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Sylvain Santi
DOI : 10.4000/books.enseditions.14111
Éditeur : ENS Éditions
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2019
Date de mise en ligne : 16 décembre 2019
Collection : Signes
ISBN électronique : 9791036201882
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 21 novembre 2019
ISBN : 9791036201868
Nombre de pages : 366
Référence électronique
SANTI, Sylvain. Cerner le réel : Christian Prigent à l’œuvre. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions,
2019 (généré le 26 mars 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/
14111>. ISBN : 9791036201882. DOI : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.14111.
Cerner le réel
Christian Prigent à l’œuvre
Sylvain Santi
préface de
Michel Surya
ens éditions
2019
Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, ePub et
PDF : http://books.openedition.org/enseditions/
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce
soit, sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies
ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.
ENS Éditions remercient Christian Prigent et les éditions P.O.L pour leurs
aimables autorisations de reproduction.
Illustration de couverture : Christian Prigent, auto-portrait (dessin à la plume
d’après une photographie de François Lagarde, 1978)
p. 31-40 « Lucrèce à la fenêtre » : texte publié initialement dans Christian Prigent,
Salut les anciens, salut les modernes © P.O.L, 2000
isbn 979-10-362-0186-8
de témoigner (de témoigner pour ceux qui ne lui avaient pas survécu).
On peut bien décider que la littérature ne doit en rien avoir affaire au
« bien », ni à rien qui lui commande, c’est le cas de Christian Prigent,
c’est le mien aussi bien, il n’en reste pas moins que même ceux qui le
prétendaient ne pouvaient pas prétendre, le prétendant, qu’ils pouvaient
faire, d’un tel mal, rien.
Un zèle s’y est ajouté (l’idéologie a toujours su faire du zèle un art, par
nature absurde, et été tenté de faire de l’art son zélateur) : qui impartira
à la littérature d’y œuvrer aussi. Lequel zèle sommera de choisir entre
la littérature qui aura le « bien » en sa garde (de petits noms y suffiront
pourvu que le nombre en soit grand), et ceux qui useront d’elle sans
gêne, pour le « mal », parce qu’ils l’auront « élu » (peu importe que les
noms en soient grands, il suffira qu’on les rabaisse). Tout sera bon dans
cette lutte violente où tous les coups et tous les mots seront permis (on
ne s’imagine plus une pareille violence dans les « lettres »). Les premiers
diront des seconds qu’ils sont un scandale, qu’ils sont immoraux, qu’ils
écrivent des « saloperies », qu’ils s’adonnent à toutes les dépravations,
« cérébrales » y compris préciseront-ils (précisions d’époque), sans doute
pour qu’on ne croie pas que le puritanisme seul les anime. Sartre, le cul
entre deux chaises, pourra bien n’en pas réchapper davantage que Sade,
Miller, Genet, mais… Kafka. Comment a-t-on pu, au sortir de la guerre
(1946), se demander dans la presse intellectuelle communiste, dans la
revue Action pour être précis, s’il ne fallait pas « brûler » Kafka ? Ce fut
leur mot. Quand lui-même l’aurait été, comme ses sœurs et comme
Milena Jesenská l’ont été. L’époque aurait dû incliner à la tempérance
des interprétations, l’idéologie a voulu qu’elle le fût à tous les procès.
J’ai nommé Éluard, j’ai nommé Aragon, déjà : soit, avec Sadoul, Tzara,
Vaillant, les noms des deux plus belles prises communistes au surréalisme
(cette histoire est aussi une histoire française et une histoire de la littéra-
ture française). Ils ne suffisent pas : ne serait-ce que parce que, avec eux,
tout est plus compliqué ; qui, s’ils sont fidèles, c’est-à-dire domestiques, et
ils le sont le plus souvent, ce n’est pas sans regimber aussi, et même sou-
vent, c’est-à-dire sans quand même avoir le front de faire valoir des préro-
gatives « littéraires » (en réalité, des goûts, des prédilections) que les préro-
gatives du parti, toutes « politiques », elles, ne sont pas enclines à entendre.
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Ces noms que je cite, qu’il faut citer, ne serait-ce que pour que la
complexité s’établisse et nous soit rendue, Sylvain Santi les cite aussi,
en plus grand nombre, que Christian Prigent lui-même a cités : France,
Saint-Exupéry, Gorki, Rolland, « même Valéry » (ainsi que Prigent le dit,
peu sûr sans doute de ce que ce « même » pouvait vouloir dire), Maeter-
linck, Verhaeren, Barbusse, Guilloux, André Stil, Ostrovski, Ehrenbourg,
Simonov, Cholokhov, Marcenac, Seghers, Dobzynski, Hikmet, Neruda…
D’un côté, dont il n’y a que deux, pas quatre, etc. Lesquels sont commu-
nistes en effet, ou sympathisants desdits. Lesquels surtout « ne cèdent
pas au désespoir ; refusent la mélancolie, le spleen, le néant, le sarcasme ;
cherchent la joie », rappelle Santi, et voient, Prigent rappelle en quels
termes, « frémir partout sensibilité, élan, […] lumière », et montrent
aux hommes « la voie radieuse des étoiles ». C’est une liste, laquelle ne
se comprend pas si une autre ne la justifie pas, ne la conforte pas, qu’on
lui oppose en tout : Rimbaud, Joyce, Kafka, Proust, Mauriac, Beckett,
Sade, Montherlant, Sartre, Camus, Malraux, Miller, Genet, Caldwell,
Steinbeck, Dos Passos, Stein, Breton, Céline, Malaparte, Jünger, Plisnier…
(Le seul nom qui étonne dedans, c’est celui de Malraux, lequel a recruté
pour le parti, malgré lui, plus d’adhérents français que tous les écrivains
français communistes réunis – par ses romans d’avant-guerre, d’avant
donc qu’il devienne gaulliste – histoire décidément paradoxale.) La
question est métaphysique ai-je dit. Elle est esthétique aussi, et ne l’est
pas moins. Parce qu’il s’agissait en cela, non pas que le mal fût mis au
bien, mais au beau, fût-il insultant – selon la leçon jamais assez reçue
de Rimbaud, reçue là enfin par ceux auxquels ce bien ne suffirait pas
(Prigent parmi eux).
Si peu de sens qu’aient les listes en général, et qu’aient celles-ci en
particulier, on aura compris : il s’agit de faire, front contre front, que
l’emporte une littérature de part en part apotropaïque, qui conjure le
mal ou en détourne (quoique sans chercher vraiment à faire croire que
rien puisse avoir raison de tout mal, ni aucune politique, pas même la
politique « communiste »), sur toute autre littérature, qui, de part en
part aussi bien, s’en accommode quand elle ne s’y complaît pas. Effet
de ce différend immédiat, violent : quiconque cédera à l’attrait de cette
« autre » littérature (dévoyée, malade, décadente, bourgeoise ou, pour
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là, par là qu’il le fait à son fils aussi, le familialise en fait ou, en outre,
le filialise et à fond, à la vérité qui le névrotise (l’instance violente du
bien n’est par nature pas moins névrotique que celle du mal), obligeant
ce fils d’obéir ou désobéir deux fois, d’être deux fois fidèle ou infidèle,
ce qu’il faut préciser encore : fidèle-infidèle à la puissance deux dans
le cas de Prigent-fils, dès le moment que celui-ci découvre à son tour la
littérature, et que ce qu’il découvre dans la littérature, c’est tout autre
chose que ce que Prigent-père lui avait fait découvrir, qui la découvre
au point de se vouloir lui-même écrivain, qui découvre par le fait qu’on
n’est fils et écrivain selon son père qu’aux conditions de celui-ci, quand
on n’est écrivain qu’à ses conditions propres, ou pour dire plus juste,
qu’aux conditions de la littérature, lesquelles excluent toutes les autres,
filiales, morales, politiques y compris – auxquelles se mesure son incon-
ditionnalité de principe.
À ce fils, c’est le parti qui parle sitôt qu’il écoute son père. Ventrilo-
quie vertigineuse, si l’on y songe (le cas a été le même longtemps des
fils de pasteurs, de Kierkegaard, de Nietzsche pour ne citer qu’eux, et
la pastoralité communiste ne le cède en rien alors à la protestante).
D’autant plus vertigineuse que le père ne lui parle pas, ne parle pas en
propre au fils. Que le fils ne l’entend, parlant, que parlant aux autres,
autrement dit à des foules ; lequel est, au contraire, chez lui (épouse,
enfants), taciturne. Comme s’il ne pouvait y avoir pour lui de parole
que publique, que politique, excédant de beaucoup la parole personnelle
(bourgeoise). S’y substituant.
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tauromachie ». Qui l’est moins si l’on doit y entendre aussi, ou par sur-
croît, quelque chose qui engage la langue dans autre chose qu’elle-même
(le même différend, ou le même heurt, immémorial). Faut-il le croire
ou le craindre ? Sylvain Santi ne choisit pas qui fait la part égale à la
possibilité de cette croyance et à celle de cette crainte : « Langagement
est ce nom qui tente, entre autres, de désigner cet horizon désiré où
l’opposition entre la pulsion qui pousse à écrire et l’exigence de garder
à tout prix à celle-ci un pouvoir d’intervention sociale pourrait être
enfin dialectisée ». La définition conviendrait certes, on ne peut mieux
même (réservant cependant la part de sa réalisabilité) si un mot ne nous
rapportait pas d’un coup à la vieille langue, au vieux langage, et à ce
qu’il pourrait n’y avoir de pas plus vivable dans « langagement » téixtien
que dans « l’engagement » sartrien : « horizon ». Vieux style (aurait dit
Beckett), vieille lune. Ne serait-ce que parce qu’il n’y a rien à dialectiser
là-dedans. La langue de l’art s’oppose à la langue politique, et la langue
politique à celle de l’art, non pas certes seulement en tant que l’art serait
en passe de devenir tout entier un divertissement, le divertissement que
le capital s’attache à en faire, avec l’assentiment de la plupart de ceux
qui prétendent pourtant à l’art (utile insistance de Prigent sur ce motif
maintenant essentiel), mais en tant qu’il détient en propre un vrai laid,
funeste, mauvais, carnavalesque, cruel, celui-là même dont la langue
politique a toujours voulu et voudra toujours à tout prix se débarrasser.
Variantes supplémentaires ou altérations à la puissance deux, et à
l’essai : l’enragement ou lanragement.
Sylvain Santi insiste, poussant à peine Christian Prigent plus loin
peut-être que celui-ci ne l’aurait voulu : « Écrire est donc un acte citoyen.
Qui écrit doit prendre, en écrivant, une part active à la vie politique de
la cité – il en va de sa responsabilité ». C’est le contraire : qui écrit aug-
mente le monde des mondes qu’il crée. Il ne le corrige pas, quelque part
« active » qu’il y prenne. Les meilleurs y ajoutent la « beauté » que le bien
ignore, et c’est suffisant, ce l’est à la condition qu’on ne leur dicte pas à
quoi la beauté se juge, comme on a tenté de lui dicter à quoi le bien se
reconnaît et défend. L’écrivain peut bien être engagé, il est mieux même
qu’il le soit, mais il doit l’être aussi peu que possible dans son œuvre. La
grande cavalerie eschatologique, il veut bien y croire (dans les meilleurs
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des cas), même si (cas les plus fréquents) sa fréquentation ancienne des
représentations du monde l’a prévenu contre sa réalisabilité.
Le Prigent théoricien, formidable théoricien au demeurant, revient
au Père que le Prigent écrivain ignore avec superbe (le premier lui cède
des parts, convenues, dont le second le prive). Bon fils versus mauvais fils.
Bon fils qui parle de responsabilité, d’intervention sociale, de civisme, en
communiste en partie repenti ou en sartrien malgré lui. Le mauvais fils
aura écrit, rien ne pourra faire qu’il ne l’ait pas écrit, Le Professeur par
exemple, défendable d’aucun point de vue, qu’aucun « communiste »
(ancien ou nouveau) ne pourra défendre (indéfendable en tout état de
cause) – que Prigent père n’aurait pas pu lire.
La question semblait pourtant avoir été résolue, avant la guerre, qui
n’aurait pas dû pouvoir être reposée, après. Mais résolue par qui, et c’est
ce qui a hélas permis qu’on la reposât après ? Par un surréaliste (Breton)
et par un « traître » (Trotski), donnant doublement raison aux com-
munistes. Breton et Trotski étaient convenus de ceci qui était fait pour
que la révolution et l’art ne fussent définitivement plus antagoniques
– au contraire, pour qu’ils se grandissent l’un par l’autre. Je rappelle en
quels termes, qu’on ne rappelle pas souvent ni volontiers, qui gênent à
peu près tout le monde encore : « Toute liberté en art », premier trait,
lapidaire. Second, quasi axiomatique : « L’indépendance de l’art, pour
la révolution ; la révolution pour la liberté définitive de l’art ». Enfin,
défense et commination réunies : « Aucun impératif politico-militaire
ne saurait être reçu ni promulgué dans l’art sans trahison. Le seul devoir
du poète est d’opposer un NON irréductible à toutes les formules dis-
ciplinaires ». Soit, par excellence, la littérature de Christian Prigent.
Parce qu’il n’y a pas lieu de placer dans la littérature quelque croyance
que ce soit, sinon celle qu’elle-même réclame. Parce qu’on ne doit pas
croire que la littérature puisse rien, seulement qu’on puisse ne pas rien
faire d’elle. On ne rallie aucun monde par le moyen de la littérature,
on fait de la littérature le seul monde qu’on puisse rallier, où avoir un
séjour. Le reste, tout le reste advient par surcroît. S’il arrive qu’une
œuvre (de la littérature par exemple) ait quelque effet sur le monde,
ce sera sans doute l’effet d’une œuvre qui ne se sera soucié en rien du
monde, ni ainsi qu’il est ni ainsi qu’il le devrait. Le vieux boniment
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prosélyte n’a que trop servi, lequel, dans ses versions modernes, voulait
qu’on demandât encore et encore : à quoi la littérature est-elle utile ?
– qui ne l’est à rien. Utile, voulant l’être du moins, elle se subordonne
(à l’action), elle s’asservit. Non serviam, devise du diable. Devise de la
littérature aussi, dit Bataille, parce que la littérature est elle-même par
nature diabolique. Sartre aura rebattu les mêmes vieilles cartes après
la guerre, avec succès mais en vain. Les cartes, ce sera le parti qui les
rebattra, jusqu’à la bouffonnerie, alignant les meilleurs des écrivains qui
le soutiennent sur les pires que Jdanov leur donne en modèle. Aragon
rechigne, plus qu’on ne croit, qui en sait quelque chose, qui ne permettra
pas qu’on écarte ou accuse, par exemple : Flaubert, Baudelaire, Stendhal
surtout qu’il aime, au profit des romans de Stil, Parmelin, Daix, qui
sont tous aussitôt inexorablement tombés dans l’oubli (qui avaient déjà
assez « servi »). Quelle réponse ? Ne pas faire de la politique au moyen
de la littérature, mais faire de la politique un moyen supplémentaire
de la littérature. Pas une réponse, un pari. Pari risqué, qu’il n’y a que
la littérature à avoir l’audace de faire. Faire que la politique serve à la
littérature et non le contraire. Que les livres politiques qu’un écrivain
s’aventurera à écrire, on voie que ce sont des livres de littérature encore,
et les siens. Pour cela : penser la politique au moyen de la littérature,
pas le contraire. Et citer des écrivains, des écrivains seuls ou presque,
en pagaille, et pas Marx et pas Lukacs, etc., qui n’y ont rien entendu.
Kafka a-t-il jamais parlé de politique ? Pour ainsi dire jamais. Pourtant
il y a dans Kafka plus de moyens possibles de penser la politique, qui
fut celle de son temps comme elle sera celle du temps qui viendra après.
Pourquoi ? Parce que la littérature a le mal en propre, et parce que
c’est ce qui lui permet de penser le mal propre à toute politique. Une
seule phrase de Kafka, pour l’illustrer et pour s’en convaincre : « La bête
arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour devenir maître
et ne sait pas que ce n’est là qu’un fantasme produit par un nouveau
nœud dans la lanière du maître ». De La Boétie à Foucault, de Foucault
à Debord, de Debord à…, mais en une phrase, une seule.
J’ai acheté Voilà les sexes en 1982 ou 1983, pas le premier des livres
de Christian Prigent, mais le premier que j’ai lu de lui, dont j’ai lu la
plupart depuis. L’avant-garde vivait encore, alors, qu’il incarne, que
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TXT incarne, dont je ne croirai plus qu’elle vit cinq ans plus tard, en
1987, quand je créerai la revue Lignes. Ne présentant en rien le premier
numéro de celle-ci, pensant que rien ne peut plus être « présenté » dans
et de cette histoire – histoire essentiellement politique – à laquelle j’ap-
partiens tout entier encore, et n’appartiens pas moins aujourd’hui,
ne croyant pas déjà qu’il y avait encore quelque histoire que ce soit à
l’avant-garde de laquelle cette revue aurait été, quand Christian Prigent
pouvait croire le contraire, était justifié de le croire, un peu moins de
vingt ans plus tôt, quand il a créé TXT (en 1969). N’étant pourtant pas
moins que lui alors convaincu que c’est aux formes, de l’art et de la
politique, qu’il revient de constituer du devenir. À cette différence près
cependant : on ne peut plus séparément. Soutenant que l’intellectuel doit
s’engager, mais l’écrivain pas. Que la politique engage les formes seules
de l’intellectualité (de la pensée), mais pas celles de la littérature (de
l’art). Que c’est à la condition que les formes de la pensée et les formes
de l’art ne soient pas engagées pareillement que celles de la politique
qu’un destin ou un devenir des unes et des autres a quelque mince
chance de répondre à l’attente dans laquelle Prigent se tient, et moi
avec lui : de leur commun devenir.
Je relis la quatrième de couverture de Voilà les sexes, janvier 1982, et
lis en 2019 comme alors :
Voilà les sexes est une sotie : les Fous s’agitent et jouent l’Action du sexe :
accélérations des effets de langue « sexuelle », avec dérapages contrôlés et
carambolages idiots. Singeries des signes d’Éros. Naufrages des litaneries
sexy, sexistes, stéréœdipisées.
Sur la scène, peinturluré, le totem hilarant du souci sexuel. Dans le
langage, une sorte de torsion qui fait surgir la pornographie du fond
verbal. En fosse d’orchestre, un rythme obtus, tapant comme un sourd
un sac de son.
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Voilà les politiques est une sotie : les Fous s’agitent et jouent l’Action
du politique : accélérations des effets de langue « politique », avec déra-
pages contrôlés et carambolages idiots. Singeries des signes de la Polis.
Naufrages des litaneries militantes, politistes, stéréœdipisées.
Sur la scène, peinturluré, le totem hilarant du souci politique. Dans le
langage, une sorte de torsion qui fait surgir la pornographie du fond
verbal. En fosse d’orchestre, un rythme obtus, tapant comme un sourd
un sac de son.
Michel Surya
Écrivain, philosophe,
fondateur et directeur de la revue Lignes
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Chaque extrait cité donne lieu à une note de bas de page qui indique
le titre du texte entre guillemets. Ces textes sont consultables et
téléchargeables sur le site www.polediteur.com depuis janvier 2014.
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Lucrèce
aux avant-gardes
1 Texte publié avec l’accord de l’écrivain et des éditions P.O.L. Ce poème de Christian
Prigent, publié en 2000 dans Salut les anciens (SA) aux pages 11 à 25, est une version
largement remaniée d’un texte paru dans le numéro 10 de Barca ! en 1998.
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« Quant à la distance des choses, l’image nous permet
de la voir et se charge de montrer les différences.
Car, sitôt émise, l’image chasse et repousse
tout l’air qui s’interpose entre l’objet et nos yeux :
ainsi la couche d’air à travers eux s’écoule,
balaie en quelque sorte la pupille et disparaît.
Voilà pourquoi nous percevons la distance des choses.
Plus il se trouve d’air poussé, plus longue est la brise
qui balaie nos yeux, et plus lointain nous paraît l’objet.
Sans doute tout cela est-il extrêmement rapide
pour que nous voyions à la fois l’objet et sa distance.
À ce propos, il ne faut nullement nous étonner
si les images frappent nos yeux sans pouvoir
paraître isolément, tandis que les objets sont vus.
Ainsi, quand le vent fouette à coups redoublés, quand
l’âpre froid transperce, nous ne ressentons pas
chaque particule isolée de vent et de froid
mais plutôt leur ensemble, et nous voyons notre corps
se meurtrir comme si quelque chose le fouettait
et lui faisait sentir sa présence au-dehors. »
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oui, ce placatumque -------------------------- caelum
nitet diffuso lumine :
J’ai vu le trou
go ! ff ! re !
U
:
plaqué le ciel plâtras d’atomes (placatumque caelum) :
voici midi voici la luminosité nidifusée (diffuso lumine)
tombée du trou d’énormité
et voici les hommes calés nichés
dans l’unanimité la nullité im
placablement sans
voix les hommes
voués aux glissements d’ailes aux
signes allumés sur l’informe je
vois descendre l’épouvantable tendre rose
esclandre des choses c’est
la matière les noms
des nons – c’est-à-dire fleuves fleurs et
sourires et cœurs happés
dans les rapides courants de l’air : toi, moi
dans la lumière d’angoisse de volupté de
l’innommé
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La méta-phore est le mouvement foré dans la langue.
Ce qui y fait effet et sens est le mouvement – et non les pôles
entre lesquels la langue, dans le transport méta-phorique, bouge,
oscille, glisse.
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À la fenêtre, Lucrèce
Tressage
et reserata viget genitabilis aura (SA, p. 15)
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sans que ce devenir autre soit commun. Une telle rencontre, on l’aura
deviné, trouve pour nous son modèle dans le devenir tel que Deleuze
et Guattari ont proposé de le penser à partir de la rencontre de la guêpe
et de l’orchidée :
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comme l’ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-mêmes et se heurtent contre ses
murs, donnez au moins à mes narines le parfum de tous les vents de la terre, laissez
s’en aller mes yeux vers tous les horizons » (Gustave Flaubert, Par les champs et par les
grèves, cité par Jean Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de
Corneille à Claudel, ouvr. cité, p. 123).
8 Ibid.
9 Jean Starobinski, « Fenêtres de Rousseau à Baudelaire », Homme de Lettres. Freundesgabe
für François Bondy, Richard Reich et Béatrice Bondy éd., Zurich, Schulthess Polygra-
phischer Verlag, 1985. Cité par Laurent Jenny, La fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002,
p. 82.
10 Laurent Jenny, La fin de l’intériorité, ouvr. cité, p. 81.
11 Ibid., p. 84.
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12 Lucrèce, De natura rerum, livre II, vers 1 à 13, traduction Alfred Ernout, Paris, Les Belles
Lettres (Classiques en poche, no 99), 2009, p. 85.
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Anciens et modernes
hommes du futur, salut ! (SA, p. 11)
Qui sont plus précisément ceux auxquels ces préceptes sont adressés
et qui sont nommés « hommes du futur » (p. 11 et 14) ou « Hommes
d’aujourd’hui » (p. 16) 20 ? Prosopopées ou présence bien réelle de ces
hommes auxquels Lucrèce s’adresse et qui semblent tantôt ses contem-
porains, tantôt les hommes d’un temps à venir ? Difficile une nouvelle
fois de trancher. Cette difficulté par ailleurs ne permet pas de lever
l’ambiguïté que nous signalions plus haut : Lucrèce regarde-t-il à travers
la fenêtre pour apercevoir un dehors ou en elle pour déceler dans les
jeux de ses reflets la projection de sa propre intériorité ? Les deux sans
doute demeurent possibles, comme il est aussi possible de considérer que
« hommes du futur » est une périphrase qui sert à désigner les « hommes
d’aujourd’hui » comme ceux dont l’avenir est entre les mains ou bien, au
contraire, de voir là deux catégories d’hommes distinctes : les contempo-
rains de ce Lucrèce ré-enfanté (que Lucrèce interpellerait de manière assez
inattendue au milieu du poème) ; les hommes de l’avenir (qu’il saluerait
et qu’il conseillerait dès le début de son discours). Pour quelque peu
tatillonnes que puissent apparaître ces remarques, elles permettent de
mieux dégager les différentes strates du temps 21 ou, plus exactement, les
cinq époques que synthétise la figure de Lucrèce : 1) « la lumière grecque »
(p. 11) qui imprègne la vision du poète latin, qui imprègne donc ce qui,
pour un épicurien, est le critère de la vérité ; 2) la littérature latine à
travers les citations commentées du De natura ; 3) les avant-gardes des
années 1970 qui hantent un Lucrèce parlant comme un épicurien pour
qui, à la suite des frères Schlegel, la poésie s’identifierait à la question
20 « Hommes du futur, salut ! (SA, p. 11) ; « Hommes du futur, traduisez mon titre : /
De rerum natura = Du Réel (de l’Innommable) » (p. 14) ; « Hommes d’aujourd’hui,
qu’est-ce que le réel ? » (p. 16).
21 De quelle fenêtre s’agit-il d’ailleurs ? Est-ce celle d’un palais ou d’une antique domus
ou celle, pourquoi pas, d’un moderne gratte-ciel, voire d’un HLM ? Le poème ne dira
rien qui permettrait de lever l’ambiguïté attachée à ce lieu, notamment parce qu’il
brouille sans cesse les repères temporels.
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Bibliothèque renversée
unde initum primum capit
res quaeque movendi (SA, p. 18)
22 Le livre ne compte donc pas comme à l’accoutumée une mais bien deux pages de titre.
Par ailleurs, les deux titres nous ramènent à l’étymologie de l’expression tête-bêche
qui est une altération de « à tête bêchevet » renforcement de « bêchevet » qui signifie
littéralement « à double tête ».
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trop sage : son agencement invite sans cesse à pratiquer une inversion
que Prigent formule différemment au début de chacune de ses parties.
Ainsi sur le rabat de couverture de Salut les anciens :
Voici quelques lectures […] qui s’appuient sur une conviction : que les
modernes ne sont pas enfants des anciens mais que, plutôt, la perplexité
qui nous vient des modernes nous fait regarder les anciens d’un œil
moins tué d’indifférence – et qu’ainsi nous pouvons les réenfanter : les
rendre à l’inquiétude de la vie.
23 Christian Prigent, Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot,
Paris, Argol, 2009, p. 13.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 143.
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Invariant conjoncturel
quod agendum est (SA, p. 17)
26 La leçon de littérature reproduite dans les pages de Demain je meurs (DJM, p. 181-189)
en est, à l’évidence, une manifestation très concrète. Nous y reviendrons.
27 Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 56.
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28 Cette venue enfin est toujours jouissive puisque, se faisant à travers l’invention « de
langues imprévues » (SM, p. 9), elle « dégage l’espace où le monde s’ouvre pour nous ».
29 « Vous savez que le siècle qui commence remettra forcément cet ouvrage-là sur le
métier. Parce que cette répétition est l’horizon sans horizon du parlant. Et que c’est
cela que la littérature a dû à la fois toujours dire et taire, assumer et ignorer – pour
se faire, c’est-à-dire pour désigner et gommer en elle, dans le même mouvement, le
noyau d’impossible qui la motive et la constitue » (SM, p. 15). Cet impossible structure
en partie les réflexions de Prigent, lesquelles multiplient les antilogies, les antithèses,
les oxymores et s’apparentent souvent à un ressassement (tel que Blanchot définit ce
terme). Voir, entre autres, Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959,
p. 276, et L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 501.
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Hériter du père
Prigent à sa fenêtre
fenêtre (le cadre) effet d’être (SA, p. 14)
57
aussi que ce qu’il va lire est fait d’un recyclage de choses publiées çà et
là ; procède d’une sorte de ressassement de questions pour lesquelles il
dit n’éprouver plus guère d’intérêt.
Ce désintérêt avoué, et dit, il est vrai, sur un ton quelque peu désa-
busé, est cependant démenti dès les premiers mots du texte, et notam-
ment par la posture énonciative adoptée par l’écrivain. Là où le récit
annoncé d’une expérience personnelle laissait légitimement attendre
l’emploi du « je », c’est un « vous » qui apparaît, lequel, non seulement,
ouvre le texte, mais sera prononcé au moins cent trente fois par Prigent
en l’espace d’une vingtaine de minutes de lecture environ. Le texte
commence ainsi :
Vous avez vingt ou trente ans dans les années soixante-dix du ving-
tième siècle. Le monde ne tient pas en place. Vous digérez les lendemains
amers du mai des barricades, des nuits bavardes, des idées fulminantes
et des graffiti fauves.
Politiquement vous voulez la Révolution.
Le Mur, dans vos têtes, coupe clairement le monde en deux.
Vous vous voulez aussi poète.
59
Car cette fable est un retour. Sur soi. Sur son parcours. Sur ses errances
aussi. En particulier politiques. Prigent ne s’épargne pas. Il s’égratigne,
sans ménagement. Usant à son égard, et avec peu de modération, d’un
humour au moins grinçant, si ce n’est féroce. Pour dénoncer d’abord « la
fadeur intellectuelle et […] l’impuissance politique de la poésie » auxquelles
il a cédé, « politiquement camp[é] entre Trotzski [sic] et l’anarchisme
romantique ; littérairement vou[é] aux arcanes, aux signes ascendants,
aux bric-à-brac oniriques et aux jeux de société ». Conclusion, implacable :
« Il va vous falloir une sévère toilette du cerveau ». Dès lors : « Vous faites
votre crise identitaire lettré maso viré mao ». La chose est dite avec ce
qu’il faut de sarcasme pour immédiatement faire entendre la distance
critique avec laquelle elle est désormais considérée. Engagement est donc
pris, et le tout est relaté non sans pittoresque ni une certaine loufoquerie :
Vous tâchez de rédimer vos culpabilités en vous plongeant dans les
(maigrelettes) masses marxistes-léninistes,
Vous vous usez en activisme militant de base tous terrains, procla-
mations époumonées,
engueulades de bistrots, interpellations d’amphis, compositions
d’affiches manichéennes.
Vous avez le mollet idéologique imperturbablement cambré par les
acrobaties théoricopolitiques.
La messe (maoïste) est dite : « Vous voici trente ans après ». S’ensuit
une longue séquence où Prigent, sans jamais céder à un quelconque
reniement, ou à un quelconque mépris pour ce qu’il a cru ou été, n’en
dresse pas moins un constat lucide, d’autant plus implacable qu’il est
fortement argumenté. Un exemple :
61
Vous vous remémorez cet effort impossible pour lier le souci d’invention
artistique à la perspective idéologique révolutionnaire. Vous vous sou-
venez de cette acrobatique gymnastique pour faire coïncider le carnaval
des formes avec un « maoïsme » fantasmagorique.
Vous vous dites alors que vous étiez dans le leurre d’une héroïsation de
la politique, dans la construction d’une légende du politique – et donc
dans l’inconscience des raisons objectives qui peuvent, au-delà de l’alibi
politique, pousser des poètes à « révolutionner » les formes et à inventer
des « langues » supposées inouïes.
Vous savez que vous n’échapperez pas, ni vous ni aucun que la langue
empoigne, à l’intuable compulsion au « nouveau ». Parce que justement
il n’y a pas de siècle nouveau, pas de tournant du siècle, pas de seuil mil-
lénariste, pas de fin de l’histoire, pour qui est hanté par la refabrication
5 Nous soulignons.
63
À son père un fils demande quoi lire. Le père répond. Sitôt dans la posture
d’un maître – il s’agit bien d’une leçon. Recommandations ou, plutôt,
prescriptions : France, Saint-Exupéry, Gorki, Rolland, « même Valéry »
(DJM, p. 183), Maeterlinck, Verhaeren, Barbusse, Guilloux, André Stil,
64
Suffit pas de peindre les hommes comme ils sont, faut montrer aussi
comme ils doivent être. Bataille au dehors pour moins de malheurs. Et
dedans pareil : tout pour que ça fasse du bien où ça passe, en toi comme
partout. (p. 184)
6 La formule est de Paul Éluard. Ni le père ni l’auteur ne le signalent. Notons aussi que
cette formule sert de titre à un chapitre du livre de Michel Surya que Prigent fait figurer
dans la bibliographie qui accompagne Demain je meurs (Michel Surya, La révolution
rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Paris,
Fayard, 2004).
65
presque chaque jour les plus humbles pour leur parler, est le modèle
que choisit le père. Sa fonction et sa mission déterminent aussi un cer-
tain style au détriment de tous les autres. Au contact des humbles, pas
de fioritures, il faut « faire simple et clair » (p. 186), « faire gaffe à pas
confiner dans l’opacité ni se cultiver les raffineries » (p. 185) : « Qui écrit
en joie et veut avenir désennuagé, il doit éclaircir, éclairer, montrer et
ouvrir le ciel ». Tour de passe-passe du père. C’est qu’entre-temps il y a
eu cette question du fils : « Mais si tout est flou ? Si rien que chaos partout ?
Si vraie sensation, c’est en gros brouillard, foutoir, pneu qui fuit ? Si vérité
est la conscience de ça ? Si on veut le dire, puisque vérité ? » La réponse du
père est sans appel. Il ne s’agit surtout pas de penser ou discuter, mais
d’affirmer, de tenir une position. Pétition de principe donc :
66
le mal et, du même coup, touchera au bien qu’il s’agit en écrivant de pro-
duire, sera condamnée sans appel ni nuance. D’où, autre liste du père :
Rimbaud, Joyce, Kafka, Proust, Mauriac, Beckett, Sade, Montherlant,
Sartre, Camus, Malraux, Miller, Genet, Caldwell, Steinbeck, Dos Passos,
Stein, Breton, Céline, Malaparte, Jünger, Plisnier 7… À lire ces noms, dont
beaucoup constituent des références majeures pour l’écrivain Prigent, il
serait tentant d’opposer frontalement les positions tenues par ce père de
fiction à celle d’un fils qui pourrait figurer l’auteur en jeune homme de
quinze ans. La leçon de littérature est cependant plus subtile. Entre ce
père et ce fils que Prigent pourrait être, il s’agit sans doute moins d’une
simple opposition que de mouvements de transpositions et de transfor-
mations. Disons-le autrement : les grands schèmes à l’aide desquels la
littérature est pensée par ce père sont repris et repensés par l’écrivain
Prigent qui pourrait être son fils. En ce sens, cette leçon montre comment
la littérature pour ce fils vient du père, passe par son père, passe de père
en fils. Et ce qui passe du père au fils, qui sera ressaisi et retravaillé à la
lumière de questions et de configurations nouvelles, peut être ramené
à trois grands points : un anti-lyrisme qu’accompagne une indéfec-
tible méfiance à l’égard de toutes les sortes d’effusions possibles et des
genres qui les favorisent ; un lien viscéral entre littérature et politique ;
la dimension prophylactique de la chose écrite dont l’écrivain Prigent,
à sa manière bien particulière, ne se départira jamais.
Cette leçon de littérature prodiguée par le père serait donc une
manière de scène primitive quant à la pensée de la littérature que Prigent
propose de livre en livre. C’est que cette pensée, nous semble-t-il, y trouve
non seulement ses racines et ses grands schèmes, mais y rencontre aussi
les enjeux qui ne cesseront de nourrir son inquiétude. À cet égard, il est
nécessaire de s’arrêter un peu à la singulière figure du père qui prend
la parole dans cette leçon, laquelle intervient à un moment stratégique
dans le déroulement du récit de Demain je meurs.
7 À l’évidence une telle liste est plus qu’hétérogène. Un seul critère rend compte de sa
composition : ces écrivains, du moins selon le père, ne servent pas le progrès, leurs
écrits ne lui sont pas utiles. Voilà qui lui suffit pour les condamner littéralement en
bloc.
67
Et ton père, là, maintenant, c’est-à-dire ici, elle va passer où, la parole,
pour lui qui stagne en tout seul dans turne d’agonie avant résumé de soi
dans une urne pas pour qu’on y vote car c’est tout voté et on sait l’élu ?
[…] Et que fais-tu, toi, qui le fais parler, qui parles à sa place, qui voles
à tire-d’aile sur paroles volées à lui qui se tait pour à jamais ? Tu parles
pour lui ? Pour c’est très très contre, remarque, et rougis : tu prends sa
parole, lui prends-tu sa vie ? L’assassines-tu bis ad libitum ? Savoir si c’est
pas en toi titillé de vengé mauvais qui bassine tes fonds ? Ou le règlement
des comptes en loucedé par conséquence de lâcheté ? (DJM, p. 179-180)
68
Crois plutôt à ça : c’est rien que du grain de plante de chagrin qui grossit
en tige à donf le mouron quand sa parole parle par ta petite bouche. Et
fleur de pitié en accéléré s’épanouit au bout et bouffe tout en toi avec
ses pétales cannibales : retiens ton sanglot, marmot. Puis voici la porte,
numéro ad hoc. Toc, toc, faut entrer. (p. 180)
69
d’un intellectuel qui craint toujours de trahir son milieu d’origine que,
pour le coup, il ne trahit pas. Père admirable, père admiré par un fils
qui devant tant de vertu en un seul homme s’exclame : « chapeau bas et
total respect » (p. 128). Assurément, la place n’est pas facile à prendre.
Dans la mémoire du fils, le père parle beaucoup qui revient souvent
en orateur ou tribun : manifestations diverses du Parti, congrès, meeting,
inaugurations, fêtes, discours à la mairie, les souvenirs de ses prises de
parole publiques sont aussi nombreux que rares ceux où le fils entend
son père s’adresser à lui. L’homme en privé est taciturne : « parlait pas
pour ne rien dire. Et comme on ne dit généralement guère plus que fort
peu, il ne parlait pas plus que ce peu-là » (p. 49). Ses silences terribles
glacent le sang et ses regards accusent : « Car il sait y faire, ton père,
genre je pipe rien mais vous bistourise d’un clin d’yeu les fautes ». Le
fils de lui ne sait rien, ou presque :
Déjà donc que quasi zéro, comme mots, de lui à toi et vice versa, en long,
large, travers, envers et endroit, ça vous arrange pas le style renfrogné :
no comment total, trou de sec partout, et l’effet global abonné absent
aux communiqués. Pas bien étonnant que t’en aies rêvé, comme dit plus
haut. Car tu n’as rien su de lui par lui-même. Plus tu investigues, plus
tu le constates. (p. 49)
Un taiseux donc. Puritain sans doute, pas à l’aise avec les sentiments,
craignant les émotions, qui plus est leur formulation 9 : « Cœur pur ;
cœur dur. Cœur d’homme de guerre, cœur fanatisé par des horizons
d’amélioration, cœur d’homme d’étude de même discipline » (p. 53).
Parce qu’il accorde plus d’intérêt et de temps à la justice et au bien
pour lesquels nuit et jour il œuvre qu’à sa progéniture, le père finit par
quelque peu écraser son fils, lequel ne se sent jamais à la hauteur de ses
ambitions, ni digne vraiment de son intérêt. Un passage où le père fait
figure d’une sorte de trivial Hercule vaut à cet égard d’être cité :
70
T’es sur ton vélo, dans l’environ proche. Mais même sur ce point tu fais
pas le poids : celui de papa il pesait des tonnes, tout quasi en fonte et
les pneus ballon gros comme des boudins. Et sans dérailleur. Avec des
sacoches bourrées de bouquins et cartable au cadre et lourd en kilos de
patates nouvelles dans un grand cabas pendu au guidon. Ou même le
chien, peinard en panier sur le garde-boue. Avec ça, papa, il vous les
bouffait, les creux et les bosses et les kilomètres de campagne raide, à
force de mollet. Il t’aurait largué dans la première côte et t’aurais mendié
la voiture balai, minus que tu es. (p. 145)
71
Que personne ici ne mêle grain de sel ou pointe d’ironie ni roule méca-
nique de rodomontade […]. Quiconque flûte lanlaire, qu’il crève en
station dans ses déjections d’incrédulité et que bouffe l’étouffe d’avoir
trop mangé la soupe qu’on lui sert que rien peut changer et que maux
du monde c’est fatalité. (p. 156)
72
Il faut bien mesurer toute la force avec laquelle cela engage le fils.
Comme il faut bien mesurer, par contrecoup, le bouleversement que
sera pour lui le désarroi tu de ce père dont les convictions et les valeurs
une à une se trouvent par l’Histoire trahies. Tout cela produit l’une des
images les plus impressionnantes du livre :
Ton père est un spectre déjà parmi ceux qui firent payer ou eurent à
payer, détruit par lui-même, tout blanc, tout gelé, les cheveux mêlés aux
algues, effaré, la bouche pleine de cris qu’on n’entendra plus. Le béton
des leurres le tire par les pieds vers où plus du tout de lumière nulle part.
Et ses rêves filent vers les fonds comme calmars géants, Léviathans. En
haut, en surface, sur l’écume des lames, des rêves, des cadavres, le ciel
pèse cauchemar, personne n’en réveille sans glacer de honte d’avoir tant
erré, personne qui ne fonde en sueur de désarroi. (p. 159)
73
Mais qui n’erra pas, de qui rêva ? À qui l’apanage du leurre et des fautes
et des illusions sinon à qui crut par passion humaine à chance de chan-
ger l’ordre insupportable ? Où serait la honte d’avoir bagarré pour virer
l’immonde et faire du mieux au monde ? Qui jettera la pierre ? Qui, qui
n’aurait pas à sentir la morve de ses inerties barbouiller sa vie à l’infini ?
Qui, qui n’aurait pas à torcher d’abord son nez pituiteux ? (p. 159‑160)
74
devoir errer est à ce point inscrite dans la nature humaine qu’elle est
du même coup la chance de rester humain : « C’est le fait de parler qui
nous veut erreurs errantes, correction perpétuelle de nous-mêmes »
(DJM, p. 91-92) 12.
Voilà une manière de ne pas se dérober devant ses choix et ses res-
ponsabilités : ne pas se renier ; ne pas s’épargner ; affronter ce que l’on
a été sans craindre la honte que cela peut susciter. Voyons dans ces trois
positions affichées et assumées un premier temps, lequel ne prend vrai-
ment sens qu’en vertu d’un second, plus subtil sans doute, plus essentiel
aussi, la honte de la honte, pierre de touche du dispositif, se justifiant
d’une dimension ontologique. Pour nous, il est impossible de mesurer
correctement la portée de ce qui se joue ici sans saisir la part qui revient
au père. Celui-ci a révélé au fils ce que ce dernier ne cessera d’appréhen-
der comme une sorte d’indépassable point, un point sans cesse retrouvé
dès qu’il s’agit d’articuler l’activité littéraire à la dimension politique,
laquelle, in fine, en révèle tout le sens – et ce, encore une fois, malgré
les silences, les échecs, les erreurs du père. Renan dit quelque part ceci :
« Ce rêve fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé ne purent jamais
rentrer dans la vie » 13. Les silences du père se justifient sans doute de
la crainte de ne pas revenir d’une désillusion trop grande, si grande
qu’elle serait une sorte de mort pour qui le sens de la vie se confondait
presque avec son engagement 14. Personne mieux que le fils ne sait cela.
Personne plus que lui ne veut, d’une certaine manière, racheter les
silences du père. Ce rachat prendra la forme d’un léger décalage. Et si
le fils devait le dire avec les mots de Renan, il le dirait peut-être ainsi :
« Ce rêve fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé purent rentrer
pleinement dans la vie et ne jamais plus en sortir ». Qui n’a pas erré
12 Ce qui naturellement s’applique à l’œuvre d’art : « Une œuvre belle (juste) est la
somme résolue des effacements et des repentirs à quoi elle a consenti. Dire cela n’est
qu’une banalité. Sauf si on s’entend sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de perfec-
tionnement stylistique. Mais de toucher du fait ontologique » (NM, p. 92).
13 Cette citation, Michel Surya la place en exergue de la conclusion de son livre La révo-
lution rêvée ; elle fait alors directement référence aux communistes et à l’impossibilité,
pour certains du moins, de revenir de leur désillusion, laquelle est au moins à la
hauteur de l’importance de leur engagement dévoyé.
14 Entendons ici ce qui donne force, dignité, raison d’être à une existence.
75
n’a pas vécu. La honte d’avoir honte est la honte de confondre l’erreur
avec la faute et, plus précisément, de réduire une errance essentielle à
une faute occasionnelle. Si repentir il y a, ce repentir n’est jamais que
relatif à l’errance fondamentale qui le subsume : repentir 15 du repen-
tir, le repentir est sans cesse corrigé à l’aune de cette erreur. Tout cela
reposant, pour le dire autrement une fois encore, sur la conviction que
tout ce qui n’est pas désir de « changer l’ordre insupportable » du monde
(DJM, p. 160) est pire que ce désir 16.
Il y a là sans doute un risque. Si l’erreur essentielle rachète la faute,
n’importe quelle faute se trouve justifiable de cette erreur. À moins de
reculer sur la dimension ontologique de l’erreur en lui attribuant un sens
qui, inévitablement, et parce qu’il ne pourra lui-même trouver d’autre
justification que celle que lui donne celui qui le pose, atténuera la force
justificatrice de l’errance fondamentale 17. Ce risque, il serait bien peu
conséquent de le nier. Mais s’il est pris, un tel risque a au moins une
vertu, et non des moindres : il engage. Celui qui le prend à l’évidence,
mais aussi celui qui se confronte à qui le prend : « qui jettera la pierre
[devra] torcher d’abord son nez pituiteux » (ibid.) 18.
Car aucune critique ne peut plus être menée sans d’abord renvoyer
chacun à ses propres responsabilités. Qui admet le caractère ontologique
d’une erreur enracinée dans la nature même du langage ne peut éviter
de se demander à son tour quelle est la nature de sa propre errance, la
réponse à cette question lui donnant le droit ou non de juger l’errance
des autres. L’errance renvoie d’abord chacun à soi. L’errance autorise la
parole, ou en prive – qui, ayant erré, écouterait celui qui n’en a pas pris,
même à moindres frais, le risque ? Il y a là sans doute une manière de
réduire certaines critiques au silence : quelle que soit la pertinence de
15 Rappelons que, s’agissant d’une peinture ou d’un dessein, le repentir désigne une
correction du trait ou des couleurs en cours d’exécution. C’est en ce sens que nous
prenons le mot ici.
16 Il faut entendre détournée ici cette formule de Malraux : « Tout ce qui n’est pas révo-
lution est pire qu’elle ».
17 Des choses « changer l’ordre insupportable » (DJM, p. 160), « faire du mieux au monde »,
« virer l’immonde ». Certes, mais dans quel sens ? Quel sens donner à ce changement
et à ce bien qui sous-tend ce « mieux » ?
18 Il est possible d’entendre ici une référence au récit de la femme adultère dans l’Évangile
de Jean.
76
19 L’autorité qui sous-tend le discours est d’emblée dévoilée, interrogée et jugée dans un
tel dispositif. C’est même en quelque sorte sa fonction première que de convoquer pour
mieux l’interroger ce qui saurait seul ici fonder l’autorité de qui parle : l’expérience
concrète de l’engagement politique, et les actions qui en témoignent.
20 Michel Surya, Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie, Tours, Farrago, 2000,
p. 25.
77
tort était aussi un crime. L’intellectualité est bien une tache de sang, et
tous se pressent pour dire en chœur, sans nier qu’ils aient eux-mêmes les
mains tachées de ce même sang, que toute l’eau de la mer ne suffirait pas
à en faire disparaître ne serait-ce que les traces. Telle est la domestication
de l’intellectuel en animal de compagnie dont Surya tente de montrer les
rouages, laquelle ne concerne pas tant le père, tout cela venant plutôt après
lui, qu’elle ne concerne en revanche pleinement le fils. L’horizon auquel
les intellectuels se sont soumis, au détriment de tous ceux en lesquels ils
croyaient et que, du même coup, ils abandonnaient, cet horizon que rien
ni personne ne semble plus vouloir ni pouvoir borner, Surya le nomme la
domination. Cette domination est la forme d’une victoire, celle du capital.
Mais cette forme doit aussi son degré de perfection à « l’appui que ceux
qui l’avaient combattu[e] lui apportèrent soudain » 21, au ralliement de
ceux qui longtemps avaient lutté contre ce qui peu à peu la fit naître :
21 Ibid., p. 33.
22 Ibid., p. 43. Ce à quoi Michel Surya ajoute ces précisions qu’il nous faut citer afin de
ne pas simplifier son propos : « La domination demanda un peu plus cependant : il a
fallu à ceux-ci dire aussi que les libertés formelles qu’ils avaient si volontiers décriées
– qu’ils avaient si volontiers décriées parce qu’elles n’étaient que “formelles” –, et qui
permettaient que le marché prospérât si spectaculairement, obligeaient de convenir
que c’était le marché qui faisait par le coup que ces libertés n’étaient que formelles.
En d’autres termes, et quand bien même ne fût-on aucunement sûr que le marché
était démocratique, encore moins qu’il garantissait les conditions d’une démocratie
politique, il leur fallut convenir qu’il n’y avait de démocratique que le marché ».
78
23 Ibid., p. 14.
79
Le mal
débâcle ! ô débâcle (SA, p. 16)
« Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens » 24. La formule, on
l’a dit, est d’Éluard. Le père la reprend d’abord pour opposer la littérature
au malheur 25. Ce qui implique pour qui écrit de se rendre sourd à tout
ce qui en lui pourrait contrarier la lutte pour imposer, via la littérature,
un idéal d’humanité ; être sourd pour être mieux muet et poser une
humanité idéale, la victoire du supposé bien nécessitant de réduire
d’abord le malheur au silence. La formule d’Éluard donc pour dire la
renaissance d’un certain humanisme garant de l’unité à venir d’un
peuple réconcilié : « poésie utile pour rythmer l’action » (DJM, p. 186),
pour donner du rythme à la marche vers un homme sans maux parce
que sans mal. Cette marche, qui s’inscrit sur un fond de lutte des classes,
doit aussi permettre de rendre la littérature au prolétariat en l’arrachant
24 La formule d’Éluard varie légèrement dans la bouche du père qui dit : « Le mal doit
sans cesse être mis au bien, par tous les moyens » (DJM, p. 184).
25 Ce qu’Éluard lui-même formule explicitement en ces termes : « J’ai voulu nier, anéantir
les soleils noirs de la maladie et de la misère, les nuits saumâtres, tous les cloaques
de l’ombre et du hasard, la mauvaise vue, la cécité, la destruction, le sang séché, les
tombes » (Paul Éluard, préface à Une leçon de morale, cité par Michel Surya dans La
révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956,
ouvr. cité, p. 161).
80
à l’art bourgeois décadent. Le mot clé de toute cette affaire, que l’on
sent présent presque entre chaque ligne du discours du père, est celui
de réalisme. Dans les années 1950, le mot est dans toutes les bouches, et
particulièrement celle des communistes. Non sans un certain flou quant
à ce que l’on veut bien lui faire dire. Une chose reste sûre cependant :
26 Michel Surya, La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolu-
tionnaires 1944-1956, ouvr. cité, p. 149.
27 Ibid., p. 153.
28 Citation de Jdanov datée de 1934 (rapportée par Michel Surya).
29 Ibid.
81
L’engagement
J’ai essayé d’ouvrir poétiquement le monde cadenassé
par l’enchaînement symbolique-mythologique. (SA, p. 23)
Nous l’avons dit : les positions tenues par le père confèrent à la littéra-
ture une importante dimension performative. Dans la droite ligne de la
volonté de négation qui définit d’abord le communisme, de cette force
d’opposition à ce que le monde soit ce qu’il est, la littérature agit et son
action contribue de manière décisive à changer l’homme. Cela règle la
question de l’engagement : la littérature elle-même, et d’elle-même,
engage, « dès lors que c’est elle qui fait du monde qu’elle représente le
principe de réalité de celui dans lequel s’établissent ses lecteurs » 32. La
valeur d’accomplissement de cette littérature, qui impose au monde
de devenir tel qu’elle le dépeint, est partout présente dans le discours
d’un père pour qui « l’énergie qui pense, c’est pour transformer » (DJM,
p. 185), et qui n’a de cesse de lier à cette transformation un caractère à
la fois édifiant et revigorant. Plus que seulement prescriptive, une telle
littérature, qui montre et ouvre la voie à ses lecteurs en les guidant vers
30 Ibid., p. 161-163.
31 Ibid., p. 163.
32 Ibid., p. 154.
82
La Loi
Oxygène ! oxygène ! (SA, p. 12)
ah ! bouger souffler respirer ! (SA, p. 18)
Décor, première scène. Il pleut. Malgré les efforts redoublés pour avancer
sous la pluie battante, des images, toujours les mêmes, hantent le fils à la
83
peine sur son vélo et qui, à les suivre, plonge au cœur de l’intime. Pour
cela, il lui faut un mot. Il choisit : « âme ». Ce mot apporte beaucoup de
pensées, lesquelles, symptomatiquement, requièrent presque aussitôt
l’approbation de la mère :
J’aurais bien dit ça à Madame ma Mère avec référence à Monsieur mon
Père comme source d’exergue. Mais trop peur de son œil de travers. Voire
du commentaire comme quoi je débloque. Donc je me le dis à moi en
tout seul, c’est comme d’habitude. (DJM, p. 41)
34 Il s’agit de la voix que cherche l’écrivain lors de la lecture publique de ses textes.
84
35 À ce titre, les deux scènes évoquées plus haut sont assez isolées. Certes Demain je meurs
est dédié au père, mais cela n’empêchait pas que la mère y occupât une place importante
(que manifestement elle n’occupe pas).
85
Voilà qui n’est plus pour lui qui n’est plus « marmot » puisque « tombé
en état grand ». Tombé ? D’où exactement ? De la bibliothèque de la
mère que les titres et les auteurs énoncés semblent métonymiquement
désigner 36. Tombé. Comme une coupure, une séparation brusque qui
36 « La bibliothèque de ma mère était d’une tout autre nature (d’abord parce que cette
mère venait d’un milieu, plus petit-bourgeois, où l’on possédait des livres). Pour l’essen-
tiel, elle comprenait des ouvrages de “littérature jeunesse”, comme on dit aujourd’hui :
bibliothèques “rose“ et “verte”, feuilletons populaires du début du xxe siècle (Le Tour
du monde en sous-marin, etc.), bandes dessinées (Bécassine, Bicot, Zig & Puce…). Dans
mon enfance, j’ai tout lu, relu et re-relu de cette bibliothèque. Ça a beaucoup sédimenté
en moi. Je crois que ça a tramé et colorié mon imaginaire. Même si, dès mes treize ou
quatorze ans, ça a cédé la place à du plus intellectuellement sérieux et esthétiquement
grandiose » (extrait de « Nommer quand même », 2009).
86
marque le passage d’un état (d’un stade ?) à un autre. Dès lors, quoi
faire ? Chercher de nouveaux objets à désirer, errer. Tout cela, notons-le
une fois encore, est toujours très bien articulé :
87
37 Ce mot, l’âme, décidément ne passe pas qui, on l’a vu, n’est pas moins sévèrement
jugé par la mère.
38 Extrait de « Nommer quand même ».
88
la littérature, elle est au père. De fait, tout se passe comme si le fils pro-
voquait de lui-même l’énoncé des interdits du père et, en conséquence,
recherchait les frustrations que logiquement ils entraînent : un fils
demande à son père de le priver d’une large partie de l’objet qu’il désire
– plus ou moins consciemment, il va sans dire, mais chacun se fera une
idée. Disons-le autrement : la leçon est une scène où un fils demande à
son père de structurer son désir. Mais il y a plus, si du moins l’on s’au-
torise à penser que ce fils est un écrivain en puissance : le fils n’accepte
pas seulement de renoncer à une partie de la littérature, celle que lui
interdit le père, mais il accepte aussi de renoncer à être pleinement l’ob-
jet du désir de la littérature. S’il satisfait le désir de la littérature, il ne le
fera que dans les strictes limites que le père lui indique, lesquelles sont
suffisamment orientées. Ainsi, dès le début de la leçon, le fils s’est déjà
confronté à la loi du père, a déjà découvert et accepté que la littérature
en est dépendante. Cette loi détermine la satisfaction qu’elle peut ou non
lui apporter et celle qu’il peut ou non lui donner : l’adresse du fils, qui
formule son désir de littérature, interpelle la loi de l’autre à travers elle.
Mais, précisément, il y a un « mais ». Et ce « mais » va se loger peu à
peu dans les réponses du fils qui consistent d’abord en de simples relances
agrémentées de quelques signes d’approbation. La cinquième réponse,
la plus longue de toutes, ne déroge pas vraiment à cette règle, mais laisse
davantage entendre des accents personnels et intimes. Peu à peu, le fils
va ainsi entretenir son père des impressions tirées de ses lectures récentes,
sans cacher le bien qu’il en pense, ni les émotions qui les ont accom-
pagnées. Ces révélations assumées commencent véritablement avec la
sixième réponse : « Certes tu dis vrai, du moins, certainement. Moi j’aime
bien Rimbaud : j’y comprends que couic mais ça me noue mes tripes et exalte
ma tête. Je dois pas lire ça ? » (DJM, p. 186). À partir de cette sixième réponse
apparaît un phénomène qui va aller en s’amplifiant : le fils commence
d’employer au début de chacune de ses réponses de bizarres tournures
affirmatives, lesquelles sont si appuyées et si répétitives qu’elles entraînent
d’inévitables effets comiques 39. Voici la liste de ces formules liminaires :
39 Dimension singulièrement manifeste lors des lectures publiques du texte par l’écrivain
(seul ou accompagné par l’actrice Vanda Benes).
89
40 Par exemple : « du moins », « sans doute », certains emplois de « certes », etc.
90
91
Modernité
Le moderne oublié
J’entends la prose du monde. (SA, p. 12)
En 1991, les questions que le jeune fils pose à son père dans la chambre
où il meurt surgissent à nouveau, mais cette fois au pied d’un mur. Celui
de Berlin. Le Mur s’écroule – inutile d’insister sur la dimension symbo-
lique ainsi convoquée. Mais imaginons un instant le père. Il marche,
le long de ce mur qu’on abat. Liesse, confusion, joie. Imaginons un
instant ce père qui va et tentons, par cette image, de saisir toute la
profondeur de champ nécessaire pour comprendre ce que Christian
Prigent, lui-même à Berlin à cette époque, écrit alors et qui donnera
lieu, en 1991, à la publication de l’un de ses essais les plus stimulants :
Ceux qui merdRent (CM) – titre où l’on entend très vite que s’il en est
pour merdRer, il en est forcément, pour ne pas : implacable logique. Et
l’on devine, non moins vite, et sans trop de risques, il faut l’avouer, que
ceux qui en sont seront bien mieux traités que ceux qui n’en sont pas.
Quelques pages plus loin, cette dédicace : « à mes amis de TXT ». Si, par
le plus grand des hasards, mais sait-on jamais, on avait quelques doutes
quant à la direction que l’affaire allait prendre, cette dédicace dissipe,
à peine formées, les moindres velléités de douter : ça va merdRer aux
avant-gardes. Autre titre enfin, celui de la première partie du livre qui
93
94
3 Personne, en un mot, pour oser parler encore comme osait parler le père. Mais personne
non plus pour parler comme parlaient les avant-gardes.
95
4 Laurent Jenny, Je suis la révolution, Paris, Belin (L’extrême contemporain), 2008, p. 5-6.
96
5 « Plus d’art ou alors (c’est la même chose) plus (davantage) d’art : tout est art, tout est
culture, pour cesser absolument d’être moderne en art, élevons à la hauteur de l’art
tous les soubresauts de la mode, du mondain, du moderne réifié » (CM, p. 24).
6 Chaque crise qu’affronte l’écrivain révèle chaque fois une manière d’affirmer un
principe qui échappe aux éléments contingents de cette crise, et sert de critère pour
98
Un conflit fondateur
J’entends le déjà pensé déjà écrit.
Je vois le mur des langues opaques.
C’est dedans qu’il faut ouvrir. (SA, p. 12)
99
7 Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard,
1983, p. 92.
8 Ibid., p. 102.
101
102
Baudelaire 2000
– articule, poète, articule ! (SA, p. 18)
103
104
Des monstres
J’ai su que les choses (primordia rerum, genitalia corpora
rebus) venaient de plus loin et allaient plus loin que là
où le sens les fixe en vanité pour nous. (SA, p. 14)
13 Interpellation dont l’un des exemples les plus marquants est Salut les modernes.
14 Il s’agit de Louve basse que Roche publie en 1976.
15 Cette expression aux résonances clairement batailliennes, Prigent l’utilise par exemple
pour décrire l’implication singulière du lecteur que cherchent les dispositifs de Roche
en révélant le « spectacle de l’écriture » (DR, p. 24-27).
105
106
17 En l’occurrence celle qu’indique cet énoncé : « La société repose sur un crime commis
en commun ».
107
Il y a dans une telle écriture 18 à la fois une motion suicidaire […] et une
rage à maintenir le continuum d’une tension vivace. Le rire qui l’agite
n’est pas seulement drôle. Sa gaité est dangereuse. Elle noie toute position
stable dans une catastrophe de mots hoquetés, de séquences rompues, de
récits décousus. Dans la mobilité ultrarapide de son énonciation, rien
ne « prend », tout s’active à apparaître et à disparaître à toute pompe,
aspirant et vidant toute lecture. (p. 113)
109
sociale pourrait être enfin dialectisée. Un tel horizon sans doute demeure
un idéal. Mais, aux yeux de Prigent, son absence condamne aussitôt
qui le perd. Pasolini en fait exemplairement les frais, et à ce point que
son nom désigne pour Prigent « un certain type d’engagement et ses
malentendus » (p. 224) – cet engagement qui, parce qu’il ne travaille
pas sous la langue 19, réduit inévitablement le « sens civique de l’opéra-
tion littéraire à une déclarativité protestataire et/ou à des narrations
naturalistes » (p. 241). Tout autre à cet égard apparaît Maïakovski, lequel
est désigné comme « un grand poète politique, un poète dont “l’organe”
a fasciné des foules révolutionnaires » (p. 61). C’est que Prigent voit
à l’œuvre chez Maïakovski « l’énergétique pulsionnelle qui organise
l’expansion de l’interpellation politique ». La positivité des vérités que
formule sa poésie ne se départit jamais de la négativité qui la travaille,
ce qui rappelle les effets du rire provoqué par Verheggen :
110
En 1975, date où ces lignes sont écrites, Prigent insiste sur la destruc-
tion du « “sujet” qui l’assume » (p. 67) par la « remontée jouissante et
vertigineusement animalisée » que produisent « les motivations libi-
dinales de la langue, vers son fond génétique, vers ses “notes basses” ».
Ce qu’il dit alors dans un vocabulaire très marqué par ses lectures de
l’époque ne concerne pas seulement la mort de l’auteur qu’exige l’in-
vention poétique. L’autre mort, cette mort « dans le réel », que s’est
donnée Maïakovski, Prigent l’attribue pour la plus large part à « la mor-
tification inhérente au discours académisé » (p. 68), à un discours « qui,
en l’occurrence, institue la désincarnation “réaliste socialiste” comme
commune mesure esthétique scellant la socialité du nouveau régime ».
Cette langue aurait finalement eu raison du poète 20. Et c’est à Bataille
que les dernières lignes de du chapitre empruntent pour livrer la clé de
ce qui s’apparente dès lors à un destin :
Un mot importe ici pour nous plus que les autres ; un mot que Prigent
ne cesse d’associer à la vie et aux œuvres de qui veut écrire sous la langue ;
un mot enfin auquel il nous faut désormais nous arrêter : la souveraineté.
20 À cela il faut ajouter les difficultés de tous ordres rencontrées par Maïakovski, difficultés
que Prigent ne nie pas, dont il souligne comment elles ont aussi contribué à la défaite
du poète face à la langue académisée.
21 Georges Bataille, Madame Edwarda [1941], Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1971,
p. 12.
111
Souveraineté
Langagement, engagement
1 Entre telle littérature « au service de » et telle autre ouvertement militante, il y a bien
moins en effet une différence de nature qu’une différence de degré.
114
Comment puis-je être de ce monde quand ce que j’y fais m’en exclut ?
Telle pourrait être la paraphrase de cette question qui tourmente l’écri-
vain, du moins Prigent ou l’écrivain tel qu’il le voit. Question qui dit
à la fois la hantise et le refus d’un retrait, aussi bien que le désir d’une
appartenance ; question d’un qui doute de la compatibilité de la lit-
térature telle qu’il la conçoit et de la possibilité dès lors réservée d’un
engagement ; question enfin, et peut-être plus profondément, de qui
témoigne d’une certaine solitude de la littérature, d’un repli qu’il a
sans doute lui-même éprouvé en écrivant et dont il connaît par ailleurs
parfaitement l’avènement et le destin dans l’histoire littéraire. C’est
qu’avant même de questionner une quelconque possibilité de s’engager,
ces inquiétudes formulées tentent surtout de conjurer la menace d’un
retrait que d’aucuns, et non des moindres parmi ceux qui le précèdent,
ont vu au contraire comme une condition sans laquelle écrire, écrire
vraiment dirait Prigent, ne pouvait éviter les compromissions.
Dès lors, Prigent ne cherche pas à savoir ce que peut la littérature. Sa
question n’est pas là, ne l’a d’ailleurs jamais été. Il ne cherche pas plus
à déterminer à quelles conditions celle-ci pourrait encore prétendre à
quelque pouvoir. Parce que cela, il le sait. Il sait que le pouvoir de la
littérature tient à la croyance que l’on met en elle. C’est pourquoi sa
question porte sur le croire : comment croire encore à quelque pouvoir
de la littérature ? Question à laquelle Prigent donne un tour plus sophis-
tiqué : « Comment être “moderne” en persistant dans la littérature ? »
(ibid.). À quoi s’ajoute cette précision capitale : dans un contexte où
115
2 Intellectuel il a pu l’être, mais cela n’est jamais que marginal, et peu plébiscité.
3 Que cela se dise d’ailleurs en termes révolutionnaires ou civiques.
116
Civisme 1991
je jette du trou dans la
tonitruance des formes grasses (SA, p. 16)
Écrire est donc un acte citoyen. Qui écrit doit prendre, en écrivant, une
part active à la vie politique de la cité – il en va de sa responsabilité. Ce
civisme est ouvertement orienté, il reconduit une volonté inchangée de
lutter contre « vingt siècles de bourrage de crâne idéaliste » (CM, p. 23) 5.
Prigent tient encore ce cap dont il espère toujours, et c’est à peine voilé,
qu’il puisse ressortir « à une volonté plus générale de transformation
idéologique, voire politique ».
Écrire sous la langue consiste à écrire au cœur même du jeu des forces
par lequel le pouvoir s’exerce, là où, en conséquence, il est possible
d’horriblement travailler à défaire et dissoudre sans cesse les énoncés
4 Une nouvelle fois apparaît toute la distance prise avec les conceptions du père, lesquelles
sont la parfaite incarnation des relations tramées par le parti communiste entre art
et politique à partir des années 1930.
5 Ces mots sont empruntés au Ponge des Proèmes.
117
qui activent ces forces. Écrire sous, c’est écrire contre, c’est l’acte d’un
contre-pouvoir, d’une résistance civique : « pour abattre les idoles mer-
cantiles, les images superficielles, le vaste mirage de la communication
panoptique » (ibid., p. 258). Le civisme est ici l’effet d’un réalisme. Un
réalisme de « plus-de-réalisme » (p. 259), contre la réalité, pour le réel ;
un réalisme pour restituer la réalité d’un réel qui excède la réalité. La
portée civique de ce réalisme suppose ainsi de conjuguer et reconduire
sans cesse deux opérations : dé-faire l’écran que le langage dispose tou-
jours déjà entre le monde et nous ; re-faire « le “rapport” du “symbole
langagier” au “dehors réel” » (p. 260). Le civisme vise une percée. Une
trouée pour la chance. Celle d’un possible retour du réel, de son sur-
gissement fulgurant « à travers la constitution culturelle, idéologique,
inconsciente de la “réalité” mortifiante et irréalisante » (ibid.).
Cette trouée du réel, c’est aussi celle du mal. Autre mot pour dire ce
retour ; pour faire pleinement entendre ce dont le civisme a la charge.
C’est que « “l’occident” humaniste et laïque, […] post-moderne, […]
englué dans son euphorie du “tout-culturel” » (p. 39), a renoncé à penser
le mal, a renoncé à croire que le travail cruel des formes 6 était le seul
susceptible de nommer un mal qui, inéluctablement, se manifestera
dans les « surgissements immaîtrisables » (p. 41) et rageurs du « Réel »
– lesquels en 1991 ont par exemple pour nom l’affaire Rushdie, les profa-
nations des tombes juives de Carpentras, la violence des casseurs dans les
manifestations lycéennes… ces événements, à leur manière, nomment
le mal. Ils en sont même les seules nominations au sein d’une culture
qu’ils sidèrent, et laissent démunie face à eux. En cause ? Les limites
d’un humanisme affadi. L’oubli (volontaire) que la forme pense, que
l’effort de nomination auquel la littérature s’astreint pense, et que cette
pensée, qu’elle seule peut mettre au cœur du débat d’idées, détermine
très précisément sa pertinence politique 7 et son utilité civique. C’est
que le travail cruel des formes est aussi une littérale prise de conscience,
une force d’intégration, le moyen unique par lequel une société, via la
118
8 Ces phrases le disent, parmi beaucoup d’autres : « La littérature est grande quand elle
traite le Mal. Non pas quand elle le soigne, quand elle veut ou pense le soigner : on ne
le soigne pas plus qu’on élude le réel » (ibid., p. 44).
119
9 Nous soulignons.
10 Du point de vue platonicien, ce poète est en ce sens bien proche de celui qui se voit
chassé de la cité au motif que ses écrits nuisent à l’ordonnancement intérieur des âmes
citoyennes.
120
vues platoniciennes est plus édifiante encore si l’on se rapporte aux Lois,
où la question de l’éducation devient centrale. C’est le législateur qui
désormais dialogue avec le poète et non plus, comme dans la République,
le philosophe. Et si faire œuvre politique consiste d’abord à éduquer la
sensibilité – à éduquer les affects –, alors dans cette perspective le rôle
du poète dans l’organisation de la cité devient déterminant : il consiste à
éduquer par le plaisir, c’est-à-dire par le beau. Contempler le beau revient
en effet à contempler l’image de la vertu ; prendre plaisir à cette contem-
plation, à introduire la vertu dans les affects. Le danger : que le poète se
laisse gagner par un pur plaisir formel qui l’éloignerait de la vertu. Le
bref rappel de ces propositions des Lois, pour incomplet et schématique
qu’il soit, aide cependant à mieux saisir la portée du civisme que Prigent
médite, lequel n’est pas étranger à une certaine dimension vertueuse
du beau, mais d’un beau irrégulier, né de la transformation du mal en
« des formes qui déforment la langue » (p. 47). Cette transformation
éclatante (souveraine ?) 11 est aussi un enseignement 12 : « peut-être [de]
quelque chose comme une chance d’échapper parfois, en la pensant, à
la fatalité sanglante des passages à l’acte ». Enseignement peu commun
– il faut noter la part faite à l’hésitation et à l’indétermination dans
ces propos – qui consiste peut-être d’abord en une manière d’éveil, une
attention accrue à la fatalité pour mieux la penser, en espérant ainsi
la chance éventuelle d’échapper à certaines formes de ses inéluctables
manifestations. La poésie éduque. Elle enseigne des vertus. Lucrèce est
bien un pédagogue.
Quoi qu’il en soit, le beau est ici affaire de pensée, et de vérité. Ce
que Prigent peut d’ailleurs formuler très clairement, notamment quand
il s’agit d’évoquer comment la littérature « traite le Mal » (p. 44) en
s’exposant volontairement à lui :
Et quand elle livre ses formes à ses injonctions, qu’elle en accepte la torture,
qui lance la langue dans des portées déchirées et donne au chant sublimé
qui la transmue en beauté cette force qui dans quelques rares œuvres est
capable de nous bouleverser comme bouleverse la vérité. (p. 44)
121
13 Il se peut que Prigent décrive parfois leurs rapports de manière un peu différente.
La primauté accordée à « l’effort de vérité » (CM, p. 214) fait de la beauté, quand elle
est du moins de la poésie, « l’enfant illégitime d’une empoignade avec les langues
normées ». La beauté est alors une sorte de luxe, elle est « en plus ». Quoi qu’il en soit,
la beauté n’est jamais le but d’une poésie qui s’oppose à toutes les esthétisations qui
font la « belle poésie ». La beauté est la trace irrégulière du cruel travail des langues.
122
autre fin que de ronger. Toute société devant être dirigée dans le sens de
l’utilité, la littérature, à moins d’être envisagée, par indulgence, comme
une détente mineure, est toujours à l’opposé de cette direction. » (p. 21)
14 Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain » [Botteghe
oscure, 1950], Œuvres complètes XII, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
15 Ibid., p. 25.
123
124
Situation inédite qui donne une autre portée à cette proposition qui
valait du temps où l’artiste était au service des prêtres et des rois : « l’ar-
tiste peut servir, mais seulement si ce qu’il sert est souverain » 22. Dès
lors, l’art « que ne guide plus l’autorité », cet art autonome, a pour objet
même cette part en nous violemment réfractaire à tout asservissement,
et « qui maintient en nous, comme un principe irréductible, une beauté
émouvante qui par principe ne sert à rien ». Et c’est ainsi, dit Bataille,
que « l’art autonome » 23 poursuit peut-être encore, « sous nos yeux, la
quête d’un monde perdu, le monde sacré ».
Bien qu’il ne reprenne qu’en partie son vocabulaire, Prigent situe
à son tour la littérature à cette place que lui assigne l’approche histo-
rique de Bataille. Place stratégique qui lui permet d’inscrire « la valeur
souveraine » (CM, p. 37) 24 de la négativité (le mal) dans un fécond et
perpétuel jeu de tensions : la négativité est l’innommable qu’il faut
nommer, l’impensable penser, l’infigurable figurer, l’irreprésentable
représenter. Ces déclinaisons décèlent chacune une même volonté d’af-
fronter un impossible en espérant chaque fois rendre manifeste une part
irréductible de l’homme dont Prigent propose une véritable physique :
« force informe qui travaille la langue » (p. 36) ; « indécidable motilité »
qui la refait sans cesse ; « énergie de cette motilité négative » en laquelle
le sens profond des œuvres réside. Nulle chance cependant de provoquer
quelques « surgissements » (ibid.) de cette négativité sans reconduire, et
avec une volonté au moins égale, l’exigence de souveraineté que Bataille
formule ; nulle chance d’écrire sous la langue sans le refus catégorique
de toute subordination. La responsabilité civique de l’écrivain exige cette
insubordination radicale et, en conséquence, suppose l’opposition de
l’écrivain et de la société que Bataille décrit.
Mais la souveraineté n’exonère en aucun cas de la responsabilité. Au
contraire. Parce que l’écrivain est d’abord responsable d’être souverain.
Responsable de chercher autant qu’il peut les conditions à partir des-
quelles il pourra écrire sous la langue. Responsable aussi – et c’est bien ce
125
que Prigent ne cesse de méditer dans les pages de Ceux qui merdRent – de
déterminer précisément ces conditions ; responsable encore de penser
le sens des effets de la souveraineté espérée de l’invention de langues
nouvelles, sans jamais en retour subordonner cet effort d’invention
à quelque fin extérieure à lui – ce retour toujours est insidieux. C’est
pourquoi il faut sans cesse méditer ce sens, en partager l’inquiétude. La
préface le montre à sa manière : la vigueur des opérations souveraines
menées sous la langue pour une part en dépend. Il faut en dire le désir,
savoir trouver des mots pour le dire.
La responsabilité civique de l’écrivain se fonde ainsi pour l’essentiel
sur deux opérations qu’elle conjugue : refuser ; rationaliser. L’écrivain
doit s’obstiner à dire son refus de tout ce que nomme la « belle poésie »,
et le faire avec une obstination au moins égale à celle qui anime ce qu’il
combat – il s’agit bien d’une lutte, d’une guerre toujours à mener. Sa
responsabilité est celle aussi d’un « effort d’intelligence » (p. 27) destiné
à « porter l’action au-delà de la rationalité ». Écrire requiert la raison.
Pour que l’intelligence du réel ne se limite pas à elle. Il est de la respon-
sabilité de l’écrivain de déterminer rationnellement comment ouvrir
le plus qu’il se peut l’écriture à ce qui excède la raison, à cette part de
réel qui la hante, qui échappe aux représentations et aux discours de
nos langues communes, mais sans laquelle nous sommes condamnés à
faire face à « l’impensé d’un monde contradictoire » (p. 25). L’exigence
de rationalité à laquelle l’écrivain responsable ne peut se dérober doit
agir comme un catalyseur : la capacité de la littérature à trouer la réalité
à laquelle la raison limite le réel doit s’en trouver renforcée. Il y a là une
manière de jouer (à fond) la raison contre elle, pour plus d’intelligence.
La souveraineté donne à penser ; elle donne à la pensée d’être au plus près
de ce qui se dérobe à elle, mais sans lequel elle ne pense pas vraiment. La
souveraineté est ainsi garante d’une inclusion majeure dans la pensée :
celle de la négativité « comme un inéluctable exposant, un roc, par rapport
auquel tout peut se penser et qui interdit toute pensée si on ne l’inclut
pas dans le mouvement de la pensée » (p. 45). La souveraineté de la litté-
rature est indispensable à la pensée, à notre compréhension du monde.
La responsabilité civique de l’écrivain, dans sa forme la plus exi-
geante, conduit ainsi à une morale, qui elle-même débouche sur une
126
Souveraineté, nuances
127
Les lignes qui suivent cet aveu sont particulièrement révélatrices des
positions tenues par Prigent, lequel en appelle, par exemple, à la « modes-
tie » (p. 200) du lecteur, évoque sa potentielle « incompétence » face à
de tels textes, et l’invite aussitôt à reconsidérer ses capacités à inventer
de nouvelles façons de lire les produits de cette nouvelle façon d’écrire.
La suite consiste en une défense et illustration de la langue de Guyotat
qui confirme combien, face au lecteur, l’irrégularité est souveraine.
En 1999, à l’occasion d’un entretien, Prigent le redit on ne peut plus
clairement, mais en parlant cette fois de sa propre écriture :
128
verbigérée. Je crois que c’est là que surgit la chance que du réel fulgure
(quelque chose qui vient de l’inconscient par exemple). 25
Il n’est pas si courant qu’un écrivain admette écrire sans avoir néces-
sairement le lecteur pour horizon, et en nuance au moins l’évidence. C’est
que rien ne saurait amoindrir « le mouvement de l’écriture ». Souveraineté
oblige. Au risque de n’écrire plus que pour soi, dans une solitude quelque
peu insensée. Mais d’un tel risque la chance dépend qu’un peu de réel
fulgure, c’est là son prix. Cette sorte d’illisibilité assumée de la chose écrite
implique un certain modèle de lecture, lequel suppose de reconsidérer
un certain esprit d’échange. Celui, par exemple, que Sartre suggère en
affirmant que « la lecture est un commerce du lecteur avec l’auteur ». La
structure de la relation qu’implique un tel « commerce » dérive clairement
d’un processus dialogique qui renoue avec une tradition de la lecture de
très longue mémoire, puisque ce qu’elle instaure entre la production et
la réception renvoie aux dialogues platoniciens 26 – Sartre affirme très
logiquement par ailleurs qu’« il n’y a d’art que pour et par autrui ». Quoi
qu’il en soit, il n’est pas fortuit que, du point de vue que défend Sartre,
la nature de la communication alors supposée s’accorde bien davantage
avec la prose qu’avec la poésie, dans la mesure même où la prose favorise
une dynamique de l’échange que la poésie, au contraire, interrompt et
suspend – comme il n’est pas fortuit, toujours de ce même point de vue,
qu’un écrivain comme Prigent revendique si scrupuleusement le mot de
poésie. Enfin, conséquence ultime, le rapport au lecteur qu’admet langa-
gement n’est pas conciliable avec celui que propose l’engagement sartrien :
« il ne suffit pas d’accorder à l’écrivain la liberté de tout dire, dit Sartre, il
faut qu’il écrive pour un public qui ait la possibilité de tout changer » 27.
Inutile d’insister pour dire ce qu’une telle proposition a d’inconciliable
129
avec l’écriture telle que Prigent la conçoit. Certes. Mais qu’en est-il, dès
lors, du pouvoir d’intervention sociale de la littérature ? De sa dimension
civique ? Elle ne disparaît certes pas, mais se restreint à une petite catégorie
de lecteurs, à quelques happy few qui bénéficient de ses effets, s’éprouvent
« démunis et souverains ». C’est peu. C’est beaucoup. C’est loin en tout
cas de l’ampleur du projet initial, tel du moins que celui-ci est décrit dans
les pages de Ceux qui merdRent. Et cela conduit, par exemple, Jean-Marie
Gleize à conclure ainsi l’opposition qu’il propose entre le modèle qu’il
nomme du « contre-usage », dont relève langagement, et celui, plus viral
dit-il, du « méta-usage » :
On voit qu’il y a là, pour une poésie critique, deux choix stratégiques
opposés, deux modèles. Le choix du « contre-usage », production d’un
mode de symbolisation singulier (pur idiolecte) tendant à l’illisibilité
(d’où la rupture de communication avec le public ou lectorat virtuel),
et le choix du modèle « méta-usage », qui se sert des formes mêmes des
langages dominants pour en faire la matière première d’une écriture
poétique critique qui, au contraire des positions du « contre-usage », va
pouvoir revendiquer, comme lieu d’intervention et d’action, l’espace
public – panneaux publicitaires, écrans vidéos, posters, etc. 28
Il faudrait objecter à Gleize qu’il n’est pas du tout sûr que le modèle
du « méta-langage » rencontre davantage « le public ou lectorat virtuel »
que celui du « contre-usage ». Mais peu importe ici. La vertu d’une clas-
sification, inévitablement réductrice, est de permettre d’abord de mieux
caractériser une entreprise singulière. Or, si Prigent, évidemment, appa-
raît comme l’un des représentants de tout premier ordre du premier
modèle, il est loin d’être étranger au second. Il suffit d’être attentif à la
manière dont Gleize décrit le travail des écrivains qu’il range dans la
catégorie du « méta-usage » :
[Ils] travaillent sur les formes et les formats des médias les plus directe-
ment accessibles à tous, les plus lisibles possible. Ils s’approprient la langue
de l’ennemi pour mieux s’insinuer dans ses réseaux de communication,
pervertir ou détourner ses messages, ses systèmes de figuration, etc. 29
28 Jean-Marie Gleize, « Opacité critique », « Toi aussi, tu as des armes ». Poésie & politique,
Paris, La Fabrique, 2011, p. 38.
29 Ibid.
130
30 Ce que confirme, par exemple, cet autre extrait de l’entretien de 1999 : « La forme neuve
imposée par l’exigence du “tout dire” ne passe pas forcément par l’invention spectacu-
laire de “grandes irrégularités de langage”. Il faut distinguer des structures microsco-
piques (la syllabe, unité de la re-fabrication sonorisée du poétique ; le mot – que traite
la passion néologique de Khlebnikov ou de Joyce) et des structures m acroscopiques
131
132
de la belle langue) ». Prigent emploie les termes les plus élogieux quand
il s’agit d’évoquer les romans de Claude Simon : ces livres, dit-il, sont
magnifiques mais d’une « magnificence » (p. 282) qui, en quelque sorte,
désarçonne :
Mais que pouvons-nous faire de cette magnificence, qui est approbation,
nous qui savons que tout, de ce qui nous fait écrire, nous vient de la
négation et nous pousse à faire merder la beauté, à engager la catas-
trophe comique des rythmes et des phrases au cœur même de la beauté
stylistiquement conquise ? (p. 282)
C’est peut-être qu’il est plus que jamais difficile pour les « modernes » de
croire sans distance à la mission de la littérature et d’accepter sans ironie
le sérieux un peu fat, la componction compassée, le pathos porteur de
« vérité » du langage poétique […]. (p. 237)
133
135
Polémique, 1995
Et j’ai dit, misérable et glorieux dans
ma solitude : […]. (SA, p. 17)
Rappel des faits. 1995, un dossier illustré de cinq pages, consacré à la série
photographique du « Supplicié chinois », clôt le premier numéro de la
136
137
37 Ce que les auteurs écrivent à propos du premier cliché de la série, et qu’ils choisissent
de publier seul afin de ne plus montrer une « icône », mais de révéler « un document
qui cette fois mériterait son nom » – référence, sans doute, à l’usage détourné que
Bataille fit du mot à l’époque de la revue éponyme.
38 La mécanique lyrique, no 95/1 de la Revue de littérature générale, 1995, p. 408.
39 Giorgo Agamben, « La vie nue », ibid., p. 410.
138
40 Ibid., p. 411.
41 Ibid.
139
42 Notion par ailleurs qu’Agamben ne prend jamais vraiment la peine d’expliciter dans
le texte.
43 « Il fut rédigé en dix minutes sur un coin de table au moment du bouclage, avec un
plaisir éphémère et finalement coûteux : celui de mettre les pieds dans le plat. Ce n’est
pas une excuse, et s’il fallait recommencer, nul doute que nous nous y prendrions tout
à fait autrement » (Pierre Alféri et Olivier Cadiot, « “Bataille en relief” : retour sur une
provocation », Les Temps modernes, no 602, 1999, p. 297).
44 Extrait d’une lettre écrite par Prigent à Olivier Cadiot le 20 mai 1995. L’intégralité de la
lettre a été reproduite dans le premier numéro des Cahiers Bataille : Christian Prigent,
« Du désir de littérature », lettre de Christian Prigent à Olivier Cadiot, Cahiers Bataille,
no 1, 2011, p. 33-35 (l’extrait cité se trouve page 33).
140
45 Il y a, derrière cette idée que rien ne garantit à la cruauté de ne pas devenir un pon-
cif parmi d’autres, l’idée plus profonde que la littérature qui n’interroge plus cette
cruauté n’interroge plus les limites dont elle se veut l’expérience perd en efficacité.
C’est ce qu’Alféri et Cadiot diront en 1999, en admettant la part de maladresse de
leur texte de 1995. Bataille est devenu sacré, disent-ils alors en substance, et il est une
figure d’autant plus incontestable pour certains qu’elle leur sert à imposer leur goût
en matière littéraire en leur offrant, avantage non négligeable, de n’avoir plus grand-
chose à penser. Alféri et Cadiot n’écrivent donc pas vraiment contre Bataille, ce dont
on pouvait douter en 1995. Mais contre un certain Bataille. Pour sauver ce que Bataille
invite encore à penser, et en tirer une efficacité littéraire et politique autrement plus
opérante que les facilités d’une pseudo-transgression dont, selon eux, beaucoup se
réclament, sans se demander, par exemple, quelles limites au juste sont concernées par
l’expérience (des limites) qu’ils prétendent mener. À tout cela il n’y a rien à redire ;
à tout cela d’ailleurs la lettre de Prigent ne redit rien.
141
46 « Morale du cut up », art. cité, est composé d’un texte et de plusieurs appendices
(reproductions de manuscrit de Voilà les sexes ; réflexions sur quelques techniques
d’écriture de l’auteur ; extrait de « 200 conseils pour un carnaval »).
47 Voir les sections intitulées « Un monde à refaire » et « Pénélope aime Personne ».
48 Ces nuances, qui pour l’essentiel tiennent à des questions de contexte, de tonalité et
de matériau, ne remettent pas en cause la technique inventée par Burroughs. Elles
sont les effets d’une appropriation de la part d’un auteur qui, avec ces deux livres au
moins, entend la reprendre à son compte.
142
143
Il ne s’agit pas, bien entendu, de savoir qui a tort, qui a raison. Cela n’a
pas de sens. Mais de constater l’effort persistant de Prigent pour déployer
une certaine conception de la littérature, et d’évaluer ce que cette concep-
tion cherche à permettre ; de constater qu’une manière de penser persiste,
alors même que l’objet que cette pensée se donne est considéré par certains,
dont Quintane, comme incompatible avec elle. Ainsi, le mot que le dos-
sier final du premier numéro de la Revue de littérature générale désignait
comme le plus fâcheux est, malgré tout, encore présent :
51 Voir « Sokrat à Patmo ». Le texte, repris dans La Langue est ses monstres, est une version
abrégée de la préface que Prigent rédige en 2008 à l’occasion de la publication des Écrits
poétiques de Tarkos chez P.O.L.
52 Christian Prigent cite Christophe Tarkos.
53 Christian Prigent cite Christophe Tarkos.
144
Peu de poètes auront su mieux que lui nous introduire à la fois au malaise
de la langue infidèle qui passe comme une lame entre le monde et nous,
à la fois au pouvoir souverain qu’a la même langue d’aérer l’opacité d’un
monde comblé de choses à vendre, d’images chromos, de corps lourds,
de pensées soumises, d’âmes angoissées. (p. 311) 54
Je lis beaucoup moins Bataille que jadis. Ce que sa pensée m’avait aidé à
franchir, je l’ai franchi (ou j’en ai l’illusion). La forme narrative de ses
fictions, la tonalité de leur érotisme, un certain pathos, dans sa pensée,
attaché à la notion d’« expérience » (le hors langue, la « vie nue », la « sou-
veraineté », etc.) – tout cela s’est un peu éloigné de moi. Et le ton, aussi,
souvent, de Bataille. Celui de ses écrits philosophiques, politiques, polé-
miques. Le ton que (reprenant Kant) on a pu dire « grand seigneur » : goût
de la belle langue, hauteur affirmative, surplomb volontiers sarcastique,
un peu d’exaltation « sublime », un soupçon de vibrato. Difficile d’oser
ça (qui suppose une sorte de confiance dans les pouvoirs d’intervention
civique de la littérature et de la pensée sophistiquées) dans l’espace de
notre aujourd’hui plus sceptique, désabusé, très profané et bruissant d’in-
signifiances médiatiques. C’était encore le ton de Guy Debord. Il n’y a plus
guère que Michel Surya qui sache (magnifiquement) relever le gant de
ce style-là. Ou (mais dans une version trop scolaire pour pouvoir passer
pour beaucoup plus qu’un maniérisme caricatural) les post-situationnistes
de Tiqqun. 57
54 Nous soulignons.
55 Voir « Artaud pète la forme », texte paru d’abord dans Les Temps modernes en 2014 et
repris dans La Langue et ses monstres.
56 Voir « Hiéroglyphe des différences », texte issu d’une conférence prononcée en 2012
au colloque « Jude Stefan » de Cerisy et repris dans La Langue et ses monstres.
57 « Retour à Bataille », 2011.
145
58 Georges Bataille, « De l’âge de pierre à Jacques Prévert » [1946], Œuvres complètes XI,
Paris, Gallimard, 1988.
59 Voir en particulier sur ce point, sur son usage très pragmatique de Bataille, Christian
Prigent, « TXT/Bataille : haine de la poésie », art. cité.
146
Au plus juste
Fictions
signes allumés sur l’informe je (SA, p. 20)
147
1 Francis Wolf, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 281.
2 Une précision, capitale : « Appelons “homme libéral” cette figure dessinée par l’en-
semble protéiforme de ces courants de philosophie politique qui, du xviie au xxe siècle,
ont placé la liberté individuelle au centre de leur anthropologie. Il s’agit de la “liberté
des Modernes”, définie par l’indépendance de l’individu à l’égard de tous les pouvoirs,
notamment d’État […] » (ibid.).
3 « L’homme libéral, écrit-il, est certes une fiction, de même que l’homme structural. Mais
l’homme libéral est une fiction pratique et l’homme structural une fiction théorique »
(ibid., p. 283).
148
4 Par voie de conséquence, la fiction théorique du sujet que Prigent construit à partir du
discours psychanalytique permet de justifier et consolider des positions esthétiques :
refus du lyrisme fondé sur la critique du sujet que cette position implique et dont la
psychanalyse montre la naïveté ; refus d’un formalisme se voulant naïvement coupé
de la subjectivité.
5 Autrement dit : le sérieux du sujet n’est jamais vraiment où le sujet croit que ce sérieux
est, ce qui n’empêche pas de prendre pleinement ce sujet au sérieux en en faisant
l’objet d’une connaissance rigoureuse et expérimentale.
6 Francis Wolf, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, ouvr. cité, p. 99. Pour citer
une autre influence sur ce point, on notera par exemple la proximité de l’articulation
du langage et du sujet telle que Prigent l’évoque avec telle proposition de Benveniste :
« c’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le
langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ego »
(Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de lin-
guistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 74).
149
Sensation
À chaque époque sa réalité. Celle qui, au début des années 2000, est
construite à grands renforts d’images et de médiations multiples apparaît
plus que jamais à Prigent comme « Spectacle-de-la-réalité » (SM, p. 69).
Mais qui vit au temps de cet incessant flux d’images et de discours vit,
fondamentalement, la même expérience que ceux qui furent avant
lui, et que ceux qui seront après lui. Des uns aux autres, les différences
peuvent sans doute être très grandes, mais elles sont toujours de degré,
jamais de nature puisque que tout dépend de la langue, de l’expérience
qu’elle fait vivre à l’être qui parle. L’expérience : « c’est-à-dire la sensa-
7 Et c’est bien ce que le père indiquait au fils : parle clair. Dit autrement : soit la voix du
procès sans sujet du Progrès.
150
151
Esquisse, contours
C’est-à-dire la passion néologique (SA, p. 17)
10 Mais tout aussi bien : « Dieu, Âme, Nature, Parole, Vérité, Absolu, Homme, Amour,
Corps, Choses, etc. » (IN, p. 23). Les majuscules sont ici autant d’indices que « ces noms
sont là comme substituts magiques de l’innommable » (p. 24). Ce peut être encore,
du côté des modernes : l’impossible, le négatif, le vide, l’objeu et l’objoie, la violangue,
l’inSONscient…
152
Sensation et expérience
153
11 « Poésie trou d’air », 2007. Cette expérience insituable s’est aussi constituée au contact
de la culture, Prigent le dit clairement : « On pourrait dire par exemple (et entre autres
choses) que tout cela est aussi bien un effet de mes lectures fondatrices. Et d’abord
de ce bouleversement de toutes les formes de mon rapport au monde, aux êtres et au
langage que la lecture de Rimbaud, à quinze ans, produisit en moi – lecture dont on
ne peut dire que je ne suis jamais “revenu” et qui n’est certainement pas pour rien
dans ma sensation de “n’être pas au monde” » (ibid.).
12 « Poésie, récapitulons », 2005.
154
155
au « monde » une acception qui lui redonne une autonomie par rapport
au langage. Ces affects indiquent un avant la langue, ils ne relèvent
pas de la sensation d’un monde déjà parlé. Pour le dire autrement, ces
affects vont être parlés et, parce qu’ils sont singuliers, ils ne relèveront
alors « guère d’une discursivité pacifiée ». Dit autrement encore : l’affect
contient un irréductible noyau de résistance qui, suivant l’implacable
logique, apparaîtra sitôt qu’on répondra à sa demande impossible de
nomination. Après coup, ces manières d’être affecté seront ainsi décrites
« comme obscurité, confusion insensée, flux d’affects ingouvernables » :
On écrit (j’écris en tout cas, moi, sous cette impulsion) pour trouver
une diction juste, des formes adéquates à la façon dont le monde nous
affecte. Or le monde ne nous affecte pas comme clarté, comme raison,
comme positivité nommable, comme fresque composée, comme récit
organisé, comme chant apaisé. Le monde (le monde où nous sommes
comme celui qui est en nous) nous affecte comme chaos, violence, mixte
indécidable de souffrance et de jouissance, poussées inconscientes, brouil-
lon d’affects, etc. 18
156
20 La question que tout cela suppose, redoutable, est la manière dont s’articulent sensation
et langue.
21 « Poésie, récapitulons ».
22 « Du sens de l’absence de sens », 2014.
23 « L’expérience du sens (de la signification ordonnée), on ne la fait pas directement
face à la vie qu’on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette
vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie ou de politique. Mais
quand je perçois ce sens je perçois simultanément ce qu’il a de décevant, d’inadéquat
à l’expérience réelle de la vie » (« L’inquiétude du sens », 2006).
157
le sens du présent n’est que le sens d’une perte de sens, le sens d’une fuite
étoilée, devant nos savoirs, nos discours et nos croyances, du troupeau
déjà plus (ou pas encore) domestiqué des significations. 24
24 Ibid.
25 « Nommer quand même ».
26 « Poésie trou d’air ».
27 « Phénix ! Phénix ! », 2001. C’est en ces termes que Prigent réfléchit à quelques formules
de Christophe Fiat.
28 « Du sens de l’absence de sens ». Il importe de rappeler ici que cette singularité réfère
à une certaine intimité, mot que Prigent emploie par ailleurs – nous l’avons vu.
29 « La forme est une pudeur ».
158
n’est pas tant pour dire ce qu’est sa vie que pour faire sentir comment
elle vit singulièrement un manque vécu en commun, tout en usant
d’une langue inassimilable à la parole communautaire. Si enfin la forme
« installe un monde », un monde plus juste parce que travaillé par la
sensation de l’innommable 30, ce monde, pour être partagé, appelle un
certain type de communication 31.
Sensation du réel
Écrire : trou du trou de force
dans la faiblesse des formes (SA, p. 16)
Dire que je sens revient à dire que je sens quelque chose. Sentir suppose
une indistinction du sentant et du senti, du subjectif et de l’objectif ;
renvoie à l’unité d’un vécu et d’une présence, d’une expérience subjec-
tive et d’une transcendance effective 32. Ainsi, et parce qu’il est évoqué
en termes de sensation et d’expérience, c’est-à-dire rangé dans l’ordre
des phénomènes, le réel qu’évoque Prigent ne peut être distingué des
modalités de son apparaître. Du réel, si cette logique de la sensation est
poussée un peu plus loin, il serait donc possible de dire ce que Merleau-
Ponty dit, par exemple, du bleu :
moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet
acosmique, je ne le possède pas en pensée […], je m’abandonne en lui,
je m’enfonce dans ce mystère, « il se pense en moi », je suis le ciel même
qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi. 33
159
35 C’est bien une distinction de cet ordre entre affection et sensation qu’il nous a semblé
percevoir dans les réflexions de Prigent (à travers notamment l’emploi qu’il fait du
mot « affect »).
160
161
38 Terme que Prigent emploie par ailleurs pour indiquer comment la poésie « ouvre au
fond du nommé le vide de l’innommable et […] nomme cette ouverture » (« Poésie
trou d’air »).
39 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1965, p. 438
(cité par Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherche sur la philosophie de
Merleau-Ponty, ouvr. cité, p. 173).
40 Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherche sur la philosophie de Merleau-
Ponty, ouvr. cité, p. 174.
162
Lyrique
je : la transe (mais pas plus qu’une
fébrilité fibreuse du dedans) (SA, p. 16)
41 « Pour qui écrit, affirme Prigent, l’enjeu est de cerner quelque chose de juste du rapport
du sujet qu’il est à sa propre expérience du monde » (« Poésie, récapitulons »). Ce
plus juste qu’il s’agirait de cerner en écrivant serait donc, pour le sujet, la réalité de
son être en mouvement, de son être comme désir. Notons par ailleurs que l’écriture
poétique elle-même est décrite comme une mise en mouvement : « Parce que c'est dans
le mouvement de cette densité hétérogène, inassignable à tel ou tel registre ou niveau
de langue, que quelque chose de la complexité de l'expérience peut trouver sa chance
de représentation » (« Poésie trou d’air »).
42 « Poésie trou d’air ».
43 Ainsi pour décrire une « opposition tranchée et erronée » ; opposition que Quintane peut
évoquer à l’aide de noms précis (Valérie Rouzeau vs Jean-Michel Espitallier). Nathalie
Quintane, « Monstres et Couillons : la partition du champ poétique contemporain »,
texte publié en ligne en 2004 avec un additif en 2012 : [https://www.sitaudis.fr/Inci-
tations/monstres-et-couillons-la-partition-du-champ-poetique-contemporain.php].
163
44 « Poésie, récapitulons ». Voir « Aux joyeux lurons », court chapitre d’Une erreur de la
nature (EN), où est proposé un ensemble de formules à l’aide desquelles Prigent entend
tracer la voie étroite où il situe les enjeux de la poésie moderne.
45 Christian Prigent, Dum pendet filius, Paris, P.O.L, 1997.
46 « La forme est une pudeur ».
164
47 Ibid.
48 « Poésie, récapitulons ». Ce qui tient lieu aussi d’enjeu pour la poésie que, pour Prigent,
il s’agit désormais d’inventer : « Et peut-être la question de fond posée à la poésie actuelle
est-elle celle de savoir ce qui peut soutenir un dépassement (une nouvelle forme de
dépassement) du subjectif. Mais c’est bien dans cette ignorance-là qu’une poétique
d’aujourd’hui peut trouver une raison d’être et de tracer un improbable parcours
entre le monde absent au langage et le langage absent du monde » (EN, p. 186).
165
49 « La forme est une pudeur ». Sur cette réinvention du matériau biographique par la
forme, nous renvoyons à la longue étude consacrée à Jarry dans Une erreur de la nature,
166
ainsi qu’aux analyses des œuvres de Federman, Lucot et Artaud qui lui font suite
(EN, p. 42-71).
167
50 C’est encore d’un autre type d’événement que procède un livre comme Écrit au cou-
teau (EC) : « J’en ai tracé les premiers mots sur un carnet de vengeances. C’était pour
répondre à la violence de tels de mes proches contre un précédent livre de moi (il
prostituait, disaient-ils, leur vie dans une fange obscène) ». À propos de ce livre écrit en
réponse aux réactions suscitées par Commencement, Prigent ajoute : « J’ai été contraint
à cette gesticulation conjuratoire » (EN, p. 182).
51 Cette part, pour laquelle Prigent propose plusieurs désignations, décèle « la force du
négatif en nous » (CM, p. 132).
52 Cela va sans dire que la résistance n’est ici en rien le fait d’un libre arbitre souverain ;
elle ne relève pas de stratégies préétablies, décidées en toute connaissance de cause. Mais
elle se donne comme plus indécise, sporadique, disséminée. En cela, le sujet souverain
n’est pas celui auquel Foucault a opposé les processus de subjectivation. Que le sujet
soit constitué, de son temps, produit par les discours et les dispositifs de son époque,
Prigent ne cesse de le dire. Qu’il soit aussi le produit des réactions de sa propre liberté
individuelle et de ce que Foucault nomme des esthétisations, Prigent ne le dit pas moins.
Et le dit, nous semble-t-il, précisément en désignant une part réservée, souveraine,
qu’il situe à l’origine d’une capacité d’invention, laquelle dépend d’ailleurs elle-même
des schèmes pris dans la culture du sujet, excède ce qu’imposent les objectivations et
les dispositifs du moment.
168
169
170
Le discours vrai selon lequel se plie celui qui écrit (dont il prend le
pli) se cherche entre désir et distance. C’est dans la répétition entêtée
des confrontations à ceux que Prigent choisit que ce discours peu à peu
s’énonce en dessinant du même coup les contours d’une communauté
qui est d’abord une communauté de noms : Rimbaud, Roche, Jarry,
Guyotat, Lucrèce, Beckett, Ponge, Bataille, Novarina, Rabelais, Artaud,
Queneau, Joyce, Verheggen, Char, Lucot, Rushdie, Perec, Sade, Cadiot,
Baudelaire, Pennequin, Céline, Tarkos, Bon… la liste n’est pas exhaustive ;
elle n’est pas close, pas plus qu’elle n’est stable – elle n’a aucune vocation
56 Une erreur de la nature est aussi un titre qui à sa façon fait signe vers une dimension
communautaire, la communauté de ceux qui produisent des monstres, des livres qui
sont, du point de vue de la nature, des erreurs.
171
à l’être. Chaque nom n’y occupe pas la même position. Certains, plus
que d’autres, nomment des positions particulières par rapport à la vérité
que Prigent traque, à cette vérité dont ses livres s’emploient à déceler la
circulation entre les noms qu’ils convoquent. De chaque position dérivent
des figures de l’écrivain. Il y a d’abord, par soustraction, la position Rou-
baud 57 : celle qui se tient au plus loin de la vérité que Prigent construit.
À cette place : la figure de l’écrivain carriériste à la prose divertissante
sans plus, forcément chromo. Et non loin : celle de qui écrit vraiment
mais dont l’effort au style est comme coupé de l’effort intellectuel et de
la question de la responsabilité politique de sa production. Il y a aussi
la position Char : c’est l’intermédiaire. Où l’écrivain est capable d’une
œuvre à la force indéniable mais qui, dès le début, est comme prédisposée
à un arraisonnement par un humanisme affadi, affaibli (ibid., p. 64-76).
Il y a enfin la position que plusieurs noms pourraient désigner, mais
pour laquelle, et en vertu du relief singulier que cette œuvre possède aux
yeux de Prigent, nous choisirons le nom de Jarry. Où qui écrit s’affronte
sans relâche à la sensation (au réel, au mal, à la cruauté, à la négativité,
à une part maudite) et en enregistre en langue (belle) des traces. Mais
il y a encore, à part, une autre position, complexe, bigarrée, ambiguë,
presque éclatée, la position Ponge. Nous y reviendrons.
Quoi qu’il en soit, cette communauté que construit Prigent au fil
de ses réflexions, et où circule le discours grâce auquel il peut fonder
l’exigence morale de l’écriture qu’il revendique, relève nécessairement
d’un modèle de communauté compatible avec le sujet en mouvement
qu’il cherche et décrit. Dit autrement : la communauté ne saurait ici
imposer une quelconque clôture, ni fonder et garantir la stabilité d’une
identité que l’expérimentation, au contraire, met « toujours en ques-
tion » (p. 123), rend « toujours énigmatique », voue « à faire l’expérience
infixable d’elle-même ».
Cette communauté n’est pas qu’un mot. Elle s’incarne en des formes
ouvertes, qui ménagent toujours une part d’absence ; elle s’esquisse dans
des groupes qui veulent tirer leur vigueur de l’exigence qu’elle indique.
57 Nom qui peut être l’emblème du style chromo d’une littérature que Prigent dit pour
lui illisible.
172
Elle est ainsi à l’horizon de ce que voulut être TXT, de ce qu’il essaya
d’être envers et contre toutes les difficultés que ne manquent jamais de
générer de telles entreprises. Prigent en témoigne avec force et émotion
un écrivant un hommage pour un ami disparu :
Yves était mon ami, comme celui des autres membres de TXT. Cette
amitié était de celles qui (hélas ?) n’ont que fort peu besoin de la présence
des êtres, des corps réels. Parce qu’elle est fondée d’abord sur le partage
d’une vérité sensible qui passe dans les œuvres. Et qu’elle est posée sur
fond de retranchement et de sociabilité mélancolique. Ce fond est para-
doxalement ce sur quoi se constitue un « groupe » du type de celui que
fut TXT. Car de tels groupes – entre exigence éthique de ne rien céder aux
frivolités de la « vie d’artiste » et désir du « nouveau » comme condition
de la jouissance intellectuelle et esthétique – font communauté de ce
qui résiste de toutes ses forces à l’assentiment communautaire : chacun
affirmant, par la cruauté d’une écriture, une radicale singularité. 58
58 Extrait d’un texte qui évoque la mémoire d’Yves Froment, décédé en mars 2003.
59 Respectivement dans La Communauté inavouable et La Communauté désœuvrée.
60 Nous l’avons vu, nombre de pages d’un texte comme Demain je meurs le montrent.
173
174
deux pages pour affirmer plusieurs fois à l’aide d’une formule décidée
(« Je suis de ceux… ») son appartenance à une compagnie dite d’abord
« drôle » (EN, p. 9), et presque aussitôt « disparate » : hétérogénéité
intrigante, contrastée, voire dissonante, au moins étonnante. Drôle
de communauté, drôle de (dernière ?) bande que permet de lier un
seul point commun, mais non des moindres : chacun y « fait œuvre de
l’impossibilité de faire œuvre » (p. 10). Impossibilité qui dessine l’ethos
d’un écrivain dont Jules Doudin, Jeanne Tripier et Aimable Jayet ne sont
pas les noms les moins spectaculaires dans la liste que Prigent égrène.
Cette impossibilité de faire œuvre, ce désœuvrement valorisé, renvoie
d’emblée et sans équivoque la « drôle de compagnie » à l’absence de
communauté 63 dont la défense et illustration constitue pour une large
part l’objet du livre :
63 Pour mémoire, nous renvoyons à la fin de « La religion surréaliste » où Bataille propose
d’articuler l’absence de poésie et l’absence de communauté : Georges Bataille, « La
religion surréaliste » [1948], Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard, 1976.
175
« À plus d’un égard, le monde du sens finit aujourd’hui dans l’immonde
et le non-sens. Tous les “messages” sont épuisés, d’où qu’ils semblent
provenir. C’est alors que resurgit, plus impérieuse que jamais, l’exigence
de sens qui n’est rien d’autre que l’existence en tant qu’elle n’a pas de
sens. Et cette exigence à elle seule est déjà le sens, avec toute sa force
d’insurrection. » (p. 31)
cette vérité 64. À cet égard, il n’est pas fortuit que les communautés qu’ils
construisent pour soutenir cette vérité soient patiemment élaborées
grâce à une collection d’analyses de styles. Stein, Jarry, Beckett autant
de manières singulières de réaliser ce style d’existence que sous-tend la
vérité dont l’illisibilité est le gage ; autant de styles singuliers possibles 65
de ce style dont relève chacun d’eux, et qu’Une erreur de la nature s’em-
ploie à décrire et défendre.
Peu à peu, au fil des essais, au fil des études multiples qui les com-
posent, c’est une véritable rhétorique souveraine qui se dessine : une
rhétorique de l’inscription des traces de l’informe dans la forme, de
l’enregistrement en langue des traces du désastre du sens dans le sens.
Souveraine est cette rhétorique d’au moins contrarier « l’idylle langue /
réel » (p. 82) :
À chacun, de toute façon, son débat avec le mur des langues mortes,
à chacun sa façon d’y faire trou, s’il peut, pour les faire (re)vivre. On
peut polyglotter, carnavaliser, caviarder, mécrire, cut-uper, scanner,
sampler, etc. : tout est bon et rien ne fait loi en soi, parce que l’écrit ne
64 Laquelle peut être dite directement par « l’ange éloquent quoique toujours un peu
patraque de la littérature » – s’il y a des amateurs… (EN, p. 71-72).
65 Ces styles peuvent être parfois étudiés de manières très techniques et détaillées. Voir,
par exemple, dans Salut les anciens les études que Prigent consacre à Marot, Voiture,
Jarry, Balzac, Maupassant, Mallarmé, Rimbaud et Verlaine.
177
tire pas sa vie d’un programme donné, mais d’une résistance active, à la
fois emportée et méticuleusement technique, à tous les pro-, à toutes
les gammes, à tous les programmes. (p. 178)
Autant de procédés désignés qui visent tous, non pas des effets de
réel, mais à faire en sorte que le réel fasse effet en langue, et qu’il la
hante. Afin que « roule invinciblement en son cœur » (p. 90) ce « noyau
d’obscurité » qui la fait littéraire.
Du style
66 Voir les pages 152-153 d’Une erreur de la nature pour une analyse rapide d’une courte
séquence prise à cet « étrange lyrisme » (EN, p. 155) que Prigent voit chez Roche. Voir
également l’ensemble des moyens techniques que Prigent énumère pour rendre compte
de sa propre écriture (p. 203-207).
67 « Sur ce qui me fait écrire » est le titre d’un court chapitre d’Une erreur de la nature
(p. 181-182).
178
Mais je sais ce que savent aussi ces autres 68 : que la vie non écrite (non
symbolisée personnellement, non transformée, synthétisée, réappropriée
par l’écriture), la vie soumise au parler faux, est un songe. Et que ce songe
est morose : on y rancit dans la mutité dépressive ou on s’y affole d’une
volubilité maniaque. (p. 181)
Écrire sauve la vie. Une vie sauvée est une vie appropriée, une vie
transformée par l’écriture, une vie dont on a fait quelque chose en écri-
vant, une vie qu’on a fait sienne. Une vie sauvée est une vie à laquelle
on a imprimé sa manière. Ce qui suppose pour Prigent une sorte de
répétition, un chemin, toujours le même, qu’il faut parcourir. D’abord,
dit-il, il faut s’effondrer. Connaître ce qu’il nomme un « état plat » et
qu’il décrit à la fois comme un désœuvrement et une dépossession (« de
toute pensée et de toute joie ») :
Il faut descendre jusque-là pour que cabrer à nouveau un style soit impa-
rable et qu’il faille réinventer une écriture (devant ce petit désastre intime,
les formes disponibles alentour n’ont pas l’air du tout vivantes).
Réinventer une écriture – je veux dire : redisposer des marques dans le
fouillis, guérir le dégoût de soi, racheter la honte de parler faux tout le jour
et faire son petit bon hors du rythme meurtrier des autres. (p. 181-182)
Cabrer un style. Voilà qui désigne une nouvelle fois le style d’abord
comme une attitude, en l’occurrence celle d’un refus révolté, d’une oppo-
sition inévitable qui marque un redressement, une reprise en main – il
s’agit bien de ré-inventer sa vie, de re-disposer des marques, de racheter
une honte. Cabrer un style c’est bondir hors du commun, se détacher
sur un fond en inventant une forme (les « marques » re-disposées dans
le « fouillis ») ; cabrer un style c’est inventer une langue singulière qui
68 Les autres écrivains qui comme lui rêvent de pouvoir ne pas écrire.
179
69 Le style est ainsi lié à l’ex-centricité. Il est un geste par lequel on s’ex-traie, s’ex-tirpe
du commun (voir EN, p. 53-55).
180
* Se trouve largement développée et remaniée ici une réflexion qui avait donné lieu à
un premier travail en 2012, auquel je me permets de renvoyer : « L’intrication Ponge »,
Politiques de Ponge, no 316 de la Revue des sciences humaines, 2014, p. 119-133.
1 Pour un exemple d’analogie établie par Lucrèce entre la nature et son poème, nous
renvoyons, par exemple, aux vers 823-829 du livre I du De natura rerum.
181
elles ne semblent pas potentiellement moins riches que celles des atomes
entre eux. Ainsi, la plupart des métaphores qu’il propose possèdent une
évidente portée heuristique, laquelle invite à explorer en profondeur la
réalité de la langue par celle de la nature, et inversement :
Ce que verra, près de vous, Ponge (franciscvs pontivs nemavensis
poeta) :
dans mon poème, la langue ne dit pas seulement la nature (le réel) :
elle fonctionne comme la Nature, elle travaille comme le réel (« homologie
de fonctionnement »).
J’ai cherché une physique de la langue. J’ai roulé en vers son méca-
nisme (plus que sa capacité à figurer).
La langue ne doit pas être mais (re)naître : Vénus génératrice, engen-
drement, clinamen, méta-phore, écho-lalies : labentia signa, signes dérapés
sur le trou débondé du ciel.
Et les Dieux paisibles, immobiles, muets, absents, nommés = rien.
Le trou de lumière diffuse : un poudroiement de signes erratiques,
sans dieux (sans « signifié transcendantal »). (SA, p. 19)
2 « Hommes d’aujourd’hui, qu’est-ce que le réel ? / J’ai dit : rerum natura = commence-
ment, engendrement, vide, mouvement. Pas : gestae res. Mais : res nascentes. Creatrix
natura » (SA, p. 16). Cette précision apportée par Élisabeth de Fontenay est ici précieuse :
« Quant au substantif natura, des siècles d’hégémonie chrétienne en ont fait une nature
naturée, immuable, puisque créée une fois pour toutes par un fiat. Or, natura vient du
verbe nascor, “naître”, et le latin n’est pas moins riche sur ce point que le grec qui fait
dériver phusis de phuein, “croître”, “pousser” » (Élisabeth de Fontenay, « Introduction »,
De natura rerum, Paris, Les Belles Lettres [Classiques en poche, no 99], 2009, p. 18-19).
182
cendantal » déduite de celle des dieux 3 donne tout son sens au mou-
vement erratique des signes qui indique, dans l’espace, une absence de
localisation fixe et un éloignement de tout point d’origine et, dans le
temps, une discontinuité, une inconstance, une intermittence. L’ab-
sence d’un tel signifié prive d’emblée de la possibilité de maîtriser le
mouvement de la signification en l’orientant vers un signifié majeur et
central autour duquel s’ordonnerait l’ensemble des significations. Cette
absence scelle l’impossibilité d’arrêter ce mouvement qui se poursuit
sans que l’on puisse affirmer qu’il ait commencé quelque part et à un
moment donné, à l’instar du mouvement du désir, à l’instar de celui
qui anime les atomes dispersés dans le vide et qui ne doit rien à un
quelconque principe transcendant d’organisation 4, pensée motrice ou
démiurge, et se poursuit sans fin. Autrement dit : « L’absence de signifié
transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » 5 et
elle s’accorde parfaitement, pour ainsi dire, avec le clinamen (« moteur
sans premier moteur ») – quand le style est un clinamen, il ne peut
logiquement pas subsister de signifié transcendantal 6.
Il n’est à l’évidence nullement fortuit que Lucrèce place ces déve-
loppements cruciaux sous l’égide de « franciscvs pontivs nemavensis
poeta ». Prigent n’a jamais manqué de souligner ce qu’il devait à F rancis
3 Seule la théorie générale de l’univers que propose l’atomisme peut faire naître le calme
de l’âme en faisant disparaître toute cause de crainte et de trouble : « C’est parce que
tous les phénomènes s’expliquent par les atomes au nombre infini et le vide sans limite
qu’il est absurde de croire que les dieux s’occupent des affaires humaines. Éternels
parce qu’insensibles, impassibles et n’ayant aucun besoin de nous, ils ne sont pas plus
attachés par des bienfaits que sujets à des colères » (ibid., p. 13-14).
4 La cause de mouvement n’est autre que la pesanteur, « cause de mouvement imma-
nente et permanente attachée à la nature de l’atome » (Émile Bréhier, Histoire de la
philosophie I [1931], Paris, PUF, 1981, p. 306).
5 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 411.
6 Lucrèce entre ainsi dans un jeu, dans « le jeu de la différance qui fait qu’aucun mot,
aucun concept, aucun énoncé majeur ne viennent résumer et commander, depuis la
présence théologique d’un centre, les mouvements et l’espacement textuel des diffé-
rences » (Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 23). Il retrouve un mouve-
ment évoqué dans De la grammatologie : « Ce qui entame le mouvement de la signification,
c’est ce qui en rend l’interruption impossible » (Jacques Derrida, De la grammatologie,
Paris, Minuit [Critique], 1967, p. 72). Ce mouvement a lieu dans un « champ » qui
est celui d’un « jeu […] de substitutions infinies dans la clôture d’un ensemble fini »
(Jacques Derrida, L’écriture et la différence, ouvr. cité, p. 423), jeu que Lucrèce retrouve
à sa façon quand il déduit ce qu’il appelle « l’invincibilité des langues » (SA, p. 17) du
fait qu’une langue est toujours « à trouver » et « toujours introuvable ».
183
7 Autant d’écrivains que Prigent range dans la catégorie des « grands désaffubleurs »,
terme que l’on retrouve dans les entretiens que Ponge mène avec Sollers : « Oui. Il
faut constamment se désaffubler, non seulement des affublements qu’on a tendance
à se former à soi-même, car enfin les “poètes”, comme on dit, sont les premiers à
s’affubler, mais des affublements que vous inflige, par exemple, la critique littéraire. Il
faut refuser, il faut récuser ces affublements, et faire en sorte de s’en dévêtir à chaque
instant » (Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Seuil, 1970,
p. 20).
184
Ponge tenaillé
(soleil, sexe, mort) (SA, p. 22)
Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, tout n’est pas si limpide, loin
s’en faut. La seconde référence faite à Ponge dans le poème est en effet
suffisamment ambiguë pour très vite troubler ce qui s’annonçait comme
une très logique et paisible filiation :
Ponge encore : « l’objet de notre émotion placé en abyme », le sujet
hors-de-lui, happé (= inspiration ?) par l’abyme innommé.
Et le réel, au fond, comme trou (soleil, sexe, mort).
Soit : l’Ob-jeu.
Il y a du jeu : clinamen.
Ça dévie, ça bouge, ça change, ça penche, ça écrit – subter labentia
signa. (SA, p. 22)
8 Pour Prigent, un texte comme le Soleil devance et préfigure ce que formulera et théo-
186
risera plus tard la sémanalyse. Voir Christian Prigent, « Le texte et la mort », Ponge
inventeur et classique, actes du colloque de Cerisy, Philippe Bonnefis et Pierre Oster éd.,
Paris, UGE (10/18), 1977, p. 354. Prigent présente également son travail comme une
expérimentation des analyses proposées par Ivan Fonagy dans Les bases pulsionnelles de
la phonation, texte auquel, on le sait, Julia Kristeva se réfère elle-même souvent (« Le
texte et la mort », art. cité, p. 376).
9 Ibid., p. 373.
10 Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les réactions de Ponge à la suite de la conférence
(ibid., p. 378-379).
11 Christian Prigent, quatre temps, ouvr. cité, p. 75.
12 Jeu en trois temps qui vont chacun dans le sens d’un approfondissement de ce que
187
Les deux citations, d’être prises ainsi dans le flux des paroles que
Lucrèce prononce, se trouvent désormais si proches qu’elles nous
indiquent clairement ce sur quoi Prigent ne revient pas, ou plutôt revient
pour mieux en affirmer à nouveau l’importance dans son approche de
Ponge : le soleil questionne l’autre foyer pulsionnel de l’Éros qui fait
écrire, son envers noir, un envers qui conteste l’unité du sujet jusqu’à
la rompre et la faire éclater en de multiples phases. C’est que pour lui,
comme il s’emploie à le montrer à Cerisy, le Soleil s’écrirait exactement
à l’articulation d’un double foyer constitué, d’une part, de l’Éros qui
fait écrire et, d’autre part, de la pulsion de mort, de la dilapidation
mortelle : tel serait le fondement de l’équation soleil-mort 13. Ponge
opposerait à cela une sorte de résistance, manifeste par exemple dans
sa manière de différer la publication du Soleil, laquelle relèverait d’un
refus d’entendre parler la mort dans le texte. Cette résistance prendrait
surtout la forme d’une « revendication d’une structure “baroque” et de
sa suturation “harmonieuse”, classique », structure dont le nœud serait
« le motif indécis de l’ellipse » :
Prigent percevait dans le silence intrigant de Ponge. Trois temps qui sont donc trois
textes : « Le texte et la mort » (1975) ; « L’objeu et son homme » (CM, 1991) ; « Lucrèce
à la fenêtre » (SA, 2000).
13 C’est bien cette capacité de dépense et de dilapidation symbolique qui fait du Soleil,
aux yeux de Prigent, un texte « remarquablement neuf » qui accueille en son sein le
« retour des frayages » du sémiotique (« Le texte et la mort », art. cité, p. 356).
14 Ibid.
188
189
Goût vs clinamen
Il y a du jeu : clinamen. (SA, p. 22)
17 Il y a, chez Ponge, « sans cesse frottements de plusieurs codes (le vocabulaire de la science
et de la technique venant relayer et trouer l’homogénéité du langage littéraire) » (CM,
p. 89).
190
Soit : l’Ob-jeu.
Il y a du jeu : clinamen.
Ça dévie, ça bouge, ça change, ça penche, ça écrit – subter labentia
signa. (SA, p. 22)
192
Climax, clinamen
Le clinamen est le style […]. (SA, p. 21)
18 Pour Prigent, et malgré les affirmations répétées de Ponge, « l’appel au langage com-
mun, voire grossier (“boueux”), se corrige de ce qu’il est posé comme un manque,
une insignifiance, un moins-que-rien de la signifiance » (CM, p. 94).
19 Prigent cite, par exemple, « la correction de “con” en “cœur” » (ibid., p. 96) dans la
deuxième version du Jeune Arbre, « la liquidation du grossier comme “manque” » ou
encore « la valorisation de la tension sexuelle phallique » partout présente dans Pour
un Malherbe.
193
194
21 Francis Ponge, Le Soleil placé en abîme [1954], Œuvres I, Bernard Beugnot éd., Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1999, p. 783-784.
195
Un humaniste
Les mots les bouées (SA, p. 21)
Il y a chez Ponge, et dès Le Parti pris des choses, un rapport au réel qui,
en quelque sorte, prépare et annonce une certaine vision de l’homme
que la poésie aura le double rôle de déterminer et d’incarner 24 ; quand
196
Après la Seconde Guerre, et bien que soit révolu le temps des espoirs
fondés sur des utopies politiquement cadrées 25, au premier rang des-
quelles le marxisme, n’en demeure pas moins chez Ponge la vision
utopique d’un homme futur et purifié, amélioré par la poésie 26. Puisque
le mal, le négatif, est dans la société 27 et l’histoire, rien n’est donc irré-
versible, tout peut toujours changer, tout peut toujours aller mieux :
l’homme est « rachetable ». Mais ce rachat suppose un « certain refus
d’entendre le tragique » (p. 81), une manière de résister au pourtant
inéluctable retour de « l’infigurable réel » :
25 Ponge pouvait l’exprimer de la manière suivante en 1941 : « Bien entendu pour moi
la formule “Ni Dieu, ni Maître” est valable dans tous les domaines, surtout la méta-
physique. En politique j’accepte pour maître la société humaine, une fois qu’elle
sera constituée harmonieusement et, jusqu’alors, le parti qui tend à aboutir à cette
constitution heureuse » (précisons que Ponge parle ici du parti communiste ; Francis
Ponge, Nouveau nouveau recueil II, Œuvres II, ouvr. cité, p. 1182).
26 Par exemple dans cet extrait d’un texte consacré à Braque : « Mais les artistes (et les
révolutionnaires) changent le monde. Ils changent la demeure humaine. Ils changent
la nature, la société et l’homme lui-même. C’est, me dira-t-on, qu’ils vont, qu’ils sont
dans le sens de l’évolution historique. Sans doute. Ils sont cette évolution, son outil le
plus perçant. Ouvrant des rainures telles que le monde y pénètre après eux » (Francis
Ponge, « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », Le Peintre à l’étude,
Œuvres I, ouvr. cité, p. 138).
27 Rappelons ici les célèbres notes que Ponge dit avoir écrites à 18 ans : « Noté à 18 ans / Je
me rends compte nettement de plusieurs choses : / Que la prétendue personnalité est
un résultat de l’attitude, des “poses”, des momeries. / Que l’homme est un monstre
par rapport aux enfants. / Que la société des hommes est une assemblée sans pudeur
où toutes les hontes s’excusent, c’est-à-dire s’étalent cyniquement et sans crainte de
représailles impossibles. / Tous les hommes sont dépravés et savent que les autres le
savent : ils n’en éprouvent aucune honte : Société hideuse de débauche » (Œuvres I,
ouvr. cité, p. 1346). Pour un commentaire de ce texte nous renvoyons à Jean-Marie
Gleize, Francis Ponge, Paris, Seuil (Les Contemporains), 1988, p. 152-155.
197
la vie et ses luttes sur l’utopie d’une sortie, par la porte du moralisme
humaniste, hors de ce cul-de-sac fatal qu’est l’instance du réel. Le réel est
toujours l’absolument étranger aux signes qui visent à le dire. Le réel est
toujours cette totalité « qui fait trembler, qui est tout autre, horrifiante,
et nous donne un frisson sacré » (Bataille). (p. 60)
28 Ou encore, parmi d’autres, cette vision de l’homme pour le moins peu flatteuse :
« L’homme, grand singe vicieux, masturbateur à queue rouge, est fou “naturellement”.
L’esprit, la parole sont des folies, des manifestations de paroxysme nerveux » (Francis
Ponge, Nouveau nouveau recueil II, Œuvres II, ouvr. cité, p. 1179).
198
Ponge, un double ?
dans les rapides courants de l’air : toi, moi
(SA, p. 20)
29 Notons ici les nuances importantes et sans aucune équivoque qu’apporte Prigent :
« Certes, il n’y a pas trop à gloser sur des dérapages antisémites où il faut faire la part
(coutumière chez Francis Ponge face à ses spectateurs extasiés) de la provocation rusée.
Certes, il n’y a pas, en tout cas, à bâtir là-dessus la fantasmagorie d’un Ponge antisémite
et voué alors aux poubelles d’une histoire littéraire elle aussi moralisée – comme on
a pu être tenté de la faire au temps de la Longue Marche “maoïste” le long de la rue
Jacob (à une époque où Ponge avait ses amitiés du côté du “révisionniste” PCF et de
la revue aragonienne Digraphe) » (CM, p. 99-100).
199
lent mais entêté reflux ; d’un repli d’autant plus crispé qu’il répond
à l’angoisse ressentie face à l’ouverture vertigineuse de l’objeu ; du
retour inquiet à la Loi de celui que l’effort au style a mis à la portée du
Mal sans qu’il puisse vraiment le supporter. Ponge nomme un retrait.
Mais Ponge nomme peut-être plus encore une question : ce retrait
est-il une fatalité ? Ce tardif raidissement répond-il à une nécessité
profonde qui le rendrait inévitable, inéluctable ? Prigent le dit sans
détour mais entre parenthèses, comme si l’importance de la question
devait être dite sans qu’une réponse puisse encore être apportée : « c’est
dans cette question que réside, pour qui cherche aujourd’hui à penser
la place de la littérature dans le monde, tout l’intérêt d’une réflexion
sur cet ultime “accomplissement” de l’œuvre » (CM, p. 98-99). Avec
Ponge apparaît ainsi une autre figure de l’écrivain : celle du grand
écrivain que travaille une question essentielle mais restée en suspens ;
celle de l’écrivain qui a participé sans conteste aux plus grands boule-
versements du paysage poétique mais qui a fini par reculer devant ses
propres avancées 30 ; celle enfin d’un écrivain qui reste moderne dans
ses postures en gardant, notamment, un sens aigu de la responsabilité
politique de la littérature mais qui, à travers les ultimes réponses qu’il
apporte aux questions que la modernité pose, montre quant à elle une
autre forme d’oubli.
Ne doutons pas alors que, dans le Berlin hivernal où il « cherche
à penser la place de la littérature dans le monde », Ponge apparaisse à
Prigent comme une sorte de double. Ponge est le miroir que Prigent se
tend, et Ponge renvoie à Prigent un reflet inquiétant :
il y a forcément des questions autour de cette ultime ossification morali-
sante et cocoriquée, autour de ces affirmations humanistes lourdement
positivées, autour de cette clôture de ce qui se donnait comme conquête
ouverte, pensée dépassée du négatif, effort de relégation de l’impasse
tragique, autour de ce réinvestissement utopique d’un avenir unanimiste,
après le congé donné au marxisme […]. (p. 100)
30 Ce que ne saurait être Char qui, pour Prigent, demeure une figure convenue du poète,
pratique une langue trop facilement codée comme poétique aussi bien dans le choix
de son lexique que dans son goût pour les analogies, ignore la violence du merde à la
poésie, etc.
200
Une intrication
je pense avec ça j’écris
(SA, p. 11)
Ponge nommerait donc une sorte de lent mais sûr glissement vers un
certain oubli du moderne. L’idée sans doute n’est pas fausse. Mais à
condition du moins de la prendre pour ce qu’elle est : un élément, certes
majeur, mais un élément seulement du discours que Prigent s’efforce
de tenir sur Ponge ; un élément qui, à ce titre, dès qu’il est isolé, n’est
rien d’autre qu’une simplification abusive. C’est que Ponge, à en croire
Prigent, est moins une figure que la coexistence tendue, dérangeante de
deux figures irréductibles l’une à l’autre et qui ne cessent de s’inquiéter,
s’interpeller, s’irriter, s’altérer l’une l’autre. En ce sens, ce Ponge-là
est un défi, celui de parvenir à maintenir ensemble deux pôles qui se
déclinent en de nombreux antagonismes et de tenter précisément de
penser comment ils peuvent coexister, s’influencer sans jamais qu’il
soit possible de les subsumer sous une figure qui parviendrait, si ce n’est
à les réconcilier, à au moins atténuer leur opposition. Chez Prigent,
Ponge est une intrication, pour reprendre une expression de Georges
Didi-Huberman :
201
31 Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon
Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 201-202.
32 Ibid., p. 274.
33 Nous n’employons ce mot qu’en considérant que Ponge choisit lui-même de l’employer :
« Me voici, sur le tard, devenu tout à fait “réactionnaire”. Communisme, anarchisme,
démocratisme, etc. me paraissent de l’histoire ancienne : ils le sont en effet pour
moi. Il me paraît effarant, à vrai dire, que l’on puisse encore penser cela (puisque je
ne le pense plus) ; que l’on puisse en être encore, aujourd’hui, à penser cela » (Francis
Ponge, La Table, Œuvre II, ouvr. cité, p. 933). La remarque vaut tout autant pour le
mot révolutionnaire que Ponge emploie dès la fin des années 1920 dans Proêmes :
« Je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète », ce mot
n’ayant pas encore le sens politique et plus concret dont il se verra doté par la suite
(voir Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, ouvr. cité, p. 74-78).
202
34 Létitia Mouze, Le législateur et le poète. Une interprétation des Lois de Platon, Villeneuve-
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 389.
35 Ibid., p. 20.
36 Ibid., p. 22.
203
langages sur un même sujet. L’important est alors que Ponge rejoint
à un certain degré la structure du dispositif platonicien. Non pas qu’il
associe soudain l’éthique et la politique à l’esthétique, Ponge, à vrai dire,
ne les a jamais dissociées – quitte à dire quelques évidences, rappelons
que l’auteur du Parti pris n’a jamais considéré que la seule vertu de
l’art consistait à donner accès à un plaisir désintéressé et, pour le dire
avec le philosophe, la manière dont la poésie pouvait agir sur l’âme en
influençant et modifiant son état n’a jamais été étrangère à ses préoc-
cupations. Mais si l’obturation de l’objeu annonce le retour de la figure
du législateur, ce retour est au moins perceptible dans trois orientations
qui nous rappellent le propos des Lois : l’arraisonnement de la poésie
par le bien d’une responsabilité civique ; le rôle éducatif qu’elle se voit
assigner ; la question d’un art officiel, bien que les termes soient quelque
peu anachroniques en ce qui concerne Platon, un art qui officie au
service du politique et qui, au moins, rend hommage, dans Nous mots
français, à la Cinquième République instaurée par de Gaulle à travers
l’éloge d’Auguste par Horace, le parcours politique du poète latin offrant
à Ponge la possibilité de s’inventer une parenté prestigieuse avec lui… 37
Disons-le une fois encore : il ne s’agit pas pour nous de résoudre ni
même d’édulcorer des contradictions. Au contraire. Le recours au modèle
platonicien, comme à tout autre modèle d’ailleurs, n'a d'autre motif
que de mieux déceler la complexité qui se nomme Ponge dans le texte
de Prigent, de creuser ce que cette complexité implique aussi bien que
ce qui la sous-tend, d’interroger la figure de l’écrivain à laquelle elle
conduit, par exemple dans ce passage où Ponge une nouvelle fois est
rapproché de Char :
Certes, il n’y a pas, chez Ponge, ces amollissements qui donnent aux
derniers poèmes de René Char un côté à la fois attendri et pompier (ne
fût-ce que parce que les textes de Ponge n’ignorent pas la drôlerie et
l’humour) : L’Écrit Beaubourg, quoi qu’il en soit de ses archaïsmes déli-
bérés et de ses coups de clairon patriotiques, est encore un formidable
exemple d’« homologie de fonctionnement », avec sa construction qui
37 Tout cela a pour contexte historique et politique la période très marquée et très datée
de la guerre froide.
204
38 Le sens du mot renvoie bien à celui qui est chassé de la cité au livre X de la République.
39 Expression que l’on retrouve aussi bien chez Gleize que Prigent.
205
finit par faire lacune. Il y a là une manière de lire Ponge qui rejoint une
volonté, très politique pour le coup, de résister à la demande de Sens, de
remettre en jeu et entre ses lecteurs le sens de Ponge, qui nous ramène
aux développements que Nancy consacre à la démocratie dans son arti-
culation à la littérature. Entendons par exemple : « La démocratie n’a pas
de figure, ou bien sa figure passe infiniment la figure » 40. Ce qui pourrait
nous aider à formuler une exigence de lecture : que la singularité d’un
écrivain, Ponge en l’occurrence, ne soit pas préférée à une figure ; que
toute figure convoquée affronte toujours un reste qui la complique et
l’excède ; qu’un reste in-appropriable ne cesse d’inquiéter ce qui est dit.
À revoir les choses autrement, il n’y a peut-être pas plusieurs figures de
Ponge chez Prigent, mais une seule. Une figure qu’il ne faudrait plus
entendre comme une figure visible, imaginable, représentable ou repré-
sentée, mais une figure entendue comme schème. C’est ce schème de
mise en forme que nous voulons désigner en parlant d’intrication. Une
figure qui ménage toujours un certain flottement du tracé, qui expose
les contrastes et les brisures, comprend une incertitude et un suspens où
résiste la singularité ; une figure qui fait foisonner, proliférer les figures.
Sur un plan plus pragmatique, une telle approche offre un choix : celui
de ne pas choisir exclusivement, de convoquer Ponge encore et toujours
pour sortir de l’idéalisme, et résister à l’humanisme qui lui est lié, tout
en ne cessant d’être inquiété par cet autre Ponge qui lentement, mais
irrémédiablement, y ramène – l’enjeu étant de penser cet irrémédiable,
de l’affronter en le questionnant le plus qu’il se peut.
Il est cependant des figures moins équivoques que celle de Ponge, et à cet
égard moins inquiétantes. Des figures qui sont donc moins des sortes de
miroirs que d’idéals – de ceux qui font tenir, auxquels il faut s’efforcer
40 Jean-Luc Nancy, « Hors colloque », Figures du dehors. Autour de Jean-Luc Nancy, Gisèle
Berkman et Danielle Cohen-Levinas éd., Nantes, Cécile Defaut, 2012, p. 526.
206
Le rire de Beckett dit aussi Prigent est « une gaité arrachée au noir,
une énergie qui allège », un décollement 42. Il n’y a pas de dernier mot.
C’est cette vérité que décèle ce rire ; c’est à elle que ce rire permet de se
tenir. Au fond de la vérité tragique où nous mènent ses personnages,
Beckett trouve grâce au rire le souffle d’une « liberté » ultime. Le senti-
ment unique d’une légèreté telle qu’elle ne peut apparaître que détachée
sur le fond d’un tragique vécu jusqu’au bout, sentiment si unique que
pour le dire Prigent propose de redonner un sens au mot âme :
41 Voir EN, p.131-136 (notons sans surprise que l’humanisme de Ponge est alors cité).
42 Et il faut se souvenir ici du rire de Queneau, de Cadiot, de Verheggen et de tant d’autres.
Non pour les confondre, mais pour noter combien le rire est parmi les objets qui ne
cessent d’occuper la réflexion de Prigent.
207
Communauté qui relève sur un autre plan d’une autre tension que
Beckett a choisi délibérément d’assumer en donnant « à sa fort incivique
œuvre un rôle explicitement civique (en choisissant le théâtre, la télé-
vision…) ». Civisme incivique aux antipodes de celui de Ponge, mais si
proche de celui que Prigent ne cesse de chercher depuis la chute du Mur.
Civisme du rire, de l’absence de dernier mot ; civisme d’une communauté
qui a pour exigence de ne jamais faire communauté ; civisme d’un sujet
qui refuse de « s’annuler comme sujet libre » (p. 145) et qui sait en toute
conscience que sa seule issue est de sortir de la langue « par le dedans ».
208
Lectures
Prendre conscience
213
Un cadre, un creux
1 « Retour à Bataille ».
2 « Questions de poésie », 2010.
3 Ibid.
214
[Le] suspens du pensable par une pensée hantée par l’impensable qui
la provoque parce qu’il l’habite est décisif. Et c’est d’avoir obstinément
mis en scène cette habitation et ses conséquences qu’il me faut, pour
finir, vous remercier. 5
4 Ce qui fait tenir est donc composé de quatre grandes sections (« Ouverture » ; « Acte
héraldique » ; « Intermède » ; « Final ») qui regroupent, soit exclusivement des poèmes,
soit des passages en prose et des poèmes selon la distribution suivante : dans la première
partie (« Ce qui fait tenir l’image ») de la première section quatre poèmes alternent
avec quatre proses, tandis que dans la seconde (« La défiguration ») ce sont huit poèmes
qui alternent avec huit proses ; la deuxième section se découpe en quatre parties com-
posées uniquement de poèmes (2 pour la première, « Le Temps », 9 pour la deuxième,
« Le Lieu », 5 pour la troisième, « Le Personnage », 6 pour la quatrième, « L’Action ») ;
la troisième regroupe une première partie (« La poésie n’est pas à l’œil ») composée
de huit proses, et une seconde (« Une “suite” ») de huit poèmes ; la dernière section
compte enfin 23 poèmes. L’alternance entre proses et poèmes est ainsi davantage
développée dans la première grande section du livre.
5 « À Monsieur de Sade », 2014.
215
Poser un cadre
216
Proust, cependant, inscrit cette aporie dans du temps (une durée qui
tourne sur elle-même, une chute de la lumière vespérale dans l’éclat
pulvérisé du jour de la raison). Il la voit creuser un espace cadré (le champ
ouvert sous le portique du tableau). Il tente donc de saisir par ce biais
une vérité matérielle qui défie l’effort de symbolisation. Il suggère que
la peinture fixe paradoxalement un moment de cette infixité physique,
qu’elle fait forme de cette déclinaison informe. (p. 15-16)
Du coup l’espace peint surgit pour lui comme arrêt sur l’image de cette
éternité de la vérité physique, c’est-à-dire comme mise en scène de l’im-
possibilité de faire temps arrêté (instant isolé) et espace stable (figure)
avec une saisie juste de la matérialité. (p. 16)
219
Un creux, un éveil
je commence huit
heures volets pénombre
à peine l’heure des nombres
(8 / ∞)
10 Le programme annoncé par le titre de cette section est ainsi scrupuleusement tenu.
11 Il s’agit bien de réfléchir à une formule (celle de Proust) qui relève de ces « énoncés
oxymoriques ou aporétiques » (« À Monsieur de Sade ») seuls capables de manifester
une différence non logique que les énoncés rationnels ne savent appréhender.
12 « Sade au naturel ».
13 « À Monsieur de Sade ».
220
221
15 L’article défini ne peut guère avoir d’autre sens ici que référer à ce qui vient d’être
évoqué.
222
je ne vois rien je
ris je mange le bruit
comment faire entrer dehors en dedans ?
Le poème décrit ainsi une scène d’éveil 16. Éveil d’un « je » ; réveil
d’un corps que favorisent les sensations du dehors ; éveil d’un désir
de faire (des « pages ») qui, après s’être dit sous forme de laborieuses
plaintes, semble se revivifier au contact du dehors, et se résout enfin
dans la formulation d’une ultime question qui explicite la gageure qui
sans doute, et au moins en partie, motivait les plaintes. En ce sens, le
poème est l’événement de cette dernière question ou, plus justement
peut-être, le développement de cette question sous forme d’événement,
laquelle formule à sa façon ce qui faisait l’objet de la visée expérimentale
assumée en quatrième de couverture.
La question, une première fois mise en scène par le poème, est donc
immédiatement reprise, pour être davantage conceptualisée, dans le
premier texte en prose. S’opère alors le premier passage de la dimension
intime de l’expérience que l’écriture poétique veut prendre en charge
à la densité savante d’une analyse rationnelle qui fait retour sur cette
expérience. Ce passage de l’un à l’autre inaugure l’alternance qui préside
à la composition de cette première partie du livre.
L’analyse, en commentant le paradoxe proustien, reconduit en effet
la question du poème, elle la creuse, se laisse creuser par elle. D’une autre
manière, elle invite à explorer ce que la question pointe. D’un texte à
l’autre, les échos sont suffisamment présents pour que le lecteur s’em-
pare rapidement de cette façon de lire les textes l’un avec l’autre, et l’un
par l’autre. Ainsi, il est aisé d’associer au trou graisseux qui apparaît au
centre du poème, à cette bouche rose et boueuse, le « trou rouge » (p. 16)
du soleil de Monet que Prigent désigne aussitôt comme « l’emblème
16 Scène familière au lecteur de Prigent, que l’on songe seulement à certaines pages de
Commencement, de Grand-mère Quéquette, ou encore d’Une phrase pour ma mère.
223
224
qualité sans figure qui presse, mobile et informe, avant la figure » (p. 21).
Le sixième texte 18 poursuit le recentrement progressif sur le travail de
Dezeuze en explorant plus avant la force d’engendrement du réel. Prigent
sollicite pour ce faire les notions de nature naturans (« force informe
d’engendrement des choses », p. 22) et de nature naturée (« spectacle des
choses formées »). Ce qui, ramené à la création artistique, permet d’éta-
blir une distinction entre, par exemple, un paysage représenté et ce qui
hante cette représentation en l’espèce du « mouvement qui l’engendre et
l’emporte au-delà de sa surface formalisée » (p. 23). C’est cette « nature »,
c’est-à-dire « l’excès de la nature aux représentations », que l’art tente
de représenter. Ce qui engendre cette nouvelle glose du poème : derrière
les bruits entendus des oiseaux, des vaches, du vent et qui esquissent
au moins une sorte de paysage mental, il y a cet il y a, ce trou béant et
rose du poème, cette force d’engendrement qui « huile [la] machine »
du « je » et se résout en cette injonction qui inaugure sa mise en mouve-
ment : « debout ! » – de la même manière que Dezeuze pose « ces trames
souples et ses châssis » (p. 23) dans la nature et obtient, par cette simple
opération, un paysage où sourd la force d’engendrement des choses, le
« je », à partir de quelques bruits arrachés au dehors, semble composer
une représentation mentale, certes sommaire, mais qui suffit à piéger
un peu de cette poussée qu’il ressent, et qui le re-met en mouvement.
Mais l’imbrication de la nature naturée et de la nature naturans révèle
encore un autre type de relation entre les poèmes et les textes en prose.
L’analyse de la manière dont s’imbriquent ces deux dimensions montre
en effet la nécessité d’une sur-indication, d’une sur-détermination des
artifices rhétoriques. Ce ne sont plus alors seulement les formules des
poèmes que les proses déplient et explicitent, mais aussi leurs méca-
nismes mêmes qu’elles dévoilent, jusqu’à mettre à nu à la fois le pourquoi
aussi bien que le comment du poème. Un mot synthétise l’ensemble des
procédés en question : le dérapage.
Vouloir capturer un peu du mouvement de la nature naturante
revient à traquer un excès. D’où, pour la poésie, si elle veut du moins
se donner quelques chances d’y parvenir, la nécessité d’« accentuer
225
226
sait par exemple que dans telle séquence le calcul de l’écrivain porte
d’abord sur le matériau phonique. Que, dans telle autre, le trouble est
produit avant tout par des jeux polyphoniques.
Inutile de multiplier les exemples. Prigent joue la transparence,
le lecteur entre dans l’atelier du poète et y acquiert une indéniable
familiarité avec les objets qui y sont fabriqués. Pour peu qu’il le veuille,
qu’il soit assez studieux pour appliquer le programme que lui réserve
l’écrivain, le lecteur est ainsi convié à vivre une singulière expérience de
lecture où savoir et éprouver ne seront jamais opposés mais, au contraire,
engagés ensemble. Savoir ne permet pas de plus ou moins éprouver ;
éprouver, de plus ou moins savoir. Mais savoir change la qualité de ce
qui est éprouvé dans l’exacte mesure où savoir change qui éprouve, la
réciproque n’étant pas moins vraie.
21 Rappelons que « je » est le premier mot du premier poème : le pronom occupe ainsi
une position exactement opposée à celle qui lui est dévolue dans les proses.
227
Hip ! hip ! ô
œil ! ô
hyper triomphe
de phalle omphale !
ronfle ! gonfle ! étale
toi, ô, trou
de lumière ! rai !
son de ma raison ! (p. 18)
22 Rappelons que dans le premier poème le « trou » est bien « devant » le « je ».
23 Cet œil peut d’ailleurs rappeler celui qui apparaît à la fin du poème que Hugo consacre
à Omphale dans les Contemplations : « Et tous, sans approcher, rôdant d’un air ter-
rible, / Sur le rouet, où pend un fil souple et lié, / fixent de loin dans l’ombre un œil
humilié » (Victor Hugo, « Le rouet d’Omphale », Les Contemplations [1856], Paris,
Pocket, 1998, p. 126).
24 On aura noté comme le début du poème multiplie l’interjection « ô ».
25 Des trous il y en a beaucoup en effet, puisque quarante-cinq fois le lecteur pourra voir
le trou que dessine la lettre « o » dans le poème.
229
voici
les cordes tout
ce qui tombe les
particules ions
gluons protons bozons
gravitons sans
pôle ni
repos (p. 19) 27
230
tout est on i
gloos prob
oscidiens bis
ons ob
scènes d’étrons gli
sacs glacis fontes
ganglions
28 Ce n’est plus la syntaxe seulement qui sera désarticulée comme dans cette séquence,
mais les mots eux-mêmes.
29 Sur ce point nous renvoyons à la note qui figure en bas de la page 16 de Ce qui fait tenir.
231
des bougés incessants dans l’œil et l’oreille du lecteur qui peut lire par
exemple : « tout est on i ; tout est honni ; tout est. On i ; tout. Est-on
i ? ; tout. Est-on i / gloos ? ; tout téton i » ; etc. – les possibilités de com-
binaisons sont loin d’être épuisées. Difficile alors de ne pas penser à
la beauté telle que la décrit Proust : « la beauté qu’il y a dans cette
immense équivoque de reflets où l’œil ébloui est incertain » (CQFT,
p. 17) 30. Difficile de ne pas appliquer les gloses qu’en tire Prigent aux
bougés (reflets éblouissants) de sa propre poésie : bougés qui saturent
le sens, qui saturent « l’instant d’un présent tremblant et infiniment
lové sur lui-même » (p. 18).
Les syllabes chutent comme les atomes, s’agrègent et se désagrègent
au cours de leur chute : « gli » s’accroche à « ons » rencontre « gan » et
donnent « ganglions » – petit renflement soudain formé sur le trajet des
lettres en chute libre 31. Au fur et à mesure de ces éphémères formations
apparaissent des agrégats un peu plus conséquents qui sont comme des
fragments d’un référent lointain, furtivement aperçu, et qui composent
une sorte d’impressionnisme sous acide. Ici par exemple ce morceau de
paysage polaire : « igloos proboscidiens bisons glacis fonte ». Là un peu
de corps bas : « étrons sacs ganglions ».
Sous le trou gonflé-étalé il y a une langue en fusion, une sorte de
bouillonnement, de soupe primitive que révèle le poème. Un bouillonne-
ment qui hante toutes les langues, même les plus solidement construites.
Et c’est à cet instant que le modeste « ganglions », formé par accident
sous les yeux du lecteur, rappelle ce que Lucrèce décrit très précisément
en parlant de l’allitération :
30 Notons deux mots qui apparaissent dans cette citation, lesquels seront repris par
Prigent de multiples manières par la suite : l’immense et l’équivoque.
31 On y retrouve aussi le « ions » qui apparaît un peu plus haut.
232
233
je mens je noie
aveuglé moi
dans le
dedans vide de moi de
masse d’émoi de moi
(CQFT, p. 19-20)
34 Sensation dont l’aveuglement (« aveuglé ») peut dire l’intensité. Le sujet voit de si près
qu’il finit par ne plus rien voir.
234
Reprise
35 Vérité que Prigent, on l’a vu, méditait déjà longuement dans la conférence consacrée
à Ponge à Cerisy.
235
Sorte d’Orphée qui revient de la descente dans ses Enfers, le « je » est
appelé à naître enfin :
236
Voir, rien
237
38 Toutes ces expressions qui éclatent le réel en autant de facettes se retrouvent dans les
proses.
39 Qu’elle soit peinte, dessinée ou écrite.
40 Définition que Bataille donnait de la poésie en référence au titre d’un livre d’Éluard.
238
41 D’où cette possible équation : image = forme donnée « à cette menace contenue, à
cette tenue menacée » (CQFT, p. 25)
42 Il s’agit aussi bien ici de l’ensemble des procédés qu’utilisent la peinture et la poésie
pour construire des représentations (voir ibid., p. 22-24).
239
en face l’efface
ment est une barre de
profondeur feuillue par
mi les arbres du parc (mes
pensées ne sont pas mes pensées)
la bête hybride pollue et les
pierres arrondies et ce
qui m’aime même
les troncs d’abomination
l’esprit (la qualité) était avant je
souffle les images je
pèse mes quantités dans
un trou de chair c’est
super c’est
en plomb
je = on (che
vreau cuit dans le lait de
ma mère) et
je ne te regarde pas
vie
sinon je meurs (p. 24-25)
43 La réunion de ces deux mots forme le sous-titre de la dernière partie de Ce qui fait tenir.
Les poèmes qui y sont repris ont d’abord été publiés accompagnés de dessins de Philippe
Boutibonnes dans L’Immense, l’équivoque, Charleville, Éditions Rencontres, 2004. Ces
deux mots conjuguent ensemble les idées d’illimité, d’infini et d’incertain. Notons
que le mot « équivoque » renvoie aussi à un certain type de rime et à une manière de
calembour ou de jeu de mots.
240
citement sur elle. Par exemple : « l’esprit (la qualité) était avant » 44 ; ou
encore « Jamais vu une chose sans voir rien en / elle » 45. Sont de ce même
côté les formules qui consistent à énoncer des propositions théoriques
tout en jouant, par exemple, sur des effets de condensation en posant
des égalités fulgurantes : « je = on ». Participent enfin de la lucidité tous
les moments qui relèvent de la formulation d’une expérience, d’une
confidence, d’une explication : « (mes / pensées ne sont pas mes pen-
sées) » ; « et / je ne te regarde pas / vie / sinon je meurs ». Se trouvent, à
l’inverse, du côté du contact les moments où s’enchaînent les images,
et plus particulièrement ici le deuxième fragment du poème :
44 Cette proposition reprend celle du deuxième texte en prose : « Ce sont des hypostases
de la qualité sans figure qui presse, mobile et informe, avant la figure » (CQFT, p. 21).
45 Cela vaut pour tout le début du poème que nous analysions plus haut.
241
46 Voir Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris Minuit, 1988, p. 127.
47 Voir Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.
48 Jean-Clet Martin, La philosophie de Gilles Deleuze [1993], Paris, Payot et Rivages, 2005,
p. 27.
242
49 Ibid., p. 28.
50 Qu’on lise par exemple les poèmes de la dernière section de Ce qui fait tenir rassemblés
sous un titre pour le coup programmatique : « L’immense, l’équivoque ».
243
51 Cette citation comme les suivantes sont tirées de « À Monsieur de Sade ».
244
consiste pour une large part en une prise de conscience. C’est un lecteur
lucide et clairvoyant que l’alternance des textes fait progressivement
advenir. Clairvoyance quant aux visées de la poésie, à ses moyens, ses
stratégies, son fonctionnement, sa relation avec un réel qui, dans un
même mouvement, la fait tenir autant qu’il la menace. Tout cela, les
proses patiemment l’expliquent. Et c’est avec cette conscience éveillée,
attentive, que sont lues les réalisations concrètes de cette poésie : les
poèmes sont lus en conscience. Et ces poèmes apparaissent alors à bien des
égards comme des tentatives de faire entrer dans la conscience le réel qui
par nature lui échappe en jouant, à leur tour, et en leur sein même, de
l’alternance : d’un côté, ils reprennent la pensée proposée par les proses,
ils la creusent, la développent grâce à des manières spécifiques d’agir sur
la langue ; de l’autre, ils tentent de donner à éprouver le négatif que cette
pensée tente de penser – il s’agit alors non de saisir l’insaisissable mais
de saisir qu’il y a de l’insaisissable en ressentant ses mouvements. Il y
a là une sorte d’hyper-lucidité. Le mouvement d’une conscience qui se
porte au bord de ce qu’elle peut prendre aussi bien par l’effort rationnel
pour penser ce qui lui échappe que par un effort de langue pour ressen-
tir ce qui lui échappe. Le dispositif déployé au début de Ce qui fait tenir
repose ainsi sur des mises en abyme successives qui préparent le retour
de cette conscience ensoleillée que suggérait discrètement dès l’abord la
présence de l’éternel soleil proustien.
246
Cadrage, débordement
L’instituteur de service
C’est dans les entretiens avec Hervé Castanet, Ne me faites pas dire ce que
je n’écris pas (NM). Il est question de l’articulation de la poésie et du réel.
Castanet cite un extrait du deuxième poème de L’Âme :
dans le texte ; rien en tout cas qui puisse justifier le mépris dont il est
ici l’objet. Mais passons. Castanet enchaîne avec cette question adressée
directement à l’écrivain : « Mais, vous, comment pourriez-vous le dire ? »
Question étrange. Dire quoi ? Dire quoi que l’instituteur serait, certes
à son humble manière, parvenu à dire ? Castanet précise ainsi sa ques-
tion : « Quel réel spécifié produisent ces quelques vers ? Autrement dit,
quel est le reste réel de cette opération de symbolisation ? » (p. 13-14) 1.
Questions auxquelles Prigent ne peut répondre qu’en rappelant cette
évidence : « Vous conviendrez qu’il m’est difficile de le dire autrement
que c’est dit là. Sinon ça ne se serait pas dit comme ça s’est dit » (p. 14).
Il ajoute néanmoins une chose que n’aurait sans doute pas manqué de
noter l’instituteur : « Ceci, quand même : il s’agit d’un “paysage” ». Suit
une longue explication qui ne porte pas sur le poème lui-même, mais
conduit à formuler un principe que l’écrivain, par ailleurs, a maintes
fois énoncé : fixer un motif, en l’occurrence un paysage, revient toujours
aussi à formaliser un reste ; « celui qui écrit sa vue, au moment même où
il tente de la fixer, la voit bouger, voire s’effondrer sous l’afflux d’autre
“chose” (la chose ? le rien ?) » (p. 15). Rien de plus concret cependant que
cette « autre “chose” », c’est-à-dire « l’autre incernable que lance l’infini
potentialité de la langue (l’échappée métaphorique, métonymique, écho-
lalique du trait ordonné et de la figure cernée en perspective) ». D’où cette
conclusion, limpide, qui donne enfin la formule quasi mathématique du
réel spécifié : « le réel spécifié est appelé par la structure (le signifiant)
mais, encore une fois il est aussi (voire n’est que) la défaillance de la
structure qui l’appelle à elle ». Cadrage, débordement.
Cette spécification du réel étaie la thèse de la lucidité particulière que
requiert la poésie telle que Prigent la conçoit. Autrement dit : Prigent
ne méprise jamais l’instituteur – celui qui a du goût pour la logique.
Au contraire. La composition de Ce qui fait tenir le montre spectaculai-
rement, quand les principaux recueils de poésie le font d’une manière
plus discrète, mais non moins déterminée. À commencer par L’Âme, et
sa quatrième de couverture :
1 L’instituteur ne percevrait aucun reste de réel, et c’est bien cela qui lui vaudrait ce
mépris : il s’arrête à la logique. Pas poète du tout, donc.
248
Nous les parlants (les séparés), nous appelons âme notre distance au
monde et le désir de la combler. Âme est le nom du rien ouvert entre le
monde et nous, l’aura in-signifiante des choses infusée dans la langue
et la hantant d’une vacuité imprenable par le sens.
Les poèmes de L’Âme sont des essais d’enregistrement de cette vacuité.
Dans le temps d’une journée banale, la diction de quelques choses per-
çues, de quelques corps aimés, de quelques paysages, de quelques bribes
de savoirs – et son dérapage : brefs bougés rythmiques, petites catastrophes
du sens, lame de l’âme passée entre le réel et les mots.
Voilà qui pose un cadre ; voilà qui pose les conditions d’un possible
débordement ; voilà enfin qui tente de produire un certain lecteur. Pour
mieux comprendre le lecteur attendu (le produit désiré), il faut s’in-
téresser aux moyens de production convoqués. Deux paragraphes. Le
premier affirme l’existence d’une communauté ; avance un postulat ; en
définit par deux fois le terme central. La communauté est celle que crée
le langage (les « parlants ») ; la position dans le monde que ce langage
confère à ceux qui en usent leur donne un autre nom encore (les « sépa-
rés »). Le postulat révèle autoritairement le sens d’un mot par ailleurs
particulièrement complexe : âme nomme un désir et une distance. La
double définition qui suit reprend à sa manière l’idée du mouvement
asymptotique d’un désir jamais comblé en situant le siège de l’âme au-
dehors : « entre le monde et nous » ; « dans la langue », là où émane et
rôde l’innommable. Le second paragraphe, davantage centré sur le livre
lui-même, définit d’abord les poèmes par le but qu’ils poursuivent (enre-
gistrer les traces de cet innommable) ; énumère ensuite les principaux
moyens auxquels ils recourent : dans un cadre temporel défini (« le temps
d’une journée banale »), il s’agit de fixer plusieurs motifs toujours un
peu vagues 2 (« choses perçues », « corps aimés », « paysages », « bribes de
savoirs ») et de relever le « dérapage » consubstantiel à cette tentative de
« diction » – dans la dimension non sémantique de la langue (rythme) ;
dans l’ambiguïté du lien métaphorique (« catastrophes du sens »).
Au seuil d’un ensemble de poèmes, inscrit comme au fronton d’un
temple, un avertissement didactique attend donc le lecteur. Qui s’apprête
249
à lire L’Âme dispose ainsi des éléments nécessaires pour comprendre ce qui
a motivé son écriture et connaître les principes de son fonctionnement.
Voilà donc un lecteur non seulement averti et éveillé, mais perspicace,
du moins voulu tel ; voilà un auteur qui prend particulièrement soin
d’alerter son lecteur, avec un sens singulier de la promotion : c’est du rien
qui est offert, du vide qui est donné ici à lire, telle est l’âme de L’Âme. Un
geste est ainsi fait pour solliciter la lucidité du lecteur, geste analogue à
celui qui donne lieu à la quatrième de couverture de Dum pendet filius :
D’autres, jadis, ont dit Nature, Dieu. Voire, plus récemment, Choses,
Corps, Réel… Ou encore l’innommable. Ainsi ma-mère, icône opaque.
Ce qui jette moi à la jouissance mélancolique du monde et, simultané-
ment, à la manie d’expression. Cette manie est peut-être la poésie : défi
à l’idole, paradoxale force d’oubli, passion idiote ressassée pour poncer
et exiler l’affect.
J’ai écrit les premiers mots d’Écrit au Couteau sur un carnet de vengeances.
C’était pour répondre à la violence de tels de mes proches contre un
précédent livre de moi. Ça a dessiné des sortes d’épouvantails répulsifs,
250
Moins dense et théorique que les trois autres, le texte file d’abord
une métaphore trouvée chez Cendrars pour préciser la source du maté-
riau utilisé et le principe de composition adopté. Est indiqué par la
suite le registre satirique du livre, registre aussitôt spécifié pour mieux
dire à la fois : le but poursuivi ; la manière de le faire ; le sentiment de
l’auteur face à l’objet qui l’occupe. Le tout annonce implicitement un
lyrisme tendu entre une volonté de mouvement (la mise à distance par
la satire) et l’effet d’une force d’immobilisation que signale une litote
(la « stupéfaction un peu effrayée »).
251
4 Rien n’est plus éloigné de tout cela, par exemple, que l’écriture automatique. Très tôt
Prigent se tient à cette position. À cet égard, tout est en quelque sorte déjà dit dans cet
extrait de la discussion qui suit son intervention sur Ponge à Cerisy en 1977 : « L’écriture
surréaliste, dite automatique, est une écriture dont tout l’effort vise au moi profond.
253
Selon nous, tout a donc été fait pour provoquer la lecture de l’insti-
tuteur – pour solliciter chez le lecteur le goût de la logique. 1. Cadrage
en quatrième de couverture : effort de rationalisation pour définir très
précisément les limites de l’entreprise poétique proposée ici. 2. Cadrage
du motif à l’aide du titre du chapitre, en l’occurrence celui du pre-
mier : « petit lever » – l’écrivain pose son cadre un peu à la manière
Qu’est-ce que ça veut dire, ne pas contrôler une écriture ? C’est dans l’esprit des sur-
réalistes, faire parler une espèce d’en-deçà du langage courant, qu’ils relèvent d’une
connotation esthétique, et qu’ils parent également d’une valeur de vérité. Mais, à ne
pas contrôler une écriture, c’est-à-dire à adopter une écriture spontanée, il se passe en
un sens exactement la même chose que ce qui se passe sur le plan poétique dans une
attitude qu’on qualifie de spontanéiste. L’écriture surréaliste, refusant ce que Ponge
appelle “paresse” (le laisser venir du signifiant), ne fait rien remonter d’autre, du
point de vue de la langue, que la mémoire, à savoir la structure thétique elle-même.
Il n’y a pas plus thétique, il n’y a pas plus symbolique, plus classique que l’écriture
des Champs magnétiques. Donc, ça laisse passer quelque chose qui n’a rien à voir avec
l’inconscient. Le paradoxe, c’est que, pour qu’une écriture ait quelque chose à voir
avec l’inconscient, pour que l’inconscient y parle un tant soit peu, il faut qu’elle soit
ultra contrôlée. Moins une écriture est contrôlée, plus la loi y parle ; pourquoi ? Mais
parce que la loi nous domine, parce que la légalité familiale du langage est le bain dans
lequel nous avons baigné. Lisons Ponge, lisons les Proêmes, c’est bien pour ça qu’il faut
parler contre les paroles, parce que, quand les paroles parlent, c’est la loi qui parle »
(Christian Prigent, « Le texte et la mort », art. cité, p. 374-375).
254
255
l’instituteur, s’il ne déçoit pas, est supposé être. Tout ce qui advient sur
cette limite brouille le motif que la diction tente de fixer. Mais ce flou
est précisément une nouvelle clarté ; cette clarté que l’instituteur devra
admettre, et désirer, s’il veut tenir jusqu’au bout cette proposition qui,
on l’imagine sans peine, est sans doute l’une de ses favorites : ce qui se
conçoit bien, en effet, s’énonce clairement.
257
Scarron, le corps
Argument. La poésie esquisse les contours d’un corps réfractaire à tout prin-
cipe d’organisation. Le corps ainsi est un effet. Du corps advient quand la
poésie parvient à manifester du réel en lui donnant verbalement corps. Cette
opération suppose de toujours lutter contre les représentations de la réalité
des corps que produisent, à chaque époque, savoirs et pouvoirs. Toucher ver-
balement le réel du corps implique nécessairement de libérer une puissance de
contestation de ces représentations. Cette libération est essentiellement pour
Prigent un effort au style, effort dont nous tenterons de montrer quelques
modalités à partir de l’analyse d’extraits du Journal de l’Œuvide, d’Écrit
au couteau, de Commencement ou encore de Grand-mère Quéquette. Les
procédés d’écriture qui y sont mis en œuvre visent à favoriser la manifestation
de qualités de la sensation que nie la plénitude de la réalité re-présentée et pré-
sentie. Cette tentative de trouer le réseau symbolique est aussi une expérience
de liberté, une volonté, en particulier, de libérer le regard grâce à l’invention de
dispositifs spécifiques où les relations instaurées entre les textes et les images
incitent à un libre jeu des facultés d’une imagination qui, grâce au travail
poétique de la langue, profite d’une capacité renouvelée de voir. L’écriture de
Prigent ne cesse ainsi de scruter et interroger patiemment comment corps et
langue s’articulent, sensations et mots se mêlent pour former ces commence-
ments, ces avènements d’un peu de subjectivité que poèmes et proses tentent
diversement de capter et de relever à la manière d’inlassables sismographes.
261
Corps en Z
Soit trois corps et deux combinaisons. L’une est viable, l’autre non. Soit
donc : Rimbaud, Scarron et la beauté (qui a de belles fesses, et qui les
montre). Rimbaud peut assoir Vénus sur ses genoux ; faute d’en avoir,
Scarron non :
1 « Momie pliée en boule dans son amphore, fœtus dans un bocal, carcasse d’oiseau
recroquevillée », etc. (CQFT, p. 30).
2 Il cite aussi Scarron qui se portraiture (ibid., p. 30 et 32).
3 Ce que Prigent entend dans cette affirmation : « Le convexe de mon dos, dit Scarron, est
plus propre à recevoir une inscription que le concave de mon estomac » (ibid., p. 30).
4 Rappelons le titre de cette deuxième section du livre : « La défiguration ».
262
Le corps est scié (« Zzzz » de la scie), coupé, séparé « du fond du décor »
indifférencié. Scarron avoue d’ailleurs lui-même qu’il « ne représente pas
mal un Z ». Prigent décrit son corps comme un « zigzag », « une rature
zutique » – Scarron est tout à la fois « homme biffé, Zzzz enragé de la rai-
son dormante, zipp d’éclair pondu comme d’un avortement de monstre »
(p. 30). Pas de corps sans cette coupure qui nous individue – ce n’est pas
un hasard si « lame » et « l’âme » sont placés en miroir dans le poème.
Mais le miroir, c’est aussi la distance. Distance et proximité mêlées,
5 Le dispositif utilisé est proche de l’alternance entre poses et poèmes proposée dans la
première section, à ceci près : Scarron désormais parle dans les poèmes et s’adresse
tout à tour à Mme de Maintenon, à Lucrèce, à l’Aurore, à Bataille, à Mallarmé, aux
modernes, à lui-même, à Rimbaud, à ses frères humains enfin ; c’est lui qui prend la
parole pour dire à sa manière ce qu’avancent par ailleurs les analyses rationnelles des
textes en prose.
6 Prigent dira un peu plus loin que ce corps est « une hyperbole cruelle du statut de
l’humain (du parlant) » (ibid., p. 43).
263
simultanées, c’est bien cela que doit vivre Scarron qui s’y voit et aussitôt
s’échauffe (rires, cris), ordonne et supplie : « coupe-moi encore ! » – en
corps (encore du corps). Voilà ce que, face au miroir, Scarron se dit.
Étranges paroles. À l’évidence, se voir affole. Vérité du miroir : être et
ne pas être là. Le corps scié en Z de Scarron le porte singulièrement à
creuser la vérité de cette petite conjonction. Qui se décline : pas de corps
sans langue, mais pas de langue pour le corps. Alors il faut écrire. Pour
entendre gronder le moi « vaporisé comme une cendre » dans l’écriture,
« contenant symptomatique d’un incontenable » (p. 46). L’écriture est
un écran, une interface. Certes, « il ne faut pas flairer que la surface ».
Mais il faut la flairer assez pour entendre gronder derrière : le corps, le
moi. Convexe, concave. Et ce qui apparaît sur l’écran, c’est ce que Scar-
ron écrit en Z à partir de son corps en Z : alors Scarron rate, raye, biffe,
tord, travestit, macule la langue. Pas d’acquiescement à la nature, zéro
idylle. C’est-à-dire : pas de belle poésie ; refus du « pathos du liant (du
religieux) » (p. 37). Ce que cochonnera Scarron, ce n’est rien d’autre que
les formes dans lesquelles se réalise et s’incarne ce pathos à son époque.
Mais cette manière de faire à laquelle son corps difforme prédispose
Scarron est la manière de tout écrivain. Le corps de l’avorton Scarron
sur-indique une vérité : le corps, par essence, est contre nature. Cette
vérité formule une résistance qui se décline ainsi. 1. La poésie est affaire
d’inversion. L’opération poétique ne détruit rien, elle défigure, déforme,
défait, dénature :
Roule
dé
mesuré ! (p. 34)
Le sens du préfixe est plus complexe que celui d’une simple privation.
Défigurer la figure, par exemple, consiste à la pervertir de manière telle
qu’elle montre l’infigurable. Démesure mesurée (« dé / mesuré ! »), ce
genre d’opération allie toujours à la jouissance (démesure) la plus grande
maîtrise (mesure). Et c’est chaque fois un tour de force ; une torsion qui
renvoie au corps tordu de Scarron – ce n’est donc pas un hasard si celui
qui renverse la poésie de son temps a ce corps. Le corps de Scarron est
une erreur et un refus : qui fut malmené par la nature la malmènera
264
On
nous a concédé ce corps
pour céder à la connerie
(je ris) (p. 30)
Ce savoir en plus des modernes, cette ironie lucide qui est la leur, est aussi
un savoir du corps. Celui qui s’esquisse par exemple dans ces pages où la
représentation d’un corps, tout comme celle d’un paysage, ne tient qu’à
sa capacité à capter les forces sinon insensibles « de l’informe qui forme
et transforme les formes » (CQFT, p. 23). Le véritable site du corps est le
convexe, non le concave. Le corps ne se fixe jamais. Il ne se réduit jamais
à l’unité d’une forme qui prétend le stabiliser. Le corps travaille toujours
dans le dos du corps, il est la « doublure qui le courbe » (p. 32). Le corps
est infigurable, et c’est là sa chance, son élan et sa vitalité jamais épuisés,
sans cesse relancés. Toute unité n’est que de passage ; tout réussite déjà
défaite. Toujours il faut remettre du jeu là où la fixité menace :
265
Scarron le dit sans ambages à « ses frères humains » à qui son poème
est adressé : comme toute forme, la forme homme n’est que costume
d’emprunt, vêtement pour un corps auquel aucun vêtement ne saurait
vraiment seoir. D’où inévitables effets comiques, et désignations ad hoc :
Boudins hommes
fichus damoiseaux
frou frou ! frou frou !
hennins & tambourins
Ô hommes nains !
fretins dans la durée !
bouts de temps vannés !
oiseaux pipi !
pitres aux pupitres ! (p. 53)
7 Christian Prigent, « La langue fait corps », Du corps virtuel… à la réalité des corps II,
Claude Fintz éd., Paris, L’Harmattan, 2002, p. 109.
266
8 Ibid., p. 114.
9 Ibid., p. 108.
267
268
L’Œuvide, un journal
Au-dedans
1 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, 2002, p. 47.
269
2 Ibid., p. 47-48.
270
Le corps crie dans l’écrit. Le corps crie dans les formes de l’écrit por-
tées par un cri qui aussi les décrie. Le corps crisse, déroute et dérange les
3 Fond qui est un trou comme le montre sa deuxième lettre, présente à huit reprises
dans ce dernier fragment du poème (on, fond, moche, os, croc, brou, broc, noie).
271
courbature
fracture
tempo tac (ibid.)
d’l’axe anus à la
nuque
et d’l’anuque à la
nusse (p. 18)
272
Force ultime du négatif au travail dans les profondeurs des bases pul-
sionnelles de la phonation qui intéressent tant Prigent dans les années
où ces poèmes sont rédigés – remontée « un peu du côté bestiau. Du côté
animau des mots » (C, p. 144) ; exploration de « ce qu’ils cachent d’abois
molosses, de cris de coqs, de croassements, de salaces grondements en
halètements. Du côté physique, musique. Donc nasique » ; plongée
pour « voir ce qu’on entend là-dedans. Pour faire la momie, un peu,
pas vraiment, juste au moment, trente secondes, et revenir à la vie en
murmurant ouf merci merci ».
Un corps se défait
Voici donc l’ultime variation à partir d’une scène que les cinq derniers
poèmes explorent et ne cessent de revisiter. Exemple : « J’étais dans la
4 Excepté ces deux vers du premier poème qui en donnent un maigre indice : « Baise à
la vieille. / J’étais dans le jardin et elle » (PT, p. 33).
274
275
Une parenthèse
6 Tous les exemples cités sont tirés du Journal de l’Œuvide, ils ne prétendent à aucune
exhaustivité.
276
d’l’axe anus à la
nuque
et d’l’anuque à la
nusse(PT, p. 18)
277
encore comment, une lettre ou une syllabe, petit clinamen semblant sorti
de nulle part, insiste, accroche à elle d’autres éléments, fait anaphore et
décèle par allitérations et assonances des proximités et des ressemblances
inattendues (« – au jus ! au jusant ! au jus du sang ! », p. 4) ; il assiste au
travail anamorphique des forces profondes de la langue que montre,
plus spectaculairement que d’autres, ce genre de séquence :
(to i
ur ne
nt) (p. 79)
Formations instables que rien ne fixe, qui affolent l’œil, qui existent
à la fois ensemble et séparément (toi, urne, tourne, urine, urinent,
tournent, tour). Le lecteur voit aussi la typographie participer aux jeux
d’invention verbale (la majuscule qui indique à la périphérie du trou du
« o » central la ville dans « tRoma », p. 53, et simultanément les affects qui
lui sont liés). Ces quelques procédés montrent ainsi comment le poème
tente de cerner l’insistance du réel, de tracer une silhouette qui vibre,
vibrionne, remue, s’agite et se trouble sans cesse. C’est que ce sont des
forces qui s’esquissent ; une réserve de forces en puissance, que rien ne
bride, qu’aucune individuation (en l’occurrence aucun mot, aucune
phrase) ne contient ; des forces qui se révèlent sur le fond de chaque
individuation, et inévitablement liées à elle, comme d’incontenables
restes. Homologie de fonctionnement. La langue fonctionne comme
la nature, elle fonctionne comme le corps dont elle traque et décèle les
forces profondes.
278
Sensation Rome
Des forces
Voici deux corps : celui de Rome ; celui du « je ». Un mot, tRoma, dit leur
rencontre, indique comment le premier façonne violemment le second.
Une date : « en mars 1980 ». Une indication lacunaire : « je visite Rome ».
« tRoma » est la cinquième section du Journal de l’Œuvide.
Vingt-sept courtes strophes, numérotées de zéro à vingt-six,
condensent des réflexions et des constats, des notes prises sur le vif, des
scènes brièvement décrites, des sensations et des impressions relevées,
des sentiments, quelques digressions. Le tout s’apparente souvent à une
sorte de carnet de notes préparatoires pour la portraiture de Rome. L’en-
semble tourne autour de la sensation qu’il faudrait parvenir à restituer
en mots. Il importe de noter à cet égard le rôle stratégique joué par le
premier et le dernier poème, seuls de tous à être écrits en italique, et
qui diffèrent très légèrement l’un de l’autre. Mis à part le point final
qui ponctue seulement le dernier, les différences résident uniquement
au début de chacun d’eux : « Il faut » (PT, p. 55) dans le premier devient
« Fallait » (p. 67) dans le second ; disparition du sujet impersonnel, pas-
sage du présent à l’imparfait. Ce dernier changement importe sans doute
plus que les deux autres. Il indique que quelque chose a eu lieu : ce qui
semblait être projeté s’est réalisé ; l’imparfait indique que le projet de
279
Marron c’est chaud, ça désigne des obscurités, fait signe vers l’inté-
riorité, le bas du corps bas, ouvertement scato. [ɔ̃] doublé de [ɑ̃] impose
aussi d’emblée une force, celle d’un tassement : Rome, à l’évidence,
apparaît ici comme un corps comprimé, compressé, serré, ramassé (« une
implosion qui dure », p. 61). Mouvements de forces au-dedans qui se
répercutent au-dehors (« une explosion fixée ») :
Rome est un éclat comprimé. Rome plus qu’un autre est un corps
qui interpelle les autres corps, les soumet à une masse d’affects telle que
leur intégrité s’en trouve menacée :
280
c’est-à-dire ce raffût
écra
sé)(ibid.)
On flotte
épaules déjetées
dans des blocs de cloques
baroques. (p. 62)
281
Rome, réel
Dire plus juste ce sera dire, plus précisément, ce qui « traum » dans Rome,
ce que Rome « traum » (PT, p. 55). Violence d’un affect que Prigent veut
suggérer grâce à la mise en relation de plusieurs dimensions du trau-
ma-Rome. Ainsi les couleurs, à Rome, sont des mouvements. Elles coulent,
se répandent, s’étendent au plus loin du « vert étroit » (ibid.), de « l’aigu
des métaux nus ». Rome est « un ton de fond » qui monte (p. 56), qui sourd
du fond de la sensation. Chaque couleur est hantée par ce fond qui la
marque et la travaille (« Le rouge est cuit / le jaune un jus / recuit » ; « bleu
fait de rouge, / hanté de noir », p. 66). Mais Rome, d’abord, c’est le noir :
282
Mais Rome, ce fond qui sans cesse vient, entraîne aussi les corps
vers leur propre fond – influence exemplaire d’un corps sur l’autre ;
communication (contagion) des corps dans leur rencontre. Le corps en
mouvement dans Rome est amené dans la proximité du plus lointain ;
assailli d’intenses sensations, il « voit » le « fond » :
Rome ainsi est une longue et lente plongée vers le fond archaïque
que disent quelques brèves images (la mère, l’ogre), et où se révèle le
cœur même des forces. À Rome les corps sont à vif, sans pouvoir vrai-
ment s’organiser ou s’agencer, à la merci toujours d’une force active
qui déjoue la constitution de la réalité toute faite – impossible à Rome
de voir ce qu’on veut, impossible simplement de voir autre chose que
les mouvements et les intensités de la matière même. Ainsi, à Rome le
réel affleure, et c’est précisément pourquoi les corps s’y trouvent si près
de leurs forces, attirés sans répit vers leur fond qui littéralement les
284
bouleverse et les pervertit – ce fond de forces qui les font et les défont et
que tente de capter la poésie. Difficile alors de ne pas rapprocher cette
expérience de Rome – l’épreuve que Rome nomme – de l’expérience
picturale telle que Prigent l’évoque. Rome, comme la peinture, n’est
pas avant le mot – l’effort poétique que la ville suscite suffit à le mon-
trer ; comme elle, elle n’enregistre pas « la trace d’un corps indemne du
symbolique » (NM, p. 57-58), d’un « réel sans nom ». Mais Rome est une
allusion puissante à ce « sans nom » autour duquel les poèmes tournent.
À cet égard, ce n’est pas un hasard si ces poèmes ne se présentent pas
comme des enregistrements successifs de phénomènes que le poète
percevrait, mais hantent plutôt des manques, esquissent des trouées
qu’ils tentent ainsi de suggérer. Alors dire que de Rome à la peinture
il n’y a qu’un pas est presque déjà trop dire, de surcroît lorsqu’il s’agit
des tableaux du Caravage.
285
Voir la Vierge
Rome est une intense vibration. Une force allusive qui dérange une
vision pré-vue parce que pré-dite ; une force qui perturbe la vue de « l’œil
cervelé », la vue de l’œil qui ne voit ce qu’il voit qu’en déjà-vu, en pré-vu,
en prêt à être vu, reconnu, appréhendé. La sensation-Rome brouille
cette sorte de vue. Rome, cette force qui sans cesse conteste la forme,
affole « l’œil cervelé » et fait naître un autre regard, celui d’un œil que
la sensation alerte, inquiète, interpelle. Cet œil, c’est exactement celui
que fait advenir la peinture, celle du moins de Caravage :
(Il peint ça
l’amas d’méats
le caverneux qui pleut
le clair coupé
l’obscur
l’abstraite matière
la force rien que la force
la force qu’il faut pour supporter ça.) (PT, p. 94)
La force montrée, manifestée ; celle aussi qu’il faut pour tenir face
à elle, la supporter. Ce que fait la peinture à qui la voit, en l’occurrence
287
Vénus se décoquilla
du cloaca
son gonflé poussa
crac la housse ça
moussa :
cracra !
cracra ! (p. 85) 2
1 « Vierge de la mort » est le titre du huitième poème du Journal de l’Œuvide, titre accom-
pagné donc des précisions suivantes : « en janvier 1984 / vision au Louvre » ; « (Caravage,
La Mort de la Vierge) ». Ce poème est composé de douze strophes.
2 La deuxième strophe peut être lue comme la suite de ce mouvement, il décrit une
venue qui est aussi l’avènement même de la peinture (PT, p. 86).
288
289
Mais la poésie peut aussi utiliser d’autre biais et détours pour tenter
de mettre des mots sur la sensation. L’un d’entre eux consiste à faire
un saut dans le temps, à tenter de saisir au mieux les effets produits en
imaginant le processus qui les a produits, à être au plus près de ce qui
est senti en remontant aux causes qui l’engendrent. Montrer d’où ça
vient, comment ça vient, pour bien le voir venir, telle pourrait être la
motivation première de la dixième strophe de cette section consacrée au
Caravage. Cette strophe repose en large partie sur l’équivoque qu’entre-
tiennent les subjonctifs présents des verbes peindre et peigner. Caravage
y est montré à l’œuvre face à son modèle, s’acharnant à peindre la Vierge
sous le regard d’une foule qui l’encourage et peut-être l’invective :
Il l’a mise là sur le dos toute
mouillée
elle est même pas coiffée.
Foule :
« Qu’il la peigne !
qu’il la peigne ! » (p. 96)
de ce court récit, le onzième poème le reprend à son tour mais cette fois
d’une manière plus synthétique, laquelle confine à l’effort théorique.
Le « peint » est désormais différencié du « peigné », le second étant situé
« sous » le premier qui est dit sans forme (« qu’on ne dessine pas », p. 98)
et qui renvoie à des sensations archaïques (« l’emmerdé qu’on huma / le
bain chauffé où l’on poussa »). Ce couple peint / peigné permet alors à
Prigent, non plus de montrer le peintre à l’œuvre, mais de proposer la
formule de ce qui serait à la fois le principe de son travail, et en quelque
sorte la clé de sa réussite :
Pour peindre ça faut qu’on étripe
qu’on voie les dents et les gencives
dans l’éboulis torse
des lambeaux des forces.
Où le dedans chu dehors fait
comme un dehors qu’imploserait
dedans. (p. 98)
Mais faut-il encore que les corps s’y prêtent. Tous ne sont pas égale-
ment prompts, comme le sont celui de Rome, de la Vierge que peint le
Caravage ou encore du soleil qui se lève chez Monet, à manifester ces
forces que la langue poétique tente de capter ; tous ne sont pas également
à même, à l’instar des jardins de la villa Médicis, de faire sentir « de la
292
force et des trous » (p. 126), « et de la force dans des trous » (p. 127) 4 ;
tous ne sont pas enfin à même de provoquer l’écriture : « la peinture
appelle la parole, à proportion de l’intensité de ce qui là, justement, ne
se sait pas » (NM, p. 56) ; la peinture « énerve la puissance discursive
– d’être si manifestement (parce que levée comme un défi frontal) la
vérification de l’impuissance de cette puissance ».
Impressions d’Afrique
Il suffit en effet de lire les poèmes que Prigent consacre à l’Italie 5 pour sai-
sir aussitôt la différence sensible qui les sépare des impressions produites
par le programmatique « safari fantôme » (PT, p. 105) daté d’avril 1986
et consignées dans les strophes que rassemble « Signes du lion », ultime
poème du journal que tient l’Œuvide. Dans ces quelque neuf strophes, il
n’est nullement question d’une quelconque déambulation mais plutôt
de la traversée frénétique d’espaces et de lieux qui peinent à affecter
vraiment le poète 6. Son œil, dès la première strophe, est moins un organe
sensoriel qu’un organe « cervelé » :
moi l’œil blanc l’œil dans
sa boule de comment
expectation !
expectation ! (p. 107)
4 Nous renvoyons à la lecture des poèmes de Paysage, avec vol d’oiseaux (1982) repris
dans Presque tout.
5 Le Voyage d’Italie (inédit), publié pour la première fois dans Presque tout.
6 Traversée rythmée par la répétition de séquences en italique, onze en tout, qui sont
autant de variations sur l’attente et le voyage. Nous citons la première, matrice des
dix autres : « kilomètres cailloux / kilomètres trous / quoi au bout ? » (PT, p. 107).
293
on respire
de plus en plus pire (p. 108)
kilomètres trous
kilos de cailloux
savane et boue
rien au bout
quoique le réel en costume exact
les peuples péteurs en habit de nus
le triangle en fer sur le sexe huilé
les peaux scarifiées mouches khôl aux yeux
les grenouilles en feu dans les mares en vrai
les monts autour imaginés
le trou de la faim en kyste entêté (p. 109)
294
Rien n’y fait. Rien ne semble à même de déjouer les ressorts qui
finissent toujours par ramener à une réalité apprise, maîtrisée, réduite
aux clichés. Les constats résignés se multiplient ; quelques vœux formulés
sans conviction laissent entendre la déception et le renoncement du poète :
il faudrait la carte
pour trouver le lac
un bord de blessure
une vue en vrai des pourritures (p. 114)
Lion, Tchad ne sont que des noms du rien : « Tchad un nom sans
lac » (p. 110). Voilà donc l’exemple d’une réalité qui se laisse nommer,
au contraire du mal, mais dont le nom ne nomme rien d’autre qu’une
absence, c’est-à-dire rien qui requiert le corps du poète comme peuvent
le faire Rome, ses jardins, ou encore la Vierge, du moins quand elle est
peinte par Caravage.
295
Le son du fond
C’est ça qui s’osa sous les hures peintes qu’on appelle peinture. Ils mirent
des ors sur les roses lividibineux, ou des bleus, dirent que c’étaient des
cieux, des horizons, des firmaments, des jupes de mamans, des bonbonnes
d’huile de madones. En fait c’était que des bouchons sur l’afflux verti-
vaginé qui vagissait dans leur hallucinoche, ç’aurait pu être beaucoup
plus moche. Ça se posa traqué, sur le jet rué, rose de plèvre avec mousse
de fièvre, qui dégobillait sur les figurines. (p. 116)
Derrière les figures, sous les « cieux », les « firmaments », les « jupes
des mamans », les « bonbonnes d’huile de madones », travaille autre
chose, quelque chose dont la perception est une condition sine qua non
pour espérer comprendre la peinture, refaire avec elle et grâce à elle son
regard : « Si tu sens ça bouffer les figures, on peut discuter » (p. 117). La
prose de Commencement explore longuement ce que décèlent les formes
brèves des poèmes du Journal de l’Œuvide ; elle scrute avec une patience
acharnée la sensation d’une force indéfinie et à l’œuvre sous les figures.
Elle s’attarde à ce « ça » pour décrire autant qu’il se peut ce que signale
l’indéfini ; elle s’écrit pour déplier « ce ça bouffeur, ce déjà-bouffé, qui
fait son son de fond dans la minute du justavant » ; elle s’entête à faire
entendre ce qui n’est « pas facile à faire entendre, c’est comme un trou » ;
elle se développe et se dépense sans compter pour « le trouer » ce « ça »,
c’est-à-dire et très précisément : dire « son tour, au trou, avec des mots ».
Trouer, c’est dessiner des contours. Esquisser la silhouette du réel à force
de répétitions, d’accumulations de points de vue, de variations sur un
motif, un thème, une scène ou parfois même un seul mot. C’est ce que
fait Prigent en évoquant le « son » d’un « fond » dans le temps d’un
296
c’est celui d’avant le oui caféiné après lequel on scrute. C’est plus flou,
d’accord. Mais c’est qu’il y a beaucoup de mouvements aussi, même si
peu d’horizon, dans le rien d’action dit commencement. C’est pas très
facile à traduire en péripéties. (p. 115)
297
Vider, voir
Rome, non moins que la Vierge que peint Caravage, suscite des poèmes
qui s’efforcent sans relâche à favoriser l’intrusion et l’insistance de
qualités de la sensation que nie la « mise en image » 7 de la vie ; à faire
exister un autre monde dans le « spectacle du monde » ; à trouer de réel
l’appauvrissante plénitude de la réalité re-présentée et pré-sentie. Ces
poèmes ajoutent par soustraction ; ils n’ont de cesse de compliquer les
réalités qui provoquent leur écriture en les vidant : ils s’échinent à les
vider de tous les déjà-perçus qu’ils décèlent et déjouent, et contestent
tout particulièrement l’organisation optique qu’impose souverainement
« l’œil cervelé » – ils résistent. De tels poèmes tentent ainsi de donner
298
On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on
dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des com-
paraisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent
n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les
successions de la syntaxe. 8
8 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines [1966],
Paris, Gallimard, 1990, p. 25.
299
[Ce que le module] représente n’est pas ce qu’il figure. Ce qu’il figure
est résistance à la figure (concentration polysémique, flottement sémio-
tique). Ce qu’il représente est à chercher dans ce qui échappe à la figura-
tion – si on entend par figuration la transcription dans l’ordre du visuel
(des arts plastiques) de ce qu’on comprend par nomination dans l’ordre
du verbal (de la littérature) […]. (NM, p. 66)
9 Principe d’un libre agencement du corps dont on trouve de multiples exemples dans
Commencement. Ainsi : « Je pense par le nez. Nose : où le corps arrive dans le rien. Où
le rien arrive au corps lui-même arrivant à rien. C’est ça la vision. Ah bon ? T’as vu
ça vraiment ? J’ai pas vu ça des yeux du corps, mais des yeux du dedans du son des
odeurs. C’est d’un éclat qui n’éblouit pas. C’est d’une clarté qui nous illumine » (C,
p. 129). Ou encore : « Eau dorée à miasmes incorporés en morbidité. On pense ça du
bout des doigts et du mou de bouche. Ça se mange, c’est un rien où gargouille du parler
molosse » (p. 146).
10 Pour nous, il n’y a pas, d’un côté, le tableau, et, de l’autre, les poèmes. Il y a toujours
ensemble l’un et les autres.
300
C’est en tant [que la peinture] donne quelque chose à voir qu’elle pose
la vue comme question, qu’elle ouvre l’énigme dans l’écran où se des-
sinent les ombres qui constituent pour nous le « monde ». (NM, p. 71)
301
moi parle. […] Ce qui veut dire que le « ce » qu’il y a « devant » (dehors)
n’est jamais plus ni moins « devant » que ce qu’il y aurait « dedans »
(dans celui qui voit). (p. 14)
302
1 Une précision est apportée par Prigent à la fin du livre : « Une leçon d’anatomie reprend
dans une version légèrement remaniée, une suite de textes publiée à tirage limité aux
éditions Jacques Brémond à Rémoulins-sur-Gardon, en 1990 ».
303
2 Précisions : les planches 1 à 4 et 7 à 10 sont accompagnées d’un seul poème ; les planches 5
et 6 forment un ensemble numéroté 5 (une première planche accompagnée de trois
poèmes, une seconde accompagnée d’un seul). Toutes ces planches anatomiques sont
précisément référencées à la fin du recueil (EC, p. 183).
304
305
Raturer l’image est avant tout une opération de langue qui engage des
manières de dire. C’est d’abord une langue syncopée, un rythme haletant,
une poésie précipitée, des saccades en cascade – les vers sont regroupés
en brèves séquences (la plus longue n’excède pas six vers, et reste rare) ;
le vers le plus long compte huit syllabes, la norme se situant plutôt aux
alentours de trois au quatre syllabes par vers. L’ensemble fait rapidement
l’effet de notes prises sur le vif, ce que renforcent la rareté des verbes et
une manière très récurrente de pratiquer des coupes abruptes en fin
de vers – apparaît au moins une fois dans les treize courts poèmes du
recueil : un verbe séparé de son complément ; un sujet, du verbe ; un
auxiliaire, du participe passé ; un substantif, de son complément ; une
préposition ou un déterminant, d’un substantif ; un pronom relatif, du
reste de la subordonnée ; un adjectif, d’un substantif… Prigent coupe aussi
très souvent le mot lui-même (« découp / lé », « fou / tus », « sus / pendu »,
« l’in / conscience »), accentue parfois encore cette coupe en jouant avec
la ponctuation (« Je ! / dis : »). Un goût prononcé pour les aphérèses, les
apocopes, et plus particulièrement les syncopes, participe de cette préci-
pitation du poème qui favorise sensiblement les jeux sur le signifiant :
abondent les assonances et les allitérations (souvent bouffonnes – les
fricatives du « zizi mazouté »), les paronomases (« Le tronc / l’étron »,
« l’atomique anatomie »…), mais surtout les calembours, et les plus osés
(« L’ex-corps, chié », « bombyx à/neutre on », « Porc, scion », « de bouche-
rie / sa bouche rit », « Révérence ! / Rêve ! / Errance ! / Raie faite rance ! »),
calembours qui sollicitent parfois deux langues, par exemple le français et
le latin : « veine énorme ! / In cauda ». Les pérégrinismes sont d’ailleurs
très présents, tout comme les néologismes (« drugstorms », « l’œuvide »,
« l’exité », « le Grand Masturbatueur », « l’hyperdépoilé », « le délapiné »,
« Trourien »…) qui, à l’instar des calembours, font entendre le choix déli-
béré d’un registre très familier, voire régressif. Citons pêle-mêle : abdo,
strip à gogo, con, bide, chié, cul, chiards, bidoche, sapé, pépère, barbaque,
zizi, caca… le tout donne ainsi une matière très manifestement zutique
aux ratures que le texte entend opérer sur les images.
306
Raturer c’est construire, à l’aide des mots, une image à même l’image
dessinée sur la planche anatomique ; construire, en partant du dessin,
une autre image que cette première image contient bien malgré elle.
Raturer c’est d’abord contester, prendre pour ce qu’elle est la revendi-
cation d’une « surface lisse » et d’un « dessin clos » : une vue de l’esprit,
la volonté d’exercer un contrôle sur la matière, en l’occurrence celle du
dessin, en la réduisant aux strictes limites que tolère l’idéal ou l’idée.
Mais la matière se laisse si difficilement dompter qu’il suffit que le regard
insiste à peine pour commencer à la libérer. La rature commence là, dans
cette attention portée aux petites scories que le dessin, aussi lisse qu’on
l’ait voulu, ne peut manquer de comporter. La rature se loge dans ces
aspérités qui sont autant d’involontaires potentialités offertes au regard.
Le poème s’appuie sur ces aspérités, libère ces potentialités. Ainsi ces
premiers vers du premier poème du recueil placé en face d’une planche
datée de 1527, et tirée des Tabulae anatomicae de Cassérius :
307
de l’image que le poème invite à voir en elle. Voilà un homme. Non ecce
homo, ne voilà pas un idéal, mais un singulier, non le corps une fois pour
toutes dans le dessin fixé, mais le corps comme toujours ce corps : l’épure,
via le poème, est devenu un bougé (Prigent fait déraper l’image comme
il fait déraper la langue) ; la forme l’a cédé à l’informe, entendons une
forme en procès, une forme dont le procès se joue dans le va-et-vient d’une
image à l’autre. Dès lors l’image dit tout autre chose que ce qu’on voulait
initialement lui faire dire. Le dessin (la matière) se venge. Variante : le
poème libère l’excès de sens qui accompagne tout dire, tout tracé. Et il
le fait en isolant les morceaux de corps où s’esquissent d’autres corps ; il
traque dans les aspérités du dessin d’autres corps possibles mais imprévus
et en sommeil, d’autres corps qu’il reconstitue par petits coups de sonde
scopique, monstration patiente de fragments d’abord isolés et qui peu
à peu s’additionnent pour faire image. Cette image tirée du dessin se
construit en effet progressivement au fil des lectures du poème : il faut
lire sans doute plusieurs fois le texte pour saisir plus globalement l’image
qu’il donne à voir, aller et venir du texte à l’image, pour voir dans le
texte, puis dans l’image, se dessiner une virilité d’abord parodique, qui
commande de se « déboutonne[r] l’abdo » pour un « strip à gogo ! », qui
affiche « sur son torse, / l’impeccable force / des trognons, horions / des
horizons ! », et qui soudain, in cauda venenum, ce que le texte met en
abyme, prend une tout autre tournure :
308
évidemment très peu châtié – ce qui n’est pas éloigné de la rubrique à
brac, autre tension.
C’est donc bien en voulant naïvement faire art, en prenant bouf-
fonnement la pose plastique, que ces planches parlent autrement que
naïvement du corps. Autrement dit, c’est en manquant fortuitement
à l’art auquel elles prétendent pourtant qu’elles ne se cantonnent pas à
l’anatomie mais disent quelque chose du corps : « Anatomie : le limité.
Corps : l’incommensurable, l’immense, le dé-mesuré » 3. Le poème invite
à voir cela. Mais plus encore. Il invite à s’habituer à l’hallucination
simple. C’est que la leçon d’anatomie qu’il prodigue à sa singulière façon
consiste d’abord à disséquer la représentation. Et il n’est sans doute pas
de réalité plus propice que le corps pour procéder à cette dissection : en
imprimant à l’image ce bougé, en mettant ainsi la forme en procès, du
corps pourtant impossible à figurer se manifeste malgré tout, ce corps que
les mots vont chercher dans l’image pour mieux le proposer au regard.
Les poèmes dérangent ainsi la trop belle composition des planches d’écor-
chés ; ils font advenir un œil qui ironise sur les savoirs et les pouvoirs
qui produisent ces anatomies, lesquelles paraissent au premier regard,
mais à lui seulement, si maîtrisées. Face à la quatrième planche, par
exemple, le poème se plie comme se plie le corps de l’écorché montré de
face et penché en avant pour mieux laisser voir une coupe du cerveau.
Presque au centre du poème, comme au milieu du corps qui se penche,
un « mais » marque en effet fortement une rupture – passage du romain
à l’italique, changement de point de vue :
3 Christian Prigent, « La langue fit corps », Du corps virtuel… à la réalité des corps, ouvr.
cité, p. 110.
309
310
312
Même pas un corps : un en-moins-mort dans la prison des corps. Même pas
un nom pour martyrologiser, prothéser, marmoriser les forces qui fuient
sans théorie : une sorte de voile obscène, un dévoilement sec, nu, de la
313
fuite des corps sous l’image des corps. On rerentre alors dans le Cabanon
des Déconfitures où est le Musée de nos Créatures. Répétition : « Les choses
sont sans figure. Commencer c’est entrer dans la déchirure. » (p. 353)
314
Une trace perceptible dans la forme que le peintre donne à cette mère
produit ici un bref et fantasque récit. Ce traitement bouffon ne trahit
pas l’image, il la déplie, exploite librement l’une de ses potentialités. Il
libère l’œil en formulant ce qu’il voit ; il déploie la vision en révélant
l’un des corps que contient en puissance la forme du corps peint, et
malgré elle – ce qui n’est nullement un aveu de sa faiblesse, mais au
contraire la conséquence d’un excès qui montre sa force, conséquence
rendue ici d’autant plus spectaculaire qu’elle joue sur un anachronisme
flagrant. Et il n’est nullement fortuit qu’un tel dispositif, lequel invite à
la pratique libre d’un savoir visuel, sollicite un humour que l’on retrouve
partout présent dans ces pages et qui incite à un libre jeu des facultés
d’une imagination décomplexée, d’une imagination qui, en quelque
sorte, n’invente rien, mais profite plutôt d’une faculté retrouvée de voir,
c’est-à-dire de laisser venir des procès et des mouvements qui font toute
la vivacité et l’intensité de ce que le peintre a figé sous nos yeux. Le texte
vise ainsi le réel de l’image ; il vise exactement le point d’où il vient.
315
Écrire : écorcher
On se décrasse pas en si illico. Tout ça, on, c’est pas si fissa hissé du massé
poussier oursifié en nuit de volupté d’avant la pensée quand elle trempe
ses paillettes lyophilisées dans l’eau amnios du nescafé. Si vous sentez
pas cette difficulté, pas la peine de causer. (p. 12)
319
321
322
maintenant touche Nausicaa. Pétrir, rigole, sont les mots que Perrigault
me donna pour ça. (p. 16)
323
la mise en abyme d’un livre dont elles font défiler à toute allure les
événements et les figures :
Photo de falaise avec dune derrière, je prends dans mes bras ce panorama,
je broute les crêtes d’oyats, je lèche l’écume des vagues, c’est bon, dispari-
tion. Poussière. Soleil. Photo de maman, blanche, bleue et blonde, l’air
clair et sévère, l’œil vindicateur pour ma vocation. Dissolution. Soleil.
Poussière. Cartravers, dans des tons de lande amère et le trou du lac où
y a pas d’oiseaux. Poussière. Caen, vue sur les aciéries. Soleil. Poussière.
Adam et Ef en pulvérisé dans la tempesta. Poussière. Soleil. Judith se
brosse les dents sur un plancher d’action. Poussière. Une bouche, avec
trace de merde de crabe dans les encoignures. Poussière. Le singe et le
sphynge en voyage de noce. Poussière. (p. 358)
324
nos énergies fleurissent dans le bleuet qu’on s’a mis au bout du zizi »
(p. 18). Dans le pré, il y a des filles, les « gredins » vont en chantant :
« Les tas qu’on était ont mis leurs peaux d’enfants » (p. 19). Parmi eux :
« Perrigault ondule impec du dos ». Avec les autres, il donne de la voix
devant les filles ravies :
Un, deux, trois, on donne le la. La la la la. Les voix issues de nos res-
pectifs tas donnent à ces tas des formes de moi. Bravo les gars. La vie
des organes structure nos amas. À Perrigault, Dédé Hervé, Broudic et
moi. Et cetera. […] Voilà les noms des moi produits par les voix, le tout
scandé du balancier des fleurs en émoi au bout des quéquettes extraites
des salopettes. (p. 19)
Reprise. Il y a les amas et les tas / moi. Des amas aux tas, il faut arti-
culer (des voix), connecter « des tas pas encore moi et des amas qu’il y a
là. – Où ça ? – Là, dans l’entassé, sédimenté insensé réalité » (p. 20). Mais
précision cette fois : faut « s’exercer côté articulé, se dégratter question
gosier ». Sous peine de « répéter ce que tous ont gargarisé, c’est complé-
tement usé comme articulé, on est tassé dans l’amassé depuis toujours
cadenassé : assez ! ». Ce qui peut se dire aussi autrement. Allégorie : c’est
un jeu. Nouvelle scène : les tas tapent « sur l’entassé des prés ». Gagne
qui « le premier qu’a le lombric sous sa plante ». Alors : « Il, de tas, passe
moi, et dit Je ». Avec un peu plus d’exégèse, ça se dit ainsi et c’est adressé
à Nausicaa : « Oui, je dis, car ainsi, moi (jadis tas), qui écrit (ici), tu me
suis, je ne suis, issu du tas que je fus parmi les amas, qu’à hâter l’hissé
du tu au trou, c’est ma bouche, là se fait le frais des langues ». Perrigault
joue : « Pan ! Pied d’Perrigault sur la masse de terreau ! Pan ! » (p. 21).
Mais il semble à la peine : « Perrigault pâtine dans sa propre rigole ! »
Pour finir : « Perrigault brunit en tronche jivaro ! » (p. 22). Mais qu’à
cela ne tienne, voilà une autre scène. « Perrigault a mis sa tête en peau
d’lapin ! », il est à la manœuvre. Élan, action : « Perrigault, bien haut :
“Copains, coupons l’potin !” » Commence une partie de foot. Perrigault,
toujours en verve : « (coup de chapeau, rond du biscotto) : “Copain,
poussons l’autre potin !” ». Plus loin : « solo de Perrigault. Il tire son
péno » (p. 24). On enchaîne, autre scène, cette fois c’est vu de haut.
Figement : « Voici Perrigault, Broudic et Dédé les autres gars, dans une
sorte de figement des tas, jetés dans la matière […] » (p. 25). En manque
325
Il n’y a pas de mots, pas de dessin non plus, pour donner sens et forme
à la bidoche qui souffre. Les choses sont sans figure. Commencer c’est
entrer dans la déchirure. Nous, on n’est qu’une accélération, en avant, en
arrière et dans tous les sens, de sortes de particules élémentaires. L’essaim
que ça fait, quand ça peut, bulle un peu, c’est tout. (p. 27)
Au cabanon, Perrigault
À chaque sensation, ses mots, ses dehors, son moi – plus loin on
retrouvera « Nausicaa dans l’odeur caca » (p. 45-46), association parmi
de multiples autres. Perrigault n’est pas loin, à nouveau dans les parages,
326
parmi les « gars ». Mais décidément, ce matin-là, rien n’est simple : « à
peine dehors s’est-il allumé qu’à cause de ces gaz, de ces résidus, ça masse
dedans, ça refait des dents ». « Action » ; « Personnages » ; « Décor » ;
« Scène » ; installation du nouveau théâtre des opérations jusqu’à l’évi-
dente constatation :
Trop en dedans encore ; pas assez scié pour être un moi. Mais les
« oiseaux » (p. 41), les « éboulis », les « gargouillis », les « trucs roses en
forme de choses », un peu de « bleu », voilà les sensations. Ça fera bien-
tôt des « bouillonnements », des « éblouissements ». À peine donc un
« petit cordon de réalité » : mais ce « liseré d’excitation », ces sensations
fugaces suffisent à rendre assez pressant le dehors, ça « touche par les
doigts de la tête ». Le corps et la langue se mêlent, peu à peu et malgré
tout s’éveillent : « Bonjour. On a commencé. Ça produit des périmètres,
des panoramas, d’imbéciles éclats, on se dit c’est moi, là. La, la, la, la »
(ibid.). Sensation, corps, puis voix, à nouveau le même schéma : « On
se descend dans le dedans un noir de caoua, c’est à partir de ça qu’on
déglutit le ramassis, qu’on dit un son : oui ». Limite où le dehors ren-
contre le dedans, éveil : « Soleil déplie la peau d’œil ». Et puis : « Du fait
de ce oui, je fais mon come-back parmi les présences », ça re-commence.
Tout cela sera expliqué longuement à Judith (p. 41-42). Petite pause
didactique assis dans la fraîche luzerne ; dissertation sérieuse sur « les
arrières-scènes, l’derrière de la vie, l’un peu avant l’oui », autrement
dit : « ce qu’a passé sans pouvoir passer dans les intestins d’la boîte à
instincts qu’on a toi et moi entre nos deux ouïes ». Explication, récit,
tout cela est très précis, rigoureusement construit :
D’abord j’ai reniflé la gadoue des mares, les orteils gainés d’une boue de
têtards. Puis très peu après le con des fillettes à l’odeur de cidre. Alors
j’ai nagé dans divers étangs toujours pétroleux. Et dans ce qui ainsi
m’afflua au nez, le fouillis occipital fit son sfumato, m’colla son mastic
aux pariétaux. Je fus dedans moi comme dans la caverne où, la bouche
327
gonflée par la poudre d’ocre, des encore très accroupis posaient leurs
phalanges sur l’amour des murs pour juste nous dire : on a été. (p. 42)
boucan d’sabots sur le mou des mots ! C’est ça qu’on mimait en tapant du
pied sur le dos du gau pour se sortir soi du trou de son œuf par des vocalises
en casqué barbare. Chiez vous, œuvides, dans d’autres présences, d’autres
lieux d’aisance ! secrétez des absences où être tranquille à rien prononcer
pour la société, à juste se dire qu’on a bien été en réalité ! (p. 42)
4 Difficulté qu’il faut mettre en relation avec l’image (terrible) de la mère telle qu’elle
est construite en rêve par le narrateur : « Mon âme empigeonnée songea et vola vers
son firmament je lui dis bonjour maman c’est où la sortie. Mais de sortie point. Elle
étalait sur tout son manteau de nuit en aile membraneuse : pas moyen d’aller sur la
place creuse toucher les présences en plus clair séjour. Mère hyménoptère, immense
chauve-souris, elle fermait la vie pour l’avoir donnée, son corps cousait les trous de
dehors. Assise, axe pourpre en momie de sang, sa chambre à air de peau caoutchoutait
328
forcément, ça cocotte, mon pourri de sang, qui circule que peu ». Pour-
riture, immobilité, ça sent pas bon : tel est le dedans sans articulation
– quand aucune langue ne s’articule ; quand aucune langue n’articule
au-dehors le dedans. Suffit de jeter un œil. Si « je mate dedans », je vois
avec des mots très savants : « fornix, psalloïdes, corpus comeratum », etc.
Je vois anatomiquement, et donc rien (ou si peu) de mon dedans. Seule
issue : trouver une faille, une fissure, un interstice, même infime. Ici,
c’est grâce à une très petite cavité ni dedans ni dehors, à un redondant
« trou de pore » que la vision change : « ce que je vis en anatomie voici
que ça vire au panorama ». Le dehors dès lors est transporté au-dedans.
Multiplication des métaphores : « Futaies des réseaux, taillis des nervures
qu’ont été des nerfs, viscères en rhizomes », etc. Constat et conclusion :
« Salut, géographie du dedans des anatomies ! Dehors, c’est comme
dedans ! » (p. 47-48). Relance du mouvement : le dedans se transporte
au-dehors : dehors est vu comme un immense corps (p. 48) ; dedans
comme un immense paysage. Saisie de l’un par l’autre : circulation des
métaphores, double sens des transports. Intensité inégalée de la vision :
des cavernes rouges » (C, p. 187). Un peu plus loin, et sans surprise : « Elle m’intimait
par ce silence transverbérant viens avec ta maman dans son océan sans démangeaisons
laisse là la vie des exactions et des passations parmi les passions. Je fus renconné en vie
intérieure, je sus que respirer les extérieurs exténuerait ma vie. Car elle avait vendu
mon âme à la vie des viandes, elle m’avait sommé d’être en Réalité, mais la Réalité,
mon Bébé, pas dire à moi quoi ça êtrer ».
329
justesse. Ce qui peut aussi se dire ainsi : « On s’entre dedans par des
écorchures ». Entrer = ouvrir. Entrer : écorcher, griffer, égratigner, érafler,
blesser, taillader, entailler, arracher. Quoi ? Sa peau. Ce lieu de ni dedans
ni dehors, dedans et dehors, où dedans et dehors communiquent – à
tous les sens du terme. Autant d’intensités et de variations autour d’un
même geste et d’un seul enjeu : faire venir (un peu de) soi. C’est-à-dire
un dedans enté sur le dehors, hanté par lui, mais le hantant tout autant :
On r’habite son trou : celui qui dit Je quoique il soit en rien qui parle
aussi bien. L’trou qui parasite les panoramas avec ses vapeurs de bombe à
neutre on. Le trou qui dit que on car il sait pas bien distinguer son nom
dans l’hâchis-pâté du carapaté où sont appendus à des crocs d’boucher
les diverses peaux qui l’ont habillé. (ibid.)
330
Sans doute Perrigault voulut-il lever la peau de son ventre qu’un amai-
grissement d’avant agonie avait dû faire pendre comme un tablier, car
des grelots d’os, ou métacarpiens, agrippent un lambeau qu’ils tirent
vers le haut et dessous c’est pas très beau. (C, p. 49)
Voilà pour le récit d’une hypothèse qui articule les images des deux
écorchés jusqu’à les confondre : l’écorché de Valverde ne serait que le
résultat achevé du geste entamé par celui de Cassérius. Dès lors, Perri-
gault, dans son cabanon, sa peau d’un côté, le tas de l’autre et le trou
au milieu, figure à son tour l’ultime étape de cette ultime écorchure
(preuves à l’appui : les bouts d’os dans la peau). Les mots de Commence-
ment prolongent l’image de Valverde qui prolonge celle de Cassérius ; ils
imaginent l’après de cette image : l’écorché-Perrigault finit par pendre
sa peau à un « porte-manteau », lassé sans doute de la porter pour la
contempler ; il délaisse son couteau et, viande déjà avariée, va pourrir
dans « un coin pas loin », tas informe qui ne donnera plus forme à rien.
La scène est figée, marquée par la perte, la disparition lente, l’oubli et
l’altération. C’est un arrêt sur image. Arrêt sur l’image d’un arrêt ; arrêt
sur l’image d’un qui a fini de commencer. Nature morte d’un qui s’est
écorché. Image qui analyse l’écorchure : tas, peau, trou. Analyse qui est
donnée à méditer. Mais c’est un mot aussi qui ainsi cherche sa figure.
Un mot qui n’est plus seulement donné à entendre, mais d’une certaine
façon aussi à voir. Ce mot, c’est « écrire ».
331
écrire : écorcher
le signe au corps chié
à côté : le couteau
les morts pendus bandés
sur les mortes eaux
le son des os dans un seau
changez de peau !
changez de peau ! (PT, p. 375)
Une équivalence est donc posée. Suit une allusion rapide faite à
l’image (le couteau). Le motif de la pendaison est repris et retravaillé
(image morbide, disparition de la chair jusqu’à l’os). Ultime injonction
enfin, deux fois répétée, qui semble dire une urgence et formuler un
sursaut (« changez de peau ! »). Alors une nouvelle lecture de la scène du
cabanon est possible ; une nouvelle lecture des deux premiers chapitres
de Commencement est possible aussi à partir du prisme de l’écriture, et à
travers lui : écrire c’est commencer, toujours recommencer, c’est porter
plus loin cet effort répété que les premières pages du livre tentent de
restituer. Peu à peu le lecteur découvre le réseau des relations construit
par l’écrivain. Une scène lui est donnée à voir, et méditer.
Au fil de ses pages, Commencement ne cesse ainsi d’explorer la fragile
re-naissance d’une subjectivité ; de dramatiser de diverses manières, et de
matin en matin, ce procès au terme duquel un peu de « je » est à nouveau
prononcé ; de scruter longuement et patiemment ce moment où corps
et langue s’articulent et engendrent une sensation, laquelle, à son tour,
donne lieu à des rythmes, des associations, des adresses, des souvenirs,
des images, ou encore un désir de dire plus juste, autant d’événements
332
Bruits très en poil, plumes alluminosées, tout ça tissé avec des fibres d’os
ramonés d’érèbe, c’est la manière de nos peaux du moment, ça fume
doucement sous nos draps d’endormissement, Nausicaa, Judith et moi
nous sommes ça avant le commencement. (p. 104-105)
333
Bientôt, un autre « je » – une autre peau – sera arraché à cette sorte
de masse de possibles en mouvement que concentre le moment juste
avant le commencement :
Tout ira, désenduit, ras, au oui. Sorti du zéro des gris. Héros, héroïnes,
dégagés des fonds, issus des musiques. Venus des lits, des draps, pour
les drames, les articulations, les prononciations, les peaux définies, les
altercations. Entrant dans les noms, s’aimant, se semant, s’assassinant.
Après la grasse matinée du pas encore né. C’est écrit dans cette minute,
pour la ralentir. Pour laisser venir dans le cube d’ombre d’une alcôve ce
que le moment d’action tuera, taira, oui, occira d’un oc. Un dévidement,
par-dessous, dans les masses émues. Dans des grumellements rosés, pas
encore griffés. Comme dans Fautrier. (p. 107)
Une fois encore la psychanalyse est requise pour penser les méca-
nismes d’une appropriation du langage sans laquelle aucune naissance
334
335
Non : pas djà coloris, encore un répit ! Reste, perte de vue ! Pas de dessin !
Des ombres de Chine ! Du suinté chuinté ! Du vague ! Du baveux ! Des
bords ? Un Nord ? Un décor ? Pitié, pas encore ! Frottis de fresques ! Bar-
bouille de gouaches ! Délices du presque ! Effort du pas-encore ! Pétales
du déjà-plus ! Oublis ! Tentations ! Vacances ! Pâmoisons ! Lumières à
peine, effleurements ! Doucement, lambeaux ! Doucement ! (p. 12)
La rupture est en effet des plus nettes. Fin des nuances délicates
et des frémissements discrets : ça crie, gicle, cloue, fonce, crispe, cré-
pite furieusement. Dehors vient « en meute », ce sont des chiens, « ils
aboient fort » (p. 13), et « ce con de coq en bas qui répond ». Désormais,
c’est tranché : « Ça y est : fini la paix. Plein feu sur les choses ». Advient
alors un phénomène récurrent, et particulièrement marquant dans ces
premières pages du livre, lequel se traduit par de longues additions de
questions puis d’hypothèses. C’est que les mots sont sujets à caution,
aucun ne va de soi :
336
Ces questions creusent un doute qui n’a rien de négatif, qui s’arrête
au contraire à la richesse de ce qui arrive au corps et par lui, et que les
mots ici déplient. Un premier mot impulse un glissement dynamique
qui révèle des intensités et des niveaux de réalité qui coexistent. S’arrêter
ainsi au mot revient aussi, et très logiquement, à s’arrêter à ce qui arrive
au corps et par lui. Nouvelle série de questions :
Ce n’est pas tant que soudain tout semble incertain, mais plutôt que
rien n’est plus évident. La nuance importe. Voilà un corps qui s’arrête
à ce qui lui arrive ; voilà un corps qui interroge ce qui ne faisait pas
question ; voilà enfin un corps qui se laisse hanter par le trou du réel, un
corps qui tente de mettre ses mots sur ce qui vient à lui. Naturellement,
après les questions, vient l’hypothétique réponse :
337
Sois pour ce moment en paix avec toi. Pose un peu en rose. Vois le trou
devant, c’est de graisse fine. Ça huile si tu veux ta machine à fuir le
monde d’abus où tu ruminais délicieusement en tes solitudes fermées
double tour des dévorations de denrées impies, des égorgements, des
étripements, des embrassements, des fornications de peu de pudeur entre
deux renvois de rancœurs moroses. Sors du poil de bouc électrocuté de
tes somnolences. Il s’appelle matin, ce trou, mange sa lèvre. Et baise sa
bouche, elle est douce, c’est rose, frais mouillé, c’est de la mousse. Touche
le bruit, goûte le vent, sens le chaud des ziaux. Vêts l’aile de jeunesse
qui va dégeler, fais un peu au moins comme si t’y croyais, l’œuf encore
merdeux né de tes paresses. Et Pluton au Ciel, qu’il ne soit plus toi, que
ce soit enfin le der de ses crimes. (p. 31)
7 Ce goût pour le plus grand contraste est poussé à l’extrême dans la deuxième section
du premier chapitre où se succèdent plus de soixante-trois hypothèses environ, toutes
sous forme de question, pour répondre à cette seule question : « Drring drring combi
cerveau : appel en urgence. C’est qui qu’interloque ? » (GMQ, p. 15). Suit donc sur trois
pages cette invraisemblable série d’hypothèses qui sollicitent aussi bien la philosophie,
la littérature, la mythologie, la culture populaire, la théologie, que les éléments les
plus simples et les plus triviaux du réel environnant (p. 15-17).
338
339
Éditions courantes
Poésie
La Belle Journée, Goudargues, Guy Chambelland, 1969 (tirage de tête avec Robert
Tatin).
Paysage avec vols d’oiseaux, Montmorency, Carte blanche, 1982 (tirage de tête
avec Antoine Révay).
Journal de l’Œuvide, Montmorency, Carte blanche, 1984 (tirage de tête avec
Pierre Buraglio).
Notes sur le déséquilibre, Montmorency, Carte blanche, 1988 (tirage de tête avec
Dominique Thiolat).
Écrit au couteau, Paris, P.O.L, 1993.
Dum pendet filius, Paris, P.O.L, 1997.
Album du commencement, Plombières-lès-Dijon, Ulysse fin de siècle, 1997 (tirage
de tête avec des dessins de l’auteur).
341
Essai
342
Chroniques
Six jours sur le Tour, Bois-le-Roi, Éditeurs Évidant, 1991 (tirage de tête avec Joël
Desbouiges).
Berlin, deux temps trois mouvements, Paris, Zulma, 1999.
Venise, inverno, Venise, Rapport d’étape, 2002.
Le monde est marrant (vu à la télé), Paris, P.O.L, 2008.
Berlin sera peut-être un jour, Berlin-Montreuil, La Ville brûle, 2015.
Autres
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344
Estampes
Entretiens
« Sexe, texte, avant-garde : politique », avec André Miguel, L’homme poétique,
Paris, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1974, p. 144-152.
« Entretien », avec Daniel Busto, Textuerre, no 9, 1977, p. 55-59.
« Sur Power/Powder », avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire, no 260, 1977,
p. 10-12.
« Crases freuses, phrases creuses », avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire,
no 301, 1979, p. 13‑14.
« À la résurrection des morts de la presse ! », avec BS, Banana Split, no 3, 1980,
p. 3-9.
« L’irrépressible carabin », avec Lucette Finas, Térature, no 3-4, 1981.
« Christian Prigent à table », avec Marie-Hélène Dhénin et Alain Frontier, Tar-
talacrème, no 13, 1981, p. 9-22.
« L’écriture doit tout dire », avec Jean Pinquié, Axe-Sud, no 8, 1983, p. 40-41.
« Litter/rature », avec Renate Kühn, Schreibheft, no 22, 1984, p. 17-20.
« L’incontenable », avec Jacques Sivan, Java, no 5, 1990, p. 38-45.
« On a raison de se révolter », avec Liliane Giraudon, Action poétique, no 126,
1992, p. 45-52.
« Nageur de fond, denseur de langue, videur d’espaces », avec Christian Arthaud,
Faire part, no 14/15, 1994, p. 11-28.
« Rhétoriqueurs, pélerins du pire & porteurs de trous », avec Jean-Pierre Rehm,
À quoi bon encore des poètes ? Valence, ERBA (Collection 222), 1994, p. 35-51.
« Hommage à l’essayiste », avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire, no 669,
1995, p. 13-14.
« Sur le bout de la langue », avec Florence Marguier, ContreVox, no 5, 1998, p. 165-178.
345
1 SILO : textes libres (essais et entretiens) mis en ligne à partir du 30 janvier 2014,
consultables et téléchargeables sur le site www.polediteur.com
346
Préfaces et postfaces
347
« Le Sur-mal », préface à Alfred Jarry, Le Surmâle, Paris, P.O.L (La Collection),
1993, p. 1-33.
« L’églogue et basta », postface à Emmanuel Tugny, Les Impatiences, Auvers-sur-
Oise, Carte blanche, 1993, p. 25-26.
« Une xénoglossie enthousiaste », préface à Andrea Zanzotto, Les Pâques, Caen,
Nous, 1999, p. 7-12.
« La passion considérée comme une course de code », préface à Jean-Pierre Bris-
set, Les Origines humaines, Lyon, Rroz, 2002, p. 7-37.
« La défiguration », préface à Paul Scarron, La Relation véritable, Paris, Éditions
1 : 1, 2002, p. 5-23.
« L’halluciné logogonique », préface à André Biely, Glossolalie, Caen, Nous, 2002,
p. 7-11.
« Sokrat à Patmo », préface à Christophe Tarkos, Œuvres, Paris, P.O.L, 2008,
t. I, p. 9-23.
« Dans la maison des hommes », préface à Muriel Pic, Bibliothèques, Paris, Fili-
granes, 2011, p. 5-9.
« Un poète tous terrains », préface à Ernst Jandl, Retour à l’envoyeur, Caen, Grmx
éditions, 2012, p. 7‑11.
« Gris banal », préface à Henri Deluy, Imprévisible passé, Paris, Le Temps des
Cerises, 2012, p. 9-14.
« La mise en jeu », préface à Oskar Pastior, Poèmepoèmes, Caen, Nous, 2013,
p. 7-12.
« Grande brute », préface à Martial, DCL épigrammes (recyclées par Christian
Prigent), Paris, P.O.L, 2014, p. 7-17 et p. 257-264.
« Opéra Priessnitz », préface à Reinhard Priessnitz, 44 Poèmes, Caen, Nous-
Grmx, 2015, p. 7-19.
« Sot blabla », postface à Typhaine Garnier, « Massacres », Triages anthologie,
Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2016, p. 32‑33.
Fictions et poèmes
2 La plupart des numéros de pages de ces publications sont très difficiles, voire impossibles
à retrouver. Nous indiquons les références telles quelles avec l’accord de l’auteur.
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349
350
351
352
353
« Qui Ubu boira (Jarry) », Lieux d’écrits, Jean-Yves Cousseau éd., Asnières-sur-
Oise, Royaumont, 1987.
« Catégorie Lourd/léger (Blaine) », TXT, no 21, 1987.
« Macro micro chromo trauma (Giraudon) », TXT, no 21, 1987.
« Une éthique écrite (Clémens) », TXT, no 21, 1987.
« Le cœur, absolument (Sollers) », TXT, no 21, 1987.
« Je vois le chant », TXT, no 22, 1988.
« Trouver sa langue », Action poétique, no 113-114, 1988.
« Comme leurs pieds », Catalogue du Festival d’Allauch, octobre 1988.
« Seine Sprache herfinden », Sprache im technischen Zeitalter, no 107-108, 1988.
« Textes en scène (Labelle-Rojoux) », TXT, no 23, 1989.
« Le parti pris de Francis Ponge (Gleize) », TXT, no 23, 1989.
« 20 ans tous les jours », Catalogue TXT vingt ans, CAC Bruxelles, avril 1989.
« L’effort pour ne pas devenir fou », Le Journal de Royaumont, no 4-5, 1989.
« DDR Lyrik 1989 », TXT, no 24, 1989.
« Nommer l’innommable (Salman Rushdie) », TXT, no 24, 1989.
« Le Réel et sa phrase », TXT, no 24, novembre 1989.
« Super Nova », Extreme Gegenwart, Christiane Baumann, Gisela Lerch éd.,
Brême, Manholt, 1989.
« La Ville dont le centre est un trou », Les Lettres françaises, no 2, 1990.
« Carte blanche à la crise », Les Cahiers du Refuge, septembre 1990.
« La belle ouvrage (Claude Simon) », TXT, no 25, 1990.
« Géographies / Jeux de graphies (Cendrey) », TXT, no 25, 1990.
« Nommer l’innommable, ssq », TXT, no 25, 1990.
« Jarry, celui qui breton, Saint-Brieuc », Écumes, no 1, 1990.
« Lettre de Berlin », Canal, février 1991.
« La phrase catastrophe (Géraud) », TXT, no 26-27, 1991.
« Chromo est là, l’écriture s’en va (Rouaud) », TXT, no 26-27, 1991.
« Paraphrase des psaumes (Verheggen) », TXT, no 28, 1991.
« Li proverbe au vilain », TXT, no 28, 1991.
« Federman ou la pudeur d’écrire », Les Lettres françaises, février 1992.
« Sur la pornographie », Les Lettres françaises, août 1992.
« Deux ou trois choses sur la poésie », Les Lettres françaises, janvier 1993.
« À quoi bon encore des poètes ? », Libération, 14 janvier 1993.
« Cette obscure clarté », Quai Voltaire, no 7, 1993.
« Séduction de l’inquiétude », TXT, no 29-30, 1993.
« Sur Arthur Cravan », If, no 2, 1993.
« Parce que c’est impossible (littérature et enseignement) », Le Nouveau Recueil,
no 27, 1993.
« Être moderne, est-ce être illisible ? », Cahiers Noria, avril 1993.
« Faim de l’idylle (Guénin) », TXT, no 31, 1993.
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355
« Réel point zéro : poésie », Poésie & Philosophie, Jean-Claude Pinson et Pierre
Thibaud éd., Marseille, CIPm-Farrago, 2000.
« La Langue contre les idoles (Novarina) », Théâtres du verbe, Alain Berset éd.,
Paris, José Corti, 2000.
« Phénix ! Phénix ! », Fusées, no 5, 2001.
« Salut (Corso) », Fusées, no 5, 2001.
« Qui baise qui ? », Fusées, no 5, 2001.
« Penser les nihilismes », Le Nouveau Recueil, no 62, 2002.
« La Voix de l’écrit ssq (notes polyphonixes) », La Voix de l’écrit, no 0, 2002.
« La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, no 63, 2002.
« Une xénoglossie enthousiaste (Zanzotto) », Hi.e.ms, no 9-10, 2002.
« Notes polyphonix », Catalogue Polyphonix, Paris, Centre Pompidou - Léo
Scheer, 2002.
« La poésie se dit dans un souffle », Exit, no 33, 2003.
« Parlons de l’âme », Balises/Crise de vers, no 2, 2004.
« Yves Froment », Le Mensuel, avril 2004.
« L’épouvantail de vérité (M. Roche) », Fusées, no 8, 2004.
« Encore un effort ? (Fiat, Hanna) », Fusées, no 8, 2004.
« Histoire de langues », Les arts face à l’histoire, Marie-Hélène Poplard éd., Mont-
de-Marsan, L’Atelier des Brisants, 2004.
« D’une lecture empêchée (Jean-Luc Parant) », Jean-Luc Parant, imprimeur de sa
propre matière et de sa propre pensée, Paris, José Corti, 2004.
« Un gros fil rouge ciré (Sade) », Lignes, no 14, 2004.
« Alfred Jarry », Passeurs de mémoire, Paris, Gallimard (Poésie/NRF), 2005.
« Comédie (Federman) », Fusées, no 9, 2005.
« Zut rit, nous aussi (Verheggen) », Fusées, no 9, 2005.
« Carte blanche à la crise », Fusées, no 9, 2005.
« Poésie, récapitulons », N 4728, no 8, 2005.
« La tristesse de Pasolini », Lignes, no 18, 2005.
« Bonne nuit, les petits », Bernard Noël, La Privation de sens, Barre-des-Cévennes,
Éditions Barre parallèle, 2006.
« Le réel et sa phrase (Lucot) », Faire Part, no 18/19, 2006.
« On ne fait pas de poésie sans casser d’œufs (Deleuze) », Deleuze et les écrivains,
Bruno Gelas et Hervé Micolet éd., Nantes, Cécile Defaut, 2007.
« Pour les dix ans de Fusées », Fusées, no 10, 2007.
« La poésie n’est pas à l’œil (Verlaine) », Revue des sciences humaines, no 285, 2007.
« La mise en jeu (Pastior) », Fusées, no 12, 2007.
« L’île, l’illimité (Vanda Benes) », Fusées, no 12, 2007.
« Criterium Jarry », Fusées, no 12, 2007.
« Saint-Brieuc des trous », Ouest-France, 31 décembre 2007.
« Du temps des “avant-gardes” », Écrire Mai 68, Paris, Argol, 2008.
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358
De l’italien
De l’allemand
359
De l’anglais (américain)
Raymond Federman, « Ma vie a commencé… », Fusées, no 9, 2005, p. 11.
Raymond Federman, « Notre sœur », Fusées, no 9, 2005, p. 28.
Raymond Federman, « Le Musée des culs imaginaires », Fusées, no 9, 2005, p. 44-45.
Du latin
Martial, « Épigrammes », Grumeaux, no 3, 2012, p. 264-272.
Martial, « Épigrammes », Cahier Artaud, no 1, 2013, p. 49-50.
Martial, DCL épigrammes (recyclées par Christian Prigent), Paris, P.O.L (Poche),
2014.
Pascal Quignard, « Au souffle des feus », INTER (autour d’Inter aerias fagos),
Bénédicte Gorrillot et Pascal Quignard éd., Paris, Argol, 2011, p. 117-123.
Productions radiophoniques
« Et ce qu’on a c’est de respirer », Atelier de création radiophonique, France Culture,
18 mars 1984.
« Das Unbezähmbare : der Marquis de Sade und die Menschenrechte », Kul-
tur-Termin, SFB 1, Berlin, mai 1989.
« La Ville dont le centre est un trou », Atelier de création radiophonique, France
Culture, 2 septembre 1990.
« Tentative d’idylle au site syllabique », Atelier de création radiophonique, France
Culture, 3 février 1991.
Cinéma
« Place Clichy », texte du sketch de Bernard Dubois dans le film collectif Paris
vu par… 20 ans après, 1984.
Théâtre
Chino pieds dans l’eau, mise en scène Vanda Benes, interprétation Vanda
Benes, Gwenaelle Cochevelou, Christian Prigent, Saint-Michel-en-Grève,
novembre 2017.
Tra la la ! mise en scène et interprétation Vanda Benes, musique Jean-Christophe
Marti, piano Emmanuel Olivier, Saint-Brieuc, septembre 2018.
Une phrase pour ma mère (uma frase para minha mae), mise en scène et interpré-
tation Ana Kfouri, Rio de Janeiro, septembre 2018.
360
préface
Nul mieux que Christian Prigent 5
Michel Surya
Introduction 23
p r em i èr e parti e
Lucrèce
aux avant-gardes
Lucrèce à la fenêtre 31
(texte de Christian Prigent)
Chapitre 1
À la fenêtre, Lucrèce 41
Tressage 41
La guêpe, l’orchidée : Prigent et Lucrèce 43
361
Chapitre 2
Hériter du père 57
Prigent à sa fenêtre 57
D’un père à son fils 64
Le mal 80
L’engagement 82
La Loi 83
Chapitre 3
Modernité 93
Le moderne oublié 93
Ceux qui ne merdrent pas 96
Un conflit fondateur 99
Baudelaire 2000 103
Des monstres 105
Chapitre 4
Souveraineté 113
Chapitre 5
Au plus juste 147
Fictions 147
Sensation 150
Esquisse, contours 152
Sensation et expérience 153
Sensation du réel 159
Lyrique 163
Du style 178
362
Chapitre 6
Ponge, le désir et la distance 181
d eu xi èm e parti e
Lectures
Chapitre 7
Prendre conscience 213
Chapitre 8
Cadrage, débordement 247
Sensations
Chapitre 9
Scarron, le corps 261
363
Corps en Z 262
Le style : s’arracher du corps 265
Chapitre 10
L’Œuvide, un journal 269
Au-dedans 269
Un corps se défait 273
Une parenthèse 276
Chapitre 11
Sensation Rome 279
Chapitre 12
Caravage : œil libre 287
Chapitre 13
Refaire son œil : les écorchés 303
Chapitre 14
Écrire : écorcher 317
364
iMpriMé en france