrissant, tout en n’arrivant à rien de
« supérieur », c’est le terme même de mineur que cherche Sainte-Beuve, mais doté des
connotations non péjoratives qu’il n’a pas encore. Les périphrases et les hésitations taxi-
nomiques sont symptomatiques de la contradiction logique inhérente au principe de
littérature mineure qui ne soit pas médiocre. Qu’est-ce qui fait le caractère mineur,
puisque ce n’est désormais ni le positionnement dans une hiérarchie des genres ni la
médiocrité ? Il est toujours envisagé dans un rapport à une littérature supposée majeure,
donc dans un positionnement vis-à-vis du connu, qu’il imite, parodie, critique, en
somme avec lequel il joue. La poésie en prose, dans ses ébauches sans nom avec Gaspard
de la Nuit d’Aloysius Bertrand, ou son affirmation dans les Petits poèmes en prose en 1865,
n’est autre qu’un rapport particulier à la poésie, une allusion et un écart entretenu avec
un genre majeur, considéré comme une norme.
Définie par opposition au majeur, cette littérature est donc d’abord ludique par la
réutilisation, la reformulation qu’elle propose d’un matériau noble. Par là, elle se fait
aussi adversative : ironique ou parodique, elle joue avec les grands textes, les grandes
figures. Contrairement au burlesque des époques passées, il ne s’agit plus d’un jeu pure-
ment formel, essentiellement destiné à susciter le rire, mais d’une posture existentielle,
le jeu avec la littérature majeure n’étant alors que l’un des avatars du jeu avec la vie, avec
Dieu, avec l’Histoire, le mineur devenant le signe d’une impossibilité à accéder ou adhé-
rer au majeur, quel qu’il soit. Ce jeu n’est donc autre que l’expression d’un désenchante-
ment, une posture marquée par la négativité. Ainsi Gautier dans un poème intitulé
« Dédain », écrit en 1833 :
Une pitié me prend, quand à part moi je songe
À cette ambition terrible qui nous ronge,
De faire parmi tous reluire notre nom,
De ne voir s’élever par-dessus nous personne,
D’avoir vivant encor le nimbe et la couronne,
D’être salué grand comme Goethe ou Byron8.

À la même époque, Gautier écrit Albertus, texte revendiqué comme mineur. Il ne s’agit
pas simplement d’un jeu avec les textes finissant en pure gratuité, d’attaques finalement
surtout formelles, comme dans les siècles passés, mais d’un jeu avec ce en quoi l’on croit,

8. Théophile Gautier, « Dédain », La Comédie de la mort, in Œuvres poétiques complètes, Paris,


Bartillat, 2004, p. 263.

198
ou l’on a cru ; dans Les Jeune-France, Gautier se moque des postures romantiques qu’il a
lui-même adoptées. La revendication du mineur est devenue un jeu avec ce qu’on admire
et avec soi-même, une mise en cause de ses propres qualités, une mise en évidence de ses
manques. Le jeu est moins gai, le rire est moins franc et plus complexe. L’œuvre roman-
tique parvient ainsi à brouiller la prise en charge des propos. La communication opère
sur des bases instables, un énoncé douteux finissant par fonctionner simultanément en
mention et en usage, simultanément mis à distance et revendiqué par l’auteur. Le jeu est
toujours suspendu, sans cible fixe, contrairement à de nombreux rires qui exigent un
objet. La « Ballade à la lune9 » de Musset, par la stupeur qu’elle a pu causer chez ses
détracteurs, reste un exemple significatif de cette quête romantique de l’indécidable dans
l’énonciation, de l’absence de clé et d’objet identifiable, c’est-à-dire du jeu avec lui-
même auquel se livre le romantisme.
L’auteur abandonne les indices qui permettaient dans un texte classique d’identifier
l’ironie. En se prenant lui-même pour cible, le texte romantique devient simultanément,
selon la terminologie de Baudelaire, « la victime et le bourreau » ; l’auteur revendique sa
position pour un énoncé auquel il ne croit pas. Le jeu réside précisément dans l’indéter-
mination de la prise en charge et de la mise à la distance. Chez Gautier, Musset, Nodier,
ou justement les auteurs mineurs comme Aloysius Bertrand, Petrus Borel ou Xavier
Forneret, l’hésitation de la critique et de la réception en général à qualifier la position de
l’auteur vis-à-vis de son texte témoigne d’une indétermination située à l’origine même
de l’écriture, indétermination précisément travaillée et exploitée tout au long du texte.

La réhabilitation du mineur
Néanmoins, un désenchantement qui s’exprime dans le jeu y trouve aussi un salut ;
même issu du refus, du doute ou de l’échec, le jeu, lié au rire, à la gratuité, reste tourné
vers l’avenir. Prenant ses distances avec le majeur, il implique une avancée, qui vient
instituer la cible du jeu comme une norme, et ainsi la précipiter dans le passé. Comme
l’explique Claude Millet dans un article sur « Charles Nodier ou la politique du mineur » :
Le mineur, dans son opposition au majeur, est une ironie dans l’histoire, qui en
accélère les évolutions. Il est l’esprit de dérision qui minore les modèles de la culture

9. Alfred de Musset, « Premières poésies », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Biblio-


thèque de la Pléiade », 1957, p. 84.

199
dominante et par là permet leur abandon pour d’autres modèles. Il est une voie de
passage, dans ces moments où les formes du majeur, vieillies, se figent10.

Les poèmes légers de Musset, l’invention d’un nouveau genre de poésie pour Aloysius
Bertrand, ou encore la satire directe des romantiques par l’un de ses plus farouches sec-
tateurs, Théophile Gautier, retournent en rire un désenchantement, en ouvrant de nou-
velles voies. Les historiens de la littérature, aussi bien Sainte-Beuve que Lanson, l’ont
bien compris, qui cherchent chez les écrivains mineurs du passé le signe caché de ce qui
va advenir. Le poème en prose, conséquence d’un jeu avec les genres, présenté comme
mineur, est exemplaire à cet égard. La dimension ludique qui préside à ce type de réali-
sation se lit dans la reprise d’éléments existants, agencés différemment. Le poème en
prose est jeu dans son principe même, dans l’oxymore de son nom. C’est par le jeu que
les formes se renouvellent, que les horizons d’attente se modifient.
Cette prétention au poème en prose, idée incohérente pour l’époque, fonde le genre sur
le jeu. L’expression apparaît d’abord accompagnée de modalisateurs la mettant à dis-
tance : « espèce de », « peut-être », « comme si ». Jules Lefèvre-Deumier évoque le para-
doxe à deux reprises dans ses Œuvres d’un désœuvré (1842), d’abord en présentant l’un
de ses textes comme une « espèce de poëme en prose11 », puis en se demandant ailleurs :
« Je fais peut-être en ce moment de la poésie en prose12 », tandis que la même année
paraît le Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand qui recommande à son metteur en page
de faire « comme si le texte était de la poésie13 ». La rupture logique qui accompagne la
naissance du poème en prose inscrit ces tentatives dans les zones frontières des genres,
dans le mineur, dans l’indétermination, dans le jeu entre les genres, comme si l’un se
mettait à singer l’autre. Baudelaire décrit en ces termes, dans sa correspondance, les Petits
poèmes en prose (1864) : « encore Les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté,
et de détail, et de raillerie14 », faisant ainsi de l’atmosphère ludique l’une des principales

10. Dans Pour une esthétique de la littérature mineure, op. cit., p. 131.
11. « Les Sauvages », in Œuvres d’un désœuvré, Paris, H.L. Delloye, vol. 1, p. 360.
12. « Promenade nocturne dans les rues d’une grande ville », in ibid., p. 423.
13. « Instructions à M. le Metteur en pages », in Gaspard de la Nuit, Paris, GF-Flammarion,
2005, p. 329.
14. Charles Baudelaire, Correspondance II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1973, p. 615 ; cité par James A. Hiddleston, « Baudelaire and the poetry of prose », in Nine-
teenth-Century french review, vol. 12, no 1-2, 1983, p. 64.

200
différences entre les deux recueils15. Le jeu consiste alors dans la permissivité revendiquée
dans le traitement d’un genre, considéré avec une désinvolture nouvelle. Il est même le
signe qu’un principe œuvrant apparemment contre le genre en question se déploie dans
le texte : de même que le récit ludique sape les bases du récit, le poème ludique paraît
œuvrer contre le poétique. Le genre du poème en prose, demeurant poème tout en ayant
intégré son principe apparemment inverse, la prose, se conforme exactement au mode de
fonctionnement du régime ludique : usage à contre-emploi, procédant par allusions ou
références, détournant ainsi une activité pratiquée de ses fonctions habituelles.
Comme la revendication du mineur, la réhabilitation des minores du passé est un pro-
cessus paradoxal. Le xixe siècle va chercher les écrivains oubliés du passé, en les associant
d’ailleurs immédiatement au jeu : Les Grotesques de Gautier en 1844, ou Les Illuminés de
Nerval en 1852, ces ouvrages portent dans leur titre la marque du ludique, la distance
par rapport à une norme se traduisant en distance potentiellement comique. La marge,
comprise comme écart et décalage, s’apprécie comme une mise en jeu de la grande litté-
rature, vue comme rationnelle avec Les Illuminés, qui dressent le portrait d’écrivains
restés mineurs du fait de leur inadéquation à leur siècle. Nerval écrit dans la préface,
intitulée « La Bibliothèque de mon oncle » : « Ces réflexions m’ont conduit à développer
surtout le côté amusant et peut-être instructif que pouvaient présenter la vie et le carac-
tère de mes excentriques16. » Les textes mineurs, revendiqués ou révélés comme tels, se
présentent comme des expériences audacieuses, à contre-courant plutôt que suivistes,
plus avancées en somme que les œuvres majeures de leur temps, puisqu’elles les ren-
versent déjà. Gautier écrit, dans Les Grotesques :
La lecture de ces petits poètes est incontestablement plus récréative que celle des
célébrités les plus reconnues ; car c’est dans les poètes du second ordre, je crois pouvoir
l’avancer sans paradoxe, que se trouve le plus d’originalité et d’excentricité. […] Dans
les poètes du second ordre, vous retrouverez tout ce que les aristocrates de l’art ont
dédaigné de mettre en œuvre : le grotesque, le fantasque, le trivial, l’ignoble, la saillie
hasardeuse, le mot forgé, le proverbe populaire, la métaphore hydropique, enfin tout le

15. Sans le revendiquer, Les Fleurs du Mal utilisent aussi clairement le jeu ou le comique, comme
l’a montré Alain Vaillant dans son ouvrage Baudelaire, auteur comique (Rennes, PUR, 2007).
16. Gérard de Nerval, Les Illuminés, Paris, Gallimard, « Folio », 1976, p. 34.

201
mauvais goût avec ses bonnes fortunes, avec son clinquant, qui peut être de l’or, avec
ses grains de verre, qui risquent d’être des diamants17.

Le romantisme, révolution dans les lettres, s’attache à promouvoir ce que les « aristo-
crates de l’art » ont décrété bas ; ainsi, si les textes mineurs sont souvent comiques, c’est
d’abord parce qu’étant comiques, ils ont été situés au plus bas. C’est le système aristocra-
tique des lettres, nous dit Gautier, qui a méprisé le comique, ce qui explique sa situation
parmi les œuvres mineures. La réhabilitation du mineur, c’est donc aussi la promotion
du rire littéraire, longtemps méprisé. La préface de Cromwell associe d’ailleurs à « l’An-
cien Régime littéraire » la mise à l’écart du grotesque, qu’on ne peut réduire entièrement
au ludique, mais qui appartient aussi à ces catégories méprisées dont le romantisme va
se charger de la promotion.
Mais dans cette révolution en cours, le geste même de la réhabilitation du mineur
devient comique. L’intérêt pour les minores s’assimile, selon Martine Lavaud, à un
« mouvement carnavalesque d’intronisation/détronisation18 ». De même que le texte
mineur procède souvent à la carnavalisation de la littérature existante, des genres consa-
crés, le geste qui consiste à exhumer le mineur pour le rehausser tient du même principe
comique. Le paradoxe réside dans la revendication, qui ne peut éviter de s’assimiler à
une promotion, surtout à une époque où la malédiction de l’artiste vaut consécration.
Ainsi, la revendication du mineur n’est autre qu’une promotion nouvelle d’un territoire
auparavant méprisé de la littérature, en l’occurrence le régime ludique.
Ce sont aussi des auteurs majeurs du xixe siècle qui vont promouvoir le jeu et le rire en
littérature au moyen de la revendication du mineur. Le recueil des Chansons des rues et
des bois, appelé par Victor Hugo son « petit livre19 », publié en 1865 alors que le poète est
un sexagénaire plus grand homme que jamais, rappelle à maintes reprises sa ligne direc-
trice, la conquête de nouveaux territoires poétiques dans la minoration. Les titres de
section portent la marque de cette volonté : par exemple « Paulo minora canamus », qui
signifie « Chantons des sujets plus humbles », contre Virgile qui avait écrit « Paulo majora

17. Théophile Gautier, « François Villon », in Les Grotesques, Bari (Italie), Schena-Nizet, 1985,
p. 45-46.
18. Martine Lavaud, « Relativisme et exhumations grotesques », in Romantisme, no 114, 2001,
p. 40-49.
19. Lettre à Hetzel, 22 juin 1859, citée par Sheila Gaudon dans la notice Les Chansons des rues
et des bois, dans Poésie II, Paris, Éditions Robert Laffont, « Bouquin », 1985, p. 1 088.

202
canamus » ; dans ce texte, le poète dit abandonner les grandes questions, ce qu’il appelle
les « études », l’« œuvre insondable » sur les « vastes profondeurs » ou encore « l’abîme » :
J’en descends ; je mets pied à terre ;
Plus tard, demain, je pousserai
Plus loin encor dans le mystère
Les strophes au vol effaré20.

Et il atterrit dans la nature, mais surtout au milieu des rires :


Je mets sur l’affiche : Relâche ;
Je vais rire un peu dans les prés21.

Le majeur du mineur
Au terme du parcours, la minoration volontaire projette logiquement dans une esthé-
tique autre, l’esthétique du rire, l’objectif atteint. Le rire est une nécessité poétique, prépa-
rée déjà dans les théories de la préface de Cromwell, et rappelée encore dans plusieurs
poèmes des Contemplations22. La fécondité poétique du petit, rappelée souvent, c’est préci-
sément le rire et le jeu. Le recueil achevé le plus tardif, L’Art d’être grand-père, illustre bien
ce rapprochement. Le grand écrivain risque la stérilité si sa fonction le fait verser dans la
gravité ; il convient donc pour lui de produire aussi des textes mineurs, c’est-à-dire des
textes légers et comiques. Loin des fureurs des Châtiments, des grandeurs de La Légende des
siècles, tout au long du recueil, Hugo joue avec la figure du grand écrivain, du poète, s’infli-
geant même les adjectifs « imbécile23 », « stupide24 », « bête25 », généralement pour sa mala-
dresse en amour. La logique de la minoration est aussi celle de l’autodérision, du

20. Victor Hugo, Les Contemplations, dans Poésie I, Paris, Éditions Robert Laffont, 2002, p. 860.
Toutes les références à Victor Hugo seront faites dans cette édition.
21. Ibid., p. 861.
22. Victor Hugo, « À André Chénier » et « Les Oiseaux », in Les Contemplations, p. 260 et 284.
23. Victor Hugo, « Margot », in Toute la lyre, p. 488 ; CXVI, Dernière gerbe, p. 877 ; I, 38, Les
Quatre vents de l’esprit, p. 1 172, et III, 20, p. 1 319 ; Les Chansons des rues et des bois, p. 871.
24. Victor Hugo, « En sortant du collège », in Les Chansons des rues et des bois, p. 862 ; I, 29, Les
Quatre vents de l’esprit, p. 1 164, et I, 38, p. 1 172.
25. Victor Hugo, « Duel en juin », in Les Chansons des rues et des bois, op. cit., p. 885, et « Lettre »,
p. 962 ; « Pepita », in L’Art d’être grand-père, p. 788.

203
dégonflement de cette figure du génie créée par le romantisme. Tout au long de son œuvre
poétique, Hugo rappelle régulièrement que le sacerdoce du poète, comme tout sacerdoce
d’ailleurs, ne justifie pas un mépris du rire. Dans la longue théorie des « Mages », figurent
les « prêtres du rire26 », tandis que les génies dans William Shakespeare « font don à l’huma-
nité de son portrait, les uns en riant, les autres en pleurant, les autres pensifs27 », et
« L’Olympe reste grand en éclatant de rire28 ». Dans L’Art d’être grand-père, c’est « la parole
des faibles » qui est valorisée, selon l’expression de Ludmila Chartles-Wurtz29. Et de manière
générale finalement, on voit que c’est le rire qui joue ce rôle minorant. Dans Les Contem-
plations, le poème « Oiseaux et enfants » se moque de Lamartine et des classiques :
Ce saule ruisselant se penche ;
Un petit lac est à ses pieds,
Où tous ses rameaux, branche à branche,
Sont correctement copiés.

Puis le moineau se moque du lac de larmes, et du reflet.


Il s’abat dans son tintamarre
Sur le lac qu’il ose insulter :
– Est-elle bête cette mare !
Elle ne sait que répéter.

Le « petit lac », encore rabaissé jusqu’à la « mare », tels sont les avatars mineurs, donc
ludiques, du motif du lac en poésie ; la minoration est jeu, car elle suppose l’exploitation du
grand pour le détourner de sa fonction et de ses valeurs établies. L’oiseau poursuit alors :
C’est classique, cela m’assomme.
Je préférerais qu’on se tût.
Çà, ton bon saule est un bonhomme ;
Les saules sont de l’institut. […]

26. Victor Hugo, Les Contemplations, p. 519.


27. Victor Hugo, William Shakespeare, p. 261.
28. Victor Hugo, « À André Chénier », in Les Contemplations, p. 260.
29. Titre d’un chapitre de l’ouvrage Poétique du sujet lyrique dans l’œuvre de Victor Hugo, Paris,
Honoré Champion, « Romantisme et modernité », 1998, p. 641-692.

204
Mais moi, j’aime mieux, sans envie,
Errer de bosquet en bosquet,
Corbleu, que de passer ma vie
À remplir de pleurs un baquet !

Les classiques et les romantiques sont ainsi pareillement raillés par le petit oiseau, figure
de la fantaisie. Le régime ludique est un mode d’écriture poétique promouvant, avec
cette figure d’oiseau, la liberté et la légèreté.
La préférence pour le mineur est toujours le signe d’un renversement. Le mineur serait
donc conduit à devenir la nouvelle norme, à s’installer au sommet d’une nouvelle échelle
des valeurs simplement retournée. Mais le régime ludique qui lui est associé, en venant
finalement saper ses bases sérieuses, interdit la création d’une nouvelle hiérarchie, fon-
dée sur l’inversion. Le jeu permet précisément de maintenir le mineur dans sa position,
les ambiguïtés du rire ne permettant pas de fonder une poétique sur ces bases. L’instabi-
lité fondamentale du régime ludique permet finalement d’assumer les contradictions de
la revendication du mineur, de maintenir les tensions en leur trouvant un exutoire dans
le rire. Même si le rire est susceptible à partir du xixe siècle de se voir attribuer des
valeurs élevées, le principe du jeu étant le détournement et la gratuité, le ludique reste un
domaine peu susceptible de promotion clairement assumée. Au xxe siècle, les jeux de
l’Oulipo font de leur prétention même un jeu potentiel : François Le Lionnais, dans le
premier manifeste de l’Oulipo de 1962, écrit par exemple :
Un mot, enfin, à l’intention des personnes particulièrement graves qui condamnent
sans examen et sans appel toute œuvre où se manifeste quelque propension à la
plaisanterie.
Lorsqu’ils sont le fait de poètes, divertissements, farces et supercheries appartiennent
encore à la poésie.
La littérature potentielle reste donc la chose la plus sérieuse du monde. CQFD30.

Parce que le ludique est aussi jeu avec soi-même, et peut toujours investir le métadis-
cours, le statut ironique d’un tel texte ne peut être déterminé de manière certaine. Décré-
ter le sérieux de la plaisanterie, ce serait la ruiner en la promouvant. Le ludique a ceci de
particulier qu’il ne peut se faire valoir sans se perdre. De ce point de vue, le rire est plus
facilement manipulable. Le jeu ne doit pas être pris au sérieux, et c’est ce qui interdit le

30. Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Paris, Ramsay, 1987, vol. 2, p. VI.

205
renversement de la hiérarchie. Le champ de la littérature ludique doit, par principe, res-
ter celui de la littérature mineure, et ce n’est pas à cause d’un manque de considération
du jeu, mais de son fonctionnement même. Le « majeur » n’étant pas nécessairement ce
qui est important, ou réussi, mais ce qui est déclaré sérieux, le jeu est par définition un
principe de minoration. Le brouillage des catégories auquel on assiste témoigne surtout
de la difficulté à distinguer le ludique du sérieux, d’autant plus que les entreprises
ludiques, au xxe siècle, se trouvent théorisées de manière de plus en plus sérieuse : les
textes les plus ludiques du surréalisme ou encore de l’Oulipo apparaissent précisément
d’autant plus comiques qu’ils sont justifiés par un discours théorique qui se montre
extrêmement sérieux. La promotion du ludique parmi les textes majeurs tend surtout à
montrer que les catégories de majeur ou mineur deviennent de moins en moins perti-
nentes car c’est précisément la fonction des textes, leur intention et leur destination, qui
fait l’objet d’un jeu. Loin de l’ancien burlesque, qui justifiait le principe de la distinction
des genres et des modes, le texte ludique au xxe siècle a pris pour cible principale la dis-
tinction même du ludique et du sérieux, rendue non pertinente.
L’écriture ludique engage donc dans son ensemble la définition du champ littéraire,
ainsi que la notion de littérarité, comme si ce que mettait en jeu le texte ludique n’était
autre que la littérature elle-même. La sacralisation du littéraire, à l’œuvre au xixe et
xxe siècles, en fait un objet un peu encombrant, qu’il est plaisant de dégonfler. Le mode
mineur ou ludique n’est autre qu’une extension nouvelle du champ littéraire, l’exploita-
tion de ce qui n’était pas considéré comme littéraire. Chansons légères ou populaires,
blagues, grivoiseries, poèmes en prose, jeux de mots divers, toutes ces réalisations tex-
tuelles, en se déclarant mineures, disent leur statut original, non légitime dans le champ
littéraire. La fin de la hiérarchie des genres, qui maintenait le burlesque ou la parodie au
bas de la littérature, a engendré un brouillage, la revendication du mineur restant une
postulation paradoxale, au point que le mineur devienne même majeur, le jeu devenant
donc sérieux : le jeu était encore trop simple, le littéraire cherche désormais le double jeu.
La fantaisie et le grotesque :
éléments d’un double jeu1

Jean-Louis Cabanès

C’
est un lieu commun de voir, dans le romantisme, une mise en cause de la
notion de modèle, un refus des codes et des règles qui délimitent les genres.
Lorsque les écrivains rêvent d’une œuvre tout à la fois autonome et ouverte
vers l’infini, ils postulent, dans un même élan, qu’il revient à l’imagination d’informer la
création artistique. Mais cette rupture avec la classique imitatio se gage également sur
une rencontre, celle de la mélancolie et du sublime de terreur, ou bien encore (mais ce
battement alternatif n’est peut-être qu’une apparence) sur une manière nouvelle de
concevoir le rire, ou tout au moins de l’envisager esthétiquement. C’est à partir du risible
et de ses incertaines frontières, c’est en s’interrogeant sur les formes et les objets qui le
suscitent, que les écrivains et les artistes affirment la modernité du romantisme, tandis
que la conceptualisation du grotesque rend poreuses les frontières de la fantaisie, de la
bouffonnerie, de l’ironie et parfois du terrible.

1. Ce chapitre offre la substance et la synthèse d’une réflexion dont une version développée a
paru en 2011 dans Le Négatif. Essai sur la représentation littéraire au xixe siècle (Paris, Éd. Clas-
siques Garnier).

207
Cette théorisation se développe à l’échelle du romantisme européen avec des décalages
chronologiques. En Allemagne, comme le rappelle Dominique Leborgne-Peyrache, elle
s’articule autour de la notion de grotesque-arabesque aussi bien chez Friedrich Schlegel
(Gespräch über die Poesie, 1800) que chez Jean Paul (Vorschule der Aesthetik, 1804). En
France, Victor Hugo, dans la préface de Cromwell (1827), tend à faire du grotesque « le
principal refoulé de la littérature académique2 », mais aussi un trait majeur de la littéra-
ture moderne. Baudelaire dans De l’essence du rire (1855) légitime l’existence d’un rire
absolu en se référant à un conte d’Hoffmann, La Fiancée du roi, promu exemple parfait
de grotesque. Cette notion semble parfois indissociable de la Phantasie, de l’onirique, de
l’hallucinatoire. Écrire à la manière de Callot, c’est, pour le conteur allemand, se souve-
nir des figurines grotesques et de l’ironie qui caractérisent l’univers du graveur lorrain,
c’est aussi faire jouer sa propre subjectivité esthétique, en transportant, par le truche-
ment de l’imagination, « les images de la vie courante dans le monde romantique de ses
visions3 ». Nodier, qui aimerait que la littérature se ressourçât dans l’onirique, proclame
que « le sommeil est bouffon » car il fait surgir « les tréteaux grotesques de Mondor et de
Gratelard4 » dès que nous croyons nous engager, en rêve, dans les voies du sublime.
Quant à la « Fantasia » évoquée dans la nouvelle de Gautier, Le Club des Haschischins,
elle ne se borne pas à ouvrir les scènes changeantes d’un théâtre mental, elle ne se déve-
loppe pas seulement sous la forme d’un beau morceau descriptif, elle engage une
réflexion sur la parenté du grotesque et de l’hallucinatoire, sur la relation du rire et de la
peur, de la fantaisie et du fantastique. Ainsi, à côté des essais esthétiques sur le comique
et le grotesque, ou sur le grotesque et l’arabesque, la nouvelle de Hoffmann « Jacques
Callot » (1813) qui vaut quasiment de texte préfaciel aux Fantasiestücke in Callot’s
Manier (1814), la digression de Nodier sur le sommeil dans l’Histoire du roi de Bohème
et de ses sept châteaux (1830) ou la « Fantasia » imaginée par Gautier (1846), figurent des
esthétiques en action qui lient, tantôt dans un réseau de causes et d’effets, tantôt à partir
d’analogies, le rire et les produits de l’imagination.

2. Voir Dominique Peyrache-Leborgne, « Le concept de grotesque-arabesque dans le roman-


tisme européen », in Romantismes, l’esthétisme en actes, Jean-Louis Cabanès (dir.), Nanterre,
Presses universitaires de Paris Ouest, 2009, p. 109-122.
3. Ernst Theodor A. Hoffmann, « Callot », in Contes, Paris, Gallimard, « Folio », 1987, p. 21.
4. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux, Paris, Delangle frères, 1830,
p. 260-261.

208
Cette conjonction se manifeste encore lorsqu’il s’agit d’élucider le Witz, notion théo-
risée par le groupe d’Iéna et plus particulièrement par Friedrich Schlegel. On sait com-
bien il est délicat de traduire ce mot allemand en français. Jean-Luc Nancy et Philippe
Lacoue-Labarthe dans le glossaire de L’Absolu littéraire estiment qu’il désigne tout à la
fois le « mot d’esprit », le « jeu de mots », une « faculté d’inventer une combinaison de
choses hétérogènes5 ». Qu’il rencontre l’imagination ou plus exactement la Phantasie,
cela ne fait aucun doute pour Friedrich Schlegel dont un aphorisme affirme : « le Witz
est la manifestation, l’éclair extérieur de la Phantasie6 ». Si le romantisme français
méconnaît probablement cette définition, il retrouve cependant le Witz par d’autres
biais. On connaît le prix que Musset accorde à l’humour de Jean Paul, à l’appariement
saugrenu d’objets apparemment hétérogènes, caractéristique du style imagé de cet écri-
vain. Il apparaît surtout que les références à Heine sont autant de manière d’acculturer
le Witz chez les écrivains de la deuxième génération romantique (on songe à Nerval), et
plus généralement chez tous ceux qui, dans les années 1845-1860, à l’instar des Gon-
court, se réclament de la fantaisie en professant une admiration inconditionnelle pour
l’écrivain allemand. Sainte-Beuve, dans un article des Lundis, semblait avoir compris en
profondeur l’univers « witzig » de Heine, tout au moins, il a excellemment énoncé la
« francisation » du Witz :
C’est aussi que l’esprit de M. Heine est plutôt celui d’un poète que celui de tout le
monde ; il n’a pas seulement de ces traits inattendus, saisissants, courts, de ces rapports
neufs et piquants qu’un mot exprime et enfonce dans la mémoire : il a, à un haut degré,
l’imagination de l’esprit, le don des comparaisons singulières, frappantes, mais pro-
longées, mille gerbes, à tout instant, de réminiscences colorées, d’analogies brillantes
et de symboles7.

Le saillant, la rapidité, l’éclair du trait, les fusées des analogies impertinentes semblent
donc les caractéristiques du Witz tel qu’il se manifeste dans les caprices de la fantaisie à
la française. On en veut pour preuve l’attaque de Désiré Nisard contre « la littérature
facile ». Cet ennemi du romantisme dénonçait, entre autres facilités romantiques, les

5. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, théorie de la littérature du


romantisme allemand, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1978, p. 473-474.
6. Friedrich Schlegel, « Idées », in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, ibid.,
p. 208.
7. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Portraits littéraires, Paris, Éditions Robert Laffont, « Bou-
quins », 1993, p. 552.

209
« éclairs, zigzags, comètes sans queue, fusées qui ratent, auxquelles des complaisants,
dont j’ai été quelquefois, ont donné le nom de fantaisie8 ».
Le Witz n’est pas dissociable d’une notion qui a fait couler beaucoup d’encre, l’ironie
romantique, dont on sait qu’elle se différencie de l’ironie voltairienne et de l’ironie rhé-
torique. On ne prétend certes pas ici l’analyser en profondeur. On rappelle qu’elle
engage, dès qu’elle se veut objective, un dispositif à double détente. Elle présuppose une
distanciation, un regard divin qui met en spectacle le monde, mais aussi un jeu avec les
formes sous le signe du bouffon. La métaphysique s’y conjugue avec le rire, comme le
suggère ce fragment, bien connu, de Friedrich Schlegel :
Il y a des poèmes, anciens et modernes, qui exhalent de toutes parts et partout le
souffle divin de l’ironie. Une véritable bouffonnerie transcendantale vit en eux. À l’in-
térieur l’état d’esprit qui plane par-dessus tout, qui s’élève infiniment loin au-dessus de
tout le conditionné, et même de l’art, de la vertu, de la génialité propre ; à l’extérieur,
dans l’exécution, la manière mimique d’un bouffon italien traditionnel9.

René Bourgeois et Bernard Franco ont montré comment la littérature française


accueillait les thèses de F. Schlegel10. On se contente ici de souligner que l’ironie objective
fournit une machinerie optique propre à lier la dérision au tragique. Dieu figure parfois,
pour les écrivains, la projection transcendante d’un sujet qui, en se divisant lui-même
par le biais d’une réflexivité critique, appréhende à partir d’un point sublime supposé la
bouffonnerie d’une existence restituée à sa contingence.
Hélas ! s’exclame Heine, la moquerie de Dieu pèse sur moi. Le grand auteur de l’uni-
vers, l’Aristophane du ciel, a voulu faire sentir au petit auteur terrestre, au soi-disant
Aristophane allemand, à quel point ses sarcasmes les plus spirituels n’ont été au fond
que de pitoyables coups d’épingle, en comparaison des coups de foudre de la satire,
que l’humour divin sait lancer sur les chétifs mortels11.

On découvre peut-être ici une ironie absolue que Flaubert transférera sur une autre
scène. Dans une lettre bien connue, il invitait à regarder l’Histoire comme Dieu la voit,

8. Désiré Nisard, Études de critique littéraire, Paris, Michel Lévy frères, 1858, p. 4.
9. Voir Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire…, op. cit., p. 85-86.
10. Voir René Bourgeois, L’Ironie romantique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,
1974 et Bernard Franco, Le Despotisme du goût. Débat sur le modèle tragique allemand en France,
1797-1814, Göttingen, Wallstein, 2006.
11. Heinrich Heine, De l’Allemagne, Paris, Gallimard, « Tel », 1998, p. 481.

210
c’est-à-dire du point de vue d’une « blague supérieure12 ». L’image d’un démiurge far-
ceur, ironiste supérieur, a pour prolongement direct celle d’un Dieu sadien. « Sade
explique Dieu » vont répétant Flaubert et les Goncourt. Le pathos s’exorcise dans le
comique, la cruauté de la contingence dans le bouffon.

Le grotesque, l’imagination
Si les territoires du grotesque, du buffo, du Witz, de l’ironie romantique, sans se super-
poser entièrement, se recoupent constamment, cela tient peut-être, comme on vient de
le suggérer, au rôle dévolu à l’imagination, qu’il s’agisse de l’imagination collective des
peuples, de l’imagination de l’artiste, ou de l’imagination du sujet riant. Cette notion
qui, au même titre que la fantaisie avec qui elle entre parfois en concurrence, figure un
nœud sémantique complexe, est convoquée explicitement ou indirectement lorsqu’il
s’agit de s’interroger sur l’essence du rire ou de promouvoir un comique moderne à
l’enseigne du grotesque.
Ainsi, dans la Préface de Cromwell, Hugo se réfère à l’imagination collective des peuples,
dont émanent les êtres mythologiques tels que les satyres, les guivres, les monstres du
Moyen Âge, ou bien encore les Scaramouches, les Crispins, les Arlequins, qui sont figures
de « fantaisie13 ». Sous les auspices de l’imaginaire, mais aussi parce qu’il vise à restituer
une réalité multiforme que l’art ne peut épuiser, le grotesque hugolien se présente tout à
la fois comme un englobant et un pluriel infini : le laid, contre-forme, contre-norme,
difforme, informe, est nécessairement varié, métamorphique. Il semble imaginatif,
comme la nature. Les types s’en répartissent, de manière binaire, selon deux ordres dis-
tincts, apparemment antithétiques, le terrible et le comique : « Polyphème est un gro-
tesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon14. » Cette dichotomie s’éclaire à la lumière
d’une autre bipartition. Les créatures mythologiques, les êtres intermédiaires effrayants,
créés par les superstitions, les mythologies, les religions, ont pour sphère le monde
« idéal », ils n’ont point de répondants dans le réel ; quant au comique, il est mimétique,
grimaçant, il déploie les « intarissables parodies de l’humanité15 ». Cette disjonction qui

12. Gustave Flaubert, Lettre à Louis Colet, 7 octobre 1852.


13. Victor Hugo, « Préface de Cromwell », in Œuvres complètes, Paris, Le Club français du livre,
1967, t. III, p. 53.
14. Ibid., p. 52.
15. Ibid., p. 53.

211
n’est pas sans préfigurer, peut-être, l’opposition tracée par Baudelaire entre comique
relatif et comique absolu, est en partie brouillée par Hugo lui-même. D’une part, en
effet, au sein même du monde idéal, naissent des formes ridicules qui perdent une partie
de leur terribilità. Callot, « le Michel-Ange burlesque16 », multiplie les figures risibles
dans ses gravures, d’autre part le drame, tel qu’on peut l’exécuter, ne doit pas se borner
à faire se rencontrer le sublime et le grotesque, il convient, comme il en est dans la réalité,
que le comique et le terrible y alternent ou qu’ils fusionnent : « les hommes et les événe-
ments […] y passent tour à tour terribles et bouffons, quelquefois terribles et bouffons
tout ensemble ». Si Hugo postule l’existence d’un sublime d’en bas, il semble donc envi-
sager également une sorte d’inversion possible de la terreur, une carnavalisation momen-
tanée du personnage suscitant la peur, et qui se trouve entraîné, parfois de lui-même,
vers le bas. Le rire grotesque naît alors du court-circuit de deux éléments contraires : « Le
juge dira : À la mort et allons dîner17. » Non seulement, on le voit, le terrible n’est pas
désamorcé par le comique, mais ces deux modes se confortent l’un l’autre. Loin d’être
exclusifs, il arrive qu’ils se superposent, comme si Hugo voulait que soit parodiée, et par
là même tantôt surmontée et tantôt renforcée par la distanciation momentanée du
risible, l’angoisse suscitée par les monstres nés de l’imagination ou « imaginés » par la
nature créatrice.
On a vu que Nodier et Gautier appréhendaient le grotesque sous le signe de l’onirique
ou de l’hallucinatoire. Ce serait une erreur de croire que, pour ces deux écrivains, les
produits de l’imagination font rire parce qu’ils émaneraient de la folle du logis. Il ne
s’agit pas pour eux d’invoquer une instance normative susceptible d’expliquer la pro-
duction des effets comiques à partir des écarts d’une déraison, mais bien d’articuler les
déformations, les hybridations, ou les grimaces bouffonnes à une part obscure de la
psyché que l’imagier grotesque apprivoise et révèle. La similitude semble donc parfaite
entre les figures hilarantes engendrées par l’absorption du haschisch et les perceptions
qui font rire (sous forme d’images mentales), dans la pleine conscience de l’activité
diurne. On rit, en effet, lorsque (ou parce que) les fantasmes se trouvent privés de leur
dimension angoissante. Les monstres, dans le petit théâtre psychique de la « Fantasia »,
« découvrent [leurs] crocs désordonnés et [leurs] incisives pointues18 ». Ce n’est point

16. Victor Hugo, « Préface de Cromwell », op. cit., p. 53.


17. Ibid., p. 61.
18. Théophile Gautier, « Le Club des Haschischins », in Œuvres de Théophile Gautier, Paris,
A. Lemerre, 1897-1898, t. I, p. 481.

212
pour te dévorer, mon enfant ! Mais pour te faire mourir de rire et de bonne humeur. On
ne s’étonne pas que Gautier énumère les acteurs des petits théâtres (Arnal, Alcide Tous-
sez, Ravel, Odry)19 lorsqu’il s’agit de trouver, pour les lecteurs du Club des Haschischins,
un répondant à quelques-unes des figures qui s’imposent dans les hallucinations, tandis
que, symétriquement, dans un feuilleton dramatique de La Presse, Odry, comédien qui
sait rendre son aspect physique « surprenant, ébouriffant », se voit doté d’une « tête
chimérique20 ». Il y a réversibilité des deux risibles. L’art « grotesque » et le grotesque
onirique ou hallucinatoire n’ont pas pour seul point commun le scénique, ils participent
d’une déformation, d’une imagination parodique, grinçante et mimique, qui joue à la
frange du terrible et du comique. Ils présupposent tous deux ce qu’on pourrait appeler
la parenthèse momentanée de l’innocuité ludique. Ce qui fait rire menace de faire peur,
ce qui fait peur se trouve neutralisé par le rire. Le fantasme est comique mais il peut
ouvrir sur le fantastique, parfois encore il engendre le merveilleux (dans la « Fantasia »,
surgissent tout à la fois des monstres et des Pierrots). Le rire procède donc d’une irréali-
sation parodique et parenthétique du réel, et celle-ci retrouve les images nocturnes des
rêves ou les fantasmes des hallucinations. On comprend alors pourquoi Janin, cherchant
à rendre compte des pantomimes des Funambules, invoque lui aussi comme paradigme
analogique le rêve éveillé ou le rêve nocturne :
Pour ma part, après y avoir bien réfléchi, j’ai pensé qu’on ne s’amusait tant à ces
sortes de drame, et qu’on ne s’ennuyait tant aux autres, que parce que dans les premiers
il fallait suivre malgré soi les idées d’un autre, d’un auteur répétant maladroitement
des choses déjà dites, pendant que dans le drame Deburau, on avait le plaisir de faire
son drame soi-même, si bien que cette confusion des idées et des choses, au milieu de
ce rêve éveillé, où toutes les idées marchent avec la rapidité de l’acteur, du machiniste
et du musicien, vous vous amusez presque autant que dans un bon sommeil.
Trop heureux, n’est-ce pas ? Dans un temps de révolution, dans ce vieux monde tout
vermoulu et par la littérature qui court, de savoir où dormir tout éveillé21.

19. Ibid., p. 484.


20. Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Bruxelles,
Hetzel, 1858, t. I, p. 95.
21. Jules Janin, Deburau ; histoire du théâtre à quatre sous (1832), Paris, Librairie des biblio-
philes, 1881, p. 80.

213
Dans ce jeu en partie double, l’imagination de l’artiste rencontre celle du spectateur ;
la fantaisie – c’est le nom qu’il faut donner ici à l’imagination comme à ses produits –
semble une capacité à accueillir des images, à les inventer, ou à s’en donner la
représentation. Les caprices du rêve servent de modèle au grotesque, aux impromptus
qui les miment, parce que les fantaisies, artistiques, plastiques, scéniques, rompent avec
l’enchaînement des causes et des effets, avec l’organicité de l’art, tout en suscitant des
images qui semblent des souvenirs déformés et parodiés du réel. On n’aurait donc garde
d’oublier que la fantaisie, par une étymologie que Littré rappelle, se souvient de la notion
grecque de « phantasia22 », qu’elle désigne, selon ce lexicologue, l’image, l’apparition qui
s’offre à l’imagination. On l’oppose ainsi à l’idée de contrainte, soit pour souligner les
hasards des apparitions grotesques, soit pour mettre l’accent sur la liberté de l’artiste à
qui il arrive d’imaginer, comme Gautier, un théâtre de l’impossible, un théâtre de féerie
ou de poésie, dont la scène serait éclairée par des lucioles, comme dans Mademoiselle de
Maupin, ou bien encore un théâtre burlesque dans lequel un chœur de lapins
« chanter[ait] des paroles de M. Scribe », comme dans Une larme du diable.
On comprend alors pourquoi, dans le Salon de 1859, Baudelaire, en est venu à dévalo-
riser la fantaisie, qu’il oppose à l’imagination créatrice. Le ludisme burlesque, le second
degré, le buffo, la liberté du caprice vont au rebours de son esthétique. En traduisant
« l’excellente Madame Crowe », il retrouve de fait la distinction opérée par Coleridge
entre « fancy » et « imagination », dans la Biographia litteraria :
Par imagination, je ne veux pas seulement exprimer l’idée commune impliquée
dans ce mot dont on fait si grand abus, laquelle est simplement fantaisie, mais bien
l’imagination créatrice, qui est une fonction beaucoup plus élevée, et qui, en tant que
l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puis-
sance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée, et entretient son univers23.

Cette disjonction s’était déjà actualisée, en 1857, dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe :
Pour lui [Edgar Poe] l’imagination est la reine des facultés, mais par ce mot, il entend
quelque chose de plus grand que ce qui est entendu par le commun des lecteurs. L’ima-

22. Voir Bernard Vouilloux, Écritures de fantaisie, grotesques, arabesques, zigzags et serpentins,
Paris, Hermann, 2008, pour tout ce qui se rapporte aux définitions de la fantaisie. Il débrouille
magistralement cet écheveau sémantique.
23. Charles Baudelaire, « Salon de 1859 », in Œuvres complètes, Paris, Éditions Robert Laffont,
« Bouquins », 1980, p. 753.

214
gination n’est pas la fantaisie, elle n’est pas non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile
de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L’imagination est une
faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques,
les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies24.

Si l’imagination n’est pas la fantaisie, c’est parce que celle-ci est, si l’on peut dire, facile
et que, d’une certaine manière, Baudelaire entend s’opposer aux facilités des écrivains
que la critique, depuis la fin de la monarchie de Juillet, regroupe sous l’étiquette com-
mode d’école de la fantaisie (Janin, Houssaye, Murger, et plus largement tous les petits
bohèmes de la petite presse que les Goncourt côtoieront en 1852 à l’Éclair et au Paris) ;
la fantaisie est « facile » au même titre que la muse « mélancolico-farceuse » de Musset
(le créateur de Fantasio) qui privilégie l’expansion sentimentale, et non la concentra-
tion ; elle l’est encore, parce que la fancy d’une certaine manière est « passive » et qu’elle
se laisse charmer par les caprices de ses visions, tandis que l’imagination, pour Baude-
laire, aussi bien intuition que synthèse, est essentiellement dynamique : elle suscite une
réorganisation du sensible, elle est connaissance (intuition des correspondances) et pro-
jet. On fera un détour par Delacroix, peintre imaginatif par excellence, pour comprendre
ce qui est en jeu. En s’en prenant aux disciples de Condillac, pour qui l’art demeure
subordonné à l’exercice de la mémoire – on songe à Destutt de Tracy –, il exaltait les
pouvoirs de l’imagination créatrice :
Que les partisans de l’axiome des sensualistes, que nil est in intellectu quod non fue-
rit prius in sensu, prétendent en conséquence de ce principe que l’imagination n’est
qu’une espèce de souvenir, il faudra bien qu’ils accordent cependant que tous les
hommes ont la sensation et la mémoire, et que très peu ont l’imagination, qu’on pré-
tend se composer de ces deux éléments. L’imagination chez l’artiste ne se représente
pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin qu’il veut obtenir […]25.

Il nous a semblé nécessaire d’en passer par cette longue parenthèse pour mieux com-
prendre l’opposition baudelairienne du comique relatif et du comique absolu. Rappe-
lons que le grotesque, tel que le poète le comprend, s’impose, en effet, comme

24. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, op. cit., p. 595.


25. Eugène Delacroix, Dictionnaire des Beaux-Arts, Paris, Hermann, 1996, p. 113-114. En réa-
lité, Anne Larrue a constitué un dictionnaire en grande partie constitué d’extraits du journal
intime du peinte. La page que l’on a citée date du 1-2, 2, 1857.

215
« création26 ». Il n’est pas mimétique, il échappe à tout réalisme. Il se différencie en cela
de l’esthétique du ridicule qui gouverne le comique satirique, toujours pré-orienté par
une intention morale. L’absolutisation de l’art, gagée sur les vertus de l’imagination
créatrice, a donc pour conséquence la mise en relief d’un comique lui-même sans réfé-
rent direct, c’est-à-dire non explicitement ciblé, éloigné aussi bien de l’ironie voltai-
rienne, du comique moliéresque, que des rhapsodies de la fantaisie à la française. Le
grotesque, tel que Baudelaire le conçoit, implique un surnaturalisme gagé sur l’imagina-
tion créatrice de l’artiste. Quant au sujet rieur, il s’y trouve confronté à l’étrange, au
bizarre, à de l’inquiétant, à du surprenant. Comme le fait remarquer Catherine Kintzler,
dans le comique absolu, le point de comparaison se dérobe, « on y cherche en vain la
présence réelle ou supposée d’autrui27 ». Selon une conception apparemment théolo-
gique, mais qui trouve, comme l’a montré cette philosophe, un point d’appui chez
Hobbes, Baudelaire estime que le rire naît du sentiment d’une supériorité, soit sur un
individu ou des formes de sociabilité, dans le comique significatif, soit sur la nature,
dans le comique absolu. Faut-il estimer que le rire, dans le second terme de l’alternative,
n’est pas sans rapport avec le sublime et qu’il pourrait être aussi bien appelé « rire cos-
mique », comme l’indique Catherine Kintzler ? Ce qui est commun aux deux expériences
esthétiques, c’est qu’elles impliquent une distension qui se résout, pour ce qui concerne
le sublime, dans le delight chez Burke, dans la reconnaissance heureuse du suprasensible
chez Kant et, pour ce qui concerne l’inquiétante étrangeté du grotesque, dans le jaillisse-
ment irrépressible d’une hilarité, selon Baudelaire. Le comique absolu et le sublime font
surgir un conflit des représentations, tous deux conduisent le sujet à rapporter son exis-
tence finie à l’infini, ou tout au moins à la confronter à une totalité qui l’englobe et qui
dépasse ses capacités représentatrices ou herméneutiques.
Mais il faut y regarder de plus près et s’interroger sur ce que Baudelaire appelle
« nature », en fonction des exemples qu’il convoque et qu’il commente, celui de la pan-
tomime anglaise, celui du conte d’Hoffmann, La Fiancée du roi. Annette, dans ce récit
plein d’humour, accepte, par vanité, de se marier avec Daucus Carota, le roi des légumes.
Il lui est apparu avec sa cour et son armée après qu’elle eut cueilli, dans son potager, une

26. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plas-
tiques », in Œuvres complètes, op. cit., p. 698.
27. Catherine Kintzler, « Baudelaire et la théorie classique du rire : “comment se moquer du
monde” » www.Mezetulle.net/article-4691918.html, mis en ligne le 26 novembre 2006.

216
carotte entourée d’une bague qu’elle a mise imprudemment à son doigt. Son père dissipe
les sortilèges et lui montre « l’envers de toutes ces splendeurs28 ». C’est un monde vis-
queux, larvaire, un monde souterrain qui se trouve alors dévoilé. Le petit gnome gro-
tesque, avec sa grosse tête, les radicelles de ses petites jambes, risquait de l’attirer vers la
« fange terreuse », vers « un marécage infect29 ». Ce n’est pas, toutefois, le père d’Annette
qui parvient à rompre l’engagement qu’elle a contacté avec Daucus Carota, mais l’ancien
fiancé de la jeune fille, dont l’arme est le lyrisme : il récite un poème dont l’effet est de
réduire le roi des légumes à la dimension d’une petite carotte. Tout se passe donc comme
si l’idéalisme triomphait du monde de l’en bas. On ne glosera pas sur la sexualisation
évidente du conte, sur le « marécage gluant », sur « la fange terreuse ». Mais peut-être
convient-il de signaler que les deux fiancés d’Annette sont peut-être presque aussi gro-
tesques l’un que l’autre. La poésie qui défait le sortilège s’orne de clichés. Si le conte
s’achève par le triomphe de l’idéal sur les créatures enracinées dans un sous-sol dont
elles se sont fantastiquement émancipées, le poète est néanmoins ironisé par l’excès
lyrique de sa poésie. Le sentiment de supériorité sur la nature, qui semble connexe au
rire ou au sourire déclenché par le conte, est donc en partie miné par la représentation
biaisée d’une idéalité creuse, tandis que l’existence humaine se voit prise entre le monde
souterrain des pulsions et une aspiration à l’infini.
Les mimes anglais évoquent, eux aussi, l’univers des instincts et des appétits. Ils mêlent
surtout le terrible et l’absurde. Pierrot décapité, raconte Baudelaire, « escamot[e] sa
propre tête comme un jambon ou une bouteille de vin, et, bien plus avisé que le grand
saint Denis, la fourr[e] dans sa poche30 ». Dans le prologue de cette « belle pièce »,
Léandre, Pierrot, Cassandre, « démontrent » par leurs mimiques qu’ils se « sentent intro-
duits de force dans une existence nouvelle ». « Ils s’exercent », ajoute Baudelaire, « aux
grands désastres et à la destinée tumultueuse qui les attend31 » : elle a été voulue par une
fée. Ainsi, tantôt la mort est niée par la pantomime, tantôt le désastre de vivre y est joyeu-
sement accepté, comme s’il s’agissait d’un jeu dans lequel on se lance à corps perdu. Le
grotesque fait donc rire en donnant à imaginer une sorte de victoire possible sur la fini-
tude, il procure l’illusion que la liberté règne là où s’impose pourtant la nécessité. On ne

28. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 700.


29. Ibid.
30. Ibid., p. 699.
31. Ibid.

217
saurait, toutefois, parler de rire cosmique, comme le fait Catherine Kintzler, mais peut-
être d’une sorte de rire cathartique, si l’on veut bien se souvenir que la catharsis est subli-
mation ou conversion. Le comique absolu suscite un vertige qui convertit, en effet, ce qui
pourrait être terrible en delight, enfin, si l’on revient à l’exemple de La Fiancée du roi, le
grotesque, dans ce conte, laisse croire à une possible sublimation des instincts. Le specta-
teur ou le lecteur, appâté par le bizarre, la surprise de l’étrangeté, le plaisir du ludique,
sous l’effet d’une esthétique qui étonne et ravit, croit triompher des fatalités de l’incarna-
tion et se rit de l’inéluctable. Parce qu’il met en scène le mystère de la liberté, de la mort,
parce qu’il évoque les souterrains de la psyché, le comique absolu soulève les plus hautes
questions philosophiques, comme le faisait, sur un autre plan, l’ironie romantique.
Quant aux vecteurs du grotesque, ils privilégient soit des signes corporels (la panto-
mime) à certains égards métaphoriques, soit l’usage de « symboles » dans lesquels l’idée,
à la différence de ce qui se passe dans l’allégorie, reste enveloppée de mystère. Le comique
absolu (il s’ignore ou feint de s’ignorer) n’implique donc pas seulement que l’auteur soit
impartial, « innocent », comme absent de son œuvre, il présuppose aussi une obliquité,
une indirection, une disposition allusive des signes. Point de démonstration mais une
monstration hyperbolique, intense et néanmoins mystérieuse, qui suggère indéfiniment,
dans un constant rebond, au-delà d’elle-même. La signifiance est sans fin parce qu’elle
confronte le sujet rieur à une énigme dans laquelle, d’une certaine manière, il est inclus ;
il y va, en effet, du sens ou du non-sens de son existence, de son intégration à la nature,
de la relation de sa finitude à l’infini.
Dans les récits ou dans les essais que nous venons d’analyser, le grotesque figure donc
un point de convergence et de divergence. Il est toujours l’élément transitionnel qui fait
communiquer l’imagination créatrice des écrivains et des peuples avec celle des specta-
teurs et des lecteurs, il côtoie toujours le fantastique sans jamais s’y résorber, il présup-
pose une sorte d’économie de l’angoisse avec laquelle il semble jouer ou que, tout au
moins, il exorcise dans le jeu théâtral avec le difforme, dans les hiéroglyphes de la panto-
mime, ou dans la dimension symbolique des contes. Toutefois, nous l’avons vu, cette
notion, pour Victor Hugo, a la valeur d’un englobant, elle regroupe le comique molié-
resque, les fantaisies à la manière de Callot, la commedia dell’arte ou les sorcières de
Macbeth. Si elle inclut le terrible, son territoire comprend le comique significatif et le
comique absolu qui s’y juxtaposent ou qui interfèrent. Le champ du grotesque est plus
restreint chez Gautier et chez Baudelaire. Gautier le rapporte au rêve. Assimilable à la
fantaisie, il a pour confins le merveilleux et le fantastique, il n’inclut pas le comique

218
significatif. L’auteur de Mademoiselle de Maupin, comme en témoigne le Journal des
Goncourt, déteste Molière, s’il aime les féeries, Deburau et les clowns anglais. L’éloge qu’il
prononce de la pantomime, dans La Presse, en 1847, anticipe par ailleurs la théorisation
baudelairienne du grotesque. Gautier regrette, en effet, que Champfleury, en voulant
ressusciter et rénover le genre, ait fait disparaître les fées, mais aussi par là même « cette
tournure d’auto sacramental d’où résultait […] cet attrait inexplicable et profond qui
emporte à son insu l’âme du spectateur aux affabulations théurgiques des premiers âges
du monde ». Constatant que la foule, en 1847, a perdu le sens des hauts symboles de la
pantomime, il rappelle qu’ils ouvraient à ces « mystères profonds qui rendent rêveurs le
poète et le philosophe32 ».
On mesure donc ce que Gautier et Baudelaire ont en commun. L’un et l’autre refusent
le réalisme, la satire moralisatrice et ciblée qui lui est inhérente. Le rire tel qu’ils le
conçoivent n’est jamais l’instituteur d’une norme. Un vaudeville comme Les Saltim-
banques plaît à Gautier parce qu’il est parfaitement « absurde », « sans queue ni tête33 ».
Il découvre, en 1842, dans l’exposition de la pantomime Marrrchand d’habits « un haut
caprice », un genre « mêlé de rire et de terreur34 ». Toutefois, l’auteur de Mademoiselle de
Maupin, en incorporant la Phantasie germanique, avec son ouverture vers le rêve et vers
la terreur, dans la souriante fantaisie, ne récuse pas le parodique, le burlesque, le second
degré bouffon. En revanche, la radicalité théorique de Baudelaire l’incite à voir dans le
grotesque une création absolue, elle le conduit à prendre ses distances avec les panto-
mimes du pourtant « regrettable Deburau », car elles manquent de férocité. Pierrot ne
trouve place dans son esthétique que revisité par la pantomime anglaise, alors que la
bastonnade de Gautier, Pierrot posthume, cherchait à prolonger la commedia dell’arte.
Certes, cette petite pièce joue avec l’absurde des situations (Pierrot se croit mort, parle
de lui comme de son meilleur ami, se prend pour un vampire sur l’avis intéressé du
docteur bolonais), mais elle ne produit jamais un effet d’inquiétante étrangeté car les
personnages se répartissent en naïfs ou en trompeurs. On dira plus exactement, en
termes dix-neuviémistes, que l’absurde, naissant de la rencontre de la bêtise crédule
(Pierrot, Arlequin) et de la blague mystificatrice (le docteur bolonais), s’affirme comme

32. Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique…, op. cit., t. V, p. 24.


33. Ibid., t. I, p. 98.
34. Théophile Gautier, « Shakespeare aux Funambules », in L’Art moderne, Paris, Michel Lévy
frères, « Collection Michel Lévy », 1856, p. 72.

219
pour mieux se dissiper. L’étrangeté expliquée cesse bien évidemment de l’être, même si
l’on peut, sous l’angle d’une approche thématique, s’interroger sur ce jeu de mort et de
résurrection, essentiel à l’imaginaire profond d’un écrivain qui n’a cessé de mettre en
récit ou en scène le posthume.

Imitation/imagination/jeu
Si, de tous les théoriciens du grotesque, Baudelaire est peut-être celui qui est allé le
plus loin dans l’exploration des relations du rire et du bizarre, si la bipartition du
comique absolu et du comique significatif a une portée véritablement heuristique pour
qui veut comprendre l’invention d’un rire moderne, l’écrivain, cependant, a nuancé à
deux reprises la radicalité de ses thèses ou les a infléchies dans une autre direction. Dans
De l’essence du rire, il estime que le grotesque hoffmannien peut comporter une part de
rire significatif35 (ce qui n’implique pas que, dans une sorte de dispositif scalaire, on
passe de l’un à l’autre, mais plus exactement que l’un peut accompagner l’autre) ; dans
Quelques caricaturistes étrangers, il déclare que les Caprices de Goya impliquent en partie
ces deux catégories, tout en débordant le rire féroce (c’est le point ultime du comique
significatif) par le fantastique. Gautier se demandait si l’on pouvait utiliser, à propos de
l’artiste espagnol, le terme de caricature, avant de préciser, « c’est de la caricature dans le
genre d’Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique et qui va souvent au
lugubre et au terrible36 ». S’interrogeant sur la « portée morale et esthétique » des Capri-
chos, il affirmait l’ignorer. Cette opacité, ce mystère auraient pu inciter Baudelaire à faire
davantage la part du comique absolu dans les gravures de Goya. Mais en les commen-
tant, il s’engageait dans une autre voie. Il en appelait à l’onirique, qui est peut-être ici la
Phantasie, pour expliquer l’inquiétante étrangeté des gravures du peintre espagnol.
C’était en fait libérer la caricature de son enfermement circonstanciel, historique, mimé-
tique, pour lui donner la dimension d’une œuvre d’art :
Du reste, il y a dans les œuvres issues des profondes individualités quelque chose
qui ressemble à ces rêves périodiques ou chroniques qui assiègent régulièrement votre

35. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 700 : « Ce qui distingue très par-
ticulièrement Hoffmann est le mélange involontaire, et quelquefois très volontaire, d’une certaine
dose de comique significatif avec le comique le plus absolu. »
36. Théophile Gautier, « Les Caprices de Goya », in La Presse, 5 juillet 1838.

220
sommeil. C’est là ce qui marque le véritable artiste, toujours durable et vivace même
dans ces œuvres fugitives, pour ainsi dire suspendues aux événements, qu’on appelle
caricatures ; c’est là, dis-je, ce qui distingue les caricatures historiques d’avec les carica-
tures artistiques, le comique fugitif d’avec le comique éternel37.

Les gravures de Goya, sous une autre forme que les dessins de Constantin Guys, parti-
cipent donc du « beau moderne », elles naissent des visions de l’artiste dont elles sont le
précipité, elles assurent la métamorphose du circonstanciel en conciliant le fugitif (la
donnée historique) et l’éternel (les schèmes qui structurent les rêves).
Il est possible qu’en commentant les Caprices Baudelaire introduise à une autre écono-
mie de l’effet comique. Elle ne serait point fondée sur les bipartitions qui rythment De
l’essence du rire, mais sur une axiologie différente. On pourrait l’éclairer à partir des
analyses classiques de Kris et de Gombrich38 qui se fondent sur l’essai de Freud Le Mot
d’esprit et ses rapports avec l’inconscient pour étudier les images caricaturales. Rappelons
que les diverses manifestations du Witz, selon le fondateur de la psychanalyse, impliquent
condensation, ellipse, abréviation ; déplacement, allusion, double sens. Dans le système
sémiotique qui est le sien, la caricature concentre et combine des traits qu’elle abstrait du
réel, elle est également métaphorique. Elle figurerait donc, selon Kris et Gombrich, une
sorte de jeu de mots graphique dont les mécanismes qui engendrent les images du rêve
donneraient l’explication.
Plus largement, il semble que la caricature fasse jouer, pour emprunter une métaphore
célèbre de Barthes, une double longueur d’ondes. Elle comporte deux pôles, l’un mimé-
tique, l’autre imaginatif. À l’extrémité du pôle imaginatif se trouve le fantastique que
Gautier, pour ce qui concerne Goya, nommait fantaisie, à l’extrémité du pôle mimétique,
le féroce, si l’on raisonne en termes d’intensité ou bien le didactique, si l’on se cantonne
dans le significatif. À ces stades ultimes, le rire s’annule. C’est en partie ce schéma que l’on
rencontre dans les pages que Baudelaire consacre à Goya, même s’il y reprend les notions
qu’il avait théorisées dans De l’essence du rire. L’imagination créatrice y demeure certes
toujours valorisée puisqu’elle est le gage de la qualité artistique des caricatures, mais on
n’y raisonne plus en termes d’exclusion (le comique du ridicule versus le « comique
absolu »), mais de gradation (la part plus ou moins grande de l’imagination).

37. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes étrangers », in Œuvres complètes, op. cit., p. 717.
38. Ernst Kris, Ernst H. Gombrich, « The Principle of Caricature », in British Journal of medi-
cal Psychology, no XVII, 1938.

221
Constatons enfin que la caricature suscite un paradoxe de la ressemblance. Les figures
représentées ne sont pas le portrait « tout craché », des objets qu’elles représentent. Cela
ne tient pas seulement aux déformations que leur a fait subir l’artiste. Chez le sujet
regardant se produit une sorte de dialectique de la mémoire et de l’imagination, qui
incite à une véritable conversion du regard. Le déjà-vu, le déjà su fournissent certes un
point de comparaison, mais ils sont oblitérés par la représentation caricaturale, de sorte
que, par un transfert d’où naît le rire, c’est le sujet caricaturé qui désormais ressemble,
aux yeux du rieur, à son double grotesque et dégradé. Il est devenu l’autre dans une sorte
d’équivalence identitaire dont on dira qu’elle implique, le temps du rire, un déni de
métaphoricité : Louis-Philippe est bien cette poire que Daumier représente. L’imagina-
tion du caricaturiste a ainsi sollicité, par empathie, l’imagination du spectateur, tout en
suscitant un court-circuit entre le connu et l’inventé, entre ce que l’on sait de Louis-Phi-
lippe et sa représentation, entre ce qu’est la réalité d’une poire et la fiction du roi comme
poire, pour aboutir non pas à une métaphore-apposition, le roi-poire, mais bien à la
substitution du comparant au comparé. La fiction caricaturale est non seulement méto-
nymiquement vérifiable – Daumier fait jouer la ressemblance par des retouches succes-
sives, dans la chaîne analogique qui va du visage du roi à la représentation du fruit
royal – mais l’analogie est devenue réalité, dans la parenthèse du rire, comme le sont,
pour le rêveur, ses fantasmes.
Ces remarques incitent à dépasser le cadre que nous avons d’abord tracé à partir des
diverses théories du grotesque. Le second degré de la fantaisie, l’inflation de la parodie,
la blague de la blague, son allégorisation ou son autonomisation, les dissonances impli-
quant un nouveau lyrisme, un bris d’illusion, une pratique nouvelle des images, tout cela
provoque le rire, induit un jeu de différence dans la ressemblance, en appelle à cette
dialectique de la mémoire et de l’imagination dont l’analyse que nous venons de faire
des caricatures nous a fourni un premier aperçu. Nous voici en même temps confronté
à un paradoxe. Rien n’est plus haïssable au regard des écrivains romantiques ou réalistes
que l’imitation, le pastiche, le calembour, la rengaine, la blague, et parfois, la caricature.
Rien ne les fascine davantage, ne donne prise à la création d’un rire moderne, porteur de
fantaisie et de grotesque, que le répétitif, la reproduction variée, l’imitation parodique,
la pantomime. Elles deviennent objets d’art, à proportion d’une réflexivité, d’un ludisme
supérieur, qui doivent nous faire souvenir des remarques de Schiller dans ses Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme. Le dramaturge allemand y affirmait : « l’homme ne
joue que là où dans la pleine acception du terme il est homme et il n’est tout à fait

222
homme que là où il joue39 ». La création artistique serait donc par excellence le domaine
de la gratuité et d’une liberté (d’une libération ?) dont le jeu serait le répondant : « l’ins-
tinct de beauté travaille à instaurer un royaume de l’apparence et du jeu dans lequel
l’homme est, tant dans l’ordre de la nature que celui de la morale, affranchi de toute
contrainte40 ». On associera donc le rire moderne à un jeu libérateur qui trouve toujours
un point d’appui dans les arts mineurs ou considérées tels, dans ce qui est censé être naïf
ou « ignoble », mais aussi dans un langage figé qui lui donne une matière première.

Au pays des singes et des perroquets


Partons tout d’abord pour un pays étrange et cependant bien connu, le pays des singes,
qui pourrait être aussi bien celui des perroquets. Avant d’en apprécier les paysages, il
convient de délimiter quelques détestations, quelques repoussoirs. Flaubert, Goncourt,
à la différence de Chateaubriand, haïssent Bérenger, son goût de la gaudriole, son bour-
geoisisme latent, son rire de « garçon de bureau, de boutique41 » (Flaubert) ou bien
encore son bellicisme rimé dans des chansonnettes qui font de lui le « Tyrtée de la garde
nationale42 » (Goncourt). Victor Hugo déteste le « calembour, cette fiente de l’esprit qui
vole ». Bérenger, pour les deux frères et pour Flaubert, est une fausse gloire, une belle
blague, une sorte d’imposture vivante ; le calembour, tel que le pratique Tholomyès (Les
Misérables, Première partie, III, 7) est, pour Victor Hugo, le signe d’un esprit blagueur et
trompeur. Balzac, qui rit et qui fait rire des blagues de Bixiou, y voit, dans Les Employés,
un corrosif mortifère et l’écrivain se joue de son personnage, le commis voyageur Gau-
dissart dont le métier illustre cette blague moderne, la publicité. Le blagueur sera donc
la cible d’un comique significatif qui veut que le trompeur soit trompé, que le farceur
rencontre son maître. Rien de plus classique, mais voici qui l’est moins. C’est en fin de
compte un fou, Margaritis, qui mystifie involontairement Gaudissant dans une suite de
quiproquos. C’est le monomane inoffensif et insensé qui emporte la palme dans la
confrontation des paroles creuses et qui s’avère le meilleur vendeur. Tout se passe donc

39. Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, p. 65.
40. Ibid., p. 367.
41. Gustave Flaubert, Lettre à Amélie Bousquet, 9 août 1864.
42. Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, Paris, Honoré Champion, 2005, t. I, p. 434.

223
comme si la folie confirmée de Margaritis révélait la folie logorrhéique de Gaudissart en
faisant de l’enflure blagueuse une parole se nourrissant d’elle-même.
Cet auto-engendrement, cette amplification sont à l’opposé du Witz qui procède d’une
économie langagière. Il y a un too much dans la blague qui trouve son complément dans
une sorte de reproductibilité sans fin. À la prise de parole infinie – le blagueur est infati-
gable, intarissable – s’ajoute sous l’effet d’une typisation, la démultiplication du même.
L’exemple est en donné par le personnage de Robert Macaire que Frédérick Lemaître a
créé en faisant rire aux dépens d’un mélodrame sérieux L’Auberge des Adrets. Peu importe
ici que ce détournement aboutisse à faire un escroc de celui qui était originellement un
assassin. On retient l’esprit parodique initial, qui entraîne des reprises illimitées. Macaire
se répand dans les physiologies et devient un personnage de Daumier dans les caricatures
bien connues des « Cent-et-Un Robert Macaire », il donne même son nom à une danse43.
Il finit par s’imposer comme une antonomase où se révèlerait l’essence d’une époque
marquée par l’expansion des images et le déploiement de la publicité, tandis que le roi
citoyen figure un escroc qui a mystifié les républicains de 1830. La reprise constante du
rôle, la parodisation infinie ne sont pas dissociables d’un retournement ludique et réflexif
sur le bavardage vide du blagueur, sur la réduction virtuelle de la parole à des onomato-
pées (elles ponctuent les légendes des caricatures de Daumier), sur le fait que le mystifi-
cateur, qu’il s’appelle Macaire, Mercadet, Bilboquet, s’expose comme un masque qui ne
dévoile rien d’autre que lui-même, entendons une outrance qui, comme le dit Nathalie
Preiss, est un vide44. On « joue » donc Macaire qui joue à escroquer, on le caricature en
cent et une apparences (il est banquier, il est avocat, il est mendiant) car il est un, tout en
étant pluriel. Ce jeu avec la plasticité d’une figure présuppose chez le regardeur, ou le
lecteur, une mémoire de la blague. Elle s’essentialise, s’allégorise, s’autonomise, finit par
exister per se dans la reproduction tout à la fois variée et indéfinie d’elle-même. Arché-
type, se produisant et se reproduisant toujours, Macaire brouille ainsi les frontières du
réel et de l’imaginé car il absorbe tout et que tout peut être référé à Macaire.
Parce qu’il est un rôle susceptible d’être tenu par tous dans une société du simulacre,
parce qu’il imite tout, le blagueur est donc pris en défaut ontologique (en cela il est exé-

43. Sur la blague et sur Robert Macaire, voir Nathalie Preiss, Pour de rire ! La blague au xixe siècle
ou La représentation en question, Paris, PUF, 2002 et « De “Pouff ” à “Pchitt !” De la blague et de la
caricature politique sous la monarchie de Juillet et après… », in Romantisme, no 116, 2002.
44. Voir Nathalie Preiss, Pour de rire ! La blague au xixe siècle…, op. cit., p. 6.

224
crable), mais secondarité secondarisée par la littérature, il devient figure du jeu. Repous-
soir, il peut se métamorphoser, comme le montre l’exemple d’Anatole dans le roman des
Goncourt Manette Salomon, en figure de fantaisie ou en figure grotesque, à proportion
de sa virtuosité mimétique, mais aussi en raison du regard que l’on porte sur lui. C’est
cette esthétisation de la blague que l’on voudrait, à partir de ce personnage exemplaire,
rapidement analyser.
Anatole décalque, copie, imite, se perd, s’aliène à ses imitations. Il a commencé sa car-
rière artistique en exécutant, « trait pour trait, taille pour taille, les bois de Tony Johan-
not du Paul et Virginie publié par Curmer45 ». Il trouve ensuite un travail auprès d’un
éditeur belge pour qui « il [a] entrepris une contrefaçon des têtes de Julien à l’usage des
pensions et des écoles46 ». Embauché par un embaumeur, devenu maître en faux-sem-
blant, le voici occupé à « couvrir, en couleur chair, les taches de la mort47 ». On le verra
même peindre des portraits de mort à partir de photographies. Cette extension de la
copie, dont la mise en scène regarde parfois du côté de l’humour noir, dépasse le domaine
de l’art. Anatole, bouffon d’atelier, est un parodiste universel. Est-ce pour blaguer la
blague que les Goncourt font surgir un singe qui imite Anatole, lequel à son tour imite
le singe48 ? Certes, ce chassé-croisé nous fait tourner en rond dans la cage de l’imitation,
mais il suscite aussi le sourire du lecteur. Les pantomimes simiesques, dans le roman des
Goncourt, impliquent un jeu métatextuel dont le premier effet est de transformer le
peintre-singe qui imite le singe-peintre en figure de fantaisie, hors de tout comique
significatif. Mais ce n’est pas le point ultime de ses métamorphoses. Il n’est pas gratuit
qu’Anatole soit un clown, qu’il peigne des Pierrots, qu’il en endosse le rôle et l’habit,
comme il revêt le costume d’un saltimbanque dans une scène de bal masqué où le
bohème, en dansant, semble osciller entre le funambulesque et le grotesque.
Ce costume de saltimbanque était le vrai costume de la danse d’Anatole, une danse
folle, éblouissante, étourdissante, où le danseur, avec une fièvre de vif-argent et des
élasticités de clown, bondissait, se ramassait, faisait un nimbe à sa danseuse avec le
rond d’un coup de pied, s’aplatissait dans un grand écart au solo de sa pastourelle, se

45. Edmond et Jules de Goncourt, Romans, Paris, Charpentier, 1887-1889, vol. IV, p. 17.
46. Ibid., p. 84.
47. Ibid., p. 109.
48. Ibid., p. 142. « Si Vermillon avait donné du singe à Anatole, Anatole avait donné de l’artiste
à Vermillon. »

225
relevait sur un saut périlleux […]. Son agilité, sa mobilité, le diable au corps qui faisait
partir tous ses membres, mettaient comme une joie de vertige dans tout le bal.

Anatole disparaît alors pour reparaître « en habit noir, avec la figure enfarinée d’un Pierrot » :
Ce n’était pas sa danse de tout à l’heure, une danse de tour de force et gymnastique :
c’était maintenant une danse qui ressemblait à la pantomime sérieuse et sinistre de sa
blague, – une danse qui blaguait ! Mouvements, physionomie, les jambes, les bras, la
tête, tout son être, le danseur l’agitait dans une indicible gouaillerie cynique. On ne
savait quoi de sardonique lui courait sur l’échine. De toute sa personne jaillissaient des
charges cruelles d’infirmités : il se donnait des tics nerveux qui lui détraquaient la figure,
imitait en clopinant le bancal ou la jambe de bois, simulait, au milieu d’un pas, le gigo-
tement d’un vieillard frappé d’apoplexie sur un trottoir. Il avait des gestes qui parlaient,
qui murmuraient : « Mon ange ! », qui disaient « Et ta sœur ! », qui semblaient secouer
de l’ordure, de l’argot et des dégoûts ! […] il avait, sur le front de sa danseuse, des béné-
dictions de main à la Robert Macaire. Il embrassait la place des pas de la femme qui lui
faisait vis-à-vis, il se gracieusait, se déformait, faisait le geste de cueillir l’idéal au vol,
piétinait comme sur une illusion flétrie, rentrait sa poitrine, bossuait ses épaules, jouait
don Juan, puis Tortillard […]. Il parodiait la femme, il parodiait l’amour. Les poses, les
balancements des couples amoureux, consacrés par les chefs-d’œuvre, les statues et les
tableaux, les lignes immortelles qui vont d’un sexe à l’autre, qui saluent la femme et la
désirent, l’enlacement qui lui prend la taille, la prière, l’agenouillement, le baiser – le
baiser ! – il caricaturait tout cela dans des charges d’artiste, dans des poses de dessus de
pendule et de troubadourisme, dans des attitudes dérisoires d’imploration et de res-
pect, moquant, avec un doigt de Cupidon sur la bouche, toute la tendre sentimentalité
de l’homme… Danse impie, où l’on aurait cru voir Satan-Chicard et Méphistophélès-
Arsouille ! C’était le cancan de Paris, non le cancan de 1830, naïf, brutal, sensuel, rica-
neur et ironique, mais le cancan épileptique qui crache comme le blasphème du plaisir
et de la danse dans tous les blasphèmes du temps49 !

Cette hyperbolisation grotesque de la blague caricaturale, les Goncourt la condamnent


violemment. La pantomime d’Anatole fait rire un public de roman, mais pas les roman-
ciers qui l’instaurent en repoussoir.
Est-ce pourtant aussi simple ? Certes, le bohème neutralise par son cynisme toute
valeur, il est l’antithèse de l’idéal, son corps sémaphorique semble agité d’un élan
cynique. Anatole devient donc Satan-Chicard, ou Méphistophélès-l’Arsouille, car il est

49. Edmond et Jules de Goncourt, Romans, op. cit., p. 230-231.

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celui qui toujours nie ou désacralise. Mais parallèlement, l’imitation, le décalque ren-
contrent chez ce parodiste, susceptible de reproduire toutes les voix et toutes les pos-
tures, la virtuosité transcendante, comme l’on parle en musique (Liszt) d’études
transcendantes. La virtuosité, qu’elle soit musicale ou pantomimique, est diabolique
(« les trilles du diable » [Tartini], « Satan-Chicard » [Manette Salomon]) car elle court
aux frontières du possible en procurant l’euphorie d’une transgression des limites des
facultés humaines. Elle occupe enfin une place particulière entre le caprice, qui lui aussi
est virtuosité (Paganini), et l’histrionisme, qui peut s’inverser en valeur positive,
lorsqu’on fait le portrait de l’artiste en saltimbanque (Baudelaire, Banville, Mallarmé).
On est donc avec le peintre-singe de Manette Salomon à une sorte de carrefour séman-
tique et au sommet de l’ambivalence. Les Goncourt, amateurs de blagues d’atelier – ils
ont recueilli des « calinotades50 » dans Une voiture de masques –, se plaisent à susciter des
duplications. Anatole prend la voix d’un vieux peintre, Mijonnet, tout en récitant La
Chute des feuilles de Millevoye (le comble de l’élégiaque), et il parodie ce poème au point
que, dans ce jeu du même et de l’autre, la singerie rejoint l’absurde : « Taisez-vous donc,
monsieur Anatole… C’est bête : je ne sais plus si c’est moi ou vous qui parlez51. » N’en
doutons pas, les romanciers s’amusent des mystifications du bohème, dont ils sont les
inventeurs. Bien qu’ils contestent tout pastiche, les deux frères se laissent gagner par le
brio du peintre-singe comme si l’objet dont ils voulaient se distancier contaminait les
séquences descriptives : elles s’imposent, dans la scène du bal masqué, comme des mor-
ceaux d’anthologie à proportion de leur virtuosité. L’évocation de la blague fait ainsi se
rencontrer, dans une sorte de mixte fascinant, le sérieux mimétique et satirique propre
au réalisme et le ludique de la fantaisie.
Si l’on a pu glisser de Macaire à Anatole par le biais du caricatural et de la reproduc-
tion sans fin, parallèlement, Prudhomme et Homais vivent en symbiose, ils ont en com-
mun, avec Gaudissart, d’être pleins de paroles creuses. Henry Monnier, on le sait, a
assumé la triple fonction de caricaturiste, de dramaturge, et d’acteur. Dès les Scènes
populaires de 1830, il a fixé le langage de Prudhomme avant d’incarner ce personnage au
théâtre. Le propre de ce professeur d’écriture, de ce calligraphe, c’est d’être copiste de

50. Voir « Calinot », in Une voiture de masques (1855), Paris, C. Bourgois, « 10-18 ; 2 125 », 1990,
p. 99-110. Citons, parmi d’autres calinotades : « Calinot disait : “Napoléon !… un ambitieux ! s’il
était resté simple capitaine d’artillerie et mari de Joséphine, il dirigerait encore la France !” », p. 107.
51. Ibid., p. 53.

227
profession (on songe aux deux cloportes, à Bouvard et Pécuchet), d’avoir le souci de la
forme (graphique) et du beau langage – entendons un langage orné, pompeux dont il
use pour évoquer des événements banals. On retrouve donc ici l’héroï-comique ou le
burlesque. Considéré sous cet angle, Prudhomme fait rire en raison des dénivelés qui
opposent le registre élevé au contenu, qui est bas. Plus profondément, si l’on adoptait le
point de vue d’un ironiste supérieur, il nous apparaîtrait comme un être entièrement
langagier, comme un corps de paroles. On songe à l’optique funambulesque adoptée par
Octave, dans Les Caprices de Marianne lorsqu’il trace son autoportrait en danseur de
cordes. Sous l’effet de ce point de vue surplombant, les bourgeois se réduisent à des
« phrases redondantes, à de grands mots enchâssés52 ». Mais Monnier ne regarde pas son
personnage d’en haut, il s’identifie à lui, il le joue, il l’incorpore. Point de distance, mais
une outrance pour satiriser Prudhomme dont on n’arrête pas le flux langagier.
Voyons-le aux Assises. Il faut qu’il intervienne alors qu’il est dans l’auditoire. Est-il
appelé à la barre des témoins que bien évidemment il digresse ou répète. Son discours
semble bégayer comme si chaque syntagme, chaque proposition se construisait en écho :
« Vosges-Épinal. Vosges-Épinal » ; « voilà tout ce que je peux, je dois, il est de mon devoir
de dire ». On est parfois tout proche de cet enroulement de la parole sur elle-même qui
caractérise le monologue de Lucky dans En attendant Godot : « À Paris, la moderne
Athènes, le centre et le foyer des arts et de la civilisation, cette sultane qui53… » Les appo-
sitions qui laissent augurer un discours sans fin s’enchaînent par automatisme. À partir
des connotations qui lui sont associées, un mot convoque un conglomérat de clichés.
Parfois, le déroulement d’un paradigme vient contrarier la logique narrative, la liste sans
fin menace le récit. Prudhomme envisage-t-il de dire une petite saynète qu’il lui faut,
après l’avoir résumée, présenter chaque personnage, puis nommer les acteurs qui l’ont
jouée autrefois, puis raconter leur biographie54. Toutefois, il ne se borne pas à énoncer
des phrases qui contiennent des jeux d’échos, à reprendre, d’une « Scène populaire » à
une autre, la même autodéfinition (« Professeur d’écriture, élève de Brard et Saint-
Omer… »), il transforme également les expressions toutes faites. Le culte du beau lan-
gage induit Prudhomme à substituer au terme propre un terme plus général et

52. Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne, acte I, scène i.


53. Henry Monnier, « La Cour d’assise », in Scènes populaires dessinées à la plume, Paris,
E. Dentu, 1890, p. 23, 31 et 32.
54. Voir Henry Monnier, « Le Dîner Bourgeois », in Scènes populaires…, op. cit., p. 81-83.

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apparemment plus savant : « Je serais le dernier des quadrupèdes égaré dans un jeu de
quilles, vous me traiteriez avec plus de laisser-aller55. » Cet amateur de proverbes les uti-
lise dans un contexte qui rend inadéquates les analogies sur lesquelles ils sont fondés. À
propos d’un enterrement, il ne peut s’empêcher de conclure gravement : « un clou chasse
l’autre56 ». Prudhomme, qui n’a pas de langage personnel (il reprend emphatiquement
des formules figées), n’a pas de pensée qui lui soit propre : « Pas plutôt les yeux ouverts
qu’il a besoin de son journal pour savoir ce qu’il pense57. » Homme perroquet, il ne peut
donc être que conformiste et il l’est hyperboliquement, se perdant en formules de poli-
tesses outrancières, en affirmations de dévouement aux autorités.
Mais la parole ne se contente pas de s’enrayer dans la redite, de s’engluer dans l’hyper-
bole ou dans les périphrases, elle dérape dans l’absurde : les expressions figées se heurtent
entre elles, leur rencontre hasardeuse induit l’incongru que l’on sait : « Le char de l’état
[…] navigue sur un volcan58 ». Le président du tribunal demande-t-il à Prudhomme de
lever la main qu’il lui répond : « de tout mon cœur59 ». Le verbe copule lie ce qui ne peut
l’être : « ce sabre est le plus beau jour de ma vie60 ». Fâcheux redoutable, diseur de riens
que rien ne peut arrêter, expansif et toujours outré comme s’il s’auto-caricaturait invo-
lontairement, il lui arrive, comme le montre ce dernier exemple, d’user d’expressions
elliptiques qui, à l’instar du Witz, sont des condensés, d’étonnantes rencontres séman-
tiques. La bêtise a des traits involontaires. Prudhomme, créateur de nouveaux proverbes,
a ses perles.
Élargissons notre propos. Dans une société aristocratique, le roi est accompagné de
son fou et Don Juan peut-être doublé par Sganarelle (on reprend la Préface de Crom-
well). Dans la société révolutionnée s’impose cet être unidimensionnel, le bourgeois.
Plus de contrepoint grotesque, il devient son propre écho, il bégaye son être au monde,
il se multiplie dans sa propre répétition, il tend même à être partout en envahissant tout.
« Je suis dans tout61 » s’exclamait Prudhomme, parce qu’il était actionnaire. On y verra

55. Henry Monnier, Grandeur et décadence de M. Joseph Prudhomme, Paris, Michel Lévy frères,
1853, p. 7.
56. Henry Monnier, « L’Enterrement », in Scènes populaires… op. cit., p. 390.
57. Henry Monnier, Grandeur et décadence…, op. cit., p. 5.
58. Ibid., p. 17.
59. Henry Monnier, « La Cour d’assise », op. cit., p. 31.
60. Henry Monnier, Grandeur et décadence…, op. cit., p. 15.
61. Ibid., p. 16.

229
un symbole. Le blagueur Anatole imitait et dupliquait l’autre, avec Daumier, la carica-
ture grimaçait, demeurait déformante. Avec Prudhomme ou avec Homais l’imitation
caricaturale n’est plus du même ordre, elle se manifeste par un travail sur le langage, sur
la stéréotypie, sur le cliché, qui sont nécessairement déjà reproductions. Ce n’est pas à
partir d’images à regarder que l’on peut faire rire de la bêtise, car elle est sonore, et les
dessins de Monnier, quoi qu’en pense Champfleury, en regard des Scènes populaires, sont
d’un intérêt tout relatif. Il s’est donc agi, pour stigmatiser la sottise bourgeoise, de rendre
le caricatural verbal tout en le décentrant. La cible, ce ne sont ni les grands, ni les hommes
politiques, ni les excentriques, qu’ils soient monomaniaques ou collectionneurs provin-
ciaux. Ce qui est visé, c’est la médiocrité qui, selon Tocqueville, risque de se généraliser
comme un effet pervers de l’égalité démocratique. La platitude ou l’outrance de l’imbé-
cile, sa suffisance, son désir d’être tout, son vœu totalitaire que tous soient comme lui,
figurent les substituts grotesques de l’absolu. Ubu est roi.
Ingérer le langage du bourgeois, l’incorporer, le retrouver peut-être en soi, l’objectiver,
le restituer avec sang-froid, mais aussi s’en distancier sans le critiquer en apparence, c’est
ce qu’a fait magistralement Flaubert, qui a transféré Prudhomme au sein de Madame
Bovary en le rendant formidable. Comme tout a été dit sur Homais, sur le langage des
pignoufs, on se borne à signaler que le romancier a parfois envisagé de s’engager dans
d’autres voies que celle du grotesque caricatural. On songe à cette esquisse de scéna-
rio dans laquelle le pharmacien s’interroge sur la réalité de son existence :
Doute de lui – regarde les bocaux – doute [délire effets fantastiques, la croix répétée
dans les glaces, pluie et foudre de ruban rouge] de son existence – ne suis-je qu’un
personnage de roman, le fruit d’une imagination en délire, l’invention d’un petit pal-
toquet que j’ai vu naître. [& qui m’a inventé pour faire croire que je n’existe pas]62.

Ce finale étonnant, borgésien, n’a pas été retenu. Il présupposait une bouffonnerie trans-
cendantale, l’auteur s’y montrait le marionnettiste de sa créature, et celle-ci s’interro-
geait sur son autonomie. Or, si Flaubert s’est voulu présent dans sa création, il souhaitait
aussi demeurer invisible, rompre avec toute digression, toute métalepse. Le manuscrit de
Madame Bovary montre qu’il a eu la tentation d’être visible. C’eût été changer d’esthé-
tique et intégrer à son roman un effet d’ironie romantique. Yuk, dans Smarh, « riait d’un

62. Plans et scénarios de Madame Bovary, mis en ligne par une équipe dirigée par Yvan Leclerc
(université de Rouen). Il s’agit ici d’une esquisse de l’épilogue (folio 39). Nous avons mis entre
crochets les ajouts interlinéaires.

230
rire de damné », d’un « rire long, homérique, inextinguible, un rire cruel comme la
mort, un rire large comme l’infini, long comme l’éternité elle-même63 ». Le rire, dans
Madame Bovary, est hénaurme, infini, il rencontre le caricatural que Flaubert sait rendre
verbal en la personne du pharmacien, mais l’auteur rit sans porte-voix, comme Dieu
pourrait le faire, silencieusement, de sa création. On laisse parler Prudhomme-Homais.
La bêtise offre son théâtre qui fait sens grâce au marionnettiste supérieur qui se cache
dans les coulisses.
« Arracher la langue aux imbéciles, aux redoutables et définitifs idiots de ce siècle64 »,
c’était en partie ce que Flaubert avait entrepris de faire en créant Homais. C’est aussi
l’objectif que se donnèrent Villiers de l’Isle-Adam ou Léon Bloy, lorsqu’ils voulurent se
venger de l’autolâtrie du bourgeois, en le prenant en défaut de transcendance. Villiers
invente un personnage qui massacre les cygnes pour écouter leur dernier chant. Tribulat
Bonhommet, dont le bourgeoisisme s’accomplit dans le positivisme, accrédite ainsi
comme un fait la légende selon laquelle cet oiseau exhalerait, dans son agonie, un lyrisme
sublime. Voici donc l’incrédule en état de croyance et donnant foi à une expression figée.
C’est aussi suggérer que Tribulat, en son narcissisme jouisseur, est un massacreur de
poésie. Il devient donc la cible d’un humour à froid, d’une sorte de mystification, dans
lequel on peut voir une blague supérieure.
C’est le même procédé qui se rencontre dans l’Exégèse des lieux communs. Léon Bloy y
fait la récolte des formules dans lesquelles se résumerait le discours stéréotypé de la
bourgeoisie. Il relève notamment des expressions métaphoriques qu’il feint de prendre
au pied de la lettre. Les petites fictions qui découlent de cette littéralisation ont pour
mission de dire le sens profond que ces expressions tout à la fois désignent et occultent.
On saisit ainsi, dans les mécanismes mêmes du langage, les fondements de la « morale »
bourgeoise, comme le montre la glose suscitée par ce « lieu commun », « être à cheval
sur les principes » : « genre d’équitation exclusivement réservé au bourgeois. C’est le
plus sûr qu’on connaisse. Il est même inouï que le cavalier ait été désarçonné […]. Mon-
ture d’autant plus aimable qu’elle vient d’elle-même trouver le cosaque65 ».

63. Gustave Flaubert, Smarh, Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, « L’Intégrale », 1964,
t. I., p. 202.
64. Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, Paris, Mercure de France, 1901, p. 7.
65. Ibid., p. 63.

231
Henry Monnier outrait le langage petit-bourgeois. Il en proposait une sorte de réplique
hyperbolique. Le rire qu’il provoquait était analogue à celui qui résulte des caricatures.
Le langage de Prudhomme s’impose en effet, pour celui qui le découvre, non comme un
artefact mais comme une réalité. Ce n’est pas le petit-bourgeois que l’on reconnaît en
Prudhomme, mais c’est à partir de Prudhomme ou de Homais que l’on déchiffre le dis-
cours petit-bourgeois. L’écho, d’ailleurs, cesse de l’être dans la mesure où le petit-bour-
geois lui-même n’existe que sous la forme d’écho sonore. La secondarité qui fait rire est
plus vraie que l’original, qui est déjà lui-même copie. Le redoublement du redoublement
est essentialisation de ce qui n’a pas d’essence propre, mise en forme de ce qui n’a pas de
forme, précipité d’une reproduction. Le cheminement adopté par Villiers ou par Bloy est
inverse. L’« exégèse des lieux communs » procède à une rétrogradation, à un retour en
arrière, elle essentialise le discours bourgeois par une sorte d’à rebours. On va de l’image
toute faite au comparant implicite. On donne à voir celui-ci en filant le verso de la méta-
phore. La fable qui en résulte produit un effet quasi sylleptique. Le lecteur se représente,
en effet, dans une sorte de vision binoculaire, le sens habituel de l’expression et le sens
nouveau qui lui est donné. C’est de cette syllepse imaginative que naît le rire.
Flaubert, dans une optique qui n’est pas immédiatement satirique, avait voulu faire
surgir la part de fantastique ou de fantaisie que contiennent « les lieux communs ».
Marshall Olds a commenté divers projets de féeries qui sont gagés sur des procédés que
Villiers ou Bloy ont exploités à leur manière. L’écrivain s’amuse avec les expressions
figées en les démétaphorisant : « Prendre la lune avec ses dents : une ascension en ballon.
La mâchoire reste sur la partie inférieure de la lune – et le voyageur revenu sur la terre ne
peut plus manger. Il n’a plus de dents66. » Dans le scénario des Trois frères, il suffit de
prononcer l’expression « pilier d’estaminet » pour engendrer un effet perlocutoire
redoutable. Le jeune homme, cible du propos, se transforme immédiatement en colonne
verticale67. De même que les vœux prononcés par les fées s’actualisent immanquable-
ment, de même, dans ces scénarios, les métaphores figées se concrétisent dès qu’on les
énonce, en suscitant un merveilleux, un surréel que la féerie, telle que l’entendait
Flaubert, se proposait de faire advenir comme un tableau.

66. Marshall Olds (Au pays des perroquets : féerie théâtrale et narration chez Flaubert, Amster-
dam/Atlanta, Rodopi), cite le carnet 19, p. 59.
67. Ibid., p. 59.

232
On se demande si un personnage perroquet ne fait pas surgir, lui aussi, au sein d’un
conte réaliste, à partir de l’iconographie chrétienne, une part de féerie ou de merveilleux,
non dépourvue de comique : c’est Félicité. On néglige ici l’investissement affectif dont le
perroquet Loulou est l’objet ou bien encore le fait qu’il est la projection de la servante.
On ne s’attarde pas davantage sur les ressemblances en série qui conduisent d’un vitrail
à une image d’Épinal, et en fin de compte à la création d’une religion fétichiste. Rappe-
lons, en revanche, que l’ami de Flaubert, Alfred Maury, estimait que les hommes du
Moyen Âge ne comprenaient pas la portée symbolique des Évangiles et des récits hagio-
graphiques. Il en serait résulté d’étranges confusions. On aurait, par exemple, considéré
comme une réalité la métaphore qui identifie le dernier souffle d’un agonisant à un
oiseau qui s’envole. Par ailleurs « le peuple accoutumé à voir si intimement liée la
colombe à l’idée de l’Esprit saint ne sépara plus ces deux êtres68 ». Dans les ultimes
visions de la servante de Flaubert, Loulou en gloire n’est pas davantage « séparable » du
Saint-Esprit. Représenté sur un vitrail tout à la fois comme oiseau, feu, et souffle, il avait
pour analogon un perroquet, celui-ci finit par se substituer à lui. On quitte la similitude
pour l’identité. Tout se passe alors comme si les comparants s’autonomisaient, à l’instar
de ce qui se joue dans les projets de féeries, sous l’effet d’une démétaphorisation.
On pourrait rire de Félicité, c’est ce que faisait Bourais. Mais le notaire, ce Macaire
indélicat, est un évaluateur dévalué. Certes, la servante est bête, elle vit sur le mode du
comme, elle est perroquet comme d’autres sont singes ; elle pourrait appeler un rire de
supériorité, un comique significatif que déclencheraient également ses erreurs hermé-
neutiques. Mais si elle est risible, elle est admirable, si est simple, elle est sainte. Elle se
réjouit de mourir « comme madame », ce qui est comique, ce qui est aussi un mot
sublime. Le perroquet, au terme d’une simple vie, c’est à la fois l’Esprit saint et le grand
cœur de la servante qui ne « bat plus que par ses ailes » (Reverdy). L’ironie (que signale
un modalisateur) n’est pas entièrement absente de l’excipit, mais le rythme, les compa-
raisons induisent un effet lyrique :
Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vague, chaque fois, plus
doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît : et quand elle eut
exhalé son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, un perroquet
gigantesque, planant au-dessus de sa tête69.

68. Alfred Maury, Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge, Paris, Ladrange, 1843, p. 81.
69. Gustave Flaubert, Trois Contes, Paris, Éd. Charpentier, 1877, p. 88.

233
Félicité est donc l’assomption poétique de tous les personnages qui vivent sur le mode
du comme. Elle est à la fois dans la lignée et à l’opposé d’Anatole, de Prudhomme, de
Macaire, de Tribulat Bonhommet, de Homais. On riait ou l’on s’indignait de la copie
volontaire et involontaire, de la stéréotypie, du langage réifié, on riait des expressions
figées prises au premier degré. On sourit de la servante, mais elle étrangle le rire qu’elle
provoque, en raison même d’une simplicité qui est oubli de soi, dévouement « bestial »
et admirable, tandis que Flaubert, dans le registre de la prose, en rendant indissociables
la bêtise et le sublime, l’erreur herméneutique et la soif d’absolu, rejoint ce courant de la
poésie moderne, qui a tenté, avec Baudelaire, d’unir ces deux notions antithétiques : le
lyrisme et l’ironie.

Le rire fantaisiste : second degré et dissonances


On a vu que le rire moderne, dérivant de la caricature, de la blague ou d’un usage
particulier des lieux communs, impliquait le plus souvent une secondarité secondarisée.
On imite ceux qui imitent, on les singe ironiquement quand ils ne sont pas, comme
Félicité, absolument simples. Cette secondarité se manifeste encore par l’extension de ce
que Daniel Sangsue appelle « la relation parodique70 ». Les écrivains se plaisent à mettre
en évidence des intertextes comme pour mieux briser l’illusion réaliste. Parfois encore
l’allusion, l’obliquité, l’équivoque induisent un clin d’œil, manifestent un décalque
implicite, une transformation ludique d’un texte bien connu. Paradoxalement, ceux qui
se réclament de la fantaisie (Nodier), de l’originalité (Laforgue) cultivent toutes les
formes d’imitation quand ils ne jouent pas, comme Verlaine, à s’auto-pasticher ou à
moduler la parole poétique « à la manière de plusieurs ». On écrit donc à partir du déjà
écrit, on signale le pastiche ou le plagiat pour inciter à sourire ou à rire d’une hétérogra-
phie qui devient le tremplin ludique de la création. Le simiesque, qui caractérisait les
êtres de fiction, est donc transféré sur un autre plan. C’est la littérature qui s’imite elle-
même. Mais si l’on se place du côté du lecteur ou de l’auteur, on retrouve néanmoins
cette dialectique de la mémoire et de l’imagination qui a précédemment guidé notre
étude des effets-perroquets et des rires qu’ils provoquaient.

70. Voir Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007. On doit bien évidem-
ment, dans les remarques qui suivent, au livre fondateur du même critique, Les Récits excentriques,
Paris, José Corti, 1987.

234
Proclamer son manque d’originalité tient d’une sorte de préalable des récits fantai-
sistes. L’intertextualité y est le plus souvent indiscrète. On fait surgir une liste d’auteurs
ou d’œuvres afin de procéder par ludisme ou par luddisme à un bris de l’illusion roma-
nesque. Rabelais dépliait les généalogies burlesques de ses personnages, Nodier, dans
Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, exhibe la généalogie de l’œuvre, il sera
parodié par Nerval dans les Faux-saulniers :
Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne –
qui fut plagiaire de Swift –
qui fut plagiaire de Wilkins –
qui fut plagiaire de Cyrano –
qui fut plagiaire de Reboul –
qui fut plagiaire de Guillaume des Autels –
qui fut plagiaire de Rabelais –
qui fut plagiaire de Morus –
qui fut plagiaire d’Érasme –
qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou d’Apulée, car on ne sait
jamais lequel des trois a été volé par les deux autres71…

– Vous avez imité Diderot lui-même.


– Qui avait imité Sterne.
– Lequel avait imité Swift.
– Qui avait imité Rabelais.
– Lequel avait imité Merlin Coccaïe.
– Qui avait imité Pétrone.
– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres… Quand ce ne
serait que l’auteur de l’Odyssée72.

Ces listes ont pour premier effet de légitimer le rire moderne par le truchement d’une
remontée archéologique qui fait émerger, sous le signe de l’anti-roman, des classiques
paradoxaux, que l’on oppose implicitement au paradigme des auteurs consacrés par les
belles-lettres ou par l’histoire littéraire naissante. La parodie fantaisiste, en s’avouant
pour telle, inocule la négativité du jeu dans le récit. Sous les auspices de Sterne, imaginer
ce sera multiplier les détours, les interruptions, les digressions, les dissonances, les listes.

71. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux, op. cit., p. 26-27.
72. Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984,
t. II, p. 118.

235
L’invention se déporte de la fable vers ce qui peut miner la fable. La lisibilité est parfois
même sapée puisque la typographie est aussi l’objet d’un jeu. Un chapitre de l’Histoire
du roi de Bohème, « Distraction », donne à lire des pages écrites à l’envers. Ainsi, le gro-
tesque-arabesque s’insinue dans la textualité, plutôt, c’est l’idée même de tissu, de réseau
textuel qui se trouve mise en cause par la négativité fantaisiste dans ce comble que repré-
sente l’Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux.
Cette négativité affecte la représentation de l’instance productrice du texte. L’auteur,
par le biais des personnages qui sont ses répondants, se scinde en trois. Théodore, figure
l’imagination, Don Pic de Fanferluchio, la mémoire, Breloque, le jugement. Don Pic
aime les fadaises, les paradoxes, les étymologies. Il est la part de l’érudition sourcilleuse
et cocasse, inventive et saugrenue. Breloque est un nain grotesque, il n’est pas gratuit qu’il
soit promu l’intendant du voyage. Quant à Théodore, il peut voyager là où bon lui semble
puisqu’il lui est loisible d’enfourcher, quand il le désire, le cheval de la fantaisie. La
déconstruction du récit résulte du concours, si l’on peut dire, de ces trois instances, dont
l’une promet la désinvolture narrative (« à ma fantaisie »), l’autre l’empilement des listes,
l’expansion, l’accumulation des digressions, tandis que la troisième, qui pourrait lancer
le voyage et le régir économiquement (rationnellement) est dépourvue de ce qu’elle est
censée incarner, le jugement. Mais il y a plus. Les noms propres sont éloquents. Breloque,
Fanferlucchio : l’objet dérisoire, la fanfreluche. Le baroque multipliait les « hommes-
bulles », les figures du rien. Le risible de la fantaisie, chez Nodier, s’instancie dans des
êtres dont le nom implique, lui aussi, un discours sur les riens et les presque riens ; ils
sont indissociables de la mise à mort de l’organicité du récit, et peut-être, tout compte
fait, de la perte du sens. Le non-sens de la fable, de l’histoire suggère-t-il le risible de
l’Histoire ou l’absurdité de la vie ? Il est en tout cas certain que Nodier vise et met à mal
une forme d’auctorialité, tout en transférant le motif de la vanité de la scène morale, qui
était son lieu traditionnel, sur la scène littéraire. On se rappelle que Balzac avait décou-
vert, dans l’Histoire du roi de Bohème et de ses sept Châteaux, un roman du désenchante-
ment. Nodier, au sein de son pseudo-récit, prévoit par avance ce que pourrait être la
réception de l’anti-roman qu’il écrit : l’auteur, sous la plume d’un critique imaginaire, s’y
voit comme « le plus jovial des romanciers mélancoliques et le plus triste des romanciers
bouffons73 ». Imiter et imaginer, c’est donc rire de soi comme auteur dans le mouvement
même qui défait la linéarité narrative, c’est également se travestir sous des masques faus-

73. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux, op. cit., p. 77.

236
sement frivoles, c’est exhiber enfin les procédés d’écriture sous le double signe de la
vanité et du bouffon, dont le pastiche et la parodie sont les indicatifs littéraires.
Cette dissociation du sujet travesti en plusieurs instances se retrouve bien évidemment
dans Les Caprices de Marianne, drame qui se déroule pendant le carnaval et qui joue sur
les doubles. Elle se rencontre encore dans Les Fêtes galantes de Verlaine, qui multiplie les
jeux de masques au point de vaporiser l’instance lyrique. Ce recueil prolonge le second
degré qui se rencontre dans la Revue fantaisiste. Catulle Mendès y parodiait Hugo dans
Le Gibet de John Brown, Banville et Leconte de Lisle dans Pantéléia74 en faisant semblant
d’immortaliser dans ce poème, où les motifs marmoréens abondent, l’auto-érotisme
féminin. Verlaine se plaît lui aussi à toutes les formes d’équivoque (le grivois, les mots à
double sens) et bien évidemment il est le virtuose par excellence de l’imitation bla-
gueuse. Les références à la commedia dell’arte parachèvent la conjonction de l’artifice (le
second degré, les masques) et du bouffon.
La dimension parodique ou pasticheuse des Fêtes galantes a été mise en évidence par
tous les critiques. Georges Zayed75, qui cherchait des sources et non des intertextes, les a
trouvées chez Molière, Théophile de Viau ou Marivaux. Le « Quoi qu’on caquette » de
« En patinant » serait un démarquage amusé (on joue avec le « couac ») du « quoi qu’on
die » des Femmes savantes. Plus nettement le premier vers de « Lettre » (« Éloigné de vos
yeux où j’ai laissé mon âme ») renvoie aux stances de Théophile de Viau, « Désespoirs
amoureux » ; on y rencontre ce vers : « Éloigné de vos yeux, Madame par des soins ». Le
jeu verbal se parachève dans les pastiches des codes divers de la préciosité. Les hyper-
boles sont de règle (la fameuse « tigresse d’Hyrcanie » dans « La Grotte »), tandis que les
références aux grandes amoureuses ou aux héros de l’Antiquité se multiplient, notam-
ment dans « Lettre ». « À Clymène » semble un comble de ce ludisme pasticheur. Ver-
laine significativement avait envisagé d’intituler ce poème « Galimathias [sic] double76 ».
D’une part, y surabondent les clichés caractéristiques d’une préciosité fade : yeux « cou-
leur des cieux », « pâleur de cygne » ; d’autre part, ces images figées sont rapportées à des
synesthésies : « […] l’arôme insigne/ De ta pâleur de cygne ». Tout l’être de Clymène

74. Revue fantaisiste, Catulle Mendès (dir.), no 1, 1861, p. 57-58 ; no 15, 1861, p. 182.
75. Voir Georges Zayed, La Formation littéraire de Verlaine, Genève/Paris, Droz/Minard, 1962.
76. Voir la note 1 de l’édition de Paul Verlaine, Fêtes galantes, précédé de Les Amies, et suivi de
La Bonne chanson, Olivier Bivort (dir.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche »,
2000, p. 98.

237
réunit « musique », « tons et parfums » et la voix est « une vision ». Il n’est donc pas
gratuit que surgisse l’expression « correspondance ». À l’évidence, Verlaine s’amuse à
conjoindre baudelairisme et clichage de l’expression, tandis que le dernier vers, « Ainsi
soit-il », qui semble prolonger la spiritualité d’emprunt dont tout le poème est impré-
gné, renvoie plus prosaïquement à une chanson de Bérenger, précisément intitulée
« Ainsi soit-il77 ».
« Lettre » multiplie également les pastiches et ce poème semble ne dire rien d’autre
que les échos littéraires dont il vibre. Succédant, dans le recueil, à « À Clymène », il se
termine par un congé ironique :
Sur ce, très chère, Adieu. Car voilà trop causer,
Et le temps que l’on perd à lire une missive
N’aura jamais valu la peine qu’on l’écrive78.

Les mots subsistent en l’air dans une sorte de futilité absolue. Si le temps de lire la
lettre est du temps perdu, cela revient à dire qu’elle n’a pas de contenu ; si le temps passé
à lire la missive ne justifie pas la peine qu’on l’écrive, c’est qu’elle abolit toute fonction
référentielle. Enfin si tout se résout en inutilité (temps perdu, peine perdue), le lecteur
du poème, qui est aussi le lecteur de la lettre, aura définitivement perdu son temps en
étant, toutefois, récompensé par le plaisir purement littéraire du pastiche. La conclusion
provocatrice et amusée du poème, sous une forme autre que dans Histoire du roi de
Bohème et de ses sept châteaux, instille un jeu sur la vanité de ce qu’il énonce. Le poème
abolit ses propres paramètres discursifs et tend vers l’absurde.
Le langage vain, la frivolité sont mis en scène explicitement dans « Mandoline79 ». Il
est question de « propos fades » sous les « ramures chanteuses » et la musique « jase »,
tout comme les personnages. On se demande s’il ne faut pas ranger ce poème dans la
catégorie « Guitare » (Gautier, Corbière, Laforgue donnent ce titre à des poèmes paro-
diques), même s’il s’agit ici de « mandoline ». Quant aux « donneurs de sérénade », ils

77. « À Clymène », in Fêtes galantes, op. cit., p. 99. Voir note d’Olivier Bivort, pour l’allusion à
Bérenger qui renvoie lui-même à G. Zayed.
78. « Lettre », in Fêtes galantes, op. cit., p. 102.
79. Il n’est pas gratuit que, dans le recueil, « Mandoline » (in Fêtes galantes, op. cit., p. 97), « À
Clymène », « Lettre » se succèdent. Ce sont poèmes des diseurs de rien.

238
prennent sens, si l’on se souvient que dans les Poèmes saturniens, « Sérénade » est une
contrefaçon ironique.
S’il imite les codes poétiques convenus, Verlaine se moque aussi de ses personnages :
« l’éternel Clitandre », « Damis qui fait maint vers tendre », etc. On ne peut dissocier
l’aspect pasticheur ou parodique des Fêtes galantes des figures stéréotypées qui consti-
tuent le personnel du recueil : abbé galant, marquis de « Sur l’Herbe », etc. Types, stéréo-
types, personnages de la comédie italienne : tout cela implique une sorte de théâtralisation
factice. Les personnages sont des fantoches, tandis que les situations de la scénographie
énonciative sont littérairement conventionnelles : adresses, lettres, conversations faites
de clichés. Les Fêtes galantes, recueil fantaisiste, joue ainsi de manière virtuose avec des
langages réifiés, cependant que le comportement amoureux s’inscrit toujours dans des
rôles écrits à l’avance. Ce rire parodique ou pasticheur s’élève sur un fond de désenchan-
tement, les formes creuses (clichés, stéréotypies) sont inséparables des spectres dont les
paroles forment la matière étonnante, paradoxale, du dernier poème du recueil, « Col-
loque sentimental ». Le creux du discours (qu’il soit grivois, allusif, précieux), l’inanité
des échanges langagiers et érotiques ont leur projection dans le spectral, dans le divorce
final des ombres qui s’agitent dans le parc libertin délaissé. Le fantomal est l’écho ultime
d’une négativité introduite par la parodie sous la forme d’un rien langagier.
Le rire fantaisiste est donc précaire, instable puisqu’il peut se convertir à chaque ins-
tant en mélancolie. Le second degré est, en effet, indissociable d’un point d’optique, qui
appelle certes la parodie (le recommencement risible du même), mais aussi une mise à
distance ironique. On pourrait donc se demander qui sont les rieurs dans Les Fêtes
galantes. C’est soit un vieux faune (« Un vieux faune de terre cuite/ Rit au centre des
boulingrins »), soit des « sylvains hilares » à côté de qui Tircis et Dorimène « ajournent
une exquise mort80 ». Le premier est le spectateur d’un commerce charnel consommé,
les seconds peuvent rire d’un échange sexuel ajourné (la petite « mort »). Les présences
mythologiques s’amusent ainsi des amours humaines comme si les statues étaient riches
d’un savoir intemporel. Elles sont en quelque sorte la projection distanciée et ironique
d’un sujet qui s’absente du poème.
Dans Les Fêtes galantes, la première personne, si l’on excepte les échanges dialogués,
n’apparaît, en effet, qu’une seule fois dans une strophe de « Colombine » :

80. Paul Verlaine, Fêtes galantes, op. cit., p. 95 et 105.

239
– Eux ils vont toujours ! –
Fatidique cours
Des astres
Oh ! Dis-moi vers quels
Mornes ou cruels
Désastres
L’implacable enfant,
Preste et relevant
Ses jupes,
La rose au chapeau
Conduit son troupeau
De dupes81 ?

Si les hyperboles, le rythme sautillant, la rime en forme de calembour (« Des


astres »/« Désastres ») désamorcent le pathos (on peut y découvrir des signaux d’ironie),
le point d’optique choisi n’est pas dissociable d’une carnavalisation de l’amour. Pas de
satire, pas de dénonciation, comme Oliver Bivort le suppose, de la facticité des échanges
amoureux sous le Second Empire82 (Verlaine n’est pas Zola), ou, si l’on préfère, point de
comique significatif, mais peut-être une Welt-ironie qui s’ironise elle-même dans l’évo-
cation mi-sérieuse, mi-amusée du « cours fatidique des astres », contrepoint cosmique
de la course comique des amours « allant toujours ».
Le rire ou le sourire fantaisiste naissent encore, sous une autre forme, de la reprise
d’airs connus. On sait l’intérêt que la littérature romantique accorde aux chansons
populaires. Il se double d’une fascination, dans le dernier tiers du siècle, pour les ren-
gaines, pour les scies. Les cabarets, ainsi que le remarque Mireille Dottin-Orsini,
deviennent, dans les années 1880, un fécond lieu de rencontre de la chanson ancienne et
de la chanson humoristique moderne83. Celle-ci va puiser ses ressources, ses refrains ou
ses rythmes dans des airs qu’elle décalque et parodie. Deux données viennent ainsi
converger esthétiquement. Verlaine, Rimbaud poursuivent « le naïf », « le très et l’exprès

81. Paul Verlaine, Fêtes galantes, op. cit., p. 109.


82. Voir Olivier Bivort, « Préface », in Fêtes galantes, op. cit., p. 15.
83. Voir Mireille Dottin-Orsini, « Jules Laforgue et le genre Complainte », in Littératures,
no 43, 2000, et Daniel Grojnowski, « Laforgue fumiste : l’esprit de cabaret », in Romantisme,
no 64, 1989.

240
trop simple84 », Corbière d’abord, Laforgue ensuite donnent une dignité littéraire aux
chansons et aux complaintes. Dans les deux cas, la littérature vient chercher des res-
sources nouvelles dans la culture populaire et y trouve matière à créer un rire ou un
sourire complexes.
L’« Ariette VI » des Romances sans paroles85 joue d’un effet de lanterne magique. Elle
déroule les visions de François les bas-bleus, écrivain public dont le nom rappelle Jean-
François les bas-bleus, héros d’un conte de Nodier ou bien encore, comme le suggère
Olivier Bivort, François les bas-bleus, personnage éponyme d’un drame de Paul Meu-
rice. Ces deux écrivains ont probablement donné vie littéraire à un être qui existait déjà
dans la tradition orale. C’est de cette même tradition qu’est issu le soldat La Ramée. Des
figures vulgarisées par les chansons s’imposent également dans le poème : la mère
Michel, le père Lustucru, Jean de Nivelle. Les airs grivois ne sont pas oubliés. Verlaine se
réfère plus particulièrement à « la boulangère a des écus… », chanson dont le texte fut
écrit par Gallet, fondateur du premier Caveau. Si Médor et Angélique verdissent sur un
mur, c’est parce qu’ils sont représentés probablement dans une gravure largement diffu-
sée et propre à fournir un décor ou une enseigne à un écrivain public. Ces deux person-
nages, héros de l’Arioste, assurent le lien avec la culture savante : l’ariette cite un passage
de l’épigramme de Trissotin. Mais l’humour ne consiste pas seulement à mêler les réfé-
rences à une double culture, Verlaine fait aussi se rencontrer la boulangère peu farouche
et le soldat La Ramée, transfère, si l’on peut dire, le père Lustrucru au sein de la chanson
de Gallet, tandis que le chien de Jean de Nivelle mord le chat de la mère Michel.
Le mélange de naïveté et d’érotisme (boulangère qui trompe le père Lustucru, appari-
tion d’une « impure ») rencontre un écho dans la disposition rimique. Si Verlaine se
donne comme répondant, sur le plan esthétique et sociopoétique, François les bas-bleus,
écrivain public présenté comme le « Petit poète jamais las/ De la rime non attrapée »,
c’est qu’il fait rimer pour l’œil « place » et « las » avant d’unir, dans une assonance,
« arrive » et « naïf ». La rime, en l’occurrence, n’est donc pas « attrapée » et Verlaine
envoie au lecteur un clin d’œil « métatextuel ». La versification est ainsi délibérément
fautive, comme il convient pour un texte qui puise ses modèles dans la culture populaire,
mais le couplage « naïf-arrive » s’inscrit cependant dans une structure d’ensemble

84. Paul Verlaine, Les Poètes maudits, Œuvres complètes, Paris, Club des libraires de France,
1959, t. I, p. 488.
85. Paul Verlaine, Romances sans paroles, Sens, L’Hermitte, 1874, p. 12-13.

241
savante. En effet, Verlaine suscite tout au long du poème une sorte de boitement. Pour
s’en tenir à la première strophe, on constate que « Nivelle » rime avec « Michel », « Guet »
avec « égaie ». Le masculin s’y accouple avec le féminin, et il en est ainsi bien évidem-
ment dans « naïf » et « arrive ». L’infraction de la dernière strophe est en quelque sorte
la confirmation pour l’œil et pour l’oreille d’une disposition rimique qui s’impose tout
au long du poème, mais qui ne s’entendait pas. Elle accompagne, si l’on peut dire, la
formation des couples : mère Michel et Jean de Nivelle (réunis par la rime et la rencontre
tumultueuse de leur chat et de leur chien), Angélique et Médor, La Ramée et La Boulan-
gère. Enfin, on constate que le sourire naît d’une optique particulière. François les bas-
bleus laisse tourner en lui un kaléidoscope mémoriel qui sert de tremplin à son
imagination créatrice : celle-ci combine les apparitions dont il « s’égaie », comme elles
amusent Verlaine qui les agence. On verra donc, dans ce poème, une sorte de ludisme
supérieur qui actualise l’esthétique du « naïf exprès ». La lanterne magique de
l’« Ariette VI » participe d’un réenchantement du monde, proche du merveilleux ou de
la féerie, tout en faisant jouer, dans le sourire qu’elle provoque, le jeu dialectique de la
mémoire et de l’imagination.
Jules Laforgue cherche également, comme Verlaine, des ressources dans les chansons
populaires. Si les Moralités légendaires « résonnent de chansonnettes86 », il en est de
même des Complaintes qui sont bien souvent des poèmes-chansons. On se borne à un
seul exemple, celui de la « Complainte de cette bonne lune », qui parodie dans ses
strophes initiale et finale le célèbre « Sur le pont d’Avignon » :
Dans l’giron Sous l’plafond
Du Patron Sans fond,
On y danse, on y danse, On y danse, on y danse,
Dans l’giron Sous l’plafond
Du Patron, Sans fond
On y danse tous en rond. On y danse tous en rond87.

Le registre familier s’accorde avec la chanson enfantine pour situer le poème dans le
cadre d’une esthétique délibérément naïve, tandis que se produit un décalage humoris-
tique entre le registre bas et la danse des astres à laquelle le poème réfère. La mise en

86. Mireille Dottin-Orsini, « Jules Laforgue et le genre Complainte », op. cit.


87. Jules Laforgue, Poésies complètes, Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche »,
1970, p. 44-45.

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parallèle des deux strophes signale une absence. Si le chœur des étoiles évoque l’exis-
tence d’un Dieu le Père, burlesquement travesti en « Patron », l’infini, au terme du
poème, est un infini négatif, « sans fond ». Ajoutons que la reprise variée d’un refrain qui
comporte lui-même un écho, induit une répétition illimitée (on renvoie à la valeur
aspectuelle du présent) qui joue à l’échelle de l’univers. Le pronom indéfini « on » n’in-
clut pas seulement les astres, mais aussi l’humanité (« tous ») prise dans un mouvement
de toupie éternel.
Laforgue s’amuse donc avec les chansons, parodie « Il pleut, il pleut bergère » dans
« Aquarelle en cinq minutes », « Au clair de la lune » dans « Complainte de Lord Pier-
rot », multiplie les « tire-lan-laire », les « La-i-Tou », les « Ton-ton tontaine ton-ton », les
« ma mie, ô gué ». Ce sont les indicatifs d’un jeu avec les formes populaires, d’une dis-
tance prise avec le lyrisme traditionnel, c’est encore une manière de se détacher de son
propre texte, de l’ironiser, c’est aussi, parce qu’il s’agit de refrain, introduire du répétitif,
du compulsif, du circulaire au sein de poèmes qui, comme la bouche de Pierrot (elle
forme, dans sa béance, « un zéro88 ») ou la danse des astres dans le ciel, dessinent un
rond. En ce sens, l’humour, engendré par le décalque de la chanson populaire n’est pas
seulement bi-vocal, il est si l’on peut dire, bi-tonal. Il est accord-discord du mineur et du
majeur, du rire et de la plainte, d’une petite forme et d’un comique qui approche parfois
le comique absolu.
Cette réflexivité, ce retour amusé du poème sur lui-même et parfois de l’instance
lyrique sur elle-même, se rencontrent encore dans la référence aux « scies » chez Cor-
bière qui, dans ses Amours jaunes, précède Laforgue89 sur ce point. « Chanson en si » est
bien, en effet, une « scie » en raison de sa structure répétitive. Les sept strophes
contiennent chacune une proposition hypothétique, introduite comme l’on s’en doute
par « si ». Le poème hétérométrique est conçu, en outre, dans son rythme même, comme
une chanson qui convoque à la fin de chaque strophe un vers de trois syllabes, toujours
terminé par une rime en [è]. Le titre est donc un calembour à plusieurs entrées. Il désigne
un poème-chanson qui a pour indicatif une conjonction de subordination, qui elle-

88. Jules Laforgue, « Complainte de Lord Pierrot », in ibid., p. 83 : « Béons à la lune/ La bouche
en zéro ».
89. Comme le fait remarquer Mireille Dottin-Orsini (« Jules Laforgue et le genre Com-
plainte », op. cit.), « dans la “Complainte de l’orgue de barbarie”, l’instrument comme l’air qu’il
joue est “scie autant que Souffre-Douleur”, et dans celle (rejetée) du “Libre-Arbitre”, Pierrot
monte une “scie” en importunant le Christ ».

243
même est phoniquement semblable à une note de musique, laquelle figure à son tour le
thème répétitif d’une scie musicale, qu’il faut entendre à la fois comme instrument de
musique et comme rengaine90.
Des remarques similaires s’imposent à propos de « Litanie du sommeil91 ». Comme le
titre le signale, ce poème est répétitif, il est construit sur la reprise constante (exception
faite du prologue et d’une apostrophe finale au bourgeois « ruminant ») d’une même
structure syntaxique et rhétorique. L’adresse répétée au sommeil se prolonge, en effet,
par le développement de métaphores appositions. La litanie se transforme donc en une
scie annoncée par l’épigraphe (une référence fausse à Macbeth : « j’ai scié le sommeil »),
que le poème actualise. Faisons encore la part d’un jeu métatextuel. Quasiment au terme
du poème, le sommeil, allégorisé, s’adresse à celui qui l’invoque litaniquement : « […] tu
m’as scié92 ! » Comprenons : tu as écrit une rengaine, mais aussi (on se réfère aux entrées
du Robert) : tu m’as « ennuyé par une répétition monotone », ou bien encore : tu m’as
éveillé comme si tu m’avais tranché avec une lame. Si la musique du poème est certes
répétitive, elle est aussi discordante, grinçante. Dans « La Rapsodie du sourd », poème
dans lequel Corbière fait son autoportrait en « vieux pot », la contre-harmonie poétique
trouve son équivalent métaphorique dans le bruit formé par « un os vivant qu’on
scie93 ! » La scie (rengaine), la scie (instrument de musique), la scie (instrument à couper
le bois) sont ainsi réunis dans un calembour qui tout à la fois feint de dévaloriser le
poème, indique sa nature contre-harmonique, son enracinement dans la musique de
café-concert, tout en impliquant aussi et surtout un bris de l’élégiaque, également
« scié » dans Les Complaintes de Laforgue.
Ces deux auteurs ont en commun le même art de jouer avec l’équivoqué. Le parodique
trouve son prolongement dans le calembour qui se confond parfois – l’exemple de la
scie, chez Corbière, le montre – avec la syllepse. Or, ces données ludiques présupposent
toujours une réflexivité ironique, voire une auto-ironie sur fond de ressassement, elles
introduisent du grinçant qui lui-même résulte d’un travail sur le rythme ou sur la rime
ou bien encore sur les analogies. Léo d’Orfer, en rendant compte des Complaintes décla-
rait : le poète a « pris des lambeaux de refrains populaires, des demi-couplets de vieilles

90. Tristan Corbière, Les Amours jaunes (1873), Paris, Messein, 1926, p. 100.
91. Ibid., p. 137-145.
92. Ibid., p. 145.
93. Ibid., p. 132.

244
romances criaillées dans les cours » et fait « des vers nouveaux avec des bribes de vieux
poèmes » (Le Zig-Zag, 20 octobre 1885). Ce patchwork, ce rapiéçage ne sont pas disso-
ciables des effets humoristiques engendrés par les poèmes, ni même de la mélancolie qui
les marque du sceau du compulsif-répétitif. Le rire qui naît du double concours, chez le
poète et chez le lecteur, de la mémoire et de l’imagination, fait sa part à la différence,
résulte de l’inattendu, est à l’écoute du couac délibéré, s’amuse du couic final de la mort
que l’écrivain envisage parfois sous l’angle de l’humour noir. Les Complaintes s’achèvent
par une « Complainte-épitaphe ».

Du couac au couic
La fantaisie volontiers miniaturise, elle est une mémoire déformante, car diminutive.
Elle imagine volontiers en mineur tout en jouant des dissonances ou des différences,
pour en rire. Celles-ci peuvent être sémantiques et d’ordre caricatural. En récrivant le
mythe de Carmen, dans un poème intitulé significativement « Vieille guitare roman-
tique94 », Gautier dote la femme fatale d’un « corps mignon », mais aussi d’un « énorme
chignon ». La disposition des rimes (« gitana » rime avec « tanna ») s’amuse des registres
bas et d’une quasi homophonie, cependant que l’évocation de la femme fatale est sertie
dans un ironique poème bibelot, composé d’octosyllabes. Verlaine, dans « Marine95 »
oppose lui aussi forme et sens. Ce poème est censé créer l’effet d’une eau-forte et repré-
senter une tempête. Il se donne comme répondant un support artistique qui privilégie le
petit format alors qu’il s’agit d’évoquer l’immense. Le dernier mot de « Marine », « For-
midablement », qui constitue à lui seul un vers, pourrait certes référer à un spectacle
inspirant la crainte, l’effroi, et l’on songe à une parodie de Hugo. Mais si cet adverbe est
bien pris dans son sens ancien, en même temps, la métrique grêle est le corrosif du
sublime. Que Verlaine, dans un finale rhétorique, close son poème par un mot long,
pentasyllabique, parachève ce jeu du grand et du petit qui instille l’ironie dans l’évoca-
tion en principe terrifiante et grandiose de l’orage sur l’océan.
Ces discordances ludiques jouent encore sur un autre plan. Elles peuvent être internes
à la métrique. Au risque d’allonger une scie, une rengaine critique, on revient sur le

94. Théophile Gautier, « Vieille guitare romantique », in Revue fantaisiste, no 5, 1861, p. 291-292.
95. Paul Verlaine, « Marine », in Poèmes saturniens, Paris, A. Lemerre, 1866, p. 36.

245
célèbre alexandrin de « Dans la grotte » : « Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie96. » On
n’a pas vu, nous semble-t-il, que la césure prenait pour modèle les coupures que l’on
rencontre dans les opérettes ou les opéra-comiques. Si on lit, comme le fait Rimbaud :
« Et la tigresse épou+vantable d’Hyrcanie », il convient de se souvenir d’Offenbach et
d’Orphée aux enfers (« Je suis l’époux de la reine,/ Poux de la reine, Poux de la reine »),
ou bien encore de l’invitation lancée par Ouf Ier, dans L’Étoile de Chabrier, à Lazuli qu’il
veut empaler : « Donnez-vous la/ Donnez-vous la/ Donnez-vous la peine de vous
asseoir ». Il semble donc que Verlaine ait introduit dans les Fêtes galantes une métrique
bouffonne, calquant les procédés musicaux utilisés par les compositeurs d’opérette ou
d’opéras comiques.
Cette corrosion comique des formes consacrées s’attaque également aux genres fixes,
et tout particulièrement aux sonnets. Ils peuvent se présenter, comme le dit Huysmans,
« queue en l’air », entendons qu’ils s’ouvrent par les tercets97. C’est le cas de « Résigna-
tion » dans les Poèmes saturniens ou du « Crapaud » dans Les Amours jaunes. Ces inver-
sions sont indissociables des effets de sens. Verlaine, dans « Résignation », évoque
obliquement l’homosexualité, et Corbière pervertit l’imagerie lyrique traditionnelle en
faisant du crapaud, « rossignol de la boue », le répondant allégorique du poète. On joue
également avec la longueur des mètres ou avec la disposition des rimes. Un sonnet obs-
cène de Charles Cros, « Causerie », dans L’Album zutique, se compose de monosyllabes.
La « Complainte-épitaphe » de Laforgue est marquée par une sorte d’épuisement,
comme il convient pour un poème qui semble conduire au silence de la mort… et qui
est la fin du recueil. Composée de vers de deux syllabes, elle vaporise le sujet lyrique, qui
s’énonce à la première personne dans la première strophe et qui devient « lui » dans le
deuxième tercet. Ce sonnet s’achève par l’expression « coucou » qui, lexicalement, intro-
duit une rupture (on est proche de l’onomatopée enfantine) tout en postulant un locu-
teur, une voix surgie d’on ne sait « où98 ». Le brouillage de la forme canonique du sonnet
(la disposition des rimes est irrégulière, la métrique est inhabituelle) accompagne ainsi
le brouillage de l’énonciation tandis que le poète au « défunt Moi », par le truchement
d’une parole venue d’un autre se parle à lui-même représenté en fou : « Un fou/ S’avance,/

96. Paul Verlaine, Fêtes galantes, op. cit., p. 75.


97. Voir Pascal Durand, « Le sonnet renversé chez les poètes de la modernité », in Bertrand
Degott et Pierre Garrigues, Le Sonnet au risque du sonnet, Paris, L’Harmattan, 2006.
98. Jules Laforgue, Poésies complètes, op. cit., p. 131.

246
Et danse. » L’épuisement du sonnet est donc à mettre en relation avec ce jeu de présence/
absence, tandis que le redoublement d’une même syllabe dans « coucou » suggère une
nouvelle naissance à soi-même, à l’extrême bord du texte, un rebond prometteur de
nouvelles « gammes », par-delà les « anciens pastels mortels », entendons les poésies
dont le lecteur a déjà pris connaissance en lisant le recueil. Le finale est donc un com-
mencement, il est la promesse ludique d’un nouvel élan poétique auquel le lecteur, par
avance, est incité à donner foi, tandis que se trouve mise en scène « mélancomiquement »
(osons cet affreux mot-valise) une crise d’identité dans un sonnet pré-posthume.
Ces dissonances, cette négativité, ces ruptures de ton, on le voit, ne sont pas disso-
ciables de ce qui se jouait sur un autre plan dans la parodie. Celle-ci introduisait un
rapiéçage volontaire et présupposait un jeu sur le « je » qui se travestissait. La déforma-
tion des formes canoniques implique quant à elle un anti-lyrisme mi-« comique », mi-
pathétique, un chant peu chantant dont les emblèmes peuvent être la scie dans toutes ses
acceptions, le « plectre99 », comme le suggère Corbière (sourd aux traditionnelles har-
monies ?), l’orgue de barbarie pour Verlaine, dans « Nocturne parisien » (« c’est écorché,
c’est faux, c’est horrible, c’est dur100 »), comme pour Laforgue, dans Les Complaintes.
La fantaisie implique également une différence du texte avec lui-même, notamment
pour ce qui concerne le régime et le registre des images. Les produits poétiques du rêve,
comme le suggère Corbière dans « Litanie du sommeil », sont un « arlequin », compre-
nons les restes variés et mélangés qui constituent la nourriture des pauvres : « Marmite
d’arlequin ! bout de cuir, lard, homard. » Si le poème litanique, composé des résidus
oniriques est variété, rien d’étonnant à ce qu’il combine les féeries (« Conte de fée où LE
ROI se laisse assoupir !/ Forêt vierge où PEAU D’ÂNE en pleurs va s’accroupir !/ Garde-
manger où L’OGRE encore va s’assouvir ! ») et un merveilleux trivial : « Trop plein de
l’existence et torchon neuf qu’on passe/ Au CAFÉ DE LA VIE, à chaque assiette grasse. »
Ces dissonances internes au poème se manifestent encore dans le développement des
métaphores-appositions, dans la relation prose-poésie, qui introduit parfois un sourire
grinçant ou un jeu intellectuel. Il faudrait donc prendre en compte ici – mais l’exemplier
est bien trop lourd pour être décliné – les images que Jules Laforgue appelait, à propos
de Baudelaire, des images « américaines101 ». Elles introduisent un choc anti-lyrique,

99. Tristan Corbière, Les Amours jaunes, op. cit., p. 60.


100. Paul Verlaine, Poèmes saturniens, op. cit., p. 121.
101. Jules Laforgue, Œuvres complètes, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 2000, t. III, p. 164.

247
elles prennent une valeur ostensible de placard publicitaire tout en affichant une déri-
sion noire. On songe au poème liminaire des Fleurs du mal et à ces vers célèbres : « Le sein
martyrisé d’une antique catin/ […]/ Que nous pressons bien fort comme une vieille
orange » ou bien à cette métaphorisation du sommeil chez Corbière : « Contrepoids des
poids faux de l’épicier du sort », voire à ce couchant taché de sang, « comme un tablier
de boucher », chez Laforgue102. Le prosaïsme délibéré des comparants introduit un déni-
velé qui fait sourire du bris de la traditionnelle poéticité.
Ces analogies, ces identifications métaphoriques impliquent parfois un « incongru
référentiel103 », une « défamiliarisation du quotidien104 », dont les poèmes en prose de
Huysmans offrent de nombreuses occurrences. Elles sont significativement associées à
des représentations de scènes de cabarets, à des danses ou à de « la musique pourrie,
canaille105 ». Ainsi « le chef d’orchestre tient son bâton ainsi qu’une ligne, pêche le coup
de gueule de la reprise, extrait d’un geste sec des notes comme on arrache des dents, bat
l’air en haut et en bas, pompe enfin de la mélodie comme on pompe une machine à
bière106 ». Cet écart entre le comparé et le comparant peut nous faire songer aux ren-
contres improbables imaginées par Lautréamont (parapluie et machine à coudre), il
renvoie chez Huysmans essentiellement à une transformation des êtres et des choses en
sujets ou en objets pantomimiques. Un automatisme régit comiquement les êtres
vivants, qui légitimerait certes les explications bergsoniennes du rire, mais dans lequel il
faut surtout découvrir la transformation virtuelle du couac, de la dissonance fantaisiste
en images grotesques. Le comique résulte ici d’une sorte d’abréviation, d’une réduction
des êtres et des objets à un détail caractéristique, d’une condensation-concentration qui
se complète d’une mise en relation de deux objets sémantiquement lointains. Dans les
Croquis parisiens, le réalisme est chorégraphie, il devient ballet de signes (les synec-
doques) et la mimésis joue la pantomime :
Toute une armée d’épaulettes à franges blanches, s’agitait, jetant des bras bleus au
ciel, lançant sur le plancher des jambes rouges : ceux-ci nu-tête, le crâne ras et trempé

102. Jules Laforgue, Poésies complètes, op. cit., p. 101.


103. On emprunte cette expression à Pierre Jourde (voir Empailler le toréador. L’incongru dans
la littérature française de Nodier à Éric Chevillard, Paris, José Corti, 1999, p. 31).
104. Gilles Bonnet, L’Écriture comique de Huysmans, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 120.
105. Joris-Karl Huysmans, Croquis parisiens, Paris, Union générale d’éditions, « 10-18 »,
1976, p. 346.
106. Ibid., p. 337-338.

248
de sueur, simulaient les branches de ciseaux qu’on ouvre et qu’on referme, avec leurs
jambes ; ceux-là, le képi écrasé sur la nuque, se déhanchaient en tenant avec deux
doigts, ainsi que des danseuses qui pincent leurs jupes, les basques de leur capote ;
d’autres encore, la main sur le ventre, semblaient moudre du café ou tourner une
manivelle, pendant qu’esquissant un cavalier seul, bondissait un infirmier dont les
tibias se contournaient comme des manches de vestes et dont les bras tordus et les
poings crispés paraissaient vouloir déboucher le parquet comme une bouteille107.

Cette description ne se serait peut-être pas développée sous cette forme si Huysmans
n’avait assisté aux représentations données par les frères Hanlon Lees, lors de leur séjour
parisien, en 1878-1879. Le spectacle proposé par ces clowns irlandais avait marqué aussi
bien Zola que Théodore de Banville. Le premier y voyait « un mélange de cruauté et de
gaieté, avec une fleur de fantaisie poétique108 », le second y décelait un conflit funambu-
lesque. Le visage des clowns acrobates illustrerait un « appétit de la vie idéale », tandis
que « leur féroce gymnastique » représenterait « la vie terrestre, avec ses casse-tête, ses
remue-ménage, ses brouillaminis et ses tragédies absurdes ». Dépassant cette dichoto-
mie convenue, Banville ajoutait : « […] ils ont reproduit la vie avec cette intensité dévo-
rante et dépourvue de sens, sans laquelle elle ne se ressemble pas elle-même109 ».
Huysmans découvrait dans le spectacle proposé aux Folies-Bergères « une cruelle étude
de la machine humaine aux prises avec la peur », « une froide folie », un prolongement
de l’esthétique caricaturale anglaise, caractérisée par « la farce lugubre, la bouffonnerie
sinistre ». Les Hanlon Lees, comme les clowns anglais exaltés par Baudelaire, conjoin-
draient ainsi le terrible et le rire. Ils seraient tout à la fois « désopilants et funèbres110 ».
L’essentiel, toutefois, n’est pas que la réflexion théorique ait trouvé, après ces représen-
tations, un nouveau départ, mais bien que les Hanlon Lees aient suscité un élan créateur.
Le souvenir des impressions reçues détermine, en effet, nombre de romanciers (Huys-
mans, Hennique, Paul Margueritte, Félicien Champsaur) à écrire des pantomimes.

107. Ibid., p. 349-350.


108. Émile Zola, article paru dans Le Voltaire, septembre 1879.
109. Théodore de Banville, « Préface », in Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees,
Paris, Reverchon et Vollet, 1879, p. 12 ; cité par Gilles Bonnet dans Pantomimes fin-de-siècle, Paris,
Kimé, 2008, p. 19.
110. Joris-Karl Huysmans, « Les Folies-Bergères », in Croquis parisiens, op. cit., p. 345.

249
Elles se caractérisent tout d’abord par la variabilité humorale des personnages, par une
versatilité incessante, par le glissement rapide d’un tableau à un autre. Dans Le Songe
d’une nuit d’hiver111, Hennique déroule à grande vitesse une suite de meurtres. Or, les
crimes commis par Pierrot sont déjà « écrits », narrés dans un journal. Le fait divers prend
l’aspect d’un fatum. C’est L’Affaire de la rue de Lourcine, vaudeville de Labiche, revu et
corrigé de manière à prendre une dimension onirique. Les êtres et les choses semblent
s’interpénétrer dans une métamorphose haletante : « le nègre a une horloge au lieu d’en-
trailles et elle bredouille minuit. Le nègre, l’horloge se fondent112 ». Hennique ne s’était
pas proposé de donner au spectateur le sentiment qu’il assistait à un rêve éveillé (on se
rappelle que ce sont les termes utilisés par Janin pour évoquer le « drame Deburau »)
mais bien de représenter un véritable cauchemar, d’en restituer l’inquiétante étrangeté
tout en faisant rire aux dépens d’un personnage éberlué. Le sériel, le compulsif, qui pour-
raient acclimater le tragique sur la scène pantomimique, se voient délivrés de tout pathos
en raison de la rapidité avec laquelle le meurtrier-fantoche accomplit ses crimes. C’est
guignol assassin, Pierrot le niais, innocent-coupable, dans les rets d’un involontaire, c’est
l’entre-deux d’un rire et d’un malaise sur lequel on n’a pas le temps de s’attarder, ce sont
aussi des corps recomposés, des éclats réunis, comme si la résurrection pantomimique
des victimes de Pierrot était chargée de tempérer l’effroi virtuel des spectateurs. Les situa-
tions, les décors, les personnages, sont naturalistes, le redoublement, la répétition parti-
cipent d’un pathos essentiel à ce mouvement littéraire dont Hennique fit partie, et en
même temps, la pantomime déréalise comme pour mieux énoncer, tout en faisant rire, la
réalité des images cauchemardesques et des pulsions de mort qui s’y rencontrent.
Le deuxième aspect de ces pantomimes fin-de-siècle, c’est le brouillage des règnes,
l’abolition des frontières de l’humain et de l’animal, du vivant et du mort, et plus large-
ment de l’idée même de limites, qu’il s’agisse des limites corporelles, des limites du sujet,
du possible et du réel. Dans Pierrot terrible, chez un boucher, les « têtes de mouton éter-
nuent et baissent les yeux », les veaux « font des déclarations d’amour et tirent des lan-

111. Toutes ces pièces figurent dans l’excellente anthologie établie par Gilles Bonnet (Panto-
mimes fin-de-siècle, op. cit.). En ce qui concerne les pantomimes, il faut toujours en revenir à la
thèse d’Isabelle Baugé, Pantomime, littérature et arts visuels. Crise de la représentation (1820-
1880), thèse de doctorat, littérature française, Paris 3, 1995.
112. Léon Hennique, « Le Songe d’une nuit d’hiver », in Pantomimes fin-de-siècle, op. cit., p. 58.

250
gues de deux aunes113 ». Point de distinction entre les viandes et les clients, le boucher
taille dans les unes comme dans les autres. Cette confusion se parachève par de cruelles
substitutions : ce n’est pas un pain que l’on enfonce dans le four du boulanger, mais un
enfant. On le voit, dans Pierrot terrible, tous les fantasmes, toutes les peurs liées à l’oralité
s’énoncent scéniquement. Plus fondamentalement, ces craintes renvoient à une angoisse
qui les recouvre toutes, celle, comme le dit Renée Mauperin, un personnage des Gon-
court, de savoir que l’on est fait de « viande114 ». Liées au stade oral ou à la conscience de
l’incarnation (donc de la mort), renvoyant à une interrogation sur les limites du corps
propre, ces peurs furent souvent évoquées par les contes populaires (on songe à l’ogre du
Petit Poucet, au four d’Hansel et Gretel). Dans les pantomimes, elles sont énoncées cor-
porellement, c’est-à-dire par le biais d’un support qui est l’objet même de l’angoisse. Le
rire qui jaillit est donc bien, pour emprunter à Baudelaire, rire de supériorité, ou tout au
moins rire cathartique en même temps que transgressif. Il surgit parfois de l’inversion
fantasmatique des processus biologiques. Enfourner un bébé dans un four à pain, n’est-
ce pas accomplir un geste qui est le contraire de l’accouchement, n’est-ce pas insérer un
enfant dans un ventre mortifère, au lieu de le tirer hors du corps ? On pouvait rire de ce
geste pantomimique à l’époque où Schopenhauer était maître à penser.
Voilà qui nous incite à ne pas oublier la part essentielle de la sexualité. Elle s’affiche
dans des tentatives de viol (Pierrot sceptique), dans les nuits de noces non consommées
(Pierrot fumiste) ou bien, à l’inverse, dans les assauts répétés du héros (« il l’éreinta
d’amour comme un taureau115 ») dès que le jugement en séparation d’avec sa femme
(pour impuissance) est prononcé. Elle se manifeste plus ou moins obliquement à partir
de la mise en scène de fantasmes. On ne glosera pas sur ces tailleurs qui coupent et
découpent frénétiquement des habits (Pierrot terrible, Pierrot sceptique), sur ces coiffeurs
non moins munis de ciseaux et qui cirent un crâne avec ardeur, en procurant des jouis-
sances lascives (Pierrot sceptique). On ne commentera pas le fait que le cirage jouissif
(horresco referens) est emprunté à un décrotteur. On ne s’interrogera pas sur l’étrange
relation du coiffeur et de Pierrot. On ne s’étonnera pas que celui-ci arrose, avec une
seringue, d’un puissant jet, les invités qui se pressent pour aller à l’enterrement de sa

113. Pierrot terrible, compte rendu par Richard Lesclide. Voir l’anthologie de Gilles Bonnet,
Pantomimes fin-de-siècle, op. cit., p. 22.
114. Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin (1864), Lyon, Landarchet, 1927, p. 267.
115. Jules Laforgue, « Pierrot fumiste », in Pantomimes fin-de-siècle, op. cit., p. 87.

251
femme. Que cet instrument phallique ait appartenu à l’épouse présuppose, faut-il le
dire, une castration. Devenu veuf, le héros de la pantomime récupère donc son bien avec
lequel il éclabousse les hommes qui figuraient potentiellement ses rivaux. Que dire du
bras musclé de la Sidonie, que Pierrot cherche à violer, mais qui se protège étonnam-
ment d’un membre qu’elle met en avant ? Outre le peu cryptique étalage de ces fan-
tasmes ou de ces équivoques sexuelles, il faut relever le rôle dévolu au mannequin. La
Sidonie, précédemment mentionnée, s’anime progressivement dans la boutique du coif-
feur. Cette femme statue, cette femme en cire, cette femme de glace, comment la faire
sienne ? Comment posséder celle dont la matière est autre et qui, à bien des égards, est
un simulacre, comme le sont les figures du musée Grévin ? Il faut la dégeler, l’enflammer.
Jean-Marie Seillan a fort bien vu que l’on joue ici sur les mots et que, comme dans les
rêves116, le souhait devient acte immédiatement. Mais en même temps, la fondre, c’est la
tuer. Qu’à cela ne tienne on choisira, chez la mercière, comme substitut, une femme en
carton, c’est-à-dire un autre corps objet, en principe inflammable. Tout se passe donc
avec la plus grande facilité, la mort ne semble jamais douloureuse et la pantomime, avec
son aisance fantasmatique, libère des censures, permet de lever partiellement les inter-
dits tout en répercutant, par le truchement des femmes-simulacres, les obsessions miso-
gynes, typiques des écrivains célibataires. Cette innocuité de la transgression, cet aveu
direct ou indirect des obsessions et des fantasmes sexuels, tout comme la scénarisation
onirique des syllepses (« enflammer » pris au sens propre et au sens figuré), produisent
un rire confinant parfois à l’humour noir.
Mais il existe un autre versant de la pantomime. La relation de soi à l’autre féminin
présuppose parfois un trouble identitaire, une sorte de mise en crise des frontières du
moi. Dans Pierrot assassin de sa femme de Paul Margueritte, le scénario et les didascalies
invitent le mime à être à la fois « lui » et « elle », Pierrot et Colombine. Après avoir ligoté
sa femme, le héros l’assassine, en la chatouillant à mort. Dans un retour en arrière, il se
représente la scène de meurtre – c’est ici que le masculin se féminise, que la scène mémo-
rielle ou hallucinatoire implique un franchissement des caractères génériques et des
frontières du temps : « Pierrot, comme somnambule, reproduit son crime, et dans son
hallucination, le passé devient le présent », « il devient, il est Colombine117 ». Par la suite,

116. Voir Jean-Marie Seillan, « Silence, on fantasme. Lecture de Pierrot sceptique », in Roman-
tisme, no 22, 1992.
117. Paul Margueritte, « Pierrot assassin de sa femme », in Pantomimes fin-de-siècle, op. cit., p. 67.

252
ayant recouvert momentanément sa raison et son identité, il contemple le portrait de sa
femme, se laisse halluciner par cette présence spectrale, touche ce portrait. Voici que « la
trépidation ancienne », « l’horrible chatouillement secouent frénétiquement [son]
corps » ; « dans le sanglot funèbre et dernier de sa gorge, passe le rire ancien, exactement
le rire des affres de Colombine118 ».
Le jeu sur les doubles, qui engendre à la fois le pathos et l’effet comique, indissociés, se
déploie à des niveaux multiples. On peut lire cette pantomime au second degré, comme
un texte parodique, qui se souvient de Thérèse Raquin, de Madeleine Férat. L’effet du
remords y est comparable, les héros zoliens se trouvaient confrontés à des revenants
(Camille, Jacques) et à des tableaux ou à des photographies qui donnaient forme aux
spectres qui hantaient leur psyché. Dans ces deux œuvres de Zola, comme plus tard dans
Pierrot assassin de sa femme, l’hallucination est la reviviscence d’un sédiment mémoriel.
Enfin la trémulation des pieds, l’alcoolisme de Pierrot ne sont pas sans rappeler Cou-
peau et les séquences de delirium tremens de L’Assommoir. On découvre ainsi, dans la
pantomime de Paul Margueritte, une parodie ambivalente (on doute qu’elle s’impose
comme un hommage) des romans de Zola. Mais la grande réussite de ce familier du
Grenier d’Edmond de Goncourt est d’avoir combiné rire pathologique et rire farcesque.
Lorsque après avoir reçu, extasiée, l’extrême-onction, Emma Bovary, entendait au loin la
chanson de l’Aveugle, elle riait d’un « rire atroce, frénétique, désespéré119 ». Lord Annen-
dale, dans La Faustin, meurt dans les transes d’une étonnante agonie sardonique. Mou-
rir en riant semble donc un topos du réalisme qui transfère sur la scène morbide,
pathologique, la fantasmagorie macabre qui de tout temps a lié le rire avec la mort. Mais
il faut tenir compte d’une autre tradition, celle de la thérapie par le rire qui s’inverse dans
Pierrot assassin puisque les chatouilles y deviennent l’instrument d’un crime. Il faudrait
enfin relier l’hilarité involontaire de Pierrot à ce rire épileptique dont Rae Beth Gordon
a montré qu’il envahissait les spectacles des variétés. Les mouvements cloniques de l’hys-
térique et les contorsions clownesques sont apparentés dans l’imaginaire de l’époque, si
bien que cette universitaire américaine peut nous inviter, à juste titre, à suivre un par-
cours qui va de Charcot à Charlot120. Pierrot assassin de son maître est à coup sûr une

118. Ibid., p. 70.


119. Gustave Flaubert, Madame Bovary, dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil,
« L’Intégrale », 1964, t. I, p. 684.
120. Rae Beth Gordon, Why the French love Jerry Lewis, From Cabaret to Early Cinema, Stan-
ford (Calif.), Stanford University Press, 2001.

253
étape de cet itinéraire. On songe également, parmi les nombreux exemples d’un comique
névropathe, à ce monologue de Charles Cros, L’Obsession, que Paul Coquelin, pour en
renforcer le drolatique, invitait à lire d’une voix lamentable121. Un homme ponctue
toutes ses phrases d’un « tra la la » (élément comique d’une opérette d’Hervé), qui
devient « glou glou glou » lorsqu’il se jette à l’eau pour se débarrasser de ce tic. Celui-ci
reparaît, à peine a-t-on sauvé le personnage de la noyage ! Paul Margueritte incite égale-
ment à rire d’un personnage obsédé, il fait du corps pantomimique le lieu métaphorique
d’une psyché trouble. Il invente une sorte de monologue corporel qui anticipe sur les
monologues de meurtrier qui vont hanter la littérature fin-de-siècle.
On mesure ce qui différencie Pierrot assassin de Pierrot sceptique. Huysmans cherchait
à prolonger les Hanlon Lees, à retrouver le mélange de grotesque et de fantaisie qui carac-
térisait leurs spectacles. Paul Margueritte imagine un Pierrot criminel qui dialogue avec
lui-même. L’écrivain fait jouer la contagion du rire et la glace en même temps en raison
d’un jeu réflexif, d’un retour sur soi de Pierrot, qui mine l’effet comique en suscitant
effroi et pathos. L’inquiétante étrangeté disparaît en partie au profit de la clinique, le vrai-
semblable psychique s’impose, combattu néanmoins par la littéralisation fantasmatique
de l’expression « mourir de rire ». Le couic fait peur tandis que la différence de soi à
l’autre s’annule dans l’équivalence transgressive du féminin et du masculin. « Je » ne cesse
de devenir l’autre, l’autre ne cesse d’envahir « je ». L’involontaire de la névrose se projette
dans l’hilarité subie comme une punition. Le rire forcé, après avoir été l’instrument d’un
assassinat, devient un rire étranglé et spasmodique. Cette pantomime provoqua chez les
spectateurs, lors de la première représentation, des affects ambivalents. Peut-être se lais-
saient-ils gagner, eux aussi, par un rire involontaire, convulsif, mêlé de terreur.
Rire à mort, c’est d’une certaine manière rire du rien de la mort, ou tout au moins
donner le sentiment qu’elle n’est rien, voire – et c’est angoissant – qu’elle est le rien par
excellence, le seul absolu qui soit. Or l’esthétique du rire au xixe siècle approche tou-
jours, par des biais divers, le mystère du négatif. Nous l’avons vu, c’est la blague qui est
pleine de vide, ce sont les clichés qui sont formes creuses, c’est la bouche de Pierrot qui,
chez Laforgue, s’arrondit en zéro. La célèbre « Première communion de jeunes filles
chlorotiques par un temps de neige », d’Alphonse Allais, se réduit à un bristol blanc.
Parfois c’est le récit qui, chez Nodier, s’annule ou qui se borne à un gigantesque avant-

121. Voir Ernest Coquelin et Constant Coquelin, L’Art de dire le Monologue, Paris, P. Ollen-
dorf, 1884. Sur « L’obsession », p. 111-119.

254
propos (Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux), tandis que le chapitre d’un
livre ne dit « rien » parce qu’il est seulement constitué de signes de ponctuation (cha-
pitre IX de Moi-même, intitulé « Le meilleur du livre » !). Parfois, un poème se conclut
sur un envoi provocateur pour dire qu’il ne signifie rien (« Lettre » dans Fêtes galantes),
parfois, le sonnet s’épuise jusqu’au presque rien de strophes composées de vers mono-
syllabiques. Les textes exhibent ainsi typographiquement, thématiquement, sémanti-
quement, formellement, la négativité qui est consubstantielle au comique. Il y a donc
une sorte de convergence entre le désir de dire le rien, la crise de prose, la crise de vers, la
crise de la représentation qui caractérisent à la fois les modernités dix-neuviémistes et
l’esthétique du rire, telle que nous l’avons étudiée.
Par précaution théorique et rhétorique, nous avions, au tout commencement de notre
parcours, mis en avant un certain nombre de notions qui sont réapparues seulement à
titre de jalons ou de rappels, comme pour mieux faire ressortir des écarts. La pantomime
fin-de-siècle, en effet, ne ressortit ni à l’ironie romantique, ni au Witz, ni au comique
significatif, ni même, dans Pierrot assassin, au comique absolu. La psychologie étant
devenue le substitut de la métaphysique, le fini ne s’y confronte pas à l’infini, point de
bouffonnerie transcendantale non plus. Et l’on ne sait si ce monologue corporel de
P. Margueritte – on en dirait autant du Songe d’une nuit d’hiver d’Hennique – ressortit
au grotesque ou à la fantaisie.
Pour autant, ces deux « espèces » du risible, dont nous n’avons cessé d’explorer les
intersections, nous ont permis de tracer des voies, d’opérer des rencontres diverses. Tout
d’abord, l’esthétique du rire dix-neuviémiste – il faut sans cesse en revenir à la Préface de
Cromwell – est toujours une revanche du bas sur le haut. Si nous avons négligé l’impact
socio-politique ou socio-poétique de ce constat hugolien, il est cependant apparu, dans la
sphère qui nous importait, que le « théâtre ignoble122 » de la pantomime s’auréolait d’une
légitimité littéraire ; que la blague tant décriée donnait matière à littérature au second
degré ; que le stéréotype, le lieu commun, le cliché, les rebuts réifiés du langage pouvaient
nourrir caricatures, féeries, blague supérieure ; que le calembour, « fiente de l’esprit »,
trouvait des lettres de noblesse ; que l’hétérographie, le raccroc, le rapiéçage induisaient
une littérature arlequin, pot-pourri, s’amusant de son cousu-décousu, de ses couacs déli-
bérés, et s’ironisant elle-même de manière inventive ; que la chanson populaire suscitait

122. Jules Janin, Deburau, histoire du théâtre à quatre sous, op. cit., p. 179-180 : « Le théâtre
ignoble est le seul théâtre possible aujourd’hui. Ne me parlez pas des autres, ils sont morts. »

255
dans les reprises qu’on en faisait, tantôt un merveilleux naïf, teinté d’humour, tantôt des
refrains grinçants. Le rire nous a semblé naître d’une sorte de palimpseste, d’un travail
sur l’équivoqué, de la co-présence de deux textes, d’une bivocalité, de la confrontation
d’un pôle mimétique (ou mimique) et d’un pôle imaginatif. On n’a cessé de faire la part
du rêve, de rappeler la dimension onirique du comique. Tout se passe, en effet, comme
si, dans l’évocation des fantasmes, des hallucinations, dans la parenté du risible et du
terrible, les souvenirs se trouvaient parodiés. Il semble que les écrivains ne cessent de
nous dire, dans les images grotesques qu’ils proposent, d’une part : souvenez-vous de vos
fantasmes, d’autre part : confrontez-les aux images diurnes, à vos désirs ou à vos peurs.
Enfin nous avons, à plusieurs reprises, sans trop nous avancer sur ce territoire, évoqué
une économie du rire, un investissement pulsionnel, une décharge d’énergie, une
manière de déjouer les interdits et les censures. Cette économie se manifeste dans la
cinétique particulière de la pantomime, qui fait varier à vue les images, qui glisse d’un
bond à un autre en enchaînant les fantaisies ou les fantasmes et qui, comme les rêves, est
toujours hiéroglyphique et silencieuse.
Avons-nous négligé les analyses baudelairiennes sur lesquelles nous avions semblé
tout d’abord nous fonder ? Nous avons ignoré la satire réaliste, à l’exception de la cri-
tique ambivalente de la blague ou de la mise en scène caricaturale du bourgeois. Certes
le rire de Monnier, celui des Goncourt, celui de Flaubert, lorsqu’ils font vivre Prud-
homme, Anatole, Homais, est un rire relatif, ciblé, significatif. Mais ces trois personnages
échappent à leur créateur. Il acquièrent une hénaurmité qui les fait exister par eux-
mêmes, comme des êtres fascinants, inquiétants, ou funambulesques. Homais, dans un
scénario non retenu, n’en venait-il pas, comme on l’a vu, à douter de son existence, ce
qui, somme toute revenait à le faire exister pleinement ? Tous s’incarnent esthétique-
ment sous le signe du grotesque (Homais, Prudhomme), sous celui de la fantaisie (Ana-
tole), comme des êtres de la secondarité ; perroquets, ils n’ont pas d’origine autre que le
lieu commun qui les nourrit ou l’imitation dont ils sont le vecteur à la fois subjectivé et
impersonnel. Ils sont les instances d’une parole collective qui s’énonce comiquement à
travers eux. On ne leur prête pas une psychologie, ils ne sont pas des caractères. Leur
évocation ne renvoie à aucune passion que l’on envisagerait de normaliser. À travers eux
le rire dix-neuviémiste procède à une mise en scène critique des formes creuses, qui se
retrouve dans la poésie verlainienne.
En réalité, la bipartition énoncée dans De l’essence du rire nous a donné à penser à
partir des remarquables avancées théoriques qu’elle induisait, mais aussi en fonction des

256
limites inhérentes à toute systématisation. C’est en lisant Baudelaire que nous compre-
nons comment la blague de la blague, l’extension illimitée du simiesque ressortit au
comique significatif mais en même temps lui échappe, elle en appelle à une autre lunette,
à un point de vue autre que nous avons essayé de développer, en signalant l’autonomi-
sation du personnage risible, l’essentialisation de ce qui n’a pas d’essence propre dans la
secondarisation esthétique de l’écho d’un écho. De la même manière, la notion de
comique absolu permet d’éclairer la pantomime de Huysmans, de penser le Pierrot ter-
rible des Hanlon Lees, nous les avons pourtant envisagés sous un autre éclairage, en
partie freudien, tout en ayant en tête la catégorisation baudelairienne.
Autant le dire, notre travail s’est d’abord voulu un parcours descriptif, il n’a proposé
d’interprétations que dans les interstices des théories, tant il nous a semblé, en fin de
compte, qu’il n’y avait pas de possibilité d’éclairer le rire dix-neuviémiste autrement que
par ce jeu de la mémoire et de l’imagination qui semble régir les parodies, les panto-
mimes, le pays des singes et des perroquets, l’onirisme comique, tous territoires que nous
avons essayé de parcourir sans élaborer un système, un guide à sens unique, mais en
essayant de cerner l’actualisation de ces deux notions en partie jumelles : la fantaisie et le
grotesque. C’était rappeler une évidence : le rire est toujours affaire d’images, de repré-
sentations imaginaires ou fantasmatiques impliquant le « je » du rieur dans un double
« jeu » textuel ou scénique dont la parodie, la syllepse ou le calembour peuvent rhétori-
quement, analogiquement, donner la clé, à condition que l’on tienne compte que la
reprise déformante ou inventive n’est pas simple superposition : elle affirme et elle nie,
elle fait naître et elle efface, elle est toujours dynamique. L’on rit à l’instant même où les
deux images superposées se clivent, au moment précis où l’une est sur le point de l’em-
porter sur l’autre, où l’imagination du sujet rieur, qui les a saisies dans leur unité, les
sépare. Il y a donc nécessairement de la mort ou de la mélancolie dans le rire fantaisiste
ou grotesque ou, tout au moins, une négativité en action, une supériorité, aurait dit Bau-
delaire. Mais on éprouve aussi, dans cette mise en rapport de deux représentations, dans
le triomphe virtuel de l’une sur l’autre, un sentiment joyeux de naissance, d’avènement,
de création. Le rire fait événement, introduit du nouveau, recycle de l’ancien, sur fond de
négativité, ou nous fait rire du rien de la mort dans la représentation bouffonne qui en
est donnée. C’est ce que le dix-neuvième siècle a bien compris en ouvrant ainsi la voie à
un rire vingtiémiste qui s’amuse du calembour créateur comme du clownesque triste, de
la parole désancrée de son origine dans le « ça parle » beckettien, comme des jeux de
langage d’un Queneau, dont on connaît, par ailleurs, l’enracinement mélancolique. La

257
légitimation de « l’ignoble », l’ambivalence des affects, la conjonction virtuelle du ter-
rible et du comique, la parodisation, productrice de formes nouvelles, tout cela implique
une sorte d’indirection morale propre à un rire dix-neuviémiste qui s’esthétise dans cette
émancipation même, et qui fonde, au même titre que la conjonction romantique du
sublime de terreur et de la mélancolie, l’art moderne.
La caricature : une esthétique comique de l’altération,
entre imitation et déformation

Bertrand Tillier

D
ès les années 1780, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, J.-F. Mar-
montel définit le « comique » comme « une comparaison qu’on fait, même sans
s’en apercevoir1 ». Cette définition et le processus qu’elle décrit pourraient tout
aussi bien s’appliquer à l’exercice même de la caricature, à sa conception autant qu’à sa
réception, pour peu qu’on l’entende comme un art de la comparaison conciliant l’imi-
tation et la déformation, pour le plaisir qu’engendre la différence admise, après l’expé-
rience de la surprise et de la découverte, entre ce qu’on se préparait à voir et ce qu’on a
vu. Devant une caricature, le rire surgit de cet écart éprouvé, qu’en écho à l’intertextua-
lité genettienne2, Jean Émelina a qualifié d’interréalité 3 : imitation, transformation et
travestissement d’un sujet A en un objet B – par exemple Louis-Philippe en poire par

1. Les notices de Jean-François Marmontel furent ultérieurement reprises dans ses Éléments de
littérature (Paris, Firmin-Didot, 1846, 3 vol.).
2. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré (1982), Paris, Éditions du Seuil,
« Points Essais », 1992.
3. Jean Émelina, Le Comique, essai d’interprétation générale (1991), Paris, SEDES, 1996.

259
Charles Philipon, Honoré Daumier et leurs complices des années 18304 ou Valéry Gis-
card d’Estaing en président « tête de nœud » par Gébé5. Le rire que déclenche une cari-
cature est en effet provoqué par la comparaison quasi inepte et presque inacceptable
entre un être et sa représentation, par l’identification du parcours opéré de l’un à l’autre
et par la détection ludique des écarts qui ponctuent la lecture : c’est une sorte de jeu des
sept erreurs qui ne dirait pas son nom et qui cacherait son jeu, pour mieux faire rire en
le dévoilant avec l’efficacité de la rapidité. Autant le dire d’emblée, la caricature fonc-
tionne selon une structure duplice tacitement acceptée, parfois même jusqu’à l’absurde,
en dépit des aberrations de la représentation, au mépris des transgressions qu’elle opère
et au risque de l’incongruité qu’elle peut produire. Celui qui dénie au caricaturiste la
prétention à la vérité et, par là même, à la réalité, en raison des formes outrées et défor-
mées dont il use et abuse, ne peut pas rire d’une caricature, puisqu’il refuse le principe
même d’une comparaison dont la vocation est d’être faussée ou biaisée : celui-là rejette
le régime de l’anomalie, sous lequel fonctionne le comique de la caricature dans son
registre graphique comme dans son régime textuel. Ce régime de l’anomalie est déter-
minant, car il recouvre les notions avoisinantes de l’erreur, de l’incongruité6 et du
désordre, en s’opposant à une norme (anatomique, morale, sociale…) transgressée à
dessein par le caricaturiste. L’anomalie est en effet cultivée par le caricaturiste qui l’em-
ploie avec des accentuations diverses, comme un art de la curiosité et de la laideur, de la
difformité et de la distraction. Le caricaturiste institue donc ces valeurs en système déré-
glé et perverti ou en ordre inhabituel et excessif, dont il distille le trouble sous la forme
d’un spectacle comique inlassablement joué, repris en variations limitées mais à fré-
quence infinie, dans le cadre de chacune de ses images.

Le procès du rire
Mon propos sera moins de tenter de définir une nouvelle fois la caricature – de nom-
breux essais ont été consacrés à cette question de taxinomie –, que d’essayer d’en appro-
cher l’esthétique comique, c’est-à-dire les règles ou les procédés de son écriture mise en

4. Ségolène Le Men, Daumier et la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2008, p. 28-32.
5. Dans Charlie Hebdo, 27 mai 1974.
6. Pierre Jourde, Empailler le toréador. L’incongru dans la littérature française, Paris, José Corti,
« Les Essais », 1999.

260
forme(s) en vue du comique. Commençons par une interrogation élémentaire : qu’est-
ce qui, dans une caricature, « fait rire » ou « prête à rire » ? Comment et pourquoi une
caricature « excite le rire » ? Il faut essayer de se soustraire à ce qui, depuis le xviiie siècle,
tout au long des xixe et xxe siècles, et aujourd’hui encore, est lié à un usage culturel « très
extensif du terme caricature », pour reprendre ici une remarque de Bernard Vouilloux7,
où se chevauchent et se confondent toutes sortes d’images aux procédures et aux inten-
tions voisines, mais partiellement distinctes : le dessin d’humour, le dessin de presse, le
dessin d’actualité… Un détour par l’étymologie du terme « caricature » n’est pas inutile :
l’étymologie première serait issue de l’italien caricare, lui-même issu du latin populaire
– charger, dans sa polysémie et ses extensions, selon qu’on charge un poids comme un
fardeau, qu’on pèse excessivement sur quelque chose jusqu’à le voir rompre ou l’écraser,
selon qu’on charge une arme, qu’on conduise une attaque ou un combat, qu’on accable
quelqu’un en lui portant des accusations ou des injures, qu’on exagère au risque de la
surcharge des traits de caractères, des travers ou des défauts, à des fins satiriques, entre
critique et comique8. On peut donc convenir que la caricature a acculturé la déforma-
tion voire l’excès d’un côté, et la ridiculisation ou la moquerie de l’autre, en domesti-
quant le rire qu’on dit souvent impulsif et convulsif, étranger à « toute opération
mentale » et à toute « idéation préalable9 ». Une double inquiétude se trouve ainsi atta-
chée à la caricature, qui intervient à deux niveaux différents : d’abord, elle provoque le
rire qui souffre d’une réputation culturelle sulfureuse ; ensuite, elle paraît en avoir maî-
trisé l’alchimie.
Dans les pages de l’essai qu’il consacre en 1855 à « l’essence du rire et généralement du
comique dans les arts plastiques10 », Baudelaire lie la caricature à la réputation diabolique
du rire qu’elle provoque, en rappelant une phrase qu’il attribue à Lavater, l’inventeur de

7. Bernard Vouilloux, « Champfleury et le “matériel de l’art” : le langage de l’imagerie popu-


laire », in Romantisme, no 134, 2006-4, p. 107-116 (p. 107 pour la citation).
8. Michel Ragon, Le Dessin d’humour. Histoire de la caricature et du dessin humoristique en
France (1960), Paris, Éditions du Seuil, « Point Virgule », 1992 ; Michel Melot, L’Œil qui rit. Le
pouvoir comique des images, Paris, Bibliothèque des arts, 1975 ; Bertrand Tillier, À la charge ! La
caricature en France de 1789 à 2000, Paris, Éditions de l’Amateur, 2005 ; Laurent Baridon et Mar-
tial Guédron, L’Art et l’histoire de la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006.
9. Éric Smadja, Le Rire, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993, p. 3.
10. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plas-
tiques » (1855) ; repris dans Curiosités esthétiques, édition établie par Henri Lemaitre, Paris, Gar-
nier, 1986, p. 241-263.

261
la physiognomonie, et qu’en voulant citer de mémoire il finit par réécrire en un apho-
risme : « Le Sage ne rit qu’en tremblant11. » S’il est, selon Aristote, le propre de l’homme,
le rire demeure une manifestation suspecte et indéterminée, mystérieuse et incontrô-
lable, agressive et subversive. Le Moyen Âge craint le rire, dont on ne perçoit pas claire-
ment le siège entre le cerveau et les entrailles, et qui ressemble au cri du singe, au
hennissement du cheval ou à l’aboiement du chien. À sa suite, l’âge classique s’accom-
mode mal du rire qui malmène l’idéal de majestas de la Renaissance humaniste, par les
convulsions indignes et les déformations fatales qu’il provoque, comme par les facultés
qu’il altère12. Ainsi s’établit la réputation douteuse du rire, qu’interrogent philosophes,
poètes et médecins, que viennent renforcer des considérations d’ordre religieux. Car,
dans la tradition de l’Épître (apocryphe) à Lentulus, les Pères de l’Église saint Basile et
saint Jean Chrysostome ont promu Jésus en agelaste13 qui, puisque le Nouveau Testa-
ment ne mentionne pas son rire, n’aurait jamais ri pendant sa vie terrestre et dont l’imi-
tation doit permettre de forger l’homme chrétien en quête de perfection14. C’est cette
tradition qui autorisera ensuite à affirmer radicalement que Jésus a aussi condamné le
rire. Cette méfiance à l’égard du rire, qui parcourt le Moyen Âge et la Renaissance, eut
deux conséquences majeures. D’une part, elle sanctionne l’homme faillible réduit à rire
des faiblesses et des défauts de ses semblables, comme des siens propres, au lieu de s’en
repentir et d’en pleurer, et qui devient ainsi l’homo risibilis15. D’autre part, elle fait du rire
l’apanage du diable prenant sa revanche sur un Dieu tout-puissant, omniscient et omni-
potent : le rire ne pouvait exister au jardin d’Éden, où les défauts et la laideur n’avaient
pas leur place. Le rire apparaît simultanément avec le péché originel qui détraque l’har-
monie du monde, car il corrompt l’idéal par la reconnaissance de l’imperfection qu’il
ratifie. Cette thèse du rire satanique a été confortée par l’imaginaire de la littérature
romantique16 et par son goût prononcé pour l’iconographie médiévale du diable grima-

11. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 243.


12. Daniel Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1995, p. 80.
13. Celui auquel le rire est étranger.
14. Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge » (1989), et « Le rire dans les règles monastiques du
Haut Moyen Âge » (1990) ; repris dans Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999,
respectivement p. 1 343-1 356 et p. 1 357-1 368.
15. Jacques Le Goff, « Le rire dans les règles monastiques… », op. cit., p. 1 357.
16. Max Milner, Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire, 1772-1861
(1971), Paris, José Corti, 2007.

262
çant dérivé de la figure du satyre antique. Le rire, devenu l’expression d’une moquerie
impie ou d’une raillerie sacrilège, s’impose désormais comme l’expression d’une mau-
vaise intention et l’Enfer est devenu le lieu exclusif du rire accusé de dissiper l’esprit
humain et, par conséquent, l’esprit divin. Le rire est une preuve de déchéance et les cir-
constances ou les objets, dans lesquels il se manifeste – notamment dans les productions
visant à faire rire par l’entremise de ce que Le Goff appelle « une débauche d’imagina-
tion, d’invention, de trouvailles17 » –, ne peuvent qu’être suspectés sinon redoutés.

Caricature et satire
Il faut aussi rappeler ce que peut signifier, dans un tel contexte, la tentation de dominer
le rire, pour ne plus le subir, en le provoquant et le dirigeant, comme s’y emploie le cari-
caturiste quand il élabore une image satirique. Une part de la conception culturelle liti-
gieuse du rire est également issue de cette possibilité que la caricature et ses effets
comiques soient empreints d’une intention malveillante et agressive, humiliante et pro-
vocante – c’est-à-dire une sorte d’arme qu’on charge et qui se décharge, pour atteindre
symboliquement l’ennemi, pour le blesser et le rabaisser, pour le souiller et le vaincre,
puisqu’elle lui fait perdre dignité et autorité. Au moins depuis Juvénal, la satire traîne la
réputation de pouvoir tuer18 – ce fantasme ou cette métaphore est symptomatique d’un
usage maîtrisé et calculé du rire, impliquant une intellectualisation et une instrumenta-
lisation possibles de la satire ou de la caricature, perçues comme des agents de trouble et
de désordre, capables d’affaiblir pour destituer et de dévaster pour vaincre. Car, pour
reprendre ici les propositions de Jacques Le Goff, le rire est « une conduite sociale qui
suppose des codes, des rites, des acteurs, un théâtre19 », favorisant une complicité, une
contamination voire une communion, en structurant la société où il s’épanouit, comme
ont pu le remarquer les anthropologues dans certaines organisations sociales primi-
tives20. Pour toutes ces raisons culturelles, le rire est craint par le pouvoir civil ou reli-
gieux, et ses caractères sont transférés, dès le courant du xviiie siècle européen, à la

17. Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », op. cit., p. 1 353.


18. Colette Arnould, La Satire, une histoire dans l’histoire, Paris, PUF, « Perspectives litté-
raires », 1996.
19. Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », op. cit., p. 1 343.
20. Robert Elliot, The Power of Satire : Magic, Ritual, Art, Princeton, Princeton Université
Press, 1960.

263
caricature moderne comme image critique et railleuse, comique et ludique – une image
de masse, multiple et mobile, destinée à l’opinion publique et inscrite dans la sphère
sociale et politique. Si la caricature était jusqu’alors, sauf en de rares exceptions, un exer-
cice de peintre – un « jeu de crayons », selon l’expression de Werner Hofmann21 –, à
vocation plastique, principalement pratiquée par des artistes, au sens large du terme,
dans le cadre privé de l’atelier, sans vocation comique et sans perspective de publication,
comme dans l’entourage bolognais des frères Carrache ou, ultérieurement, dans les pre-
mières œuvres d’Hogarth22, elle devient un objet médiatique dont les effets comiques,
calculés – à défaut de pouvoir être maîtrisés jusque dans leur réception – et diffusés,
deviennent des modes d’intervention publique. C’est tout le sens de l’initiative du peintre
révolutionnaire Jacques-Louis David, pendant la Révolution française, quand il accepte
de répondre favorablement à une commande spécifique du Comité de Salut public, en
réalisant des « caricatures qui peuvent réveiller l’esprit public et faire sentir combien sont
factices et ridicules les ennemis de la liberté et de la république », selon les termes de la
proposition officielle de Lazare Carnot23. Et pour ce faire, l’artiste néo-classique conçoit
notamment une charge où les soldats anglais sont transformés en cruches de terre que
brisent les sans-culottes français en les touchant de leurs patriotiques étrons24.
La caricature ne peut donc qu’être suspecte et ceci explique les imaginaires qui lui sont
attachés, tout autant que les mesures de surveillance, entre censure partielle et suppres-
sion totale, dont elle a été l’objet, selon les régimes politiques, tout au long des xixe et
xxe siècles25. Dans les dictatures, elle est réduite à l’illégalité – sauf si elle appartient à
l’arsenal de la propagande qui l’instrumentalise contre des cibles choisies26 – et sa pra-

21. Werner Hofmann, La Caricature de Vinci à Picasso, Paris, Gründ/Somogy, 1958, p. 114.
22. Voir William Hogarth, catalogue d’exposition (Paris, Musée du Louvre, 20 octobre 2006-8 jan-
vier 2007), établi par Mark Hallett et Christine Riding, Paris, Musée du Louvre/Hazan, 2006.
23. Cité par André Blum, La Caricature révolutionnaire, Paris, Jouve, 1916, p. 195-196.
24. Jacques-Louis David, L’Armée des cruches, eau-forte, 1793-1794, Paris, BNF, « Dc Vinck ».
Voir « Jacques-Louis David, le discours scatologique de la Révolution française et l’art de la cari-
cature », in Politique et polémiques. La caricature française et la Révolution, 1789-1799, catalogue
d’exposition, Los Angeles, Press of University of California, 1988 ; Paris, BNF, 1989, p. 69-85.
25. Robert Justin Goldstein, Censorship of Political Caricature in Nineteenth Century France,
Kent/Londres, Kent State University Press, 1989 ; Jean-Michel Renault, Censure et caricatures,
Paris, Pat à pan/Reporters sans frontières, 2006.
26. Ainsi, le nazisme et le fascisme ont-ils eu recours au langage de la satire graphique, en par-
ticulier dans des productions antisémites. Voir Joël et Dan Kotek, Au nom de l’antisionisme.

264
tique constitue un délit qui n’est guère toléré que dans les marges officieuses du régime,
comme en attestent les portraits-charges de leurs confrères exécutés souvent maladroi-
tement mais non sans efficacité par les membres du Politburo, en URSS dans les
années 1920 et 193027. Dans les démocraties modernes, les caricaturistes peuvent être
poursuivis, sur plainte des sujets de leurs charges auxquels la loi accorde le statut de
victimes. Ainsi, le secrétaire général du syndicat Force ouvrière, Marc Blondel, porta-t-il
plainte en diffamation pour une caricature de Plantu qui, à la une du Monde28, l’avait
représenté assoupi, assis derrière Jean-Marie Le Pen – alors présent au second tour des
élections présidentielles –, et arborant un brassard FO, d’allure vaguement nazie. Le des-
sinateur avait ainsi voulu stigmatiser le silence politique du leader syndicaliste. Mais ce
dernier avait éprouvé cette charge comme une « atteinte à son honneur29 ». Dans une
veine similaire, on sait que, pendant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy
se plaignit auprès de Plantu d’une caricature où il avait repéré qu’il était affublé d’un
brassard estampillé IN, en écho à la question de l’identité nationale portée au débat par
le candidat, et accompagné d’une mouche volant bas. À propos de cet insecte, il crut bon
de justifier : « Je sais qu’elles accompagnent généralement la représentation de Jean-
Marie Le Pen. […] J’ignore sincèrement ce qui me vaut un tel traitement, tant je consi-
dère avoir, tout au long de ma vie politique, combattu les idées de l’extrême droite […]30 ».
Dans un cas comme dans l’autre, ce qui est craint par les victimes de la caricature, c’est
le rabaissement qu’elle produit par le comique : rire d’un homme de pouvoir constitue
une transgression, voire un forfait, qui revient à lui retirer son crédit et peut-être même
à lui dénier toute faculté. C’est, sous la monarchie, proclamer que « le roi est nu » et que
la puissance et la gloire peuvent n’être rien – comme dans la série de Roland Moisan (et

L’image des Juifs et d’Israël dans la caricature, Bruxelles, éditions Complexe, 2003 ; Marie-Anne
Matard-Bonucci, Antisémythes. L’image des juifs entre culture et politique (1848-1939), Paris,
Nouveau Monde éditions, 2005.
27. Alexandre Vatline et Larissa Malachenko, Dessine-moi un Bolchevik. Les caricaturistes du
Kremlin, 1923-1937, Paris, Tallandier, 2007.
28. In Le Monde, 25 avril 2002. Le dessin est repris dans Plantu, La France à la baguette. L’an-
née 2002 par Plantu, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 120.
29. Yves Bordenave, « Marc Blondel “atteinte dans son honneur” par un dessin de Plantu », in
Le Monde, 16 octobre 2005. Blondel fut finalement débouté (voir Le Monde, 27 janvier 2006).
30. Cité par Véronique Murus, « La mouche », in Le Monde, 29-30 avril 2007. À la suite, Plantu
précisa : « Bien sûr, dès le lendemain, j’ai dessiné trois mouches ! »

265
André Ribaud31) du Canard enchaîné, visant de Gaulle en faux monarque, flanqué d’une
fausse cour et doté d’une fausse grandeur32. Les historiens de la Révolution française ont
montré le rôle manifeste de la caricature dans le processus de promotion de la défaite du
corps de Louis XVI, ayant préparé l’opinion publique à sa déchéance symbolique, sa
destitution politique et sa mort physique33. La caricature est aussi redoutée par les modes
de destitution qu’elle fait jouer : elle transforme l’humain en animal (Louis XVI en
cochon ou Napoléon III en vautour déplumé) ou en légume (Louis-Philippe en melon),
voire en objet (Georges Pompidou en cendrier, François Mitterrand en chandelle) – en
tirant souvent le sujet vers une condition ou un état inférieurs qui placent le spectateur
et, du même coup, haussent le rieur en position de distance et de supériorité. Le jeu
critique et comique du caricaturiste consiste à avilir et salir la victime de l’image en fai-
sant intervenir aussi l’obscénité, sous deux formes principales : la pornographie et la
scatologie. Ainsi procèdent les caricatures anti-napoléoniennes34 qui se plaisent à mon-
trer – motivation et sujet exclusifs de nombreuses charges – l’Empereur déféquant en
public, pour rabaisser le grand homme et désamorcer la gloire et la pompe dont il se
pare35. Dans la perception angoissante de la caricature, se trouve activée également la
destitution qu’elle provoque, en soumettant sa victime à la réputation culturelle de son
propre statut : c’est une image obscène ou vicieuse, à force de dénoncer les vices de ses
sujets et d’en donner à rire. Mais tant elle y traîne ses victimes, cette imagerie du trottoir
finit par être suspectée de se complaire dans le caniveau ; c’est ce que l’ultramontain
Louis Veuillot, saisi par « le vomissement de caricatures qui depuis votre avènement n’a
cessé de salir la ville », reprochera en novembre 1870 au républicain Jules Favre, ministre

31. Voir la série de 3 volumes d’André Ribaud, dessins de Moisan : La Cour, chronique du
royaume (1961), Le Roi, chronique de la Cour (1962) et Le Règne, chronique de la Cour (1967),
parus chez R. Julliard (Paris).
32. Voir Moisan : histoire d’une République de De Gaulle à Mitterrand, catalogue d’exposition,
Paris, musée-galerie de la SEITA, 1993 ; la plaquette Que dit le volatile ? Les présidents de la Ve Répu-
blique, Moisan et l’histoire de France, Paris, Archives nationales, 2007.
33. Annie Duprat, Le Roi décapité. Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Éditions du Cerf,
1992 ; Antoine de Baecque, Le Corps de l’histoire : métaphore et politique, 1770-1800, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1993.
34. Catherine Clerc, La Caricature contre Napoléon, Paris, Promodis, 1985.
35. Annie Jourdan, Napoléon, héros, imperator, mécène, Paris, Aubier, 1998.

266
du gouvernement de la Défense nationale36. Très significativement, quand le peintre
expressionniste George Grosz dit sa curiosité pour l’image satirique, à l’époque de la
République de Weimar, il la rapproche des graffitis des pissotières publiques, qu’il s’ap-
plique à copier tant leur crudité, leur obscénité et leur dureté le fascinent37.
La comparaison de Grosz renvoie aussi à une « mise en image » constituée en sorti-
lège. Dans un texte fondateur38, Kris et Gombrich ont avancé l’hypothèse d’une parenté
entre la caricature et la magie : caricaturer son ennemi aurait équivalu à pendre son
portrait en place publique, à lacérer ou déchirer sa photographie, à planter des aiguilles
dans une poupée à son effigie. Des caricaturistes emploient d’ailleurs, dès le xixe siècle,
selon une mise en abyme, ces procédés comme motifs iconographiques, en multipliant
les pendaisons, les mises au pilori et les supplices physiques les plus cruellement inven-
tifs – faces scarifiées, yeux crevés, bouches obstruées… –, qui soumettent les visages à
des rictus et des grimaces d’autant plus risibles que le subreptice de ces expressions
passagères se trouve figé par l’image caricaturale. Enfin, la caricature effraie parce
qu’alors même qu’elle prétend à la vérité, elle soumet sa victime à une dénonciation
excessive et injuste, voire outrageante, souvent erronée quand elle n’est pas mensongère.
« Calomniez, calomniez ! il en restera toujours quelque chose », dit l’adage – la carica-
ture accentue cette dimension de la mauvaise parole en jouant avec la fixité et la perma-
nence de l’image qui s’apparente à une malédiction. Dans Les Employés (1837), Balzac
présente un fonctionnaire, Bixiou, qui se consacre à la chanson comique et à la carica-
ture, avec tant de piquant qu’il parvient, d’un seul de ses dessins, à briser la carrière d’un
collègue du ministère. Cette dimension calomnieuse de la caricature-maléfice est essen-
tielle du point de vue de sa réception et de ses enjeux comiques. Jules Vallès en fit d’ail-
leurs l’expérience incidemment, d’après son portrait-charge en chien publié par André
Gill dans La Lune du 14 juillet 1867. Quelques semaines plus tard, pendant une esca-
pade en ballon, il atterrit à Provins, où une jeune femme lui déclara : « Oh ! Je vous
reconnais, monsieur. Je vous ai vu dans La Lune, vous étiez derrière un corbillard et
vous traîniez une casserole. » Vallès précise qu’elle « s’échappe […] prétextant je ne sais

36. Louis Veuillot, Paris pendant les deux sièges, 2 vol., Paris, Victor Palmé, 1871, vol. 1,
p. 362-363.
37. George Grosz, Un petit oui et un grand non (1955), Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990.
38. Ernst Kris et Ernst Gombrich, « Principes de la caricature » (1940) ; repris par Ernst Kris,
Psychanalyse de l’art (1952), Paris, PUF, « Le fil rouge », 1978, p. 231-250.

267
quoi. Elle redescend […] accompagnée d’une jeune dame grande et pâle […]. Elle sait
qui je suis. Son amie lui a dit : “Viens voir ce monstre !”39 ». Si la caricature est l’objet
d’une grande méfiance, voire d’une sorte de crainte, c’est parce qu’elle s’applique à faire
exploser et à disqualifier par le rire des hiérarchies instituées – qu’elle ne reconnaît plus,
ni dans l’ordre moral ou religieux, ni dans l’ordre social ou politique – et parce qu’elle
en fait proliférer sans arrêt le « tohu-bohu40 », en brouillant tous les repères, « le haut et
le bas, le sacré et le profane, le sérieux et le non-sérieux41 » – jusqu’à donner le « ver-
tige », selon le mot de Baudelaire42.

Vers une esthétique de la caricature


C’est au xixe siècle – dans ce siècle, dont Baudelaire a dit qu’il avait « le culte des
images43 », qui s’était substitué à d’autres cultes, sans pour autant qu’il y ait d’autres
croyances –, que la caricature fut prise en compte, en dehors de la tradition des traités de
peinture ou d’iconologie, pour ce qu’elle pouvait être intrinsèquement. Au mitan du
siècle, deux critiques d’art ont plus particulièrement regardé ces images : Baudelaire et
Champfleury, dont on amalgame souvent les écrits sur la caricature ou qu’on oppose44,
mais qui n’interviennent pas dans les mêmes conditions, car ils ne lisent pas la caricature
dans une perspective commune. Selon Baudelaire, dans son essai de 1857, la caricature
est un « genre singulier45 » – à l’écart de la hiérarchie des genres, mais aussi de la distinc-
tion entre arts majeurs et arts mineurs –, fondé sur une dualité : « La caricature est
double : le dessin et l’idée, le dessin violent, l’idée mordante et voilée ; complication
d’éléments pénibles […]46 », avance-t-il. Soit la caricature intéresse l’historien ou le

39. Jules Vallès, Œuvres, édition établie par Roger Bellet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 2 vol., 1975 et 1990 (vol. 1, p. 967-968).
40. Bernard Sarrazin, Le Rire et le sacré. Histoire de la dérision, Paris, Desclée de Brouwer,
1991, p. 10.
41. Ibid.
42. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 260.
43. Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », XXXVIII ; in Œuvres complètes, t. 1, Claude
Pichois (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 701.
44. Champfleury, Son regard et celui de Baudelaire, édition établie par Geneviève et Jean
Lacambre, Paris, Hermann, 1990.
45. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 241.
46. Ibid., p. 247.

268
chroniqueur et elle est, en l’espèce, une « archive47 » susceptible de renseigner sur un
événement, une personnalité ou un courant d’opinion. Sa part d’actualité vient alors
documenter le propos de l’historien qui peut en apprécier l’efficacité critique et le
« comique significatif », à la condition d’en ressusciter le régime allusif et le sujet. Mais
Baudelaire avertit que, par cette approche iconographique, la caricature est condamnée
à l’obsolescence dès sa parution, puisqu’elle se trouve aussitôt dépassée par une actualité
changeante suscitant toujours de nouvelles charges, elles-mêmes, à leur tour « empor-
tées par le souffle incessant qui en amène de nouvelles ». Soit la caricature est devenue
illisible et incompréhensible (du point de vue de l’histoire), n’accédant pas au rang d’ar-
chive, par une perte de son sens. Ce qui subsiste alors, toujours selon Baudelaire, c’est la
caricature comme mystère, énigme ou chiffre, qui fait rire, bien que la signification pre-
mière de l’image échappe. En l’espèce, le comique et la critique de long terme sont pro-
duits par les formes, la syntaxe et le langage mêmes de la caricature, entendue comme
une image déformante et dégradante, excessive et déréglée, monstrueuse et improbable,
conformément à l’origine diabolique du rire. C’est ce que Baudelaire appelle le « comique
absolu ». Ces deux conceptions de la caricature sont presque indissociables au sein des
objets : elles co-existent dans chaque image satirique, en des proportions variant selon
l’événement raillé et selon sa composition en vue de la satire. Mais, pour la première fois,
grâce à Baudelaire, une approche théorique a été envisagée, qui proposait de soustraire
la caricature à une forme de journalisme, pour lui conférer un statut artistique et esthé-
tique – ses analyses s’appuient principalement sur les gravures des dessinateurs réunis
par Philipon dans les années 1830, et plus particulièrement sur les productions de Dau-
mier. En résumé, on peut dire que, dans la lecture baudelairienne de la caricature, c’est
l’histoire malmenée qui est source de « comique significatif », mais que c’est le dépasse-
ment de celle-ci qui fait rire, dès lors qu’une énigme s’y substitue, pour produire un
« comique absolu » – un rire subit et violent relevant du « rire vivant et éclatant » défini
par Kant48. Chez Champfleury, dont il faut rappeler qu’il est romancier et collectionneur,
théoricien du réalisme, défenseur de Courbet, historien des arts populaires et de l’image
satirique, à laquelle il a voué une dizaine d’études publiées durant les décennies 1860

47. Ibid., p. 242.


48. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, édition et traduction d’Alexis Philonenko,
Paris, J. Vrin, 1993, p. 238.

269
et 187049, l’appréciation de la caricature intervient dans un autre registre50. Elle est une
« forme d’esprit » relevant de deux systèmes qui se croisent inextricablement : soit elle
oscille de l’idéalisation à la dévaluation physique, pour railler les apparences et rétablir
la vérité ; soit elle hésite entre la description quasi littérale de la réalité connue et le pur
produit presque déraisonnable de l’imagination, en essayant de concilier la part de
l’identification et celle de l’invention.
Qu’on prenne la dualité de Baudelaire ou les systèmes de Champfleury, ou bien qu’on
considère les craintes culturelles qu’elle inspire, on comprend que les lectures de la cari-
cature mettent au jour le principe de l’écart. Ce régime de l’écart est consubstantiel à la
caricature, qui joue entre imitation et déformation, entre l’observation d’un référent et
sa transposition – moins que sa traduction. Baudelaire l’a noté chez Daumier, à propos
de l’œuvre duquel il invite son lecteur : « Feuilletez son œuvre, et vous verrez défiler
devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville
contient de vivantes monstruosités51. » C’est une qualité de la caricature que de devenir
une création viable et autonome, en dépit de sa syntaxe horrifique. Dans un roman ina-
chevé, Étienne Mayran, Hippolyte Taine décrit, sous les traits d’Armand Favart, un
cancre aux « yeux ardents » et à la « précocité malheureuse », « fanfaron de vices » à la
tête pourrie par « un répertoire de chansons ordurières » qui, passant son temps à gri-
bouiller, n’en retire que des parodies et des caricatures dégradantes :
Maintes fois, le maître de dessin, voyant cette facilité, l’avait encouragé ; mais d’une
noble statue antique, il faisait un écorché grotesque ; les squelettes ricanants et indé-
cents sortaient naturellement de sa plume ; il en était venu à ne plus faire que des
ventres enflés et des poitrines haves ; il jouait avec l’horrible […]52.

49. Voir Champfleury, l’art pour le peuple, catalogue d’exposition (Paris, Musée d’Orsay,
13 mars-17 juin 1990), établi par Luce Abélès et Geneviève Lacambre, Paris, Réunion des
musées nationaux, 1990.
50. Bernard Vouilloux, « Champfleury et le “matériel de l’art”… », op. cit.
51. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », in Le Présent, 1er octobre 1857 ;
repris dans Curiosités esthétiques, op. cit., p. 278 et 280.
52. Hippolyte Taine, Étienne Mayran (1861), préface de Paul Bourget, Paris, Maren Sell, « Petite
bibliothèque du xixe siècle », 1991, p. 61.

270
Caricature et réalisme
Faire rire avec l’horrible, le monstrueux, l’atroce, le déviant, c’est l’entreprise de la
caricature, qui oblige à revenir aux termes de la Poétique d’Aristote. En effet, ceux-ci
seraient ainsi toujours valides et actifs au sein de la caricature :
L’imitation poétique ayant pour objet de représenter des hommes qui agissent, il est
nécessaire que […] les poètes peignent les hommes ou meilleurs qu’ils ne sont ordinai-
rement, ou pires qu’ils ne sont, ou tels qu’ils sont ; comme font les peintres. Polygnote
les peignait plus beaux que nature ; Pauson plus laids ; Denys comme ils étaient53.

Dans la caricature héritée de Pauson, ces variations et ces écarts, entre un référent et son
image en pire, sont source de comique – et probablement l’idée que le « plus laid » puisse
devenir la norme ou la référence – : les « péripéties de la reconnaissance » dont parle
Aristote font surgir le rire. C’est pourquoi, à la suite de Freud et de sa théorie de l’hu-
mour54, on doit convenir qu’il n’existe pas de caricature involontaire, en cela que le
comique est suscité par la conciliation des règles de l’imitation et de leur sabotage simul-
tané. N’est-ce pas ce qui ressort de la trame de la mort du peintre Zeuxis, telle que Rabe-
lais l’a évoquée dans son Quart Livre55 ? La caricature se nourrit autant de l’imitation et
de ses exigences – acuité de l’observation et précision de la restitution – qui fondent
toute représentation, que de l’altération légère ou appuyée de ces qualités réputées faire
mentir grossièrement l’image travestie ou, au contraire, la transformer en un subtil
dépôt de la vérité que dévoile le caricaturiste. Le rire est en partie provoqué par ces ambi-
guïtés et si celles-ci sont désactivées, la caricature s’évanouit en même temps que le
comique est désamorcé. Mais il intervient surtout dans les écarts que ménagent les prin-
cipes actifs d’une imitation déréglée – à la suite de Remy de Gourmont, on pourrait

53. Dans Poétique d’Aristote, traduction de J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, A. Durand, 1858,
p. 9-10 (II, 2).
54. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard,
« Connaissance de l’inconscient », 1990.
55. Rabelais indique que Zeuxis « subitement mourut à force de rire, considerant le minoys et
le portraict d’une vieille par luy representée en paincture » (Quart Livre, chapitre xvii, dans Fran-
çois Rabelais, Œuvres complètes, Mireille Huchon et François Moreau (dir.), Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade ; 15 », 1994, p. 580).

271
avancer que « tout ce qui n’est pas photographie est caricature56 » –, mais déréglée à
dessein, avec des « miroirs convexes ou concaves », dit encore Gourmont, un peu hâtive-
ment mais significativement. Le meilleur exemple en est peut-être fourni par l’exercice
du portrait-charge, tel que le xixe siècle l’a popularisé et codifié jusqu’à nos jours, à tra-
vers le principe dominant de la grosse tête sur petit corps, mis au point par Benjamin
Roubaud dans les années 183057, popularisé par André Gill tout au long de la décen-
nie 187058, maintenu par Cabrol dans les années 193059 et toujours pratiqué de nos jours
par Willem ou Plantu, jusqu’à la difformité de la tête-citrouille ou de la tête-baudruche,
qui repose sur une fracture délibérée de l’unité physique du modèle « perçu comme un
ensemble solide et continu60 », à laquelle Michel Foucault avait été sensible.
La caricature procède, en effet, du réalisme et de ses avatars qui cherchent à invento-
rier et à organiser le monde visible, pour en révéler et en expliciter les fonctionnements
moraux ou sociaux. Au point que le monde ne semble plus être désormais qu’un « maga-
sin d’images61 » laides et comiques, comme au travers du regard d’Anatole, le peintre
raté et blagueur des frères Goncourt, dans Manette Salomon (1867). À cet égard, il n’est
guère surprenant que la caricature ait connu une inflation si spectaculaire au moment
même où, dans les années 1850 à 1870, le réalisme littéraire et pictural se développait et
s’imposait en esthétique normative, au risque d’être parfois doté ou suspecté d’accents
voire d’intentions satiriques. Quelques critiques d’art virent dans les premiers tableaux
de Gustave Courbet ou de Jean-François Millet des « caricatures sérieuses62 » (de
tableaux, de sujets, de genres, d’art) qui furent une grande source d’hilarité pour les

56. Remy de Gourmont, Les Arts et les ymages, Bertrand Tillier (dir.), Saint-Sébastien-sur-
Loire, Séquences, 2006, p. 228.
57. Voir Benjamin Roubaud et le Panthéon charivarique, catalogue d’exposition (Paris, Maison
de Balzac, 31 mai-31 août 1988), Valérie Guilllaume et Ségolène Le Men (dir.), Paris, Maison de
Balzac, 1988.
58. Charles Fontane, Un maître de la caricature, André Gill, Paris, Éditions de l’Ibis, 1927, 2 vol.
59. Voir 3 républiques vues par Cabrol et Sennep, catalogue d’exposition, Christian Delporte et
Laurent Gervereau (dir.), Nanterre, Musée d’histoire contemporaine/BDIC, 1996.
60. Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Union générale
d’éditions, « Le Monde en 10-18 ; 169-170 », 1964, p. 140.
61. Selon l’expression de Baudelaire, dans son Salon de 1859.
62. Selon les mots de Théophile Gautier, à propos d’Un Enterrement à Ornans (1849-1850,
musée d’Orsay). Voir Théophile Gautier, Courbet, le Watteau du laid, édition établie par Chris-
tine Sagnier, Paris, Séguier, « Carré d’art », 2000, p. 40 (La Presse, 11 mai 1852).

272
caricaturistes du Salon et qui nourrirent leurs parodies63. Cette faculté réaliste consacre
la caricature comme une image lisible – une sorte de procès-verbal ou d’état des lieux,
conforme à son objet. C’est ce que prétend implicitement André Gill – ami de Courbet,
Vallès et Champfleury – quand, dans ses souvenirs, il raconte le bénéfice qu’il a tiré, pour
son métier de caricaturiste, de son activité première de portraitiste mortuaire, durant les
épidémies de choléra des années 1860 :
Je ne regrette pas que le besoin de gagner ma vie m’ait placé souvent en face de ces
têtes de trépassés : le doigt de la mort, en les modelant pour l’éternité, leur imprime
d’étranges grimaces, de singuliers sourires. Pour le métier que je fais, à présent, ce sont
là de bonnes études64,

se souviendra-t-il. La part de mimesis, la tentation réaliste de la caricature pensée comme


un constat ont souvent été perçues comme la qualité primordiale des gravures de Goya,
pourtant peuplées de faces grimaçantes assimilées à des monstres maléfiques, ou comme
le caractère principal des planches de Daumier et de Grosz, et ce au mépris des déforma-
tions et des exagérations improbables, en dépit des incongruités référentielles. La for-
tune critique de ces différents artistes recourant à des formes caricaturales fait amplement
écho à leur capacité d’observation et de restitution de « la triviale et terrible réalité »
désignée par Baudelaire65. L’émergence progressive des « genres » de la caricature comme
catégories critiques, mais surtout comme pratiques et spécialités adoptées et perpétuées
– le portrait-charge, la caricature de type, la caricature de mœurs… –, va dans le sens de
cette approche naturaliste qui cherche à structurer une vision du monde. Ces aptitudes
et ces attitudes consacrent le caricaturiste comme un imitateur savant et un habile
contrefacteur, qui excelle à singer les autres. Ce n’est pas sans raison si, dans leur roman
de « la fin de l’art », Manette Salomon, les Goncourt mettent en scène Coriolis (le per-
sonnage du peintre tragique), son compagnon d’atelier Anatole (son alter ego, sous les
traits du rapin comique et farceur, copiste, parodiste et caricaturiste, incarnation par
excellence de la mimesis) et leur singe Vermillon. Ces trois personnages, leurs actions et
leurs états d’esprit évoluent en perspective les uns des autres : Coriolis peint, Anatole le

63. Thierry Chabanne, Les Salons caricaturaux, Paris, Réunion des musées nationaux, « Les
Dossiers du Musée d’Orsay », 1990.
64. André Gill, Mémoires et correspondance d’un caricaturiste, Bertrand Tillier (dir.), Seyssel,
Champ Vallon, « Dix-neuvième », 2006, p. 318.
65. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », op. cit., p. 275.

273
caricature et Vermillon imite le parodiste. Mais Anatole, qui est « né avec des malices de
singe », finit par singer le singe et s’épuise dans ce jeu sans fin d’imitations.
La complicité d’Anatole et Vermillon en est un symptôme que les Goncourt ont com-
pris : la caricature est douée de vertus imitatives, qui forment une série de pratiques
– voire de mécaniques, si l’on se réfère aux théories de Bergson, dans son essai sur Le
Rire66 – la consacrant simultanément comme un espace de la déformation à vocation
comique. Il faut donc observer les dispositifs plastiques qui composent la syntaxe, dont
dispose le caricaturiste pour malmener la représentation et pour en fournir une image
hybride et imprévue, indécise et immédiatement risible, conformément au « rire subit »
dont parle Baudelaire67. Cette grammaire est essentiellement d’ordre plastique et elle peut
être rapprochée du « trait de force » qu’évoque Flaubert dans Bouvard et Pécuchet68 – ce
« trait de force » ressortit à la maîtrise du dessin, entre l’intelligence de l’œil et la sûreté de
la main. Appliqué à la caricature, il peut garantir l’efficacité critique et comique de cette
imagerie. En une métaphore efficace, Baudelaire parle d’une « espèce d’argot plastique69 »
sollicitant la condensation jusqu’à l’ablation, l’exagération jusqu’à la difformité, le dépla-
cement jusqu’à l’inversion, dans un système où la représentation cristallise définitivement
le transitoire. Ces pratiques procèdent de ce que Kris et Gombrich ont appelé une
« régression volontaire70 », dont l’agressivité exprimée est à l’égal du comique provoqué
par le détournement des moyens mêmes de l’imitation et de la représentation. La carica-
ture comme « création dirigée71 » est donc un art cultivant à dessein la dissonance et la
dysharmonie, pour pouvoir susciter une irritation que le rire viendra sanctionner.
Dans cette perspective, il faut prendre en compte les mesures graphiques métamor-
phiques qui permettent de briser, d’une part, l’unité physique du visible et plus particu-
lièrement du corps engagé comme référent, support et incarnation, et d’autre part, les
normes de la représentation ou les codes de l’idéalisation, en leur substituant une com-
binatoire qui incarne autrement : le mécanomorphisme, la tératogénie, la réification, le

66. Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique (1940), Paris, PUF, « Qua-
drige », 1989.
67. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 254.
68. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, « Folio », 1979, p. 382.
69. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », op. cit., p. 273.
70. Ernst Kris et Ernst Gombrich, « Principes de la caricature », op. cit.
71. Comme l’écrit Dominique Noguez en paraphrasant la définition de la lecture donnée par
Sartre (dans L’Arc-en-ciel des humours, Paris, Hatier, 1996, p. 16).

274
zoomorphisme, l’entomomorphisme, la daphnéisation… Toutes ces mutations, par-
tielles ou globales, qui fondent le langage de la caricature moderne et lui donnent encore
cours, de même que tous les jeux graphiques issus d’un régime général de la disjonction
– les disproportions internes à la composition, les réductions ou les grossissements par-
tiels, les déplacements, les glissements, les décalages à portée ludique… –, disloquent la
perception rationnelle attachée à la réputation mimétique première de l’image, en y
introduisant une abstraction énigmatique, source de comique : c’est le « chiffre » de
Baudelaire72, que le spectateur est invité à essayer de sanctionner, décrypter et rectifier,
en riant brutalement de l’étrangeté produite. C’est donc à l’intersection de l’imitation et
de la déformation, sous le règne de l’altération – également renforcée par le registre des
légendes, disjonctives ou contradictoires avec la part visuelle de la caricature – que surgit
le rire dans la caricature, né du plaisir trouble de « singer » (dans les deux sens confon-
dus et maîtrisés du terme, imiter et railler), mais aussi de la nécessité de se prémunir des
inquiétudes que véhicule cette imagerie dans les sociétés contemporaines, comme l’ont
montré, l’affaire des caricatures du Prophète (2005-2006), les réactions et les considéra-
tions s’alarmant soudainement du pouvoir dévastateur de la caricature capable de pro-
duire un rire attentatoire, sacrilège et profanateur73.

72. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire… », op. cit., p. 254.


73. Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris,
Les Prairies ordinaires, 2007.
Le lyrisme de l’ironie

Alain Vaillant

Ironie et empathie
Venant après les contributions d’à peu près tous les grands philosophes, de l’Antiquité
jusqu’au xxe siècle, le petit essai de Bergson sur le rire, qui réunit en 1901 trois articles
parus au cours de l’année 1899 dans la Revue de Paris, est bizarrement parvenu à occu-
per, du moins en France, tout l’espace théorique concernant la philosophie du rire. Déjà,
en 1952, David Victoroff avait montré, dans son ouvrage Le Rire et le risible1, que toutes
les thèses de Bergson, plutôt assénées puis habilement argumentées que réellement
démontrées, étaient faciles à réfuter et à retourner. Il n’empêche que, aujourd’hui encore,
les formules bergsoniennes continuent à être reprises et posées comme autant de postu-
lats dont l’autorité et l’évidence semblent tellement aller de soi qu’ils interdisent l’idée
même d’un simple réexamen.

1. David Victoroff, Le Rire et le risible. Introduction à la psycho-sociologie du rire, Paris, PUF, 1952.

277
Or, parmi ces formules, toutes concises et percutantes, l’une des plus populaires est sans
doute celle qui définit le rire par une « anesthésie momentanée du cœur2 ». Dans le droit
fil des conceptions intellectualistes qui, pour l’essentiel, sont empruntées à la philosophie
allemande mais qui peuvent aussi revendiquer l’héritage aristotélicien, le rieur selon Berg-
son se caractérise par son indifférence émotionnelle, par son absence totale d’empathie à
l’égard de l’humanité dont il choisit de se moquer plutôt que de partager les souffrances.
Le rire serait un phénomène engageant l’esprit et le sens critique, à l’opposé des émotions
sérieuses, par exemple suscitées par le drame ou la tragédie. Cette « anesthésie momenta-
née du cœur » fait évidemment système avec l’autre formule très célèbre de Bergson, qui
ramène toutes les formes du comique à du « mécanique plaqué sur du vivant ». C’est cette
anesthésie de la sensibilité qui permet au rieur de déshumaniser sa cible, réduite au statut
d’une mécanique corporelle et, inversement, cette mécanisation du psychisme humain
justifie d’autant mieux l’atténuation voire la disparition du sentiment.
Pourtant, l’expérience commune prouve tous les jours la force émotionnelle ou pas-
sionnelle qui accompagne le rire. Comme le notait David Victoroff, « toute manifesta-
tion de la vie psychique comporte un aspect intellectuel et un aspect affectif à la fois.
[…] Or, il est manifeste que dans le cas du rire c’est l’aspect affectif qui domine3 ».
Pragmatiquement, on sait en effet que le rire suppose trois instances ou actants : celui
dont l’attitude ou les paroles déclenchent le rire, le rieur (qui rit grâce à ce dernier),
l’objet ou la cible du rire. En toute hypothèse, le rire repose ainsi sur deux dynamiques
conjointes : d’un côté, le rieur rejette – par indifférence ou, selon la psychologie clas-
sique, par esprit de supériorité – celui qui est la cible du rire ; de l’autre, le rire a absolu-
ment besoin de l’émotion jubilatoire que suscite le sentiment du plaisir partagé entre le
rieur et celui qui a déclenché le rire. Mais il arrive aussi très souvent, dans les circons-
tances ordinaires de la vie, que celui qui, volontairement ou non, déclenche le rire en soit
lui-même la cible : paradoxalement, le rieur se sent alors porté par une empathie pleine
d’affection vers celui que, par ailleurs, la moquerie éloigne de lui. Il s’ensuit une relation
très étrange, paradoxale et ambiguë, où le rire sert à la fois à réunir et à rejeter, nourrit à
la fois la sympathie et le mépris. Cette ambivalence du rire est le problème qui, à l’âge
classique, a le plus préoccupé les philosophes du rire : d’un côté, le rieur retrouve chez
celui qui provoqué son rire une part d’humanité commune et en retire une émotion

2. Henri Bergson, Le Rire, essai sur la signification du comique, Paris, PUF, « Quadrige », 1989, p. 4.
3. David Victoroff, Le Rire et le risible…, op. cit., p. 20.

278
reconnaissante ; de l’autre, il exclut partiellement de cette humanité la cible de son rire,
même s’il s’agit de la même personne.
Bergson, qui a mené sa réflexion principalement à partir de son expérience de specta-
teur, aurait pu d’autant mieux noter cette ambivalence qu’elle est au cœur du théâtre
comique. Mais il n’est pas le seul à ignorer une réalité théâtrale fondamentale, puisque
toutes les théories du comique reposent exclusivement sur l’idée que le spectateur rit du
personnage représenté, avec ses vices et ses faiblesses, ce qui est tout simplement faux :
a-t-on d’ailleurs jamais ri, dans la vie réelle, d’un avare ayant perdu jusqu’au sens élé-
mentaire de l’amour paternel (Harpagon), d’un faux dévôt suintant la perversité sexuelle
(Tartuffe) ? En réalité, le spectateur rit du comédien et en toute complicité avec lui, jus-
tement parce qu’il sait bien qu’il n’est pas identifiable au rôle qu’il joue ; il rit à l’adresse
de ce comédien, dont il récompense par son rire la duplicité et, pour ainsi dire, le sacri-
fice de son humanité, plutôt qu’il ne se moque du personnage qu’il interprète. Ou, plus
exactement, il rit de l’écart qu’il devine entre la personne et le personnage. C’est pour-
quoi, d’ailleurs, l’illusion théâtrale est beaucoup moins forte pour une comédie que pour
un drame – une comédie a toujours intérêt à se démasquer comme telle, à se dénoncer
au moins partiellement comme fiction – et les acteurs comiques jouissent souvent d’une
popularité particulière, parce que cette popularité dont bénéficie la personne même du
comédien participe du plaisir théâtral : on rit d’autant mieux si le personnage est effacé
par la stature du comédien qui l’incarne. Mais cette popularité se paie par un manque de
reconnaissance professionnelle dont souffrent et se plaignent régulièrement les acteurs
comiques : en un sens, ils ont en effet d’autant plus de succès qu’ils semblent mal jouer,
apparemment incapables de se fondre dans leur rôle. Quant à l’humoriste moderne, il ne
fait que tirer toutes les conséquences de cette relation privilégiée entre le comédien et le
public puisque, sans passer cette fois par la fiction et s’adressant directement aux specta-
teurs, il capte à son propre profit la force émotionnelle et affective d’un rire dont, pour-
tant, le personnage qu’il construit ou incarne sur scène est en partie la victime.
Le théâtre permet donc, grâce au dédoublement d’une même personne en comédien
et en personnage, de manifester de façon tangible et concrète l’ambivalence du rire.
Mais, avec ou sans le recours à la scène, celle-ci découle aussi de la formule très générale
de Bergson, « du mécanique plaqué sur du vivant4 », à la condition expresse d’en étendre
la portée au-delà de ce que voulait son auteur : on peut admettre que le rire mécanise et

4. Henri Bergson, Le Rire…, op. cit., p. 28.

279
dénature le vivant, si l’on ajoute aussitôt que, du même coup, il intensifie le rapport
empathique du rieur à l’égard du vivant, précisément par hostilité à l’égard de la méca-
nisation du réel ; ainsi, il exacerbe le sentiment de l’humain, d’une humanité menacée
par un environnement grotesquement abêti et déshumanisé. Tout le rire flaubertien, par
exemple, tient dans cet humanisme paradoxal du rire bête, qui va de pair avec sa propen-
sion à l’empathie. Non seulement, selon Flaubert, le rire préserve l’émotion, mais il
l’isole et l’exalte, en la débarrassant de toutes les scories inutiles qui l’encombrent et
risquent de le gâcher. D’où, son art concerté de la « bouffonnerie » dont en 1852 il livre
la clé à Louise Colet :
– Moi je ris de tout, même de ce que j’aime le mieux. – Il n’est pas de choses, faits,
sentiments ou gens, sur lesquels je n’aie passé naïvement ma bouffonnerie, comme
un rouleau de fer à lustrer les pièces d’étoffes. – C’est une bonne méthode. – On voit
ensuite ce qui en reste5.

Dans l’atmosphère de désenchantement désespéré qui imprègne la France d’après 1830,


le jeune Gustave avait d’ailleurs déjà résumé, dans une lettre à son grand ami Alfred le
Poittevin datée du 2 avril 1845, son esthétique originale de la désillusion :
Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire : la poésie vit d’illu-
sions : comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même6 !

Si l’on veut bien entendre par « désillusion » la dérision moqueuse du réel et par
« poésie », au contraire, le mouvement empathique qui pousse le sujet lyrique vers toute
altérité, cette simple phrase de Flaubert résume la thèse qui sera ici développée et qu’on
peut expliciter ainsi : le rire, par sa dynamique même, permet de concilier l’appréhen-
sion poétique du monde et sa mise en question ; de façon plus précise encore, l’ironie est
la forme spécifique de comique qui concilie la dérision et le lyrisme ou, pour le dire plus
exactement, qui approfondit et intensifie l’esprit de dérision jusqu’à le confondre para-
doxalement avec le lyrisme.
Ici, le détour par Flaubert n’est bien sûr ni accidentel ni accessoire. Flaubert étant
considéré comme l’un des principaux initiateurs de la modernité littéraire, il suggère
l’idée que cette ironie si curieusement empathique fait corps avec la modernité, que cette

5. Gustave Flaubert, Correspondance, J. Bruneau (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade », t. 2, 1980, p. 60.
6. Ibid., t. 1, 1973, p. 222.

280
dernière n’est peut-être rien d’autre qu’une philosophie et une esthétique de l’ironie en
acte. Cette assimilation entre ironie et modernité, loin de pouvoir apparaître comme
originale, est d’ailleurs l’un des lieux communs les plus rebattus du discours contempo-
rain, philosophique, esthétique ou littéraire, sur la culture moderne. Sur le versant phi-
losophique, les romantiques allemands, dont les thèses jouissent aujourd’hui d’une
extraordinaire popularité en France, nous ont habitués à voir dans l’ironie la consé-
quence des contradictions de l’être lui-même : en sorte que tout intellectuel ou artiste
qui veut comprendre et embrasser le réel dans la complexité se doit apparemment d’être
ironique. Sur le versant littéraire, si l’on admet que l’ironie recouvre toutes les manières
de signifier obliquement la chose, il faut en conclure que la littérature tout entière est
virtuellement ironique et que la littérature moderne, qui y ajoute la pleine conscience de
cette obliquité structurelle, est, elle, effectivement ironique7.
Sur ces deux bases, philosophique et littéraire, on ne compte pas le nombre d’essais, de
colloques ou de thèses sur l’ironie – considérée en général ou appliquée à telle époque, à
telle pratique artistique ou à tel auteur8. Mais la difficulté est alors que la notion d’ironie
perd en précision et en pertinence ce qu’elle gagne en superficie et que, en particulier,
elle n’a plus guère de rapport avec le sens étroitement rhétorique et figural qui était le
sien dans la culture classique, où l’ironie jouait pourtant un rôle central. En dernière
analyse, l’ironie semble tenir seulement lieu de sagesse ou de morale artistique ; au pire,
on aboutit à un raisonnement purement tautologique, la modernité se caractérisant par
l’esprit d’ironie et, en retour, l’ironie étant définie par la conscience de la modernité et
de sa complexité. Au contraire, la thèse que nous défendrons ici est qu’il existe bien, sous
des formes et avec des modalités diverses, un seul principe ironique, allant aussi bien
pour le modèle canonique de l’ironie antiphrastique de l’âge classique que pour les ava-
tars romantiques de l’écriture oblique ou fragmentaire. Et c’est seulement lorsque nous
aurons acquis ce point et que nous camperons solidement sur cette position théorique

7. Pour cette conception extensive de l’ironie littéraire, voir Philippe Hamon, L’Ironie littéraire.
Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette supérieur, 1996.
8. Hors même du champ de la linguistique, la bibliographie sur l’ironie est en effet infinie.
Outre l’essai de Philippe Hamon déjà cité, voici quelques publications marquantes ou représen-
tatives : Ernst Behler, Ironie et modernité, Paris, PUF, 1996 ; Wayne C. Booth, A Rhetoric of Irony,
Chicago, University of Chicago Press, 1975 ; « L’Ironie », in Poétique, no 36, 1978 ; Vladimir Janke-
levitch, L’Ironie ou la Bonne Conscience, Paris, PUF, 1950 ; Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-
Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Éditions du
Seuil, 1978 ; Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, 2001.

281
que nous pourrons envisager de comprendre, cette fois en termes de poétique histo-
rique, pourquoi, à l’époque de la modernité (entendons depuis la Révolution), lyrisme
et ironie ont partie liée.

Antiphrase, contraire et contradictoire :


le mécanisme de l’ironie
La première question peut se formuler en ces termes simples : comment reconnaître
de façon distinctive et exclusive un énoncé ironique ? Par quel mécanisme discursif spé-
cifique peut-il s’expliquer ? Sans entrer dans le détail des innombrables débats théo-
riques auxquels a donné lieu cette double interrogation, il est possible, sans schématisme
excessif, de ramener à trois types les principales réponses linguistiques qui, depuis l’anti-
quité, y ont été apportées9.
La première est d’ordre rhétorique et assimile l’énoncé ironique à une forme plus ou
moins stricte d’antiphrase. Selon la définition traditionnelle, l’ironie consiste alors à dire
le contraire de ce que l’on pense, tout en faisant comprendre qu’on pense le contraire de
ce que l’on dit, ou, en termes plus modernes, à dire non-A tout en faisant comprendre
qu’on pense A. Cette définition, apparemment très claire et très économique, est loin de
résoudre toutes les difficultés. Tout d’abord, elle ne dit rien des manières qu’utilise l’iro-
niste pour « faire comprendre » ce qu’il pense et qui s’oppose à la lettre de ce qu’il
énonce : or c’est justement dans ce « faire comprendre » que résulte l’ironie, et c’est pour
résoudre cette difficulté qu’il faut supposer l’intervention nécessaire de « signaux iro-
niques » et d’indices obliques, contextuels ou extratextuels, qui n’ont pas de rapport
direct ni nécessaire avec le mécanisme antiphrastique. Surtout, l’explication par l’anti-
phrase a, selon ses détracteurs qui sont aujourd’hui très majoritaires, l’inconvénient de
ne s’appliquer qu’aux cas les plus simples. Très souvent, l’ironiste ne dit pas le contraire
de ce qu’il pense et ne procède donc pas par antiphrase, mais il opère seulement un déca-

9. Pour cette approche linguistico-pragmatique de l’ironie, voir en particulier : Alain Beren-


donner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981 ; L’Ironie,
Centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon (dir.), Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 1978 ; Laurent Perrin, L’Ironie mise en trop. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques,
Paris, Kimé, 1996 ; Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », in Poétique,
no 36, 1978, p. 399-412.

282
lage, parle à côté du sujet, suscite un sentiment d’incongruité thématique ou rhématique
qui suffit à attirer l’attention.
La deuxième réponse est de nature pragmatique. Dans ce cas, on considère que l’iro-
niste triche, qu’il enfreint par exemple les règles conversationnelles telles qu’elles ont été
formulées par le linguiste Grice10, notamment les principes de coopération et de sincé-
rité, qui impliquent que chaque interlocuteur joue honnêtement le jeu de l’échange
conversationnel et qu’il ne dise que ce qu’il pense être vrai. Mais on voit d’emblée qu’une
telle définition est trop vague, puisqu’elle ne permet pas de distinguer clairement l’ironie
du mensonge ou des formes multiples de dissimulation ou de mauvaise foi : pour que la
tricherie dans le jeu réglé des interactions verbales soit ironique, il faut supposer une
intention de raillerie, autrement dit de l’ironie. Une nouvelle fois, l’analyse aboutit à une
tautologie à peine déguisée.
La troisième réponse, qui relève encore de la pragmatique, applique à l’ironie la dis-
tinction linguistique entre l’usage des mots en emploi ou en mention. En situation ordi-
naire, un locuteur utilise les mots pour désigner leurs référents réels (c’est l’usage en
emploi) ; mais il peut aussi l’utiliser pour désigner de façon métalinguistique le mot
lui-même (on parle alors d’usage en mention). Selon cette théorie, l’ironiste marque sa
distance avec son propre discours en donnant l’impression de se faire l’écho d’une parole
antérieure, de prononcer des phrases toutes faites qu’il ne reprend pas vraiment à son
compte, comme s’il les accompagnait de guillemets imaginaires : il aura alors une prédi-
lection particulière pour les formules figées et les expressions stéréotypées. Mais, encore
une fois, on n’aurait pas de peine à montrer que, si cette théorie des « mentions
échoïques » permet de rendre parfaitement compte de très nombreux énoncés ironiques,
il en est aussi beaucoup où elle paraît moins convaincante, voire franchement non perti-
nente. Surtout, comment distinguer une mention ironique d’une mention non ironique ?
L’amoureux(se) qui dit « je t’aime » à celle ou celui qu’il (elle) aime sait qu’il (elle)
emploie une formule figée, mais il (elle) ne craint pas pour autant de paraître ironique
et, au contraire, il (elle) juge que l’allure presque sacramentelle que confère l’usage en
mention va venir conforter l’usage en emploi. Par ailleurs, même s’il s’avère qu’il (elle)
parle ironiquement (par exemple s’il conclut une longue tirade querelleuse de l’autre par
un « je t’aime » signifiant « cause toujours ! »), l’ironie ne procèdera pas seulement de
l’usage en mention, pourtant indiscutable, mais de quelque autre phénomène discursif

10. Voir Paul Grice, « Logique et conversation », in Communications, no 30, 1979, p. 57-72.

283
ou extradiscursif qu’il reste à élucider ; l’usage en mention deviendra alors ironique pour
la simple raison que le locuteur ironise : explication tautologique, encore et toujours.
Pour chacune des théories pragmatiques de l’ironie, tout se passe en fait comme si la
description de l’énoncé ironique n’était possible qu’à partir du moment où l’ironie elle-
même était d’avance posée, considérée comme un préalable dont l’analyse aurait besoin
pour s’appliquer efficacement mais dont elle ne pourrait cependant pas rendre compte.
On peut en dire tout autant de la théorie antiphrastique. Même Laurent Perrin, qui a
poussé le plus loin l’étude comparée de ces systèmes explicatifs concurrents et qui se
rallie à l’interprétation antiphrastique défendue par Catherine Kerbrat-Orecchioni, doit
admettre le primat logique de l’ironie sur le mécanisme antiphrastique :
[…] la raillerie ironique n’est en rien subordonnée à ce qui est communiqué par
antiphrase. La raillerie ironique dépend exclusivement de ce qui est exprimé, du sens
littéral de l’énoncé, qui est assimilé à un point de vue que le locuteur rejette et disqua-
lifie, avec lequel il est en complet désaccord. Contrairement à ce qu’affirme Kerbrat-
Orecchioni ce n’est pas la raillerie ironique qui découle de l’antiphrase mais l’inverse :
l’antiphrase est une conséquence indirecte et secondaire de la raillerie11.

Il faut dire enfin un mot de la théorie d’Alain Berendonner, qui essaie de réunir dans une
même explication l’antiphrase argumentative et l’effet de mention. Selon lui, l’ironiste
fait la mention implicite d’un argument qu’il invite à comprendre antiphrastiquement.
La mention explicite de l’énonciation E 0 au sein de l’énonciation E 1, précise-t-il encore,
implique que les deux instances de parole apparaissent comme distinctes, qu’elles appar-
tiennent à deux séquences syntaxiques isolables, munies chacune de son propre réseau
déictique : à l’opposé, la mention ironique ne remplit aucune de ces trois conditions12.
Cette analyse est parfaitement juste ; mais elle est d’autant plus indiscutable qu’elle ne
saurait en aucune manière prétendre proposer une explication ou une interprétation de
l’ironie elle-même, mais seulement une description formelle de ses effets discursifs.
Dans tous les cas, dès que l’on quitte le terrain de la schématisation linguistique et que
l’on cherche à s’élever vers le processus ironique lui-même, on en est réduit, au terme de
détours plus ou moins longs (et plus ou moins conscients !), à expliquer l’ironie par la
raillerie, qui, ne relevant d’aucune description linguistique stricte, n’est au bout du

11. Laurent Perrin, L’Ironie mise en trope…, op. cit., p. 103-104.


12. Voir Alain Berendonner, Éléments de pragmatique linguistique, op. cit., p. 199 et suiv.

284
compte rien d’autre que le substrat psychologique de l’ironie. Dans tous les cas, il faut
apparemment se contenter d’affirmer que l’ironie implique l’ironie ou, pire encore, on
s’évertue à rechercher sa cause dans ses effets : l’ironie ramène immanquablement aux
formes les plus contournées de tautologie. Pour essayer d’y échapper, il faut décidément
reprendre la question à son origine, en s’appuyant prudemment sur les évidences les
plus incontestables possibles et en partant du type d’ironie le plus simple, à savoir l’iro-
nie conversationnelle. Dans son principe, l’ironie n’est en effet rien d’autre qu’un mode
de gestion d’un désaccord entre interlocuteurs, l’un d’entre eux choisissant de signifier
son dissentiment de façon indirecte, malgré une approbation de façade. Par exemple
(mais cet exemple nous ramène aux sources mêmes de l’ironie littéraire), aux sophistes
qui veulent obtenir son adhésion à leurs conceptions de la sagesse, du bonheur ou de la
morale, Socrate se contente d’exprimer bruyamment son admiration pour le génie de
ses concurrents et de protester de sa propre incapacité, reportant à plus tard le travail
sérieux de réfutation : les formes d’ironie textuelle plus complexes ou plus diffuses ne
sont que des expansions et des dérivations de ce mécanisme conversationnel de base.
La première des évidences est que l’ironie suppose un jeu de renversement et de subs-
titution entre deux opinions, sinon contraires, du moins perçues comme opposées.
L’ironiste qui pense A mais dit B instaure, entre ce A et ce B, une relation binaire et anta-
goniste. Peu importe que B ne soit pas le contraire de A et qu’un énoncé C, D ou E eût
pu beaucoup mieux constituer ce pôle antagoniste : pour que l’ironie fonctionne, il est
absolument indispensable que B soit considéré, en situation, comme l’opposé de A, de
quelque manière que se présente concrètement cette opposition. Comme l’écrivait déjà
en 1606 le philologue Vossius,
[…] parfois il semble se produire que, dans l’ironie, ce ne soit pas le contraire qui
soit à comprendre, point que nous avions posé comme essentiel dans notre définition
[…] on pourrait moins chicaner notre définition si nous disions : l’ironie est ce par
quoi, au travers du propos tenu, on comprend des choses opposées13.

Deuxièmement, pour que l’ironie atteigne son but, il faut impérativement qu’elle soit
perceptible, autrement dit que l’interlocuteur perçoive le procédé, donc d’abord qu’il ait
conscience d’être pris à contre-pied (contentons-nous pour l’instant de cette méta-
phore), ensuite qu’il soit capable de restituer l’énoncé implicite A lorsque l’ironiste dit B.

13. Vossius, « Rhétorique de l’ironie », in Poétique, no 36, 1978, p. 495-508.

285
Cette deuxième condition n’est d’ailleurs pas absolument indispensable : on peut repé-
rer un effet d’ironie sans être capable de l’interpréter exactement. Comme on vient de le
lire chez Laurent Perrin, le mécanisme ironique est distinct de la logique antiphrastique.
Il faut pourtant s’arrêter un instant à l’antiphrase, qui est un procédé ironique particu-
lièrement rudimentaire, pour commencer à y voir plus clair.
L’antiphrase elle-même est l’objet d’une méprise interprétative, dont découlent toutes
les difficultés soulevées par l’ironie. On admet unanimement, en effet, que l’antiphrase
ironique consiste à dire non-A tout en faisant comprendre qu’on pense A. Or, en posant
une telle définition, on s’enferme d’emblée dans une aporie insoluble : je n’ai aucune
raison de deviner, si quelqu’un dit non-A, qu’il pense A – à moins de savoir par avance
qu’il pense non-A, auquel cas il n’y a plus grand chose à deviner. Mais, en réalité, la défi-
nition traditionnelle est doublement inexacte : l’ironiste par antiphrase ne dit pas A et il
ne pense pas non-A. Pour comprendre cette double erreur, il est indispensable de revenir
au contexte pragmatique d’où découle l’ironie antiphrastique.
L’ironiste est celui qui, entendant quelqu’un énoncer la proposition A et ne partageant
pas son point de vue, ne peut pas ou ne veut pas, pour diverses raisons (censure, poli-
tesse, malignité…) lui répondre non-A et le contredire ouvertement. Il choisit alors de
signifier indirectement son désaccord. Mais, s’il disait simplement A en contredisant
cette fois son propre point de vue, il ne ferait que mentir et renoncer à sa conviction
personnelle. Il ne saurait dire ni A, auquel il s’oppose, ni non-A, ce qu’il pense en vérité
mais ne peut (ou ne veut) pas avouer. Il refuse alors de se laisser enfermer dans le sys-
tème binaire qu’impose la stricte logique argumentative (A ou non-A) et choisit un
troisième terme : dire, non pas le contradictoire de ce qu’il pense (non-non-A, donc A),
mais un énoncé contraire : l’ironiste n’est pas quelqu’un qui dit non-A pour signifier A,
mais qui dit le contraire de non-A (le contraire du contradictoire) pour nier A. Autre-
ment dit, l’ironie ne repose pas sur le système binaire de la logique habituelle des propo-
sitions (A ou non-A), mais, au contraire, sur le refus de cette binarité grâce à l’échappatoire
que lui offre le recours au contraire. Depuis bien longtemps, les théoriciens de l’ironie
avaient perçu que la notion de contradiction ne suffisait pas. Vossius, encore lui, notait
déjà : « Le sens visé, certes, contredit le propos tenu, mais sans en être le contraire : être
supérieur et être inférieur sont des contraires, alors qu’être supérieur et ne pas être supé-
rieur se contredisent14. » Mais il ne suffit pas de dire, comme le fait Laurent Perrin com-

14. Vossius, « Rhétorique de l’ironie », op. cit., p. 501.

286
mentant Vossius, que l’ironiste entretient « soit une relation de simple contradiction,
soit encore, plus spécifiquement, une relation de contrariété ou de neutralité à l’égard de
ce qu’il exprime15 ». Il n’y a pas, dans l’ironie, contradiction ou contrariété : très précisé-
ment, l’ironie réside dans la confusion volontaire qui est instaurée entre la contradiction et
la contrariété. Le principe une fois posé, revenons en arrière.
Il est d’abord capital de souligner que la pensée sincère de l’ironiste, qu’il dirait s’il
n’ironisait pas, n’est pas elle-même une proposition, mais la négation d’une proposition.
On lui dit ou on lui suggère A, mais il pense non-A. Il ne peut se contenter de contredire
son propre point de vue (non-A), car il ne ferait que répéter (ou expliciter) l’opinion de
l’autre (A). Il lui faut donc, impérativement, trouver une formulation qui soit à l’opposé
de sa propre conviction (non-A) tout en se distinguant de A : d’où le recours indispen-
sable à la catégorie du contraire. Le sophiste demandait à Socrate s’il était, ou ou non, de
son avis ; Socrate lui répond en substance qu’il est génial, ce qui n’est pas tout à fait le
propos : donc Socrate ironise.
Il aurait d’ailleurs pu ironiser de multiples autres manières. Car s’il n’y a, pour un
énoncé donné, qu’un seul énoncé contradictoire (qui est sa négation), il existe en
revanche une infinité de contraires. L’ironie consiste à paraître se plier à la règle de bina-
rité logique (A ou non-A) au moment même où on s’exempte. En conséquence, l’anti-
phrase elle-même, aussi simple et limpide soit-elle au premier abord, ne se réduit pas à
une opposition à deux termes : même si le noir semble s’opposer naturellement au blanc,
le bleu (ou le vert, ou le rouge, ou jaune…) est logiquement autant le contraire du blanc
que le noir. Peu importe d’ailleurs, puisque le noir lui-même, malgré l’intuition com-
mune, n’est pas plus que le bleu (ou le vert, etc.), le contradictoire du blanc (soit le non-
blanc, qui inclut le bleu ou le vert, mais aussi le gris !).
Un autre exemple bien connu permettra de saisir l’importance de ces nuances logiques.
S’il pleut à verse et qu’on veut me convaincre de sortir en disant que le temps n’est pas si
mauvais (A), je peux répondre sincèrement et objecter que le temps est vraiment très
mauvais (non-A). Mais, si je veux ironiser, je vais répondre que le temps est splendide,
ce qui est, non pas le point de vue de mon interlocuteur (qui n’en attend pas tant !), mais
le contraire de ce que, moi, je pense (le contraire de non-A). Or, le contraire de non-A
ressemble à A mais n’est pas A ; il s’en rapproche ici pour le dépasser et aller au-delà :

15. Laurent Perrin, L’Ironie mise en trope…, op. cit., p. 110.

287
celui à qui je parle ou ceux qui assistent à cette scène sont parfaitement capables de per-
cevoir ce dépassement, et, par voie de conséquence, de déceler l’ironie.
Il en découle que, concrètement, l’écart ironique entre l’énoncé A et ce que formule
l’ironiste (à savoir le contraire du contradictoire de A) se manifeste le plus souvent par
une sorte d’exagération, si bien que l’hyperbole est généralement considérée comme un
signal ironique. Mais, en réalité, l’hyperbole n’est que l’effet, fréquent mais non automa-
tique, du mécanisme de l’ironie qui repose, très précisément, sur le décalage induit par
le jeu instauré entre contrariété et contradiction. Je reviens à mon exemple. Si, alors qu’il
pleut abondamment, je réponds que le temps est à l’humide, l’inversion ironique fonc-
tionne toujours, mais cette fois grâce à une sorte de litote et non plus par le recours à
l’hyperbole. On pensera alors que j’en fais trop peu, ce qui une autre manière d’en faire
trop : le plus souvent, la litote est une hyperbole inversée. Notons, d’ailleurs, que la
contrariété ironique prend si souvent l’allure d’une hyperbole que celle-ci finit par
indexer stylistiquement l’ironie et par être utilisée comme telle. Cependant, l’ironie anti-
phrastique tient dans une opposition précise, qu’on peut résumer en une dernière for-
mule : à celui qui lui demande d’approuver A, l’ironiste dit le contraire de non-A, et laisse
percevoir dans l’écart qu’il pointe implicitement entre A et le contraire de non-A sa désap-
probation tacite.

Les métamorphoses modernes de l’ironie


Gardons maintenant à l’esprit ce mécanisme antiphrastique et abordons les ironies
conversationnelles non antiphrastiques. Dans ce cas, l’ironiste répond B à celui qui vou-
lait lui entendre dire A alors qu’il pense non-A, sans qu’il y ait entre B et A (ou non-A)
aucun rapport apparent d’aucune sorte. Imaginons que, répondant dans un restaurant
chic à un convive sollicitant mon avis sur la cuisine, je dise quelque chose comme « la
vaisselle est magnifique », il est vrai que cette proposition ne comporte aucune évalua-
tion, positive ou négative, de la qualité gastronomique des plats servis. Mais il n’en est
pas moins évident que, alors que je suis interrogé sur le contenu de l’assiette, j’ai répondu
sur le contenant et que cette inversion entre contenu et contenant, analogiquement assi-
milable à une antiphrase, suffit à indexer l’intention ironique, dont le décryptage n’offre
alors aucune difficulté.
Généralisons : l’ironie est perçue si et seulement si l’interlocuteur de l’ironiste infère, à
partir d’une singularité quelconque de l’énoncé, une contrariété significative entre ce que

288
dit l’ironiste et ce qu’il s’attendait à entendre, quels que soient le point d’application et le
mode de manifestation de cette singularité. Autrement dit, il assimile cette inadéquation
de surface à une antiphrase implicite, qu’il entreprend de décrypter à partir des indices
que lui fournisssent l’énoncé et son contexte. Un troisième exemple célèbre, cette fois
emprunté à l’essai de Freud sur le mot d’esprit16, illustrera le fonctionnement quasi-anti-
phrastique de l’ironie non antiphrastique. Deux hommes d’affaires véreux ont fait exécu-
ter à prix d’or leurs portraits par un peintre célèbre et soumettent les tableaux au jugement
d’un grand critique d’art. Celui-ci regarde et se contente de demander : « et où est le
Sauveur17 ? » Freud, suivi par ses commentateurs, explique le mot d’esprit par l’allusion à
la scène de crucifixion, où Jésus est placé sur la croix entre deux voleurs. Mais l’allusion
permet de comprendre le mot d’esprit lui-même, non le contexte ironique où il est lui-
même inséré – notons, au passage, que les analyses des énoncés ironiques confondent très
souvent le mécanisme d’ironisation à proprement parler et les divers procédés spirituels
sur lesquels il prend seulement appui. En l’occurrence, le critique ne dit pas « il manque
le Sauveur » mais, sur un mode interrogatif, « Et où est le Sauveur ? » Si l’allusion avait été
formulée de façon directe et affirmative, elle ne serait qu’une plaisanterie ouvertement
insultante, que le critique s’interdit de prononcer. Au contraire, l’ironie provient du fait
que le critique, dont le métier consiste à formuler des jugements, substitue à l’arrêt
attendu – positif ou négatif –, la formulation d’une question, du surcroît sans rapport
direct avec l’art : alors qu’on lui demande une appréciation esthétique mais qu’il s’y refuse
pour des raisons éthiques, il se sauve de la situation en feignant d’accepter puis, grâce à
l’embarras feint de sa réplique, en insinuant insidieusement la condamnation, non des
tableaux eux-mêmes, mais des personnes qu’ils représentent – cette substitution permet-
tant au critique de signifier indirectement aux deux hommes d’affaires son refus de juger
les œuvres d’art du point de vue artistique qui était requis de lui.
L’ironie est ici enclenchée par le contraste entre le jugement assertif qu’on attend du
critique et la modalité interrogative de sa réponse. Elle ne repose pas sur le contenu de
l’énoncé comme c’était le cas pour l’ironie antiphrastique, mais sur les modalités énon-
ciatives – plus exactement, sur le contraste entre la modalité énonciative et ce que l’on
sait de l’énonciateur. On sait bien qu’un critique est là pour juger, non pour poser des

16. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard,
« Connaissance de l’inconscient », 1988.
17. Ibid., p. 151.

289
questions : cette inversion des rôles suffit à susciter le soupçon d’ironie, ici immédiate-
ment confortée par l’allusion. On a en réalité affaire à un cas particulier du procédé de
la naïveté feinte, si fréquent dans les phénomènes d’ironisation : chaque fois qu’un locu-
teur parle (et/ou agit) d’une manière qu’on sait contraire à ce qu’il devrait ou à ce dont
on le sait capable, cette contrariété suscite un soupçon d’ironisation et met en branle
chez les interlocuteurs un processus de décryptage.
L’inversion ne porte donc pas ici sur le contenu argumentatif de l’énoncé (comme
dans l’antiphrase classique), mais sur le mode énonciatif voire sur le statut de l’énoncia-
teur. Il est d’ailleurs difficile de dissocier totalement l’énoncé de tout ce qui relève du
contexte énonciatif : les envolées admiratives de Socrate, proprement antiphrastiques,
étaient d’autant plus sujettes à caution pour les sophistes qu’ils savaient bien que Socrate
était très loin de se prendre pour un imbécile. Le principe est néanmoins le même : l’iro-
nie découle toujours d’une adhésion volontairement excessive (et inadéquate) au point
de vue de l’autre et cette inadéquation, analogue au décalage que l’antiphrase classique
institue entre l’énoncé A et le contraire de non-A, donne à penser qu’il existe, dissimulée
ou au contraire figurée par un mot d’esprit (Freud parle de « figuration indirecte18 »),
une antiphrase implicite.
Il reste finalement à aborder les phénomènes liés à l’ironie à la fois non antiphrastique
et non conversationnelle, qui recouvrent en grande partie les usages textuels de l’ironie
dans la littérature moderne et dont nous allons maintenant exclusivement parler. Il n’y
a aucune difficulté particulière à analyser les récits ouvertement ironiques qui, par
exemple à la manière des romans de Diderot, ne font que fictionnaliser et scénariser le
jeu de l’ironie argumentative et où l’on retrouve intégralement les mécanismes que nous
venons de survoler rapidement. En revanche, qu’en est-il de cette vague impression
d’ironie macrotextuelle, qu’on éprouve confusément à la lecture d’un poème de Baude-
laire ou d’un roman de Flaubert, c’est-à-dire lorsque aucun contradicteur n’est explici-
tement ciblé et où la visée argumentative de l’ironie reste extrêmement floue – ce qui,
bien souvent, interdit d’ailleurs d’affecter aux textes une signification intellectuelle ou
idéologique précise ? Bien sûr, l’absence de deux points de vue explicitement contradic-
toires ou de tout contexte extratextuel oblige à raffiner la mécanique de l’ironie. Lorsqu’il
pleut réellement à verse, l’énoncé « quel temps splendide ! » est évidemment ironique. Si,
en revanche, on ne dispose que d’un texte coupé de tout contexte, il faut bien y faire

18. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit.

290
tomber la pluie d’une manière ou d’une autre. Autrement dit, c’est ce texte unique et
isolé qui doit remplir toutes les positions du jeu ironique, inclure A, non-A et le contraire
de non-A. Et, comme, dans le cadre d’un texte poétique, descriptif ou narratif (donc non
argumentatif), les thèses elles-mêmes ne sont presque jamais explicitement formulées,
l’ironie n’est pas décelable autrement que par le sentiment diffus d’incongruité que sus-
citent, disséminées dans le tissu textuel lui-même, les singularités de l’écriture et les
modalités littéraires de la représentation du réel.
Il en découle que, dans la sphère moderne de « l’écriture oblique », l’ironie est presque
exclusivement décelable par le biais des signaux formels qui n’étaient jusque-là que les
instruments accessoires ou les effets indirects de l’antiphrase classique. L’incongruité en
elle-même y devient en effet l’indice macrotextuel du jeu de contradictions que suppose
l’ironie et elle recouvre plus concrètement deux procédés complémentaires : d’une part,
tous les effets de contraste stylistique (par exemple, l’utilisation d’un registre élevé en
contexte réaliste, d’un vocabulaire trivial dans une évocation poétique, etc.), qui font
deviner que « quelque chose cloche » et suscitent un soupçon qu’il revient au lecteur
d’interpréter ; d’autre part, les multiples modalités d’amplification (descriptive, narra-
tive, etc.), dérivant toutes de cette même tendance à l’hyperbole dont nous avons vu
qu’elle était analogiquement liée à l’inversion ironique.
Cependant, le geste ironique de l’écrivain moderne – continuons de prendre, comme
modèles, ces deux figures matricielles de la modernité française que furent Baudelaire et
Flaubert – est, sur le fond, parfaitement identique à celui d’un Socrate, à cette différence
près que l’écrivain moderne s’oppose non pas à une argumentation qui lui serait expli-
citement tenue mais, de façon beaucoup moins situable, au monde tel qu’il se présente à
lui, à la totalité du discours social dans lequel il baigne et qui forme l’immense hors-texte
de ses propres textes. Exactement comme on l’a vu jusqu’à présent, son ironie consiste
alors, non pas à porter la contradiction contre ce discours ambiant, mais à se prétendre
aux antipodes d’une telle volonté de contradiction, c’est-à-dire à adopter un point de
vue radicalement opposé à sa vraie pensée, à faire corps avec son époque au-delà du
vraisemblable et du raisonnable, à se départir de toute attitude critique, mais pour
mieux figurer ironiquement sa volonté de contestation de la réalité qui l’entoure par
l’excès même de son adhésion au monde.
Cette double stratégie de mouvement fusionnel vers le monde et de retrait ironique est
d’ailleurs formellement théorisée par une formule capitale de Mon cœur mis à nu de

291
Baudelaire ; « De la vaporisation à la centralisation du Moi, tout est là19. » Grâce à la
« vaporisation », l’écrivain renonce à son droit individuel à la subjectivité et à la critique
pour se fondre dans le réel au point de s’y évanouir littéralement ; mais, au moment de
la « centralisation », il se recentre et se referme sur lui-même, en opposant cette fois à la
grande rumeur collective du monde la compacité hermétique de son moi profond. La
même idée est glosée de façon plus claire dans l’une des Fusées, où la notion d’ironie est
explicitement employée :
Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie.
Coup d’œil individuel, aspect dans lequel se tiennent les choses devant l’écrivain,
puis tournure d’esprit satanique. Le surnaturel comprend la couleur générale et l’ac-
cent, c’est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentisse-
ment dans l’espace et dans le temps.
Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le
sentiment de l’existence immensément augmenté20.

Le surnaturalisme, qui est une sorte d’hyperesthésie poético-émotionnelle, offre à


Baudelaire, un équivalent artistique de l’hyperbole rhétorique ; et, comme cette dernière,
il permet d’étalonner la puissance d’ironisation des Fleurs du Mal : plus le poète amplifie
sa capacité à éprouver dans sa plus grande plénitude le « sentiment de l’existence », plus
il se donne les moyens de signifier, par différence, le désaccord profond de son « esprit
satanique ». Tous les poèmes obéissent à la même dynamique : ils ne cessent d’intensifier
et d’amplifier une image ou une sensation première – pour ainsi dire « hystérique-
ment », selon un terme d’époque que Baudelaire reprend à son compte –, jusqu’au
moment, jamais très éloigné de la fin, où le texte laisse entendre une dernière fausse note
plus audible que les précédentes, qui ne laisse plus aucun doute sur l’intention iro-
nique21. Soit, par exemple, « Une charogne » (Les Fleurs du Mal, XXIX [dans l’édition
de 1861]). Tout le texte est une longue description, très improbablement exaltée, volup-
tueuse et même érotique, d’une charogne animale en décomposition, implicitement ou
explicitement comparée à une belle fleur odorante, à un sexe formidable avec lequel tous

19. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes, t. 1, Claude Pichois (dir.),
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 676.
20. Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 658.
21. Sur la mécanique générale du rire chez Baudelaire, voir Alain Vaillant, Baudelaire poète
comique, Rennes, PUR, 2006.

292
les vers viendraient s’accoupler joyeusement, à l’infini de la mer, à une musique ou à un
beau tableau – jusqu’à la chute féroce où le « je » se tourne vers la femme aimée, pour lui
rappeler sadiquement qu’elle sera « semblable à cette ordure,/ À cette horrible infec-
tion » et qu’à son tour elle ira, « sous l’herbe et les floraisons grasses,/ Moisir parmi les
ossements ». Car, bien sûr, cette charogne n’est pas seulement un cadavre de cheval, ni la
représentation hideusement inversée de la sexualité physique, mais l’allégorie même de
l’amour, du bonheur terrestre, des réalités de tous ordres que les hommes ont la faiblesse
de croire belles et désirables – à l’exception de l’art. Cette nature structurellement iro-
nique du lyrisme baudelairien est encore plus elliptiquement emblématisée par l’adresse
au lecteur qui, placée au seuil des Fleurs du Mal, est si souvent citée mais si mal com-
prise : « – Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! » : plus Baudelaire resserre
avec son lecteur ce lien emphatiquement souligné de similitude et de fraternité, plus il
insiste par ricochet, sur la cause profonde de cette fraternité, à savoir l’hypocrisie… et
plus, par conséquent, on a toutes les raisons de se méfier de la prétendue fraternité qu’est
censé éprouver un poète si « hypocrite ».
Or, cette dialectique de l’hyperesthésie empathique et de la distanciation ironique se
retrouve, presque sous les mêmes formes, chez Flaubert. Toute L’Éducation sentimentale
est un long, langoureux et vibrant approfondissement de l’émotion amoureuse (où il
faut lire, bien sûr, la vacuité du sentiment et, au-delà, d’une jeunesse et d’une société que
l’Histoire laisse désœuvrées), jusqu’à la chute brutalement sarcastique, lorsque les deux
protagonistes vieillis et revenus de tout, Frédéric et Deslauriers, s’avouent que « ce qu’[ils
ont] eu de meilleur, au bout du compte22 », c’est leur fuite éperdue du bordel local
lorsque, adolescents, ils s’étaient risqués, un gros bouquet de fleurs à la main, pour
connaître le fruit défendu et que Frédéric avait calé, trop intimidé par toutes ces femmes
offertes. Si bien que l’idéale Marie Arnoux se trouve in fine assimilée à une prostituée
qu’on n’aurait osé consommer, idéale parce qu’on n’a pas osé la consommer, elle si évi-
demment offerte. Même renversement dans l’autre œuvre incessamment ruminée par
Flaubert, La Tentation de saint Antoine. Le saint se laisse emporter par l’envie vertigi-
neuse de connaître toutes les jouissances possibles (la sagesse, la vertu, la gourmandise,
le sexe, la sainteté…) jusqu’à cette suprême envie, qui est l’équivalent exact de la vapori-
sation surnaturaliste de Baudelaire, « être la matière » :

22. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Stéphanie Dord-Crouslé (dir.), Paris, Flam-
marion, « GF », 2001, p. 552.

293
Ô bonheur ! Bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. Le sang
de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de
beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la
fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’éma-
ner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer
comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer
chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, – être la matière23 !

Il est alors urgent de rompre l’enchantement. Le roman se termine par cette notation
descriptive : « Le jour enfin paraît ; et comme les rideux d’un tabernacle qu’on relève, des
nuages d’or en s’enroulant à larges volutes découvrent le ciel./ Tout au milieu et dans le
disque même du soleil, rayonne la face de Jésus-Christ. » Ici, ce n’est pas une apparition
que décrit Flaubert, ni même une vision mystique, mais un tableau, voire une image pieuse
pour communiants, outrageusement irréaliste et conventionnelle – une simple blague.

Ironie et subjectivation
Chez Baudelaire comme chez Flaubert, le processus d’ironisation obéit à des modalités
très (pré)visibles et suit un parcours parfaitement balisé. Mais, plus généralement, toute
écriture réaliste, en ce qu’elle implique que le regard du scripteur ne se rend visible qu’indi-
rectement, au travers du réel qu’il observe, est potentiellement ironique. Comme le dit
plaisamment Baudelaire – encore lui –, les yeux de la Beauté (entendons l’art) ne sont
que « de purs miroirs qui font toutes choses plus belles24 » ; mais, comme on imagine
mal que les choses se regardent elles-mêmes, il faut bien imaginer que c’est l’artiste (ou
l’écrivain) qui tourne les yeux vers le miroir ; et, dans ce cas, il risque de voir son propre
reflet bien plus que celui des « choses ». À ce jeu d’obliquité ironique, il faut cependant
avouer que le romancier a un avantage immense sur le poète, qui est de pouvoir passer à
tout moment par le regard de ses personnages pour mieux brouiller les cartes, notam-
ment par le recours au célèbre style indirect libre dont, justement Flaubert est le premier
à avoir fait un usage systématique : il vaut la peine de s’arrêter un peu sur ce procédé qui
nous fait pénétrer au cœur de la mécanique moderne de l’ironie narrative.

23. Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, Albert Thibaudet et René Dumesnil
(dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 164.
24. Charles Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du Mal, XVII (Œuvres complètes, t. 1, op. cit.), v. 13.

294
Linguistiquement, le procédé est facile à décrire25. Il consiste à rapporter les paroles
d’un personnage de roman, non au présent et à la première personne ainsi qu’on le ferait
au style direct, mais au passé et à la troisième personne, comme si le personnage parlait
par l’entremise du narrateur26, sans que pour autant cette dépendance à l’égard du nar-
rateur soit marquée par un verbe déclaratif selon la technique du style indirect (« il dit
que… », « il ajouta que… », etc.). Mais un exemple simple, encore emprunté à Flaubert,
permettra de mieux comprendre les enjeux littéraires de cette confusion entre les plans
du narrateur et du personnage. Dans Madame Bovary, le curé d’Yonville, qui a refusé le
verre que lui offrait l’aubergiste, provoque la désapprobation anticléricale du pharma-
cien Homais :
Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva
fort inconvenante sa conduite de tout à l’heure. Ce refus d’accepter un rafraîchisse-
ment lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les prêtres godaillaient tous sans
qu’on les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme27.

La dernière phrase nous fait évidemment entendre le discours d’Homais, mis sous la
plume du narrateur. Les traités de narratologie parlent généralement d’effet de point de
vue ou de focalisation interne pour qualifier ce procédé, censé nous faire percevoir une
situation par les yeux et l’esprit d’un personnage, auquel le narrateur délèguerait sa
fonction d’observation et d’appréciation. L’explication est ici insuffisante et inadéquate.
D’une part, le style direct (par exemple, quelque chose comme : « les prêtres godaillent
tous [en secret], ils voudraient revenir au temps de la dîme ! ») nous en apprendrait
autant sur les propos du pharmacien. D’autre part, l’usage de l’imparfait prouve non
seulement que c’est bien le narrateur qui parle, mais qu’il utilise son privilège exclusif de

25. Le style indirect libre a donné lieu à une très abondante bibliographie linguistique. Pour une
présentation générale, voir : Ann Banfield, Phrases sans parole. Théorie du récit et style indirect
libre, Paris, Éditions du Seuil, 1995 ; Sylvie Patron, Le Narrateur, Paris, Armand Colin, « U »,
2009 ; Alain Rabatel, Une histoire du Point de Vue, Metz, Université de Metz, 1997 ; Christelle
Reggiani, « Le texte romanesque : un laboratoire des voix », in La Langue littéraire, Gilles Phi-
lippe et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard, 2009.
26. Récemment, la notion de narrateur dans le cas de narration à la troisième personne a été
justement rediscutée (voir, notamment, Sylvie Patron, Le Narrateur, op. cit.). Sans prendre posi-
tion dans ce débat théorique, nous continuerons ici, pour la clarté de l’exposé, à parler de narra-
teur, sauf lorsque le mot d’auteur nous paraît s’imposer.
27. Gustave Flaubert, Madame Bovary, Jacques Neefs (dir.), Paris, Librairie générale française,
« Classiques de poche », 1999, p. 155.

295
narrateur pour nous faire comprendre l’état d’esprit d’Homais en même temps que
celui-ci est en train de parler. On sait bien que nous-mêmes, lorsque nous parlons, nous
percevons nos propres phrases pour ainsi dire de l’intérieur, telles que nous les imagi-
nons et non telles qu’elles sont entendues par les autres. C’est la présence de cet état
d’esprit intérieur dans lequel baigne la parole prononcée qui est en particulier signalée
par l’imparfait descriptif employé par le narrateur : l’imparfait, par sa valeur durative,
fait comprendre au lecteur que le texte lui donne à lire, non seulement une (brève)
parole rapportée, mais bien un état psychologique dont la durée excède d’ailleurs sans
doute le seul temps de la prononciation. En d’autres termes encore, c’est bien le person-
nage qui est focalisé, grâce au style indirect libre : la situation n’est pas perçue à partir du
point de vue du personnage mais, au contraire, c’est l’intérieur du personnage qui est
ainsi considéré et indirectement décrit. La seule instance réellement focalisatrice est donc
celle du narrateur, qui feint de faire corps avec son personnage, tout comme saint
Antoine s’imaginait « être la matière ». Et l’ironie découle très exactement de cette
confusion des rôles : le narrateur fait semblant de voir à travers les yeux de son person-
nage (ce qui serait proprement fantastique, si l’on y songe bien), alors qu’il ne fait qu’uti-
liser son pouvoir de voyance romanesque pour plonger ses yeux dans la tête du
personnage puis, au passage et subrepticement, pour faire comprendre ce qui se passe
dans sa propre tête de voyeur ironique.
Un deuxième exemple, plus complexe, permettra de mieux prendre la mesure du pou-
voir d’ironisation du style indirect libre. En effet, si le procédé associe, indissolublement,
un énoncé effectivement prononcé et un contenu de conscience, il arrive parfois que les
mêmes mots d’une seule phrase renvoient simultanément à ce que dit un personnage et
à ce qu’en pensent d’autres, créant un écheveau énonciatif rigoureusement indémêlable
(et d’autant plus réjouissant). Ainsi de cette scène où monsieur et madame Bovary se
préparent pour le bal auquel ils ont été invités au château du marquis d’Andervilliers :
Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d’une actrice à son début. Elle
disposa ses cheveux d’après les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe
de barège, étalée sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre.
« Les sous-pieds vont me gêner pour danser, dit-il »28.

28. Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 117.

296
On perçoit sans peine le comique de la scène. Emma est toute à sa toilette – et en par-
ticulier à l’élégance de sa coiffure –, et voilà que son balourd de mari l’oblige à considérer
son ventre puis ses sous-pieds : on ne saurait tomber plus bas. En particulier, il est clair
que le mot de « ventre », avec ce qu’il implique d’organicité triviale et, s’agissant de
Charles Bovary, inesthétique, est un foyer d’incongruité d’où émane un vague parfum
de raillerie. En revanche, il est plus difficile d’attribuer à une instance précise la nota-
tion : « Le pantalon de Charles le serrait au ventre. » En fait, cinq interprétations se pré-
sentent à l’esprit, sans qu’il soit possible de trancher avec certitude (de là, l’ironie abyssale
du passage). Il peut s’agir d’une précision donnée par le narrateur lui-même, préparant
l’intervention suivante de Charles au style direct. Il faut avouer que cette hypothèse est
la moins probable, la succession passé simple/imparfait (« elle entra […]/ Le pantalon
de Charles le serrait […] ») étant l’un des indicateurs les plus sûrs de passage au style
indirect libre.
Admettons que la notation descriptive relève du style indirect libre. Il reste alors à
résoudre deux problèmes : s’agit-il d’une parole ou d’une pensée rapportée ? À qui attri-
buer cette parole ou cette pensée ? Imaginons – c’est la deuxième interprétation – que le
texte formule ici une pensée muette de Charles, qu’il traduirait par la phrase qui lui fait
suite (« les sous-pieds vont me gêner pour danser »). On devine alors son intention (et
surtout celle, plus malicieuse, de Flaubert) : il se sent gêné par son gros ventre, pour
lequel son pantalon fait un peu étriqué mais, à l’intention de sa femme, il préfère à cette
réalité peu flatteuse une remarque sur les sous-pieds, qui écarte le regard et la pensée
loin de la partie concernée (le gros ventre). Mais (troisième interprétation) on a peut-
être affaire à une phrase explicitement prononcée par Charles, que le narrateur choisit
de formuler au style indirect libre, au contraire de la suivante. Dans ce cas, la confusion
entre les plans de Charles et du narrateur serait l’indice d’une discrète connivence mani-
festée par Flaubert envers Charles qui, n’en déplaise à sa coquette de femme, a bien le
droit d’être gêné au ventre par son pantalon. Quatrième interprétation : Emma, qui a
enfin terminé de s’admirer avec sa coiffure et sa robe de barège, se tourne vers son mari
et est brusquement accablée, dans son for intérieur, par son allure de petit-bourgeois
bedonnant – alors que ce dernier, pathétiquement inconscient de l’inélégance pataude
de son ventre, ne pense qu’à la gêne induite par les sous-pieds, qui ne font que rendre
plus sensible l’étroitesse du pantalon. Cinquième et dernière interprétation – à laquelle,
quoique sans preuve, je suis tenté de me rallier – : la phrase « Le pantalon de Charles le
serrait au ventre » correspond, plus ou moins, à une phrase effectivement prononcée par

297
Charles, mais telle qu’elle résonne à l’intérieur de l’esprit d’Emma – en effet, celle-ci, qui
ne pense alors qu’à elle, n’a en principe pas le regard tourné vers son mari et son atten-
tion ne peut être attirée que par une parole. Le recours au style indirect libre souligne
donc cruellement l’écart entre la parole naïve du mari et le dégoût presque physique
éprouvé par l’épouse : Emma, qui rêve alors à sa toilette, voit dans la référence triviale au
ventre encombrant de Charles la justification du mépris qu’elle éprouve alors pour lui et
qui, l’instant d’après, la poussera à lui interdire de danser. Grâce à la confusion entre le
plan discursif de Charles et le plan psychologique d’Emma, le terme « ventre » figure
stylistiquement le mépris de l’épouse en même temps qu’il en signale la cause. Parallèle-
ment, cette fois par la confusion entre le plan psychologique d’Emma et le plan énoncia-
tif de la narration, il traduit l’intervention ironique de l’auteur, qui se moque peut-être
bien davantage de la femme trop exaltée que du mari seulement falot. L’effet d’ironisa-
tion résulte de cette superposition des instances et des niveaux propre au style indirect
libre : assimilant le discours tenu par un personnage et un processus psychologique, puis
intégrant cette parole-pensée à la narration elle-même, l’auteur, en mêlant de façon
indiscernable les mots qu’il emprunte aux personnages et ses propres choix d’écriture,
esquisse implicitement les contours de sa perception de la situation, du jugement qu’il
cherche à communiquer au lecteur et de la distance, à tout jamais incommensurable,
qu’il institue entre les personnages et lui.
En effet, indépendamment de procédés aux effets locaux et limités – l’amplification
hyperesthique pour Baudelaire, le brouillage énonciatif chez Flaubert –, l’ironie ultime
réside en cette ruse auctoriale qui caractérise aussi bien l’esthétique réaliste qui s’impose
progressivement, en art comme en littérature, sous le nom de littérature, que l’hermé-
tisme littéraire, destiné à devenir le nouveau canon poétique : plus l’écriture fait le deuil
de son enracinement auctorial et paraît ostensiblement impersonnelle (« objective »,
écrit Rimbaud à son professeur Georges Izambard29), plus elle est profondément et
authentiquement subjective ; plus l’écrivain parle du monde et renonce à parler en son
nom propre (la fameuse « disparition élocutoire du poète30 »), plus il prend soin de dis-

29. « Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective […]. Un jour, j’espère,
– bien d’autres espèrent la même chose, – je verrai dans votre principe la poésie objective […] »
(Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard du [13] mai 1871, in Œuvres complètes, André
Guyaux (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 339).
30. La formule est bien sûr de Mallarmé (« Crise de vers », in Œuvres complètes, t. 2, Bertrand
Marchal (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 211).

298
séminer les indices latents de sa présence au cœur de ses œuvres. Tout se passe comme
si, au moment où la parole subjective n’a plus la même place dans la littérature moderne
que dans l’esthétique bavarde de l’Ancien Régime, le corps même des textes écrits et
publiés préservait et protégeait, dans ses replis ironiques, la figure de l’auteur.
Cette ironie moderne est ainsi bien plus qu’un instrument de dissimulation du sens.
Comme on l’a vu en commençant, tout rire est rire de connivence : même lorsqu’on rit
seul, on rit de se savoir rire, une part de soi se réjouissant du rire de l’autre part, et le rire
se nourrit alors de la réjouissance ressentie à ce dédoublement solitaire. Dans le cas d’un
rire artistique ou littéraire, l’œuvre créée enclenche un processus qui conduit, par une
nécessité proprement anthropologique, à s’imaginer le rieur derrière le texte. le rire est
donc le principal instrument de la subjectivation auctoriale : il suffit que le lecteur repère
une quelconque incongruité potentiellement risible pour qu’il soupçonne une manipula-
tion volontaire et que, plus généralement, il se pose la question de l’intentionnalité, qu’il
fasse l’hypothèse d’un projet auctorial dont l’œuvre fournirait les indices formels. C’est
pourquoi toutes les œuvres majeures de la modernité ont intégré l’ironie à leur poétique
et lui ont assigné une fonction proprement herméneutique. Et, à ce compte, le suprême
ironiste est sans contestation possible Mallarmé, qui a totalement transformé (et dissi-
mulé) son ironie dans un art concerté de l’opacification, au point que ses malicieuses
incongruités d’écriture ont fini par passer, canonisation aidant, pour les gestes solennels
d’une mystérieuse liturgie poétique. Mais son ironie est aussi la première de la modernité
à n’être pas voilée – ou si peu – d’un voile de mélancolie : c’est d’ailleurs cette légéreté,
ombrée par instants par la tristesse et les chagrins intimes, qui lui a sans doute valu de
n’être pas prise en considération. Alors que les grands ironistes du xixe siècle (Musset,
Gautier, Baudelaire, Flaubert…) disent tous par leur rire désenchanté le dégoût d’un
monde qui, selon le mot de Baudelaire, « va finir31 », Mallarmé se contente d’éprouver
– et de faire éprouver au lecteur de bonne volonté – le bonheur apaisé que doit engendrer,
pour la Littérature telle qu’il la rêve, le libre jeu de l’intelligence32. Avec lui, l’ironie a cessé
de valoir condamnation du réel : le temps de l’ironie post-moderne a déjà commencé.

31. L’expression vaut la peine d’être remise dans son contexte, terrible : « Le monde va finir. La
seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à
toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désor-
mais à faire sous le ciel ? » (Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 665).
32. Sur l’ironie de Mallarmé, voir Alain Vaillant, La Crise de la littérature, Grenoble, Ellug,
2005 (chap. 18, « Mallarmé et la boîte de Pandore », p. 361-382).

299
L’ironiste bifrons
Jusqu’à présent, je me suis attaché à montrer que, malgré les apparences, la disparition
(la « vaporisation ») du sujet et, en particulier, la plongée implicitement ironique dans le
monde des réalités sensorielles qu’effectuent l’écrivain, et aussi bien l’artiste réaliste (car
l’ironie est de la même eau, par exemple, dans L’Enterrement à Ornans de Courbet33), ne
contrevenait nullement au principe fondamental de la classique ironie antiphrastique
– qui repose, comme on a essayé de le démontrer, sur la confusion entretenue entre les
catégories du contraire et du contradictoire et sur l’incongruité perceptible qui est ainsi
instaurée entre le discours que l’ironiste réfute implicitement et le contraire de son
contradictoire. Il n’y a donc pas deux sortes d’ironie (l’ironie traditionnelle, qui ne serait
qu’une stricte manœuvre rhétorique, et l’ironie moderne, à portée ontologique et
éthique) : il y a bien un et un seul mécanisme ironique, dont l’amplification, la systéma-
tisation et la projection sur le plan des pratiques esthétiques peuvent aboutir à l’ironie
moderne. Et le fait que, dans un univers artistique où tout paraît virtuellement ironi-
sable, les significations soient beaucoup plus opaques, voire absolument indécidables, ne
change rien à la nature du phénomène.
Ceci admis, les choses ne sont évidemment pas si simples et on ne peut réduire la véri-
table fascination des modernes pour le réel à une simple ruse rhétorique. Car il y a bien,
chez les ironistes de la modernité, une sorte d’empathie compulsive et vertigineuse pour
le monde de l’altérité, l’envie ou la nostalgie, chevillée à l’imagination, d’une commu-
nion totale (et totalement heureuse) avec la réalité hors de soi. On se rappelle que Bau-
delaire expliquait le surnaturalisme, l’allié de son ironie, par ces « moments de l’existence
où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le sentiment de l’existence immensément
augmenté » : or c’est précisément cette capacité d’exultation sensorielle, de relation har-
monieuse au monde, que le même Baudelaire reconnaissait à Pierre Dupont, poète
populaire et immortel auteur du « Chant des ouvriers » ou du « Chant des paysans »
(« J’ai deux grands bœufs dans mon étable,/ Deux grands bœufs blancs, marqués de
roux […] ») – à Pierre Dupont, chez qui « grâce à une opération d’esprit toute particu-
lière aux amoureux quand ils sont poètes, ou aux poètes quand ils sont amoureux, la
femme s’embellit de toutes les grâces du paysage, et le paysage profite occasionnellement

33. L’ironie est de traiter une scène de genre comme s’il s’agissait d’une peinture d’histoire ; et
l’ironie, qui vise d’abord la hiérarchie des genres selon l’Académie, n’en souligne que davantage la
relation empathique du peintre avec l’univers rural de sa Franche-Comté natale.

300
des grâces que la femme aimée verse à son insu sur le ciel, sur la terre et les flots34 ». Bau-
delaire est bien sûr beaucoup trop ironiste pour se représenter, comme il le fait de
Dupont, en « poète, placé sur un des points de la circonférence de l’humanité, renv[oyant]
sur la même ligne en vibrations plus mélodieuses la pensée humaine qui lui fut trans-
mise35 » ; mais, n’eût été la mélancolie noire qui imprègne toute son œuvre, il aurait sans
aucun doute aimé être quelqu’un comme Pierre Dupont, en plus artiste (mais serait-ce
bien nécessaire, dans ces conditions, d’être artiste ?).
On peut en dire autant de Flaubert : il y a beaucoup trop d’intensité suggestive et de
puissance d’évocation dans ses descriptions (de paysages ou d’états d’âme) pour qu’il n’y
ait pas, de la part de l’écrivain, une disposition idiosyncrasique à l’hyperesthésie senso-
rielle ou émotionnelle. D’où la théorie du « génie » qu’il formule à plusieurs reprises
dans sa correspondance. Le génie n’est pas celui qui éprouve réellement les choses (cela
est à la portée de n’importe qui), mais qui est capable de créer en lui tous les états psy-
chologiques pour ensuite les recréer artificiellement :
Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est
toujours, en elle-même, dans sa généralité, et dégagée de tous ses contingents éphé-
mères). Mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le
génie. Voir. – Avoir le modèle devant soi, qui pose36.

Mais la difficulté est que, dans cette obscure dialectique de l’imagination et de la volonté,
l’écrivain n’est pas maître du jeu : « Pour écrire passablement ces choses-là, il faut sur-
tout les sentir et j’ai du mal à me faire sentir. Les érections de la pensée sont comme celles
du corps ; elles ne viennent pas à volonté37 ! » Baudelaire parle d’amour, Flaubert d’érec-
tions : tellement, pour l’un comme pour l’autre, la création résulte au bout du compte de
la force désirante de l’être, mais toute entière tournée vers l’art (c’est pourquoi Baude-
laire apporte cette précision en forme de restriction à l’analogie suggérée par Flaubert :
« plus l’homme cultive les arts, moins il bande38 »).

34. Charles Baudelaire, « Pierre Dupont [2] », in Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 174.
35. Charles Baudelaire, « Pierre Dupont [1] », in Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 27.
36. Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet [5-6 juillet 1852], in Correspondance, t. 2, Jean
Bruneau (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 127-128.
37. Ibid., p. 246.
38. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, op. cit., p. 703.

301
Malgré la parole prêtée au romancier (« Madame Bovary, c’est moi »), le véritable alter
ego fictionnel de Flaubert, dans son livre de 1857, n’est donc pas Emma, l’incarnation
très voluptueuse de l’illusion sentimentale, mais cette brave bête de Charles, ce lent-à-
jouir qui, à force de ruminer le sentiment fruste et obstiné qui le porte vers Emma, en
arrive à devenir un amoureux romantique et même à mourir d’amour, sans autre cause
que l’excès de chagrin et de désespoir – mourant de tristesse, comme Flaubert l’écrivait
plaisamment déjà en 1842 dans un écrit de jeunesse, Novembre, « ce qui paraîtra difficile
aux gens qui ont beaucoup souffert, mais ce qu’il faut bien tolérer dans un roman, par
amour du merveilleux39 ». Car le vrai jeune premier du roman, ce n’est ni Léon ni certes
Rodolphe, mais ce bonhomme grotesque de Charles ; et le dénouement du roman n’est
pas le suicide d’Emma, comme se le figurent étourdiment tant de lecteurs, mais la mort
simple et discrète de Charles, assis sous sa tonnelle, mort d’avoir rencontré par hasard
Rodolphe, l’ancien amant d’Emma. Car Charles rumine la vie et, à force de la ruminer,
parvient à s’en nourrir, malgré sa vacuité ontologique (vacuité si réelle et tenace que,
précise Flaubert par une de ses formules ironiquement ambiguës, le médecin appelé à sa
mort pour l’autopsier « l’ouvrit et ne trouva rien40 »). Or Flaubert partage avec Charles
cette bovinité constitutive. Lui aussi ne cesse de ruminer le réel et l’image de la rumina-
tion revient constamment, dans sa correspondance, pour désigner le long travail d’innu-
trition qui prépare puis accompagne le temps de l’écriture ; « il faut bien ruminer son
objectif avant de songer à la forme41 », écrit-il en 1853 à Louise Colet ; puis encore,
en 1876, cette fois à sa nièce Caroline, il se rêve en « père tranquille », à « ruminer Héro-
dias42 ». On n’en finirait pas de relever, comme beaucoup l’ont d’ailleurs déjà fait, l’en-
semble des métaphores, des calembours ou des allusions en tout genre renvoyant à ce
grand fantasme bovin qui obsède littéralement le romancier, chaque fois qu’il entre-
prend d’expliquer son travail d’écriture. Baudelaire rêvait de se vaporiser dans le monde,
Flaubert s’imagine se l’assimilant, le mâchant et le remâchant jusqu’à s’en dégoûter ;
mais, sur le fond, l’intention est la même.

39. Gustave Flaubert, Novembre, dans Œuvres de jeunesse, Claudine Gothot-Mersch et Guy
Sagnes (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 831.
40. Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 501.
41. Lettre à Louise Colet [29 novembre 1853], in Correspondance, t. 2, op. cit., p. 469.
42. Gustave Flaubert, Lettre à sa nièce Caroline [2 septembre 1876], in Correspondance, t. 4,
Jean Bruneau et Yvan Leclerc (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 106.

302
Le corps à corps empathique de l’écrivain avec le réel n’est donc pas seulement une
manœuvre ironique, mais représente, peut-être, la grande utopie de l’esthétique
moderne. Or, justement parce que cette empathie est sérieuse et constitue l’un des prin-
cipaux moteurs du processus d’imagination artistique, l’ironie lui est indispensable,
parce qu’elle seule permet d’allier indissolublement les deux tendances que l’artiste se
doit de concilier, sous peine de se disqualifier, l’exigence de lucidité critique à l’égard
d’un monde où il ne reconnaît plus le reflet de ce qu’il aime et, malgré tout, une capacité
émotionnelle intacte (voire amplifiée par sa désillusion) qui le porte à embrasser cette
réalité toujours désirable et à se l’absorber. C’est pourquoi le lyrisme, s’il veut être
pérenne et conséquent avec lui-même, a le besoin vital de l’ironie. Sans ironie, le lyrisme,
s’il reste porté par le rêve illusoire d’une union harmonieuse entre le sujet et le monde,
est constamment menacé par le reflux de la désillusion, par la révélation de sa propre
imposture, par la retombée définitive dans la réalité brutale. Et l’on risque alors de tom-
ber de très haut. En 1848, le poète Lamartine, chef du gouvernement provisoire de la
France en révolution, fait partager à la nation entière – qu’il refonde alors en répu-
blique – l’illusion lyrique d’un bonheur universel (exactement comme Pierre Dupont,
mais sur le registre sublime). Le 10 décembre 1848, il se présente aux premières élections
présidentielles, au suffrage universel, et rassemble sur son nom le nombre ridicule de
21 032 voix (0,28 % des votes) : au même moment, le lyrisme lamartinien est foudroyé
et disparaît de la scène politique et poétique. Au contraire, le lyrisme artistique de Bau-
delaire ou de Flaubert prend corps après leur désillusion face aux réalités de leur temps,
et du fait de cette désillusion : il sera donc indestructible.
Et c’est toujours Flaubert qui fournit les analyses les plus claires de ce lyrisme étrange-
ment ironique, où le burlesque doit finir par faire pleurer d’émotion – comme dans
Madame Bovary dont il commente ainsi la gestation à Louise Colet, le 9 octobre 1852 :
Voilà deux ou trois jours que ça va bien. Je suis à faire une conversation d’un jeune
homme et d’une jeune dame sur la littérature, la mer, les montagnes, la musique, tous
les sujets poétiques enfin. – On pourrait la prendre au sérieux, et elle est d’une inten-
tion de grotesque. Ce sera, je crois, la première fois qu’on verra un livre qui se moque
de sa jeune première et de son jeune premier. L’ironie n’enlève rien au pathétique. Elle
l’outre, au contraire. – Dans ma troisième partie, qui sera pleine de choses farces, je
veux qu’on pleure43.

43. Gustave Flaubert, Correspondance, t. 2, op. cit., p. 172.

303
Pleurer des « choses farces », c’est aussi ce qu’il appelle, dans une lettre écrite deux jours
avant, adopter le « point de vue d’une blague supérieure, c’est-à-dire comme le bon Dieu
les voit44 ». Ou c’est encore, comme il se caricature cette fois le 8 mai 1852, pleurer
d’émotion face aux autres et à leurs souffrances mais, dans le même temps, rire de soi-
même en se regardant pleurer dans une glace :
Personne plus que moi n’a au contraire aspiré les autres. J’ai été humer des fumiers
inconnus, j’ai eu compassion de bien des choses où ne s’attendrissaient pas les gens
sensibles. – Si la Bovary vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur. L’iro-
nie pourtant me semble dominer la vie. – D’où vient que, quand je pleurais, j’ai été
souvent me regarder dans la glace pour me voir ? – Cette disposition à planer sur soi-
même est peut-être la source de toute vertu45.

On peut douter des vertus réellement morales de cette force d’ironisation. Mais elle
fournit la clé de l’esthétique flaubertienne, qu’une dernière expression, dans la même
lettre, condense parfaitement, le « lyrisme dans la blague » : « Le comique arrivé à l’ex-
trême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague, est pour moi tout ce qui
me fait le plus envie comme écrivain […] ». Et, de fait, Flaubert a d’avance réalisé avec
Madame Bovary, sur le mode réaliste, le projet auquel rêvera – seulement – Baudelaire,
dans ses notes des Fusées :
Concevoir un canevas pour une bouffonnerie lyrique ou féerique, pour une panto-
mime, et traduire cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une atmosphère anor-
male et songeuse, – dans l’atmosphère des grands jours. – Que ce soit dans quelque
chose de berçant, – et même de serein dans la passion. – Régions de la Poésie pure46.

L’art du lyrisme ironique


Est-il utile de le préciser ? Pour que l’ironie ne contrecarre pas le mouvement d’expan-
sion lyrique, elle ne doit pas prendre l’apparence d’une intention explicitement moqueuse,
affleurant à la surface du texte. C’est d’ailleurs l’une des différences les plus visibles entre

44. Gustave Flaubert, Correspondance, t. 2, op. cit., p. 168.


45. Ibid., p. 84-85.
46. Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 664.

304
l’humour et l’ironie47. L’humoriste peut à la fois faire rire et attendrir, il attendrit même à
proportion de sa capacité à faire rire. Le rire de l’ironiste, au contraire, est dévastateur
pour l’émotion. Car l’humour naît, fondamentalement, de l’acception des choses, même
avec réticence, c’est un « oui mais », qui s’accommode, jusqu’à un certain point, de l’im-
perfection du monde. L’ironie, au contraire, signifie « non », un « non » de révolte et de
combat, qui n’admet pas le compromis. Aussi, je le signale au passage, la seule distinction
vraie qu’il est possible d’établir entre l’humour et l’ironie est, non pas formelle (tous les
théoriciens ont échoué à présenter un critère objectif et général entre les deux types de
rire), mais sociopolitique. L’ironie est l’arme (forcément sournoise et indirecte) de lutte
contre les pouvoirs autoritaires : ceux des rois, des empereurs, des tyrans, et toutes les
oppressions illégitimes en général. Elle est d’autant plus implacable qu’elle est dissimulée
et engagée dans un combat sans paix des braves possible. Au contraire, l’humour est le
rire qui s’épanouit en régime de liberté (par exemple, dans l’Angleterre du xviiie siècle, en
France à partir de la IIIe République et, en général, dans toutes les démocraties actuelles)48 :
il ne s’agit plus d’engager une lutte à mort contre un pouvoir auquel, de quelque manière,
le citoyen participe désormais. Puisqu’on est en régime de liberté, le citoyen doit, avant
toute chose, s’en prendre à lui-même ou au monde qu’il cautionne en acceptant d’y vivre,
et c’est ce que fait l’humoriste : mais on comprend sans peine que, dans ces conditions, le
rire soit mêlé à une dose (variable) de complaisante bienveillance. Ou, si l’on veut, l’hu-
mour est ce type particulier d’ironie (formellement, les procédés de l’humour sont en
effet exactement ceux de l’ironie, et pour cause), où le rieur rit d’une réalité dont il s’ac-
commode, et souvent pour s’en accommoder – alors que, à rebours, l’ironie non humo-
ristique exclut, sur le fond, toute velléité d’accommodement.
Je reviens au lyrisme ironique. L’ironie ne s’y manifeste pas par une franche dérision
ni par une drôlerie explicite, mais par le sentiment distillé au fil des pages qu’il existe,
derrière les mots alignés du texte, une présence latente, une intention auctoriale qui tire
les ficelles en sous-main, que rien n’est si clair ni si simple qu’il n’y paraît. Au-delà des

47. Pour une synthèse récente sur l’humour, voir Jean-Marc Moura, Le Sens littéraire de l’hu-
mour, Paris, PUF, 2010.
48. Le cas de l’humour communautaire (l’humour juif, par exemple) est particulier, puisqu’il
peut se développer au sein de l’État le plus répressif qui soit. Cependant, malgré les apparences, il
ne contrevient pas au principe général, car il implique que, au sein d’une communauté quel-
conque, il existe une forme même précaire d’autonomie relative à l’égard de la société et du pou-
voir dont dépend cette communauté.

305
émotions exprimées noir sur blanc, l’œuvre diffuse une vague impression de facticité,
un ordre curieusement concerté dont les incongruités calculées ne suffisent pas à déclen-
cher le rire et à rompre le charme, mais entretiennent le soupçon qu’une vague inconve-
nance se trame en coulisses – coulisses où l’auteur ne cesse de feindre d’inviter le lecteur,
tout en multipliant les chausse-trappes pour lui en interdire l’accès. Si bien que la sourde
présence de cette ironie auctoriale finit par accroître l’émotion lyrique, en lui prêtant
une profondeur à tout jamais insondable. On comprend les tergiversations de Baude-
laire, dans ses projets de préface successifs. D’un côté, sa tentation lancinante de dévoiler
sa « prosodie mystérieuse », sa « rhétorique profonde », « [s]on but et [s]es moyens, [s]
on dessein et [s]a méthode », « le mécanisme des trucs », « les loques, les fards, les pou-
lies, les chaînes49 ». De l’autre, son renoncement final, parce qu’il comprenait bien que
ces révélations, en déliant les nœuds unissant la poésie et l’ironie, allait renverser à terre
l’édifice artistique – et, avec lui, aussi bien l’ironie que la poésie.
À la limite – celle que vise tous les grands créateurs de formes littéraires du xixe siècle –,
l’effort de maîtrise artistique, avec la présence auctoriale surplombante qu’elle indique,
suffit à signifier l’intention ironique. Alors, pendant que le lyrisme, grâce au travail de la
forme, s’échappe du monde médiocre du sentimentalisme bavard où le cantonnent ses
praticiens naïfs, l’ironie se sublime elle-même en esthétique et, en se sublimant, s’éva-
nouit en tant que telle. Cette esthétisation de l’ironie, si forte chez Mallarmé qu’elle a
abouti chez beaucoup de symbolistes à une très paradoxale désironisation de l’ironie
elle-même – si l’on peut s’exprimer ainsi –, explique aussi la véritable obsession flauber-
tienne de l’art, de ses exigences et de son sacerdoce. Il y avait là non pas (du moins pas
seulement) une conviction d’écrivain laborieux, sûr que ses efforts indéfiniment recom-
mencés étaient la voie nécessaire de l’accomplissement littéraire, mais aussi et surtout
l’intuition que cette intransigeance d’artiste des mots empêcherait à l’ironie de faire
dévaler à l’œuvre la pente glissante de sa mélancolie originelle : ce qui, à la toute fin de la
vie et de l’œuvre, risqua d’arriver à Flaubert, avec le Dictionnaire des idées reçues, et, à
Baudelaire, avec le tout aussi inachevé Mon cœur mis à nu. Car si l’ironie est « la politesse
du désespoir » – selon le mot de Boris Vian, qui l’appliquait en vérité à l’humour –, l’art
est lui-même devenu, dans notre monde moderne profondément et définitivement
désenchanté, la politesse de l’ironie.

49. Toutes ces citations sont extraites des divers projets de préface des Fleurs du Mal (Charles
Baudelaire, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 181-186).
Le rire démocratique
Poétique comparée de l’humour

Jean-Marc Moura

I
l s’agira moins ici de proposer une approche formaliste de l’humour que de
tenter un panorama des recherches sur l’humour et un bilan partiel des problèmes
qui se posent à ce propos. Cela suppose d’éclairer la notion d’humour dans le champ
général d’une esthétique du rire, il apparaîtra alors clairement que cette étude est
contrainte de procéder selon une perspective comparatiste.

Situation des recherches


L’humour, en tant que phénomène clairement identifié et généralement accepté,
n’existe pas1 : un simple survol des recherches montre une diversité proprement étourdis-
sante, où chaque auteur emprunte à ses prédécesseurs ce qui lui semble utile à sa démons-
tration. Le fait va de pair avec un lieu commun de tout livre sur l’humour, résumé par la

1. Goldstein et Mc Ghee ne tentent même pas de définir l’humour au début de leur Psychology
of Humor, « for the simple reason that there is no single definition of humor acceptable to all investi-
gators in the area » (New York, Academic, 1972, p. XXI).

309
formule de Pierre Daninos, « l’humour, calvaire des définisseurs2 ». Il semble impossible
de réduire théoriquement ce qui incarne un « je-ne-sais-quoi » de l’esprit sans le détruire
du même geste. D’où l’existence d’un sous-genre du livre sur l’humour qui consiste à le
décrire en disant tout ce qu’il n’est pas : le Traité du style d’Aragon ou, plus récemment,
L’Homme de l’humour de Dominique Noguez3 veulent ainsi montrer qu’il n’existe de
définition ultime de l’humour que sur le mode de l’absence.
Les considérations étymologiques, apanage obstiné des livres sur l’humour, concluent
au caractère trompeur d’un mot que l’anglais a emprunté au français pour le lui rendre
complètement faussé. Le terme, revenu de la langue anglaise au cours du xviiie siècle,
n’est autre, comme Voltaire le fait remarquer à l’abbé d’Olivet, qu’« un ancien mot de
notre langue [“humeur”] employé en ce sens [“humour”] dans plusieurs comédies de
Corneille4 ». Originalité du français, l’étymon latin humor y subsiste sous deux lexies dis-
tinctes, alors qu’aux oreilles anglaises, espagnoles ou italiennes « humeur » et « humour »
résonnent à l’unisson. Le fait permet de distinguer plusieurs couches de sens :
La strate supérieure, « une sorte de gaieté railleuse et originale » selon la défini-
tion élégamment indéfinie d’Émile Littré, se rattache au champ sémantique du rire. La
strate intermédiaire inscrit humour au nombre des termes indiquant un état d’esprit,
ou une disposition passagère de l’âme. La strate la plus enfouie situe les humours au
niveau des choses du corps : le mot sert à désigner tout ce qui est flux, « fluence »
ou effluence à l’intérieur ou à la sortie du corps, par opposition aux « figures » ou
organes, lesquels constituent l’autre versant de la physiologie ancienne. Les aléas de la
diachronie, en ce qui concerne la langue française, ont simplement détaché la couche
superficielle du tuf5.

Selon leurs présupposés, les auteurs s’attacheront à une strate plutôt qu’à une autre,
rapprochant l’humour du comique, d’une humeur éphémère ou d’une disposition psy-
cho-physiologique. Comme l’ingéniosité en la matière semble inépuisable, les présenta-

2. Ainsi, le livre de Robert Escarpit débute par le rappel du titre d’un article écrit par Louis
Cazamian en 1906, « Pourquoi nous ne pouvons définir l’humour » (in L’Humour (1960), Paris,
PUF, « Que sais-je ? », 1994, p. 5).
3. Dominique Noguez, L’homme de l’humour, essai, Paris, Gallimard, « L’infini », 2003.
4. Lettre du 20 mars 1761. Pour une présentation détaillée de cette étymologie, voir Franck
Evrard, L’Humour, Paris, Hachette, « Supérieur », 1996, p. 9 et suiv.
5. Jonathan Pollock, Qu’est-ce que l’humour ?, Paris, Klincksieck, 2001, p. 13.

310
tions étymologiques se concluent souvent par des considérations sur le caractère
indéfinissable de l’humour dont Paul Valéry a donné un modèle largement cité :
Le mot « humour » est intraduisible. S’il ne l’était pas, les Français ne l’emploie-
raient pas. Mais ils l’emploient précisément à cause de l’indéterminé qu’ils y mettent,
et qui en fait un mot très convenable à la dispute des goûts et des couleurs. Chaque
proposition qui le contient en modifie le sens ; tellement que ce sens lui-même n’est
rigoureusement que l’ensemble statistique de toutes les phrases qui le contiennent, et
qui viendront à le contenir6.

La définition d’un terme ne sera jamais en effet que l’ensemble des occurrences dans
lesquelles il a été utilisé, et comme celles-ci sont nombreuses et inconciliables dans le cas
d’« humour », les tentatives de classement intrinsèque (on distingue plusieurs types
d’humours7) ou extrinsèques (on oppose l’humour à d’autres classes) viennent se super-
poser sans qu’une solution de continuité puisse être trouvée.
La difficulté provient du fait que l’humour est traditionnellement conçu comme une
espèce déterminée de disposition et d’attitude intellectuelle propre à un type d’homme
particulier. En ce sens, il se rapporte davantage à la psychologie et à la philosophie qu’à
la littérature8. Dès lors, les recherches sur l’humour vont être rejetées du côté de la psy-
chologie ou d’autres domaines extra-littéraires dans lesquels on examine les causes et les
conditions de ce qu’en tant que littéraires, nous devons aborder comme un phénomène
textuel et stylistique9.
Replacer l’humour dans la constellation de l’esthétique du rire consiste d’abord à ces-
ser d’employer le terme au sens général actuel, qui en fait un simple synonyme de

6. Dans Aventure, novembre 1921.


7. La distinction en couleurs de l’humour due à Dominique Noguez est l’une des plus suggestives.
8. Benedetto Croce mettait les critiques en garde dès 1903 : parce qu’il est un phénomène psy-
chique, l’humour est une matière de l’art mais son étude relève de la psychologie descriptive. Il
recommandait donc aux littéraires de s’en tenir à l’humour de chaque écrivain pour décrire la
manière singulière dont il se présente dans son œuvre. (« L’Umorismo », in Problemi di estetica et
contributi alla storia dell’estetica Italiana, Bari, Laterza, 1954, 5e éd., p. 281-291).
9. Béda Alleman a observé la même tendance à l’égard de l’ironie. Elle propose ainsi de distin-
guer l’ironie comme principe philosophique et métaphysique de l’ironie comme phénomène du
style littéraire (« De l’ironie en tant que principe littéraire », in Poétique, no 36, 1978).

311
« comique », « drôle », « risible10 ». Il importe de marquer la distance de l’humour à
l’égard de certaines formes de rire. L’humour répondrait plutôt au sourire de l’homme
civilisé : « the private laughter of the developed individual11 ». La distinction est bien
condensée par la formule d’Otto Julius Bierbaum : « Humor ist, wenn man trotzdem
lacht » (L’humour, c’est quand on rit quand même).
Pour cerner la spécificité du rire de l’humour, plusieurs pistes s’ouvrent au chercheur
qui veut l’étudier, à l’époque moderne et contemporaine : celles d’une histoire de la cri-
tique et de la théorie de l’humour, qui cerne les diverses significations de la notion, d’une
étude des développements littéraires de l’humour, nécessairement internationale, et
d’une approche de l’humour en tant que phénomène textuel.

La critique et la théorie de l’humour


L’histoire de la notion d’humour mêle considérations philosophiques, psychologiques,
anthropologiques, sociologiques, esthétiques. Elle débute au xvie siècle (où l’explication
la plus connue, dérivée de la doctrine médiévale des humeurs, est celle de Ben Jonson,
qui cherchait par là à promouvoir sa conception de la comédie), se développe dans la
critique littéraire au xviiie siècle en Angleterre12, et acquiert un statut philosophique
vers 1800, en Allemagne. Dans les écrits des frères Schlegel, de Jean Paul Richter, de
Schelling et de Solger, il tient une place centrale et se voit discuté principalement en
référence au roman anglais (Fielding, Smolett, Sterne).
L’excentricité et l’extravagance caractéristiques de l’humour sont alors reliées à l’ima-
gination moderne, aux débats sur l’ironie romantique13. S’élabore un concept d’ironie

10. C’est en ce sens que l’emploie Gilles Lipovetsky lorsqu’il identifie notre époque à une « ère
du vide » où l’humour a gagné, le « néo-nihilisme » post-moderne n’étant « ni athée ni mortifère,
il est désormais humoristique » (L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gal-
limard, 1983, p. 154).
11. Harold Nicolson, The English Sense of Humour and Other Essays, Londres, Constable & Co,
1956, p. 25.
12. Stuart M. Tave a montré comment, entre le xviie et le xixe siècle, certaines conventions de
la théorie du comique se transforment pour aboutir à un nouvel ensemble de conventions que
l’on désignera par l’étiquette « amiable humour » (The Amiable Humorist, Chicago, University of
Chicago Press, 1960).
13. Voir Ernst Behler (maître d’œuvre de l’édition critique des écrits de Friedrich Schlegel) :
Ironie et modernité, Paris, PUF, 1997.

312
nouveau qui concerne le rapport de l’auteur à son œuvre, sa « sortie » des structures
poétiques de la fiction, son mouvement qui lui fait transcender la création littéraire
(d’où une problématisation de la communication littéraire).
L’ironie sort ainsi du cercle bien défini de la rhétorique pour s’emparer de la littérature
de l’époque mais aussi de périodes antérieures : des œuvres comme Don Quichotte qui
n’avaient guère été mises en rapport avec l’ironie jusque-là furent considérées comme des
expressions de l’ironie. Le terme d’ironie romantique va donc renvoyer à une forme litté-
raire découverte par les romantiques chez les écrivains qu’ils admiraient (Boccace, Cer-
vantès, Shakespeare, Diderot, Sterne…). La mise en évidence de cette ironie ne fut pas
seulement affaire de pratique littéraire mais avant tout de théorie14. Cette refonte consciente
du concept d’ironie insiste sur une ironie « qui apparaît spécifiquement dans la littérature,
avec laquelle l’auteur est présent dans son œuvre et mène tous les jeux possibles de la dis-
simulation15 ». Il s’agit d’une caractéristique de la littérature moderne et même, selon Frie-
drich Schlegel, qui remontait à Socrate, une caractéristique de la philosophie.
L’humour tantôt va être identifié à l’ironie romantique16, tantôt va s’en distinguer
(particulièrement chez Jean Paul Richter qui définit l’humour comme une espèce à la
fois plus chaleureuse et plus globale de l’expression poétique). Dans le Cours prépara-
toire d’esthétique/Vorschule zur Ästhetik (1804), il en fait « le sublime inversé » et livre
une théorie du comique, où l’humour se définit en tant que « comique romantique ».
Kierkegaard proposera une conception proche, mais dans une perspective religieuse.
« Conscience de la faute totale », du « privilège » qui consiste à recevoir un châtiment,
l’humour est défini dans le Post-Scriptum (II, 2, A, § 3) comme « union de la culture
intellectuelle […] et de l’immédiateté enfantine » dans la reconnaissance, par le sujet, de
son infinie culpabilité face à Dieu. L’humour est manifestation de l’acceptation de la loi,

14. Ernst Behler date ce tournant critique de 1797 (ibid., p. IX), époque de publication des
Fragments critiques de Fr. Schlegel dans la revue Lyceum der schönen Künste.
15. Ibid., p. XI.
16. Dans ses fragments intitulés Blütenstaub, Novalis écrit : « Ce que Fr. Schlegel caractérise
d’une manière si vive comme l’ironie n’est à ma connaissance rien d’autre que la conséquence, le
caractère de la prudence, de la véritable actualité de l’esprit. L’ironie de Schlegel me paraît être un
véritable humour. Avoir plusieurs noms est profitable à une idée. » (Ibid., p. 213).

313
fût-elle inique, en vertu de l’incommensurabilité de la raison humaine et de la raison
divine17. Il se situe aux confins esthétiques du religieux.
La conception de Jean Paul va être, en gros, reprise dans d’innombrables interprétations
jusqu’au xxe siècle, en Allemagne puis en Angleterre, en France18, aux États-Unis notamment.
Le xxe siècle restera comme celui qui a rendu l’humour à la diversité des processus
humains qu’il concerne : philosophie – de Bergson (qui traite d’un sujet plus large, le
comique) à Wladimir Jankélévitch ou Gilles Deleuze – linguistique19, psychologie,
anthropologie20. Des revues sont parues, exclusivement consacrées à ce phénomène, tel
Humor21 ou en France, Humoresques. Beaucoup de théories générales sur l’humour (le
prenant souvent pour un synonyme de « comique ») ont été avancées : en 1923,
J.Y.T. Grieg en comptait déjà 88 distinctes22. En 1989, S.C. Vogel les classe en trois grandes
catégories23 et présente un tableau ordonnant les anciennes théories, de Platon et Aris-
tote jusqu’à Freud et Bergson, en huit types généraux24. Devant une telle abondance

17. Ce qui est au principe des deux récits fondateurs de la philosophie de Kierkegaard, emprun-
tés à la Bible : Job et Abraham.
18. Dès 1814, Mme de Staël attire l’attention sur l’humour : « La gaieté sérieuse qui ne tourne
rien en plaisanterie, mais amuse sans le vouloir, et fait rire, sans avoir ri ; cette gaieté que les
Anglais appellent humour, se trouve aussi dans plusieurs écrits allemands ; mais il est presque
impossible de les traduire. » (De l’Allemagne, Paris, H. Nicolle, éd. de 1814, II, p. 316-317). Voir
Claude Pichois, L’Image de Jean Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, José Corti, 1963. Le
Cours préparatoire d’esthétique est traduit en français en 1862.
19. Les traducteurs, qui rencontrent nombre de problèmes pour la transposition des jeux de
mots, y ont insisté. Voir Pierre Guiraud, Les Jeux de mots (Paris, PUF, 1976) ; Jacqueline Henry,
La Traduction des jeux de mots (thèse doctorat, linguistique, Paris III, 1993) et « Traduire l’hu-
mour », in Ateliers, no 15, 1998. Sur une problématique linguistique générale, voir Lucie
Olbrechts-Tyteca, Le Comique du discours, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1974.
20. Le rire étant étudié comme un phénomène humain mal connu : Helmuth Plessner, Le Rire
et le pleurer. Une étude des limites du comportement humain, Paris, Éd. de la Maison des sciences
de l’Homme, 1995 ; Mahadev L. Apte, Humor and laughter. An Anthropological Approach, Ithaca,
(N.Y.), Cornell university press, 1985. Les éthologues se sont aussi intéressés au rire : Éric Smadja,
Le Rire, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993.
21. Humor. International Journal of Humor Research publié depuis 1988 par Mouton de Gruyter,
Berlin, New York.
22. J.Y.T. Grieg, The Psychology of Laughter and Comedy, New York, Dodd, Mead & Co., 1923.
23. 1. Incongruity (Surprise, Configurational) theories ; 2. Superiority (derision, disparage-
ment, or disposational) theories ; 3. Relief/release theories.
24. S.C. Vogel, Humor : a Semiogenetic Approach, New York, Brockmeyer, 1989, p. 6.

314
critique, certains chercheurs ont même proposé de fonder une nouvelle discipline, uni-
quement consacrée à l’humour : « Gelatologie » (Ernst Kretschmer25) ou « humoro-
logy » (P. Lewis et M.L. Apte26).
Pour aller vite, se dessinent deux grandes tendances : 1. l’humour est envisagé comme
une vision du monde dont l’historicité est partiellement examinée ; 2. l’humour fait l’ob-
jet d’une théorie (méta-)psychologique, dont le type le plus connu est l’interprétation
freudienne. En Allemagne, le philosophe Joachim Ritter, s’inspirant de Jean Paul, consi-
dère que l’humour concerne moins le risible ou le comique, que la conscience des limites
de la raison. L’humour est appréhendé comme le geste infiniment positif par lequel tout
ce qui a été rejeté comme futile par la raison demeure dans la réalité de la vie27. Nombre
de théoriciens contemporains font ainsi jouer à l’humour un rôle important dans la
(post-)modernité. Dans le domaine littéraire, Milan Kundera a pu présenter « l’esprit de
l’humour » comme l’origine du roman européen, cet « art né du rire de Dieu28 ».

Les études comparatistes


Ces travaux sont appelés par la diffusion internationale de la critique et de l’expression
de l’humour littéraire. Nous disposons en effet de nombreux et excellents travaux sur les
spécificités nationales de l’humour : qu’ils soient anciens : L. Cazamian pour l’Angle-
terre, L. Pirandello pour l’Italie, Jose Garcia Mercadal pour l’Espagne29, ou plus récents :
Hans-Dieter Gelfert pour l’Allemagne30, Daniel Royot pour les États-Unis31 ou
M. Autrand, D. Grojnowski, Dominique Bertrand, Daniel Ménager pour la France32.

25. E. Kretschmer, Die Welt der Galgenlieder. Christian Morgenstern und der viktorianische
Nonsense, Berlin, M. de Gruyter, 1983.
26. Dans Humor, 1-1, 1988, p. 5.
27. J. Ritter, « Über das Lachen » (1940), in Subjektivität, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp
Verlag, 1980.
28. Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 193-194.
29. J.-G. Mercadal, Antologia de humoristas españoles. Del siglo I al XX, Madrid, Aguilar, 1964.
30. H.D. Gelfert, Max und Monty, München, Beck, 1998.
31. D. Royot, L’Humour et la culture américaine, Paris, PUF, 1996.
32. En France, il faut signaler l’association CORHUM (Association française pour le dévelop-
pement des recherches sur le COmique, le Rire et l’HUMour) présidée par Stora-Sandor.

315
L’étude comparatiste s’efforce de relier ces lettres car l’humour se joue au niveau euro-
péen voire occidental plus qu’à celui d’une nation. J’ai naguère consacré une étude au
comparatisme français intéressé par l’humour. C’est Paul Stapfer qui, à partir de 1870, a
véritablement fait entrer la notion dans la critique littéraire33 grâce à ses études de « lit-
tératures étrangères et comparées34 ». En 1889, il donne un Rabelais, sa personne, son
génie, son œuvre35 où Rabelais est présenté comme « le plus grand des humoristes36 ».
En 1895, son Montaigne37 insiste également sur l’humour de l’auteur des Essais38.
Stapfer rend justice à la double dimension de l’humour, où s’associent l’importance
du moi et la philosophie qui lui est sous-jacente39, désignant un rire moderne qui
échappe aux critères traditionnels de classification. Elle répond à un certain idéal
flaubertien : « Le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme
dans la blague, est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme écrivain40. »
Fernand Baldensperger s’inspirera de Stapfer, mais sa conclusion traduit sa difficulté à
saisir la spécificité du phénomène : au fond, « il n’y a peut-être pas d’humour, il n’y a que
des humoristes41 ». L’humour est un véritable défi au comparatiste dans la mesure où il
porte la trace de particularités individuelles ou nationales. On peut ainsi « ranger les

33. Michel Autrand remarque que sa théorie et l’utilisation qu’il fait de la notion va « pendant
deux décennies au moins enrichir et dominer toute la réflexion sur le phénomène » (Michel
Autrand, L’Humour de Jules Renard, Paris, Klincksieck, 1978, p. 15).
34. Sa thèse (1870) portait sur l’humoriste anglais Laurence Sterne. Il a ensuite publié deux
séries d’études sur Shakespeare et l’Antiquité (1879-1880), l’humour étant analysé selon deux
voies : à la lumière de l’Esthétique de Hegel et en opposant le poète anglais à Molière.
35. Paul Stapfer, Rabelais, sa personne, son génie, son œuvre, Paris, Armand Colin, 1889. Le texte
est cité plusieurs fois par Bakhtine dans son ouvrage sur Rabelais.
36. Ibid., p. VI.
37. Paul Stapfer, Montaigne, Paris, Hachette, 1895.
38. Des études ultérieures sur Fielding, Jean-Paul, Anatole France dégageront chaque fois les
particularités de l’humour d’un écrivain. Les travaux de Stapfer marquent une avancée parce
qu’ils sont véritablement comparatistes à une époque où peu d’érudits s’intéressent à cet aspect,
singulièrement pour le texte humoristique.
39. Le bilan de ses recherches est donné dans Humour et Humoristes (Paris, Fishbacher, 1911).
40. Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 8 mai 1852, in Correspondance, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980, p. 85.
41. Ibid., p. 25.

316
écrits des humoristes parmi ce qui, dans la littérature moderne, […] reste le plus impé-
nétrable, le plus “incommunicable” d’une littérature à une autre42 ».
Soixante ans plus tard, Robert Escarpit s’attaquera de nouveau à l’approche compara-
tiste de l’humour, s’inspirant moins de F. Baldensperger que du travail d’un autre jeune
professeur du début du siècle, Louis Cazamian qui publiait dès 1906 un article intitulé
« Pourquoi nous ne pouvons définir l’humour » dans la Revue germanique avant de don-
ner, en 1952, un monumental The Development of English Humor43 où il renonce à défi-
nir le phénomène. Escarpit place donc l’humour anglais au centre de son propos, saluant
en Geoffrey Chaucer le premier humoriste de cette littérature, avant de proposer à
grands traits une histoire de l’humour qui rayonne, à partir de l’Angleterre, en Europe et
aux États-Unis.
Il essaie d’en identifier les diverses manifestations littéraires avant de le définir finale-
ment comme « un art d’exister » dont on peut exprimer l’intention générale :
C’est une volonté et en même temps un moyen de briser le cercle des automatismes
que, mortellement maternelles, la vie en société et la vie tout court cristallisent autour
de nous comme une protection et comme un linceul44.

Les travaux, plus récents, de Judith Stora-Sandor pointent dans une direction privilé-
giée par les recherches anglophones actuelles, l’humour des « minorités45 », ainsi l’hu-
mour féminin, dont l’histoire dans la littérature occidentale reste à écrire46. Le programme

42. Ibid.
43. Louis Cazamian, The Development of English Humor, Durham (N.C.), Duke U.P., 1952.
44. Ibid., p. 127.
45. Judith Stora-Sandor, « Le Rire minoritaire », in Autrement, no 131, septembre 1992,
p. 176. Elle a ainsi étudié le phénomène de l’humour juif dans une thèse de doctorat d’État en
littérature comparée, publiée en 1984 (J. Stora-Sandor, L’Humour juif dans la littérature, de Job
à Woody Allen, Paris, PUF, 1984).
46. Judith Stora-Sandor observe que le rire, explosion bruyante, soudaine et incontrôlée, a tou-
jours été contraire à l’image de la femme en Occident. Il en va de même pour la production de
l’humour féminin : non seulement la femme ne devait pas rire, mais elle ne devait pas « faire rire »
non plus. Le genre comique, à partir d’Aristophane, en passant par la comédie latine, les fabliaux,
la commedia dell’arte, Shakespeare, Molière ou Beaumarchais fut l’œuvre quasi-exclusive des
hommes. Marguerite de Navarre, en France au xvie siècle, ou Aphra Behn, en Angleterre au
xviie siècle sont des exceptions remarquables. « Si de nombreuses comédies valorisaient l’esprit
féminin, si les fabliaux décrivaient des femmes vives à la repartie, leurs auteurs étaient des
hommes. » (Ibid., p. 177). À cet égard, J. Stora-Sandor identifie deux stéréotypes féminins domi-

317
d’étude qu’ouvre Stora-Sandor est immense, partant de l’épanouissement de l’esprit
féminin manifesté à la naissance des salons littéraires à partir du xvie siècle en Italie, en
France et en Angleterre, jusqu’à l’humour des romancières à partir du xixe siècle, de Jane
Austen à Virginia Woolf ou Colette, puis à un humour contemporain illustré en France
par Ainsi soit-elle (1975) de Benoîte Groult.
Les travaux récents de Jonathan Pollock insistent, eux, sur les liens humour-mélanco-
lie en revenant sur la composante humorale du phénomène, manifestée par l’étymolo-
gie47. À la suite de Klibansky, Panofsky et Saxl (Saturne et la mélancolie), il estime que
« ce tour d’esprit proprement moderne qu’est l’humour délibérément cultivé est un cor-
rélat de la mélancolie48 ».
Une récente ramification de ces recherches comparatistes concerne les études de tra-
duction. Comme l’humour est un phénomène passant difficilement d’une nation à une
autre, les œuvres humoristiques comptent parmi les textes les plus délicats à traduire.
Sans même parler des jeux de mots, les pages des humoristes représentent souvent un
défi au traducteur49. Il y a là une réflexion à mener sur les stratégies de traduction de
l’humour, singulièrement le traitement de la part d’implicite propre au discours humo-
ristique et des composantes culturelles inévitablement présentes en lui.
Aujourd’hui, nous bénéficions des acquis de ces études comparatistes qui ont mis en
évidence divers aspects importants du phénomène. Au plan international, un pro-
gramme de recherches nettement interdisciplinaire se dessine. Il est développé par l’In-
ternational Society for Humor Studies en Allemagne et aux États-Unis50, par la CORHUM
en France. Son questionnement est résumé par M.L. Apte :

nant la littérature comique : la mégère et la femme adultère-séductrice. Ces figures d’origine fan-
tasmatique renverraient à l’imago maternelle. Ces personnages de dominatrices triomphent des
hommes, si bien que presque toute la littérature comique, issue de l’imaginaire masculin, présente
les mâles comme perdants face au pouvoir féminin (« Les redoutables ridicules : personnages
féminins dans la littérature comique », in Humoresques, Nice, Z’éditions, 1990, t. I).
47. Jonathan Pollock, Qu’est-ce que l’humour ?, op. cit.
48. Ibid., p. 11.
49. Voir notamment, dans la revue Ateliers, « Traduire l’humour » (no 15, 1998) et « Humour,
culture, traduction(s) » (no 19, 1999).
50. Sa constitution figure dans Humor, vol. 9-3/4, 1996. La revue elle-même étant résolument
interdisciplinaire.

318
Are there cross-culturally shared ways in which humor stimuli are generated and humor
is appreciated ? Are there categories and types of humor that occur in many societies ?
[…] Does humor serve similar purposes in many societies ? Do similar behaviors, objects,
institutions, and so forth across cultures serve as stimuli of humor ? Do cultures share
similar attitudes towards the need, desirability, occurrence and use of humor in certain
social events ? In other words, are there indigenous explanations of humor phenomena
that appear to be similar across cultures ?51

L’humour, envisagé comme un phénomène culturel fondamental, semble appeler une


étude sociologique et anthropologique de genèse et de fonctionnement venant combler
la grande lacune observée par Apte : « cross-cultural studies of humor simply do not
exist52 ». Des questions telles que la différence entre ce qui fait rire les Chinois et les Occi-
dentaux, ce qui fait rire les Africains et les Européens, ou bien la nature occidentale ou
universelle de la distinction comique/humour ne sont pas vraiment traitées. L’ouvrage
interculturel d’Apte est, en ce sens, novateur.
Dans cet ensemble de recherches, la littérature est minoritaire, comme suffit à le mon-
trer l’examen des chapitres d’un livre destiné aux chercheurs américanistes, Humor in
America. A Research Guide to Genres and Topics53. Un chapitre est consacré à « Literary
Humor », le reste évoquant les « Comics », les « Periodicals », le cinéma ou la radio. C’est
précisément pour cette raison qu’il convient, sans renoncer à l’interdisciplinarité, de
marquer la spécificité d’une approche littéraire de l’humour.

Formes de l’humour littéraire


Il n’y a pas de « structure du langage humoristique54 », la construction d’une typologie
de l’humour apparaît comme une sorte d’oxymore épistémologique. Les opérations de
l’approche poéticienne qui consistent à définir un objet sémiotique (genre ou type de
discours) achoppent sur ce qui représente un irréductible « je ne sais quoi ». Mais certains
travaux, tantôt monographiques (Autrand) tantôt comparatistes permettent d’envisager

51. Mahadev L. Apte, Humor and Laughter. An Anthropological Approach, op. cit., p. 15.
52. Ibid., p. 9.
53. Humor in America. A Research Guide to Genres and Topics, Lawrence E. Mintz (dir.), New
York, Greenwood Press, 1988.
54. Titre d’un article de Dominique Noguez, Revue d’esthétique, t. 22, fasc. 1, Paris, PUF, 1969.

319
une étude des formes. Car s’il est vrai que l’humour ne se limite ni à un genre, ni à une
forme ou à un ensemble thématique, il n’en demeure pas moins qu’il se manifeste plus
particulièrement selon certains processus textuels réapparaissant régulièrement. Plu-
sieurs approches peuvent être identifiées :
– La définition de formes ou discours littéraires plus particulièrement liés à l’humour :
l’étude du « nonsense » par Wim Tigges, celle des textes « fumistes » de la fin de xixe siècle
française (Daniel Grojnowski55) ou des formes brèves humoristiques (du type mots
d’esprit, aphorismes, définitions de dictionnaires). On peut aussi évoquer ici des types
narratifs, par exemple, le récit de voyage (D. Bertrand56, J.-M. Racault57).
– La mise en évidence de postures historiquement et stylistiquement caractérisées :
a. ensembles nationaux : l’humour anglais, l’humour américain58, traversées diachro-
niques du phénomène humoristique.
b. ensembles chronologiques : le xviiie siècle anglo-allemand avec la relation très forte
entre l’œuvre de Sterne et celle de Jean Paul (Alain Montandon59), le tournant du
xviiie siècle et les débats sur l’ironie romantique (E. Behler).
c. ensembles internes à une œuvre : la partie humoristique de l’œuvre de Jean Paul
qu’il opposait lui-même à sa partie satirique (Procès groenlandais ; Choix des papiers du
Diable) ; le Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet de Flaubert dont la pro-
blématique cardinale de la bêtise a été dégagée par Anne Herschberg-Pierrot60.

55. Wim Tigges, An Anatomy of Literary Nonsense, Amsterdam, Rodopi, 1988 ; Daniel Gro-
jnowski, Aux commencements du rire moderne. L’Esprit fumiste, Paris, José Corti, 1997.
56. Le Rire des voyageurs (xvie-xviie siècles), Dominique Bertrand (dir.), Clermont-Ferrand,
Presses universitaires Blaise-Pascal, 2007.
57. Voyages badins, burlesques et parodiques, Jean-Michel Racault (dir.), Saint-Étienne, Publi-
cations de l’Université de Saint-Étienne, 2005.
58. Louis Cazamian, The Development of English Humour, Durham (N.C.), Duke U.P., 1952 ;
Daniel Royot, L’Humour et la culture américaine, Paris, PUF, 1996.
59. Alain Montandon, Jean Paul romancier. L’Étoile shandéenne, Paris, Adosa, 1987.
60. Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées recues et le catalogue des idées chic, Anne Hers-
chberg-Pierrot (dir.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche », 1997. Voir aussi
Anne Herschberg-Pierrot, Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, Villeneuve-d’Ascq,
Presses universitaires de Lille, 1988.

320
Au plan d’une poétique générale, des travaux comme ceux de Wolfgang Schmidt-Hid-
ding, Sieben Meister des literarischen Humors in England und Amerika61, travaillant sur Chau-
cer, Shakespeare, Fielding, Sterne, Lamb, Dickens et Twain, ou plus récents comme ceux de
Ulrike Montigel, Der Körper im humoristischen Roman (1986), analysant Rabelais, Sterne,
Jean Paul et Vischer, dessinent les lignes de force d’une approche des formes littéraires.
L’humour est essentiellement une disposition intérieure qui fait remonter, dans le
texte, à la présence de l’auteur. Deux aspects de cette disposition sont plus particulière-
ment évoqués dans les travaux critiques :
– L’humour est lié à l’importance du moi de l’auteur dans son œuvre. On évoquera
alors l’égotisme (Émile Forgues62), le culte du moi (Philarète Chasles63), la domination
du « Je » dans l’écriture humoristique (G.W.F. Hegel64). Naturellement, dans tout texte,
le moi de l’auteur est présent, mais avec l’humour, il s’affiche ; le texte ne peut prendre
sens et valeur « que dans l’idée même que le lecteur doit être amené à se faire des rap-
ports de dépendance étroits qui unissent ce texte à son auteur65 ». À l’encontre du texte
d’un idéal anonymat, l’humour développe un texte fragile, indéfiniment annulable et
renouvelable par ce qui fait son prix, la toute-puissance du « Je » qui écrit, qui s’écrit.
– Il est lié à l’acquisition par ce moi d’une attitude philosophique particulière66. Il n’est
pas en effet question de lyrisme. Ce « Je » se caractérise par l’instauration d’un échange
permanent entre deux pôles, il se dédouble en quelque sorte. Le dialogue intérieur de
Montaigne, « cette façon de se présenter à autrui comme si l’on était soi-même spectateur
du personnage qu’on donne à voir, autrement dit comme si l’on assistait de l’extérieur,
avec l’interlocuteur auquel on s’adresse, à la formulation d’un propos qu’on est en train

61. Wolfgang Schmidt-Hidding, Sieben Meister des literarischen Humors in England und Ame-
rika, Heidelberg, Quelle und Meyer, 1959.
62. « Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne : Thomas Hood », in Revue des
deux mondes, 15 novembre 1847.
63. Journal des Débats, 24 mai 1831.
64. Cours d’esthétique.
65. Michel Autrand, L’Humour de Jules Renard, op. cit., p. 26.
66. Ibid., p. 25 et suivantes. Attitude proche de l’ironie lyrique mise en évidence et analysée ici
même par Alain Vaillant.

321
de proférer67 », constitue ainsi l’assise de son humour68. Le trait le plus apparent en est la
tendance de l’humoriste à se critiquer, à s’englober dans toute satire qu’il fait des autres69,
ce que Jean Paul a condensé d’une formule, « L’humour, c’est le moi parodié70. »
Nul « nombrilisme » ici mais le reflet d’une éthique, d’un scepticisme extrême (selon
Stapfer, l’idée d’un néant ou d’un désordre universels ne serait même pas l’aspect majeur
de cette philosophie dans la mesure où cette affirmation serait une première certitude,
alors que l’humour n’en a vraiment aucune), d’une « idée anéantissante » (Jean Paul),
lucidité aiguë qui n’entraîne ni joie ni tristesse mais nécessairement l’une et l’autre. L’hu-
moriste a ainsi le pouvoir de constater, de décrire et par là même de réduire le mal, il
triomphe de celui-ci dans un sourire qui rappelle le renversement pascalien du roseau
pensant, à cette différence près qu’on pourrait soutenir que la pensée est un donné pour
l’homme alors que l’humoriste conquiert ce sourire, peut-être son unique victoire71.
On conçoit que les prolongements ultimes de cette attitude résident dans une philoso-
phie de l’existence qui déborde la littérature. Mais on peut aussi partir de ces éléments
pour décrire un certain nombre de procédures textuelles manifestant cette attitude et
qui méritent d’être éclairées dans une perspective littéraire72.
Deux types généraux d’analyse se sont développés (qui reprennent, à bien des égards,
les précisions de Jean Paul) :

67. Bruno Roger-Vasselin, Montaigne et l’art de sourire à la Renaissance, Paris, Nizet, 2003, p. 8.
68. Michel Autrand cite le dédoublement, chez Musset, en Octave et Coelio, ou l’oscillation de
Flaubert entre Madame Bovary et La Tentation de saint Antoine (Michel Autrand, L’Humour de
Jules Renard, op. cit., p. 27).
69. Ce que Montaigne illustre fort bien, lorsqu’il remarque : « Je me tiens de la commune sorte,
sauf en ce que je m’en tiens » (« De la présomption », Essais III, 17).
70. Il a aussi évoqué le « suicide grammatical du moi » (Jean Paul, Cours préparatoire d’esthé-
tique, trad. de Vorschule zur Ästhetik (1804) par Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Lausanne,
Éditions l’Âge d’Homme, 1979, p. 136).
71. Voir Michel Autrand, L’Humour de Jules Renard, op. cit., p. 27.
72. C’est ce que fait Autrand lorsqu’il déduit un ensemble de traits textuels à partir de ces
aspects : l’affirmation de l’attitude souveraine du moi se manifeste par l’attention au plus petit
détail concret, une tendance à aller à l’encontre des notions couramment reçues, des effets d’ima-
gination, de disconvenance. Les signes du dialogue intérieur du moi résident dans les plans
dédoublés du texte (dialogue, personnages complémentaires et opposés) et dans la tendance à
l’autocritique (ibid., p. 25-27).

322
– La description des caractéristiques textuelles de l’humour, réapparaissant dans de
grands textes humoristiques (ne négligeant pas les divisions génériques : l’humour en
poésie, par exemple, présente des spécificités). Schmidt-Hidding analyse ainsi les pro-
priétés textuelles de l’humour, à partir d’une étude de Chaucer, Shakespeare, Fielding,
Sterne, Lamb, Dickens et Twain.
– Une approche pragmatique partant de la distinction comique, satire, humour, pro-
posée dans le Cours préparatoire d’esthétique, s’inscrivant moins dans une visée philoso-
phique comme Jean Paul73, que dans la recherche des dispositifs textuels orientés vers le
(sou)rire. L’humour se distingue en effet du comique par l’insistance sur le moi et une
certaine posture à son égard, il relève d’un ethos, notion que l’on peut reformuler dans
le cadre de l’analyse du discours écrit, désignant l’instance subjective qui se manifeste à
travers le discours : la vocalité spécifique d’un texte qui permet de le rapporter à un
caractère et à une corporalité, « à un garant qui à travers son ton atteste ce qui est dit74 ».
Le texte d’humour présente une posture d’énonciation caractéristique instituant un
risible – l’élément dont on rit – en même temps qu’un certain rapport à celui-ci, posture
supposant partenaire, médiation, intentionnalité. À partir de là, on peut envisager une
poétique des effets de position de certaines instances textuelles75. Un texte comique sup-
pose en effet l’interaction de trois instances, selon une structure triangulaire (revenant
fréquemment dans l’analyse du mot d’esprit, de l’ironie et de l’humour76) : le rieur

73. Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, op. cit. Le comique (« lächerlich » plutôt que
« komisch ») est « l’intuition sensible de l’inentendement infini » (p. 118). La satire a pour grands
exemples Juvénal et Perse, qui « exposent sous forme lyrique l’indignation morale et grave que
leur inspire le vice, ils nous rendent ainsi graves et nous élèvent », mais « les éventuels contrastes
qu’offrent leurs peintures ferment, par leur amertume, notre bouche au rire » (p. 119). Tous deux
se distinguent de l’humour en tant que « comique romantique » ou « sublime inversé » (p. 129),
qui ne vise ni à dénoncer ni à réparer puisqu’il procède d’une vision où toute chose (y compris le
sujet lui-même) participe de l’universelle inanité.
74. Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004, p. 207.
75. À l’instar de l’étude de l’ironie présentée par Philippe Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les
formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette supérieur, 1996, p. 124-125.
76. Dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905 ; Paris, Gallimard, « Idées »,
1969), Sigmund Freud construit un tel système à trois personnages-types : celui qui fait un mot
d’esprit contre quelqu’un se sert d’un « tiers » complice, « indispensable pour clore le cycle que
réalise le plaisir » (p. 277), pour autoriser en quelque sorte son propre rire. Philippe Hamon
évoque la structure de « trilogue » de l’ironie (ibid., p. 120).

323
– « l’ethos » –, le lecteur ou public qu’il vise (lecteur, public impliqué77) et le risible, l’élé-
ment provoquant le rire.
Les relations entre ces instances varient, modalisées ad libitum selon les structures
narratologiques et sémiotiques, mais dans un domaine où un certain degré de simplifi-
cation est souhaitable, trois dispositifs s’observent, idéaux-types où se manifestent diffé-
rents types de tension entre les instances du texte : deux dispositifs où l’ethos se sépare
du risible pour s’en amuser ou le juger, un dispositif où l’ethos se place dans une posi-
tion ambivalente de distance et de proximité du risible.
Dans le comique, l’ethos et le destinataire marquent leur distance par rapport au
risible pour s’en amuser, selon une démarche ludique orientée vers la moquerie. Le
risible consiste en toute déviation par rapport à une norme (implicite ou non) : texte
pour rire de, où l’objet du rire est une victime tenue à distance. Dans la satire, l’ethos et
le destinataire se séparent du risible tout en le condamnant et en proposant un ordre,
selon une démarche correctrice orientée vers le triomphe : texte pour rire contre, où
l’objet du rire est une cible contre laquelle sont affirmées des valeurs.
En revanche, avec l’humour, l’ethos et le destinataire ne se séparent pas du risible, ils
s’y incluent dans une sorte de coexistence amusée qui répond à un mouvement de géné-
ralisation : sont risibles tant la norme que la déviation par rapport à la norme ou l’ab-
sence de toute norme. Il s’agit d’un texte pour rire avec, où objet et sujet du rire sont
inséparables. Alors que comique et satire se fondent sur la dualité rieur/risible et que
leur rire procède par détachement (moquerie, mépris, triomphe78) d’un devenir érigé en
spectacle, l’humour marque la coexistence du rieur et du risible : « L’esprit rit des choses ;
l’humour rit avec elles » (Carlyle).
Cette ambivalence humoristique va se vérifier dans les formes textuelles, à tous les
niveaux d’une œuvre : générique, rhétorique, thématique et au plan des personnages.
L’hypothèse mérite d’être considérée, elle reste à étudier d’une manière systématique.

77. On distingue ici l’auditoire universel (défini comme tout être de raison) de l’auditoire par-
ticulier, dans les termes de Chaïm Perelman (« Les cadres sociaux de l’argumentation » (1959),
in Rhétoriques, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1989).
78. Selon le principe bien observé par Jean Émelina : « La condition nécessaire et suffisante du
comique est une position de distance par rapport à tout phénomène considéré comme anormal
et par rapport à ses conséquences éventuelles. » (Le Comique, Paris, SEDES, 1991, p. 81).

324
La littérature générale et comparée trouve là un programme de recherches longtemps
négligé dans notre pays. Sans doute parce que nous continuons à considérer que l’hu-
moriste est le plus petit des hommes de génie79, et que notre littérature s’est accoutumée,
depuis la constitution de sa doctrine classique, à laisser nos humoristes en dehors de ce
qui fait sa signification et sa grandeur. On peut le regretter et tenter d’y remédier.

79. Fernand Baldensperger, « Les définitions de l’humour », in Études d’histoire littéraire,


vol. 1, 1907, p. 25.
Rire carnavalesque et roman réaliste

Catherine Rouayrenc

L
a Belle Époque avait été marquée par une réflexion renouvelée, philoso-
phique ou psychologique, sur le rire – dont témoignent, parmi beaucoup d’autres,
l’essai de Bergson (Le Rire, essai sur la signification du comique, 1901) et les sub-
tiles analyses de Freud, dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Cette fois de
part et d’autre de la première guerre mondiale, tout un pan de la production roma-
nesque est marqué par le rire. Si le comique avait toujours été un ressort traditionnel du
théâtre, il n’avait pas encore contaminé le sérieux du roman réaliste – sinon par le second
degré de l’implicitation ironique. Or, plusieurs auteurs, comme Raymond Queneau ou
Boris Vian, vont alors recourir au rire pour mettre en question le genre du roman
– comme d’autres le font parallèlement avec d’autres moyens, pour signifier leur rup-
ture avec la tradition réaliste. Queneau et Vian figurent à ce titre dans les ouvrages géné-
raux sur la littérature du xxe siècle. Beaucoup d’autres, en revanche, sont totalement
ignorés des manuels, tant est ancrée l’idée selon laquelle une œuvre qui fait rire ne sau-
rait être tenue pour sérieuse. Certains auteurs du canon, tel Louis-Ferdinand Céline qui
ne passe pas généralement pour comique, ne rejettent pas pour autant le rire comme

327
moyen de subversion. Le rire pour Céline, qui affirme dans Rigodon1 : « […] rire, pas
rire, vent que le reste ! », est essentiel ; il est lié à notre condition même, à la mort :
Moi, la mort m’habite. Et elle me fait rire ! Voilà ce qu’il ne faut pas oublier : que ma
danse macabre m’amuse comme une immense farce. Chaque fois que l’image du “fatal
trépas” s’impose dans mes livres, on y entend des gens qui s’esclaffent. […] Croyez-
moi, le monde est drôle, la mort est drôle ; et c’est pour ça que mes livres sont drôles,
et qu’au fond je suis gai2.

On trouve chez Queneau une affirmation voisine : « Lorsque le narrateur sourit et


dédaigne la mort, on appelle son récit un roman comique3. » Céline accorde donc natu-
rellement la prééminence à Shakespeare sur Racine et les écrivains classiques : « Parce
qu’il y a de la rigolade, n’est-ce pas, que les autres n’ont pas… Et quand vous avez à la fois
le tragique et le rire, vous avez gagné, n’est-ce pas4… »

Quelques antécédents
Le rire dans la littérature a une longue tradition. Bien sûr, Queneau et Vian peuvent à
des titres divers évoquer Rabelais. Tous deux mêlent au langage le plus contemporain des
formes archaïques5, sources de dépaysement et de contrastes comiques, dans le vocabu-
laire (« Pradonet, qui ne faisait encore que sourire, s’esbailla la goule et hoqueta un
rire6 » ; « […] les enfants de Foi venaient par couples, en s’amignotant tout au long de
l’escalier7 ») ou dans la syntaxe (« – Nous, conclut le directeur, ne pouvons, en aucun cas,
engager un fainéant ! », ÉJ 1618). La parenté avec Rabelais est certainement plus patente

1. Louis-Ferdinand Céline, Rigodon, dans Romans II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade », 1974, p. 919.
2. Robert Poulet, Mon ami Bardamu, Paris, Plon, 1971, p. 162-165, cité par Alain Vergneault,
Le Rire de Céline, thèse de doctorat, littérature française, université Paris IV, 2000, 2 vol., 763 p.
3. Une histoire modèle, Paris, Gallimard, 1966, p. 23, cité par Jean Sareil, « Sur le comique de
Queneau », in Raymond Queneau, Paris, L’Herne, 1975, p. 118.
4. Jean Guénot, « Voyage au bout de la parole », in L.-F. Céline, Paris, L’Herne, 1972, p. 355.
5. Voir Henri Baudin, Boris Vian humoriste, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973.
6. Raymond Queneau, Pierrot mon ami (PA), Paris, Folio, 1972, p. 35.
7. Boris Vian, L’Écume des jours (ÉJ), dans Boris Vian, Romans. Nouvelles Œuvres diverses, Paris,
Librairie générale française, « La pochothèque. Classiques modernes », 1991, p. 106.
8. Voir « – Vous dist Gargantua ne dictes l’Évangile » (Gargantua, chapitre XII).

328
chez Queneau9. Mais, chez Vian comme chez Queneau, on retrouve une constance dans
la verve qui ne recule jamais devant une scatologie plus ou moins voilée (« J’étais à ce
moment-là vicaire à Saint-Bren-les-Colombins10 ») ; cette veine rabelaisienne est encore
plus évidente, on le verra, chez René Fallet11.
Quoi qu’il en soit, les influences qui ont marqué chaque écrivain peuvent être diverses
et ne sont d’ailleurs pas toujours décelables. Le rire, dans la prose du xxe siècle, s’explique
ess entiellement par l’existence d’une atmosphère qui lui est propice, sans doute favori-
sée par quelques prédécesseurs.
Il faut d’abord noter l’importance de l’humour anglais et du nonsense de la seconde
moitié du xixe siècle – de Lewis Carroll notamment. Dès La Chasse au Snark12 (1876), on
trouve toutes les formes d’absurde : des énumérations faites de termes relevant de
domaines très différents (« Ils le traquaient armés d’espoir, de dés à coudre, de four-
chettes, de soin », CS 398), des expressions figurées prises au sens propre (« Et j’aimerais
vous voir déballer ce qu’il faut/ Pour aller au combat congrûment équipés/ Alors, endos-
sant un chèque en blanc (qu’il barra),/ Le Banquier en billets son argent convertit »,
CS 389), l’exagération poussée à l’extrême (« Quels rébus que ces cartes, avec tous ses
caps/ Et ces îles ! Remercions le Capitaine/ De nous avoir, à nous, acheté la meilleure/
Qui est parfaitement et absolument vierge ! », CS 383). Tout est possible chez L. Carroll :
les animaux y parlent, les principes chimiques et physiques n’ont plus cours (« Bouilli
dans la sciure, à la colle salez-le », CS 393). Il pratique l’invention verbale : « But il fairly
lost heart, and outgrabe in despair,/ When the third repetition occurred. » « Mais il perdit
courage et, navré, bournifla/ Lorsque, de nouveau, la phrase fut répétée » (CS 28113).
C’est encore à Lewis Carroll que nous devons la définition du mot-valise14 dans De

9. Voir Jean Sareil, « Sur le comique de Queneau », op. cit., p. 115-124.


10. Raymond Queneau, Loin de Rueil (LR), Paris, Gallimard, 1944, p. 64.
11. Voir M. Sourdot, « François Rabelais/René Fallet : plus que des initiales en miroir ? », in
René Fallet. Vingt ans après, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, p. 101-116.
12. La Chasse au snark (CS), dans Lewis Carroll, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1990, p. 371-399.
13. De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva (ACM), La Chasse au Snark (CS), Paris,
Aubier-Flammarion, « Bilingue Aubier-Flammarion ; 42 », 1971. La traduction est de Henri Pari-
sot, traducteur du texte dans l’édition de La Pléiade.
14. Ibid. Le procédé n’est pas nouveau puisque Rabelais l’utilise (sorbonagre < Sorbonne + onagre).

329
l’autre côté du miroir (1871) : « Well, ‘slithy’ means ‘lithe and slimy.’ […] You see it’s like a
portmanteau – there are two meanings packed up into one word » (ACM 160).
Alfred Jarry, mort en 1907, doit bien sûr être mentionné parmi les prédécesseurs :
A. Jarry15 qui, dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll16, écrit en 1898 mais publié
en 1911, mêle, exactement comme le fera Vian, des termes techniques et des termes
inventés à l’intérieur d’une même énumération. On trouve encore chez Jarry l’inventi-
vité fantaisiste, les jeux sur les noms propres (dans le cycle d’Ubu, mentionnons Mer-
danpot, Pissembock, Barbapoux, Bougrelas). Vian fait d’ailleurs implicitement référence
à Jarry en utilisant son célèbre « merdre » (« […] des cuves où venaient s’accumuler […]
le fumier et les merdres17 »). Il faut citer surtout Alphonse Allais, mort en 1905, pour qui
la fantaisie autorise absolument toutes les inventions. Allais prête par exemple à l’un de
ses personnages l’intention de lancer « […] la Société d’éclairage par les yeux de tigres » :
« […] Sur d’élégantes colonnes de fonte, on installera des cages contenant des tigres
adultes. Des cages solides, bien entendu, car une fuite de tigre offrirait des inconvénients
beaucoup plus dangereux qu’une fuite de gaz18 ». Quant à la « nécropyrie », elle doit
permettre de transformer les corps en explosifs19. La logique est imperturbablement
poussée à l’extrême, comme dans ce raisonnement pour retrouver une femme rencon-
trée à l’enterrement de la femme d’un ami : « Si mon ami venait à trépasser, sans nul
doute qu’elle assisterait de même à la partie religieuse de ses funérailles… Je vais tuer
mon ami et je la reverrai20. » Il joue sur les mots, notamment dans la création de noms
propres : « (Miss Kara Bynn est une extraordinaire tireuse australienne auprès de
laquelle/ L’étonnant Ira Paine/ Tire à peine.)21 » ; il prend les expressions au pied de la

15. Henri Baudin, Boris Vian humoriste, op. cit., p. 152-156 ; voir Géraldi Leroy et Julie Ber-
trand-Sabiani, La Vie littéraire à la Belle Époque, Paris, PUF, 1998.
16. Alfred Jarry, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, Paris, Eugène Fasquelle, 1911.
17. L’Arrache-Cœur (AC), dans Boris Vian, Romans. Nouvelles Œuvres diverses, op. cit., p. 554.
18. Alphonse Allais, « Un nouvel éclairage », Le Parapluie de l’escouade (1893), dans Œuvres
Anthumes, I, Paris, La Table Ronde, 1965, p. 415-416.
19. Alphonse Allais, « La vérité sur l’exposition de Chicago », Rose et Vert-Pomme (1894),
dans Œuvres anthumes, op. cit., p. 593-594.
20. Alphonse Allais, « La recherche de l’inconnue », Ne nous frappons pas (1900), in Œuvres
Anthumes, III, Paris, La Table Ronde, 1964, p. 360-361.
21. Alphonse Allais, « Curieux cas de sensibilité chez un requin », Rose et Vert-Pomme, ibid., p. 497.

330
lettre : « Rien de contagieux comme l’exemple ! (J’ai stipulé dans mon testament une
récompense de 100 000 francs au savant qui découvrira le microbe de l’exemple)22. »
Après la Belle Époque, les années de guerre et surtout, par réaction, les années d’après-
guerre, période de renouvellement artistique, ont eu une influence décisive sur le renou-
vellement du rire artistique. Apollinaire et Cocteau, respectivement avec Les Mamelles de
Tirésias (juin 191723) et Les Mariés de la Tour Eiffel (1922), font représenter des spectacles
où domine la fantaisie ; dans sa préface24 où il forge le mot surréalisme, Apollinaire
affirme : « J’ai mieux aimé donner un libre cours à cette fantaisie qui est ma façon d’inter-
préter la nature […] » ; et, dans le prologue : « Les acteurs […] se préoccuperont avant
tout de vous amuser ». Le surréalisme25, qui a exploré toutes les possibilités qu’offre le
langage à travers calembours, contrepèteries, paronomases, a toujours affirmé la néces-
sité de l’humour que doit véhiculer l’image et qui fait la force de celle-ci. Dans sa préface
à l’Anthologie de l’humour noir (1939), A. Breton, qui à la suite de Freud voit dans l’hu-
mour une conduite d’épargne26, cite cette affirmation, à laquelle il souscrit pleinement :
Il n’est rien, a-t-on dit, qu’un humour intelligent ne puisse résoudre en éclats de rire, pas
même le néant…, le rire, en tant que l’une des plus fastueuses prodigalités de l’homme,
et jusque la débauche, est au bord du néant, nous donne le néant en nantissement27.

Dans le domaine musical, Satie donne des titres incongrus à ses pièces pour piano :
Embryons desséchés (1913), Préludes flasques (1912), Vieux sequins et vieilles cuirasses
(1913). Le burlesque au cinéma, avec les premiers films de Charlie Chaplin28 qui se

22. Cité par Henri Baudin, Boris Vian humoriste, op. cit., p. 159.
23. Écrit pour l’essentiel en 1903 et achevé en 1916.
24. Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, dans Œuvres poétiques, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », p. 866 et 881.
25. Voir Henri Béhar et Michel Carassou, Le Surréalisme. Textes et débats, Paris, Librairie
générale française, 1984.
26. Freud résume ainsi les conclusions de son étude : « Le plaisir de l’esprit nous semblait condi-
tionné par l’épargne de la dépense nécessitée par l’inhibition ; celle du comique par l’épargne de la
dépense nécessitée par la représentation (ou par l’investissement) ; celle de l’humour par l’épargne
de la dépense nécessitée par le sentiment » (Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient, Paris, Gallimard, « Idées », 1971, p. 366).
27. André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1966, p. 11.
28. Son premier film date de 1914. Charlot soldat, satire de la guerre de 1914, est sorti aux États-
Unis en 1918 et en France en 1919.

331
situait dans la suite de Max Linder et de Mack Sennett, a aussi joué son rôle ; Pagnol
en 1938 dans Le Schpountz définit quel est son but en faisant dire à Orane Demazis :
Faire rire ceux qui mourront, faire rire tous ceux qui ont perdu leur mère ou qui
la perdront… Il n’y a que les hommes qui rient. Les hommes et même les tout petits
enfants, ceux qui ne parlent pas encore… Le rire, c’est une chose humaine, une vertu
qui n’appartient qu’aux hommes et que Dieu peut-être leur a donnée pour les consoler
d’être intelligents29.

Cette réflexion sera développée dans ses Notes sur le rire (1947), où Pagnol reconnaît
comme vérité essentielle l’idée, empruntée à Bergson, que « l’homme ne rit que de
l’homme, ou d’un animal qui voudrait ressembler à un homme, ou d’un objet qui a une
forme humaine30 ».

Le rire et la représentation du réel


À la suite des travaux de Freud, au tout début du siècle, et du surréalisme quelques
années plus tard, le réalisme et à sa suite le naturalisme, qui ont marqué le roman du
xixe siècle, sont donc mis à mal. Le lecteur, habitué à une représentation supposée fidèle
de la réalité, réagit par le rire à tout ce qui paraît s’en éloigner, assuré que ce qu’il lit ne
se produira pas. Il semble en fait que l’on retrouve au xxe siècle chez certains auteurs
l’esprit du carnaval au Moyen Âge, pour lequel « le monde entier paraît comique » : « le
rire carnavalesque » comme le montre M. Bakhtine31, est un « rire de fête » et un rire
« ambivalent » en ce qu’il est « joyeux, débordant d’allégresse, mais en même temps il est
railleur, sarcastique, il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois » – un rire qui
déforme systématiquement le réel et qui, pour cette raison, mine irrémédiablement le
réalisme romanesque.

29. Raymond Castans, Marcel Pagnol m’a raconté, Paris, La Table Ronde/Éditions de Provence,
1975, p. 116.
30. Marcel Pagnol, Notes sur le rire, Paris, Éditions De Fallois, 1990, p. 13. Freud, dans Le Mot
d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, soutient la même idée que Bergson : « si je trouve du
comique aux objets, c’est qu’en vertu d’une démarche assez familière à notre représentation, je
personnifie cet objet » (op. cit., p. 217).
31. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous
la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 20.

332
La déformation du réel peut ainsi atteindre jusqu’au fantastique par l’exagération,
exagération qui peut être comique du fait de sa gratuité et à proportion de l’écart entre
la représentation que l’on se fait de la réalité et la déformation de cette réalité transposée
par l’écriture. L’exagération32 est partout présente dans l’œuvre de Céline et se fait
comique car elle se signale comme excès. Elle se traduit notamment par l’accumulation
de termes successifs comportant des sèmes communs, par exemple pour évoquer l’hal-
lali dont le narrateur est victime (« vous parlez d’ouragans, tornades, hordes en fureur,
pillards de tous les horizons 33! »), ou par l’expression d’une gradation qui paraît illimi-
tée (« Il aurait arraché le pan de mur… le plafond… la crèche entière34… »). Céline a
une prédilection pour l’excès numérique (« […] des cache-cache et ombres à se faire
poignarder, vraiment mille fois », CA 109), et les gradations chiffrées absolument invrai-
semblables (« Tu me l’avais juré quinze fois ! vingt fois ! cent mille fois ! », MC 819).
Les figures de rhétorique servent assurément à l’expression de l’excès : bien sûr, l’hy-
perbole (« […] essence, cartouches, bombes… de quoi tout faire sauter jusqu’à Ulm !
aux nuages ! », CA 155), mais également la comparaison et la métaphore, du fait de com-
parants alors sans aucune mesure avec le comparé. Ainsi la machine à écrire du père
devient « un engin énorme, un clavier gros comme une usine… » (MC 778). Ici, la méta-
phore dénoue comiquement, par l’excès quelle présente, la tension créée par la descrip-
tion de la colère progressivement dévastatrice du père lorsqu’il apprend que sa femme
Clémence s’est fait voler un mouchoir : « Il écoute plus. Il empoigne alors son couteau, il
le plante en plein dans l’assiette, le fond pète, le jus des nouilles s’écoule partout. […] Il
circule, il se démène encore, il ébranle le petit buffet, le Henri III. Il le secoue comme un
prunier. C’est une avalanche de vaisselle » (MC 563-564). La répétition d’un même
terme, par l’effet mécanique qu’elle crée, peut aussi être perçue comme comique : « […]
où que vous allez ?… Engloutir des sommes pas à vous dans des spectacles à fausses
mamelles, faux enfers, faux députés, faux enculés, musiques fausses ! Ressaisissez-vous

32. Voir Alain Vergneault, Le Rire de Céline, op. cit. ; Catherine Rouayrenc, « Démesure et…
mesures », in La Démesure, actes du XIVe Colloque international Louis-Ferdinand Céline [Paris,
5-7 juillet 2002], Paris, Société d’études céliniennes, 2003, p. 233-255.
33. D’un château l’autre (CA), dans Romans II, op. cit., p. 30.
34. Mort à crédit (MC), dans Romans I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 839.

333
faux curieux35 ! » L’exagération peut prendre la forme d’un burlesque36 comparable à
celui de Boileau dans Le Lutrin, quand le banal et le quotidien prennent des dimensions
tout autres ; ainsi chez Fallet, le départ en vacances dans Paris au mois d’août : « Alors
qu’enfants et femmes et chats et chiens et canaris français parviennent à grimper dans
leur train après des corps à corps qui ne sont pas sans rappeler au monde les fortes
heures de Verdun37. »
On rit aussi d’une représentation du réel transformée surtout par la vision particulière
que peuvent en donner les figures qui reposent sur une mise en relation. Ce sont d’abord
la comparaison et la métaphore fondées sur une relation d’analogie. Ces figures se ren-
contrent chez tous les auteurs, mais elles ne provoquent le rire qu’en fonction de ce dont
elles permettent le rapprochement et de l’effet de surprise qui en découle. La comparai-
son peut ainsi mettre en relation des éléments qui relèvent de « domaines38 » totalement
différents (« Bonnot s’amusait avec un mulot, plus sadique qu’une femme fatale jon-
glant avec un prof de maths39 »), voire qui paraissent sémantiquement contraires (« […]
ils se déposaient mutuellement sur les deux joues des bécots sonores. Cette opération
permettait donc d’entendre par quatre fois le même bruit que celui que font les flèches
euréka que l’on détache des cibles », DV 47). Elle est d’autant plus ludique que le rap-
port d’analogie entre comparant et comparé est moins perceptible et que le comparant
est lui-même improbable (« Cela faisait une ligne verte contre le gris du granit, comme
le mérite agricole sur un revers d’instituteur », AC 583 ; « Germaine, plus énervée qu’une
allumette cherchant à prendre feu sur une savonnette […] », BN 241). Elle peut être
provocatrice en ce qu’elle va à l’encontre de ce qui est communément admis (« […] la
conversation se développait en un brouhaha joyeux, comme celui que provoquent les
grandes catastrophes », DV 205). Vian donne ainsi parfois du réel une vision inquié-
tante, source d’humour noir, grâce à la métaphore (« Tous les arbres reposaient sur le

35. Féerie pour une autre fois (FF), dans Romans IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1993, p. 113.
36. Voir Christian Moncelet, « Le goût des images », in René Fallet, vingt ans après, actes du
colloque international [du 17 et 18 octobre 2003, à Cusset, Allier], Marc Sourdot (dir.), Paris,
Maisonneuve & Larose, 2005.
37. René Fallet, Paris au mois d’août (PMA), Paris, Folio, 2004, p. 36.
38. Voir François Rastier, Sémantique pour l’analyse. De la linguistique à l’informatique, Paris,
Masson, 1994.
39. René Fallet, La Soupe aux choux (SC), Paris, Folio, 2003, p. 35.

334
sol, racines en l’air, et d’énormes trous criblaient la terre […] les deux apprentis devaient
débiter les cadavres en bûches et ranger le résultat », AC 659).
D’autres figures permettent de donner du réel une représentation comiquement inat-
tendue ou même totalement improbable. Le zeugma sémantique génère souvent le rire
en coordonnant dans une même construction des termes qui relèvent de « domaines »
ou de « dimensions40 » dont l’extrême différence peut être comique (« Plantin […] tra-
versa le Sébastopol au vert et au galop […] », PMA 33). L’oxymore peut avoir le même
effet dans la mesure où il rapproche des éléments qui sémantiquement paraissent
contraires, voire contradictoires (« Le forgeron et son compagnon lui crièrent des injures
joviales », AC 686). L’hypallage, en déplaçant la caractérisation, peut faire communiquer
des domaines totalement étrangers et aboutir à l’absurde. Aussi n’est-il pas étonnant
d’en trouver des exemples chez Vian qui, dans L’Arrache-Cœur, transfère au rire un trait
physique du forgeron : « Le forgeron riait d’un gros rire velu » (AC 687). Ailleurs Vian
met en relation des dimensions différentes (par exemple, non humain/humain : « La
petite fille remonta rapidement les marches torturées41 »).
Si ces figures peuvent faire rire le récepteur c’est parce que celui-ci est assuré de la
validité des catégories qui organisent sa perception de la réalité, mais elles n’en ébranlent
pas moins ces catégories, générant un rire mêlé de trouble. Le rire naît aussi quand le
réalisme est mis en question grâce à des ruptures d’isotopies à l’intérieur d’énuméra-
tions faites en général par ailleurs de termes référant à des réalités qui appartiennent au
même domaine. Le rire est proportionnel au caractère incongru du référent du terme
qui rompt l’isotopie42. Ainsi Vian insère-t-il, au milieu de mots référant à des outils, une
« souris verte » directement reprise de la comptine enfantine43 : « À la charpente affaissée
pendaient des objets divers, des vieilles lames de scie, une souris verte, des instruments
en mauvais état, des serre-joints, tout un bric-à-brac » (AC 558). Queneau utilise le
même procédé, mais avec un écart moindre entre l’intrus et les autres termes de l’énu-
mération : « Je vous en ai dépeint les différents objets mobiliers : le portemanteau, le
porte-parapluies, la table en citronnier, la chaise de paille, le bidet, la huche à pain et le

40. Voir François Rastier, Sémantique pour l’analyse…, op. cit.


41. L’Herbe rouge (HR), dans Boris Vian, Romans. Nouvelles Œuvres diverses, op. cit., p. 449.
42. Freud parle d’« unification » (Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’incons-
cient, op. cit., p. 99-100).
43. Cette comptine est reprise dans L’Automne à Pékin, Paris, Union générale d’éditions, 1964, p. 194.

335
divan profond comme un tombeau » (DV 32) ; Le bidet n’a pas sa place en principe dans
le même espace que les autres meubles énumérés, et le divan « profond comme un tom-
beau », venu de « La Mort des amants » de Baudelaire, introduit à l’intérieur de la liste
l’univers des Fleurs du Mal.
L’intrusion du merveilleux dans le roman, qui met encore plus à mal le réalisme, pro-
voque également le rire à proportion de son invraisemblance. Ainsi Queneau dans Les
Fleurs bleues44 fait-il du cheval, représenté par Sthène et Stèphe, un véritable personnage
qui s’exprime et prend des décisions : « Le duc d’Auge monta sur le dos de Sthène qui fit
la proposition suivante :/ Que diriez-vous d’aller voir où en sont les travaux à l’église
Notre-Dame ? » (FB 15). Cette intrusion est soulignée humoristiquement par la
conscience de son irréalité : « – Silence ! dit Sthène. Si l’on nous entendait parler, notre
bon maître serait accusé de sorcellerie » (FB 17). Dans Zazie dans le métro, le perroquet
Laverdure, s’il répète souvent « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire », l’em-
ploie à bon escient et peut aussi dire tout autre chose, devenant alors comique surtout
par ce qu’il dit : « – Oui, dit Laverdure, nous ne comprenons pas le hic de ce nunc, ni le
quid de ce quod 45. » Vian est allé le plus loin dans l’insertion du merveilleux dans le
roman. La métaphore est faite réalité (« Il sentait une lame de rasoir se former dans sa
gorge et l’avala à grand-peine », AC 590). L’Herbe rouge raconte une plongée effective
dans le souvenir qu’effectue Wolf, grâce à une cage, qui lui permet de retrouver la mer,
liquide originel : « En se retournant, à cent mètres, il vit la mer, bleue, tiède, essentielle
[…]. Il […] courut à la rencontre de la frange d’écume brillante qui ourlait la nappe
d’azur. Et soudain tout se brouilla, se fondit. De nouveau, c’était le tourbillon, le vide, et
le froid glacial de la cage » (HR 499). Ce qui pourrait n’être que représentation méta-
phorique devient réalité : « C’était une petite robe toute simple, de lainage vert-amande
avec de gros boutons de céramique dorée et une grille en fer forgé formant l’empièce-
ment du dos » (ÉJ 83).
L’écriture de Vian aboutit à l’indifférenciation de ce qui est habituellement bien distin-
gué. Le non animé s’anime (« La rampe de chêne sculptée s’aplatit servilement sous la
poigne robuste de Jacquemort », AC 552 ; « […] le toit se souleva pour retomber un peu

44. Raymond Queneau, Les Fleurs bleues (FB), Paris, Folio, 2008.
45. Raymond Queneau, Zazie dans le métro (Z), Paris, Folio, 1972, p. 147. Voir Claude Debon,
« Le langage des animaux dans l’œuvre de R. Queneau », in Études sur Raymond Queneau, Paris,
Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998, p. 181-189.

336
plus bas », HR 521). L’animal devient humain, agit comme l’humain, faisant par exemple
de l’auto-stop (« Une chèvre sur le bord de la route, fit signe avec ses cornes et Angel
s’arrêta », AC 563), et parlant, comme on l’a vu (« – Révoltant, approuva un gros chat
noir assis sur un mur », AC 570 ; « Poliment le corbeau lui dit au revoir », HR 448). L’hu-
main peut être à la fois humain et animal (« – Du tout !… protesta Jacquemort en pas-
sant ses doigts sous son nez sous le prétexte de renifler d’un seul naseau pour le
déboucher », AC 595 ; « Il enfila ses souliers, se leva […] Et puis d’un bond léger, il attrapa
un papillon attardé qui passait et le goba, satisfait », AC 606). L’humain peut aussi être
objet, marionnette vivante (« Un tambour-major peint en vert marchait le premier
[…] », HR 454). Le végétal est doté de sentiment (« Se sentant pris, l’œillet retrouva sa
couleur naturelle », HR 454), et se fait humain (« […] son pantalon tomba, découvrant
ses jambes énormes et noueuses, velues comme des jambes de palmier », AC 617).
Le merveilleux tient aussi à une recréation du monde qui met en jeu la couleur et le
toucher et dont le caractère irréel ou improbable déclenche le rire (« Les façades des
maisons étaient plaquées de turquoise et de lave rose, et par terre, c’était de la fourrure
épaisse, onctueuse, jaune citron », HR 475). Vian crée ainsi un univers où tout peut se
produire. L’humain échappe aux lois physiques (« Il y eut un grand roulement de tam-
bours à la suite duquel le fifre devint fou et partit en l’air comme une fusée […] »,
HR 456) ; il est en dehors des limitations qu’impose l’âge (« […] un chœur de bébés
scandait une vieille chanson à boire », HR 455) ; tout est mobile (« Les coins de la
chambre se modifiaient et s’arrondissaient sous l’effet de la musique », ÉJ 131 ; « Vous
savez, les pique-niques où l’on apporte son herbe pour pouvoir rester assis sur la route
afin d’éviter la vermine », HR 467). Ingénieur de formation, Vian s’amuse à imaginer des
réalisations dont la description suffit à montrer l’impossibilité (« Le char du marchand
de bébés venait ensuite propulsé par une batterie de tétines à réaction », HR 58). Avant
Carelman, Vian crée des objets comiquement improbables (« Des deux côtés croissait
une herbe cylindrique, vert foncé spongieuse, comme des crayons de gélatine », AC 551 ;
« Les trois salopiots resplendissaient dans des étuis de cellophane brodée », AC 576).
Vian feint d’ignorer le principe de réalité (« Dans la cabane, il y avait un mètre d’eau
et on circulait sur des matelas flottants pour ne pas abîmer l’encaustique », HR 447 ; « Il
disposa alors les chaussures […] et les arrosa d’engrais afin que le cuir repousse », ÉJ 69),
ou bien il établit une relation de causalité entre des faits totalement étrangers (« Il suffi-
sait d’assommer le gardien, ce qui lui fut chose aisée, car il ne lui restait qu’une dent »,
HR 481 ; « Mais par respect pour mon père qui était archevêque j’ai fait de la chimie »,

337
LR 91). Il est ainsi fidèle aux principes du Collège de pataphysique auquel il appartient,
à la Pataphysique dont Jarry dit dans Gestes et opinions du docteur Faustroll pataphysicien
qu’« elle décrira un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du
traditionnel46 ». Mais le degré ultime de l’atteinte à une représentation réaliste tient
peut-être à l’évocation d’une réalité inconnue par un signifiant néologique sur le signifié
duquel seul le cotexte donne une indication (« Angel servit deux verres de ploustochnik
fait à la maison », AC 54747). Le « surréel » peut tenir encore à une comparaison totale-
ment arbitraire en ce qu’on ne peut établir de relation sémantique entre comparant et
comparé, quand le comparant est purement imaginaire : « Il sourit à son tour d’un sou-
rire timide comme un écureuil bleu » (AC 622).

Le rire et la représentation de la doxa


Le rire a toujours été provoqué par ce qui est tabou, qui relève notamment du domaine
de la scatologie et de la sexualité que Freud montre liées48. René Fallet exploite tout par-
ticulièrement ces deux veines. Ainsi décrit-il dans La Soupe aux choux un magnifique
concert de pets grâce à une métaphore longuement filée :
[…] nos deux mélomanes se surpassèrent à l’intention des seuls astéroïdes, déchif-
frant des partitions inconnues, égrenant des soli tonitruants égayés de duos moelleux,
voltigeant du basson au tuba, du grave à l’aigu, du plaisant au sévère. Jamais les deux
artistes n’avaient connu semblable condition physique, n’avaient participé à un tel fes-
tival de Bayreuth, n’avaient improvisé dans une aussi brillante jam-session (SC 75-76).

C’est précisément ce concert qui déclenchera la venue de l’extra-terrestre à partir de


laquelle se développe la suite du récit. Dans Le Beaujolais nouveau est arrivé 49, c’est la

46. Gestes et opinions du docteur Faustroll pataphysicien, Paris, Bibliothèque Charpentier, p. 22.
47. Voir Henri Michaux qui, dans « Le Grand combat » [in Qui je fus, Paris, Gallimard, 1927],
utilise des termes néologiques, mais néanmoins compréhensibles du fait de leur parenté morpho-
logique ou phonétique avec des mots existants : « Il l’emparouille et l’endosque contre terrre ;/ Il
le rague et le roupète jusquà son drâle ;/ Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ; il le
tocarde et le marmine,/ Le manage rape à ri et ripe à ra./ Enfin, il l’écorcobalisse. […]».
48. « Le sexuel, qui constitue le fond même de la grivoiserie, ne se borne pas à ce qui distingue
les sexes, mais s’étend, en outre, à ce qui est commun aux deux sexes et également objet de honte,
à savoir à l’excrémentiel dans tous ses domaines. » (Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports
avec l’inconscient, op. cit., p. 144).
49. René Fallet, Le Beaujolais nouveau est arrivé (BN), Paris, Folio, 1990.

338
sexualité qui a une place centrale, à la fois du point de vue du récit, puisqu’elle permet le
retour à la normalité de Prunelle dont les besoins sexuels ont été satisfaits successive-
ment par les divers personnages masculins du roman, et du point de vue de la construc-
tion textuelle, puisqu’elle détermine la fin du roman : « Ce fut ainsi, pour cause de rut,
que l’amour et son grain de sel entrèrent au Café du Pauvre à la suite du Beaujolais […] »
(BJN 193). De la place de la sexualité témoigne aussi le personnage de maman Turlutte.
C’est la franchise de cette sexualité, en dépit de l’emploi du pronom complément sans
référent, inhabituelle chez un commerçant, qui provoque le rire dans Le Dimanche de la
vie50 de Queneau : « Julia se tourne vers la cliente : […] Et comment vont les amours ?
Meussieu Panigère l’a toujours bien raide ? » (DV 95-96), ou encore chez Fallet :
« – Debedeux, nous sommes entre hommes. Bref, comment elle baise ? » (BN 63).
Voisine souvent avec la sexualité tout ce qui a trait à la satisfaction des besoins du
corps, le boire et le manger. On retrouve chez Fallet cette culture populaire que Bakhtine
observe chez Rabelais et qu’il appelle le « réalisme grotesque51 » – notamment dans les
romans de ce qu’il appelle lui-même « la veine Beaujolais » et dont les titres sont révéla-
teurs : Le Beaujolais nouveau est arrivé (1975), La Soupe aux choux (1980). Il est vrai que
le vin jouit d’une longue tradition comique. En revanche, les bienfaits de la soupe aux
choux sont moins communément loués. C’est pourtant elle que l’extra-terrestre préfère
au vin et qui est déterminante dans l’évolution des habitants de la planète Oxo : « – Moi,
j’ai vaguement compris que ça leur faisait plaisir et qu’y en avait pas, du plaisir, chez eux.
Qu’en somme, c’est comme s’ils avaient découvert l’Amérique. Et que c’est peut-être
mieux que l’Amérique, un petit coup de bonheur… » (SC 260). Le rire naît ici non seu-
lement du bien-être lié à la satisfaction du ventre, mais aussi de la disproportion entre
un plat généralement considéré comme populaire et la transformation qu’il opère.
Le bas auquel est lié le rire, c’est la vie aussi bien que la mort, la mort naissant de la vie52.
Cette conception du réalisme grotesque se retrouve chez bien des écrivains, pour qui elle
est un moyen de surmonter le traumatisme de la guerre. La mort est ainsi traitée avec une
désinvolture qui lui enlève la gravité avec laquelle elle est habituellement considérée. Elle

50. Raymond Queneau, Le Dimanche de la vie (DV), Paris, Folio, 1973.


51. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire…, op. cit., p. 28.
52. « Donc, dans le système de l’imagerie grotesque, la mort et le renouveau sont inséparables
dans le tout que forme la vie, et ce tout est moins que toute autre chose apte à susciter la peur »
(ibid., p. 60).

339
devient quelconque, « cadavre » figurant ainsi dans une énumération à côté d’objets
divers destinés au rebut : « Il restait Wolf, le cadavre du fifre, quelques papiers gras, un
petit morceau de l’estrade » (HR 457). Ailleurs, le mort est assimilé à un objet : « Nanette
avait belle allure avec sa mentonnière. On l’emballa soigneusement et on la porta au
cimetière […] » (DV 101). Ou encore : « Il s’était cassé la gueule en repartant. Le crâne,
tout fendu, n’était plus utilisable. Voilà comment mon frère est mort. » (PA 44) ; « Le
four du boulanger s’était refroidi en même temps que le boulanger, qui ne cuisait plus
ses couronnes qu’au cimetière » (SC 11). Ailleurs, les conséquences physiques de la mort
sont traitées sur le mode comique par l’emploi de deux verbes synonymes dont la syno-
nymie est soulignée par l’opposition sémantique que met en évidence le parallélisme de
construction « à la verticale »/« à l’horizontale » (« La mère Pampine était morte pour
de bon. Après avoir empesté à la verticale, elle ne puerait plus désormais qu’à l’horizon-
tale », PMA 208), ou encore avec le détachement que permet une approche parodique-
ment scientifique (« […] aucune larve d’insecte n’éclora sur son corps qui se décomposera
lentement suivant les processus d’une fermentation naturelle et tombera de cette façon
finalement en poussière sans avoir été la proie des travailleurs de la mort comme nous
autres entomologues appelons d’une façon imaginée et presque poétique ces modestes
articulés […] », LR 187).
Comme a pu le faire la littérature latine parodique, Vian décrit sur le mode comique
les représentants de la religion et les pratiques cultuelles. Dans L’Arrache-Cœur, le curé
ne méprise pas l’activité physique, saute « à la corde, en caleçon » dans la sacristie
(AC 676) et donne des « spectacles » (AC 676) ; la cérémonie religieuse devient ainsi un
combat de boxe entre le curé et le sacristain (AC 635-642), et la Cène, un combat de boxe
généralisé : « […] le curé avait organisé un très joli spectacle. Il s’est battu avec le sacris-
tain, sur une scène, avec des gants de boxe, et ils se donnaient des coups de poing et à la
fin, tout le monde s’est battu dans la salle » (AC 664). Quant au diable présent dans la
personne du sacristain, il est ridiculisé, comme il pouvait l’être au Moyen Âge53 : « – Créa-
ture diabolique ! gronda le curé, et tes ailes de chauve-souris54 !/ J’ai pas volé depuis des
mois, dit le sacristain, toutes les fois que j’essaie, le menuisier me flanque une charge de
gros sel dans les fesses et me traite de volaille » (AC 677). D’ailleurs le curé lui-même
tient un peu du diable en ce qu’il est présenté comme atteint de claudication. Les objets

53. Voir Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire…, op. cit., p. 50.
54. Dans le Tarot, le diable « a des ailes bleues, semblables à celles d’une chauve-souris » (J. Che-
valier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Seghers, vol. 2, p. 192).

340
religieux sont dépossédés de leur valeur symbolique et rendent toute vénération ridi-
cule : « J’ai toujours été gêné de voir des hommes, qui avaient l’âge de mon père mettre
un genou en terre en passant devant une petite armoire » (HR 490). Les injures et les
jurons participent de ce climat de liberté, de familiarité et de fête qui était celui du car-
naval. Dans Les Vieux de la vieille de René Fallet55, les trois vieux et inséparables copains
rivalisent d’ingéniosité dans les injures incessantes qu’ils s’adressent : « fumier de lapin »,
« bouse de vache », « merde de païen », « face de gendarme », « figure de pot » (VV 83) ;
« sacré bandit d’assassin de meurtrier de saligaud de bouse de vache de fièvre aphteuse »
(VV 172). Leurs jurons ne sont pas moins variés : « – Vingt dieux de barbe à morpions »
(VV 130), « – Cré cent tonnerres de mes fesses » (VV 81).
L’esprit du carnaval se retrouve aussi dans l’attitude qui consiste à prendre le contre-
pied des conventions et des idées reçues. Vian se moque ainsi des études et du prestige
attaché aux professions intellectuelles : « C’est plus difficile de devenir un bon nageur
que de savoir écrire en français » (HR 498) ; « – Votre père est agrégé de mathéma-
tiques ?/ – Oui, il est professeur au Collège de France et membre de l’Institut ou quelque
chose comme ça… dit Alise, c’est lamentable… à trente-huit ans. Il aurait pu faire un
effort » (ÉJ 71). Inversement, Vian valorise ce qui est d’ordinaire objet de répulsion, des
carcasses écorchées ou de la chair en décomposition :
Au plafond, pendaient des crochets de fer empruntés au boucher, et, pour faire joli,
Isis avait emprunté aussi deux têtes de mouton bien écorchées qui souriaient au bout
des rangées (ÉJ 82-83) ;
Un reste de bifteck achevait de se putréfier. Une pourriture propre, sans mouches et
sans asticots. Simplement, il devenait vert et il puait. Affreusement. […] Délicatement,
elle saisit le bifteck entre le pouce et l’index et elle mordit avec soin, faisant attention
d’en détacher une bouchée bien nette (AC 630).

René Fallet, lui, ridiculise, en les mêlant à des expressions sémantiquement très diffé-
rentes aux qualificatifs figés, tous les topoi que véhiculent des formules toutes faites sur
le travail ou l’alcoolisme :
Il énonçait du haut de sa casquette, entre autres inconséquences, que le travail est
sacré, qu’il est salubre de mourir pour la patrie, que tous les chats sont tuberculeux, les
géants débonnaires, les grandes douleurs muettes ; que l’argent ne fait pas le bonheur,

55. René Fallet, Les Vieux de la vieille (VV), Paris, Folio, 2008.

341
qu’il est égoïste de n’avoir point d’enfants, qu’il n’aimait pas les flics mais qu’il en fallait
[…] (BN 53) ;
Ça esquinte, le travail. L’alcool a bon dos. C’est pas lui qui mène les mecs au trou,
c’est les semaines de quarante heures ! (BN 209) ;
– Pauvre vieux Paul ! Ça gagne sa croûte à coups de cravate. Ça court. Ça arrive à
l’heure. Ça boit même pas. Ça vit pas (BN 52).
– C’est mon jour de congé. Parce que, quand on travaille, monsieur Camadule, on
a droit à des congés !/ – Je suis pas contre, encore qu’on en a beaucoup plus quand on
fout rien […] (BN 54).

Grâce à des syntagmes dont le comique tient au caractère sériel, à une identité de
construction et à une équivalence sémantique des compléments, il dénonce les idéaux de
consommation courants liés au travail : « – Mais on n’en veut pas, éclata Camadule, de
ta sainte famille à prix fixe, de ta télé par traites, de ta banque à crédit, de ta bagnole à
tempérament ! » (BN 55).
La répétition, l’exagération, une affirmation formulée sans ambages ou un terme que
contredit la suite de l’énoncé permettent de déceler l’ironie qui dénonce en les ridiculi-
sant toutes les formes d‘intolérance ou de raideur idéologique. La misogynie : « Vous êtes
un enfant, Debedeux. Toutes les mêmes, je vous le dis, toutes ! J’ai soixante ans et depuis
soixante ans elles me font chier, Debedeux ! […] Mon artérite, c’est elles ! Mes crampes
d’estomac, encore elles ! » (BN 62). L’immobilisme : « La vie, c’est : pas bouger ! Pas
touche ! Conservatisme ! Immobilisme ! Pas de vague dans le café crème ! Pas pousser
grand-mère ! » (BN 87-88). L’esclavagisme : « Agaric alla sur les chantiers débaucher un,
puis deux, puis trois travailleurs immigrés […] les initia aux délices de la semaine de
soixante-douze heures […] » (BN 229). Le racisme : « – Les amis de Camadule, c’est mes
amis, tant que c’est pas des crouillebis ! » (BN 34), l’exploitation de l’homme par l’homme :
« – Qui c’est qui fera le boulot ? s’inquiéta le Bombé./ – Y a des nègres, où qu’on va. Fina-
lement des nègres, y en a partout dans le monde, d’après ce que j’ai compris » (SC 262).
Le machisme : « Dans la famille Amadouvier, les bonnes femmes, ça la ferme depuis
toutes les générations. Fais la soupe, amène tes fesses, et la paix ! » (BN 23356).

56. On trouve chez Queneau « Vous ne vous imaginez pas que je vais rester sans femme ? Que je vais
cirer mes souliers, faire la bouffe et le reste ? Faut que je m’en procure une autre de femme. » (FB 81).

342
Le rire du roman prend également pour cibles les institutions. D’abord l’armée, ainsi
que le patriotisme qui l’accompagne. Céline fait ainsi de Casse-Pipe (1949) un récit où le
comique antimilitariste est largement fondé sur l’injure57. Chez Fallet, il suffit d’une
métonymie qui détermine une amplification grotesque, faisant passer l’individu pour
l’institution à laquelle il appartient, pour ridiculiser l’esprit militaire : « Que se passe-t-il,
monsieur Schopenauer ? fit sévèrement le gradé. Ce n’est pas une heure pour déranger
l’armée française ! » (SC 277). Ensuite, les administrations civiles, particulièrement
visées par Vian. L’autorité municipale, incarnée par un maire dont les propos ineptes
offrent une parodie des discours officiels : « Et comme je ne peux pas vous en dire plus
long car, personnellement, selon l’usage, je ne sais absolument point de quoi c’est qu’il
s’agit, rapport que je suis un officiel, je passe la parole à la fanfare qui va exécuter un
morceau de son répertoire » (HR 457). L’assistance publique : « Dans une autre vitrine,
un gros homme avec un tablier de boucher, égorgeait de petits enfants. C’était une
vitrine de propagande pour l’Assistance publique » (ÉJ 91). Le rire de René Fallet s’en
prend sans faire le détail à tout ce qu’il considère comme les travers de la société moderne.
Il utilise l’ironie en annulant l’effet d’une formulation euphorique par un élément dys-
phorique qui est ainsi condamné. Il s’en prend ainsi à la pollution (« Le soleil de ce début
de septembre éclata tout à coup, pavoisa la rivière aux couleurs arc-en-ciel du mazout »,
BN 21) ou au bruit (« […] les malheureux […] savouraient la musique concrète des
marteaux-piqueurs », BN 30). Il dénonce la manie des anglicismes par une anticipation
sur la déformation d’un nom de ville, excès dont le caractère improblable fait le comique
(« En 1975, […] Newtown-on-Marne s’appelait encore provisoirement Villeneuve-sur-
Marne », BN 25). Il marque sa réprobation de certaines transformations en les rendant
comiques par la mise en évidence de l’absurde auquel elles aboutissent (« C’était à une
quinzaine de kilomètres de là, une usine où les paysans qui avaient quitté la terre fabri-
quaient des tracteurs à l’usage des paysans qui étaient restés à la terre », SC 14). Ailleurs,
la critique se formule par une dévalorisation extrême dont le comique tient à la brutalité
même de la dénonciation. C’est ainsi que Fallet critique les cités modernes auxquelles on
attribue des noms qui sont loin de correspondre à la qualité de construction et au cadre
de vie qu’elles offrent effectivement : « Tu peux me dire pourquoi qu’on leur donne des
noms affriolants, à ces tas de boue ? C’est comme si j’appelais maman Turlutte Brigitte

57. Voir Catherine Rouayrenc, « L’injure dans la représentation de la vie militaire », in Études
littéraires, vol. 39, no 2 (« Esthétiques de l’invective »), 2008, p. 15-29.

343
Bardot…/ – […] Les marchands, y pouvaient quand même pas les baptiser cité Caca,
cité des Flics, cité des Galeux, mets-toi à leur place » (BN 118).

Le rire et la langue
La langue par la diversité des jeux qu’elle permet est évidemment source de rire. Aussi
n’est-il pas étonnant que les écrivains qui ont cherché à renouveler par le rire la vision
du réel et de la conception que l’on peut en avoir se soient essayés également à tous les
jeux que permet le langage. Même si pour la clarté de l’exposé on peut différencier ces
jeux selon qu’ils concernent le signifiant et/ou le signifié lui-même, ils sont souvent
complexes et tout travail sur le signifiant est susceptible d’avoir une conséquence sur le
signifié : au-delà du plaisir de la manipulation linguistique, l’important est toujours ce
qui est mis en question à travers elle.
Sur le plan du signifiant, le rire peut naître de simples récurrences phoniques (« Après
les avoir débarrassés de pelures et galurin […] », DV 138 ; « Ils sont tellement rendus
zinzins par les enzymes […] », BN 22), et/ou de sons voisins ayant en commun certains
traits articulatoires (« Valentin quérit donc le guéridon […] », DV 121). Toutefois, une
récurrence phonique ne suffit pas à elle seule à déclencher le rire. Tout dépend du cotexte.
Elle vient en général en renfort d’un élément qui déjà vise le comique (dans les exemples
précités, un registre familier ou, au contraire, l’emploi d’un terme excessivement recher-
ché). L’effet de la récurrence est évidemment renforcé lorsque celle-ci concerne un mot
entier, c’est-à-dire signifiant et signifié (« […] mais la famille Brû ne pipa pas ou pipa
peu », DV 113). Ce jeu implique forcément plusieurs éléments : un terme en détermine
un autre et le jeu peut se continuer, jusqu’à générer tout un texte comme on le voit chez
Perec dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?58– ainsi dans cet exemple :
« Ensuite apparut en grand apparat un grand plat de riz orné de force olives et de filets
d’anchois disposés en quinconce, alternant avec des petits entassements de concombres
en rondelles eux-mêmes flanqués de petites crevettes décortiquées […] ». Au-delà du
jeu, apparaissent les pouvoirs propres du signifiant : pouvoir de création et pouvoir de
signification plus discret, mais non moins négligeable, que celui du signifié.

58. Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? (QPV), Paris, Folio,
1982, p. 65.

344
Ce jeu lié aux récurrences phoniques peut prendre une forme plus complexe dans le
calembour qui joue sur une homonymie en rapprochant des mots de même signifiant,
mais de signifié différent (« […] je vous propose de venir un de ces jours siroter un verre
de porto avec moi dans mon petit studio Lévitan tout neuf./ – C’est en l’évitant qu’on
reste honnête femme […] », DV 31). L’élément homophone peut rester implicite ; même
si le cotexte paraît exclure sémantiquement l’homonyme, celui-ci ne manque pas de se
présenter à l’esprit : « […] les silhouettes molles de […] Sarrasins de Corinthe, […]
d’Alains seuls » (FB 13). Vian rend l’identification du calembour plus délicate et de ce fait
plus risible par une déformation du signifiant implicite ; ainsi parle-t-il, en intervertissant
deux syllabes, des tirages limités des œuvres de Partre « sur vergé Saintorix » (ÉJ 186).
Le rire est souvent provoqué par la déformation d’un signifiant, dans la mesure où le
lecteur a le plaisir d’identifier celui-ci facilement et d’apprécier la transformation subie.
Ce peut être une simple substitution : Vian parle de « l’Eldorami » (HR 430). Mais cette
substitution n’efface pas le terme d’origine dont le signifié subsiste. Évoquant des couples
qui s’embrassent, « qui pratiquaient le bouche à bouche », Queneau dit de son person-
nage Lamélie qu’il « se consacrait religieusement à la languistique » (FB 48). La déforma-
tion peut concerner des syntagmes ou des expressions figées. Vian par exemple intervertit
feuilles et cuir dans son « portecuir en feuilles de Russie » (ÉJ 69). La satisfaction que
manifeste le rire est d’autant plus grande que la déformation est importante sans empê-
cher cependant son identification par le récepteur. Ainsi, dans Le Dimanche de la vie, la
succession des verbes « boire » et « fumer » et l’emploi du terme contraire « rehaussées »
permettent d’identifier la déformation que fait subir Queneau à l’expression « baiser à
couilles rabattues » : « Elle cita des types qui ne buvaient que de l’eau […], qui ne
fumaient point […], qui braisaient à houilles rehaussées comme celui de la Panigère
[…] » (DV 18). Le rire s’augmente de la subtilité de ce qui le provoque : « braiser » n’est
pas une simple paronomase ; du fait de son signifié, c’est aussi une variation sur la méta-
phore traditionnelle des feux de l’amour. Le jeu sur le signifiant est d’autant plus élaboré
que le signifiant déformé voit son signifié renouvelé du fait du cotexte. Les noms propres
donnent souvent lieu à des adaptations de signifiants dont l’identification plus ou moins
dissimulée est susceptible d’amuser à proportion de l’adéquation de leur signifié au per-
sonnage désigné : par exemple dans Voyage au bout de la nuit un médecin a pour patro-
nyme Jaunisset. Ces déformations permettent des patronymes référant à des domaines

345
tabous. Ainsi trouve-t-on encore dans ce même roman Puta, Branledore, le médecin-chef
Bestombes59, ou bien chez Fallet, Grégoire Troufigne, le maire du village (SC 241).
Le rire naît aussi du jeu sur le signifiant graphique, portant atteinte à ce qu’a de conven-
tionnel le langage. L’irrégularité graphique est néanmoins parfaitement admise quand il
s’agit de noms propres qui admettent toutes les graphies. Elle y a souvent une fonction
de masquage et permet de sembler dissimuler un signifié d’emploi tabou, humoristique
ou irrévérencieux. Ainsi figurent dans L’Écume des jours les Ponteauzanne et, dans Loin
de Rueil, la mère Cuzdasne (LR 60) ou encore, dans Voyage au bout de la nuit, Rancy
(banlieue parisienne), Tarapout (cinéma), le général Des Entrayes. La déformation d’un
signifiant produit un effet de surprise au début de Zazie dans le métro et ne manque pas
de provoquer le rire quand on réalise quel signifié est associé à « Doukipudonktan ». Ces
irrégularités graphiques, qui se retrouvent chez d’autres écrivains (chez Roger Nimier
par exemple : « Parce qu’il était en chorte, le misérable […]60 »), caractérisent l’écriture
de Queneau, où elles sont de deux sortes. Ou bien elles tentent de restituer la prononcia-
tion de mots isolés, français (« un calepin et un petit craillon », DV 153) ou anglais (à
l’anglaise : « bicause », LR 137 ; « sisteurs », DV 20 ; à la française : « Madame Lucas se
leva pour se rendre aux vatères […] », LR 164) ; ou bien elles rendent compte de groupes
rythmiques oraux : « Kouavouar ? » (Z 91), « Polocilacru […] » (DV 24).
Le rire dans tous ces cas est provoqué par l’incongruité que constitue une irrégularité
graphique dans un cotexte qui n’en comporte pas : « Le gros type achetait un sandouiche
et une canette de bière […] » (DV 65). Comme le remarque Queneau : « […] à l’heure
actuelle, dans notre société, et dans le phénomène de la lecture actuelle, étant donné le
contexte sociologique et historique, il est évident que la transcription phonétique prête
au comique61… » Ce comique est la preuve de la force de l’écrit, qui seule le rend pos-
sible ; mais tantôt on rit simplement de l’irrégularité graphique quand celle-ci restitue la
prononciation standard (« – Envouatouassa danlgosier, dit-elle. », LR 61), tantôt on rit à
la fois d’une irrégularité graphique et d’une prononciation non standard que seule cette
irrégularité graphique peut restituer (« Je vais t’esspliquer […] », Z 14 ; « – Comme
vous. Gzactement », Z 74).

59. Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction, Paris, PUF, 1990, p. 60-61.
60. Roger Nimier, Le Hussard bleu (HB), Paris, Gallimard, 1950, p. 25.
61. Entretiens avec G. Charbonnier, Paris, Gallimard, 1962, p. 90.

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Malgré ce que prétendait Raymond Queneau, concernant son utilisation du « néo-
français » (« […] je le fais comme ça, quand je pense qu’il faut que ce soit comme ça62 »),
les notations phonétiques paraissent souvent parfaitement motivées. La graphie phoné-
tique peut être déterminée par analogie avec un mot proche (« […] des Cigales […]
prend un bout d’ouate dans une bouate […] », LR 74). Le plus souvent, elle souligne
humoristiquement le signifié ou plus largement le sens du texte (« […] et le premier
métier qu’il a choisi de faire en ces régions lointaines est celui d’orlaloua », LR 36). La
transcription phonétique peut aussi aboutir à une recréation de fantaisie qui entraîne
une réinterprétation du signifié : « Mais madame L’Aumône ne tricote pas toujours des
chaussettes, parfois c’est un poulaud vert. » (LR 203). On ne peut manquer ici de rire de
la réinterprétation de pull-over en l’adjectif de couleur vert qui peut qualifier un vête-
ment, ce qui entraîne le néologisme poulaud dont le signifié étant donné le cotexte est un
vêtement dont la destination, faute de référent, est laissée à l’imagination du lecteur.
Ainsi le signifiant est chargé de deux signifiés, ce qui détermine une syllepse.
Le plus souvent, le rire est provoqué par le remaniement d’un signifiant phonique et/
ou graphique qui aboutit à un autre signifié. Le nouveau signifiant, qui joue certes avec
l’ancien, s’impose avec son nouveau signifié. Le rire qui nécessite l’identification, sous la
transformation, du signe initial naît de l’ingéniosité de cette transformation et de l’adé-
quation entre le signe de substitution et le cotexte. Ainsi des éditeurs sont transformés
en boxeurs : « Michel l’Albinos (= Albin Michel), Bénard (pantalon en argot) Grassouil-
let (= Bernard Grasset), Dédé Stock (= Stock) de Plomb (= Plon), Bob Noël (= Denoël)
furent tour à tour projetés dans les pâmes. Le gars Limard (= Gallimard) fut un peu plus
difficile à croquer […] » (LR 56). Grâce à une paronomase, concupiscence devient
« concul-puissance », justifié par le cotexte : « Encore un satyre. […] Le salaud ferme la
porte derrière lui et commence à relever les babines avec concul-puissance » (LR 39).
Des expressions sont aussi déformées. Antoine Blondin, dans un cotexte où il est ques-
tion de jeunes fumeurs, transforme l’expression faire « chambre à part » : « ils font
chanvre à part jusqu’à ce qu’une guitare les accorde63 ». La déformation d’un signifiant
permet une remotivation comique. Ainsi Vian recrée-t-il dans la bouche du jeune

62. Ibid.
63. Monsieur Jadis ou L’école du soir, dans Antoine Blondin Œuvres, Paris, Éditions Robert Laf-
font, 1991, p. 555.

347
Citroën le signifiant « élixir parégorique » : « […] il fait dans sa culotte et on lui donne
des lixirs paracoliques » (AC 650).
Le jeu sur signifiant et signifié est souvent lié à des inventions verbales. Un néologisme,
par l’effet de surprise qu’il crée, est susceptible de provoquer le rire. La création lexicale
peut être totale : « Angel servit deux verres de ploustochnik fait à la maison. » (AC 547)
ou, plus fréquemment, partielle, empruntant des constituants existants. Le néologisme
peut être un composé dont le comique tient à la forme et au signifié, mais également
bien sûr à l’emploi qui en est fait. Plusieurs auteurs tirent un effet comique de composés,
tel Queneau avec « taxicrate » (DV 69), « ontalgie » (LR 14) dont la forme savante tra-
vestit la simplicité du référent. Dans somnobaver, celui-ci donne à un mot-valise, où l’on
peut voir l’imbrication de somnoler et de baver, mettant en relation un composant d’ori-
gine latine et un terme qui fait contraste du fait non seulement de son appartenance à un
registre courant, mais encore de son signifié : « […] il n’y avait personne, sauf le monstre
qui somnobavait dans la cuisine […] » (DV 177). Perec forme avec un composant d’ori-
gine grecque « Yoghourtophage » dont le cotexte fait une nationalité (la bulgare ?) : « un
type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc »
(QPV 11). Les néologismes résultent souvent d’une translation, notamment de nom en
verbe : « Elle est allée à l’enterrement du meussieu qui concubinait sa mère à Paris […] »
(DV 91) ; « Après tout, le rôle d’un psychiatre, c’est clair. C’est de psychiatrer. » (AC 553).
Le néologisme paraît d’autant plus drôle qu’il est plus hardi et/ou sémantiquement plus
gratuit. Vian fait ainsi subir à maréchal ferrant toutes les torsions possibles en faisant du
nom un verbe, de l’adjectif un nom : « Vous me la baillez belle !/ – Je ne baille personne,
maréchala le ferrant » (AC 613) et de l’adjectif, un verbe : « – On a tort de dire les yeux
fermés, ferranta le maréchal » (AC 613). Céline transforme en verbe, sans lui en donner
les marques, une onomatopée, spécifique du discours direct : « […] j’avais beau kss ! kss
tant et plus ! il refusait d’aboyer ! » (C 82).
Le néologisme peut être un dérivé dont le comique tient au caractère inattendu de sa
formation. D’un nom à partir d’un adverbe : « presquiste » (DV 115) ; d’un verbe à par-
tir d’un verbe grec : « […] un jour brraoumm il eurêkate […] » (LR 42). Le comique
tient aussi au cotexte d’emploi. Dans « Julia dévisagea sa sœur, puis la dépoitrina et enfin
la déjamba » (DV 17), les néologismes dérivés par préfixation « dépoitrina » et
« déjamba » provoquent le rire par l’identité de leur formation sur dévisagea et leur pré-
sentation sérielle. Mais c’est dans les mots-valises qui combinent, comme on l’a vu, deux

348
signifiants dont les signifiés peuvent être voisins ou différer totalement que la fantaisie
créatrice se donne le mieux libre cours. Parfois, le rire naît d’ailleurs seulement de la
nature des composants quand les signifiés en sont proches. Vian crée ainsi, à partir des
noms de mois existants, « Octembre » (AC 665), « Novrier » (AC 668) et à partir de blair
et de renifler, qui relèvent du même domaine, « je blairnifle » (HR 448). Le comique est
plus riche quand il naît à la fois du signifiant et du signifié du mot-valise. Queneau parle
de « patravéfiteors » (FB 56) qui résulte de la concaténation de pater, ave et confiteor ; de
« docucu », combinaison de docu(mentaire) et de cucul : « Puis vient le documentaire
[…]. Les gosses ça les emmerde le docucu […] » (LR 35). Il crée « pleurire » (DV 107)
qui agrège deux termes en principe contraires, mais que le langage courant associe dans
l’expression rire aux larmes.
Le langage est encore matière à rire à propos de mainte expression employée automa-
tiquement sans réflexion sur la relation entre signifiant et signifié. Le rire peut être pro-
voqué par un commentaire métalinguistique : « C’était une grêle de coups qui pleuvait,
si l’on peut dire qu’une pluie peut grêler » (AC 640) ou encore par une rectification qui
mettent en cause le bien-fondé d’une expression : « – Vous […] ne supposez tout de
même pas que je suivais, que nous suivions, un enterrement sans savoir qui il y avait
entre les quatre planches ?/ – Les six, objecta Valentin » (DV 85). Le comique naît géné-
ralement d’une interprétation au sens propre d’expressions ou de mots ayant d’abord un
sens figuré, ce qui est le cas des catachrèses. Ainsi lisant une recette qui demande « une
pointe d’ail », Nicolas commente en prenant pointe au sens propre : « Je n’ai pas pu l’ai-
guiser comme j’aurais voulu […], la meule est trop usée » (ÉJ 63). Il arrive qu’une même
expression cumule les deux signifiés dans le cas d’une syllepse. La syllepse peut être drôle
par la surprise qu’elle crée, dans la mesure où un cotexte en général situé à droite dément
l’interprétation imposée par le cotexte gauche et où elle actualise un signifié inhabituel :
« Celui-ci, ôtant celle qui pateaugeait dans le verre, prit la mouche : – C’est qu’une
mouche ! […] ce que tu deviens chichiteux sur le tard ! » (SC 31).
Le rire naît plus fréquemment du défigement d’expressions dont les composants, en
récupérant leur autonomie, retrouvent leur sens propre64. Ce défigement tient souvent à

64. C’est ce qui fonde le comique de bien des textes de Devos tels que Prêter l’oreille, Les poches
sous les yeux, Le pot de grès, Sauver la face… Voir Catherine Rouayrenc, « Syllepse et co(n)
texte », in La Syllepse. Figure stylistique, textes présentés par Yves Chevalier et Philippe Wahl,
Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 157-172.

349
l’adjonction d’un complément : « […] t’es bredin [= fou] à lier avec de la ficelle de mois-
sonneuse-batteuse ! » (SC 224) ; « Ils partirent, marquant le pas au moyen d’un crayon
gras » (HR 473). Ce procédé permet, de manière plus subtile, la création d’expressions
que l’on peut qualifier d’expressions-valises puisqu’elles résultent de la combinaison de
deux expressions comportant un terme commun. Ce terme commun se charge ainsi de
deux signifiés, déterminant une syllepse lexicale. Vian, dans la proposition « […] ses
yeux lançaient des éclairs de chaleur » (AC 570), fait basculer dans le concret l’expres-
sion figurée lancer des éclairs grâce à l’adjonction du complément « de chaleur ». Au-delà
du jeu de langage, cette expression-valise contribue à l’ambivalence du personnage en
question, à la fois ministre de Dieu et créature du diable. L’expression-valise peut prendre
une forme autre : « Le sol était sec comme de l’amiante. Comme la veille, l’eau du puits
bouillait, et le ciel, transparent jusqu’à l’os, ne recelait aucune promesse de pluie »
(AC 565). Ici, « transparent jusqu’à l’os » associe ciel transparent65 et transparent jusqu’à
l’os qui signifie la maigreur extrême et rappelle l’expression contraire mouillé jusqu’à l’os.
En donnant au ciel des caractéristiques physiques animales, en faisant par conséquent
communi(qu)er des mondes différents, ce qui en fait le comique, cette expression s’in-
sère pleinement dans le sens du roman. De plus l’os est phoniquement l’inverse de sol
contenu dans la phrase précédente, mettant ainsi en relation ciel et terre.
On trouve le même procédé chez Fallet dans ce passage : « Elles m’emmerdent toutes !
toutes ! Je suis pris entre deux feux de cheminée, et c’est à celui qui fera le plus de fumée »
(BN 62). Le cotexte droit continue l’isotopie concrète feux de cheminée. Mais le cotexte
gauche, qui réfère aux femmes en général, oblige à une interprétation métaphorique de
la suite de l’énoncé. C’est par le retour au concret dû au complément de cheminée que la
métaphore être pris entre deux feux est renouvelée, mais péjorée. Le comique peut tenir
aussi à un remaniement de l’expression figurée dont les composants sont dissociés. Le
défigement ne peut être apprécié du lecteur que si celui-ci a identifié au préalable l’ex-
pression de départ. En riant, celui-ci se félicite d’abord de sa sagacité. Ainsi trouve-t-on
chez Queneau : « Les froids excessifs qui fendaient jusqu’aux pierres […] » (DV 231),
remaniement de l’expression il gèle à pierre fendre ; ou encore chez Fallet : « On avait
élargi Beaujol, qui s’était empressé de demander des excuses, qu’on lui fournit intégrale-
ment plates » (BN 46). Quel que soit le procédé dont ils résultent, ces défigements fragi-

65. Voir « Chaque aéroport vantait son temps clair, son ciel transparent », Saint-Exupéry
(« Transparent », in Le Nouveau Petit Robert, 2007).

350
lisent toute interprétation automatique univoque d’expressions apparemment les moins
sujettes à variation d’interprétation. Si l’on en rit, c’est d’un rire qu’altère la prise de
conscience de l’instabilité du sens et qui s’en prend à la relation entre signifiant et signi-
fié, introduisant par là l’incertitude dans nos rapports à la langue.
Le rire naît enfin d’un jeu sur les registres de langage, d’une disparate qui surprend à
l’écrit d’où la norme prescriptive exclut en principe tout langage familier. Queneau et
Vian tirent du langage parlé des effets comiques en juxtaposant dans le récit à un voca-
bulaire recherché des termes qui relèvent d’un registre très familier : « La maîtresse de
céans alla quérir deux verres, une carafe de flotte et un litron de grenadine » (Z 141) ;
« Jacquemort regagna le sol sec et posa ses godasses sur un gros rocher » (AC 618-619).
Sous ce comique, est posé le problème de la distance qui sépare le français écrit du fran-
çais utilisé couramment à l’oral :
En tout cas, il faut enfin dégager le français nouveau de sa gangue ancienne, de sa
gangue passée ; non que celle-ci soit « mauvaise » en soi […], mais ce sont deux réalités
devenues absolument différentes, et destinées à exister côte à côte pendant encore x
temps, l’une purifiée prenant peu à peu la noble figure de langue morte (mais encore
pratiquée), l’autre allant affronter tous les risques […]66.

Ce jeu sur les registres a une variante dans la juxtaposition de termes référant à des
domaines relevant d’univers totalement hétérogènes : univers matériel familier et uni-
vers de la religion ou de la mythologie (« Jésus se tapant un litre de rouge », AC 636 ;
« […] comme une Parque dont les ciseaux sont chez le repasseur », AC 614).
Autre variante de ces jeux sur les registres de langue, l’insertion de citations exactes ou
à peine déformées de manière qu’elles soient toujours identifiables. Le lecteur rit d’abord
de pouvoir identifier un élément étranger à l’écriture du scripteur et d’en voir les trans-
formations éventuelles. Le rire naît aussi d’une part de la relation entre auteur citant et
auteur cité, entre cotexte citant et cotexte cité, d’autre part de l’adéquation dans le texte
citant entre l’instance d’énonciation et le contenu de la citation, entre la citation et le
texte récepteur. On ne peut que rire en lisant l’envolée qu’a permise à Fallet, dans une
tirade sur la fesse qui gouverne les hommes, le vers célèbre du « Cimetière marin » de
Valéry, peu suspect de comique : « La fesse, rien que la fesse, toujours recommencée, plus

66. Écrit en 1937, dans Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, « Idées »,
1965, p. 19-20.

351
rugissante que la mer […] » (BN 209). Le « Bon appétit messieurs », qui marque l’arri-
vée inopinée de Madame Baponot interrompant les démonstrations de danse de Jacques
« bondissant par dessus une table avec la fougue d’un positon expulsé d’un noyau de
bore », donne à cette arrivée une allure comiquement solennelle – comique confirmé
par la forme de l’incise qui suit : « Madame Baponot entra./ Bon appétit messieurs
qu’elle dit » (LR 92).
Sous la drôlerie de ces divers jeux de langage quels qu’ils soient, c’est tout l’édifice de
la langue qui est ébranlé : la relation entre écrit et oral, entre signifiant et signifié, entre
sens propre et sens figuré ainsi que le bien-fondé du registre de langue imposé par la
norme. Au-delà, c’est aussi le roman lui-même qui est en question. Dans ces conditions,
le rire ne peut être le plus souvent qu’un rire tremblant. Car ce rire carnavalesque n’est
qu’un moyen d’ébranler bien des certitudes : certitudes dans la manière dont est perçu le
réel, certitudes sur les idées communément admises, certitudes sur la langue elle-même.
Aussi est-il ambivalent, mêlant détachement et incertitude : sans doute est-ce cette litté-
rature, tenue à l’écart en raison même de ce rire sur lequel elle se fondait, qui a le plus
profondément témoigné du désenchantement général à l’égard de l’Histoire, tragique-
ment amplifié par les guerres et les conflits mondiaux67.

67. Je remercie G. Leroy pour ses remarques, qui m’ont aidée dans la rédaction de cet article.
Du Vermot au « verbe haut ».
La création verbaludique aux xxe et xxie siècles

Christian Moncelet

Le français est la plus belle langue du monde,


parce que c’est à la fois du grec de cirque,
du patois d’église, du latin arabesque,
de l’anglais larvé, de l’argot de cour,
du saxon éboulé, du batave d’oc,
du doux-allemand et de l’italien raccourci.
Valère Novarina, « Chaos », in Le Théâtre des paroles.

D
epuis le tonitruant « Merdre ! » que bran-dit l’Ubu jarryen et le « Com-
ment vas-tu… yau de poêle ? » de l’Almanach Vermot (l’un et l’autre publiés
en 1896) – sans oublier, plus tard, « Les cénobites tranquilles » d’Apollinaire
(nom d’une cagna intégré dans un poème de guerre du recueil Calligrammes) – le
comique verbal n’a cessé d’être admis et valorisé, sous mille et une formes.
Le spectre du « ludisme langagier », selon l’appellation de Jacek Plecinski1, est aussi
large que nuancé. Tel ne propose que des variations ponctuelles, tel autre bâtit une

1. Jacek Plecinski, Le Ludisme langagier, Toruń, Uniwersytet Mikołaja Kopernika, 2002.

353
œuvre entière sur des altérations récurrentes et d’envergure. Tel imagine un langage
complètement inouï, tel, comme Jacques Audiberti, en quête d’une Nouvelle origine2
enjoint de mieux exploiter l’acquis : « Si nous répugnons à former un nouveau lexique,
revocabulons celui que nous avons. Revocabulons le monde. Prenons dans leur origine
le lexique et le monde. »
Au fil des siècles, le comique proprement langagier a trouvé continûment des créateurs
qui en ont renouvelé la beauté artificieuse. Le vingtième siècle – qui a vu les formes
esthétiques voler en éclats (subversion et brillance) – a développé un verbaludisme mul-
ticolore, pétillant ou ambitieux, d’agrément ou de gréement pour aventuriers. Contre la
menace d’une « novlangue » dévitalisante, comme celle évoquée dans 1984, a été forgée
une innovlangue. Agitée d’un perpétuel bouillonnement morpho-syntaxique, elle est,
dans ses manifestations les plus abouties, l’âme d’une critique radicale de l’ordre établi.
Les exemples cités ci-après sont censés faire rire, ou simplement sourire. Ils n’y par-
viennent probablement pas toujours pour des raisons diverses et complexes. Les
monstres, verbaux ou autres, provoquent une distance souriante ou un recul plus ou
moins gêné, selon le contexte de la réception et l’état d’esprit du récepteur.
Du Vermot au « Verbe-haut » ? Qu’est-ce à dire ? Il s’agit, d’abord, d’une plaisanterie
de Prévert dans le poème « La corrida » du recueil Spectacle :
Et le Roi est dans tous ses états lui qui dira plus tard l’État c’est moi ou quelque chose
d’analogue ou d’approchant en espagnol
édifiant et toujours valsant complaisamment il se sourit à lui-même
et se voyant de nuit déjà comme un taureau au milieu de l’arène
fort satisfait de ce royal jeu de mots trouvé
dans son grand Almanach Verbe-Haut3.

« Almanach Verbe-Haut » : ici, le ton est ironique (l’expression concerne le jeu de


mots aussi salace que royal). Prenons, hors contexte, ce jeu de Prévermot comme une
flamme emblématique ! Elle peut représenter une part importante du verbaludisme
moderne qui confère au calembour une vertu magnifiée, au nom de laquelle il a droit
de cité en littérature dûment labellisée, notamment en poésie. Grâce à plusieurs écri-
vains, et non des moindres, on est passé de « Comment vas-tu… yau de poêle ? » [Fig. 1,

2. Jacques Audiberti, Nouvelle origine, Paris, Gallimard, 1942.


3. Jacques Prévert, « La corrida », in Spectacle, Paris, Gallimard, 1972.

354
ci-contre] à « Comment vas-tu… yau de poète ? » La bonne
blague ? Mieux que cela : la bonne bla(n)gue.
Décrié, encensé, irrésistible ou « résistible » (comme aurait dit
Tristan Bernard), l’humour vermotesque – réduit à tort à quelques
pitreries de syllabes – est devenu une référence chez des écrivains
ou chez des critiques4.
Séraphin Lampion, le jovial et importun assureur inventé par
Hergé, a toujours le Vermot pour rire : « Comment vas-tu-yau de
pipe ? Moi, ça va… porisateur5. » Dans Zazie dans le métro, Ray-
mond Queneau injecte une allusion à double détente. À son oncle Fig. 1 : Dessin de Henriot,
Gabriel qui lui dit : page du 11 septembre 1896,
Almanach Vermot.
– Et puis faut se grouiller : Charles attend6.

Zazie « s’esclame furieuse » :


– Oh ! Celle-là je la connais, je l’ai lue dans les Mémoires du général Vermot7.

Erreur amusante ! La petite fille mélange deux références : l’almanach humoristique et


les Mémoires de guerre du général De Gaulle, dont le prénom – Charles – est aussi celui
du chauffeur de taxi (au cœur de la plaisanterie verbale). C’est à propos de Raymond
Queneau – mais au sujet d’un autre livre, Les Fleurs bleues8 – que Mathieu Galey écrivit :
« Il puise dans l’Almanach Vermot des calembours “hénaurmes”, d’une agressive indi-
gence9. » Jean-Pierre Verheggen a eu droit au même rapprochement.
On ne s’étonne pas de trouver, dans Opticon, sous la plume de Roland Bacri – « le petit
poète » du Canard enchaîné – le nom de l’illustre almanach dans la proposition, en
à-peu-près, d’un trajet touristique : « Ploumanach… Vers Meaux ! » Une autre reprise,

4. L’Almanach Vermot a toujours bon pied bon clin d’œil. L’Anthologie de l’humour Vermot,
publiée en 1977, permet de se faire une idée des divers jeux verbaux qu’il a popularisés (calem-
bours, combles, à-peu-près, mots d’esprit…).
5. Hergé, Coke en stock, Tournai, Casterman, 1958.
6. Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, 1959.
7. Ibid.
8. Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, Paris, Gallimard, 1965.
9. Matthieu Galey, « Un meissonier magique », dans le périodique Arts, 2 juin 1965.

355
mais cette fois polémique, s’entend dans L’Effet’yau de poêle10, titre d’un livre savant de
François George contre la psychanalyse et son évolution sous la houlette de Jacques
Lacan, grand utilisateur de calembours dans sa pratique.
Le verbaludisme a proliféré au xxe siècle en quantité et en qualité. Il conviendra
d’abord de prendre la mesure de cette extension dans divers domaines (de la création
artistique à la communication fonctionnelle, au seul plan des mots ou en relation avec
des images). Cette prolifération a été amplifiée par une incitation constante à la création,
notamment à l’école. Le plus caractéristique en ce domaine est la promotion de l’imper-
fection, de la gaucherie burlesque (le parler clownesque), de l’à-peu-près ou du langage
enfançon (formes jusqu’alors négligées voire discréditées). L’autre originalité du verba-
ludisme moderne est à chercher dans la variété des effets, contenus ou débridés, de réfé-
rentialité relative voire d’irréférentialité. Enfin, dans ses formes les plus riches, force est
de constater que le verbaludisme a gagné une double épaisseur, dans la forme et dans le
fond (d’une part, en raison de ses liens pluriels et serrés avec le contexte, et, d’autre part,
à cause de sa charge existentielle, son sens profond).

La drôlifération verbale
La prolifération des jeux verbaux est patente dans toutes sortes de discours, littéraires
ou paralittéraires, dans des livres, sur scène, sur des affiches, dans les genres canoniques
ou ce qui en reste.
Le comique verbaludique s’est développé, sans vergogne, dans des ouvrages estampillés
poétiques et publiés par des éditeurs renommés (L’Anselme à tous vent, Pensées et pro-
verbes de Maxime Dicton de Jean L’Anselme ; L’Oral et l’Hardi de Jean-Pierre Verheggen).
Ont éclaté en maintes occasions les rires des spectateurs/lecteurs des pièces ou des sketches
de Cami11, Obaldia, Bourdet, Novarina, Devos, Sol ou Roca… sans oublier Luca12.

10. François George, L’Effet’yau de poêle, Paris, Hachette, 1979.


11. Voir Christian Moncelet et Jacques Rouvière, Redécouvrir Cami, l’humoriste « loufock »,
Pau, Marrimpouey, 2008.
12. Les auditeurs des performances du poète Ghérasim Luca ont pu mesurer la part du comique
dans ses textes comme « Prendre corps » dans La Fin du Monde, Paris, Éditions Petitthory, 1969
(dans André Velter, Ghérasim Luca, « passio passionnément », Paris, Jean-Michel Place, 2001) :
« je te jarretelle je te bas je te Bach/ oui je te Bach pour clavecin sein et flûte »…

356
La presse qui compte (ou a compté) y a recours. Le Canard enchaîné, l’ancêtre toujours
vert, a fait des adeptes actifs comme Libération (« Urinoir de Duchamp dégradé : la cour
d’appel laisse pisser ») ou Le Quotidien de Paris (« Les embûches de Noël », « Saint-
Gobain : Privé pour nous »). Antoine Blondin régala les lecteurs de L’Équipe (« L’apathie
est en Angers » repris dans L’Ironie du sport) tout comme, plus tard, Patrice Delbourg
ceux de L’Événement du jeudi (« Nana Mouskouri : la scie attique », « Boby Lapointe :
demandez ses exquis mots » repris dans Mélodies chroniques).
L’humour verbaludique a pignon sur rue grâce aux enseignes. Le Tout du cru (restau-
rant de viande non cuite) et autre Posi’tif (salon de coiffure) renouvellent le genre ances-
tral (Au Lion d’or/ Au lit on dort). C’est surtout la publicité qui a promu le ludisme
langagier : « André : le chausseur sachant chausser » (chausse-trappe phonétique signée
Marcel Bleustein-Blanchet). En adeptes de l’écriture phonétique de Raymond Queneau,
des publicitaires ont placardé « Okelbocukta » pour légender la photo d’une femme
portant un jean seyant à son séant (années 1980).
Depuis un siècle, la chanson distille une intrépide liberté de paroles revendiquée,
notamment, par Georgius, Boby Lapointe, Pierre Louki, Renaud, Chanson plus bi-fluo-
rée, Gérard Morel… Enfin, régulièrement, par la voix des hertz, le verbaludisme fait les
délices des auditeurs de l’émission Des papous dans la tête (dès 1984 sur France Culture).
Alors que les titres à jeux verbaux s’imposaient dans la presse, des intitulés détendus
ont gagné la littérature savante. Après le tonitruant Le Degré Zorro de l’écriture13, sont
apparus L’Étymo-jolie14, L’Ironie mise en trope15 ou Motamorphoses16, ouvrages traitant de
faits langagiers.

Toutes les opérations


Toutes sortes de niveaux et d’opérations (au sens de la rhétorique) sont concernées.
On joue beaucoup avec les sens des mots, avec leur graphie et avec leur ordre, n’importe

13. Jean-Pierre Verheggen, Le Degré Zorro de l’écriture, Paris, C. Bourgois, 1977. Référence
rigolarde au livre de Barthes.
14. Bernard-Claude Galey, L’Étymo-jolie, origines surprenantes des mots de tous les jours, Paris,
Tallandier, 1991.
15. Laurent Perrin, L’Ironie mise en trope, du sens des énoncés hyperboliques et ironiques, Paris,
Éd. Kimé, 1996.
16. Daniel Brandy, Motamorphoses, l’histoire des mots, Paris, Casterman, 1986.

357
Fig. 2 : Georges Fourest,
« Pseudo sonnet »,
in La Négresse blonde, Paris,
A. Messein, 1909.

Fig. 3 : Jean-François Bory,


« Il pleut toujours »,
in Étreintes COsMIQUES,
no 10, 1980.

Fig. 4 : Robert Fabbri,


« H2O, H2O, H2O… »,
in Étreintes COsMIQUES,
no 10, 1980.
quel élément pouvant – à bon escient – être changé ou échangé, amputé ou augmenté,
voire supprimé. Bref, calembourrage et tripaturage sont les deux mamelles principales
du verbaludisme !
En cas de langage purement textuel, l’aspect visuel n’est pas négligé. L’un des précur-
seurs fut Georges Fourest avec son « pseudo sonnet17 » dont l’insolite accroche le regard
[Fig. 2, ci-contre].
L’inclassable Maurice Roche a proposé de nouvelles façons de jouer avec les mots grâce
à des artifices typographiques. Ainsi, la mort qui obséda l’auteur de Compact (1966) et de
CodeX (1974) était-elle appelée dans un sourire d’euphémisation : « la camar(a)de »…
L’humour pour l’œil fait le sel des parodies de « Il pleut » – célèbre calligramme d’Apol-
linaire – signées Jean-François Bory ou Robert Fabbri18 [Fig. 3 et 4, ci-contre].
Les formes les plus étonnantes relèvent de l’économie de moyens, tel le degré zéro des
ready-made textuels. Des citations de phrases se lisent chez Prévert et d’autres comme
André Breton qui a intitulé « Psst » (Clair de Terre) une liste de différents « Breton »
trouvés dans un annuaire téléphonique. Jean L’Anselme19, fait rire, au second degré, avec
un texte authentique sur « le vrai salut d’un poilu » dans lequel, en 1916, un général
exhorte lyriquement ses ouailles à réussir la façon de saluer. C’est typiquement de « l’hu-
mour de réception » que, dans L’Anthologie de l’humour noir, Breton oppose « à l’hu-
mour d’émission de la plupart des auteurs ».

Mots et images
L’alliance des mots et des images – notamment dans la fonction d’ancrage, chère à
Roland Barthes20 – favorise des formes originales de verbaludisme.
Inspirés par une toile toute noire de Paul Bilhaud (intitulée Combat de nègres dans une
cave, pendant la nuit et exposée, en 1882, au Salon des arts incohérents), sont nés les
monochromes d’Alphonse Allais publiés dans l’Album primo-avrilesque (une toile
rouge : « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la Mer
Rouge »). À la légende grivoise mais camouflée (« L.H.O.O.Q. ») – avec laquelle Marcel

17. Georges Fourest, « Pseudo sonnet », in La Négresse blonde, Paris, A. Messein, 1909
18. Jean-François Bory ou Robert Fabbri dans la revue Étreintes COsMIQUES, no 10, 1980.
19. Jean L’Anselme, La France et ses environs, Montemart, Rougerie, 1981.
20. Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », in Communication, no 4, 1964.

359
Duchamp légenda sa Joconde moustachue – fit écho le calembour iconotextuel de Clo-
vis Trouille dans O ! Calcutta ! (légendant une odalisque callipyge).
Le maître du genre est, jusqu’à ce jour, Christian Zeimert, du « groupe panique »,
autoproclamé « peintre calembourgeois ». Sa toile « Jésus et ses dix slips » (1984) donne
à voir le Fils de Dieu devant un étal jonché de dix caleçons. De son côté, membre du
groupe Fluxus, Charles Dreyfus produit des calembours à tire larigolade (« L’art se
nique », « Le chasseur alpin, le boulanger aussi ») et expose des sculptures ou des objets
liés à des à-peu-près vermotesques (« à l’eau, j’égoutte » gravé sur un arrosoir21).
Les humoristes ne cessent de chercher des occasions de faire rire avec des appariements
saugrenus. Les Jeux de l’humour et du langage22, de Gilbert Salachas, se présente ainsi :
chaque page comprend un titre (par exemple, « Discipline »), une photographie (un seau
calé au-dessus d’une porte entr’ouverte) et une légende (« Seau en hauteur »). L’auteur se
propose de trouver un rapport entre les trois éléments en jouant avec et sur les mots.
L’effet le plus productif reste l’ancrage textuel fantaisiste. Pierre Desproges s’est amusé
plusieurs fois à imaginer différents titres pour un même tableau. Dans L’Almanach23, le
Guernica de Picasso est affublé d’intitulés hilarants : « Brigitte Bardot (à droite) au milieu
de ses amies les bêtes (Photo Vivi Section) », « J’ai guère niqué qu’à Guernica. (Extrait de
La Vie sexuelle du général Franco de Florence Pernoudou) ». À ce jeu, Jean Tardieu a
donné des lettres de noblesse dans les « Dix variations sur une ligne », une œuvre plas-
tique du professeur Froeppel24. Une simple ligne horizontale est successivement légen-
dée : « Passage de l’équateur », « Une des portées musicales où Beethoven écrivit la sonate
dite Au clair de lune », « Fil à couper le beurre (en l’absence de la crémière) », et en der-
nier, avec un humour métadiscursif, « Tout commentaire serait superflu ».
De telles tensions iconotextuelles (propre à l’humour surréaliste de Magritte) sont
florissantes en publicité. Vers 1978, on a pu lire « Cet homme travaille » en légende de la
photo d’un homme allongé sur un transat (en fait, c’était un testeur de confort au
compte d’un voyagiste). La drôlerie est soit provoquée par une phrase d’ancrage, soit par
une bulle ajoutée à l’un des protagonistes. La célèbre et burlesque rubrique « l’art vul-

21. Le peintre Jacques Poirier (né en 1928) met sa maîtrise du trompe l’œil au service de rébus :
« Pour coiffe R simple Kant ONP œuf R compliqué ».
22. Gilbert Salachas, Les Jeux de l’humour et du langage, Paris, Atelier Akimbo, 2001.
23. Pierre Desproges, L’Almanach, Paris/Marseille, Rivages, 1988.
24. Jean Tardieu, Le Professeur Frœppel, Paris, Gallimard, 1978.

360
gaire », dans Hara Kiri mensuel, consistait à doper d’une manière embullante 25 des
images sérieuses et de style pompier.
Des interactions iconotextuelles, d’un autre genre, se sont épanouies dans la littérature
pour la jeunesse. Depuis la première édition26, Grepotame de Pierre Léon et Catherine
Guéry présente de drôles d’animaux croisés. Chaque page étant coupée en son milieu et
à l’horizontale, le livre permet une combinatoire conjointement verbale et iconique : le
grepotame est mi-grenouille (haut), mi-hippopotame (bas) (pour l’hipponouille, c’est
l’inverse). Alain Le Saux, lui, a choisi de prendre des expressions au pied de la lettre et
d’illustrer, en conséquence cocasse, le sens propre. Plusieurs albums ont été publiés aux
éditions Rivages dont Ma maîtresse a dit qu’il fallait bien posséder la langue française27.

Une grammaire effervescente


Un métadiscours comique s’est notablement développé depuis quelques décennies.
On a pu voir se constituer une grammaire fantaisiste, foisonnante, une dinguistique à
tout crin qui se bâtit au gré des trouvailles ponctuelles ou systématisées.
Sur Jean-Pierre Brisset (1837-1919), mis au pavois de la notoriété par André Breton
dans son Anthologie de l’humour noir, pèse l’hypothèque du sérieux. Selon qu’on opte
pour un délire sans distance ou une logique consciemment bouffonne, on trouve diffé-
remment comiques les incroyables enchaînements allographiques de la Grammaire
logique ou de La Science de Dieu28. À partir d’un dialogue avec des grenouilles – nos
véritables ancêtres – dont le coac lui semblait signifier « quoi que tu dis ? », Brisset com-
posa un délire étymologique :
Voyons par exemple où ces ancêtres étaient logés : l’eau j’ai = j’ai l’eau ou je suis dans
l’eau. L’haut j’ai = je suis haut, au-dessus de l’eau, car les ancêtres construisaient les pre-
mières loges sur les eaux. L’os j’ai = j’ai l’os ou les os ; on les mangeait où l’on était logé.

25. C’est la fonction de relais, analysée par Barthes (article cité).


26. Pierre Léon et Catherine Guéry, Grepotame, Paris, Nathan, 1980.
27. La littérature pour la jeunesse est très riche dans le domaine du verbaludisme. Alain Le Saux,
Ma maîtresse a dit qu’il fallait bien posséder la langue française, Paris, Rivages, 1994.
28. Dans Jean-Pierre Brisset, Œuvres complètes, Dijon, Les Presses de Réel, 2001.

361
Cette démarche se retrouve parfois dans les subtils dépliements de vocables auxquels
se livra Michel Leiris dans Glossaire J’y serre mes gloses29 puis Langage Tangage30. Leiris,
dans Brisées, a justifié cette vivisection personnelle des mots, mi-poétique mi-souriante,
libérée de tout souci étymologique rigoureux. De là sont nés : « hiérarchie : rare chierie »,
« zob : le beau-z’objet qui pointe dans le sommeil de Booz »31.
Le xxe siècle, surtout en son dernier tiers, a vu naître de nombreux dictionnaires nés
de l’imagination de lexicologues peu académiques. En 1938, quelques collaborateurs de
La Nouvelle Revue française publièrent un Petit Dictionnaire des mots retrouvés 32 dans
lequel ils proposaient, sous des dehors pince-sans-rire, des définitions farfelues à base
d’associations de sons ou de sens :
CUCU s.m. Petit singe de Tasmanie, à queue prenante et s’apprivoisant très facile-
ment. Le cucu se nourrit de pralines.

Dans d’autres ouvrages plus récents, les mots eux-mêmes sont inventés, même si on
entend parfois de vagues emprunts à des vocables réels. Ainsi, le souvenir de « Ballot »
est perceptible dans le « Ballucherie » (« phrase stupide ») de Jean Yanne33. Absolument
néologiques sont les trouvailles de Jean-Claude Leguay, Christine Murillo et Grégoire
Oestermann qui, persuadés que « souffrir avec précision, c’est mieux savoir vivre mal »,
ont étiqueté, avec verve, les petits tracas de la vie courante. De cette aventure est né Le
Baleinié 34 : plute (« l’étiquette du prix oubliée sur un cadeau »), ertezoute (« personne qui
vous tient la porte de si loin qu’elle vous oblige à presser le pas »).
Ce sont surtout les mots-valises, disséminés ou regroupés, qui ont poussé comme des
champignons, grosso modo depuis la fin des années 1970 jusqu’à nos jours ! C’est à qui
fait le plus beau pied-de-néologisme au langage codifié : d’Alain Finkielkraut35 à Jean-

29. Michel Leiris, Glossaire J’y serre mes gloses, Paris, Gallimard, 1925.
30. Michel Leiris, Langage Tangage, Paris, Gallimard, 1985.
31. Ibid.
32. Réédité chez Jean-Jacques Pauvert (Paris, 1988) et, grâce à Jean-Loup Chiflet, chez Mots et
Cie (Paris, 2004).
33. Jean Yanne, Dictionnaire des mots qu’il y a que moi qui les connais, Paris, Plon, 2000.
34. Jean-Claude Leguay, Christine Murillo et Grégoire Oestermann, Le Baleinié, diction-
naire des tracas, Paris, Éditions du Seuil, 3 t. en 2003, 2005 et 2007.
35. Alain Finkielkraut, Ralentir mots-valises, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

362
Loup Chiflet36 en passant par Gérard Charbit et Jacques Serguine37, d’Anne de Bartillat38
à Jean-Jacques Thibaud39, de Chaunes et Sylvoisal40 à Alain Créhange41.
La condensation peut se faire non au niveau des signifiants mais à celui des significa-
tions. La compression définitionnelle (qui consiste à joindre pour un même mot les
deux sens distincts des homonymes) se rencontre déjà au xixe siècle chez un Commer-
son qui se délectait à donner à « broche » cette signification : « instrument de cuisine que
des femmes attachent à leur corsage42 ». Que fait d’autre un Raoul Lambert dans cer-
taines rubriques de son Dicodingue43 ?
La grammaire effervescente qui se construit aléatoirement peut, comme celle de Jean-
Louis Fournier, être qualifiée d’impertinente44, mieux, de pertinemment impertinente.
Que d’étonnements sensés, orthographiques ou autres ! Dans cette grammaire parallèle
figurent, en bonne place, une « réform de l’ortograf », signée Allais, précurseur de Ray-
mond Queneau, mais aussi un ensemble hétéroclite de suggestions. Le Québécois Marc
Favreau (dit Sol), assimilant mot et chose, fit mine de s’étonner45 : « Comment com-
prendre que l’alligator se retrouve avec deux « l » alors que c’est l’alouette qui en aurait
bien besoin ? » Pour son compatriote Pierre Légaré et toujours au nom d’un cratylisme
plaisant : « Le verbe bégayer ça devrait être bébégaygayer 46. »
La rubrique « sémantique » n’est pas oubliée. Dans un Almanach Vermot datant de la
première guerre mondiale, cette remarque préfigurait la logique de Pierre Dac : « Quand

36. Jean-Loup Chiflet, Le Cafard laqué, Paris, Mots et Cie, 1999.


37. Gérard Charbit et Jacques Serguine, Mots de tête, Paris, Lieu commun, 1983.
38. Anne de Bartillat, Le Fauxcabulaire, Paris, Stock, 1999.
39. Jean-Jacques Thibaud, Le Nouveaucabulaire, Paris, Le Cherche Midi, 2005.
40. Chaunes et Sylvoisal, Le Verbiaire, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1985.
41. Alain Créhange, Le Pornythorinque est un salopare et L’Archiviste et le biblioteckel, Paris,
Mille et une nuits, 2004 et 2006.
42. Commerson, Petite encyclopédie bouffonne, Paris, Passard, 1860.
43. Raoul Lambert, Le Dicodingue, Rodez, Éd. du Rouergue, 1992.
44. Dans cette Grammaire française et impertinente (Paris, Payot, 1992), Fournier illustre de
vraies règles avec des exemples farfelus.
45. Dans son allocution pour la remise du « Mérite d’honneur 2002 du français et de la franco-
phonie en éducation » au Québec.
46. Pierre Légaré, Mots de tête, Montréal, Stanké, 2000.

363
on n’aime pas quelqu’un, on dit qu’on ne peut pas le sentir, donc qu’on l’a dans le nez.
L’avoir dans le nez et ne pas le sentir, c’est raide47 ! »
Un sort à part doit être réservé à la « Lettre au Provéditeur-Éditeur sur quelques équa-
tions morales » de Boris Vian48. L’auteur démontre comment on peut faire des opéra-
tions additives ou soustractives avec les mots pour inventer de nouvelles « équations »,
voire créer des néologismes purs et durs. D’abord réduite à « À bon ch…, bon r… »,
« l’équation » proverbiale « À bon chat, bon rat » se diversifie : « À bon château, bon
râteau », « À bon chieur, bon rieur ». Le procédé permet aussi de créer des vocables : « À
bon checul, bon recul », « À bon chimimoto, bon rimimoto »…
Dans le domaine des verbes, le ludisme langagier trouve matière à s’exprimer. Ray-
mond Queneau attire l’attention sur quelques conjugaisons irrégulières de cette espèce :
Je oui
Tu oui (invariable).
Il oui (invariable).
Nous jouissons.
[…]49

Pour la conjugaison et pour d’autres points de grammaire, les travaux de l’Ougrapo


(Ouvroir de grammaire potentielle, créé en 2002) sont stimulants. À la suite de Ray-
mond Queneau, l’emploi du surjonctif (subjonctif à désinence doublée) est recom-
mandé, à seule fin de « rendre la phrase plus pesante » : « Que vous chantassassiez »,
« que je sortississe »…
Cette grammaire imaginée bénéficie du concours de quelques comiques de music-hall.
Éric et Ramzy (Les mots d’Éric et Ramzy) proposent des élucubrations étymologiques
(« charivari » viendrait de « j’arrive à rire » prononcé par un Allemand à fort accent).
Enfin, Roland Magdane, dans son sketch « La langue française est quand même bizarre »,
disserte sur les genres de tels ou tels noms et en souligne la cohérence ou l’incongruité :
UN sac à main, ça c’est viril à mort ça ! UN soutien-gorge, ça c’est un truc de camionneur !
LE maquillage, LE rouge à lèvres… Il s’est trompé dans l’autre sens aussi :
UNE moustache, ça c’est la féminité poussée à son comble.

47. Cité dans l’Anthologie de l’humour Vermot, 1977.


48. Cahiers du Collège de ‘Pataphysique, no 21, 22 sable 83 [22 décembre 1955].
49. Raymond Queneau dans la revue Bizarre, no 27, 1963.

364
Invitation à la créativité.
S’appuyant sur les aventures littéraires du xxe siècle (le détournement de proverbes
par les Surréalistes, les contrepoèteries de Desnos50, les stimuli de l’Oulipo…), beaucoup
d’enseignants ont mis la main des élèves au lettrier fantaisiste en les initiant, par exemple,
au plaisir de lire « La cimaise et la fraction » (traduction de « La cigale et la fourmi » par
Raymond Queneau, selon la méthode S + 751) : « La cimaise ayant chaponné tout l’éter-
nueur/ se tuba fort dépurative quand la bisaxée fut verdie […] »). Les manuels
témoignent abondamment de ce genre de pratique.
L’institution scolaire prolonge, de fait, le raz de marrade provoqué par les jeux verbaux
ambiants. Elle fait du verbaludisme une propédeutique à l’écriture non fonctionnelle.
Dans son petit livre fondateur que fut le numéro de Poésie 1, consacré en janvier-
février 1973 à « L’enfant La poésie », Jean-Hugues Malineau mettait le feu à la poudre
d’escampoète en livrant les trouvailles de ses élèves :
Toute salade vit aux dépens de celui qui l’égoutte.
Il ne faut pas prendre à deux mains ce qu’on peut prendre à la légère.

À la même époque, La Belle lisse poire du prince de Motordu52 mit en joie les élèves du pri-
maire, invités à jouer, eux aussi, avec les méprises paronymiques et clownesques. La publi-
cation du Dictionnaire des mots tordus53 prolongea ce divertissement formateur (« Beefteak
caché : Quand on réussit à le retrouver, un beefteak caché est très bon à manger »).
C’est à différents niveaux que les enseignants ont été régulièrement invités à cultiver la
créativité des élèves, et notamment à tonalité comique. On donne, parfois, en exemple,
Giani Rodari (auteur italien traduit en français) et sa Grammaire de l’imagination54,
riche de diverses propositions narratives. L’enseignant et auteur Yak Rivais, de son côté,

50. Voir Jean-François Guéraud, « L’aphorisme insolite dans Rrose Délavy de Robert Desnos »,
in Désir d’aphorismes, Moncelet Christian (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires
Blaise-Pascal, 1998.
51. Oulipo [Ouvroir de littérature potentielle], La Littérature potentielle, créations, re-
créations, récréations, Paris, Gallimard, « Idées ; 289 », 1973.
52. Pef, La Belle lisse poire du prince de Motordu, Paris, Gallimard, 1980.
53. Pef, Dictionnaire des mots tordus, Paris, Gallimard, 1983.
54. Giani Rodari, Grammaire de l’imagination, introduction à l’art d’inventer des histoires, Paris,
Les Éditeurs français réunis, 1979.

365
a beaucoup œuvré pour les « littératurbulences55 ». La littérature pédagogique produit
parallèlement des ouvrages qui encouragent l’exploration active du verbaludisme à des
fins d’apprentissage.
Dans la lignée du Grepotame56, André Ouzoulias a conçu Syl-
labozoo57 [Fig. 5] pour les enfants apprenant à lire : ils doivent
créer des animaux à partir d’un corpus déterminé en permu-
tant, dans l’humour, les syllabes. Plusieurs pédagogues prônent
ce type d’activité, tel Michel Martin dans Jeux pour écrire58, des-
tiné à l’école élémentaire.
L’invitation à jouer humoristiquement avec les mots n’est
Fig. 5 : André Ouzoulias, pas seulement institutionnelle ni réservée aux enfants. Certains
Syllabozoo, op. cit. écrivains sont les premiers à titiller la créativité joyeuse des lec-
teurs. Tardieu, dans l’un des « exercices pratiques » de son pro-
fesseur Frœppel59, engage quiconque à inventer un mot d’une vertigineuse justesse :
Trouvez un seul verbe pour signifier l’acte qui consiste à boire un verre de vin blanc
avec un camarade bourguignon, au café des Deux-Magots, vers six heures, un jour de
pluie, en parlant de la non-signification du monde, sachant que vous venez de rencon-
trer votre ancien professeur de chimie et qu’à côté de vous une jeune femme dit à sa
voisine : « Je lui en ai fait voir de toutes les couleurs, tu sais ! »

La presse n’est pas restée à l’écart de ce mouvement. Dans les années 1980 et 1990, de
nombreux lecteurs du Figaro Magazine ont suivi l’exemple de Michel Laclos en inven-
tant des dingbats (rébus purement littéraux), souvent humoristiques (du genre « Aube-
ronge » qui doit s’interpréter « On n’est pas sorti de l’auberge »). Semblablement, Le
Dictionnaire des mots qui devraient exister 60 est né d’un concours, lancé par Jean-Loup
Chiflet et Sud-Ouest Dimanche, consistant à imaginer des mots qui devraient répondre
à des dysfonctionnements de la vie quotidienne (e. g. « Autonombriliste : as du volant
ayant toujours une fâcheuse tendance à se croire seul sur la route. »)

55. Sous-titre de Yak Rivais, Jeux de langage et d’écriture, Paris, Retz, 1992.
56. Voir supra (Pierre Léon et Catherine Guéry, Grepotame, op. cit.).
57. André Ouzoulias, Syllabozoo, Paris, Éditions Retz, 2005.
58. Michel Martin, Jeux pour écrire, Paris, Hachette Éducation, 2007.
59. Jean Tardieu, Le Professeur Froeppel, Paris, Gallimard, 1978.
60. Mais que fait l’Académie ? Le dictionnaire des mots qui devraient exister, Paris, Mots et Cie, 2002.

366
Sur l’internet, certains sites proposent des jeux de langage. Celui, créé par Claire Dela-
vallée (cledut. net/xylo), fait l’apologie de la xyloglotte (« la langue de bois »). On y
confectionne, collectivement, un dictionnaire de mots savants et massifs, doublets, en
« gréco-latin de cuisine », d’expressions courantes : céphaloclivisme veut dire « fendage
de gueule » et chirohirsutisme signifie « le fait d’avoir un poil dans la main ». Tout cela
obéit à la philosophie skadokienne d’un pédantisme jovialement revendiqué : « pour-
quoi se compliquer la vie à faire simple alors qu’il est si simple de faire compliqué ? »
Dans cet esprit, Jean-Loup Chiflet a pastiché la méthode Assimil et, dans la lignée du
Latin sans peine, a incité ses lecteurs à parler – au xxe siècle – la langue de Ciceron grâce
à Ad aeroportum !61 d’une pétulante loufoquerie :
Papamobilae clypeus mortuus est, ac grave est ? : La soupape de la papamobile est
morte, est-ce grave ?

Le même Jean-Loup Chiflet, s’est fait connaître en lançant Sky my husband ! puis Ciel
mon mari ! Le plaisir consiste à traduire mot à mot des idiotismes, ce qui joint l’utile et
l’incongru roboratif62.

La maladresse étoilée
Qu’on se le dise : « Le fond de l’erreur est frais ! » Il existe une poétique de la fulgou-
rance. Plusieurs auteurs, et non des moindres, prônent une régression positive, un
renoncement décomplexé à la correction élégante, aux grâces travaillées du spirituel,
bref aux valeurs pérennes de l’esprit français, salonnard, érudit, allusif. Le verbaludisme
est revigoré par une gaucherie qui est l’apanage de l’auguste, de l’enfant ou, plus prosaï-
quement, le lot de tout un chacun dont la langue fourche.
D’un type de bourde assez fréquent – la confusion de deux locutions imagées, le fait
de « se prendre les pinceaux dans le tapis » – Olivier Marchon a récemment tiré le meil-
leur parti dans Les Carottes sont jetées63. L’échangisme textuel crée des rencontres amu-
santes : « Bâtir des châteaux sur la comète », « S’arracher les cheveux contre les murs »…

61. Jean-Loup Chiflet, À l’aéroport ! Le latin d’aujourd’hui, Paris, Mots et Cie, 1999.
62. Les deux livres ont été réédités ensemble, collection « Goût des mots », Paris, Éditions du
Seuil, 2008.
63. Olivier Marchon, Les Carottes sont jetées, quand les expressions perdent la boule, Paris, Édi-
tions du Seuil, « Le goût des mots », 2007.

367
L’éloge paradoxal des erreurs langagières reconnaît la poésitivation, le plus souvent
drolatique, des ratés verbaux et conduit à une poétique de la divine méprise. Henri
Cueco, dans son Discours inaugural du Centre national de la faute d’orthographe et du
lapsus64 méprisant « la fixité orthographique mortifère » célèbre « la fameuse faute d’or-
thographe » qui est « tremblement de la langue annonciateur de changement. » Cueco
rejoint Queneau qui soutenait : « il y a peu de fautes stériles65 ».
Du point de vue de l’invention de récit, Giani Rodari, a conseillé d’exploiter certains
barbarismes. Ainsi le mot-valise involontaire « caramélite », sorti d’une bouche enfan-
tine66, peut devenir le déclencheur d’une histoire aussi absurde que logique à partir du
binôme « carmélite »/« caramel ».
L’écrivain dessinateur Pef a fait son miel des confusions paronymiques que les enfants
commettent en publiant La Belle lisse poire du Prince de Motordu67. Le prince de Motordu
qui « [habite] un chapeau magnifique au-dessus duquel, le dimanche, flottent des cra-
pauds bleu blanc rouge » fait des progrès langagiers grâce à l’institutrice, la princesse
Dézécolle. À la fin, la princesse, promise au prince, se met à déformer les mots à son tour
(elle dit « vouloir plein de petit glaçons et de petites billes »).

L’augustation langagière
Dans l’optique d’un dysfonctionnement productif, la référence au clown s’impose.
Après Hugo et « le bonnet rouge » au dictionnaire, place au gros nez rouge ! Depuis la fin
du xixe siècle, le langage clownesque – verbal et non verbal – a imposé sa vis comica et a
gagné bon nombre d’écrivains à son esthétique, profondément bouleversante.
Des clowns au parler approximatif ont quitté l’arène du cirque pour monter sur les
planches ou s’esbaudir dans des livres de Cami (Pssitt et Pchutt), Hélène Parmelin (Le

64. Henri Cueco, Discours inaugural du Centre national de la faute d’orthographe et du lapsus,
La Louvière (Belgique), Le Daily-Bul, 1999.
65. Raymond Queneau, « Écrit en 1955 », in Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, « Idées ;
70 », 1965.
66. Grammaire de l’imagination, introduction à l’art d’inventer des histoires, Paris, Les Éditeurs
français réunis, 1979 ; réédité aux éditions Rue du Monde, 1997 et 2010.
67. Pef, La Belle lisse poire du Prince de Motordu, Paris, Gallimard, 1980.

368
Contre-pitre, 1973), Jean-Paul Alègre (Les Cinq dits des clowns au Prince, 1991), Coline
Serreau (Quisaitout et Grobêta, 1993) et d’autres68.
La contamination d’un parler clownesque a gagné du litterrain. Grâce à Raymond
Queneau, le grimage ortografic des mots fait rire, ce dont se réjouit l’auteur de Bâtons,
chiffres et lettres :
Mézalor, mézalor, késkon nobtyen ! Sa dvyin incrouayab, pazordinèr, ranvèrsan […]
Avrédir, sêmêm maran. Jérlu toutdsuit lé kat lign sidsu, jépapu manpéché de mmaré.
Mézifobyindir, sé un pur kestion dabitud. On népa zabitué, sétou. Unfoua kon sra
zabitué, saira tousel. Epui sisaférir, tan mye : jécripa pour anmiélé lmond.

L’analogie entre des mots hors normes et l’apparence clownesque fut affichée concrète-
ment par l’humoriste québécois Sol (Marc Favreau), qui, sur scène, présentait tout l’ex-
térieur d’un pitre. Il proposait une augustation délectable, sympathique et hilarante, de
ses mots-valises : « je m’égalomane à moi-même », « à force de se faire traiter de vaga-
bond à rien69 »…
Le procédé de la répétition altérée (« – C’est difficile ! – Ah oui, c’est dix ficelles ! ») a
fait rire des générations de spectateurs. Valère Novarina, dans L’Opérette métaphysique,
l’injecte à la volée dans un dialogue qui a le parfum d’une entrée de cirque :
Anastasie : Depuis quand as-tu mal à ton cadavre, dis, garçon ?
L’ouvrier Ouiceps : J’ai mal à mon cavèdre depuis que le temps chanta le temps
clepsydien.

Mal reformuler un mot ou employer un vocable à la place d’un autre est l’apanage du
clown qui fait rire en se cassant la figure et la langue. Sous cet angle, Un mot pour un
autre de Jean Tardieu habille de façon burlesque la trame simplifiée d’un bref vaudeville
comme le fera, de façon très débridée, Gildas Bourdet dans Le Saperleau. Pour le poème
« Le clown et son alter ego70 », Jean Tardieu précise la portée existentielle de cette façon
de parler en donnant ces indications : « Tous les registres clownesques, barrissants et
hennissants, du plus grave au plus aigu. Accent “étranger”, – mais on ne sait d’où. »

68. Voir Christian Moncelet, « Les clowns : le bonheur parodisiaque », in Humoresques, no 18, 2004.
69. Marc Favreau, Rien détonnant avec Sol, [Montréal], Stanké, 1978 ; Sol, « Les œufs limpides »,
Montréal, Stanké, 1979.
70. Jean Tardieu, Formeries, Paris, Gallimard, 1976.

369
Où t’en vas-ti ?
– Jé né sais pâs.
D’où viens-ti ?
– Jé né sais pâs non plis !

Le dialogue entier reprend le célèbre questionnement métaphysique dont Gauguin s’est


servi pour intituler l’une de ses toiles : « D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qui
sommes-nous ? »
Le poétique n’échappe nullement à cette pitrisation. À plusieurs reprises a explosé la
dérision du grand genre par trituration ludique et démythifiante des mots qui le
concernent, à commencer par ceux des champs – morphologique ou notionnel – de la
poésie. L’« Air du poète » de Léon-Paul Fargue71 est sans ambiguïté :
Au pays de Papouasie
J’ai caressé la Pouasie…
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas Papouète.

Si « P’Oasis » (Desnos, Corps et biens) ou « Peau-Asie » (Roger Vitrac, Dés-lyre), si L’Art


poetic’72 ne prêtent pas ou guère à rire, le « poéteupôte » d’André Martel est nettement
grotesque. Contestant l’appréciation négative de « fada » décochée à l’auteur, « un
génieurhyper » rassure l’impétrant :
Cesonteuxquisontdéfadas !
Toiseul m’a transpigé, Poète ; et tu es mon Pôte, mon poéteupôte73.

Fernand Imhauser sourit aussi dans « Plaidoyer74 » :


Quand j’entends les spiqueurs déclamer des pauwèmes
Je ne suis pas de ceux qui disent : ce n’est rien,
C’est un porc qui se noie ! je dis qu’il faut quand même
Sauver la pauwési si l’pauwèth ne vaut rien.

71. Léon-Paul Fargue, « Air du poète », in Les Ludions de Léon-Paul Fargue, Paris, J.-O. Four-
cade, 1930.
72. Olivier Cadiot, L’Art poetic’, Paris, Éditions POL, 1988.
73. André Martel, André Martel. Le Paralloïdre des çorfes, Paris, R. Debresse, 1951. Voir Brigitte
Bardelot, « André Martel, le paralloïdre ou un certain terrorisme burlesque », in Hermès, no 29, 2001.
74. Revue belge Phantomas, no 8/9, circ. 1955.

370
À la fin de deux vers d’un poème de L’Instant fatal, Raymond Queneau écartèle « po/
ème » et « po/ésie », qui, du coup, riment burlesquement en po.
L’expression « art poétique » est particulièrement refigurée. Raymond Queneau,
encore lui, fait bégayer l’instance parlante dans « Encore l’art po75 » (Le Chien à la man-
doline, 1965) : « C’est mon po- c’est mon po- mon poème ». André Frédérique choisit de
s’expliquer sur son « Lard poétique » et son goût pour les « vers mal foutus et vers mou-
lus76 ». C’est avec Boris Vian et Jean L’Anselme que la clownisation est à son comble. Le
premier métaphorise l’auguste dans l’ivrogne :
Si j’étais pohéteu
Je serais ivrogneû
J’aurais un nez rougeû77

Quant à L’Anselme, en introduction au recueil L’Anselme à tous vents78, il crée un duo :


« Popo & Siesie, mise en boîte de 35 pensements d’urgence sur l’art d’écrire. »
À noter que le mot « trouvère » n’échappe pas à l’opération. Parmi les innombrables
personnages de Valère Novarina, on rencontre « Jean Trou Verbier », « Jean Trou qui
Verbe79 ». Quant à Jean-Pierre Verheggen, il se donne du « Monsieur le Trouvèrheggen »
dans On n’est pas sérieux quand on a 117 ans. C’est le même Jean-Pierre Verheggen qui,
refusant « d’exhiber des cadavres de langue française », parle de « hard poétique », de
« ouïssance » (la jouissance orgasmique des sons).

Sous la barbe, la barboteuse


Chez plusieurs auteurs, l’éloge de la régression positive se fait par référence à la gusta-
tion naïve et gourmande des comptines et surtout au parler en chantier et enchantant des
enfants… Au xxe siècle on a constaté une promotion notable du « langage enfançon »

75. Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Paris, Gallimard, 1965.


76. Recueilli par Claude Daubercies dans l’anthologie André Frédérique ou l’art de la fugue,
Paris, Le Cherche Midi, 1992. Voir aussi Christian Moncelet, « André Frédérique ou Un coup de
dépravé toujours abolira le rasoir », in Anne Tomiche, Les Langages altérés, Clermont-Ferrand,
Presses universitaires Blaise Pascal, 2001.
77. Boris Vian, Je voudrais pas crever…, Paris, Union générale d’éditions, « 10-18 ; 704 », 1972.
78. Jean L’Anselme, L’Anselme à tous vents, Mortemart, Rougerie, 1984.
79. Le motif du trou est très important chez Novarina. Voir infra.

371
connu depuis longtemps. On sait, grâce à un sonnet amoureux de Marc de Papillon de
Lasphrise (poète du xvie siècle), que « l’Amour se fait mieux en langage enfançon »
(« Hé mé mé bine moy, bine moy ma pouponne80 »). On connaît aussi la « Chanson du
petit hypertrophique » de Jules Laforgue (Premiers poèmes), la « Chanson de “Taote” »
de Jehan Rictus, un passage de la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France de
Blaise Cendrars. Jamais le langage enfançon ne fut autant prisé qu’au xxe siècle. Il ne
s’agit pas de restituer, avec un tendre sourire, le parler enfantin (comme on imite la par-
lure « p’tit nègu’ ») mais d’exprimer, par ce moyen, quelque chose qui échappe au lan-
gage maîtrisé. C’est une autre façon de reconnaître à l’enfance une vertu de médiation.
La « musique acidulée » de Max Jacob81 inaugura en fanfare l’aventure d’une lignée
de poètes :
Papa n’est pas là.
L’ipéca du Maradjah de Nepala.
Pipi, j’ai envie
Hi ! faut y l’dire ici.
Vrai ? Vrai ?

Puis ce fut le tour de Léon-Paul Fargue, dans la « Chanson du chat » de Ludions82 :


Il est une bébête,
Tili petit nenfant
Tirelan
C’est une byronnette
La beste à sa moman
Tirelan

Se réclamant de Fargue, Géo Norge attira l’attention sur de drôles de « Zoziaux83 » :


On dirou quand on l’ascoute
Au soleil d’aoûte

80. Cité par Albert-Marie Schmidt, Poètes du xvie siècle, Paris, Gallimard, 1953.
81. Max Jacob, Le Laboratoire central, Paris, Au sans pareil, 1921.
82. Léon-Paul Fargue, « Chanson du chat », in Les Ludions de Léon-Paul Fargue, Paris,
J.-O. Fourcade, 1930.
83. Géo Norge, La Langue verte, Paris, Gallimard, 1954.

372
Que le bonhor, que l’amor
Vont dorer tozor

Grâce au titre « Qu’est-ce qu’il n’y a84 ? », Paul Vincensini donna le ton d’un recueil
dans lequel « les noiseaux/ mangent des noisettes », tandis qu’un personnage rêve, vai-
nement, de voler « comme une petite meusange » (« De lui l’on dira ») :
Voli voli
Il a volu
Volu
Mais l’a pas pu.

Dans « La poésie85 », Vincensini décrit sa double personnalité (le poète adulte et l’enfant
qui perdure en lui) : « Là où je dis noir, il barbouille de bleu car il tient à ses privilèges.
J’ai un peu honte de vous le dire : si vous écartez ma barbe (mais vous n’oserez pas le
faire) vous apercevrez ma barboteuse. Elle est bleue. » Parlant enfançon, le poète écarte
lui-même sa barbe.
En raison de ses recherches dans le domaine des « langages familiaux » d’origine
enfantine, le professeur Frœppel86 traduit un poème lyrique en langage « bébé ». Voici
les deux versions de la dernière strophe :
Elles ne dorment pas, les étoiles
même quand l’homme sommeille
jamais jamais les étoiles ne cessent de veiller.
Fais pas dodo les ziii
le peussieu fait dodo
fait jamais jamais dodo les ziii !

Par l’intermédiaire du Docteur Gottshölm dont il cite l’avant-propos à l’Ébauche d’un


dictionnaire du professeur Frœppel, Tardieu explique l’impact des « mots inférieurs » et,
notamment, ceux du langage bébé (à base de gémination syllabique) :

84. Repris dans Paul Vincensini, Archiviste du vent, Paris, Le Cherche Midi, 1986.
85. Paul Vincensini, « La poésie », in ibid.
86. Jean Tardieu, « Œuvres posthumes du professeur Frœppel », in Le Professeur Frœppel,
Paris, Gallimard, 1978.

373
Il semble, en effet, qu’à travers la noble langue française encore tout emperruquée
par les souvenirs du Grand Siècle, on aperçoive soudain, en filigrane, je ne sais quels
reflets effrayants du balbutiement primitif des sociétés. C’est comme si derrière les
panaches et les « verdures » d’une rhétorique solennelle, on voyait grimacer tout à
coup quelque langage immémorial, totémique, bariolé, enfantin, à la fois pauvre et
rutilant, gauche et génial, comme une poterie barbare ou comme une danse rituelle de
sauvages : galops de dadas, furie de zi-zis, tambours de boum-boum, piques de toc-toc,
fracas de coupes-coupes […].

Les atours du babil ne sont donc pas à prendre à la légère même quand il s’agit de « rire
avec les mots » (besoin remontant à l’enfance, selon une confidence de Tardieu à Lau-
rent Flieder, en 1983).

Le sacre de l’à-peu-près
Au xx siècle, en matière de verbaludisme, on constate paradoxalement une sophistication
e

audacieuse de certains effets et, par ailleurs, un usage décomplexé de l’à-peu-près, préféré
souvent au pile-poilant. La force du propos n’est plus conditionnée exclusivement par une
perfection formelle. Pour autant, des calembours impeccables continuent à faire mouche
poétiquement et/ou satiriquement comme chez Prévert dont l’arsenal est diversifié :
Les Conquérants :
Terre… Horizon… Terrorisons. (Spectacle)

Rien n’est simple ! Il n’y a pas d’intérêt à mépriser systématiquement la recherche de la


richesse phonique car, grâce à la promiscuité forcée de certains mots, elle génère, à l’oc-
casion, de belles cohérences ou des incongruités radieuses. On peut appliquer à ce phé-
nomène l’expression « gêne exquise » dont Paul Valéry qualifiait la recherche – coûteuse
mais gratifiante – de la rime (Variété, « Au sujet d’Adonis »).
La sophistication des effets se rencontre dans des pitreries morpho-sémantiques. Il
faut notamment chercher du côté des syllepses dopées de calembours : « Pour faire plai-
sir à Jacques Lang, parle dans la sienne » s’écria Guy Bedos en s’adressant au Québécois
Robert Charlebois qui interprétait une chanson anglaise à la télévision. Jack Lang,
ministre de la Culture, avait, peu avant, tonitrué contre l’américanisme envahissant.

374
Si des hommes d’esprit continuent à rechercher conjointement la justesse sémantique et
la richesse homophonique, des humoristes libertaires prouvent, par ailleurs, que, selon Boby
Lapointe, « ce qui fait rire ce sont les mauvais calembours » (« Leçon sur le calembour87 »).
C’est affaire d’à propos. L’élégance de la répartie spirituelle fut rejetée par Jarry au
nom même de son dessein (montrer la bêtise crasse et cruelle d’Ubu). Il s’en est expliqué
dans un article de La Revue Blanche (1er janvier 1897) : « Ubu ne devait pas dire des
“mots d’esprit” comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides avec
toute l’autorité du Mufle88. »
Le fameux détournement jarryen « le combat des voraces contre les coriaces » a fait
des émules de la trempe de Léon-Paul Fargue dans « La Chanson du chat89 » :
L’Arsace et la Loreille
N’sont qu’un pays d’coculs,
Tirelu

L’à-peu-près règne en force avec ses homophonies chancelantes, ses paronymies tirées
par des cheveux hirsutes, aussi bien en poésie que dans la communication de masse,
notamment journalistique. Il impulse couramment une vigueur nouvelle aux jeux de
l’hypertextualité culturelle. Raymond Queneau a multiplié dans son œuvre ces joviaux
clins d’yeux. Il commença Le Chant du styrène (un commentaire pour un court métrage
d’Alain Resnais sur le polystyrène, 1957) par ce vers qui rappelle la célèbre invocation
lamartinienne : « O, temps, suspens ton bol, ô matière plastique. » Il serait aisé de faire
une anthologie de variations similaires :
Longtemps je me suis conchié de bonheur90.
Mettre ou ne pas mettre, j’attise la cochonne91.

On rit de la résistance de l’hypotexte aux hétérophonies de l’hypertexte, comme au


début du Saperleau de Gildas Bourdet92 lorsque « le chien-narrateur » lance l’écho

87. Extrait de « Avertissement au lecteur », Coffret de l’Intégrale, Polygram, 2008.


88. Alfred Jarry, « Questions de théâtre », in Tout Ubu, Paris, Librairie générale française, « Le
Livre de poche ; 838 », 1962.
89. Léon-Paul Fargue, « La Chanson du chat », in Les Ludions de Léon-Paul Fargue, op. cit.
90. Maurice Roche, Grande Humoresque, opus 27, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
91. Jacques Pater, Le Petit Pater illustré, Paris, Éditions du Seuil, 1983.
92. Gildas Bourdet, Le Saperleau, Paris, Solin, 1982.

375
déformé d’un fameux vers baudelairien : « Foie sage Homard douleur, étreinte, oie
plume… pénarde. »
La pratique de l’à-peu-près s’est répandue aussi hors de la littérature, particulièrement
dans la presse. Du caustique Henri Jeanson on a retenu ce commentaire lapidaire du film
Les Espions : « Clouzot a fait Kafka dans sa culotte. » Cet exemple montre bien comment
l’imperfection phonique peut aussi être un atout, en l’occurrence une sorte de voile qui
cache la grossièreté.
Avec une intention précise – proche de celle de Jarry (voir supra) – Cavanna, maître de
la ligne éditoriale de Hara Kiri mensuel, a défendu la prévalence de l’à-peu-près. Dans
Bête et méchant93, il reformula son vieux mépris pour le calembour, « une acrobatie sté-
rile, un tic de petits vieux ». Pour Cavanna, le comique est de l’ordre du coup-de-poing
ou du coup de massue et non affaire d’épéistes de bonne société. Les petits jeux habiles
de sonorités bien agencées ne lui semblent pas assez contondants eu égard aux vilenies
ambiantes. Chroniquant dans Charlie Hebdo (3e trimestre 1971), il avoua un jour appré-
cier la trouvaille d’Yvan Audouard qui avait modifié un vers hugolien (« Déjà Napoléon
perçait sous Bonaparte ») pour l’appliquer moqueusement à l’écrivain italien Malaparte,
opportuniste à souhaits : « Déjà caméléon perçait sous Malaparte94. » Très prisé de nos
jours, l’à-peu-près n’a pas été totalement négligé antérieurement. Edmond de Tillan-
court (homme politique du xixe siècle) s’est rendu célèbre avec son : « Entre l’arme et le
Corse il ne faut pas mettre la loi. »

Poétique de l’irréférentialité
Tout écart morphologique ou syntaxique met en jeu l’arbitraire du langage, fragilise
voire détruit la convention d’étiquetage du monde mais, dans le même mouvement,
libère des significations latentes ou en crée de nouvelles. Le verbaludisme, ainsi, a partie
liée avec la poésie. De la référentialité feinte à l’irréférentialité pétulante, en passant par
la référentialité durablement floue ou momentanément floutée, la gamme est riche.
Le verbaludisme n’est pas totalement réfractaire à la référentialité. L’exemple le plus
clair est celui du pastiche parodique qui renvoie très concrètement à une façon jugée ridi-

93. François Cavanna, Bête et méchant, Paris, Belfond, 1981.


94. Cet à-peu-près est attribué aussi à Céline, à Francis Ambrière…

376
cule de s’exprimer. De cette catégorie relève La Langue verte et la cuite95 de Noël Arnaud et
Asger Jorn. L’ouvrage sous-titré « Étude gastrophonique sur la marmythologie musiculi-
naire » vise un jargon d’époque. Les auteurs n’y vont pas de plume morte, chargeant les
émules du pape du structuralisme, si ce n’est le pape lui-même (Claude Lévy-Strauss) :
« Nous n’entreprenons pas une clichématisation complète des innombrables recettations
glossocantiques dont nous n’avons donné qu’une exemplification très succincte. »
Le comique tient parfois à une référentialité feinte comme dans « Injustice » d’André
Frédérique où la différence de statut socio-économique des personnages nourrit surtout
une fantaisie sonore destinée à donner le branle aux zygomatiques :
Injustice96

Madame Pron
Madame Pou
Ont deux époux
L’époux Pron et l’époux Pou
Mais les poupons des époux Pron
auront plus de sous
que ceux des époux Pou.

L’ire suscitée par l’injustice dénoncée dans le titre se noie rapidement dans le rire, à
coups d’allitérations et d’échos vocaliques. L’effet global est analogue dans le poème du
même auteur et intitulé « Mon village » qui promet un réalisme sympathique dans une
tonalité de confidence rassurante. La chute en est l’oxymore du nom de lieu où sont
accolées une partie démesurée – point d’aboutissement d’un gonflement phonique far-
felu et à vue d’œil – et son bref ancrage dans une géographie familière :
Ga
Gama
Gamana
Gamanopo
Gamanapoli
Gamanapolitu

95. Noël Arnaud et Asger Jorn, La Langue verte et la cuite, étude gastrophonique sur la marmy-
thologie musiculinaire, [Paris], J.-J. Pauvert, 1968.
96. Texte repris dans Claude Daubercies, André Frédérique ou l’art de la fugue, op. cit.

377
Gamanapolituro
Gamanapolituropi
Gamanapolituropitrou
Gamanapolituropitroumo
Gamanapolituropitroumo-sur-Seine

Au comique propre d’un nom étrange, difficile à prononcer et dépourvu d’attaches


empiriques, s’ajoute la drôlerie ultime de la localisation non dépaysante97.
D’autres formes de verbaludisme reposent sur une référentialité durablement floue,
suggérée par le contexte. C’est le cas de la chanson fantaisiste « Le zipholo » (1907) écrite
par Eugène Christien et composée par Henri Christiné :
T’auras beau connaître la craquette et la liquette,
La croupionnette et la danse du bide à roulette
Et le radada de Miss Ruth,
La mouillette et la cusscutte,
Mais si tu n’as pas le zipholo du ziboulard,
Le rondibé de la bistoque du placard,
Faut boucler ton bazar,
Si tu n’as pas le zipholo du ziboulard.

Des mots éparpillés – «croupionnette », « radada », « rondibé », « mouillette » – com-


posent, au fil des vers, une isotopie de la grivoiserie. Des homophonies totales ou par-
tielles – «Ruth », « bistoque » (rappellant « bistourquette ») – confortent le sens de cette
fédération. À la lumière de ces indices concordants, chacun reste libre d’imaginer les
sens précis des néologismes irréductibles (« zipholo », « ziboulard »). Ce flou est aussi
stratégique puisqu’il permet à l’esprit tendancieux (à tonalité sexuelle) d’en rester, cor-
rectement, au stade de la grivoiserie suggérée, donc acceptable socialement (pour un
public large).
Quiconque cherche des liens entre la chanson populaire et la poésie la plus audacieuse
sera heureux de constater que, dans un « numéro consacrée à la poésie » de la revue
Littérature98, dirigée par André Breton, est accueillie « Lamentations d’un looping-the-

97. Claude Daubercies, André Frédérique ou l’art de la fugue, op. cit.


98. Littérature, Nouvelle série, no 11-12, octobre 1923.

378
loop des Champs-Élysées » qui présente quelques ressemblances avec le texte de Chris-
tien et dont voici le début :
Je me suis fait dékiouskiouter
Le rondibé du radada,
Le bout du frogn’ du rognognome.

Cette référentialité floue fait le charme capiteux de la prose comique, poétique et


musicale (en alexandrins camouflés) de Roger Rabiniaux dans L’Honneur de Pédon-
zigue99. Cette « épopée » permet d’entrer dans l’intimité grouillante de la cité honorée
par le titre (ses habitants, ses lieux importants, ses temples du plaisir intellectuel ou
sensuel). L’introduction du livre donne le la d’une lascivité polychrome en nous décri-
vant « le Malapieds », maison de rendez-vous où se rendent, entre autres, des vieillards,
des « renflepoches », « des capitans sacrédiés » :
Y rutilent des donzelles aux petits seins croquignols, aux robes de palaselle, aux pan-
talons de linol. Z’ont la cuisse très limpide, accueillante à l’amateur. Z’ont la fessouille
intrépide et le fessier barateur.
S’y délectent les fortingues amoureux du retrousson. Mais, minute les radingues, ça
se paye en très gros sous, le bidou, le coup de lingue et le tortis du fessou et le gros par
en-dessous chéri des durs à redingue.

Le mélange des mots à dénotations limpides et des néologismes suggestifs crée une
crudité nimbée d’imaginaire très originale. Semblablement – mais en multipliant les
inventions verbales – Gildas Bourdet fait progresser certains dialogues du Saperleau à
coups de répliques turgescentes. Le héros éponyme, marié avec Apostasie mais ayant des
désirs donjuanesques, s’est épris d’une plus jeune, Morvianne. Cette situation vaudevil-
lesque (comme dans Un mot pour un autre de Tardieu), ainsi que certains vestiges lexi-
caux ou syntaxiques du parler normal suffisent à comprendre grosso modo les échanges
verbaux comme dans cette altercation :
Apostasie : Quittes-en le point, veux-tu ?
Le Saperleau : Je me sancre quandé je voulonte. Tu m’as rodomouscaillé bigorne
au deça du poissable, et ça refoule à c’t’heure ! Et pétaud sac en plus ! Et là je ressors.

99. Roger Rabiniaux, L’Honneur de Pédonzigue, épopée, préface de Raymond Queneau, Paris,
Corréa, 1951.

379
Apostasie : Sors !
Le Saperleau : C’est tout ? Ça t’équilate ? Tu t’en flocques, si je vais chibrer
Morvianne ? !
Apostasie : Évente ! Déguerle d’hic et ci ! Va va motteglanfier qui te souquedarde !
Dans cet environnement lexical si loufoque où se pressent mots-valises et mots-balèzes,
au cœur d’un charabiage fabuleux, le rire peut aussi (et paradoxalement) être provoqué
par l’irruption d’un mot purement dénotatif comme c’est le cas du nom du cinéaste
« Lelouch » prononcé par Apostasie dans une discussion avec Le Saperleau et Morvianne.
Cette forme de verbaludisme repose sur la précarité de l’équilibre entre le connu et
l’inconnu. Tout dépend du type de texte. Sous peine de couper le pont communication-
nel et de tuer l’intérêt du lecteur ou du spectateur, la référentialité ne doit être floutée que
momentanément et partiellement. Il convient qu’une graphie extravagante (orthographe
et coupures de mots fantaisistes) surprenne avant que ne soient identifiés des lexèmes
normaux filigranés dans l’insolite. Cette règle implicite se dégage des œuvres dont le
verbaludisme a trouvé un accueil favorable comme – en « paralloïdre100 » – la « chan-
chon » « Troudoublis » d’André Martel (Mirivis des Naturgies) qui commence ainsi :
Jajeté danleu Troudoublis
Mes godasses pédassassines
Le premier vers fait entendre un épais travestissement phonique de « J’ai jeté dans le
trou d’oubli ». Mais, les deux propositions, n’ont pas la même signification. Dire autre-
ment, c’est dire autre chose. Les mots, phonétiquement déguisés, disent aussi justement
le déguisement et la jubilation carnavalesque, ainsi que la danse incertaine de l’interpré-
tation, le qui-vive heuristique.
La publicité utilise parfois la référentialité momentanément floutée en créant d’abord la
surprise qui favorise l’accroche mais en se hâtant de dissiper le flou par une démarche
métalinguistique restituant au message une clarté à visée mercantile. « L’eau Perrier
dégrastille le soprano et faraillode les douzeuils* » : ce texte, phatiquement typographié en
gros, piquait l’attention du client potentiel de 1973. À proximité, la traduction répondait
à l’appel de l’astérisque : « L’eau Perrier éclaircit la voix et donne de l’éclat au regard101. »

100. Le mot « paralloïdre » a été inventé par André Martel qui en a détaillé ainsi les composantes :
« parall » vient de « parallèle », « oïde » veut dire « forme » et un « r » s’est infiltré en toute liberté
dans la terminaison. On songe à la même liquide superfétatoire qui a pénétré le « merdre » ubuesque.
101. Campagne mise en images par Jean-Loup Sieff, Jean-François Jonvelle et Jean-Claude Deujolf.

380
L’effet le plus radical est l’irréférentialité, une sorte d’irrévérence rigolarde face au langage
courant qui, lui, rassure par sa teneur informative en balisant le monde où nous vivons.
L’auteur-interprète Georgius fit preuve d’une telle irrévérence, que l’on peut qualifier
de pré-oulipienne. Il accepta de servir la rime tyrannique – mais pourvoyeuse de mots
nouveaux – dans l’un de ses plus grands succès, La Plus bath des javas (1925) :
L’grand Julot et Nana,
Sur un air de java,
S’connur’nt au bal musett’
Sur un air de javette.
Ell’lui dit : « J’ai l’béguin. »
Sur un air de javin.

L’irréférentialité est, en fait, une autoréférentialité. Le langage n’ayant d’autre fin que
lui-même, que l’exploration de ses propres plis ou anfractuosités, il n’a pas à mesurer sa
pertinence à l’aune du réel partagé avec autrui. Tel est le charisme des aventuriers de
l’Oulipo : explorer le monde des mots sans souci d’un ancrage empirique. Qu’il s’agisse
d’une traduction lipogrammatique d’une fable de La Fontaine (La Cimaise et la frac-
tion) ou de l’usage de l’orthographe d’apparat (on ajoute des lettres pour farder les
mots connus), la démarche autotélique débouche sur une génération verbale. La
contrainte langagière dispense de toute autre contrainte, dont celles de la fonctionnalité
voire de la signification.
Dans les cas les plus déflagrants, le langage est à la fois outil et matière, le langage se
met lui-même en question comme dans la dernière scène de La Cantatrice chauve (truf-
fée de figures de rhétorique à effet comique).
La communication est au cœur de Genousie, une pièce de René de Obaldia, jouée
en 1960. Le titre est le nom d’un pays oriental fictif (« plus loin que la Perse ») d’où est
originaire Irène qui, pendant plusieurs scènes, ne parle que le genousien (pratiqué par
son compagon, le dramaturge Hossegor). Obaldia ne s’en tient pas au comique de la
méprise, ni à la dynamique propre à cette situation d’intrusion (traduction, étonne-
ment). L’étrangeté absolue des phrases (estompée parfois par des intonations facilement
comprises) est relayée par des surprises : à un moment Irène se met à parler très correc-
tement le français et ne comprend pas Christian Garcia (qu’elle aime suite à un coup de
foudre réciproque) lequel, inversement, a le don du genousien ! Voici quelques passages
de ce retournement dans la scène 4 du second acte :

381
Christian : Jabromite aussevienne, da… dastok vrichouspar… (craint) Vrichouspar !
Irène : Allons, il ne faut pas vous mettre dans un état pareil !
Christian, avec dureté. Praxite orégor brakim.
Irène : Vous ne pouvez pas parler français ?
Christian : avec dureté. Easkoïa rikovok.

Dans la tonalité obaldienne, l’étrangeté est inquiétendre102, elle dépayse sans angoisser,
causant plus une grande fraîcheur qu’une petite frayeur.
L’irréférentialité amplifie la gustation gourmande des mots. C’est le cas de quelques œuvres
inclassables qui procurent ce grand « plaisir thoracique » – de la respiration, certes, mais
aussi du rire – mentionné par Raymond Queneau préfaçant L’Honneur de Pédonzigue :
Je souhaite à tout un chacun le même plaisir thoracique que j’y ai pris en le lisant.
C’est un livre écrit à coups de balai, à coups d’aspirateurs, à coups de ventilateurs, à
coups de désodorisants, à coups d’essuie-glace, à coups de fenêtre ouverte.

Ce « plaisir thoracique » est également ressenti à la lecture des textes de Jean-Pierre


Verheggen quand, selon Christian Prigent103, « il ridiculise le calembour par abus simple
du calembour » et provoque
la sensation décomplexante d’un jeu immotivé, la désinvolture d’une langue qui
refuse d’avoir des comptes à rendre, la gratuité à plein régime d’une écriture qui tourne
comme les machines joyeuses et vaines de Tinguely, le plaisir d’une pure dépense, une
légèreté dégagée de la sommation d’avoir à dire ponctuellement le réel […].

Ce refus des comptes à rendre était déjà au cœur de la forgerie d’André Martel :
J’ai dit à ma sensibilité : vas-y ma Folle ! et elle y est allée fort, tant qu’elle a pu. C’est
elle qui a forgé ses mots selon ses impulsions […] sans se soucier des décrets acadé-
miques et des circulaires du Minuistre de l’Educrassion Nazionale. On m’a traité de
syntaxassin. Ce qui importe au Paralloïdre, c’est d’être en accord avec ses vibrations
intérieures. Le reste ? je m’en bacule104.

102. C’est encore plus évident dans les poèmes du recueil Innocentines.
103. Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris, Éditions POL, 1991.
104. Cité par Brigitte Bardelot, « André Martel, le paralloïdre ou un certain terrorisme bur-
lesque », in Hermès, no 29, 2001.

382
Vers l’essentiel
La pitrerie passagère mettant de l’huile dans les rouages, le verbaludisme au quotidien
relève souvent du simple agrément communicationnel. L’apport majeur du xxe siècle
consiste à dépasser cette finalité et à donner une densité, inégalée depuis Rabelais, aux
enjeux des jeux langagiers. De deux façons, discursivement ou sémantiquement.

L’épaisseur discursive
Dans un effet complexe d’irradiation et de concentration, certains jeux de mots sont
des nœuds de mots qui n’ont rien d’une simple fioriture amusante mais font partie inté-
grante du concert sémantique.
Il importe à certains écrivains que le jeu verbal soit juteux, issu du plus profond du
texte. Francis Ponge en fournit de bons exemples. La célébration métaphorique du pain
se termine ainsi :
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que
de consommation105.

L’injonction finale qui joue sur la bisémie du verbe « briser » (« interrompre la célé-
bration » et « rompre le pain pour le manger ») n’est pas, dans l’économie du poème, un
apport exogène tout juste plaisant mais plutôt une petite blague-tournante qui relie pro-
fondément la chute à tout le texte, pour le fond et pour la forme. En imagination et en
douceur, le pain a déjà été rompu pour que « le lâche et froid sous-sol » soit décrit après
l’enveloppe croûteuse. Cette fois, la rupture est concrète et, de plus, par sa charge humo-
ristique cavalière, le verbe lui-même, du point de vue de la tonalité, fait cassure.
La Machine-à-Aimer, roman excitantialiste de Cami offre un autre exemple de relation
serrée entre un jeu de mots et son contexte large. Suite à un coup de tonnerre, le Parisien
Feuillette s’est bizarrement retrouvé doté d’un énorme sexe, vite surnommé « l’obé-
lisque de Dupanlouxor ». Le rapprochement analogique du célèbre monument, du sexe
imposant du héros et de celui, fabuleux, du Père Dupanloup trouve son expression dans
la compénétration de « Dupanloup » et de « obélisque de Louxor ». Grâce à cette expres-
sion-valise, le sémantisme paillard de « Dupanloup » active un sens tapi dans « louxor »,
paronyme de « luxure ». Un troisième mot apparaît ainsi, né de la copulation verbale,

105. Francis Ponge, Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1942.

383
avec d’autres connotations sexuelles dans les syllabes « pan » (« faire zizipanpan », « tirer
un coup ») et « loup » (« voir le loup »). La plaisanterie gorgée de significations réunit
donc plusieurs éléments fondamentaux de la diégèse (localisation, situation…).
Un autre rapport du ponctuel à la totalité du texte se fait par aimantation. La plaisante-
rie est en fait un générateur textuel ou un principe unificateur. L’aimantation est la plus
perceptible dans la genèse et la structure des fables-express d’Alphonse Allais ou d’autres106.
Il en va de même pour ce sizain de Cami, couronné par un mot-valise plaisant :
Les drames de la vue basse107
Très myope, un riche châtelain
Traquait un âne au lieu d’un daim !
Un ami, voyant qu’il se trompe,
Lui dit alors : « Mon cher baron,
Embouchez vite votre trompe
Et sonnez l’hallaliboron ! »

Plusieurs dramaticules du même Cami (dans Pour lire sous la douche, Vierge quand
même…), se terminent sur un calembour ou un renversement d’expression, d’où pro-
vient manifestement chaque récit. Tout le discours n’existe que pour conduire à la
conclusion amusante et souvent ébouriffante. La chute du récit fait jaillir la source de sa
justification, le diégétique rejoint le génétique.
Un jeu verbal peut aussi donner du liant à une histoire. Pour preuve, la manière de
l’auteur de Vincent Roca sucre les phrases108 que Philippe Solers, son préfacier, qualifie de
« poète109 ». Démiurge d’un monde unique (né de son « rocabulaire »), l’humoriste met
sa déconstruction positive de la langue au service d’une cohérence narrative. Par
exemple, décidé à interchanger systématiquement les mots « cœur » et « cul » dans des
locutions figées, Roca raconte une rencontre amoureuse dans le sketch « Classé-cœur »
(Texte-appeal, spectacle 1998) :

106. Plusieurs textes des Cent sonnets de Boris Vian sont aussi tributaires de leurs chutes. L’his-
toire abracadabrante de « Nocturne » (la lune boit, un poète fait de même) se termine sur : « Trin-
quons comme la lune… »
107. Cami, « Les drames de la vue basse », in L’Illustration, 13 octobre 1934.
108. Vincent Roca, Vincent Roca sucre les phrases, Paris, Albin Michel, 2003.
109. « Un poète, un vrai, sous le masque. Un jongleur, un prestidigitateur, un bateleur génial, un
saint en habit d’Arlequin. »

384
Elle avait un cœur, mais un cœur… Je n’ai pas pu résister. Je lui ai mis la main au
cœur, je l’ai renversé cœur par-dessus tête jusqu’à lui faire tourner les sangs à coups de
pompe dans le cœur.
Elle m’a dit : « Monsieur vous êtes un sans cul !
– Pardon ?
– Mais vous avez une pierre à la place du cul !
– Mais je ne comprend pas.
– Ah ben ! Votre attitude me soulève le cul ! »
Ah ! J’étais sur le cœur, elle me parlait le langage du cul.
« Monsieur, permettez-moi de vous parler à cul ouvert. »

Le poème de Desnos « Le canapé de Paméla » (Destinée arbitraire) illustre, mieux


encore, le lien essentiel de la création verbaludique et du discours narratif produit. C’est
le jeu avec les sonorités qui fabrique le récit d’une histoire obéissant à la dynamique
canonique (état initial équilibré puis perturbé et, enfin, retrouvé). Ici, la perturbation est
d’ordre langagier puisque, dès le vers 2, les syllabes se délocalisent :
Le Canapé de Paméla
Le Panapé de Caméla
Le Panala de Camépé

La recomposition verbale crée de l’inédit, de l’inouï, au fur et à mesure (au furet à mesure
même, « il est passé par ici/ il repassera par là »). À travers ces contrepitreries, les mots se
cherchent et se trouvent pour de drôles d’étreintes. Et puis la normalité du début – Paméla
et le canapé – est recouvrée, juste enrichie de deux épithètes (« charmante »/« délicieux »)
qui qualifient très bien, de surcroît, la fantaisie de cette embardée lexicale.
Un autre exemple d’épaisseur discursive se trouve dans le poème de René Guy Cadou
« Si c’était lui » :
Et si c’était mon Dieu ce marin saoul qui est entré ce soir dans ma maison ?
L’éternité ! dont vingt-trois ans de navigation !
Nazaréen ou Nazairien ! Peu importe l’état civil
Quand on débarque de très loin par des chemins tournants et difficiles !
Pour qui connaît la bouleversante tabagie des grands vents d’ouest
Une petite brise campagnarde a quelque chose d’affolant dans sa faiblesse !110

110. René Guy Cadou, « Si c’était lui », in Les Biens de ce monde, 1944-1950, Paris, Seghers, 1951.

385
Le rapprochement très audible des paronymes « Nazaréen »/« Nazairien » résume
d’abord les suggestions antérieures. La rencontre possible du poète avec Jésus sous les traits
d’un marin éméché fait écho, inversé et en mineur, au thème métaphorique de la pêche
dans L’Évangile (« Vous serez pêcheurs d’hommes », Luc, V, 1-11). La symbolique évangé-
lique est bien là (« tout ce que vous ferez au plus petit c’est à moi que vous le ferez »).
La paronomase ressuscite, de plus et par contamination, des sens enfouis dans d’autres
mots. Le « marin saoul » est aussi une sorte de sous-marin : dieu réapparaît, sort de l’in-
distinction, de la marée humaine sous les traits d’un personnage. Il réitère, d’une cer-
taine façon, l’incarnation fondatrice du christianisme c’est-à-dire le passage de l’éternel
dans le temporel (« éternité/ vingt-trois ans »). La paronymie fait donc fonction de mot-
balise, signalant une zone d’heureux flottements lexicaux, mettant le plus à l’oreille
intime : dans le verbe « débarquer », on entend émerger, sous le registre familier, la racine
« barque » (le lac de Tibériade). De même pour la polysémie de « Peu importe l’état
civil ! » Dieu, en cette occurrence, préférerait-il être en civil et non en soutane (Cadou
n’aimait guère le curé du village, très intégriste) ? Et puis, « civil » s’entend « si vil » : de
fait, le marin saoul n’est pas dans un état très brillant ! Ses propos ne sont pas « bons à
répandre » ! Cette familiarité mystique, sensible et pudiquement drôle, s’exprime, de
façon originale, à coups de calembours ou d’à-peu-près patents mais aussi latents.

L’épaisseur sémantique
Aucun sujet, fût-il le plus profond, le plus grave, n’est assigné à registre sérieux. Cer-
tains écrivains parient sur l’épaisseur sémantique, sur la portée majeure, particulière
voire unique, du ludisme langagier pour donner un sens à une écriture, pour légitimer
une aventure humaine. Il est probable que l’approche freudienne du mot d’esprit et la
thèse lacanienne de l’inconscient structuré comme un langage ont donné un poids,
jusqu’alors insoupçonné, au verbaludisme.
Dans Le Phalanstère des langages excentriques111, Stéphane Mahieu signale, à juste titre,
les enjeux profonds de certaines créations verbales :
Il est dans le jardin des langues des plates-bandes écartées où fleurissent des espèces
extravagantes. Le jardinier s’y est peut-être simplement diverti, mais il a pu aussi être

111. Stéphane Mahieu, Le Phalanstère des langages excentriques, Paris, Gingko, 2005.

386
saisi par l’ambition de révolutionner la botanique du langage ou expérimenter d’in-
congrues méthodes de culture.

Les révolutions langagières commencent par un chamboulement roboratif de l’ordre


établi, par une sédition matinale qui éveille des soleils neufs. Le xxe siècle a démontré
que les pétards d’artifice du comique, sans démériter, alimentent cette subversion.
« Le grand combat » de Michaux s’ouvre sur une salve de néologismes qui peuvent
faire sourire mais se termine par cette déclaration fièvreuse : « On cherche aussi, nous
autres, le Grand Secret112. » D’autres poètes, par le biais d’un verbaludisme similaire,
cherchent le Grand Secret, l’énigme de la vie, l’avers du langage dont on ne connaît peut-
être que le revers. La grande nouveauté du xxe siècle est de formuler diverses interroga-
tions métaphysiques, diverses angoisses existentielles avec trois fois rien, avec des mots
de peu et une syntaxe minimale voire de guingois, le tout pétri d’humour, d’étrangeté
cocasse, de dérision aigre-douce. C’est la réussite de Norge dans « Apprentissage » :
Il apprit, le zam, le zem, le zim.
Quand il sut le zim, le zem, le zam,
Il apprit le zom, le zum, le zoum.
Quand il sut le zoum,
Le zum, le zom, il apprit quoi, quoi ?
Il apprit à vivre.
Difficile.

La forme générale est impeccable, cadencée, aussi stricte que le vocabulaire est fantai-
siste. Les figures de rhétorique sont tirées à quatre épingles (mélange de parallélismes et
de chiasmes, effets subtils de miroitement phonique ou syntaxique). L’humour narquois
éclate à la fin, dans les voyelles de « difficile » (i-i-i) où s’entend l’onomatopée du rire, tel
un commentaire musical moqueur.
Dans le genre, « La Môme néant » de Jean Tardieu est un petit chef-d’œuvre :
Quoi qu’a dit ?
A dit rin.
Quoi qu’a fait ?
A fait rin.

112. Henry Michaux, Qui je fus…, Paris, Gallimard, 1927.

387
À quoi qu’a pense ?
A pense à rin.
Pourquoi qu’a dit rin ?
Pourquoi qu’a fait rin ?
Pourquoi qu’a pense à rin ?
A xiste pas113.

Taillé dans un vocabulaire fruste, enfantin, clownesque, rimant à « rin », tout cela ne
rime pas à rien. Être et ne pas être, là est l’affirmation. La chute réalise le programme du
titre puisque la structure « thème (existence) + prédicat (non-existence) » est rigoureuse-
ment reprise : « môme + néant » devient « A + xiste pas ».
Nous entendons les six couacs (« quoi qu’ ») d’un destin qui fait passer de vie à trépas
– au fil d’un dialogue sans graisse – une personne que gangrène la négativité et qui
pourrait être humaine au regard des trois activités principales énumérées : dire-faire-
penser. Le rythme ternaire, dans chaque partie, donne une tenue musicale à l’ensemble.
La bulle de savoir progressif (les volumes des questions, en cadence majeure, composent
un anapeste) nous éclate joyeusement aux yeux et aux oreilles. Nous sommes témoins
d’un avortement ontologique sur un rythme guilleret, valseur.
Au final, force est de constater que la môme n’était qu’un mot, que cet être n’était
qu’une lettre. L’aventure vitale est purement verbale. Miracle de la littérature qui donne
tant de poids au peu et rend coruscants les mots les plus ternes ! Cette sorte de comptine
amidonnée, rythmiquement bien ordonnée, est une farce existentielle qui renvoie au
questionnement sur la réalité et l’illusion, sur le pouvoir des mots. Nous sommes bien là
« au carrefour du burlesque et du lyrique114 » où Tardieu aime se situer.
À un autre carrefour s’époumone Novarina et sa drôle de Nov’langue. Au sujet du
comique et du tragique qui s’interpénètrent, Valère Novarina parle de « rire baptis-
mal115 ». L’homme n’a une chance de devenir un peu plus homme que s’il accepte le
baptême du jeu, du jeu théâtral, « en un lieu où se détruit la littérature… » Novarina
écrit, selon ses termes, « des livres dont l’action est de parler ». C’est notamment vrai de

113. Jean Tardieu, « La Môme néant », in Monsieur Monsieur, Paris, Gallimard, 1951.
114. Ibid.
115. Cité par Jean-Marie Thomasseau, « Novarina le dernier des Romantiques », in La Voix de
Valère Novarina, Pierre Jourde (dir.), Paris, L’Harmattan, 2004.

388
L’Opérette imaginaire créée en 1998. Dans cette pièce, des personnages improbables
poussent chansonnettes, complaintes et ritournelles en utilisant toute la palette des
registres, du français normé (et d’emblée compris) aux idiolectes de fantaisie farcis de
mots nouveaux, tronqués, greffés, télescopés. Et de quoi est-il question ? De la vie, de la
mort, de la barbarie sous les barbarismes, des rapports humains (« Chanson contre
Autrui chantée par moi-même »), de méli-mélodrames (« Chanson qui déborde, chan-
tée par un qui l’a vécue »). L’ensemble de cette « parle » est un magma en fusion qui
coule sur les pentes arides du temps. Car si l’on rit beaucoup en écoutant des vers de
mirliton, on sent que le rire ressemble à celui, sous la peau, de notre tête de futur mort.
Pour conjurer rigolhardiment les angoisses, Novarina aime faire entendre ce qu’il appelle
« l’boucan épatant des langues nouvelles qui poussent la vieille qui flanche qui en peut
plus116 ».
Avec un sens aigu et aigre du dérisoire, le poète Christian Prigent pousse l’humour
noir dans d’étranges retranchements. Sa « leçon d’anatomie117 » se présente comme un
commentaire de la gravure d’un écorché brandissant sa propre peau. Une économie de
moyens règle les glissements et autres pivotements sémantiques du monologue de
« l’auto-dépecé » :
C’est par mon sac que jutent
Les trous d’patate.
C’est à humer,
En vapeur,
En écheveau vapeur.
À toute pompe
Vers le blanc d’tombe où
Sont les trombes.

116. Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, Paris, Éditions POL, 1989.
117. Christian Prigent, Écrit au couteau, Paris, Éditions POL, 1993.

389
Christian Prigent est, par ailleurs, un excellent commentateur de l’œuvre de son ami
Jean-Pierre Verheggen118 à qui l’on doit cet adage extrait de Du même auteur chez le
même éditeur :
La vie vaut lapin d’être vécue, il n’y a rien à ajouter119.

L’assentiment existentiel s’exprime ici par un à-peu-près signifiant. Ce lapin qui surgit,
sans crier gare, comme celui du magicien, impose son illusion dorée, merveilleuse mal-
gré tout. Ce calembour, comme tous ceux de Jean-Pierre Verheggen, aborde implicite-
ment la question essentielle du langage, des normes esthétiques qui le régissent, des
libertés fondamentales qu’il faut s’arroger :
Grimpez sur le Rimbowarior ! Soyez Arthour de Babel ou Arthour Operator – fabu-
leux ! Partez, sans fabuler ! Courez, joyeux, à l’échec !
Le monde est tailleur, coincé dans un costume-cuisine-trois-pièces trop étriqué120 !

Christian Prigent, dans Ceux qui merdRent121, a pris la mesure ample de la subversion de
Jean-Pierre Verheggen, de son « épandage cacophonique et souvent scatologique » :
Aligner les jeux de mots, c’est d’abord assumer joyeusement l’arbitraire du signe et
en abuser, en faire merder la logique, retourner bouffonnement l’immotivation […].

Le calembour est ici, fondamentalement, fécalembour. Le « Verbe-Haut » est grande-


gueule dérangeante !
À l’évidence, le questionnement existentiel le plus radical peut passer par l’humour.
Les auteurs de cette trempe se sont tous exprimés dans le même sens. Jarry ? Il affirme :
« Les jeux de mots ne sont pas un jeu » (La Dragonne). Maurice Roche ? Il avoue, dans
CodeX : « Je tente de me/ fabriquer (hors de moi) une/ grande machine infernale et/
co(s)mique. » Jean-Pierre Verheggen ? Il ne mâche pas ses vocables de haute tension :
« M’violangue c’est m’violence. » Singerie mais aussi secousse : « C’est carrément mou-
rir en soi… pour refaire le tracé, sismique et simiesque, de ce passage à l’oral – au râle
près ! – dans notre écrit ! » Et Bourdet ? Répondant à B. Salino et A. Perrotet, l’auteur du

118. Christian Prigent, La Langue et ses monstres, [Montpellier], Cadex éditeur, 1989.
119. Jean-Pierre Verheggen, Du même auteur chez le même éditeur, Paris, Gallimard, « L’Arba-
lète », 2004.
120. Jean-Pierre Verheggen, Ridiculum vitae, Paris, La Différence, 1994.
121. Christian Prigent, Ceux qui merdRent, op. cit.

390
Saperleau s’explique : « J’ai vécu cette écriture comme une régression volontaire, délibé-
rée et provocatrice […]. Alors, forcément tout ça, ça remonte, y’a des renvois, ça refoule
dès que l’occasion se présente – et moi pauvre apprenti sourcier qui joue à faire des trous
dans la coque de mon dictionnaire ! »
Le travail des mots, comique ou non, est tout sauf innocent. Cocteau qui revendiquait
pour les poètes le droit à « l’enfantillage », « aux farces » (Le Secret professionnel) avait,
par ailleurs, une conception grave du calembour. Il identifiait même « poésie » et
« calembour » parce « le poète associe, dissocie, retourne les syllabes du monde » (Le
Rappel à l’ordre). Vermot, Vers Beaux ! Cocteau a pratiqué le calembour oraculaire, cher
aux Grecs, et s’en est expliqué (Essai de critique indirecte) : « On me reproche trop les
calembours d’Opéra pour que je ne m’explique pas en quatre lignes. L’Ami Zamore de
madame Du Barry, c’est un fait. La Mise à mort de madame du Barry, c’est un oracle. »
Apparemment André Frédérique envisage autrement les rapports de la poésie et du
calembour, mais c’est parce qu’il ne donne pas aux mots les sens coctéens :
La poésie est un jeu de mots, au sens noble du mot jeu, et non pas calembour ; le
calembour, lui, ne joue que sur les signes, qu’avec la peau, l’apparence des mots, tandis
que la poésie éventre le mot, lui met les tripes en l’air122.

Reste que, pour exprimer cet enjeu crucial, Frédérique joue avec les lexèmes, cuisine des
paronomases, enchaîne des homophonies et des anaphonies :
l’âme s’arme d’abord d’une courge puis de courage en prenant son air là où elle le
trouve ; où l’esprit souffle-t-il qui donne un astre à l’âtre […]. La branche sous la hache
s’abat ; l’os sous les ors se cache123.

Par un renversement ultime, Valère l’innovarinant nous alerte : « Pas de jeu avec les mots,
jamais. C’est nous qui sommes leur jeu » (Pendant la matière). Vermot, mots verts, vers
mort… De la bouche à la tombe, du surgissement à la disparition, des mots à la mort,
tout est toujours une question de trou, comme l’éprouve le trouv(al)ère Novarina au
moyen de son verbaludisme si concrètement métaphysique.

122. Cité par Claude Daubercies, André Frédérique ou l’art de la fugue, op. cit.
123. Ibid.
Bibliographie

N. B. La bibliographie reprend les indications bibliographiques données par tous les


auteurs de l’ouvrage, complétées par une sélection d’ouvrages généraux ou historiques
sur le rire. Nous renvoyons en outre le lecteur aux deux périodiques français consacrés à
la culture du rire, Humoresque et Ridiculosa.

Ouvrages généraux sur le rire

Analyses philosophiques ou psychologiques


Françoise Bariaud, La Genèse de l’humour chez l’enfant, Paris, PUF, 1983.
Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, « Quadrige », 1989 [1re éd. : 1899].
Ludovic Dugas, Psychologie du rire, Paris, F. Alcan, 1910.
Jean Duvignaud, Le Propre de l’homme, histoires du comique et de la dérision, Paris, Hachette, 1985.
Jean Duvignaud, Rire, et après. Essai sur le comique, Paris, Desclée de Brouwer, 1999 [réédition
du Propre de l’homme].

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Jean Fourastié, Le Rire, suite, Paris, Denoël/Gonthier, 1983.
Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988 [1re éd. : 1905].
Ernst Gombrich, L’Art et l’illusion, Paris, Gallimard, 1971.
Jean Guillaumin, « Freud entre deux topiques : le comique après “L’Humour” (1927), une ana-
lyse inachevée », in Revue française de psychanalyse, no 4, juillet 1973, p. 607-654.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, L’Ironie romantique : compte rendu des « Écrits posthumes et
correspondance » de Solger, Paris, J. Vrin, 1997.
Vladimir Jankelevitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964.
Soren Kierkegaard, Le Concept d’ironie, Paris, Éditions de l’Orante, 1975.
Sarah Kofman, Pourquoi rit-on ? Freud et le mot d’esprit, Paris, Galilée, 1986.
Arthur Koestler, Le Cri d’Archimède, l’Art de la découverte et la découverte de l’Art, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1965.
Éric Smadja, Le Rire, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993.
Hubertus Tellenbach, La Réalité, le comique et l’humour. Suivi des Actes du colloque « Autour de
la pensée de Telllenbach », Yves Pelicier (dir.), Paris, Économica, 1981.
David Victoroff, Le Rire et le risible, Paris, PUF, 1952.

Analyses linguistiques, artistiques ou littéraires


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lingue immaginarie], Paris, Les Belles Lettres, 2001.
Colette Arnould, La Satire, une histoire dans l’histoire, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996.
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Le Comique, Véronique Sternberg-Greiner (dir.), Paris, Flammarion, « Corpus », 2003.
Jean-Marc Defays, Le Comique, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
Jean-Marie Defays, Laurence Rosier, Approches du discours comique, Dolembreux, Mardaga, 1999.
Désordres du jeu – Poétiques ludiques, Jacques Berchtold, Christopher Lucjen et Stefan
Schoettke (dir.), Genève, Droz, 1994.
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Présentation des auteurs

Antoine de Bæcque est historien et spécialiste de la culture des Lumières et de la


Révolution française. Il a publié une trilogie des humeurs révolutionnaires : Le Corps de
l’histoire (Calmann-Lévy, 1993) sur les métaphores corporelles politiques, La Gloire et
l’effroi (Grasset, 1996) sur les cadavres pendant la Terreur, Les Éclats du rire (Calmann-
Lévy, 2000) sur la culture des rieurs. Il a également écrit le volume sur les Lumières de
l’Histoire culturelle de la France en 1998 aux éditions du Seuil. Professeur d’histoire du
cinéma à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, il a publié dans ce domaine des
essais sur la Nouvelle Vague, les Cahiers du cinéma, la cinéphilie et des biographies de
Truffaut et de Godard.
Dominique Bertrand est professeure de littérature française à l’université Blaise-Pas-
cal Clermont-Ferrand. Elle a publié de nombreux travaux sur les représentations du rire
et les poétiques du burlesque, en particulier Dire le Rire à l’Age classique, représenter pour
mieux contrôler (Publications de l’université de Provence, 1995) et de nombreux collec-
tifs comme Les Poétiques du burlesque (Champion, 1998), Le Rire des voyageurs (xvie-
xviie siècles) et plusieurs volumes de la revue Humoresques (Humour et société, L’horrible
et le risible, Rire et mythes).

405
Jean-Louis Cabanès est professeur émérite à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
et spécialiste du roman réaliste et naturaliste Le Corps et la maladie dans les récits réalistes
(Klincksieck, 1991). Il s’est aussi intéressé à la fantaisie et au rire moderne (Le Négatif, Clas-
siques Garnier, 2011) et a entrepris une édition critique du Journal des Goncourt.
Matthieu Liouville est docteur en littérature française et professeur en classes prépa-
ratoires littéraires. Il a publié plusieurs travaux sur les petits romantiques (Xavier Forne-
ret, Aloysius Bertrand) ainsi que sur l’autodérision au sein du romantisme français et
chez Hugo en particulier ; il est notamment l’auteur des Rires de la poésie romantique
(Champion, 2009).
Christophe Martin est professeur de littérature française du xviiie siècle à l’université
Paris Ouest Nanterre La Défense et directeur du Centre des sciences de la littérature
française (EA 1586). Ses recherches portent principalement sur l’anthropologie implicite
de la fiction du xviiie siècle (Espaces du féminin dans le roman français du xviiie siècle,
SVEC, Voltaire Foundation, 2004 ; « éducations négatives ». Fictions d’expérimentation
pédagogique au xviiie siècle, Garnier, 2010), ainsi que sur la problématique de l’illustra-
tion (« Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au xviiie siècle, Pee-
ters, 2005). Particulièrement intéressé par les premières Lumières, par l’esthétique rococo
(Violences du rococo, en collaboration avec J. Berchtold et R. Démoris, Presses universi-
taires de Bordeaux, à paraître) et par la question du badinage, il a consacré plusieurs
études à des auteurs tels que Fontenelle, Mme de Villedieu, Marivaux, Montesquieu.
Daniel Ménager est professeur émérite de l’université Paris Ouest Nanterre La
Défense. Il a édité, avec Jean Céard et Michel Simonin, les Œuvres complètes de Ronsard
dans la Bibliothèque de la Pléiade (deux tomes : 1993 et 1994) et dirigé, avec Frank Les-
tringant, des Études sur la Satyre Ménippée (Droz, 1987). Par ailleurs, il a publié Rabelais
en toutes lettres (Bordas, 1989), La Renaissance et le rire (PUF, 1998), L’Incognito, d’Ho-
mère à Cervantès (Les Belles Lettres, 2009), La Renaissance et le détachement (classiques
Garnier, 2011).
Christian Moncelet, professeur émérite à l’université Blaise-Pascal Clermont-
Ferrand, est spécialiste de la poésie du xxe siècle et de l’humour textuel ou graphique ; il
est aussi le créateur d’« Insolivres poéticomiques » (voir son manifeste du « lyVrisme »
dans Les Livres en losange et de couleur jaune se vendent mal). Outre de nombreux articles
dans Humoresques et Ridiculosa, il a notamment publié Les Mots du comique et de l’hu-
mour (Belin, 2006) ainsi que deux anthologies (Les Répliques les plus drôles, Le Cherche
Midi, 1986 ; My Fer Lady, Mots et Cie, 2002).

406
Jean-Marc Moura, professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et
membre de l’Institut universitaire de France, est spécialiste des lettres francophones et
postcoloniales, ainsi que de l’exotisme littéraire. Il a récemment publié Le Sens littéraire
de l’humour (PUF, 2010).
Bruno Roche, agrégé de lettres modernes et docteur en littérature française, est spécia-
liste de la littérature libertine à l’âge classique, ainsi que de la poétique du comique et de
l’ironie. Il a notamment publié Le Rire des libertins dans la première moitié du xviie siècle
(Champion, 2011) et, en collaboration avec Laurence Rauline, une édition de Chapelle et
Bachaumont, Voyage à Encausse (Publications de l’Institut Claude-Longeon, 2008).
Catherine Rouayrenc est professeure honoraire de linguistique française de l’univer-
sité Toulouse II-Le Mirail, et l’auteur d’une thèse sur le langage « populaire » et argo-
tique dans le roman français entre 1914 et 1939. Elle a publié Les Gros Mots (PUF, « Que
sais-je ? », 1998) et a consacré plusieurs articles, dans le cadre des ses travaux sur le
français non standard, à l’étude des figures et des procédés par le biais desquels peuvent
s’exprimer l’humour et le comique, notamment la syllepse et le défigement de la méta-
phore lexicalisée.
Bertrand Tillier est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de
Bourgogne et directeur du Centre Georges Chevrier (UMR CNRS 5605). Ses recherches
portent principalement sur les rapports entre arts, littérature et politique et sur l’histoire
de la caricature aux xixe et xxe siècles. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de La Répu-
bliCature, la caricature politique en France, 1870-1914 (CNRS Éditions, 1997 ; rééd. 2002) ;
La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France
républicaine, 1871-1914 (Champ Vallon, 2004) ; Les Artistes et l’affaire Dreyfus, 1898-
1908 (Champ Vallon, 2009) ; André Gill, Derniers dessins d’un fou à lier, avec Aude Fauvel
(Du Lérot, 2010) ; La Belle noyée, Enquête sur le masque de l’Inconnue de la Seine (Édi-
tions Arkhê, 2011).
Alain Vaillant est professeur de littérature française à l’université Paris Ouest Nan-
terre La Défense et directeur de la revue Romantisme. Ses travaux portent sur le roman-
tisme, la poétique historique, l’histoire de la poésie et l’histoire des institutions littéraires
au xixe siècle. Pour ces champs de recherche, ses principaux ouvrages sont : La Poésie
(Colin, 1992 ; 2e éd. 2008) ; Histoire de la littérature française du xixe siècle, en collabora-
tion avec Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier (PUR, 1998 ; 2e éd. 2007) ; 1836.
L’an 1 de l’ère médiatique, en collaboration avec Marie-Ève Thérenty (Nouveau Monde

407
éditions, 2001) ; L’Amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman moderne
(Presses universitaires de Vincennes, 2002) ; La Crise de la littérature. Romantisme et
modernité (ELLUG, 2005) ; L’Histoire littéraire (Colin, « U », 2010) ; Baudelaire journa-
liste (GF–Flammarion, 2011). Il a coordonné, avec Dominique Kalifa, Philippe Régnier
et Marie-Ève Thérenty, La Civilisation du Journal, histoire culturelle et littéraire de la
presse au xixe siècle (Nouveau Monde éditions, 2011) ; il a dirigé le Dictionnaire du
romantisme (CNRS Éditions, 2012). Mais il s’est aussi dès l’origine spécialisé dans la
poétique du rire. Outre de nombreux articles sur le comique chez des auteurs majeurs
du xixe siècle (Balzac, Baudelaire, Hugo, Flaubert, Rimbaud, Allais), il a publié : Le Rire
(Quintette, 1991) ; Baudelaire poète comique (PUR, 2007).
Jean-René Valette est professeur de littérature française du Moyen Âge à l’université
Michel-de-Montaigne Bordeaux 3. Il a publié La Poétique du merveilleux dans le Lancelot
en prose (Champion, 1993) et La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie aux xiie-
xiiie siècle (Champion, 2008). Il a aussi codirigé, notamment, Personne, personnage et
transcendance aux xiie-xiiie siècle (Presses universitaires de Lyon, 1999) ; Entre l’ange et
la bête. L’homme et ses limites au Moyen Âge (Presses universitaires de Lyon, 2003) ; La
Beauté du merveilleux (Presses universitaires de Bordeaux, 2011). Ses recherches portent
désormais sur la littérature européenne du Graal, sur les écoles de pensée du xiie siècle,
sur les rapports Bible et littérature au Moyen Âge.
orbis litterarum

L
ongtemps rélégué dans l’ombre, le rire est aujourd’hui à la mode.
Mais on s’intéresse presque toujours au rire pour d’autres raisons
que le rire lui-même. On veut démontrer ses significations philo-
sophiques, exalter ses vertus esthétiques – comme s’il fallait toujours
s’excuser de rire et de faire rire.
À rebours, L’Esthétique du rire veut s’en tenir au rire. D’abord, en rappelant
son irréductible unité, malgré toutes les variantes ou sous-catégories qu’il
est loisible d’énumérer (l’ironie, le burlesque, la satire, la blague, la parodie,
la farce, etc.). Ensuite, en affirmant avec force que, s’il existe bien un art
du rire, il n’est rien d’autre que l’art de faire rire, avec le plus de force et
de plénitude possible.
Pour saisir cette dynamique du rire, il fallait un dialogue entre les spécialistes
du Moyen Âge, des siècles classiques et de la modernité post-révolutionnaire.
Mais l’histoire ne doit pas faire oublier l’essentiel : la nature anthropologique
du rire. Le mécanisme comique plonge dans les zones les plus mystérieuses
de l’homme : dans l’inconscient que refoule le moi sérieux ; dans les mondes
merveilleux de l’enfance ; plus généralement, dans un stade archaïque et
primitif de l’homme.
L’art du rire opère la mystérieuse transfiguration des ténèbres opaques de
l’intimité humaine en bruyant feu d’artifice. Et ce sont les extases d’imagination
induites par cette inversion miraculeuse qui fait du rire un phénomène
d’ordre esthétique.

26 €

www.pressesparisouest.fr
ISBN
978-2-84016-117-2 PRESSES UNIVERSITAIRES DE PARIS OUEST

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