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Cerner le réel

Christian Prigent à l’œuvre

Sylvain Santi

DOI : 10.4000/books.enseditions.14111
Éditeur : ENS Éditions
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2019
Date de mise en ligne : 16 décembre 2019
Collection : Signes
ISBN électronique : 9791036201882

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 21 novembre 2019
ISBN : 9791036201868
Nombre de pages : 366
 

Référence électronique
SANTI, Sylvain. Cerner le réel : Christian Prigent à l’œuvre. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions,
2019 (généré le 26 mars 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/
14111>. ISBN : 9791036201882. DOI : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.14111.

© ENS Éditions, 2019


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collection signes
Dirigée par Éric Dayre

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signes

Cerner le réel
Christian Prigent à l’œuvre

Sylvain Santi

préface de
Michel Surya

ens éditions
2019

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Éléments de catalogage avant publication

Cerner le réel. Christian Prigent à l’œuvre / Sylvain Santi. Préface de Michel Surya.


– Lyon : ENS Éditions, impr. 2019. – 1 vol. (366 p.) : couv. ill. ; 22 cm. – (Signes,
ISSN 1255-1015).
Bibliogr. : p. 341-361. – ISBN 979-10-362-0186-8 (br.): 29 euros.

Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, ePub et
PDF : http://books.openedition.org/enseditions/

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représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce
soit, sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies
ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.

ENS Éditions remercient Christian Prigent et les éditions P.O.L pour leurs
aimables autorisations de reproduction.
Illustration de couverture : Christian Prigent, auto-portrait (dessin à la plume
d’après une photographie de François Lagarde, 1978)
p. 31-40 « Lucrèce à la fenêtre » : texte publié initialement dans Christian Prigent,
Salut les anciens, salut les modernes © P.O.L, 2000

© ENS ÉDITIONS, 2019


École normale supérieure de Lyon
15 parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07

isbn  979-10-362-0186-8

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Préface

Nul mieux que Christian Prigent

La recherche d’un lien entre littérature et politique


a dominé tout ce que je mets publiquement
en pratique depuis quarante ans.
Christian Prigent, Christian Prigent, quatre temps

Comment commencer, c’est-­à-dire introduire ce livre attendu, néces-


saire ? Ainsi, peut-­être : la politique est impossible, la littérature aussi.
Variante inévitable d’une telle introduction, raide : la politique est mau-
dite, la littérature aussi. Moyen de ne pas faire dans le détail, d’abord. Le
détail n’intéresse pas pour commencer. Impossibles et maudites l’une
comme l’autre, la politique et la littérature, rien ne fera jamais qu’en-
semble elles puissent l’être, l’une comme l’autre, moins : impossible ni
maudite. Il y a longtemps qu’un jeu se joue là, qu’à son tour chacun qui
vient rejoue, sans pour autant lui trouver de solution.
La politique n’a certes rien fait, jamais, pour que la littérature et
elle s’entendent, s’allient. À la littérature, la politique reproche une
liberté qu’elle ne circonvient ni ne subordonne (à laquelle elle ne veut
pas voir qu’elle doit beaucoup pourtant, sinon tout). À la politique, la
littérature reproche de ne jamais se tenir à la hauteur qu’elle lui a une
fois pour toutes montrée. Le malentendu est entier.
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Cerner le réel

On s’est bien sûr toujours déchiré à ce sujet, faisant même, à une


époque (récente), ou l’essayant, comme si la littérature pouvait n’être
pas moins importante que la politique (ce qui suffit à « dater » préci-
sément la littérature et la politique de cette époque, dont on est loin
maintenant). Pas n’importe quelle époque : celle du communisme ; pas
n’importe lequel, du communisme en majesté, le seul à s’être représenté
– à en avoir eu le temps – qu’il ne l’emporterait pas si la littérature ne
l’aidait pas à l’emporter (pas si majestueux, par le fait). Étrange idée, si
l’on y songe. Étrange idée de prime abord, parce que, juste, en réalité, du
point de vue des époques qui avaient précédé. Le temps était à l’homme
nouveau, à l’homme nouveau communiste (précision nécessaire, parce
que le fascisme n’avait pas moins voulu que l’homme de son époque fût
nouveau aussi, à sa façon, à sa façon fasciste) : et si le plan quinquennal
pouvait certes suffire à faire que les modes de la production communiste
fussent nouveaux, et différents du mode de production capitaliste, la
littérature seule pouvait faire que l’homme du plan quinquennal le fût
aussi, nouveau, et du tout au tout, je veux dire : de l’homme nouveau
fasciste et de l’homme nouveau capitaliste. On ne l’a pas assez dit :
l’électricité et la machine à vapeur n’y auraient rien pu. Il y fallait encore
l’homme qui allât avec – la littérature y pourvoirait.
Vieille histoire, maintenant, mais connue de qui encore ? De personne
ou presque, à moins d’en voir connu-­vécu l’époque, même adolescent, et
l’avoir connue-­vécue de près. Époque de l’engagement de tous en tout,
de l’engagement de la littérature en outre, en tout, pour tous. Où il y
avait, ce n’étaient pas nécessairement les mêmes, ceux qui étaient de part
en part communistes ; ceux qui se voulaient communistes ; et ceux que
le communisme intimidait et qui ne voulaient passer pour contre. Les
autres ? Ils n’intéressent toujours pas, qui ne pouvaient qu’être de droite.
Pour autant, il y avait les œuvres aussi (leur résistance d’œuvres,
faibles résistances, résistances quand même) qui ne se reconnaissaient
pas toutes, parfois en rien, dans cette différence ou dans cette opposi-
tion. Les œuvres dont ce n’est par nature pas l’affaire que la politique
soit moins impossible ni moins maudite, mais dont c’est la leur que
la littérature le soit plus. Parce que c’est ainsi, maudite, impossible, à
la différence de la politique, que la littérature ne peut qu’être : libre.
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Préface

Deux ou trois générations s’y sont déchirées, c’était inévitable.


Christian Prigent vient parmi l’une d’elles, tard. Exemplairement
aussi. Je veux dire : ce qui fait déjà de lui un exemple. Un exemple de
sa littérature aussi, comme des questions qu’elle n’a pas cessé de (lui)
poser. Peu savent mieux que lui ce qu’il en aura été – à ce point – de
cette histoire, de ce qu’il en aura été d’avoir celle-­ci pour histoire propre,
et d’avoir prétendu faire de cette histoire qui lui était propre la sienne
quand même, qui était en fait, pour commencer, celle de son père, de
sa mère aussi bien : un tel mécompte, à la fin !
Il pourra dire, plus tard, il dira, comme revenu à lui (mais à quel
« lui » ?) : citoyenneté, civisme, engagement, comme pour en sauver
quelque chose (je n’ignore pas qu’il n’a jamais pensé les choses aussi
simplement) – le mal était fait. Il lui fallait être libre, peu ont plus que lui
voulu l’être, et le veulent encore ; pour autant, il aurait toujours ce poids
au pied, qui menaçait de l’entraîner par le fond. Le vieux fond moral, ou
puritain, de ce à quoi la littérature se devrait, selon la doxa du moment,
quoique celle-­ci ne cessât pas, pourtant, de se vouloir libre, la plus libre.
Libre politiquement, car c’est en des termes politiques que cela s’est
dit aussi, vite (en termes d’époque, toujours d’époque) : gauchisme versus
stalinisme. Libre littérairement ? Tout aura été beaucoup plus compliqué
pour lui et ceux qui étaient avec lui (mais tous n’étaient pas avec lui à ce
point, de ce point de vue – tous n’en héritaient pas d’aussi près). Pour
les premiers, les staliniens, la révolution avait eu lieu, qu’il s’agissait de
parachever. Pour les seconds, les gauchistes : il s’agissait qu’elle ait enfin
et tout à fait lieu, parachevant l’ébauche, tragique, déjà manifestement
tragique, que la stalinisation du bolchevisme en avait été. Aux yeux
des « gauchistes » (je simplifie), la preuve en serait qu’elle aurait enfin
tout à fait eu lieu que la littérature et la politique seraient les mêmes.
J’exagère ? À peine. Illusion supplémentaire, illusion par excellence, soit,
mais innocente celle-­là, qui n’a éliminé personne, ni rien à la vérité
– ou presque (qui a tout au plus, non pas fermé les yeux, mais pas su
les ouvrir à temps). À politique nouvelle, homme nouveau, à homme
nouveau, écrivain de même, antienne ancienne. À cette différence près
que cet homme nouveau de l’homme nouveau ne chercherait pas « le
réel » « dans ou avec la langue », mais, dit Prigent (et dirent d’autres avec
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lui, après lui), « à travers » ou « contre » ou « sous » – surtout « sous »,


pour Prigent. Tout changerait dès lors de leur rapport, du rapport de la
politique et de la littérature, lequel est en effet d’abord et avant tout un
rapport de/à langue. Pour qu’un tel rapport se rétablisse, pour que son
égalité de rapport du moins s’établisse, il n’aurait pas moins fallu qu’en
appeler à des « langues inouïes », c’est ce que dit Prigent, conformément
à l’histoire de toutes les révolutions rêvées, rêvables, chérissables : qu’elles
sont nées, naissent, naîtront de langues en effet inouïes, faites pour fonder
des mondes qui ne le seraient pas moins (la croyance, les idéalités n’ont
pas disparu, elles se sont tout au plus accrues).
De ces langues inouïes, Christian Prigent dit bien (sinon vite : il lui
aura fallu du temps, un temps d’apprentissage, un temps d’affranchis-
sement) qu’elles ont rapport au mal. Ce n’est pas douteux, mais c’est
très exactement le contraire de ce que disaient, il était à peine né, les
grandes mises en paroles du parti (communiste), paroles d’une seule
et juste langue : qu’il fallait qu’elles aient rapport au bien (un bien
majeur, ou majuscule, etc.).
Je veux bien qu’on ne le comprenne plus (comment comprendre
encore une telle histoire, qui ne ressemble qu’à celle des premiers
chrétiens ou celle des admirables, des terribles hérésies). Pour autant,
il n’est pas difficile de faire valoir encore, même aujourd’hui, qu’on
sortait alors, encore qu’à peine, du plus grand mal. De ce mal majeur,
majuscule dont la Résistance était née, et nés, avec elle, les parents de
Christian Prigent, communistes en effet, communistes orthodoxes et
zélés si l’on veut, autant qu’on veut, mais résistants d’abord, ce qu’il
n’y a pas eu beaucoup à être et à peu près plus personne à comprendre,
surtout pas les moralistes (les « nouveaux philosophes » – même époque,
même temps), qui n’en veulent depuis longtemps plus rien savoir, qui
ne veulent surtout pas savoir ce qu’il en aura été pour eux, en onze ans
seulement, de passer de l’effondrement du nazisme, grâce, en grande
partie aussi, à l’Union soviétique, à l’écrasement du soulèvement ouvrier
de Budapest, de 1956. Staline était certes mort entre-­temps, qui ne l’a
manifestement pas été assez, longtemps encore.
Je vais redire ici, après Sylvain Santi, qui n’a que trop raison de le
dire dans ce livre, en quels mots ce moralisme nouveau s’est dit alors,
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Préface

qu’il revient à un poète, pas n’importe lequel sans doute de l’avis de


Prigent lui-­même – à Paul Éluard – d’avoir dit : « Le mal doit sans cesse
être mis au bien, par tous les moyens ». Mots d’ordre de la propagande ?
D’une propagande bigote ? Si l’on veut, autant qu’on veut et qu’on veut
en juger vite. Mais non. Parce qu’ils sont déchirants aussi bien. Un tel
sacrificium intellectus, consenti par d’anciens surréalistes, par d’anciens
dada avec eux, ne mesure pas rien. Il mesure qu’il faut aussi avoir traversé
de nouveau la guerre (d’anciens dada, d’anciens surréalistes, c’est la
Seconde Guerre qu’ils auront traversée) pour consentir à ce à quoi ils ont
consenti tant d’années durant : cette simplification, ce rapetissement.
On en a ri et en rit encore, mais de quel rire ? Riant des couleuvres qu’ils
auront en effet avalées, qu’il aura fallu qu’ils avalent jusqu’à ce qu’ils
ne pussent plus rien avaler du catéchisme dont ils étaient devenus les
meilleurs apôtres. Aragon par exemple ou par excellence, pour n’en
appeler qu’à lui et à un livre de lui : Le Roman inachevé (1956), qui ne
trouvera bien sûr pas grâce aux yeux de Prigent, alors ni depuis (vieux
style, amphigouri des vieux alexandrins ; le pire de l’œuvre de l’auteur
du Paysan de Paris, du Traité du style ou du Con d’Irène), Aragon dis-­je
dit assez quelle horreur aura été celle du communisme même pour ceux
qui ont fait et feront longtemps encore semblant d’être communistes.
(Qu’on se souvienne pour cela des dernières photos d’Aragon avançant
seul au long des allées de la fête de l’Huma, vieux et masqué, non pas pour
n’être pas vu, mais comme ne pouvant plus vouloir être vu pour ce qu’il
avait lui-­même dû voir). Il y a une tragédie de l’espérance communiste,
avec laquelle on ne sait décidément pas comment faire, qu’on aura fuie
en fait – qu’on n’aura pas pensée.
« Le mal doit sans cesse être mis au bien, par tous les moyens ».
Croira-­t-on qu’il n’est question là que de la littérature, de ses mots, de ses
formes ? Des formes et des mots aux moyens desquels elle s’y emploierait
toute, par le même mouvement ? Qu’il n’est là question que de l’une
des innombrables questions politiques qui se posent au communisme
et que le communisme pose ? À tort. La question est métaphysique en
fait. Métaphysique, et peu de littératures le sont, l’ont été et le seront
autant. Métaphysique pauvre, soit. Quand même. Le « mal », le mot
n’était pas pauvre encore, dont tant, qui lui avaient survécu, avaient l’âge
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de témoigner (de témoigner pour ceux qui ne lui avaient pas survécu).
On peut bien décider que la littérature ne doit en rien avoir affaire au
« bien », ni à rien qui lui commande, c’est le cas de Christian Prigent,
c’est le mien aussi bien, il n’en reste pas moins que même ceux qui le
prétendaient ne pouvaient pas prétendre, le prétendant, qu’ils pouvaient
faire, d’un tel mal, rien.
Un zèle s’y est ajouté (l’idéologie a toujours su faire du zèle un art, par
nature absurde, et été tenté de faire de l’art son zélateur) : qui impartira
à la littérature d’y œuvrer aussi. Lequel zèle sommera de choisir entre
la littérature qui aura le « bien » en sa garde (de petits noms y suffiront
pourvu que le nombre en soit grand), et ceux qui useront d’elle sans
gêne, pour le « mal », parce qu’ils l’auront « élu » (peu importe que les
noms en soient grands, il suffira qu’on les rabaisse). Tout sera bon dans
cette lutte violente où tous les coups et tous les mots seront permis (on
ne s’imagine plus une pareille violence dans les « lettres »). Les premiers
diront des seconds qu’ils sont un scandale, qu’ils sont immoraux, qu’ils
écrivent des « saloperies », qu’ils s’adonnent à toutes les dépravations,
« cérébrales » y compris préciseront-­ils (précisions d’époque), sans doute
pour qu’on ne croie pas que le puritanisme seul les anime. Sartre, le cul
entre deux chaises, pourra bien n’en pas réchapper davantage que Sade,
Miller, Genet, mais… Kafka. Comment a-­t-on pu, au sortir de la guerre
(1946), se demander dans la presse intellectuelle communiste, dans la
revue Action pour être précis, s’il ne fallait pas « brûler » Kafka ? Ce fut
leur mot. Quand lui-­même l’aurait été, comme ses sœurs et comme
Milena Jesenská l’ont été. L’époque aurait dû incliner à la tempérance
des interprétations, l’idéologie a voulu qu’elle le fût à tous les procès.
J’ai nommé Éluard, j’ai nommé Aragon, déjà : soit, avec Sadoul, Tzara,
Vaillant, les noms des deux plus belles prises communistes au surréalisme
(cette histoire est aussi une histoire française et une histoire de la littéra-
ture française). Ils ne suffisent pas : ne serait-­ce que parce que, avec eux,
tout est plus compliqué ; qui, s’ils sont fidèles, c’est-­à-dire domestiques, et
ils le sont le plus souvent, ce n’est pas sans regimber aussi, et même sou-
vent, c’est-­à-dire sans quand même avoir le front de faire valoir des préro-
gatives « littéraires » (en réalité, des goûts, des prédilections) que les préro-
gatives du parti, toutes « politiques », elles, ne sont pas enclines à entendre.
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Préface

Ces noms que je cite, qu’il faut citer, ne serait-­ce que pour que la
complexité s’établisse et nous soit rendue, Sylvain Santi les cite aussi,
en plus grand nombre, que Christian Prigent lui-­même a cités : France,
Saint-Exupéry, Gorki, Rolland, « même Valéry » (ainsi que Prigent le dit,
peu sûr sans doute de ce que ce « même » pouvait vouloir dire), Maeter-
linck, Verhaeren, Barbusse, Guilloux, André Stil, Ostrovski, Ehrenbourg,
Simonov, Cholokhov, Marcenac, Seghers, Dobzynski, Hikmet, Neruda…
D’un côté, dont il n’y a que deux, pas quatre, etc. Lesquels sont commu-
nistes en effet, ou sympathisants desdits. Lesquels surtout « ne cèdent
pas au désespoir ; refusent la mélancolie, le spleen, le néant, le sarcasme ;
cherchent la joie », rappelle Santi, et voient, Prigent rappelle en quels
termes, « frémir partout sensibilité, élan, […] lumière », et montrent
aux hommes « la voie radieuse des étoiles ». C’est une liste, laquelle ne
se comprend pas si une autre ne la justifie pas, ne la conforte pas, qu’on
lui oppose en tout : Rimbaud, Joyce, Kafka, Proust, Mauriac, Beckett,
Sade, Montherlant, Sartre, Camus, Malraux, Miller, Genet, Caldwell,
Steinbeck, Dos Passos, Stein, Breton, Céline, Malaparte, Jünger, Plisnier…
(Le seul nom qui étonne dedans, c’est celui de Malraux, lequel a recruté
pour le parti, malgré lui, plus d’adhérents français que tous les écrivains
français communistes réunis – par ses romans d’avant-­guerre, d’avant
donc qu’il devienne gaulliste – histoire décidément paradoxale.) La
question est métaphysique ai-­je dit. Elle est esthétique aussi, et ne l’est
pas moins. Parce qu’il s’agissait en cela, non pas que le mal fût mis au
bien, mais au beau, fût-­il insultant – selon la leçon jamais assez reçue
de Rimbaud, reçue là enfin par ceux auxquels ce bien ne suffirait pas
(Prigent parmi eux).
Si peu de sens qu’aient les listes en général, et qu’aient celles-­ci en
particulier, on aura compris : il s’agit de faire, front contre front, que
l’emporte une littérature de part en part apotropaïque, qui conjure le
mal ou en détourne (quoique sans chercher vraiment à faire croire que
rien puisse avoir raison de tout mal, ni aucune politique, pas même la
politique « communiste »), sur toute autre littérature, qui, de part en
part aussi bien, s’en accommode quand elle ne s’y complaît pas. Effet
de ce différend immédiat, violent : quiconque cédera à l’attrait de cette
« autre » littérature (dévoyée, malade, décadente, bourgeoise ou, pour
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Cerner le réel

parler aussi savamment que cherchait à le faire la critique réaliste-­


socialiste à la suite, à la botte de Jdanov : formaliste) ne sera pas que non
communiste (le temps était passé où l’on pouvait encore l’être), mais
sera anti-­communiste. Il est arrivé que la littérature servît à mesurer
de telles comminations. C’est, à chaque fois (le nazisme, le stalinisme),
la preuve que la politique a atteint à son degré de plus grande intensité
(et de plus basse bêtise). Que la littérature soit à ce point exemplaire
de l’action qu’elle-­même soit action.
Ces listes sont celles aussi de Prigent-­père – Sylvain Santi y insiste,
à raison (cet essai est aussi ou en outre une biographie) – qui les a faites
siennes. Non pas tièdement, comme s’il s’était agi d’un article secondaire
de la « règle » communiste. En réalité, en lettré qu’il était, comme s’il
y était question du communisme en tant que tel, dans le détail et dans
sa totalité. « Telle sera la thèse, écrit-­il, que nous tenterons d’exposer
dans les pages qui suivent, en montrant notamment comment, auprès
de ce père, se décide pour le fils le sens d’un engagement politique de la
littérature qui ne sera jamais démenti, mais sensiblement transformé ».
C’est le point de départ que son auteur donne à ce livre : la difficile
transformation de Prigent-­fils ; lequel devra passer d’une littérature à
une autre, métamorphique pour l’une, selon le Père (l’homme nou-
veau), anamorphique pour l’autre, selon le Fils (pour quel homme, ni
nouveau ni ancien, juste pour l’homme qu’il est), lesquelles, longtemps,
il trouvera qu’elles ne sont pas moins l’une que l’autre justifiées.
Justifiées, parce que ce père n’a pas moins qu’Éluard et que tout
communiste fervent le « bien » à cœur. Parce que, même, il n’y a rien
que ce père ait plus à cœur que la ferveur d’un tel « bien ». D’ailleurs,
il n’y a personne pour nier que cet homme soit authentiquement un
homme de bien, et son communisme celui d’un bon communiste ou
d’un communiste authentique, exemplaire ; tous le louent pour ça,
qui font de lui une sorte de saint, ce qui va de soi puisque c’est du bien
et du mal qu’il est question, et que c’est la question de leur opposition
cruciale qu’il règle avec le parti.
La question n’en demeure pas moins, pour le fils : comment fait-­on
avec cette instance du bien, quand c’est le père qui le détient et en fait
l’apostolat, un apostolat magistral, qu’il fait à son fils aussi : qui, par
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Préface

là, par là qu’il le fait à son fils aussi, le familialise en fait ou, en outre,
le filialise et à fond, à la vérité qui le névrotise (l’instance violente du
bien n’est par nature pas moins névrotique que celle du mal), obligeant
ce fils d’obéir ou désobéir deux fois, d’être deux fois fidèle ou infidèle,
ce qu’il faut préciser encore : fidèle-­infidèle à la puissance deux dans
le cas de Prigent-­fils, dès le moment que celui-­ci découvre à son tour la
littérature, et que ce qu’il découvre dans la littérature, c’est tout autre
chose que ce que Prigent-­père lui avait fait découvrir, qui la découvre
au point de se vouloir lui-­même écrivain, qui découvre par le fait qu’on
n’est fils et écrivain selon son père qu’aux conditions de celui-­ci, quand
on n’est écrivain qu’à ses conditions propres, ou pour dire plus juste,
qu’aux conditions de la littérature, lesquelles excluent toutes les autres,
filiales, morales, politiques y compris – auxquelles se mesure son incon-
ditionnalité de principe.
À ce fils, c’est le parti qui parle sitôt qu’il écoute son père. Ventrilo-
quie vertigineuse, si l’on y songe (le cas a été le même longtemps des
fils de pasteurs, de Kierkegaard, de Nietzsche pour ne citer qu’eux, et
la pastoralité communiste ne le cède en rien alors à la protestante).
D’autant plus vertigineuse que le père ne lui parle pas, ne parle pas en
propre au fils. Que le fils ne l’entend, parlant, que parlant aux autres,
autrement dit à des foules ; lequel est, au contraire, chez lui (épouse,
enfants), taciturne. Comme s’il ne pouvait y avoir pour lui de parole
que publique, que politique, excédant de beaucoup la parole personnelle
(bourgeoise). S’y substituant.

Autre commencement possible : la littérature est de part en part parri-


cide – parce que la langue héritée est par nature paternelle bien plutôt
que maternelle (de la même manière que la politique était alors – est
encore – essentiellement paternelle). Paternalisme surjoué : ce père-­là
parle d’abondance, qui est élu, tribun, orateur, etc., et l’est bien. Qui ne
parle qu’aux foules, qu’il édifie, taciturne en privé, en famille, famille
que son silence seul doit édifier. Que les foules admirent d’autant plus
qu’il intimide sa tribu (qu’il réduit au silence).
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Parenthèse, en forme de retour en arrière : le bien communiste,


si grand qu’il se soit voulu et se veuille vaguement encore, n’est tout
de même qu’un tout petit bien comparé au bien chrétien, auquel il
ressemble par plus d’un trait. En tant que la « justice » qui préside à sa
définition est et n’est que sociale, et, à aucun moment, ontologique.
Pas un mot dans toute la littérature communiste (pas besoin de la lire
toute, elle est toute pareille) pour se poser la question de la cruauté
de ce qui est sans secours ; de ce qui n’est pas ni ne sera jamais rédimé
par quelque « politique » que ce soit. Artaud avait, tôt, une fois pour
toutes, réglé cette question, d’une phrase qu’il avait opposée à Breton,
quand celui-­ci, en 1927, avait décidé de rapprocher le surréalisme du
communisme. Que peut résoudre la question sociale de son charnier
propre ? Bataille dira de même, toute sa vie, qui dira à la fin qu’il est un
« enragé » (de fait, l’enragement n’est pas communiste, qui se veut et est
rationnel). Ce qui n’est certes pas fait pour intéresser le communisme
en soi, ni aucun communiste, mais qui, nécessairement, intéresse la
littérature et la pensée, soit Prigent-­fils lui-­même, alors à la croisée des
chemins, entre lesquels il ne sait pas lequel choisir.
Ce Prigent fils, à la croisée des chemins, écrit, après coup il est vrai :
« papa, qui pérore en gloire aux chaires et tribunes de vertu civique ».
Où il faut entendre et où l’on entend bien que le père, fidèle, pérore
(pérorera) ; et que le fils, factieux, fictionne (fictionnera). Prix à payer
pour Prigent-­fils : qu’il fasse fi du Vrai, ministère de Prigent-­père, qui
en dispose, qui le répand à tous, partout, autrement dit par-­delà la tribu
familiale ; Prigent fils, faute du Vrai, ou d’un tel Vrai, ou du Vrai même,
fera à la fin, comme font certains mauvais fils, c’est leur faiblesse, c’est
leur force aussi, ministère du « faux » (du faux du moins selon tous les
pères), qu’il répandra, son ministère à lui, à son tour, non pas « aux
chaires et tribunes de vertu civique », mais : aux livres, et leurs scènes
du vice.
À quel prix cependant, c’était la question ? De s’en sentir coupable
(culpabilité indélébile – il n’y en a de réelle qu’indélébile, c’est-­à-dire
inversement fidèle).
Parce qu’il n’y a pas moyen d’en démordre, père ou pas, la poli-
tique est le vrai, et la littérature le faux, vieille antinomie, antinomie
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Préface

entre toutes, ou par excellence, déclinable à l’envi, laquelle oppose,


de tout temps, le prophète à l’apôtre, l’artiste au prêtre – le saint au
saint. Laquelle fait qu’il n’y a d’art, aux yeux du père, qu’à la condition
que celui-­ci s’accorde au vrai du monde et à son devenir (idéalisé) ;
quand il n’y aura d’art, aux yeux du fils, qu’à la condition d’accorder
le monde (réel) au faux ou à la fable du monde réel (condition d’un
vrai suréminent).
Je reprends : se dresser contre un père im-­pératif (ce qu’est tout père
fort, et tout père plus ou moins l’est, mais celui-­là l’est plus qui l’est deux
fois), le bien peut certes le vouloir, y compris celui de la fable ou de la
fiction, lesquels ne sont pas, par nature, capables d’un moindre bien ;
tout se complique cependant (complication qui demeure) si l’impéra-
tif paternel est d’un bien dont même le fils s’est convaincu (or c’est le
cas, là). Dès lors, même aux yeux du fils, se dresser contre est un mal,
est coupable (« c’est crime, c’est péché », lui souffle la propagande).
Culpabilité de la littérature, dit Bataille, dont le vrai ne peut naître que
des enfances, mais dont naissent aussi des enfances définitives, que la
culpabilité échoue à atteindre. Ce que Bataille appelle « culpabilité » de
la littérature, il aurait aussi bien pu l’appeler son innocence.
Question à la fin de « saintetés ». De sainteté politique ou de sain-
teté littéraire. Les leurs s’opposent-­elles ou se substituent-­elles ? Elles
s’ajoutent, ni plus ni moins, ou elles se soustraient : l’une comme l’autre
ne pouvant qu’échouer. Échouer, parce qu’on ne suffit pas plus au bien
qu’au mal et au mal qu’au bien. Qui, cela dit, pour le savoir ? Qui pour
avoir voulu le savoir alors, dos que tous étaient au mur du Mal même ?
Ces saintetés ne s’ajoutent ni ne se soustraient en fait, ou c’est ce
qu’il semble : « On ne devrait jamais devoir avoir honte d’avoir voulu
changer l’insupportable ordre politique du monde », dit Prigent-­fils
plaidant après coup pour son propre cas (jeune, de militant « mao »),
mais plaidant aussi bien pour celui de Prigent-­père (vieux, militant
stalinien), entraînés l’un comme l’autre mais l’un après l’autre, dans la
même erreur, dans les mêmes errements. « Honte », non, c’est se repentir
qui fait honte, mais qu’a affaire l’écrivain (écrivant) avec l’ordre du
monde, quand c’est le militant qui a tout affaire avec lui. Plaidant pour
lui, le fils, étrangement, plaide plus ou mieux pour le père.
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Cerner le réel

Ce qui n’échappe pas à Sylvain Santi, qui écrit :

où échoient au fils les conceptions et les positions défendues par le père,


desquelles le fils se détachera d’autant moins qu’il tentera de les faire
siennes à force de reprises et de déplacements. Leçon, pour le dire plus
trivialement, où un fils entend que son père a raison sur l’essentiel mais
s’est beaucoup trompé sur les formes dans lesquelles il a espéré que cet
essentiel s’incarnât.

Les formes dans lesquelles le temps, l’époque, la politique engagent


sont faillibles, qui ne le sont pas, qui ne peuvent pas l’être quand c’est
dans les formes de l’art qu’on s’engage. Christian Prigent ne dérogera
certes jamais, après, aux exigences des formes de l’art, même s’il ne sera
pas sans composer avec le discours du temps, de l’époque, de la politique
qui l’y portait. C’est là un cas rare et remarquable. Il se montrera on ne
peut plus libre, quoiqu’il ne cesse pas de dire aussi qu’on ne peut pas
l’être autant sans se rendre coupable (presque qu’être libre à ce point
est « péché », est « crime »). Ombre portée du père, décidément.
Ombre décidément portée du père, que toute sa littérature, à toute
force, contredit ou dément : « La responsabilité civique de l’écrivain, dans
sa forme la plus exigeante, conduit ainsi à une morale, qui elle-­même
débouche sur une politique ». C’est Sylvain Santi qui l’écrit, et j’ignore si
Christian Prigent l’écrirait avec lui. Sans doute : « responsabilité civique
de l’écrivain » fait partie de ce qu’il dit, allègue, professe. La question
demeure : qui le dit, le disant ? Le père, le fils ? Les deux ? Disant quoi,
au juste ? Les écrivains dont il se recommande, dans la lignée desquels
il s’inscrit, ne l’auraient certes pas dit qui, pour la majorité d’entre
eux, ne se reconnaissent pas d’autres responsabilités que celle que la
littérature constitue pour eux, qui n’ont pas d’autre « morale » qu’elle.
Qui se moquent du tiers comme du quart de toute « responsabilité ».
Jean-Pierre Verheggen a inventé ce beau mot, de sa façon, façon
facétieuse (facétie anti-­sartrienne) pour dire quelque chose de cette
« responsabilité » selon lui et selon Christian Prigent qui l’a repris sou-
vent : « langagement ». Beau mot pour autant qu’on y entend d’emblée
quelque chose qui désigne l’engagement dans la langue ; quelque chose
comme ce que dit Leiris dans « De la littérature considérée comme une

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Préface

tauromachie ». Qui l’est moins si l’on doit y entendre aussi, ou par sur-
croît, quelque chose qui engage la langue dans autre chose qu’elle-­même
(le même différend, ou le même heurt, immémorial). Faut-­il le croire
ou le craindre ? Sylvain Santi ne choisit pas qui fait la part égale à la
possibilité de cette croyance et à celle de cette crainte : « Langagement
est ce nom qui tente, entre autres, de désigner cet horizon désiré où
l’opposition entre la pulsion qui pousse à écrire et l’exigence de garder
à tout prix à celle-­ci un pouvoir d’intervention sociale pourrait être
enfin dialectisée ». La définition conviendrait certes, on ne peut mieux
même (réservant cependant la part de sa réalisabilité) si un mot ne nous
rapportait pas d’un coup à la vieille langue, au vieux langage, et à ce
qu’il pourrait n’y avoir de pas plus vivable dans « langagement » téixtien
que dans « l’engagement » sartrien : « horizon ». Vieux style (aurait dit
Beckett), vieille lune. Ne serait-­ce que parce qu’il n’y a rien à dialectiser
là-­dedans. La langue de l’art s’oppose à la langue politique, et la langue
politique à celle de l’art, non pas certes seulement en tant que l’art serait
en passe de devenir tout entier un divertissement, le divertissement que
le capital s’attache à en faire, avec l’assentiment de la plupart de ceux
qui prétendent pourtant à l’art (utile insistance de Prigent sur ce motif
maintenant essentiel), mais en tant qu’il détient en propre un vrai laid,
funeste, mauvais, carnavalesque, cruel, celui-­là même dont la langue
politique a toujours voulu et voudra toujours à tout prix se débarrasser.
Variantes supplémentaires ou altérations à la puissance deux, et à
l’essai : l’enragement ou lanragement.
Sylvain Santi insiste, poussant à peine Christian Prigent plus loin
peut-­être que celui-­ci ne l’aurait voulu : « Écrire est donc un acte citoyen.
Qui écrit doit prendre, en écrivant, une part active à la vie politique de
la cité – il en va de sa responsabilité ». C’est le contraire : qui écrit aug-
mente le monde des mondes qu’il crée. Il ne le corrige pas, quelque part
« active » qu’il y prenne. Les meilleurs y ajoutent la « beauté » que le bien
ignore, et c’est suffisant, ce l’est à la condition qu’on ne leur dicte pas à
quoi la beauté se juge, comme on a tenté de lui dicter à quoi le bien se
reconnaît et défend. L’écrivain peut bien être engagé, il est mieux même
qu’il le soit, mais il doit l’être aussi peu que possible dans son œuvre. La
grande cavalerie eschatologique, il veut bien y croire (dans les meilleurs
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Cerner le réel

des cas), même si (cas les plus fréquents) sa fréquentation ancienne des
représentations du monde l’a prévenu contre sa réalisabilité.
Le Prigent théoricien, formidable théoricien au demeurant, revient
au Père que le Prigent écrivain ignore avec superbe (le premier lui cède
des parts, convenues, dont le second le prive). Bon fils versus mauvais fils.
Bon fils qui parle de responsabilité, d’intervention sociale, de civisme, en
communiste en partie repenti ou en sartrien malgré lui. Le mauvais fils
aura écrit, rien ne pourra faire qu’il ne l’ait pas écrit, Le Professeur par
exemple, défendable d’aucun point de vue, qu’aucun « communiste »
(ancien ou nouveau) ne pourra défendre (indéfendable en tout état de
cause) – que Prigent père n’aurait pas pu lire.
La question semblait pourtant avoir été résolue, avant la guerre, qui
n’aurait pas dû pouvoir être reposée, après. Mais résolue par qui, et c’est
ce qui a hélas permis qu’on la reposât après ? Par un surréaliste (Breton)
et par un « traître » (Trotski), donnant doublement raison aux com-
munistes. Breton et Trotski étaient convenus de ceci qui était fait pour
que la révolution et l’art ne fussent définitivement plus antagoniques
– au contraire, pour qu’ils se grandissent l’un par l’autre. Je rappelle en
quels termes, qu’on ne rappelle pas souvent ni volontiers, qui gênent à
peu près tout le monde encore : « Toute liberté en art », premier trait,
lapidaire. Second, quasi axiomatique : « L’indépendance de l’art, pour
la révolution ; la révolution pour la liberté définitive de l’art ». Enfin,
défense et commination réunies : « Aucun impératif politico-­militaire
ne saurait être reçu ni promulgué dans l’art sans trahison. Le seul devoir
du poète est d’opposer un NON irréductible à toutes les formules dis-
ciplinaires ». Soit, par excellence, la littérature de Christian Prigent.
Parce qu’il n’y a pas lieu de placer dans la littérature quelque croyance
que ce soit, sinon celle qu’elle-­même réclame. Parce qu’on ne doit pas
croire que la littérature puisse rien, seulement qu’on puisse ne pas rien
faire d’elle. On ne rallie aucun monde par le moyen de la littérature,
on fait de la littérature le seul monde qu’on puisse rallier, où avoir un
séjour. Le reste, tout le reste advient par surcroît. S’il arrive qu’une
œuvre (de la littérature par exemple) ait quelque effet sur le monde,
ce sera sans doute l’effet d’une œuvre qui ne se sera soucié en rien du
monde, ni ainsi qu’il est ni ainsi qu’il le devrait. Le vieux boniment
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Préface

prosélyte n’a que trop servi, lequel, dans ses versions modernes, voulait
qu’on demandât encore et encore : à quoi la littérature est-­elle utile ?
– qui ne l’est à rien. Utile, voulant l’être du moins, elle se subordonne
(à l’action), elle s’asservit. Non serviam, devise du diable. Devise de la
littérature aussi, dit Bataille, parce que la littérature est elle-­même par
nature diabolique. Sartre aura rebattu les mêmes vieilles cartes après
la guerre, avec succès mais en vain. Les cartes, ce sera le parti qui les
rebattra, jusqu’à la bouffonnerie, alignant les meilleurs des écrivains qui
le soutiennent sur les pires que Jdanov leur donne en modèle. Aragon
rechigne, plus qu’on ne croit, qui en sait quelque chose, qui ne permettra
pas qu’on écarte ou accuse, par exemple : Flaubert, Baudelaire, Stendhal
surtout qu’il aime, au profit des romans de Stil, Parmelin, Daix, qui
sont tous aussitôt inexorablement tombés dans l’oubli (qui avaient déjà
assez « servi »). Quelle réponse ? Ne pas faire de la politique au moyen
de la littérature, mais faire de la politique un moyen supplémentaire
de la littérature. Pas une réponse, un pari. Pari risqué, qu’il n’y a que
la littérature à avoir l’audace de faire. Faire que la politique serve à la
littérature et non le contraire. Que les livres politiques qu’un écrivain
s’aventurera à écrire, on voie que ce sont des livres de littérature encore,
et les siens. Pour cela : penser la politique au moyen de la littérature,
pas le contraire. Et citer des écrivains, des écrivains seuls ou presque,
en pagaille, et pas Marx et pas Lukacs, etc., qui n’y ont rien entendu.
Kafka a-­t-il jamais parlé de politique ? Pour ainsi dire jamais. Pourtant
il y a dans Kafka plus de moyens possibles de penser la politique, qui
fut celle de son temps comme elle sera celle du temps qui viendra après.
Pourquoi ? Parce que la littérature a le mal en propre, et parce que
c’est ce qui lui permet de penser le mal propre à toute politique. Une
seule phrase de Kafka, pour l’illustrer et pour s’en convaincre : « La bête
arrache le fouet au maître et se fouette elle-­même pour devenir maître
et ne sait pas que ce n’est là qu’un fantasme produit par un nouveau
nœud dans la lanière du maître ». De La Boétie à Foucault, de Foucault
à Debord, de Debord à…, mais en une phrase, une seule.
J’ai acheté Voilà les sexes en 1982 ou 1983, pas le premier des livres
de Christian Prigent, mais le premier que j’ai lu de lui, dont j’ai lu la
plupart depuis. L’avant-­garde vivait encore, alors, qu’il incarne, que
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Cerner le réel

TXT incarne, dont je ne croirai plus qu’elle vit cinq ans plus tard, en
1987, quand je créerai la revue Lignes. Ne présentant en rien le premier
numéro de celle-­ci, pensant que rien ne peut plus être « présenté » dans
et de cette histoire – histoire essentiellement politique – à laquelle j’ap-
partiens tout entier encore, et n’appartiens pas moins aujourd’hui,
ne croyant pas déjà qu’il y avait encore quelque histoire que ce soit à
l’avant-­garde de laquelle cette revue aurait été, quand Christian Prigent
pouvait croire le contraire, était justifié de le croire, un peu moins de
vingt ans plus tôt, quand il a créé TXT (en 1969). N’étant pourtant pas
moins que lui alors convaincu que c’est aux formes, de l’art et de la
politique, qu’il revient de constituer du devenir. À cette différence près
cependant : on ne peut plus séparément. Soutenant que l’intellectuel doit
s’engager, mais l’écrivain pas. Que la politique engage les formes seules
de l’intellectualité (de la pensée), mais pas celles de la littérature (de
l’art). Que c’est à la condition que les formes de la pensée et les formes
de l’art ne soient pas engagées pareillement que celles de la politique
qu’un destin ou un devenir des unes et des autres a quelque mince
chance de répondre à l’attente dans laquelle Prigent se tient, et moi
avec lui : de leur commun devenir.
Je relis la quatrième de couverture de Voilà les sexes, janvier 1982, et
lis en 2019 comme alors :

Voilà les sexes est une sotie : les Fous s’agitent et jouent l’Action du sexe :
accélérations des effets de langue « sexuelle », avec dérapages contrôlés et
carambolages idiots. Singeries des signes d’Éros. Naufrages des litaneries
sexy, sexistes, stéréœdipisées.
Sur la scène, peinturluré, le totem hilarant du souci sexuel. Dans le
langage, une sorte de torsion qui fait surgir la pornographie du fond
verbal. En fosse d’orchestre, un rythme obtus, tapant comme un sourd
un sac de son.

Où s’entend Rimbaud, la leçon de Rimbaud, où ne devrait s’entendre


qu’elle pour que quelque son que ce soit doive à la littérature et à la
littérature poétique – à sa pandémonie. Où j’entends mieux la leçon, en
2019, sitôt que j’altère cette séquence en remplaçant « sexe » et « sexiste »
et « sexuel » par « politique ». Ce qui donnerait :

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Préface

Voilà les politiques est une sotie : les Fous s’agitent et jouent l’Action
du politique : accélérations des effets de langue « politique », avec déra-
pages contrôlés et carambolages idiots. Singeries des signes de la Polis.
Naufrages des litaneries militantes, politistes, stéréœdipisées.
Sur la scène, peinturluré, le totem hilarant du souci politique. Dans le
langage, une sorte de torsion qui fait surgir la pornographie du fond
verbal. En fosse d’orchestre, un rythme obtus, tapant comme un sourd
un sac de son.

Par où entrer dans l’œuvre imposante, qui s’imposera, de Christian


Prigent ? Par ce livre de Sylvain Santi par exemple, où tout entre déjà,
en totalité ou en partie, de ce qui la constitue : poèmes, récits, essais,
théories et… politique. De ce qui fait ses liens, parfois contradictoires.
Imposante, qui s’imposera : pas au point cependant de sauver tous
ni même peut-­être quiconque. J’ai voulu dire que ce n’était pas là sa
tâche, même s’il n’y a pas d’écrivain (authentique) qui n’en rêve aussi.
On ne sauve pas tout ni tous, écrivant (euphorie risible d’un moi qui
ne se connaît plus, qui prétend s’étendre). Tout au plus se sauve-­t-on.
J’aime cette phrase de Santi : « Écrire sauve la vie. Une vie sauvée est
une vie appropriée, une vie transformée par l’écriture, une vie dont
on a fait quelque chose en écrivant, une vie qu’on a fait sienne. Une
vie sauvée est une vie à laquelle on a imprimé sa manière ». Du point
de vue que Santi énonce, la vie de Prigent est sauve et le restera, même
s’il n’est pas sûr qu’elle satisfasse toute l’ambition des Prigent, père et
fils, qui auront voulu plus que se sauver seuls. Déception à laquelle se
reconnaissent ces années et ceux qui les auront vécues. À dire vrai, cette
reconnaissance aura été le seul « communisme » de celle-­ci et ceux-­ci.

Michel Surya
Écrivain, philosophe,
fondateur et directeur de la revue Lignes

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Introduction

Je suis un lecteur relativement récent de l’œuvre de Christian Prigent.


Avant 2011, et un entretien réalisé avec lui pour les Cahiers Bataille, je
n’avais lu que Ceux qui merdRent – livre relu pour l’occasion. A com-
mencé alors une lecture qui ne devait plus s’interrompre ; lecture décou-
sue, allant avec insouciance au hasard des livres, sans méthode ou idée
préconçue ; lecture difficile, découragée parfois, mais toujours gagnée
finalement par la force plus grande d’une attraction.
L’idée de ce livre est venue de la découverte de « Lucrèce à la fenêtre ».
Long poème didactique publié en 2000 en ouverture de Salut les anciens ;
programme et bilan à la fois qui synthétise une théorie de la littérature
patiemment méditée et exposée dans des essais comme La Langue et ses
monstres, Ceux qui merdRent, L’Incontenable ou encore Une erreur de la
nature. Plus qu’aucun autre, ce texte m’est apparu comme une fenêtre
ouverte sur l’œuvre de Prigent. C’est une entrée. Une ouverture qui, je
crois, invite le lecteur à une certaine flânerie : libre à lui d’aller un peu
au hasard, d’abord sans direction précise, d’aimer soudain bifurquer
au détour d’un mot, d’une proposition, de quelques vers, et d’inventer
alors un chemin vers d’autres textes de l’auteur.
Les chapitres qui composent la première partie de ce livre sont nés de
cette manière de flâner qui veut retrouver le mouvement de la lecture
commencée en 2011. Chacun procède de quelques éléments, parfois
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Cerner le réel

librement mêlés, prélevés dans le poème où Lucrèce parle à la fenêtre 1.


Ils ne prétendent à aucune exhaustivité, mais veulent inviter plutôt à
découvrir la très grande richesse d’une œuvre qui n’a de cesse d’associer
à de multiples dispositifs d’écriture une réflexion sur la littérature que
Prigent s’efforce à reconduire depuis plus de cinquante ans.
C’est un parcours qui ainsi est esquissé. Après une analyse appro-
fondie du dispositif poétique que propose « Lucrèce à la fenêtre », la
vision de l’histoire littéraire que défend Prigent est envisagée à par-
tir de la relation singulière entre anciens et modernes qu’il promeut.
Cette relation, qui articule le conjecturel et l’invariant, le nouveau et le
même, détermine pour une large part le regard que l’écrivain porte sur
ses propres évolutions, et plus particulièrement sur ses années d’avant-­
garde. Ce regard, critique, qui invite à un certain repentir mais évite
tout reniement, est aussi à comprendre à l’aune d’une influence déter-
minante : celle du père communiste dont Demain je meurs construit
et interroge à la fois la figure. Un chapitre de ce livre, « Une leçon de
littérature », est à cet égard décisif, où le fils, demandant au père ce
qu’il faut lire, hérite du même coup de questions qu’il voudra faire
siennes. Une lente appropriation commence alors, laquelle détermine
sensiblement la teneur même des essais que Prigent consacre à la litté-
rature. La critique d’un certain lyrisme, la recherche d’une singulière
clarté qui justifie les œuvres difficiles, la question de la représentation
du mal et du rapport à la Loi, les réflexions consacrées au rôle politique
de la littérature et aux formes possible de son engagement, tout cela,
qui est inscrit dans la leçon du père, Prigent ne cesse de le reprendre, le
critiquer, le détourner, le confronter aux exigences historiques de son
temps. Du communisme du père, en passant par les avant-­gardes des
années 1970 et la fin des certitudes idéologiques entraînée par la chute
du mur de Berlin, jusqu’aux prises de position les plus récentes, une
trajectoire se dessine ainsi qui montre un écrivain aux prises avec ce
qui détermine les grands axes de sa réflexion. Par exemple, et parmi les
plus importants : refonte de la notion de modernité face à une postmo-
dernité jugée trop faible quant aux exigences auxquelles la littérature

1 Ces éléments sont cités en exergue de chaque chapitre.

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Introduction

demande de répondre ; passage d’une littérature révolutionnaire à la


singulière conception d’une littérature civique ; redéfinition du lyrisme
à l’aune de la psychanalyse et de la possibilité de dire plus justement la
sensation du réel… Parmi les nombreux écrivains qui accompagnent
Prigent dans ses réflexions, quelques noms ici se détachent. Bataille
pour l’influence décisive de la notion de souveraineté ; Beckett pour
son rire si singulier et les implications politiques qu’il entraîne ; Ponge
enfin pour sa complexité, pour le miroir inquiétant qu’il tend à Prigent,
entre désir et distance.
À cette première partie font suite deux lectures dont l’ambition
est de prolonger les questions décelées dans le poème. La première est
consacrée à Ce qui fait tenir et à la question de la dimension pédagogique
assumée et revendiquée par l’auteur. La seconde aborde la question de
l’écriture de la sensation en faisant notamment une large place aux
textes que Prigent consacre à la peinture. Chacune de ces lectures est
précédée d’un argument qui en synthétise le mouvement.

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Abréviations des ouvrages
les plus cités de Christian Prigent

Essais, recueils de poèmes, romans, fictions

A L’Âme, Paris, P.O.L, 2000


C Commencement, Paris, P.O.L, 1989
CM Ceux qui merdRent, Paris, P.O.L, 1991
CQFT Ce qui fait tenir, Paris, P.O.L, 2005
DJM Demain je meurs, Paris, P.O.L, 2007
DR Denis Roche, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1977
EC Écrit au couteau, Paris, P.O.L, 1993
EN Une erreur de la nature, Paris, P.O.L, 1996
GMQ Grand-­mère Quéquette, Paris, P.O.L, 2003
IN L’Incontenable, Paris, P.O.L, Paris, 2004
LM La Langue et ses monstres [1989], Paris, P.O.L, 2014
NM Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, Saussines, Cadex, 2004
PT Presque tout, Paris, P.O.L, 2002
SA Salut les anciens, Paris, P.O.L, 2000
SM Salut les modernes, Paris, P.O.L, 2000

Essais et entretiens mis en ligne sur SILO

Chaque extrait cité donne lieu à une note de bas de page qui indique
le titre du texte entre guillemets. Ces textes sont consultables et
­téléchargeables sur le site www.polediteur.com depuis janvier 2014.
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Cerner le réel

Nous donnons ici leurs références complètes :


« La forme est une pudeur », avec Thierry Guichard, Montpellier, Le Matricule
des Anges, no 28, décembre 1999, p. 18-23.
« L’inquiétude du sens », avec Pascal Bouchet-Asselah, Ventabren, Doc(k)s,
4e série, no 1-4, août 2006, p. 312-319.
« Densité/Aplomb/Clarté », avec Jérôme Game, Colloque « Liberté, licence,
illisibilité poétiques », Point Loma Nazarene University of San Diego, jan-
vier 2008.
« Nommer quand même », avec Marie-Hélène Popelard, Art, éducation et poli-
tique, actes de colloque, Paris, Sandre, 2010, p. 217-230.
« Retour à Bataille », avec Sylvain Santi, Meurcourt, Cahiers Bataille, no 1,
novembre 2011, p. 17-32.
« Phénix ! Phénix ! », Auvers-­sur-Oise, Fusées, no 5, 2001.
« Poésie, récapitulons », Angers, N 4728, no 8, juillet 2005.
« Poésie trou d’air », avec Claude Le Bigot et Jean-Claude Pinson, À quoi bon la
poésie aujourd’hui ? Claude Le Bigot éd., Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2007, p. 129-141.
« Questions de poésie », exposé au Théâtre Poème de Bruxelles, avril 2010.
« Du sens de l’absence de sens », L’illisibilité en questions, actes de colloque,
Villeneuve-­d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 31-36.
« À Monsieur de Sade », Lettres à Sade, Paris, Éditions Thierry Marchaisse, 2014,
p. 23-32.

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p r e mi è r e pa rt i e

Lucrèce
aux avant-­gardes

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Lucrèce à la fenêtre

pour Claude Minière

Lucrèce vient à la fenêtre et dit : 1


 
je vois la graisse le sucre la peste je
touche le mur armé le
firmament je vois
la lumière grecque creuser dans ça je vois
l’écru le
cruel
 
je pense avec ça j’écris
ça dans la chance que ça
la graisse le sucre la peste le toit l’armature murée
tombent en pluie de fleurs plumes gouttes spermes
rosées

1 Texte publié avec l’accord de l’écrivain et des éditions P.O.L. Ce poème de Christian
Prigent, publié en 2000 dans Salut les anciens (SA) aux pages 11 à 25, est une version
largement remaniée d’un texte paru dans le numéro 10 de Barca ! en 1998.

31

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Cerner le réel

dans la poudre libre dans la rapacité des eaux dans


la lumière des signes inadéquats
 
hommes du futur, salut !

J’ai dit : per totum video inane geri res.


J’ai vu le réel se faire dans le vide, j’ai vu le réel vider les noms
de la langue.
J’ai vu le vide des noms face au mouvement d’engendrement
des choses.

Sept heures, la « prose du monde » et la


« prière de l’homme moderne » (le journal)
 
J’entends la prose du monde.
 
J’entends le déjà pensé déjà écrit.
Je vois le mur des langues opaques.
C’est dedans qu’il faut ouvrir
 
(l’espace : la respiration).
 
Le monde nous pompe l’air.
 
Oxygène ! oxygène !
 
Les portes claquent les
bêches grincent
dehors fait corps.
 
(dehors ! dehors !)

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Lucrèce à la fenêtre

4
« Quant à la distance des choses, l’image nous permet
de la voir et se charge de montrer les différences.
Car, sitôt émise, l’image chasse et repousse
tout l’air qui s’interpose entre l’objet et nos yeux :
ainsi la couche d’air à travers eux s’écoule,
balaie en quelque sorte la pupille et disparaît.
Voilà pourquoi nous percevons la distance des choses.
Plus il se trouve d’air poussé, plus longue est la brise
qui balaie nos yeux, et plus lointain nous paraît l’objet.
Sans doute tout cela est-­il extrêmement rapide
pour que nous voyions à la fois l’objet et sa distance.
À ce propos, il ne faut nullement nous étonner
si les images frappent nos yeux sans pouvoir
paraître isolément, tandis que les objets sont vus.
Ainsi, quand le vent fouette à coups redoublés, quand
l’âpre froid transperce, nous ne ressentons pas
chaque particule isolée de vent et de froid
mais plutôt leur ensemble, et nous voyons notre corps
se meurtrir comme si quelque chose le fouettait
et lui faisait sentir sa présence au-­dehors. »

J’ai dit : nec me animi fallit… / difficile illustrare… versibus


esse / multa novis verbis cum sit agendum / propter egestatem linguae.
J’ai su l’indigence des noms devant la faim des choses, le
roulement des corps sous le bruissement des phrases, le masque
divinisé des vers rongé par l’illimité souple.
J’ai su que les choses (primordia rerum, genitalia corpora rebus)
venaient de plus loin et allaient plus loin que là où le sens les fixe
en vanité pour nous.
J’ai su comme vous diriez l’inadéquation de la langue au réel.
 
Hommes du futur, traduisez mon titre :
De rerum natura = Du Réel (de l’Innommable).

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Cerner le réel

fenêtre (le cadre) effet d’être


doigt dans l’œil soleil
 
zéro vue fumée
rien (ça vient)
 
rien : n’être que feu
(fatum) ou même
pas (j’écris ça)
 
dehors : « nature » (c’est-
à-­dire réel)
 
pas de noms : vide
choses dans le champ
vache ou : espace
 
c’est tout c’est vert c’est
ouvert (per
 
totum inane video
geri res)

J’ai dit : indigence, manque, jeu.


Cette difficulté = nommer l’âme innommable du réel.
L’âme (corporibus parvis et levibus et rotundis) : fine graisse des
corps, huile subtile de la matière.
Petite, ronde, légère : quae vento spes raptast saepe misella.
 
L’âme : l’impossible.
 
J’ai soufflé en vers quelque chose de l’impossible.

34

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Lucrèce à la fenêtre

Le chant : chant sur rien, sur le rien du réel, sur la nature


du rien de nommable.
Un souffle (aura, spiritus) :
et reserata viget genitabilis aura
 
(la poésie, pendue à la bouche du désir).

Écrire : trou du trou de force


dans la faiblesse des formes
 
je : la transe (mais pas plus qu’une
fébrilité fibreuse du dedans)
 
autour : la graisse (Beuys ?)
 
l’espace : ça
(tournis
de la négation maigre)
 
je jette du trou dans la
tonitruance des formes grasses
 
débâcle ! ô débâcle !
 
(j’écris : je fais des bâtons)

Hommes d’aujourd’hui, qu’est-­ce que le réel ?


J’ai dit : rerum natura = commencement, engendrement, vide,
mouvement. Pas : gestae res. Mais : res nascentes. Creatrix natura.
 
Réel : chaque chose en mouvement, infixe, innommable.
Monde ouvert. Vide + motilité.

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Cerner le réel

Face à ce défi : la langue.


C’est-­à-dire la passion néologique (multa novis verbis cum sit
agendum).
Parce que ça (quod agendum est) vient dans les failles de la
logique (découvre l’exception du réel aux langues).
 
Le nouveau est invincible. L’invincibilité des langues est dans
le savoir qu’elles sont à trouver – et toujours introuvables, trouées.
Ça s’appelle : passion de la nomination. J’ai connu ce vertige,
cette souffrance et cette exaltation.
Et j’ai dit, misérable et glorieux dans ma solitude : avia Pie-
ridum peragro loca nullius ante / trita solo.

10

L’allitération n’est pas un effet rhétorique, une prime de plai-


sir harmonique. L’allitération est une chance de sens – c’est-­
à-dire de déstabilisation du sens, de décollement animé (spes
misella saepe vento rapta), de jeu, de glissement des signifiants
dans l’épaisseur sémantique.
L’allitération dit : vide + motilité (réel).
Ainsi : vivida vis animi pervicit.
Rebond de la force qui évide : vi, oui.
L’allitération est un mode de symbolisation du réel comme
infinité fuyante.
Le vieil Ennius, déjà, en faisait des tonnes. D’où qu’on l’a dit
lourd. Mais cette lourdeur, qu’est-­ce d’autre que le poids du hors-­
sens musical venant malaxer, engorger, gêner la fluidité déréalisée
du sens – et faire sens de cette ralentie, de cet épaississement, de
ce dédoublement de la ligne du vers ?

11

Repli sciatiqué dedans mal


de dos lumbago d’ego
 

36

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Lucrèce à la fenêtre

dehors c’est retors ça


me fait des gosses dans le dos
 
ou : corporis caecis
igitur natura gerit
res
 
unde initum primum capit
res quaeque movendi
 
ah ! bouger souffler respirer !
se
déplier le cul des rotules !
 
– articule, poète, articule !

12

Ce que verra, près de vous, Ponge (franciscvs pontivs


nemavsensis poeta) :
dans mon poème, la langue ne dit pas seulement la nature
(le réel) : elle fonctionne comme la Nature, elle travaille comme
le réel (« homologie de fonctionnement »).
J’ai cherché une physique de la langue. J’ai roulé en vers son
mécanisme (plus que sa capacité à figurer).
La langue ne doit pas être mais (re)naître : Vénus génératrice,
engendrement, clinamen, méta-­phore, écho-­lalies : labentia signa,
signes dérapés sur le trou débondé du ciel.
Et les Dieux paisibles, immobiles, muets, absents, nommés
= rien.
Le trou de lumière diffuse : un poudroiement de signes erra-
tiques, sans dieux (sans « signifié transcendantal »).

37

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Cerner le réel

13
oui, ce placatumque -------------------------- caelum
nitet diffuso lumine :
 
J’ai vu le trou
 
go ! ff ! re !
U
:
 
plaqué le ciel plâtras d’atomes (placatumque caelum) :
voici midi voici la luminosité nidifusée (diffuso lumine)
tombée du trou d’énormité
 
et voici les hommes calés nichés
dans l’unanimité la nullité im
placablement sans
voix les hommes
voués aux glissements d’ailes aux
signes allumés sur l’informe je
 
vois descendre l’épouvantable tendre rose
esclandre des choses c’est
la matière les noms
des nons – c’est-­à-dire fleuves fleurs et
sourires et cœurs happés
dans les rapides courants de l’air : toi, moi
dans la lumière d’angoisse de volupté de
l’innommé
14
La méta-­phore est le mouvement foré dans la langue.
Ce qui y fait effet et sens est le mouvement – et non les pôles
entre lesquels la langue, dans le transport méta-­phorique, bouge,
oscille, glisse.
38

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Lucrèce à la fenêtre

J’ai dit que les lettres étaient des métaphores de l’atome :


quo pacto verba quoque ipsa / inter se paulo mutatis sunt elemen-
tis / cum ligna atque ignes distincta voce notemus.
J’ai dit que le glissement des atomes dans le vide et leurs
agglutinations étaient comme le glissement des lettres agglutinées
en unités provisoires de sens.
Lisez aussi l’inverse : la physique est une métaphore de la
langue. Le vide et l’infini (l’alea sémiotique) face au plein et
au fini (la stase du sens, le lien). Entre les deux : la difficulté
de nommer, l’indigence de la langue, le langage inadéquat aux
choses (rebus).
Et les formes (la formalisation) de cette difficulté : le glisse-
ment sonore, la torsion prosodique, le change métaphorique.
Le clinamen est le style (la distinction, la différAnce, les ex-­
centricités du langage).

15

Les mots les bouées


espace / transgression / ailleurs
c’est dans les buées
 
autour : l’âme (ronde
et légère et
fine)
 
ça glisse, la lame :
espace / transe / graisse /
ions : clinamen meilleur
 
note, poète, note ! :
 
la langue sur ses pneus
iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
dérape

39

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Cerner le réel

16

Ponge encore : « l’objet de notre émotion placé en abyme », le


sujet hors-­de-­lui, happé (= inspiration ?) par l’abyme innommé.
Et le réel, au fond, comme trou (soleil, sexe, mort).
Soit : l’Ob-­jeu.
Il y a du jeu : clinamen.
Ça dévie, ça bouge, ça change, ça penche, ça écrit – subter
labentia signa.
 
Qu’est-­ce que la poésie ? :
ce qui, parcouru d’ions signifiants libres, découpe, scande,
et fait vaciller le fronton majusculé, plein et atone de la prose
politico-­juridique,
ce qui défie, les ignorant, la sommation des Dieux debout
écrasants.
 
La poésie emporte l’énergie d’écrire dans la fermeture (du)
symbolique – ou : le firmament.
Comme lapsus des signes dans le vide.
Liens variés, densités, chocs, rencontres, mouvements : varios
connexus, pondera, plagas, concursus, motus.
 
J’ai essayé d’ouvrir poétiquement le monde cadenassé par
l’enchaînement symbolique-­mythologique.
J’ai appelé Vénus la force innommable qui poussait en moi
pour creuser ça : te sociam studeo scribendis versibus esse.
 
Venus : nom provisoire du désir, de la pulsion (vide, atomes).
Genetrix : nom du point zéro de la force d’engendrement.
Genitabilis aura : souffle inspirant, levée du désir sémiotique,
poésie.

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chapitre 1

À la fenêtre, Lucrèce

Tressage
et reserata viget genitabilis aura (SA, p. 15)

« Lucrèce à la fenêtre » est divisé en seize sections soigneusement


numérotées : neuf d’entre elles donnent la parole à Lucrèce 1 ; six autres
laissent entendre la voix d’un « je » visiblement avant-­gardiste 2. La qua-
trième section du poème demeure un peu à part :

« Quant à la distance des choses, l’image nous permet


de la voir et se charge de montrer les différences.
Car, sitôt émise, l’image chasse et repousse
tout l’air qui s’interpose entre l’objet et nos yeux :
ainsi la couche d’air à travers eux s’écoule,
balaie en quelque sorte la pupille et disparaît.
Voilà pourquoi nous percevons la distance des choses.
Plus il se trouve d’air poussé, plus longue est la brise
qui balaie nos yeux, et plus lointain nous paraît l’objet.
Sans doute tout cela est-­il extrêmement rapide

1 Pour mieux le distinguer du poète latin, nous écrirons systématiquement en italique


le nom de Lucrèce dès qu’il s’agira de la figure que Prigent construit dans son poème,
et en romain quand ce nom renverra à l’auteur du De natura.
2 Une sorte de TXT, si l’on veut.

41

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Cerner le réel

pour que nous voyions à la fois l’objet et sa distance.


À ce propos, il ne faut nullement nous étonner
si les images frappent nos yeux sans pouvoir
paraître isolément, tandis que les objets sont vus.
Ainsi, quand le vent fouette à coup redoublés, quand
l’âpre froid transperce, nous ne ressentons pas
chaque particule isolée de vent et de froid
mais plutôt leur ensemble, et nous voyons notre corps
se meurtrir comme si quelque chose le fouettait
et lui faisait sentir sa présence au-­dehors. »  (SA, p. 13)

Composée d’une unique et assez longue citation empruntée au qua-


trième livre du De natura rerum 3, entre guillemets, d’une taille de carac-
tères plus petite que celle utilisée par ailleurs par Prigent, cette section
laisse voir à elle seule toute la complexité du dispositif énonciatif. Qui en
effet parle ici ? Lucrèce qui cite son propre texte ? Le poète d’avant-­garde
qui cite Lucrèce ? Aucun des deux ? Impossible de trancher.
À aucun moment dans ce poème il ne s’agit d’un véritable dialogue
entre deux voix, ni même d’ailleurs d’une autre sorte d’échange. Bien
que Lucrèce s’adresse par deux fois aux « hommes du futur » (p. 11 et 14),
qu’il nomme ou interpelle à deux reprises les « hommes d’aujourd’hui »
(p. 16), il n’existe, d’une section à l’autre, aucune sorte d’interpella-
tion ou de réponse, tout au plus peut-­on constater la récurrence de
thèmes communs qui sont moins repris d’un locuteur à l’autre que
traités parallèlement.
L’impression d’un relatif hermétisme entre les sections est confirmée
par le rythme auquel elles se succèdent : aucune véritable alternance,
fût-­ce de courte durée, aucune logique d’organisation très visible. En
revanche, la quatrième section exceptée, il existe un certain nombre
de constantes qui caractérisent fortement les deux voix. La parole de
Lucrèce est rapportée en romain ; celle de l’autre voix en italique. Lucrèce
a recours au passé composé et, plus rarement, au présent de vérité géné-
rale ; l’autre voix parle presque exclusivement au présent. Le discours de
Lucrèce est avant tout didactique ; le discours du « je » ignore presque cette

3 Il s’agit plus précisément des vers 244 à 264 du livre IV.

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À la fenêtre, Lucrèce

dimension. Corollaire : quand Lucrèce multiplie les phrases longues, les


séquences explicatives, les arguments, les analogies à visée pédagogique,
le « je », loin de favoriser les enchaînements, se plaît à opérer des coupes
radicales et fait le choix d’une extrême concision. Ces caractéristiques
propres à chaque voix, et auxquelles quelques autres pourraient être
ajoutées, suffisent à indiquer que la structure du poème s’apparente
à une sorte de tressage qui entremêle deux discours sans jamais les
emmêler, entrecroise deux voix sans pourtant les confondre. Le procédé
est d’autant plus intéressant que Lucrèce parle souvent comme l’autre
voix et l’autre voix, à son tour, et non moins souvent, comme Lucrèce :
tandis qu’une partie du discours de Lucrèce trouve en effet sa source dans
un bouillon de culture arto-­bataillo-­lacano-­kristevo-­derrideo-­­rocho-­
pongien, pour n’en citer que quelques-­uns, et auxquels il faudrait entre
autres ajouter Marx et Mao, le « je » cite à plusieurs reprises des fragments
du De natura et, les reprenant à son compte, commente ou développe
nombre de ses propositions. Ainsi, le texte est fait d’un triple tressage :
celui des voix de Lucrèce et du « je », elles-­mêmes tressées chacune suivant
leur propre rythme des paroles des anciens et de celles des modernes.

La guêpe, l’orchidée : Prigent et Lucrèce


te sociam studeo scribendis versibus esse
(SA, p. 23)

La valeur du « comme » qui désigne la relation entre les deux locuteurs


n’est pas celle même d’une vague ressemblance, ni d’une quelconque
imitation, laquelle postule un processus d’identification. Certes proches
par certains points, leurs discours apparaissent surtout sensiblement
tranchés et contrastés, et ne tendent d’aucune manière au même. S’il
s’agit bien d’une rencontre, si l’un arrive à l’autre et réciproquement,
cette rencontre ne relève pas tant d’une mise en commun que d’un
processus de production de la différence. De l’un à l’autre quelque chose
passe, circule, sans que l’un et l’autre cessent d’être singuliers, distincts,
hétérogènes. Chacun devient autre au contact de l’autre, en rapport avec
l’autre. Autrement dit, Lucrèce et le « je » sont pris dans un devenir,
43

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Cerner le réel

sans que ce devenir autre soit commun. Une telle rencontre, on l’aura
deviné, trouve pour nous son modèle dans le devenir tel que Deleuze
et Guattari ont proposé de le penser à partir de la rencontre de la guêpe
et de l’orchidée :

Devenir n’est pas atteindre à une forme (identification, imitation,


Mimesis) mais trouver la zone de voisinage, d’indiscernabilité ou d’in-
différenciation telle qu’on ne peut plus se distinguer d’une femme, d’un
animal ou d’une molécule […]. On peut instaurer une zone de voisinage
avec n’importe quoi, à condition d’en créer les moyens littéraires […]. 4

Devenir : « instaurer une zone de voisinage avec n’importe quoi ».


En l’occurrence, et en répondant très exactement à la condition de
s’en donner « les moyens littéraires », Prigent n’instaure pas une zone
de voisinage avec n’importe qui. Son choix est, certes, illustre ; il est
aussi très concerté. C’est que le tressage de « Lucrèce à la fenêtre » est
destiné à favoriser l’intrusion d’un dehors, à provoquer la rencontre,
à faire en sorte que Lucrèce arrive à Prigent, que l’ancien arrive au
moderne, et le moderne à l’ancien, tant il est vrai que, comme le dit
Deleuze, le devenir est toujours un double devenir qui postule, à la fois,
une réciprocité, chaque terme déterritorialisant l’autre, et un bloc de
devenir asymétrique, chaque terme divergeant en se prolongeant pour
son propre compte dans un processus de variation. En l’occurrence :
le moderne enveloppant l’ancien devient un autre moderne ; l’ancien
enveloppant le moderne devient un autre ancien. Et si l’on veut bien
suivre Deleuze quand il affirme que nos rencontres humaines ont lieu
sur le fond inconscient d’une irréductible animalité ; si, en conséquence,
on s’accorde à dire que celui ou celle qui est rencontré est un événe-
ment, un ensemble d’intensités dont les parties sont les affects qu’il
nous procure, alors il est possible de se demander comment Prigent
est affecté par Lucrèce, comment il le rencontre, ce qu’il capte de lui,
quels rapports de Lucrèce il prend dans ses propres rapports. Soit donc
Lucrèce comme un événement, une somme d’affects. Ces affects, pour
l’essentiel, sont divisés en deux catégories que désignent deux figures

4 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11.

44

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À la fenêtre, Lucrèce

de style : la métaphore et l’allitération. La métaphore renvoie aux traits


intensifs suivants : « mouvement foré dans la langue » (p. 20) ; bougé,
oscillation, glissement, dérapage. L’allitération, qui n’est pas définie
comme un « effet rhétorique » (p. 17) mais une « chance de sens », fait
signe vers ceux-­ci : « déstabilisation du sens » ; « décollement animé » ;
« jeu » ; « glissement des signifiants dans l’épaisseur sémantique » ; « vide
+ motilité » ; « infinité fuyante » ; lourdeur ; « ralentie » ; « épaississe-
ment » ; « engagement » ; gêne ; « poids du hors-­sens musical » qui malaxe
« la fluidité déréalisée du sens ». Telle est la manière dont Prigent capture
Lucrèce ; la manière dont il incorpore à ses propres rapports les rapports
de Lucrèce et tente ainsi de sentir comme il sent qu’il sent : écrire pour
sentir furtivement comme sentirait cet autre ; pour sentir d’une façon
autre que la sienne, et faire émerger une subjectivité de Lucrèce.

Ethos de Lucrèce : le tribun


Lucrèce vient à la fenêtre et dit : (SA, p. 11)

Quand, au tout début de Salut les anciens, apparaît Lucrèce, il apparaît


d’abord, c’est-­à-dire dès le titre du poème, « à la fenêtre » 5. Soit un dis-
positif qui suggère d’emblée au lecteur une foule d’interactions possibles
entre celui qui s’y trouve et ce qu’il peut y voir. Libre par exemple à ce
lecteur d’imaginer ce Lucrèce-­là en personnage flaubertien « oscillant
entre le resserrement et la dilatation » 6, à la fois parfaitement immo-
bile et livré au vagabondage de ses pensées, faisant de la fenêtre « une
déchirure par où se diffuser dans l’espace sans avoir à quitter son point
de fixation » 7. En ce lieu qui unit « la fermeture et l’ouverture, ­l’entrave

5 Cette « fenêtre » donne un relief particulier à la citation du passage du livre IV du De


natura où il est question de la vision des objets et de la distance que celle-­ci suppose.
6 Jean Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel
[1963], Paris, José Corti, 2000, p. 123. Rousset résume par cette formule une analyse
de Georges Poulet.
7 Un peu plus loin dans le poème, ces vers ne sont pas sans rappeler un passage de
Flaubert : « Le monde nous pompe l’air. / Oxygène ! Oxygène ! / Les portes claquent
les / bêches grincent / dehors fait corps. / (dehors ! dehors !) » (SA, p. 12). Le passage de
Flaubert en question : « Ah ! de l’air ! de l’air ! de l’espace encore ! Puisque nos âmes
serrées étouffent et se meurent sur le bord de la fenêtre, puisque nos esprits captifs,

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Cerner le réel

et l’envol, la clôture […] et l’expansion au dehors, l’illimité dans le


circonscrit » 8, Lucrèce est peut-­être bien un rêveur, mais aussi bien un
voyeur, un spectateur, ou encore un veilleur, un guetteur (Lucrèce, ne
vois-­tu rien venir ?)… à moins que Lucrèce ne souhaite pas tant voir
qu’être vu… Quoi qu’il en soit, qu’il veuille voir, être vu, ou les deux à
la fois, la fenêtre offre à Lucrèce un « cadre à la fois proche et distant, où
le désir attend l’épiphanie de son objet » 9. Reste au lecteur à découvrir
la nature de ce désir en découvrant, entre autres, sur quel dehors ouvre
la fenêtre évoquée. À cet égard, le lecteur moderne pourrait se poser une
première question pour mieux guider sa lecture : Lucrèce regarde-­t-il
à travers cette fenêtre qui s’apparenterait alors à la figuration imagée
d’une « intériorité invisible » et d’une « extériorité infinie » 10 ? ou, au
contraire, en elle, et non au-­delà d’elle, pour y chercher, comme le poète
mallarméen, le réel « dans ses jeux de réflexion superficiels, dans ses
propriétés de miroitement et d’inversions symétriques » 11 ?
Mais il se peut aussi qu’un lecteur plus averti aperçoive à cette fenêtre
l’œil affolé d’un Lucrèce que saint Jérôme a dit devenu fou à cause de
l’absorption d’un philtre d’amour. Ou encore, version plus noire, que
ce Lucrèce, attiré par le vide, se tienne au bord de cette fenêtre comme
au bord d’un suicide qui, toujours selon Jérôme, aurait eu lieu dans sa
quarante-­quatrième année. Ou bien enfin, version plus savante, que
Lucrèce à cette fenêtre rappelle le plaisir du sage épicurien lié à un désen-
gagement que dit le célèbre prélude du livre II où abondent les verbes
qui expriment subtilement différentes modalités de la vue :

comme l’ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-­mêmes et se heurtent contre ses
murs, donnez au moins à mes narines le parfum de tous les vents de la terre, laissez
s’en aller mes yeux vers tous les horizons » (Gustave Flaubert, Par les champs et par les
grèves, cité par Jean Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de
Corneille à Claudel, ouvr. cité, p. 123).
8 Ibid.
9 Jean Starobinski, « Fenêtres de Rousseau à Baudelaire », Homme de Lettres. Freundesgabe
für François Bondy, Richard Reich et Béatrice Bondy éd., Zurich, Schulthess Polygra-
phischer Verlag, 1985. Cité par Laurent Jenny, La fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002,
p. 82.
10 Laurent Jenny, La fin de l’intériorité, ouvr. cité, p. 81.
11 Ibid., p. 84.

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À la fenêtre, Lucrèce

Suave, quand les vents troublent la surface, sur la mer immense,


de contempler (spectare) depuis la terre l’effort immense d’autrui ;
non que la souffrance de quiconque soit doux plaisir ;
mais apprécier la distance (cernere) des maux, dont on est soi-­même
à l’écart, est suave.
Suave aussi de regarder (tueri) les combats immenses de la guerre,
à travers les champs de la bataille, sans qu’on ait part au danger.
Mais rien n’est plus doux que d’occuper, bien fortifiés,
les temples de la sérénité construits par la doctrine des sages,
d’où l’on peut regarder de haut (despicere) les autres, et les voir
(videre) deçà delà
errer et chercher éperdument la route de la vie,
rivaliser de génie, combattre à coup de noblesse,
mettre leur énergie nuit et jour dans un incroyable effort
pour émerger aux plus hautes fortunes et posséder le monde. 12

Cependant, si le titre choisi par Prigent demeure programmatique,


il l’est dans un sens sans doute un peu moins attendu que ceux que
nous venons d’évoquer. C’est que Prigent exploite finalement assez
peu les différentes ressources de prise de vue qu’offre le dispositif de la
fenêtre puisque son Lucrèce apparaît d’emblée moins soucieux de voir ou,
semble-­t-il, d’être vu que de parler. Les premiers mots du poème suffisent
à l’indiquer : « Lucrèce vient à la fenêtre et dit : » (p. 11). Ce premier
vers, qui s’apparente à un fragment de récit mené par un narrateur
hétérodiégétique et neutre, rapporte sèchement deux événements : le
premier est bref ; le second, qui durera aussi longtemps que durera le
poème, introduit tout ce qui va suivre. Ces deux événements, qu’au-
cun indicateur temporel n’oriente vers le passé ou l’avenir, semblent
contemporains d’un acte d’énonciation impossible à situer précisément.
Cette narration simultanée, qui s’écrit au moment indéterminé des deux
événements, concourt à composer une saisissante scène d’apparition :
grâce à l’ouverture de la fenêtre, qui est à la fois le lieu et la condition
de possibilité de l’apparition, Lucrèce est soudain exposé aux regards
dans le temps d’un présent dont le caractère insituable accentue l’effet

12 Lucrèce, De natura rerum, livre II, vers 1 à 13, traduction Alfred Ernout, Paris, Les Belles
Lettres (Classiques en poche, no 99), 2009, p. 85.

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Cerner le réel

saisissant de ce passage de l’invisible au visible. Traduisons cela en termes


d’espace : Lucrèce, surgi de nulle part, passant d’un dedans à un dehors,
vient au jour sous nos yeux. Tout laisse alors à penser que son apparition
à cette fenêtre figure une nouvelle naissance : en l’espace d’un vers,
Lucrèce vient d’être ré-­enfanté – « fenêtre (le cadre) effet d’être » (p. 14).
Lucrèce devient Lucrèce.
Enchâssés dans ce premier et court fragment de récit, les premiers
mots du discours de Lucrèce, lequel donc vient de re-­naître, se situent
dans la continuité de ce présent difficilement situable :

je vois la graisse le sucre la peste je


touche le mur armé le
firmament je vois
la lumière grecque creuser dans ça je vois
l’écru le
cruel  (p. 11)

Il y a d’abord le présent d’une sensation : « je vois » dit Lucrèce, ce


sont ses premiers mots et il les répétera trois fois – quatre en fait si
l’on veut bien considérer que, pour ce matérialiste radical, voir c’est
toucher ; l’ouïe, la vue et l’odorat consistant en contacts avec les simu-
lacres qui émanent des choses, comme l’exposera longuement le livre IV
du De natura 13. Dès les vers suivants, le présent prendra une valeur
plus générale (« je pense avec ça j’écris », p. 11) avant de céder la place
au passé composé. L’intervention de Lucrèce, qui se découpera en huit
séquences, fera alterner ces deux temps qui lui donneront tour à tour
des allures de bilan, de réflexion, voire de manifeste 14. Une telle prise
de parole apparente Lucrèce à une sorte de tribun 15 : son discours est

13 Ainsi, la vue et l’ouïe n’ont plus le privilège de représenter l’organe de la connaissance


comme souvent chez nombre de philosophes.
14 Cette parole est souvent le témoignage de son expérience de poète : Lucrèce raconte
le cheminement difficile de son écriture, révèle ses tourments d’écrivain, assène des
vérités quant à la langue, la poésie et son rapport au réel…
15 Voire au prophète auquel Lucrèce s’identifie parfois dans le De natura. Par exemple dans
ces vers du livre V : « Mais avant d’entreprendre de révéler à ce sujet des destins, / de
manière plus sainte et bien plus sûre / que ne fait la Pythie depuis le trépied et le laurier
de Phébus, / je vais t’exposer maintes consolations, par des paroles pleines de savoir »
(Lucrèce, De natura rerum, ouvr. cité, p. 439-440). À cet égard d’ailleurs, les présents
du début du poème pourraient avoir une valeur prophétique.

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À la fenêtre, Lucrèce

direct (il multiplie les injonctions) et le poète ne craint pas de préférer


l’amertume de l’absinthe aux douceurs du miel 16 ; son éloquence est
prompte à la harangue (il multiplie les répétitions et recourt allégrement
aux anaphores) ; il défend enfin une cause passionnément, celle d’une
littérature qu’il semble vouloir refonder 17 comme il voulait refonder
l’épicurisme en écrivant le De natura.
Cette récriture de Lucrèce par Prigent se place ainsi sous le signe
d’une évidente filiation en empruntant notamment nombre de pro-
cédés au poète pédagogue : présence de plusieurs arguments, recours
à de nombreuses répétitions, utilisation d’analogies dans un souci de
didactisme, etc. Elle montre surtout le choix de Prigent d’exposer, à
l’instar de Lucrèce, la pensée dans une forme poétique, de pratiquer ce
que certains ont nommé le raisonnement poétique en renvoyant, entre
autres, à une assertion de Kant : « La poésie est l’art de conduire un libre
jeu de l’imagination comme une activité de l’entendement […] » 18.
Prigent fait donc parler Lucrèce comme une sorte de sage, et c’est bien un
poète accompli qui prend la parole, parle en effet à cette fenêtre d’une
certaine hauteur, fort de l’autorité que lui confère le De natura que,
souvent, il cite, commente, explique et reprend. Didacticien, pédagogue,
Lucrèce est aussi un farouche militant qui prend franchement position
et, à ce titre, émaille son témoignage de nombreux préceptes qui, non
seulement, rappellent tour à tour les principes qui, selon lui, doivent
présider à la littérature et les enjeux auxquels elle se doit de répondre,
mais imposent aussi des choix et des directions esthétiques tranchés 19.

16 Voir l’apologue du miel et de l’absinthe au début du livre IV (vers 1-25). Il arrive parfois


que le discours de Lucrèce connaisse des accents lyriques, mais c’est alors un lyrisme
qui ne se départit pas d’une très sûre virilité.
17 « Il est évident que Lucrèce est plus qu’un simple sectateur d’Épicure. C’est un disciple
fécond, refondateur, en quelque sorte, de l’épicurisme. Ne serait-­ce que parce qu’il doit
répondre à des questions neuves, qui lui sont contemporaines, celle des philosophies
(comme le stoïcisme moyen ou la nouvelle Académie), et celle de la physiologie, de
la médecine de son temps » (Les épicuriens, édition établie sous la direction de Daniel
Delattre et de Jackie Pigeaud, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2010,
p. 1187).
18 Kant, Critique de la faculté de juger, Partie I, section I, livre II, § 51 : « De la division
des beaux-­arts », traduction Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1955, p. 149 (cité dans Les
épicuriens, ouvr. cité, p. 1190).
19 Voir par exemple les développements en faveur de l’allitération ou encore de la méta-
phore (SA, p. 17, 18 et 20).

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Cerner le réel

Anciens et modernes
hommes du futur, salut ! (SA, p. 11)

Qui sont plus précisément ceux auxquels ces préceptes sont adressés
et qui sont nommés « hommes du futur » (p. 11 et 14) ou « Hommes
d’aujourd’hui » (p. 16) 20 ? Prosopopées ou présence bien réelle de ces
hommes auxquels Lucrèce s’adresse et qui semblent tantôt ses contem-
porains, tantôt les hommes d’un temps à venir ? Difficile une nouvelle
fois de trancher. Cette difficulté par ailleurs ne permet pas de lever
l’ambiguïté que nous signalions plus haut : Lucrèce regarde-­t-il à travers
la fenêtre pour apercevoir un dehors ou en elle pour déceler dans les
jeux de ses reflets la projection de sa propre intériorité ? Les deux sans
doute demeurent possibles, comme il est aussi possible de considérer que
« hommes du futur » est une périphrase qui sert à désigner les « hommes
d’aujourd’hui » comme ceux dont l’avenir est entre les mains ou bien, au
contraire, de voir là deux catégories d’hommes distinctes : les contempo-
rains de ce Lucrèce ré-­enfanté (que Lucrèce interpellerait de manière assez
inattendue au milieu du poème) ; les hommes de l’avenir (qu’il saluerait
et qu’il conseillerait dès le début de son discours). Pour quelque peu
tatillonnes que puissent apparaître ces remarques, elles permettent de
mieux dégager les différentes strates du temps 21 ou, plus exactement, les
cinq époques que synthétise la figure de Lucrèce : 1) « la lumière grecque »
(p. 11) qui imprègne la vision du poète latin, qui imprègne donc ce qui,
pour un épicurien, est le critère de la vérité ; 2) la littérature latine à
travers les citations commentées du De natura ; 3) les avant-­gardes des
années 1970 qui hantent un Lucrèce parlant comme un épicurien pour
qui, à la suite des frères Schlegel, la poésie s’identifierait à la question

20 « Hommes du futur, salut ! (SA, p. 11) ; « Hommes du futur, traduisez mon titre : /
De rerum natura = Du Réel (de l’Innommable) » (p. 14) ; « Hommes d’aujourd’hui,
qu’est-­ce que le réel ? » (p. 16).
21 De quelle fenêtre s’agit-­il d’ailleurs ? Est-­ce celle d’un palais ou d’une antique domus
ou celle, pourquoi pas, d’un moderne gratte-­ciel, voire d’un HLM ? Le poème ne dira
rien qui permettrait de lever l’ambiguïté attachée à ce lieu, notamment parce qu’il
brouille sans cesse les repères temporels.

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À la fenêtre, Lucrèce

de la poésie ; un Lucrèce qui interroge, avec de forts accents batailliens


et lacaniens, à la fois l’existence même de la poésie et les conditions qui
pourraient la rendre « admissible », n’hésitant pas, si besoin, à convo-
quer tour à tour Mao, Ponge ou encore Derrida ; 4) les héritiers de ces
mêmes avant-­gardes, auxquels Lucrèce s’adresse comme à ses contempo-
rains ; 5) possiblement enfin les futurs héritiers de ces derniers. Prigent
­compose ainsi un Lucrèce arlequin qui, à partir de son œuvre mais à tra-
vers des problématiques, des thématiques et des vocabulaires propres aux
différentes époques qu’il s’approprie, reprend les « les vieilles questions,
les questions toujours neuves » (Salut les modernes [SM], p. 14) qui se
posent à qui veut écrire, et le tente. Depuis sa fenêtre, le poète n’attend
finalement rien d’autre que l’avènement (ou le retour ?) d’une poésie
que tout l’effort de son discours tend à redéfinir au moyen d’une parole
où abondent les apports antiques, qu’ils soient notionnels comme le
clinamen, ou plus mythologiques comme la figure de Vénus.

Bibliothèque renversée
unde initum primum capit
res quaeque movendi (SA, p. 18)

« Lucrèce à la fenêtre » est le premier chapitre de Salut les anciens, lequel,


avec Salut les modernes, forme un livre composé de deux parties disposées,
non l’une à la suite de l’autre, mais imprimées, comme le dit l’auteur
à l’aide d’une expression très concrète, tête-­bêche 22.
Soit donc un dispositif techniquement agencé comme un chiasme. Il
faut imaginer un premier axe vertical autour duquel l’ordre de chacune
des parties est symétriquement inversé : la fin d’une partie mène à la fin
de l’autre. Impossible de lire le livre d’une traite sans faire un demi-­tour
sur un deuxième axe, horizontal celui-­là, qui traverse exactement en leur
milieu les deux pages de titre. La partie qui était à ­l’endroit se trouve

22 Le livre ne compte donc pas comme à l’accoutumée une mais bien deux pages de titre.
Par ailleurs, les deux titres nous ramènent à l’étymologie de l’expression tête-­bêche
qui est une altération de « à tête bêchevet » renforcement de « bêchevet » qui signifie
littéralement « à double tête ».

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Cerner le réel

alors subitement à l’envers ; le titre qui était en haut est m ­ aintenant


en bas et renversé. Autour de l’axe horizontal, le demi-­tour peut se
faire aussi bien en avant qu’en arrière et, dans les deux cas, un tour
complet ramène évidemment à la situation initiale, non sans avoir
fait apparaître, plus ou moins furtivement, tout dépend de la vitesse
avec laquelle le tour est accompli, l’autre titre : Salut les anciens / Salut
les modernes. Un lecteur un peu facétieux aura tôt fait de s’emparer des
possibilités offertes par un tel agencement : des demi-­tours successifs
autour de l’axe font apparaître alternativement chacun des titres ; les
variations de vitesse imprimées au mouvement produisent des effets qui
vont d’une calme alternance à une sorte d’affolement, d’enchaînement
frénétique ; aux demi-­tours peuvent être préférés des tours complets
qui font passer chaque titre exactement par chacune des positions de
l’autre et, là encore, les variations de vitesse réservent de multiples et
divers effets – sans doute existe-­t-il une vitesse qui permet de superpo-
ser parfaitement les deux titres : Salut impeccable ; anciens et modernes
intimement mêlés, impossibles à démêler.
S’il est vrai que seuls son activation et son fonctionnement révèlent
un dispositif, alors ces différentes manipulations ne sont pas si anodines
ou anecdotiques qu’elles pourraient d’abord paraître. Le dispositif inventé
par Prigent pourrait avoir en effet pour but de communiquer au lecteur
le sens d’une articulation singulière entre les anciens et les modernes en
le mettant très concrètement aux prises avec celle-­ci. Plus précisément
les différents jeux dans l’espace que permet l’agencement technique
du livre dessinent une structure du temps qui, sur le plan symbolique,
apparaîtra comme le bouleversement radical du sens et de l’axiologie de
l’histoire littéraire la plus communément admise et partagée.
En effet, ce livre, qui n’a pas vraiment de titre, ni vraiment de début
et de fin, qui incite à rompre avec une lecture seulement linéaire, invite
aussi à admettre une chronologie où les anciens sont les pères des
modernes, une chronologie suivant laquelle il devient au moins difficile
d’envisager l’histoire de la littérature comme la simple succession de
périodes assez nettement découpées. À chaque instant de sa lecture, et en
un tour de main, le livre peut renverser les rapports les plus spontanément
partagés entre anciens et modernes, subvertir le sens d’une chronologie
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À la fenêtre, Lucrèce

trop sage : son agencement invite sans cesse à pratiquer une inversion
que Prigent formule différemment au début de chacune de ses parties.
Ainsi sur le rabat de couverture de Salut les anciens :

Voici quelques lectures […] qui s’appuient sur une conviction : que les
modernes ne sont pas enfants des anciens mais que, plutôt, la perplexité
qui nous vient des modernes nous fait regarder les anciens d’un œil
moins tué d’indifférence – et qu’ainsi nous pouvons les réenfanter : les
rendre à l’inquiétude de la vie.

Les anciens « ravivent une mémoire de plus longue portée » 23 : ils


sont bien nos pères ; nous sommes bien leurs fils. Mais ces pères aussi
bien peuvent à leur tour devenir nos fils : « si nous dialoguons avec
eux et les récrivons dans nos propres écrits, nous leur donnons une vie
nouvelle et ravivons en eux quelque chose de la flamme qui fit qu’ils
écrivirent » 24. Lire c’est donc écrire ou, plus justement, ré-­écrire. La
récriture des modernes inspire à nouveau les anciens, les rend à la furor
qui les fit écrire, ravive en eux cette passion d’écrire que la métaphore
de la flamme laisse deviner brûlante : dans la récriture des modernes
se continue l’écriture des anciens. Prenons pour exemple canonique
de cette « vie nouvelle » qu’offre l’écriture le « Quatrième matin » de
Commencement. L’écrivain le présente comme « une transformation
phonique progressive des premiers vers du texte grec de la Théogonie
d’Hésiode » 25. Il y a là, dit-­il, une manière de « lancer un chapitre »
en relançant un texte ancien ; une manière de faire progressivement
apparaître, en travaillant à même la matière verbale de la première page
de la Théogonie, « des formes, des figures, du sens » : la transcription
phonétique de ce qui se donne d’abord comme un magma verbal fait
« théogoniquement » sortir de ce « chaos » les deux premières pages du
chapitre 4 de Commencement (C, p. 103-105). Où Prigent fils d’Hésiode
devient aussi son père.

23 Christian Prigent, Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot,
Paris, Argol, 2009, p. 13.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 143.

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Cerner le réel

Invariant conjoncturel
quod agendum est (SA, p. 17)

Le ré-­enfantement évoqué par Prigent place ainsi l’histoire de la lit-


térature sous le signe d’une instabilité profonde, impose une histoire
sans cesse en mouvement, faite d’incessantes inversions, de retours en
arrière qui sont autant de bonds en avant, de multiples renversements
vers lesquels le fonctionnement renversant du dispositif tête-­bêche fait
signe. Ce ré-­enfantement décèle aussi une réversibilité fondamentale
qui permet en effet que chaque père de son fils puisse devenir fils de
son fils, ou chaque fils de son père père de son père 26, réversibilité que
relaie avec force le dispositif choisi puisque le livre peut aussi bien se
lire dans un sens que dans l’autre, sans que rien toutefois ne permette
de distinguer un envers d’un endroit, le sens de la circulation d’un
texte à l’autre étant alors libre et ouvert, comme est ouvert, pour le
coup, le sens de la littérature et de son histoire qui, pour reprendre en la
détournant un peu une formule de Jean-Luc Nancy, se trouvent comme
jamais exposées « à [leur] absence de sens ultime comme à [leur] vrai
– et infini – sens d’être » 27. La littérature est le mouvement infini d’une
apparition pourtant toujours récente et inattendue, la répétition inces-
sante d’une venue toujours inouïe et tranchante, le retour perpétuel
d’une fois qui, chaque fois, est une première fois, le commencement d’une
durée, voire d’un cycle. Et ce qui chaque fois et depuis toujours vient
est l’inassignable même : ce qui ne peut être désigné, traduit, délimité
ou clairement déterminé ; ce qui ne peut être rangé, classé ou fixé ; ce
qu’on ne peut enfin convoquer, imposer ou ajourner. Chaque époque
se trouve aux prises avec cela qui excède les possibilités de maîtrise mais
ne cesse de l’interroger. La venue de l’inassignable est donc toujours une
chance et la vitalité des formes littéraires dépend directement d’elle : elles

26 La leçon de littérature reproduite dans les pages de Demain je meurs (DJM, p. 181-189)
en est, à l’évidence, une manifestation très concrète. Nous y reviendrons.
27 Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 56.

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À la fenêtre, Lucrèce

meurent de son absence ; elles vivent ou revivent de son apparition 28.


L’invariant inassigné, et une fois pour toutes inassignable, engage alors
anciens et modernes à relever indéfiniment un même défi, engage les
uns comme les autres dans une confrontation toujours recommencée
à un impossible 29 que Lucrèce connaît bien :

J’ai dit : indigence, manque, jeu.


Cette difficulté = nommer l’âme innommable du réel.
L’âme (corporibus pavis et levibus et rotundis) : fine graisse des corps,
huile subtile de la matière.
Petite, ronde, légère : quae vento spes raptast saepe misella.
 
L’âme : l’impossible.
 
J’ai soufflé en vers quelque chose de l’impossible.
Le chant : chant sur rien, sur le rien du réel, sur la nature du rien
de nommable. (SA, p. 15)

Des anciens aux modernes, des modernes aux anciens, rien ne


change, tout change. Il faut tenir ensemble ces deux propositions. Rien
jamais de nouveau sous le soleil de la littérature, à part le nouveau.
Répétition et différence. Lucrèce le dit aussi, qui parle cette fois avec
Denis Roche :

Le nouveau est invincible. L’invincibilité des langues est dans le


savoir qu’elles sont à trouver – et toujours introuvables, trouées.
Ça s’appelle : passion de la nomination. J’ai connu ce vertige, cette
souffrance et cette exaltation.
Et j’ai dit, misérable et glorieux dans ma solitude : avia Pieridum
peragro loca nullius ante / trita solo. (p. 17)

28 Cette venue enfin est toujours jouissive puisque, se faisant à travers l’invention « de
langues imprévues » (SM, p. 9), elle « dégage l’espace où le monde s’ouvre pour nous ».
29 « Vous savez que le siècle qui commence remettra forcément cet ouvrage-­là sur le
métier. Parce que cette répétition est l’horizon sans horizon du parlant. Et que c’est
cela que la littérature a dû à la fois toujours dire et taire, assumer et ignorer – pour
se faire, c’est-­à-dire pour désigner et gommer en elle, dans le même mouvement, le
noyau d’impossible qui la motive et la constitue » (SM, p. 15). Cet impossible structure
en partie les réflexions de Prigent, lesquelles multiplient les antilogies, les antithèses,
les oxymores et s’apparentent souvent à un ressassement (tel que Blanchot définit ce
terme). Voir, entre autres, Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959,
p. 276, et L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 501.

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Cerner le réel

Bien qu’il excède les configurations historiques de chaque époque,


l’invariant est influencé par les conditions spécifiques qui définissent
chacune d’elles : l’invariant est toujours conjoncturel. Si, en effet, la tâche
impossible assignée à la littérature demeure invariante dans son principe
– toujours la littérature devra trouver, malgré tout, « des langues pour
l’intimité de l’expérience » (SM, p. 13), alors même que l’appareillage
symbolique de chaque époque ne saurait y suffire –, la perplexité qu’elle
suscite varie quant à elle en fonction de la configuration singulière de
chaque époque. La perplexité impulse et oriente le ré-­enfantement
des anciens par les modernes ; le rapport des modernes aux anciens
dépend de l’évolution de cette perplexité et se trouve, du même coup,
placé sous le signe d’un perpétuel changement. L’histoire littéraire est
ainsi faite d’apparitions, de disparitions et de réapparitions successives.
Rompant définitivement avec toute linéarité, elle décrit des sortes de
boucles qui ne sont pas des cycles puisqu’il s’agit moins de retours ou
de mouvements programmés que de mouvements aléatoires, lesquels
sans cesse, mais sans jamais les détruire, bouleversent les rayonnages de
la bibliothèque paternelle sur lesquels le jeune Prigent pouvait, entre
autres, saisir nombre des impeccables volumes de la collection Budé :
ocre jaune pour les Grecs ; ocre rouge pour les Latins.

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chapitre 2

Hériter du père

Prigent à sa fenêtre
fenêtre (le cadre) effet d’être (SA, p. 14)

Mai 2008. Lyon, École normale supérieure. Christian Prigent participe


à un colloque consacré à mai 68 1. Sa contribution, finalement intitu-
lée « D’un siècle l’autre », avait d’abord pour titre : « Langagement,
de mai 68 à aujourd’hui ». L’écrivain, dans le préambule qui précède
son intervention 2, dit assumer ce premier titre, qui n’était pas de lui 3,
dans la mesure où il rend parfaitement compte de son travail depuis
bientôt quarante ans. Mais ce titre semble correspondre assez mal aux
intentions de Prigent. À peine prend-­il la parole que l’écrivain affirme
en effet se sentir de moins en moins capable et désireux de faire des
conférences ou des exposés. À cela il préfère, dit-­il, « lire une petite
histoire », « raconter quelque chose » qui, « parce que plus condensé
que de l’histoire », relève plus justement de la « fable ». Prigent précise

1 Il s’agit plus exactement du colloque « Mai 68 en quarantaine » qui s’est tenu du 22


au 24 mai 2008 à l’École normale supérieure de Lyon.
2 En ligne : [http://www.canalu.tv/video/ecole_normale_superieure_de_lyon/33_du_
temps_des_avant_gardes.4638].
3 Langagement est un mot soufflé à Prigent par Jean-Pierre Verheggen.

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Cerner le réel

aussi que ce qu’il va lire est fait d’un recyclage de choses publiées çà et
là ; procède d’une sorte de ressassement de questions pour lesquelles il
dit n’éprouver plus guère d’intérêt.
Ce désintérêt avoué, et dit, il est vrai, sur un ton quelque peu désa-
busé, est cependant démenti dès les premiers mots du texte, et notam-
ment par la posture énonciative adoptée par l’écrivain. Là où le récit
annoncé d’une expérience personnelle laissait légitimement attendre
l’emploi du « je », c’est un « vous » qui apparaît, lequel, non seulement,
ouvre le texte, mais sera prononcé au moins cent trente fois par Prigent
en l’espace d’une vingtaine de minutes de lecture environ. Le texte
commence ainsi :
Vous avez vingt ou trente ans dans les années soixante-­dix du ving-
tième siècle. Le monde ne tient pas en place. Vous digérez les lendemains
amers du mai des barricades, des nuits bavardes, des idées fulminantes
et des graffiti fauves.
 
Politiquement vous voulez la Révolution.
Le Mur, dans vos têtes, coupe clairement le monde en deux.
 
Vous vous voulez aussi poète.

Ce pronom à valeur indéfinie, employé la plupart du temps en fonc-


tion sujet, loin d’exclure la première personne, la tient plus subtilement
à une certaine distance. Ce « vous » inclut le locuteur en endossant simul-
tanément une portée très générale : il renvoie aussi bien à celui qui lit
ou a écrit le texte qu’à tous ceux qui le lisent ou en entendent la lecture.
La valeur de l’indéfini employé ici, moins anonyme qu’en troisième
personne, concerne plus directement l’interlocuteur. L’effet est d’autant
plus intéressant qu’il se conjugue avec l’extension très grande que nous
signalions. Le pronom est d’emblée une manière de prendre à témoin un
interlocuteur dont le texte lui-­même va peu à peu construire la fiction ;
une manière aussi de le prendre à partie en le mettant en position, sans
précaution ou avertissement d’aucune sorte, d’assumer l’expérience de
ce dont il lui est fait part, et de la prendre à son propre compte.
Allons plus loin. L’écrivain l’a dit, il a même insisté : ce texte est un
récit, une fable. L’histoire d’un parcours intellectuel et littéraire qu’il est
possible de grossièrement découper en quatre temps. Premier temps. Le
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Hériter du père

récit commence au lendemain de mai 68 où un pourtant jeune écrivain


opère déjà un premier et sérieux bilan mâtiné de solides et fortes réso-
lutions : Ponge, Bataille, Artaud doivent désormais aider au toilettage
de la poésie ; Marx, Freud, Lacan, Derrida, Kristeva et d’autres fournir
audit toilettage beaucoup de pensée ; Mao indiquer la voie à suivre sur le
Sentier lumineux, qui ne résistera pas au siècle qui « va sans pitié vers sa
fin chaotique ». Deuxième temps. Années 2000. L’écrivain, moins jeune,
pose un regard lucide, mais sans amertume, sur ces années d’activisme.
Troisième temps. Retour en 1974. Plongée dans la fabrique d’un écrivain
qui cherche ce que le langage poétique peut prendre en charge du réel.
Toutes les pratiques y passent, ou presque, pour chercher « le réel non
pas dans ou avec la langue mais à travers la langue, contre la langue ».
Rien n’y fait pourtant. Leçon essentielle : il y a toujours un reste ; « il y
a toujours une différence, une dette. [La] dette de la langue au réel ».
Alors, nouveau projet : « engager comiquement l’insensé monstrueux
du présent dans le désassemblage des formes disparates de l’écrit » ; faire
« surgir un effet de réel […] comme défaut d’élocution, parler impos-
sible ». Quatrième et dernier temps : « un siècle tire à sa fin ». Le bilan
prend de la hauteur. « Tout a changé. Rien n’a changé. » S’est jouée là,
dans ce parcours de quelques dizaines d’années, l’histoire perpétuelle
de la littérature, celle que rencontre un jour qui veut écrire. L’écrivain
désormais le sait, et il le dit. Fin du récit. Qui en est le protagoniste ?
Prigent, sans aucun doute. Mais pas moins son auditeur 4. Parce que dès
l’abord la valeur indéfinie du « vous » fonctionne comme une invitation,
ou plutôt un petit piège. Qui écoute lire l’écrivain est moins invité à
devenir le protagoniste principal du récit qu’il n’est, pour ainsi dire,
contraint, et à son insu, à l’être. La vitesse de l’élocution, conjuguée au
rythme lancinant de la diction que favorisent les répétitions, joue ici
pour une grande part : le « vous » embarque d’emblée l’interlocuteur
et ne le lâche plus.
Il serait bien naïf de seulement croire que ce procédé aurait pour
but de rendre le récit plus vivant ou plus attractif. L’opération est plus
subtile ; son enjeu plus complexe. Car ce pronom est une manière de

4 Aussi bien son lecteur.

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Cerner le réel

grammatical cheval de Troie. En forçant l’interlocuteur à être l’acteur


du récit, le locuteur fait en sorte que le récit soit admis, sans être discuté.
Il ne s’agit pas d’imposer sa vérité, de défendre sa justesse ou encore
de convaincre de sa pertinence. Mais bien de le rendre à une certaine
évidence. De faire oublier qu’il n’est qu’un récit. De l’imposer comme
le récit. De quoi ? De ce qu’est écrire, de ce qui fait qu’on écrit, et de la
manière dont cela est lié au politique.
Sous ce jour, on comprend mieux le traitement du matériau biogra-
phique. Le plus important semble en effet d’instaurer et de maintenir
une zone d’incertitude qui renforce les effets de la valeur indéfinie
du pronom. Le biographème ne dépasse jamais un certain seuil : très
exactement celui où une trop grande précision viendrait gêner l’iden-
tification de l’auditeur avec cette instance énonciative qui d’emblée
parle à sa place. À cet égard, la première phrase du texte est remar-
quable : « Vous avez vingt ou trente ans dans les années soixante-­dix
du vingtième siècle ». En 1970, Prigent a vingt-­cinq ans. Ce peut donc
être lui. Soit. Mais pas moins un autre. La phrase n’est pas tant une
supposition qu’une affirmation, l’imprécision – « vingt ou trente ans » –
renforçant la valeur assertive d’une phrase qui, en quelque sorte, ne
laisse pas le choix à celui qui la lit ou l’écoute. Et l’effet est d’autant
plus fort que le récit, dans une forme très condensée, lui fait immé-
diatement suite : « Le monde ne tient pas en place. Vous digérez les
lendemains amers du mai des barricades, des nuits bavardes, des idées
fulminantes et des graffiti fauves ». Nous voilà embarqués. La fable
qui suit est celle d’un seul, mais aussi celle de tous. On ne cessera d’y
reconnaître Prigent sans cesser d’oublier que ce n’est que lui. Pour ce
faire, l’élément biographique est affiché, assumé, mais toujours retenu.
Un exemple, parmi beaucoup d’autres : « Vous créez une revue pour
que ces choses s’impriment ». Tout auditeur un peu avisé sait qu’il
s’agit de TXT. Qui précisément n’est pas nommé. Ou, plus justement
peut-­être : TXT est nommé sans que son nom soit écrit ou prononcé.
Juste assez présent pour être remémoré ; savamment effacé pour ne
pas gêner l’indécision instaurée par un pronom qui semble ne cesser
de répéter : c’est moi, mais ce pourrait être vous ou, plus précisément
encore, ce devrait être vous.
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Hériter du père

Car cette fable est un retour. Sur soi. Sur son parcours. Sur ses errances
aussi. En particulier politiques. Prigent ne s’épargne pas. Il s’égratigne,
sans ménagement. Usant à son égard, et avec peu de modération, d’un
humour au moins grinçant, si ce n’est féroce. Pour dénoncer d’abord « la
fadeur intellectuelle et […] l’impuissance politique de la poésie » auxquelles
il a cédé, « politiquement camp[é] entre Trotzski [sic] et l’anarchisme
romantique ; littérairement vou[é] aux arcanes, aux signes ascendants,
aux bric-­à-brac oniriques et aux jeux de société ». Conclusion, implacable :
« Il va vous falloir une sévère toilette du cerveau ». Dès lors : « Vous faites
votre crise identitaire lettré maso viré mao ». La chose est dite avec ce
qu’il faut de sarcasme pour immédiatement faire entendre la distance
critique avec laquelle elle est désormais considérée. Engagement est donc
pris, et le tout est relaté non sans pittoresque ni une certaine loufoquerie :
Vous tâchez de rédimer vos culpabilités en vous plongeant dans les
(maigrelettes) masses marxistes-­léninistes,
Vous vous usez en activisme militant de base tous terrains, procla-
mations époumonées,
engueulades de bistrots, interpellations d’amphis, compositions
d’affiches manichéennes.
Vous avez le mollet idéologique imperturbablement cambré par les
acrobaties théoricopolitiques.

Cette position-­là cependant est fragile, la rude et sévère voie maoïste


s’accordant mal avec la liberté de l’invention verbale sur laquelle l’écri-
vain ne peut reculer :
L’histoire redistribue brutalement les cartes. Le siècle va sans pitié vers sa
fin chaotique. Vous serrez les dents parmi les reniements, les paresses, les
affaissements éthiques, les désarrois, le retour des vieilleries, des poèmes
mièvres, des romans tocs, des philosophies camelotes, des cynismes
carriéristes, des coquetteries artistes.

La messe (maoïste) est dite : « Vous voici trente ans après ». S’ensuit
une longue séquence où Prigent, sans jamais céder à un quelconque
reniement, ou à un quelconque mépris pour ce qu’il a cru ou été, n’en
dresse pas moins un constat lucide, d’autant plus implacable qu’il est
fortement argumenté. Un exemple :

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Cerner le réel

Vous vous remémorez cet effort impossible pour lier le souci d’invention
artistique à la perspective idéologique révolutionnaire. Vous vous sou-
venez de cette acrobatique gymnastique pour faire coïncider le carnaval
des formes avec un « maoïsme » fantasmagorique.
Vous vous dites alors que vous étiez dans le leurre d’une héroïsation de
la politique, dans la construction d’une légende du politique – et donc
dans l’inconscience des raisons objectives qui peuvent, au-­delà de l’alibi
politique, pousser des poètes à « révolutionner » les formes et à inventer
des « langues » supposées inouïes.

La remémoration se mue parfois en interpellation : « Et vous rou-


gissez un peu, forcément, d’avoir vécu, pensé et parlé avec autant d’in-
conscience et d’arrogance. Quelle sorte misérable d’humain seriez-­vous
si vous ne rougissiez pas ? » La question rhétorique est d’autant plus
intéressante qu’elle décèle une autre facette de l’emploi stratégique de la
valeur indéfinie : l’auditeur non seulement fait sien le récit d’un autre,
mais il ne peut de surcroît se dérober à la honte de s’être si bruyamment
trompé. Sous peine de ne pas être humain. Sous peine surtout de devoir
se désolidariser d’un récit auquel il s’est fait prendre. Pour l’écrivain
l’opération est double : la honte est dite, reconnue, mais aussitôt par-
tagée. Sa honte est celle de tous, et en particulier celle de ceux à qui il
s’adresse. La critique est menée. La honte avouée. Mais l’essentiel de
l’affaire, si l’on peut dire, est sauvé. Ce qui est particulièrement net à
la fin de cette remémoration très analytique :

Vous ne renoncerez pas pour autant à forcer le sens politique et civique


de votre effort au style.
Mais vous ne cesserez plus de voir ce que vous avez traversé au temps des
avant-­gardes comme un beau symptôme.
Un symptôme de la difficulté qu’il y a, pour un écrivain engagé dans
un débat violent avec son mal-­être, enragé par l’infidélité des moyens
d’expression et cloué à sa croix de passion de nomination, de ne pas
chercher des alibis rationnels et civiques qui sont à la fois expression
socialisée de cette manie intime et détournement des affects angoissants
de ladite manie vers des sites plus humains.

La critique n’est pas un renoncement. Ce qui motivait les prises de


position passées dure dans le présent. Ce qui rétrospectivement fait honte
compte finalement assez peu face à ce qui plus viscéralement l’a causé.
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Hériter du père

Le symptôme, qui oppose un effet de surface à une cause profonde, qui


relaie l’opposition d’une manifestation visible somme toute contingente
et d’un facteur invisible nécessaire qui la régit, est ici un mot clé. C’est
que ce mot révèle une autre dimension du récit, une dimension qu’il
nous faut déceler du côté du temps.
Comme dans toutes les histoires, dans cette fable, il faut être en
effet sensible au temps. Et distinguer deux plans : celui du temps histo-
rique (1965, 1966, 1968, les années 1970, l’année 1974, les années 2000
qui marquent le passage d’un siècle à l’autre dont entretient le titre du
texte) ; celui d’un temps hors temps, d’un temps qui progressivement
va s’imposer pour prendre au fil du récit le pas sur le premier. Plus
le récit avance, et plus il est émaillé de formules qui réfèrent à cette
autre temporalité. Par exemple : « Tout a changé. Rien n’a changé » ; ou
encore « Vous en avez moins que jamais fini avec les vieilles questions,
les questions toujours neuves » 5. Ces expressions pointent une perma-
nence et s’accordent avec une série importante de phrases assertives
qui énoncent des vérités générales en formant une longue anaphore :
« vous savez » est répété quatorze fois dans la dernière section du texte,
remplacé parfois par « vous connaissez » ou encore « vous avez appris ». Il
s’agit bien désormais de s’appuyer sur un savoir nécessaire, en sollicitant
au passage le soutien des plus prestigieux : « Vous savez que vous aurez
toujours à refaire le travail qu’un poète qui en savait un bout a une fois
pour toutes qualifié d’horrible ». Derrière la fable singulière, comme
l’indiquait la structure du symptôme, se trouvait une vérité générale
qu’assure l’autorité des plus grands. La clé de toute cette histoire est enfin
révélée : « Vous savez que l’autre nom de l’expérience est le “présent”.
Vous savez que le présent est ce site insituable où se nouent le désir de
nommer ET le retrait implacable de l’objet à nommer ». Ce qu’étayent
ces quelques phrases conclusives :

Vous savez que vous n’échapperez pas, ni vous ni aucun que la langue
empoigne, à l’intuable compulsion au « nouveau ». Parce que justement
il n’y a pas de siècle nouveau, pas de tournant du siècle, pas de seuil mil-
lénariste, pas de fin de l’histoire, pour qui est hanté par la refabrication

5 Nous soulignons.

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Cerner le réel

perpétuelle de l’énigme dans les langues et de l’énigme des langues,


par la représentation du présent comme énigme (comme résistance
aux représentations formées), par la danse chaloupée avec le manque,
l’in-­signifiant, l’innommable, le négatif, la part maudite, l’impossible,
– c’est-­à-dire avec ce qui, paradoxalement, rend la parole possible.

Retour perpétuel. Présent éternel. Le parcours relaté n’est qu’un


symptôme de cette permanence essentielle. Les errances sont secon-
daires. La fable a montré, sans le dire jamais, que l’écrivain ne s’était pas
trompé, autrement dit qu’il était dans cette permanence des questions
qui reviennent, toujours les mêmes. Ultimes effets du pronom indéfini :
ce moi qui parle dans ce « vous » ne doit pas seulement pouvoir être nous,
il doit être nous ou, plus justement : nous devons être lui. Ce récit doit
être mon récit, puisque ce récit est essentiellement nécessaire. Ce « vous »
prononcé par Prigent est bien un cheval de Troie, et ce qu’il fait passer
en contrebande, sans avoir l’air d’y toucher vraiment, se résume en une
petite phrase redoutable que l’écrivain ne dira jamais, mais à laquelle
son dispositif empêche d’échapper : je peux avoir tort puisque j’ai raison.
Ce « vous », et à travers lui cette manière si propre à Prigent de faire
retour sur son expérience d’écrivain, renvoie selon nous à une figure
sans laquelle il est au moins difficile de comprendre ce qu’engage le mot
de littérature pour l’auteur de Commencement : la figure du père. Telle
sera la thèse que nous tenterons d’exposer dans les pages qui suivent,
en montrant notamment comment, auprès de ce père, se décide pour
le fils le sens d’un engagement politique de la littérature qui ne sera
jamais démenti, mais sensiblement transformé.

D’un père à son fils

Le vieil Ennius, déjà, en faisait des tonnes.


(SA, p. 18)

À son père un fils demande quoi lire. Le père répond. Sitôt dans la posture
d’un maître – il s’agit bien d’une leçon. Recommandations ou, plutôt,
prescriptions : France, Saint-Exupéry, Gorki, Rolland, « même Valéry »
(DJM, p. 183), Maeterlinck, Verhaeren, Barbusse, Guilloux, André Stil,

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Hériter du père

Ostrovski, Ehrenbourg, Simonov, Cholokhov, Aragon, Éluard, Marcenac,


Seghers, Dobzynski, Hikmet, Neruda… D’abord parce que, dit-­il, ces
écrivains-­là ne cèdent pas au désespoir ; refusent la mélancolie, le spleen,
le néant, le sarcasme ; cherchent la joie, voient « frémir partout sensi-
bilité, élan, […] lumière » et montrent aux hommes « la voie radieuse
des étoiles ». Mais aussi parce que, pour certains d’entre eux au moins,
ils aiment « le peuple et ses bons instincts » (p. 183-184), les paysans, les
humbles, les pauvres gens et chantent une nature saine, revigorante :
« le bon vent, frais, grand large, salubre » (p. 183). Mais encore parce que
ces écrivains mesurent et montrent la souffrance du monde sans briser
jamais l’élan d’un toujours possible progrès – d’où conseil ultime du
père au fils : « préfère qui évoque santé populaire, besoin de bonheur et
fraternité. Là est vérité. Et c’est ça la tâche des qui font des livres ». Enfin
parce que chacun de ces écrivains, à son échelle et sa manière, contribue
à une tâche cruciale, laquelle, si l’on entend bien le père, est au moins
un sacerdoce qu’il formule comme une manière de mot d’ordre : « Le
mal doit sans cesse être mis au bien, par tous les moyens » (p. 184) 6.
Le mal mis au bien. Pour le père, voilà qui donne sens et but à
la littérature, lui confère à la fois une dimension et une orientation
morales et politiques :

Suffit pas de peindre les hommes comme ils sont, faut montrer aussi
comme ils doivent être. Bataille au dehors pour moins de malheurs. Et
dedans pareil : tout pour que ça fasse du bien où ça passe, en toi comme
partout. (p. 184)

Ce qui entraîne le rejet immédiat et sans nuance de toute littéra-


ture du moi et des genres qu’on peut lui affilier ; ce qui engage, non
moins immédiatement, ce qui s’écrit, sous peine de ne rien valoir, à
être tourné vers le peuple à qui l’écrivain est chargé de donner le goût
de lire des choses bonnes – comme on dit alors en URSS vers qui il faut
alors r­ egarder. L’écrivain qui là-­bas, au moins selon la légende, rencontre

6 La formule est de Paul Éluard. Ni le père ni l’auteur ne le signalent. Notons aussi que
cette formule sert de titre à un chapitre du livre de Michel Surya que Prigent fait figurer
dans la bibliographie qui accompagne Demain je meurs (Michel Surya, La révolution
rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Paris,
Fayard, 2004).

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Cerner le réel

presque chaque jour les plus humbles pour leur parler, est le modèle
que choisit le père. Sa fonction et sa mission déterminent aussi un cer-
tain style au détriment de tous les autres. Au contact des humbles, pas
de fioritures, il faut « faire simple et clair » (p. 186), « faire gaffe à pas
confiner dans l’opacité ni se cultiver les raffineries » (p. 185) : « Qui écrit
en joie et veut avenir désennuagé, il doit éclaircir, éclairer, montrer et
ouvrir le ciel ». Tour de passe-­passe du père. C’est qu’entre-­temps il y a
eu cette question du fils : « Mais si tout est flou ? Si rien que chaos partout ?
Si vraie sensation, c’est en gros brouillard, foutoir, pneu qui fuit ? Si vérité
est la conscience de ça ? Si on veut le dire, puisque vérité ? » La réponse du
père est sans appel. Il ne s’agit surtout pas de penser ou discuter, mais
d’affirmer, de tenir une position. Pétition de principe donc :

Qui a dans la bouche ce cadavre-­là, il doit le cracher, pas le suçoter et


cuver son jus de noir de réglisse. […] Démobiliser force et enthousiasme
pour des faux problèmes et se délecter d’un monde sans futur, c’est
crime, c’est péché. (p. 185)

L’expérience intime du fils et l’expression qu’il en cherche sont vite


ravalées au rang d’idées mal pensées et moralement condamnables.
Voilà un fils à qui il est fortement conseillé de vomir son mal. Un mal
qui ne relève pas de ce mal qu’il s’agit sans cesse et par tous les moyens
de mettre au bien ; un mal qui, du même coup, le père ne le sait pas clai-
rement, mais sans doute le pressent-­il, risquerait de contester la réalité
de ce mal converti au bien ; un mal qui pourrait compliquer la réalité
du mal, et donc du bien et de l’opération qui en l’un change l’autre.
Conséquence : raideur du père, inflexibilité. C’est le Parti qui plus que
jamais parle à travers lui. Humanisme positivé, accents hygiénistes,
vertus prophylactiques de la littérature, marche du progrès qui règle celle
de ce qui s’écrit, le bréviaire à toute force est récité. Dans la bouche du
père : une loi. Proche de celle que Prigent retrouvera dans la bouche du
dernier Ponge, ou formulée par sa mère quand elle lui dira, sur un ton
de réprobation : « Il faut que tu écrives des poèmes que ta mère puisse
comprendre » (Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas [NM], p. 47).
La logique est implacable. Mécaniquement appliquée. Toute littéra-
ture qui ne sera pas au service du progrès ou, dit autrement, compliquera

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Hériter du père

le mal et, du même coup, touchera au bien qu’il s’agit en écrivant de pro-
duire, sera condamnée sans appel ni nuance. D’où, autre liste du père :
Rimbaud, Joyce, Kafka, Proust, Mauriac, Beckett, Sade, Montherlant,
Sartre, Camus, Malraux, Miller, Genet, Caldwell, Steinbeck, Dos Passos,
Stein, Breton, Céline, Malaparte, Jünger, Plisnier 7… À lire ces noms, dont
beaucoup constituent des références majeures pour l’écrivain Prigent, il
serait tentant d’opposer frontalement les positions tenues par ce père de
fiction à celle d’un fils qui pourrait figurer l’auteur en jeune homme de
quinze ans. La leçon de littérature est cependant plus subtile. Entre ce
père et ce fils que Prigent pourrait être, il s’agit sans doute moins d’une
simple opposition que de mouvements de transpositions et de transfor-
mations. Disons-­le autrement : les grands schèmes à l’aide desquels la
littérature est pensée par ce père sont repris et repensés par l’écrivain
Prigent qui pourrait être son fils. En ce sens, cette leçon montre comment
la littérature pour ce fils vient du père, passe par son père, passe de père
en fils. Et ce qui passe du père au fils, qui sera ressaisi et retravaillé à la
lumière de questions et de configurations nouvelles, peut être ramené
à trois grands points : un anti-­lyrisme qu’accompagne une indéfec-
tible méfiance à l’égard de toutes les sortes d’effusions possibles et des
genres qui les favorisent ; un lien viscéral entre littérature et politique ;
la dimension prophylactique de la chose écrite dont l’écrivain Prigent,
à sa manière bien particulière, ne se départira jamais.
Cette leçon de littérature prodiguée par le père serait donc une
manière de scène primitive quant à la pensée de la littérature que Prigent
propose de livre en livre. C’est que cette pensée, nous semble-­t-il, y trouve
non seulement ses racines et ses grands schèmes, mais y rencontre aussi
les enjeux qui ne cesseront de nourrir son inquiétude. À cet égard, il est
nécessaire de s’arrêter un peu à la singulière figure du père qui prend
la parole dans cette leçon, laquelle intervient à un moment stratégique
dans le déroulement du récit de Demain je meurs.

7 À l’évidence une telle liste est plus qu’hétérogène. Un seul critère rend compte de sa
composition : ces écrivains, du moins selon le père, ne servent pas le progrès, leurs
écrits ne lui sont pas utiles. Voilà qui lui suffit pour les condamner littéralement en
bloc.

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Cerner le réel

À l’évidence, de nombreux éléments biographiques servent à


construire cette figure paternelle. Mais peu nous importe ici. Compte
davantage pour nous de mieux cerner par qui vient la leçon où se décide
la conception de la littérature que l’auteur défend au fil de ses livres : qui
parle ici de la littérature ? Question qui nous semble équivaloir à celle-­ci :
d’où parle la littérature pour Prigent ? De quel père, et à quel moment ?
Demain je meurs est l’histoire d’un fils à vélo. D’un fils qui va vers
où son père se meurt, redoute d’y arriver, espère retarder le moment
de franchir la porte de la chambre où une vie se finit. À vélo, l’effort du
corps aidant, les pensées, les souvenirs, les images, les mots, les instan-
tanés défilent à belle allure et traversent un demi-­siècle de vie sur fond
d’intense histoire politique. Lesdites grandes figures de ladite grande
Histoire (Staline en tête) côtoient d’autres figures non moins riches,
auprès desquelles le fils fait halte : tata Clara l’originale qui rêve Japon
et encense le père façon saint laïque, guerrier et moine soldat ; Eugène
Blivet ou Socrate jardinier qui, après avoir déchiré sa carte du Parti à la
suite de la signature du pacte germano-­soviétique, distille joyeusement
les graines du doute dans l’esprit du jeune cycliste alors effaré… il y en
a assurément bien d’autres. Si l’esprit du fils, échauffé par l’effort, ne
manque souvent pas de mordant, jamais il ne verse dans le sarcasme
ou l’ironie amère : son père est mourant, et cette mort qui vient teinte
ses pensées et ses sentiments. Inquiet toujours de l’origine des images
et des pensées qui lui arrivent, préoccupé souvent par les raisons qui
l’incitent à les écrire, le fils se laisse gagner à plusieurs reprises par des
questions éthiques qui lui font toucher du doigt des énigmes quasi
métaphysiques. Ainsi, juste avant la leçon de littérature :

Et ton père, là, maintenant, c’est-­à-dire ici, elle va passer où, la parole,
pour lui qui stagne en tout seul dans turne d’agonie avant résumé de soi
dans une urne pas pour qu’on y vote car c’est tout voté et on sait l’élu ?
[…] Et que fais-­tu, toi, qui le fais parler, qui parles à sa place, qui voles
à tire-­d’aile sur paroles volées à lui qui se tait pour à jamais ? Tu parles
pour lui ? Pour c’est très très contre, remarque, et rougis : tu prends sa
parole, lui prends-­tu sa vie ? L’assassines-­tu bis ad libitum ? Savoir si c’est
pas en toi titillé de vengé mauvais qui bassine tes fonds ? Ou le règlement
des comptes en loucedé par conséquence de lâcheté ? (DJM, p. 179-180)

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Hériter du père

Questions terribles. Qui relèvent aussi bien des « grandes » ques-


tions que de l’examen de conscience sans concession. Très précisément
avant que ne débute la leçon de littérature, le statut et la légitimité
de l’écriture sont interrogés. Au seuil de cette leçon, comme pour lui
donner la perspective la plus profonde, montrer la profondeur de son
origine aussi bien que la gravité qui lui est liée, un fils s’interroge sur
le sens qu’il y a à parler à la place de celui qui meurt, et doute de son
droit à le faire. Peut-­on parler à la place du père 8 ? Variation autour de
cette question : quelle littérature pour le fils quand la parole du père
s’éteint ? Quelle littérature pour le fils après celle du père ? La leçon de
littérature débute juste après que le fils, gagné par l’émotion, a poussé
la porte de la chambre d’agonie :

Crois plutôt à ça : c’est rien que du grain de plante de chagrin qui grossit
en tige à donf le mouron quand sa parole parle par ta petite bouche. Et
fleur de pitié en accéléré s’épanouit au bout et bouffe tout en toi avec
ses pétales cannibales : retiens ton sanglot, marmot. Puis voici la porte,
numéro ad hoc. Toc, toc, faut entrer. (p. 180)

Le fils entre dans la chambre du père qui meurt. Le chagrin le sub-


merge. Comment mieux dire que la question de la littérature se pose à
lui comme celle d’une place à prendre et occuper ? D’une place hantée
ainsi par celui par qui la littérature lui est venue ? D’une place riche de
ce qu’il était, de ce qu’il aimait, de ce qu’il en disait et en attendait ?
Ainsi advient la littérature au fils. Et l’héritage est d’autant plus lourd
de sens que ce père, on l’a dit, est pour les autres comme une sorte de
saint. Voilà en effet un père comme on dit « parti de rien » et qui, au
terme d’un itinéraire admirable à l’école de la République, une fois
rendus les services qu’il devait à l’armée, décroche l’agrégation de lettres
classiques ; voilà en effet un père qui, de retour à Saint-Brieuc, est, non
seulement un professeur en tous points exemplaire, mais aussi maire
adjoint puis premier édile dévoué à sa ville ; voilà un père engagé corps
et âme dans le Parti, au service des travailleurs, militant très actif trou-
vant là sans doute une manière d’expier une mauvaise conscience, celle

8 Entendons bien ici pouvoir et autorisation.

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Cerner le réel

d’un intellectuel qui craint toujours de trahir son milieu d’origine que,
pour le coup, il ne trahit pas. Père admirable, père admiré par un fils
qui devant tant de vertu en un seul homme s’exclame : « chapeau bas et
total respect » (p. 128). Assurément, la place n’est pas facile à prendre.
Dans la mémoire du fils, le père parle beaucoup qui revient souvent
en orateur ou tribun : manifestations diverses du Parti, congrès, meeting,
inaugurations, fêtes, discours à la mairie, les souvenirs de ses prises de
parole publiques sont aussi nombreux que rares ceux où le fils entend
son père s’adresser à lui. L’homme en privé est taciturne : « parlait pas
pour ne rien dire. Et comme on ne dit généralement guère plus que fort
peu, il ne parlait pas plus que ce peu-­là » (p. 49). Ses silences terribles
glacent le sang et ses regards accusent : « Car il sait y faire, ton père,
genre je pipe rien mais vous bistourise d’un clin d’yeu les fautes ». Le
fils de lui ne sait rien, ou presque :

Déjà donc que quasi zéro, comme mots, de lui à toi et vice versa, en long,
large, travers, envers et endroit, ça vous arrange pas le style renfrogné :
no comment total, trou de sec partout, et l’effet global abonné absent
aux communiqués. Pas bien étonnant que t’en aies rêvé, comme dit plus
haut. Car tu n’as rien su de lui par lui-­même. Plus tu investigues, plus
tu le constates. (p. 49)

Un taiseux donc. Puritain sans doute, pas à l’aise avec les sentiments,
craignant les émotions, qui plus est leur formulation 9 : « Cœur pur ;
cœur dur. Cœur d’homme de guerre, cœur fanatisé par des horizons
d’amélioration, cœur d’homme d’étude de même discipline » (p. 53).
Parce qu’il accorde plus d’intérêt et de temps à la justice et au bien
pour lesquels nuit et jour il œuvre qu’à sa progéniture, le père finit par
quelque peu écraser son fils, lequel ne se sent jamais à la hauteur de ses
ambitions, ni digne vraiment de son intérêt. Un passage où le père fait
figure d’une sorte de trivial Hercule vaut à cet égard d’être cité :

9 Remarquons au passage la cohérence entre cette vie et la conception de la littérature


qui, pour ainsi dire, s’y invente : la parole publique trouve un relais naturel dans la
promotion d’une littérature sociale ; la gêne liée à la parole intime et privée entraîne
le rejet de tous les genres qui favorisent les épanchements, le lyrisme en tête…

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Hériter du père

T’es sur ton vélo, dans l’environ proche. Mais même sur ce point tu fais
pas le poids : celui de papa il pesait des tonnes, tout quasi en fonte et
les pneus ballon gros comme des boudins. Et sans dérailleur. Avec des
sacoches bourrées de bouquins et cartable au cadre et lourd en kilos de
patates nouvelles dans un grand cabas pendu au guidon. Ou même le
chien, peinard en panier sur le garde-­boue. Avec ça, papa, il vous les
bouffait, les creux et les bosses et les kilomètres de campagne raide, à
force de mollet. Il t’aurait largué dans la première côte et t’aurais mendié
la voiture balai, minus que tu es. (p. 145)

Tout dit ici la force du père, et l’incapacité du fils à rivaliser avec


elle. De son côté, la mère ne fait rien pour atténuer ce sentiment, au
contraire. Un jour, au grenier où son fils s’était réfugié, elle lui dit : « Ton
père te méprise » (p. 140). Un autre, au salon, elle lâche : « Ton père ne
peut pas te sentir » (p. 141). Désarroi du fils :

T’en rumines encore sur la bicyclette. T’en rumineras ici maintenant en


tap tap clavier. Car y avait deux sens. Un : il ne sent même pas que tu es
là. Ergo : t’existes pas. Deux : il supporte pas l’odeur que t’émets. Égal : tu
lui cocottes le biotope. Entre un et deux, le choix, c’est Charybde et Scylla.
Et ça te tricote, l’aiguille, les pelotes. Pince-­toi : es-­tu là ? (p. 141-142)

Schématisons quelque peu. Pour le fils, la littérature est liée pro-


fondément au père. C’est-­à-dire à une force contre laquelle on ne peut
lutter, à laquelle on ne se mesure jamais qu’à son désavantage. C’est-­à-
dire aussi à un profond amour associé à une gravité, des silences lourds,
une inflexibilité d’autant plus importante qu’elle ne cessera d’influer
sur les futurs engagements du fils. Il faut partir ici d’un passage où le
fils tente d’imaginer ce que le père pense de lui, et plus particulière-
ment de sa conscience politique. Ce qui donne lieu à une très longue
anaphore que nous résumons à gros traits. Par les yeux du père, le fils
se voit : compromis niveau révolution ; indifférent au sort du proléta-
riat ; insensible aux injustices ; prêt à aimer le monde tel quel ; prompt
à céder à tous les pièges du consumérisme ; fasciné par l’Amérique et
sa culture ; amateur d’art dégénéré ; ignorant du vrai art engagé ; en
un mot, parfait mauvais communiste. Ce que résument ces ultimes
formules implacables :

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Cerner le réel

descendance regarde rien que son nombril et ne s’asticote que le locataire


de la même culotte en soie où elle pète ; en bref : descendance glande ;
descendance bulle ; descendance pactise avec x, y, et tout l’alphabet de
conspiration avec le minable, la déconne, le nul. (p. 144)

Très piètre image vraiment. Inutile d’insister. L’affaire se complique


cependant. Car le fils sait aussi très bien comme ce père si fort s’est
fourvoyé et, peut-­être surtout, a préféré ne rien en dire. Malgré toute
l’amitié qui le lie à Eugène Blivet, salutaire semeur de doutes ; malgré la
visite un jour impromptu de Louis Guilloux, petit homme vif à l’ironie
goguenarde ; malgré les avertissements lucides et répétés de plusieurs
intellectuels – dont Camus, Serge, Rousset, Kravchenko ; malgré enfin
la colère révoltée d’Émilienne, sa femme, qui, un jour de rage, déchire
sa carte du parti à cause de ce qui en 1956 se passe en Hongrie, le père a
préféré ne pas dévier de la ligne du Parti. Raideur. Silence. Inflexibilité.
Parfait bon communiste (c’est-­à-dire prêt à tout sacrifier pour le rester).
Ce silence du père sous l’œil lucide et averti du fils décèle pour nous
toute l’ampleur de la question qui souterrainement travaille la leçon de
littérature. Ce silence est d’autant plus déterminant que l’engagement du
père engage pour toujours le fils, lequel en a une très claire conscience.
C’est que, pour lui, ce père malgré tout et avant tout est « rien que bloc
[…] de chair malaxée d’humanité. […] chair [qui tient] debout par du
nerf de sincérité » (p. 156). Ce père encore : « nerfs […] bandés à bloc
du dedans par tous les ressorts de la conviction ». À cela tient plus que
tout le fils, qui prévient tout sarcasme :

Que personne ici ne mêle grain de sel ou pointe d’ironie ni roule méca-
nique de rodomontade […]. Quiconque flûte lanlaire, qu’il crève en
station dans ses déjections d’incrédulité et que bouffe l’étouffe d’avoir
trop mangé la soupe qu’on lui sert que rien peut changer et que maux
du monde c’est fatalité. (p. 156)

C’est dit. Et la fermeté virulente avec laquelle cela se formule se


justifie sitôt que l’on sait que ce père ne délivre rien de moins que le
sens de la vie à son fils :

s’il y a sens à l’existence, c’est de batailler contre l’argent roi, la loi du


profit, la servilité des cerveaux tannés à cause d’ignorance, les sermons

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Hériter du père

dictés par bigoterie de soumission aux malédictions, la résignation aux


choses comme elles vont, l’abrutissement sous faix de panade ou de
goût du lucre ou de vocation à jouer des coudes pour pousser du col et
chacun pour soi. Qu’on garde colère, et force, et instinct de pas laisser
faire. (p. 157)

Il faut bien mesurer toute la force avec laquelle cela engage le fils.
Comme il faut bien mesurer, par contrecoup, le bouleversement que
sera pour lui le désarroi tu de ce père dont les convictions et les valeurs
une à une se trouvent par l’Histoire trahies. Tout cela produit l’une des
images les plus impressionnantes du livre :

Ton père est un spectre déjà parmi ceux qui firent payer ou eurent à
payer, détruit par lui-­même, tout blanc, tout gelé, les cheveux mêlés aux
algues, effaré, la bouche pleine de cris qu’on n’entendra plus. Le béton
des leurres le tire par les pieds vers où plus du tout de lumière nulle part.
Et ses rêves filent vers les fonds comme calmars géants, Léviathans. En
haut, en surface, sur l’écume des lames, des rêves, des cadavres, le ciel
pèse cauchemar, personne n’en réveille sans glacer de honte d’avoir tant
erré, personne qui ne fonde en sueur de désarroi. (p. 159)

Comment cette image du père ne pourrait-­elle pas hanter pour tou-


jours le fils ? Comment pourrait-­elle cesser d’inquiéter celui qui, pour
ainsi dire dans le même temps, acquiesce sans réserve au sens de la vie
comme engagement et ne peut fermer les yeux sur tout ce qui trahit à
ce point cet engagement qu’il est presque néant ? Tout cela précède la
leçon de littérature et, de fait, détermine profondément pour le fils le
sens de l’engagement qu’il lie, comme lui indique le père, à l’activité
littéraire. Et cela est d’autant plus vrai que la manière dont ce fils rachète
en quelque sorte ce père est très exactement la même que celle qui per-
mettra à Prigent de faire retour sur ses propres engagements. Autrement
et plus précisément dit, le dispositif rhétorique que Prigent mettra au
point pour mener une critique sans concession mais sans reniement de
ses croyances et de ses combats trouve pour nous son origine profonde
dans la relation au père que met en scène la leçon de littérature.
Ce dispositif, dont relève pleinement le « vous » autour duquel s’ar-
ticule un texte comme « D’un siècle l’autre », Prigent en détaille les
soubassements très exactement en cinq points, cinq points que nous

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Cerner le réel

proposons de saisir sur le fond de ces mots qui font immédiatement


suite à l’image du père en spectre aux valeurs et engagements de toute
une vie trahis :

Mais qui n’erra pas, de qui rêva ? À qui l’apanage du leurre et des fautes
et des illusions sinon à qui crut par passion humaine à chance de chan-
ger l’ordre insupportable ? Où serait la honte d’avoir bagarré pour virer
l’immonde et faire du mieux au monde ? Qui jettera la pierre ? Qui, qui
n’aurait pas à sentir la morve de ses inerties barbouiller sa vie à l’infini ?
Qui, qui n’aurait pas à torcher d’abord son nez pituiteux ? (p. 159‑160)

L’engagement confère une autorité à qui s’engage, laquelle, si elle


venait à manquer à qui voudrait critiquer l’engagement en question,
priverait sa parole de toute légitimité. Cette ligne, appelons-­la ainsi,
se trouve donc patiemment détaillée à la suite d’une question posée
à l’écrivain par Hervé Castanet au sujet de sa participation active aux
avant-­gardes des années 1970. Cinq points sont isolés pour parer, dit
Prigent, au « déni des questions que soulève l’activité artistique dans ce
qu’elle a de plus rétif à l’uniformisation mercantile et spectaculaire »
(NM, p. 85) et lutter contre le « triomphe de l’idéologie libérale » (le père
peut être rassuré). Un : résister farouchement au désir de liquidation 10.
Deux : reconnaître sans nostalgie la part de naïveté et de fourvoiement
liée à ces années (dépassement des silences paternels). Trois : ne pas
craindre d’en éprouver une certaine honte, celle de s’être trompé et
d’avoir activement promu la tromperie. Quatre : admettre que cette
honte d’avoir erré se redouble de celle de devoir avoir honte d’avoir
erré (honte de la honte en somme) : « On ne devrait jamais devoir avoir
honte d’avoir voulu changer l’insupportable ordre politique du monde »
(NM, p. 87) 11. Cinq : élargir la perspective en ajoutant encore que, sur
un plan ontologique et désigné comme tel par l’écrivain, la honte de

10 Parce que la liquidation « va dans le sens de l’aliénation et de la déshumanisation »


(NM, p. 86).
11 Font suite à cette assertion deux pages où Prigent revient sur l’engagement communiste
de ses parents, évocation qui se conclut ainsi : « Là s’enracinent quelques-­unes des
raisons qui font que je ne m’affranchirai jamais de l’idée que l’activité intellectuelle
et artistique a à voir avec une révolte contre l’état du monde » (NM, p. 90). C’est bien
toute la complexité de cet enracinement que décèle la leçon de littérature prodiguée
dans Demain je meurs.

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Hériter du père

devoir errer est à ce point inscrite dans la nature humaine qu’elle est
du même coup la chance de rester humain : « C’est le fait de parler qui
nous veut erreurs errantes, correction perpétuelle de nous-­mêmes »
(DJM, p. 91-92) 12.
Voilà une manière de ne pas se dérober devant ses choix et ses res-
ponsabilités : ne pas se renier ; ne pas s’épargner ; affronter ce que l’on
a été sans craindre la honte que cela peut susciter. Voyons dans ces trois
positions affichées et assumées un premier temps, lequel ne prend vrai-
ment sens qu’en vertu d’un second, plus subtil sans doute, plus essentiel
aussi, la honte de la honte, pierre de touche du dispositif, se justifiant
d’une dimension ontologique. Pour nous, il est impossible de mesurer
correctement la portée de ce qui se joue ici sans saisir la part qui revient
au père. Celui-­ci a révélé au fils ce que ce dernier ne cessera d’appréhen-
der comme une sorte d’indépassable point, un point sans cesse retrouvé
dès qu’il s’agit d’articuler l’activité littéraire à la dimension politique,
laquelle, in fine, en révèle tout le sens – et ce, encore une fois, malgré
les silences, les échecs, les erreurs du père. Renan dit quelque part ceci :
« Ce rêve fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé ne purent jamais
rentrer dans la vie » 13. Les silences du père se justifient sans doute de
la crainte de ne pas revenir d’une désillusion trop grande, si grande
qu’elle serait une sorte de mort pour qui le sens de la vie se confondait
presque avec son engagement 14. Personne mieux que le fils ne sait cela.
Personne plus que lui ne veut, d’une certaine manière, racheter les
silences du père. Ce rachat prendra la forme d’un léger décalage. Et si
le fils devait le dire avec les mots de Renan, il le dirait peut-­être ainsi :
« Ce rêve fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé purent rentrer
pleinement dans la vie et ne jamais plus en sortir ». Qui n’a pas erré

12 Ce qui naturellement s’applique à l’œuvre d’art : « Une œuvre belle (juste) est la
somme résolue des effacements et des repentirs à quoi elle a consenti. Dire cela n’est
qu’une banalité. Sauf si on s’entend sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de perfec-
tionnement stylistique. Mais de toucher du fait ontologique » (NM, p. 92).
13 Cette citation, Michel Surya la place en exergue de la conclusion de son livre La révo-
lution rêvée ; elle fait alors directement référence aux communistes et à l’impossibilité,
pour certains du moins, de revenir de leur désillusion, laquelle est au moins à la
hauteur de l’importance de leur engagement dévoyé.
14 Entendons ici ce qui donne force, dignité, raison d’être à une existence.

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n’a pas vécu. La honte d’avoir honte est la honte de confondre l’erreur
avec la faute et, plus précisément, de réduire une errance essentielle à
une faute occasionnelle. Si repentir il y a, ce repentir n’est jamais que
relatif à l’errance fondamentale qui le subsume : repentir 15 du repen-
tir, le repentir est sans cesse corrigé à l’aune de cette erreur. Tout cela
reposant, pour le dire autrement une fois encore, sur la conviction que
tout ce qui n’est pas désir de « changer l’ordre insupportable » du monde
(DJM, p. 160) est pire que ce désir 16.
Il y a là sans doute un risque. Si l’erreur essentielle rachète la faute,
n’importe quelle faute se trouve justifiable de cette erreur. À moins de
reculer sur la dimension ontologique de l’erreur en lui attribuant un sens
qui, inévitablement, et parce qu’il ne pourra lui-­même trouver d’autre
justification que celle que lui donne celui qui le pose, atténuera la force
justificatrice de l’errance fondamentale 17. Ce risque, il serait bien peu
conséquent de le nier. Mais s’il est pris, un tel risque a au moins une
vertu, et non des moindres : il engage. Celui qui le prend à l’évidence,
mais aussi celui qui se confronte à qui le prend : « qui jettera la pierre
[devra] torcher d’abord son nez pituiteux » (ibid.) 18.
Car aucune critique ne peut plus être menée sans d’abord renvoyer
chacun à ses propres responsabilités. Qui admet le caractère ontologique
d’une erreur enracinée dans la nature même du langage ne peut éviter
de se demander à son tour quelle est la nature de sa propre errance, la
réponse à cette question lui donnant le droit ou non de juger l’errance
des autres. L’errance renvoie d’abord chacun à soi. L’errance autorise la
parole, ou en prive – qui, ayant erré, écouterait celui qui n’en a pas pris,
même à moindres frais, le risque ? Il y a là sans doute une manière de
réduire certaines critiques au silence : quelle que soit la pertinence de

15 Rappelons que, s’agissant d’une peinture ou d’un dessein, le repentir désigne une
correction du trait ou des couleurs en cours d’exécution. C’est en ce sens que nous
prenons le mot ici.
16 Il faut entendre détournée ici cette formule de Malraux : « Tout ce qui n’est pas révo-
lution est pire qu’elle ».
17 Des choses « changer l’ordre insupportable » (DJM, p. 160), « faire du mieux au monde »,
« virer l’immonde ». Certes, mais dans quel sens ? Quel sens donner à ce changement
et à ce bien qui sous-­tend ce « mieux » ?
18 Il est possible d’entendre ici une référence au récit de la femme adultère dans l’Évangile
de Jean.

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Hériter du père

l’énoncé, celle-­ci ne résistera pas si l’autorité de l’énonciation défaille.


Phénomène par ailleurs tout à fait banal, mais qui prend ici une dimen-
sion primordiale 19. Tout est fait en un sens pour redonner un certain
poids aux mots – il est en effet au moins malaisé de se payer de mots
quand la valeur de la parole est soumise à celle de l’action de celui qui
parle, lequel n’est légitime que d’accepter d’errer (c’est-­à-dire de ne pas
se dérober à cet impératif que l’écrivain fait en sorte d’ériger en incon-
tournable critère : « tu ne peux pas ne pas agir »). Logiquement, dans
une telle perspective, l’existence de chacun a valeur de preuve. Ce qui
toujours est délicat. Quels faits isoler de telle vie et pour en faire quel
récit ? Comment juger une existence ? À l’aune de quoi et en vertu de
quel droit si ce n’est, précisément, à l’aune de la mesure et en vertu du
droit que l’on se donne, ce qui, encore une fois, réduit inévitablement
la légitimité de la justification par l’errance ?
La portée de cette position très sophistiquée, et non moins revendi-
quée avec force par Prigent, ne saurait cependant être tout à fait envisa-
gée sans que soit introduite une certaine perspective. Cette perspective
est historique, et Michel Surya la formule en ces termes :

Il faut en revenir à ceci : un procès a été instruit, longtemps, qu’on ne


voit pas finir, qui fait de l’intellectualité – constitutivement – un tort.
Des intellectuels se sont convaincus de ce tort qu’on leur imputait (l’en-
gagement, le communisme, le trotskisme, le surréalisme, l’anarchisme,
l’anticolonialisme, etc.). Convaincus qu’il était juste qu’on fasse de ce
tort un crime. 20

Intellectuels sans résistance. Intellectuels dociles. Serviles, le mot, sans


doute, est plus juste s’il permet de mieux dire la soumission excessive
avec laquelle les intellectuels ne se sont pas seulement laissé convaincre
de leur tort, mais ont œuvré eux-­mêmes, activement qui plus est, à s’en
convaincre et, puisque cela même ne semblait suffire, à admettre que ce

19 L’autorité qui sous-­tend le discours est d’emblée dévoilée, interrogée et jugée dans un
tel dispositif. C’est même en quelque sorte sa fonction première que de convoquer pour
mieux l’interroger ce qui saurait seul ici fonder l’autorité de qui parle : l’expérience
concrète de l’engagement politique, et les actions qui en témoignent.
20 Michel Surya, Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie, Tours, Farrago, 2000,
p. 25.

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tort était aussi un crime. L’intellectualité est bien une tache de sang, et
tous se pressent pour dire en chœur, sans nier qu’ils aient eux-­mêmes les
mains tachées de ce même sang, que toute l’eau de la mer ne suffirait pas
à en faire disparaître ne serait-­ce que les traces. Telle est la domestication
de l’intellectuel en animal de compagnie dont Surya tente de montrer les
rouages, laquelle ne concerne pas tant le père, tout cela venant plutôt après
lui, qu’elle ne concerne en revanche pleinement le fils. L’horizon auquel
les intellectuels se sont soumis, au détriment de tous ceux en lesquels ils
croyaient et que, du même coup, ils abandonnaient, cet horizon que rien
ni personne ne semble plus vouloir ni pouvoir borner, Surya le nomme la
domination. Cette domination est la forme d’une victoire, celle du capital.
Mais cette forme doit aussi son degré de perfection à « l’appui que ceux
qui l’avaient combattu[e] lui apportèrent soudain » 21, au ralliement de
ceux qui longtemps avaient lutté contre ce qui peu à peu la fit naître :

Que demanda la domination aux intellectuels qui la ralliaient ? Qu’ils


disent, c’était bien le moins, que ce qu’ils avaient tenu pour la démo-
cratie tout le temps qu’ils avaient absurdement tenu le communisme
pour démocratique en était le contraire ; le communisme et tout de ce
que de ce côté-­ci d’un capitalisme sans nuance on avait tenu pour com-
muniste (n’eût-­il eu rien à voir avec, sinon qu’il niait que le capitalisme
fût démocratique lui-­même). 22

Ce ralliement, qui vaut pour un reniement, Surya en décrit les


mécanismes, dont celui-­ci qui nous intéresse tout particulièrement :
la repentance n’aime peut-­être rien mieux qu’incriminer la jeunesse.
Tant sa naïveté et ses inconséquences supposées permettent, non seule-
ment, de renier ce à quoi elle seule portait prétendument à croire, mais
confèrent aussi toute légitimité pour le faire :

21 Ibid., p. 33.
22 Ibid., p. 43. Ce à quoi Michel Surya ajoute ces précisions qu’il nous faut citer afin de
ne pas simplifier son propos : « La domination demanda un peu plus cependant : il a
fallu à ceux-­ci dire aussi que les libertés formelles qu’ils avaient si volontiers décriées
– qu’ils avaient si volontiers décriées parce qu’elles n’étaient que “formelles” –, et qui
permettaient que le marché prospérât si spectaculairement, obligeaient de convenir
que c’était le marché qui faisait par le coup que ces libertés n’étaient que formelles.
En d’autres termes, et quand bien même ne fût-­on aucunement sûr que le marché
était démocratique, encore moins qu’il garantissait les conditions d’une démocratie
politique, il leur fallut convenir qu’il n’y avait de démocratique que le marché ».

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Autrement dit, il fallait qu’ils aient eux-­mêmes fait l’expérience de ce


que ces libertés avaient d’exorbitant ou d’inconsidéré pour que passent
pour seules raisonnables ou pour simplement possibles les « libertés »
au bénéfice desquelles ils se mettaient soudain tous à parler (les seules
« libertés » raisonnables et possibles, ne manqueront-­ils pas de prétendre
alors). 23

Quand le reniement est la meilleure promotion de ce à quoi s’oppo-


sait ce qu’il renie. Et en veut tacitement pour preuve : l’expérience qui
se pare de la prétendue sagesse qu’accompagne l’âge d’une prétendue
raison ; l’amour aussi, personne n’étant mieux placé pour condamner
ce qu’il a ostensiblement, et sûrement sincèrement, aimé. Opération
imparable. Celle-­là même que Prigent n’accomplit pas quand il porte
un regard rétrospectif sur sa jeunesse. Et ce bien que la lucidité dont il
fait montre lui offre précisément la possibilité de s’engouffrer dans la
brèche d’un repentir sans nuance auquel, on l’a compris, beaucoup qui,
pour ainsi dire, étaient dans son cas n’ont pas vu l’intérêt de résister
ou, plutôt, ont parfaitement compris qu’ils n’avaient aucun intérêt à
le faire, bien au contraire.
Quoi qu’il en soit, ce qui advient entre ce père et ce fils, dans cette
chambre où le premier meurt tandis que le second y reçoit en héri-
tage toute la littérature d’une vie, éclaire d’une incomparable manière
l’œuvre de Christian Prigent. Leçon inaugurale où échoient au fils, qui
ne le sait pas encore, des questions que le père lui-­même n’a pas su seu-
lement poser. Entre autres mais d’abord, et parce que la seule manière
de ne pas réduire la portée de l’erreur ontologique sans pour autant
accepter n’importe quelle faute est de fonder une ontologie : laquelle
concevoir qui servira de fondement à la littérature qu’il faudra tâcher
de penser ? Leçon inaugurale encore où échoient au fils les conceptions
et les positions défendues par le père, desquelles le fils se détachera
d’autant moins qu’il tentera de les faire siennes à force de reprises et de
déplacements. Leçon, pour le dire plus trivialement, où un fils entend
que son père a raison sur l’essentiel mais s’est beaucoup trompé sur les
formes dans lesquelles il a espéré que cet essentiel s’incarnât. Leçon

23 Ibid., p. 14.

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inaugurale enfin, pour le dire en un mot, parce que s’y accomplit la


transmission de grandes questions que le fils ne conteste pas mais qu’il
ne cessera de revisiter en les faisant peu à peu siennes, lesquelles, nous
semble-­t-il, s’articulent pour l’essentiel autour de trois notions : la loi,
le mal, l’engagement. Ces trois notions donneront lieu désormais à trois
brèves analyses, qui ne prétendent pas cerner l’ensemble des questions
que ces notions représentent pour Prigent, cela va sans dire, et ce n’est
évidemment pas là leur but, mais viseront plutôt à poser les premiers
jalons d’une réflexion qui entend interroger le devenir de ces notions
dans l’œuvre de l’écrivain en tenant compte, au mieux, de tout le poids
que leur confère cette scène de transmission originelle que constitue,
pour nous, la leçon de littérature de Demain je meurs.

Le mal
débâcle ! ô débâcle (SA, p. 16)

« Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens » 24. La formule, on
l’a dit, est d’Éluard. Le père la reprend d’abord pour opposer la littérature
au malheur 25. Ce qui implique pour qui écrit de se rendre sourd à tout
ce qui en lui pourrait contrarier la lutte pour imposer, via la littérature,
un idéal d’humanité ; être sourd pour être mieux muet et poser une
humanité idéale, la victoire du supposé bien nécessitant de réduire
d’abord le malheur au silence. La formule d’Éluard donc pour dire la
renaissance d’un certain humanisme garant de l’unité à venir d’un
peuple réconcilié : « poésie utile pour rythmer l’action » (DJM, p. 186),
pour donner du rythme à la marche vers un homme sans maux parce
que sans mal. Cette marche, qui s’inscrit sur un fond de lutte des classes,
doit aussi permettre de rendre la littérature au prolétariat en l’arrachant

24 La formule d’Éluard varie légèrement dans la bouche du père qui dit : « Le mal doit
sans cesse être mis au bien, par tous les moyens » (DJM, p. 184).
25 Ce qu’Éluard lui-­même formule explicitement en ces termes : « J’ai voulu nier, anéantir
les soleils noirs de la maladie et de la misère, les nuits saumâtres, tous les cloaques
de l’ombre et du hasard, la mauvaise vue, la cécité, la destruction, le sang séché, les
tombes » (Paul Éluard, préface à Une leçon de morale, cité par Michel Surya dans La
révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956,
ouvr. cité, p. 161).

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à l’art bourgeois décadent. Le mot clé de toute cette affaire, que l’on
sent présent presque entre chaque ligne du discours du père, est celui
de réalisme. Dans les années 1950, le mot est dans toutes les bouches, et
particulièrement celle des communistes. Non sans un certain flou quant
à ce que l’on veut bien lui faire dire. Une chose reste sûre cependant :

la fraîcheur, la vaillance, l’opiniâtreté, la sincérité, la santé, la foi en


l’avenir, etc., seront autant d’attributs auxquels se reconnaîtra que l’on
a affaire à un art décidé à rompre avec la duplicité qu’entretient la bour-
geoisie […]. 26

Si la littérature aimée et défendue par le père se reconnaît parfai-


tement dans cette littérature mise au bien, il est encore possible de
dire plus précisément que cette littérature correspond assez bien au
réalisme que proposait alors la littérature soviétique, lequel allait peu
à peu s’imposer à beaucoup de communistes en France. Voilà en effet
un modèle réaliste-­socialiste qui affirme que l’homme est bon, non
par essence, mais parce que, comme l’écrit Michel Surya, « il tend à le
devenir » 27, cette assertion reposant plus profondément sur l’idée que la
réalité du réalisme socialiste est moins la réalité objective que la « réa-
lité dans son développement révolutionnaire » 28. Fort d’un indéfectible
optimisme, que relaie largement le père, l’homme de cette littérature
est porté vers l’avenir, élevé par une foi viscérale dans le progrès qui
tranche net avec « le pessimisme [qui] pèse sur la passivité des héros
seulement réalistes » 29. Ce volontarisme trempé à l’optimisme le plus
décidé conduit à une conception performative de la littérature. Face
à l’esthétique pauvrement contemplative de la littérature bourgeoise,
que le père s’applique à liquider, la littérature soviétique fonde une
littérature édifiante et une esthétique de l’action. Surya le dit en subs-
tance : au lendemain de la guerre, ce réalisme rend la littérature à ce
point exemplaire de l’action que la littérature devient elle-­même action
et se voit confier un véritable pouvoir de métamorphoser le réel. Voilà

26 Michel Surya, La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolu-
tionnaires 1944-1956, ouvr. cité, p. 149.
27 Ibid., p. 153.
28 Citation de Jdanov datée de 1934 (rapportée par Michel Surya).
29 Ibid.

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Cerner le réel

qui permet de définir avec plus de précision le lieu à partir duquel la


littérature vient au fils, de mieux saisir l’influence sous laquelle le fils la
pensera, la lira et en écrira. Et cette influence est d’autant plus forte, il
faut y insister, que le discours du père, modèle d’orthodoxie communiste
d’époque, reste manifestement assez sourd aux nuances possiblement
inscrites dans les formules qu’il reprend à son compte. Quand, en effet,
Michel Surya montre comment une certaine hésitation et une subtile
note de désespoir imprègnent les mots d’Éluard 30, le père les érige en
véritable mot d’ordre de la démiurgie jdanovienne « inscrite dans le
communisme comme ce qui pouvait seul le sauver de sa persistante
inclination nihiliste », à la condition « de faire que le mal n’appartienne
plus au monde réel » 31.

L’engagement
J’ai essayé d’ouvrir poétiquement le monde cadenassé
par l’enchaînement symbolique-­mythologique. (SA, p. 23)

Nous l’avons dit : les positions tenues par le père confèrent à la littéra-
ture une importante dimension performative. Dans la droite ligne de la
volonté de négation qui définit d’abord le communisme, de cette force
d’opposition à ce que le monde soit ce qu’il est, la littérature agit et son
action contribue de manière décisive à changer l’homme. Cela règle la
question de l’engagement : la littérature elle-­même, et d’elle-­même,
engage, « dès lors que c’est elle qui fait du monde qu’elle représente le
principe de réalité de celui dans lequel s’établissent ses lecteurs » 32. La
valeur d’accomplissement de cette littérature, qui impose au monde
de devenir tel qu’elle le dépeint, est partout présente dans le discours
d’un père pour qui « l’énergie qui pense, c’est pour transformer » (DJM,
p. 185), et qui n’a de cesse de lier à cette transformation un caractère à
la fois édifiant et revigorant. Plus que seulement prescriptive, une telle
littérature, qui montre et ouvre la voie à ses lecteurs en les guidant vers

30 Ibid., p. 161-163.
31 Ibid., p. 163.
32 Ibid., p. 154.

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des lendemains meilleurs, a tout pour engager 33 celui qui la défend,


qu’elle implique, dont elle requiert la conviction profonde, qui participe
activement à l’action qu’elle entend être, qui porte, à son propre niveau,
toute la responsabilité de l’avenir qu’elle promet. Tout cela, le fils le voit
chez le père et, on le sait, l’admire. La « sincérité » (ibid., p. 156) du père
est même érigée par lui en ultime rempart contre les critiques et les
sarcasmes de ceux qui pourraient trop vite le réduire à ses errements.
Cette valeur cardinale défendue par le fils, on la retrouve d’ailleurs chez
l’écrivain Prigent dès qu’il s’agit, pour lui, d’envisager les liens entre
l’existence des écrivains et ce qu’ils écrivent. Pour le dire mieux, c’est
précisément cette valeur qui le conduit à poser une telle question. D’où,
par exemple, ces deux types d’existence fortement incompatibles avec le
sens qu’il assigne à l’activité littéraire : celui qui toujours déjà se tient
dans une sorte de retrait et en qui il voit une « affectation de légèreté
éclectique », le « pragmatisme cynique des revenus-­de-­tout (parce que
jamais allés, au fond, vers quoi que ce soit de généreux et de risqué) »
(NM, p. 90) ; celui qui, sans vergogne, a tourné le dos à ses attentes pas-
sées et dont Prigent décèle la trahison dans une manière décomplexée
de se soumettre aux lois du marché pour mieux régner en petit maître
sur le petit monde des « élégances littéraires industrielles » (ibid., p. 86).
À l’opposé se trouvent ceux, « précisément parce qu’ils étaient intensé-
ment engagés » (p. 88), « plus maladroitement que d’autres sans doute,
dit Prigent, mais plus authentiquement que d’autres », ont payé leur
plus grande intransigeance d’une marginalisation brutale (aussi bien
sociale que purement littéraire).

La Loi
Oxygène ! oxygène ! (SA, p. 12)
ah ! bouger souffler respirer ! (SA, p. 18)

Décor, première scène. Il pleut. Malgré les efforts redoublés pour avancer
sous la pluie battante, des images, toujours les mêmes, hantent le fils à la

33 Nous prenons ici le mot en un sens plus large que précédemment.

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peine sur son vélo et qui, à les suivre, plonge au cœur de l’intime. Pour
cela, il lui faut un mot. Il choisit : « âme ». Ce mot apporte beaucoup de
pensées, lesquelles, symptomatiquement, requièrent presque aussitôt
l’approbation de la mère :
J’aurais bien dit ça à Madame ma Mère avec référence à Monsieur mon
Père comme source d’exergue. Mais trop peur de son œil de travers. Voire
du commentaire comme quoi je débloque. Donc je me le dis à moi en
tout seul, c’est comme d’habitude. (DJM, p. 41)

Instance légiférant comme jamais, la Mère décide sans nuance de


la raison ou de la folie du fils, sans pour le coup faire grand cas de la
référence au père, pourtant placée précautionneusement en exergue
par le fils. Autre scène. Dans la cuisine, un soir. Où « maman [est là]
avec l’air de ne pas être là sur son tabouret » (p. 48) ; où maman, sans
un mot, esquissant un rictus à peine, n’a pas son pareil pour signifier
à chacun sa place et l’y remettre si besoin. Le fils, qui voulait parler, a
si bien reçu le message qu’il en tire une maxime à laquelle il est clair
qu’il n’osera déroger : « tourne ta langue sept fois dans le trou avant
d’emmerder avec de l’oiseux ta mère qu’a pas que ça à faire ». Cette
mère, qui a autorité sur la parole et juge quasi médicalement de la
qualité des pensées formulées, est très proche de celle (réelle) que l’écri-
vain évoque souvent en l’associant toujours à la Loi, notamment dans
l’entretien avec Hervé Castanet réalisé, il faut le noter, trois ans avant
la publication de Demain je meurs. Quand Castanet lui fait remarquer
que le signifiant de « mère » s’est en quelque sorte substitué à celui de
« père » dans un discours qui appelle pourtant assez manifestement sa
présence, Prigent répond :

On pourrait donc la 34 penser comme un effort de retrait aux « énoncés


impératifs », d’exception à la Loi. Et chapeauter tout cela, certes, d’une
référence au Père légiférant. Je n’ai jamais pensé les choses ainsi (ça ne
veut pas dire qu’elles ne se pensent pas comme cela en moi, malgré moi).
C’est la figure de la mère qui obsède mes écrits. Interpréter ce fait n’est
sans doute pas de mon ressort. (NM, p. 28)

34 Il s’agit de la voix que cherche l’écrivain lors de la lecture publique de ses textes.

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Ce à quoi il ajoute trois points. Sur le terrain biographique, dit-­il,


l’emblème de la Loi serait déplacé du père à la mère en vertu des qualités
d’une mère (« institutrice puritaine, bolchévique acharnée et sévère
maîtresse (de maison) », ibid.) que la relative absence du père aurait
rendues d’autant plus prégnantes. Ce que ne confirme manifestement
pas le dispositif fictionnel de Demain je meurs. La mère, pour sévère et
austère qu’elle puisse y apparaître, demeure une figure plutôt effacée 35
dans le récit. De plus, les qualités en vertu desquelles, biographiquement,
l’emblème de la Loi passerait du père à la mère sont plus que largement
endossées par le père – songeons, pour seul exemple, au regard du père
dont la dureté n’a rien à envier à celui de la mère. Les deuxième et troi-
sième points avancés par l’écrivain sont liés. D’abord, dit-­il, le nom de
mère, loin de désigner seulement la mère réelle, synthétise tout ce qui
fait lien : « tout ce qui s’évertue à nous lier, religieusement, anatomi-
quement, écologiquement, fantasmatiquement à la chair, à la nature,
au destin biologique » (p. 28-29), et dont il serait possible de s’écarter
en trouvant « une voix ». De plus, poursuit-­il, cet écart s’inscrit dans
une lutte plus vaste avec la langue maternelle qui, dès lors qu’elle est
« empiriquement éprouvée comme étrangère » (p. 29) par qui écrit,
fait « cause pour l’écriture » qui tirerait « tout son sens d’en récuser
la familiarité ». La langue d’ailleurs se défend qui, par la bouche de la
mère, ne renonce pas à prétendre « avoir toujours le dernier (mot) et à
exiger l’adéquation » (p. 47). Redisons la formule qui, faisant suite à la
lecture de l’une des œuvres de l’écrivain, exprime ce rappel à l’ordre :
« Il faut que tu écrives des poèmes que ta mère puisse comprendre »,
manière de rappeler qu’il n’est rien qui s’écrit qui ne doit d’abord se
soumettre à la loi du langage dont, elle, la mère, est le plus fervent
gardien. Mais non moins que le père. Ce père qui, dans la leçon de
littérature, exige sans nuance que le style soit régi par d’indiscutables
critères de clarté et de simplicité, plaçant ainsi la production littéraire
sous le diktat d’une discutable mais non moins implacable et sévère

35 À ce titre, les deux scènes évoquées plus haut sont assez isolées. Certes Demain je meurs
est dédié au père, mais cela n’empêchait pas que la mère y occupât une place importante
(que manifestement elle n’occupe pas).

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Cerner le réel

lisibilité. Le parallélisme est saisissant. Et, à l’évidence, Demain je meurs


invite au moins à reconsidérer le partage de l’emblème de la Loi que
l’écrivain place si souvent, et pour tout dire presque exclusivement, du
côté de la mère. Le livre ne remet pas tant en cause ce partage qu’il ne
le complique plutôt, l’enrichit pour mieux inviter à l’interroger plus
avant : retour à la leçon.
Tout commence donc par une question d’un fils adressée à son « Doc-
teur » (DJM, p. 181) et « Professeur » de père (ce qui situe on ne peut plus
clairement les choses) : « quoi donc bouquiner ? » Question qui au moins
peut avoir deux sens. Que lire ? Quels livres ? Mais non moins : quoi ne
pas lire ? D’où traduction possible de la question initiale du fils : niveau
lecture, qu’est-­il permis ? Ou, tenant compte du poids de l’adresse, et
donc plus exactement dit : niveau lecture, papa, que permets-­tu ? Si le
fils demande ainsi une permission, il n’en exprime pas moins un désir,
lequel ne trouve plus de quoi se satisfaire d’objets devenus caducs. Tout
cela est dit et, on le notera, très clairement articulé :

Car j’en ai soupé de la Rostopchine, Curwood, Jack London, Fenimore Cooper,


Les Patins d’argent ou Rudyard Kipling, le Robinson suisse, Crusoë ou belge.
Et le Capitaine Némo sous sa flotte, il se la joue trop professeur Nimbus, à
faire le savant dans son Nautilus : ça lasse, les glouglous de scaphandrier
spécialiste des faunes et des cailloux rares avec les bavasses de science pour
tous en version Que sus-­je ? L’Espiègle Lili, Bécassine, Bicot, Roudoudou
et Pif : c’est pour les marmots. Tout ça cocotte la péremption, maintenant
que j’ai tombé en état grand. (p. 181)

Voilà qui n’est plus pour lui qui n’est plus « marmot » puisque « tombé
en état grand ». Tombé ? D’où exactement ? De la bibliothèque de la
mère que les titres et les auteurs énoncés semblent métonymiquement
désigner 36. Tombé. Comme une coupure, une séparation brusque qui

36 « La bibliothèque de ma mère était d’une tout autre nature (d’abord parce que cette
mère venait d’un milieu, plus petit-­bourgeois, où l’on possédait des livres). Pour l’essen-
tiel, elle comprenait des ouvrages de “littérature jeunesse”, comme on dit aujourd’hui :
bibliothèques “rose“ et “verte”, feuilletons populaires du début du xxe siècle (Le Tour
du monde en sous-­marin, etc.), bandes dessinées (Bécassine, Bicot, Zig & Puce…). Dans
mon enfance, j’ai tout lu, relu et re-­relu de cette bibliothèque. Ça a beaucoup sédimenté
en moi. Je crois que ça a tramé et colorié mon imaginaire. Même si, dès mes treize ou
quatorze ans, ça a cédé la place à du plus intellectuellement sérieux et esthétiquement
grandiose » (extrait de « Nommer quand même », 2009).

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Hériter du père

marque le passage d’un état (d’un stade ?) à un autre. Dès lors, quoi
faire ? Chercher de nouveaux objets à désirer, errer. Tout cela, notons-­le
une fois encore, est toujours très bien articulé :

Or, après : galère, misère, quasi-­désert. Maurice Genevoix ? : radote gnan-


gnan de vie aux champs et jamais un poil de mot qui dépasse de la mise en
plis. Cronin ? Merci bien : sirop, gargarisme bigot. Hervé Bazin, c’est limite
crétin. Cesbron, c’est cureton. Quéffélec : pareil. Bosco, c’est des histoires de
bourricots. Giono, de péquenots parfumés lavande et tournés zinzins à cause
des cigales. Colette, de fillettes, minettes et chic mistinguettes. Pierre Benoît,
c’est des atlantides à la coque de noix et du lubrique kitsch. Agatha Christie,
ça pue naphtaline et vieilles dentelles plus que l’arsenic. Saint-Ex., on périt
dès dix pages d’ennui entre zincs en tôle et morale en toc. Anatole France,
ça sent carrément rance. Zola ? j’ai donné, ça m’a informé sur les misères
du populaire, mais ça m’a graissé au graillon la tête et mis du pâteux dans
l’effort au style. Bref, j’ai lu tout ça. C’était total triste. La chair, elle fatigue,
à pas exulter sous l’aiguillon de la pensée : j’en somnole encore. Et les Grands
Classiques, ça bassine un peu à fleurer vieillot en morceaux choisis dans le
manuel Lagarde et Michard, avec les notules pour handicapés de l’intellection
et les questions pédago-­bidon. (p. 181-182)

Répétition. Déception. Littéralement, le fils tâtonne dans une biblio-


thèque sur les rayons de laquelle aucun objet ne lui donne vraiment
satisfaction, ne répond aux demandes de son désir. Alors le fils, on le voit,
convoque le père comme un ayant droit, et c’est bien ainsi que ce dernier
intervient. Le père est un maître qui autorise, c’est-­à-dire qui interdit. Et
le fils semble avoir tout fait pour entendre s’énoncer les non du père (qui
de fait, on l’a vu, à beaucoup à en dire). Non à certains auteurs : « pas les
professeurs de mélancolie, les valets du spleen, les sbires du néant, les qui
voient tout noir, les pros du sarcasme, les mous dépressifs […] » (p. 182) ;
non à certains registres, en l’occurrence ceux présents dans les chants
désespérés qui, on le sait, pour certains sont aussi les plus beaux : « Mais
non ! La gnognotte ! Laisse déblatérer en vers et en prose les bourgeois
gâtés pourris jusqu’à l’os qui pâlissent tout seuls en neurasthénie » ; non
parfois à un mot seul, non à ce qu’il dit et non à ce qu’il fait :

L’âme ? Laisse pas dire ce mot ! Vapeurs ! Pâmoisons ! Écran de fumée !


C’est de l’intérêt déguisé en flou de contour d’idées pour poudrer les
yeux et qu’ils ne voient pas la réalité. Qui en cause, il ment : c’est que

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pommade de charlatan sur la viande du monde pour qu’il comprenne


pas d’où ça vient qu’il douille. (p. 183) 37

Des « non », assurément, dans la bouche du père, il s’en trouve beau-


coup d’autres qui tous laissent aussi entendre comment une loi s’énonce
– une loi d’autant plus forte que soutenue par une réelle cohérence
argumentative. La leçon montre ainsi clairement l’intrusion du père
dans la relation que le fils entretient avec une littérature qui, à l’origine,
est associée, via la bibliothèque d’abord évoquée, à sa mère. Rien n’est
moins anecdotique que l’empreinte laissée par les livres de cette première
bibliothèque. Prigent le dit d’ailleurs très clairement :

Spinoza dit quelque part qu’il y a un temps où l’imaginaire et ses fables


doivent le céder à la rationalité et à ses méthodes. Certes. Mais on sait
bien que l’expérience de composition des fictions poétiques fait à l’infini
pivoter sur lui-­même le triangle imaginaire-­symbolique-­réel et laisse
alternativement clignoter ses trois pointes : surgissement des fantasmes
et résurrection des affects mémoriels / « mOtérialisation » jouée des
effets de langue / irruption de l’expérience comme vide insensé dans
l’articulation des significations. Ce qui nourrit ces compositions ne relève
jamais seulement de l’intertexte « sérieux », « rationnel », hautement
« cultivé ». L’hétérogénéité des expériences et des affects que ça traite
comprend aussi bien le trivial, l’infantile, les « refrains idiots », les écrits
« sans orthographe », l’érotisme naïf ou sordide, l’imagerie chromo, les
« cartes » et les « estampes » fantasmées par l’enfance, etc. Mes fictions
ont été faites avec ce matériau disparate. Raison pour laquelle il me
semble que la bibliothèque maternelle, sûrement moins « digne », mais
plus archaïque, plus irrationnellement prégnante, ne m’a finalement
peut-­être pas moins marqué que celle de mon père. 38

Ces quelques lignes constituent le sous-­texte savant de la leçon. Elles


décèlent ce qui s’y joue et confirment à leur manière la dimension ori-
ginelle de ce qui s’y trouve exposé et exploré par la fiction. Reprenons.
À l’évidence, au début de leur échange, pour le fils, la littérature appar-
tient au père, ses questions, mais non moins ses premières réponses,
confirment chacune cette certitude sans recul : sans l’ombre d’un doute,

37 Ce mot, l’âme, décidément ne passe pas qui, on l’a vu, n’est pas moins sévèrement
jugé par la mère.
38 Extrait de « Nommer quand même ».

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Hériter du père

la littérature, elle est au père. De fait, tout se passe comme si le fils pro-
voquait de lui-­même l’énoncé des interdits du père et, en conséquence,
recherchait les frustrations que logiquement ils entraînent : un fils
demande à son père de le priver d’une large partie de l’objet qu’il désire
– plus ou moins consciemment, il va sans dire, mais chacun se fera une
idée. Disons-­le autrement : la leçon est une scène où un fils demande à
son père de structurer son désir. Mais il y a plus, si du moins l’on s’au-
torise à penser que ce fils est un écrivain en puissance : le fils n’accepte
pas seulement de renoncer à une partie de la littérature, celle que lui
interdit le père, mais il accepte aussi de renoncer à être pleinement l’ob-
jet du désir de la littérature. S’il satisfait le désir de la littérature, il ne le
fera que dans les strictes limites que le père lui indique, lesquelles sont
suffisamment orientées. Ainsi, dès le début de la leçon, le fils s’est déjà
confronté à la loi du père, a déjà découvert et accepté que la littérature
en est dépendante. Cette loi détermine la satisfaction qu’elle peut ou non
lui apporter et celle qu’il peut ou non lui donner : l’adresse du fils, qui
formule son désir de littérature, interpelle la loi de l’autre à travers elle.
Mais, précisément, il y a un « mais ». Et ce « mais » va se loger peu à
peu dans les réponses du fils qui consistent d’abord en de simples relances
agrémentées de quelques signes d’approbation. La cinquième réponse,
la plus longue de toutes, ne déroge pas vraiment à cette règle, mais laisse
davantage entendre des accents personnels et intimes. Peu à peu, le fils
va ainsi entretenir son père des impressions tirées de ses lectures récentes,
sans cacher le bien qu’il en pense, ni les émotions qui les ont accom-
pagnées. Ces révélations assumées commencent véritablement avec la
sixième réponse : « Certes tu dis vrai, du moins, certainement. Moi j’aime
bien Rimbaud : j’y comprends que couic mais ça me noue mes tripes et exalte
ma tête. Je dois pas lire ça ? » (DJM, p. 186). À partir de cette sixième réponse
apparaît un phénomène qui va aller en s’amplifiant : le fils commence
d’employer au début de chacune de ses réponses de bizarres tournures
affirmatives, lesquelles sont si appuyées et si répétitives qu’elles entraînent
d’inévitables effets comiques 39. Voici la liste de ces formules liminaires :

39 Dimension singulièrement manifeste lors des lectures publiques du texte par l’écrivain
(seul ou accompagné par l’actrice Vanda Benes).

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Cerner le réel

Certes tu dis vrai, du moins, certainement. (p. 186)


Sans doute, sans doute…
C’est ainsi, de fait. Cependant […].
Oui, tu dis fort vrai. (p. 187)
Certes absolument et en vérité.
Du moins je t’approuve, tu parles à propos.
Oui. C’est bien parlé, en vérité donc.
Je te suis en tout à la vérité certes parfaitement.
Bien dit. (p. 188)
Très juste tout à fait évidemment oui.
Je te suis bien sûr absolument certes.
Très juste en vérité excellemment en tout c’est certain eh oui.
Ô, certes moi aussi j’approuve affirmatif pour le moins en effet.
Juste car en effet bien sûr.
Entendu, tu dis des choses belles, ô ! (p. 189)
À ce qu’il semble je te l’accorde vraiment.
J’en conviens oui certes totalement.
Entièrement tout à fait, évidemment.
Cela certes est exactement tout à fait juste du moins, ô ! Merci, papa.

Inutile d’insister sur la dimension parodique de ces différentes for-


mules qui font pêle-­mêle se bousculer adverbes, compléments circons-
tanciels ou encore locutions adverbiales. Ne serait-­ce que parce qu’elles
la disent avec beaucoup trop d’insistance pour être totalement hon-
nêtes, l’approbation qu’elles formulent devient franchement suspecte
au terme de la leçon, trop étrange en tout cas pour qu’il soit possible
de croire, sinon naïvement, sans faille l’adhésion du fils aux avis et
sentences implacables du père. Leur répétition, leur profusion, mais
aussi l’ambiguïté de leurs enchaînements, finissent par les faire tourner
à vide et créent l’effet paradoxal d’un certain détachement du sujet là
où censément les termes qu’il emploie devrait au contraire l’impliquer :
comment, par exemple, entendre autrement son « j’approuve » quand
celui-­ci est précédé de « Ô, certes moi aussi » et suivi de « affirmatif pour
le moins en effet » ? Ce détachement est confirmé par tous les termes
qui dans son discours renvoient à l’opposition, la restriction, le doute
ou encore la concession 40 et culmine dans des formules comme « À ce

40 Par exemple : « du moins », « sans doute », certains emplois de « certes », etc.

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qu’il semble je te l’accorde vraiment » dont l’effet comique sollicite au


moins deux ressorts : la tension contradictoire entre la force de l’accord
prononcé et le caractère douteux de ce sur quoi il porte ; l’ambiguïté
de la phrase elle-­même, puisque le groupe prépositionnel peut aussi
bien renvoyer aux propos précédents du père qu’à l’accord que le fils
formule, auquel cas rien ne paraîtra moins assuré que cet accord dont
le fils, malicieusement, ne cacherait pas alors le caractère d’incertitude.
Quoi qu’il en soit, ces quelques exemples suffisent à montrer la dis-
tance certaine qui existe entre le fils et la loi dite par le père : ce que sera
la littérature pour lui, mais non moins ce qu’il sera pour elle, excédera
les limites que cette loi désigne. Ces formules liminaires qui témoignent
du jeu que le fils sait introduire et ménager entre lui et la loi minore la
privation qui aurait pu résulter d’une adhésion totale à elle : le fils, en
partie du moins, reste à disposition de la littérature, précisément parce
qu’il demeure en partie hors la loi. Et dans ce « hors » entendons bien
désigné un lieu, celui que s’invente le fils, celui aussi où il s’invente
après s’être peu à peu, et discrètement, emparé de quelque chose que
lui-­même, du moins au début de la leçon, semblait n’accorder qu’au
père. Quelque chose qu’il va arranger et façonner à sa manière et sa
mesure. La leçon ne montre ainsi aucune rupture mais désigne plutôt
le commencement d’un long et profond travail de transformation que
permet l’introduction, entre le père et le fils, de la distance nécessaire
pour qu’il y ait du jeu. Il nous semble que ce travail de transforma-
tion concerne pour l’essentiel quatre grands axes autour desquels nos
analyses s’articuleront désormais. Nous les donnons sans l’idée d’un
ordre quelconque. 1) Le passage du communisme du père à l’absence de
communauté via une acception particulière de la notion de communica-
tion. 2) La mutation de l’engagement à langagement. 3) La substitution
d’une certaine illisibilité de la littérature au désir, impérieux, de clarté
du père. 4) L’acceptation du mal comme le fondement d’un nouvel
humanisme contre la tentative jugée vaine, mais surtout dangereuse,
de mettre le mal au bien.

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chapitre 3

Modernité

Le moderne oublié
J’entends la prose du monde. (SA, p. 12)

En 1991, les questions que le jeune fils pose à son père dans la chambre
où il meurt surgissent à nouveau, mais cette fois au pied d’un mur. Celui
de Berlin. Le Mur s’écroule – inutile d’insister sur la dimension symbo-
lique ainsi convoquée. Mais imaginons un instant le père. Il marche,
le long de ce mur qu’on abat. Liesse, confusion, joie. Imaginons un
instant ce père qui va et tentons, par cette image, de saisir toute la
profondeur de champ nécessaire pour comprendre ce que Christian
Prigent, lui-­même à Berlin à cette époque, écrit alors et qui donnera
lieu, en 1991, à la publication de l’un de ses essais les plus stimulants :
Ceux qui merdRent (CM) – titre où l’on entend très vite que s’il en est
pour merdRer, il en est forcément, pour ne pas : implacable logique. Et
l’on devine, non moins vite, et sans trop de risques, il faut l’avouer, que
ceux qui en sont seront bien mieux traités que ceux qui n’en sont pas.
Quelques pages plus loin, cette dédicace : « à mes amis de TXT ». Si, par
le plus grand des hasards, mais sait-­on jamais, on avait quelques doutes
quant à la direction que l’affaire allait prendre, cette dédicace dissipe,
à peine formées, les moindres velléités de douter : ça va merdRer aux
avant-­gardes. Autre titre enfin, celui de la première partie du livre qui
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Cerner le réel

pourrait faire office aussi bien de préface, de manifeste que d’examen


de conscience d’un écrivain inquiet de ce que signifie encore d’être un
écrivain dans son époque : « Oubli du moderne ».
Avant-­garde, moderne, patronage du père Jarry et de tout le panthéon
qu’un tel patronage laisse aisément imaginer, nous sommes loin, très
loin même, du moins semble-­t-il, de la bibliothèque idéale du père. Le
décor est rapidement planté, tout est dit. Mais : avant-­garde ? Mais, et
sans doute plus encore : moderne ? Peu de notions, on le sait, sont aussi
fragiles, malléables que celles-­ci. Et c’est bien à partir d’elles qu’il faut
reprendre une affaire qui, peut-­être, paraissait trop clairement engagée.
Moderne donc. Tout commence avec une beauté et sept nains : Blanche-
Neige, Grincheux, Simplet, Atchoum, Joyeux, Prof, Timide et Dormeur
– au réveil. Soit huit personnages dont les noms forment les titres des
huit chapitres qui structurent une vingtaine de pages 1. Une neige blanche,
comme celle qui peut-­être tombe sur Berlin où se trouve donc Prigent au
moment où il écrit, pour dire peut-­être la naissance d’un monde qui, après
la chute du Mur et le début de la guerre du Golfe, échappe « aux anciens
partages » (CM, p. 11) ; pour dire peut-­être aussi la virginité d’un écrivain
qui, bien qu’il ait déjà beaucoup écrit, sent qu’il lui faudra se réinventer
en tant qu’écrivain dans ce monde si nouveau qui se dessine si vite. Sept
nains, comme sept humeurs, sept regards, sept tempéraments pour envi-
sager la question centrale que cela pose : « comment, écrivant, être de ce
monde ? » (p. 12) – ou, pour faire entendre un peu autrement cette même
question : « Qu’est-­ce, pour un écrivain, qu’être moderne ? » Sept nains
pour parler très sérieusement de littérature, c’est-­à-dire avec la nécessaire
distance que Prigent tente alors de prendre avec sa propre aventure, dis-
tance qu’il cherche dans une certaine ironie qui, pour mordante qu’elle
puisse être, n’a rien d’un exercice d’autodérision amer ou désabusé 2.
La réponse à cette donc très sérieuse question apparaît avec le plus
de précision et de fermeté sous le regard de Prof (on peut ne pas s’en

1 Ces huit chapitres donc structurent « Oubli du moderne ».


2 Manière peut-­être aussi de signifier que rien n’est vraiment sérieux sans cette distance qui
rappelle que l’errance n’est jamais loin et qu’il importe avant tout de ne pas l’oublier. Par
ailleurs, ces sept nains, d’une certaine manière, pourraient revêtir quelques aspects post-
modernes. Mais le postmoderne n’échappe nullement à la carnavalisation… la preuve.

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Modernité

étonner). Résumons. La modernité suppose d’abord d’affirmer « la


croyance en la responsabilité civile de la littérature » (p. 21), laquelle
implique plus concrètement de croire à un « pouvoir d’intervention
“sociale” des produits littéraires » (p. 20).
Responsabilité de qui écrit ; performativité de la littérature : le fils
ne cesse d’écouter le père, et de lui répondre. Mais aucune velléité réac-
tionnaire ici : il ne s’agit surtout pas de revenir aux formes passées qu’a
pu revêtir cette croyance – que ce soit « l’horizon politique et éthique
façon “révolution” surréaliste » (p. 21) ou la « poésie protest-­song du
type de celle de la Beat Generation, au début des années 60 ». Importe
en revanche de remobiliser, en la réinterrogeant d’abord, la capacité
de croire à cette responsabilité non moins que celle de lui donner des
formes nouvelles, entendons des formes qui tiennent compte à la fois de
la nouvelle configuration du monde et d’un fait historique que Prigent
nomme un « renversement » qu’il date de la fin de Tel Quel :

personne n’oserait [encore] faire semblant de croire qu’écrire pourrait


changer quelque chose alentours, personne n’oserait [encore] investir
d’une quelconque responsabilité sociale ses petites manies stylistiques,
personne n’oserait [encore] se prendre pour une conscience de l’époque.
(p. 22)

Corollaire de ce renversement : le « repli silencieux » ; la « modestie


désillusionnée » de qui veut encore écrire 3. Autrement dit, la nécessaire
critique d’une époque, laquelle, pour radicale qu’elle pût être, n’incar-
nait qu’une forme possible de la dimension politique de la littérature,
ne doit nullement se muer en un renoncement sans retour : qui vide
la littérature de la question politique, qui se détourne de ce que Prigent
choisit désormais de nommer la croyance en une responsabilité civile et
civique de la littérature, celui-­là renonce alors à exiger que la littérature
soit en prise avec le réel ; se résout à une littérature qui ne possède plus
de « pouvoir extérieur à elle-­même » (ibid.) ; nie que le désir d’« un
engagement dans le renouvellement des formes [puisse] jouer un rôle
dans la bataille d’idées » ; renonce, en un mot, à être moderne.

3 Personne, en un mot, pour oser parler encore comme osait parler le père. Mais personne
non plus pour parler comme parlaient les avant-­gardes.

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Cerner le réel

Critiquer n’est pas liquider. La critique lucide des années d’avant-­


garde ne doit pas entraîner le rejet de « l’analogie entre innovation
littéraire et émancipation politique » 4 mais, parce qu’elle impose de
la repenser, doit parvenir à la déplacer. Ce déplacement, un mot sans
doute plus que tout autre le signale : l’adjectif « civique », qui revient
à plusieurs reprises dans la préface pour qualifier la responsabilité de
qui écrit sans déroger à ce qu’exige la modernité. Terme fort qui, dans
ces acceptions les plus courantes, désigne les responsabilités du citoyen,
renvoie aux relations que celui-­ci entretient avec la société organisée,
qualifie aussi les qualités qui font un bon citoyen, un citoyen zélé, qui se
dévoue pour le bien commun de la nation. De quoi faire pâlir même le
plus timoré des écrivains d’avant-­garde… mais l’affaire évidemment se
complique sitôt que l’on veut bien entendre qu’il s’agit précisément d’ar-
ticuler cette dimension civique aux productions de ceux qui merdrent.
D’où cette hypothèse, alors évidente : l’un des enjeux majeurs du livre
serait de parvenir à définir la dimension civique dont doit se soucier
qui veut faire merdrer la langue, si diverses par ailleurs que puissent
être les formes auxquelles une telle volonté donne lieu. Hypothèse qui
indique d’emblée au moins une toujours extrême attention accordée à
la portée des opérations qui touchent au langage, et notamment à leur
portée politique – le tout étant de savoir quel sens précis accorder à ces
mots ; hypothèse qui n’indique pas moins que, s’il ne s’agit plus vraiment
d’inscrire la littérature dans une perspective révolutionnaire, il faut
désormais parvenir à définir la place de celle-­ci dans la cité, à penser plus
précisément sa dimension politique au sein des démocraties modernes.

Ceux qui ne merdrent pas


note, poète, note ! (SA, p. 22)

En 1991 apparaissent avec insistance les thèmes de l’absence, du vide et


du manque dès le premier paragraphe du texte : « trou qui bée » (CM,
p. 11) au centre de la ville de Berlin ; « no man’s land » ; « mondes réu-

4 Laurent Jenny, Je suis la révolution, Paris, Belin (L’extrême contemporain), 2008, p. 5-6.

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Modernité

nifiés qui peinent à s’unir et demeurent coupés » ; « emblèmes » évidés


« d’une splendide utopie tournée en farce sanglante » ; « centre troué
des pavillons » ; « emblèmes » arrachés des « façades officielles » ; « blan-
chissement humanitaire des affrontements idéologiques » ; « écrans
déserts » des télévisions… le sens flotte, indécis, dans un monde où « tout
dit le vide ouvert ». Il faudrait vraiment être sourd, ou de mauvaise foi,
pour ne pas entendre que cette accumulation sonne l’ultime glas des
idéologies globalisantes et révolutionnaires qui, hier encore, voulaient
changer le monde – au regard de l’échec que cette vision de Berlin rend
si impressionnant, cette volonté ne peut manquer de paraître incongrue,
voire même à peine croyable. Ce règne du vide et du manque marquerait
alors le point ultime de ce que d’aucuns ont appelé la fin des grands
récits, désignant par là une crise profonde du projet moderne – des
Lumières – qui s’inscrivait dans l’idée d’un progrès général de l’huma-
nité, touchant aussi bien les champs de la connaissance, de l’esthétique
que du sociopolitique, le tout étant gouverné par une idée globale de
l’être ensemble de la communauté politique.
Et pourtant. Alors même que ces faits s’imposent d’emblée à Prigent,
qu’il ne les conteste en rien mais les rappelle plutôt, les énumère sans
chercher d’une quelconque manière à les atténuer, une rapide volte-­face,
c’est-­à-dire dès le deuxième paragraphe, empêche de croire que l’écrivain
ne va pas résister à ce postmodernisme dont il relève scrupuleusement
les signes. D’abord parce qu’il plaide pour une pensée esthétique qui
élabore des critères susceptibles de définir ce qu’est écrire et être écri-
vain. Ensuite, et peut-­être surtout, parce qu’il maintient l’exigence du
nouveau, sans plus, évidemment, le définir par rapport à l’idée d’un
progrès dont il constate la caducité – encore une fois : aucune trace
de réaction ici ; aucune trace non plus d’une volonté de reprendre et
achever un projet moderne qui serait seulement inachevé, comme si
rien ne s’était passé.
De fait, Prigent n’a pas de mots assez durs à l’égard d’un postmo-
dernisme qu’il accuse d’avoir liquidé, à peu de frais et sans complexe,
l’exigence d’invention formelle et d’effort intellectuel prônée par les
avant-­gardes, pour donner lieu à une littérature affadie, affaiblie et bien
démunie quand il s’agit de penser et définir sa place dans un monde
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Cerner le réel

­ rofondément bouleversé par les « nouveaux partages » (p. 13) qu’inau-


p
gure la guerre du Golfe. Le postmoderne est né d’une absence de pensée,
« de la liquidation empressée de la question du moderne », laquelle
n’est peut-­être pas sans avoir marginalisé la littérature, minoré son
importance : « peut-­être aura-­t-elle évincé la littérature comme question,
comme force d’invention, comme production de pensée critique » pour la
ravaler au rang de peu glorieux et inoffensif « supplément de culture ».
Une pensée aseptisée, car circonscrite par un humanisme limité aux
droits de l’homme ; un style « chromo » (p. 16), patchwork lisse de tous
les styles, tels sont les deux symptômes majeurs d’un « consensus » post-
moderne (p. 24) qui s’échine à faire croire que « les colères de l’époque »
n’ont plus lieu d’être, que « l’absence de perspective révolutionnaire »
rend tout conflit insensé, qu’enfin les « luttes des classes » ont disparu. La
proclamation de la fin de l’histoire relayée par celle de la mort de l’art 5
parachève un diagnostic prétexte à justifier toutes les neutralisations.
Il faut souligner ici la manière dont l’écrivain reprend alors et dépasse
à la fois la parole paternelle de la leçon. La littérature, une fois encore,
et, en 1991, malgré tout, est réaffirmée dans sa dimension politique.
Acquiescement du père. Mais la critique du style chromo et de l’huma-
nisme fade – tout cela, bien entendu, est intimement lié – s’adresse aussi
bien aux aseptisations faussement naïves du postmoderne qu’aux partis
pris communistes dont le père se faisait l’intraitable héraut. Saisissants
effets de miroir. Ce maintien et ce dépassement, qui ne relèvent d’au-
cune dialectique à proprement parler, sont justifiés dans un texte où
tout se passe comme si, pour Prigent, la force du partage ancien, c’est-­
à-dire d’avant la chute du Mur, résidait dans sa capacité à exprimer et
structurer un partage plus fondamental qui est une sorte de loi, disons
ontologique, qui constituerait, quels que soient les filtres idéologiques
à travers lesquels le monde est appréhendé, l’expérience de chacun :
« la guerre, écrit-­il, est autour de nous, la guerre est en nous » (p. 25) 6.

5 « Plus d’art ou alors (c’est la même chose) plus (davantage) d’art : tout est art, tout est
culture, pour cesser absolument d’être moderne en art, élevons à la hauteur de l’art
tous les soubresauts de la mode, du mondain, du moderne réifié » (CM, p. 24).
6 Chaque crise qu’affronte l’écrivain révèle chaque fois une manière d’affirmer un
principe qui échappe aux éléments contingents de cette crise, et sert de critère pour

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Modernité

Maintenir le lien entre l’innovation littéraire et l’émancipation


politique consiste ainsi, et a minima, en une opposition sans concession,
et point par point, à ce que nomme, à la fin des années 1980, la post-
modernité. Dit autrement : le degré zéro du civisme de l’écrivain prend
alors l’allure d’une contestation implacable de ceux qui ont renoncé à
revendiquer et à penser la portée des opérations qui font diversement,
et parfois d’ailleurs fort différemment, merdrer la langue.

Un conflit fondateur
J’entends le déjà pensé déjà écrit.
Je vois le mur des langues opaques.
C’est dedans qu’il faut ouvrir. (SA, p. 12)

La force du moderne résiderait ainsi dans sa structure même, structure


conflictuelle qui s’avère la plus prompte à fournir des modes d’expression
susceptibles de manifester un conflit fondamental, lequel serait le trait
constitutif et déterminant de l’homme et des sociétés. À l’inverse, le
postmoderne en rendrait l’accès plus ardu, en brouillerait l’expression
et, surtout, à force d’aseptisations, se révélerait incapable de lui don-
ner des formes qui le font être, le tuerait en le neutralisant, quand, au
contraire, il s’agirait, du moins pour qui veut encore écrire, de maintenir
l’exigence d’un nouveau après la modernité ; d’un nouveau qui échappe
à l’affadissement généralisé du postmoderne mais qui, pour ce faire, ne
peut plus se référer à une modernité incontestablement révolue, ne peut
plus trouver en elle les critères qui le définissent. C’est bien cela qu’il
faut être capable de penser. Il ne s’agit alors pas tant de garder quelque
chose de la modernité que de préserver, sous d’autres formes, ce que sa
structure était destinée à exprimer au mieux : le conflit. Ce qui montre
bien que, chez Prigent, une dimension de l’homme traverse les périodes
et les époques et semble faire office de critère ultime pour orienter la

trancher. Ce qui ne suppose aucune essence de la littérature, mais présente plutôt


son histoire comme l’incessante reconduction du même (le conflit) mêlée à la non
moins incessante invention de l’autre (des formes nouvelles à chaque nouvelle époque
pour dire ce conflit).

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Cerner le réel

production littéraire : c’est au nom de ce critère que le postmoderne


est sévèrement jugé ; c’est à partir de ce critère, et pour lui répondre,
qu’une autre modernité doit être inventée.
À Berlin, quelque chose se dit ainsi dans la forme d’un refus et d’une
résistance dont la force est proportionnelle à celle de la lucidité du regard
que l’écrivain porte sur le monde. Quelque chose nourrit une exigence
qui se décline en plusieurs impératifs énoncés parfois à l’aide de longues
et lancinantes anaphores : il y a toujours (CM, p. 25-26) – entendons
surtout ici une persistance –, il y a toujours à trouver des formes pour
dire le conflit ; il y a toujours à inventer des langues pour accéder au réel
qu’entravent toutes les novlangues ; il y a toujours à traverser ces langues
pour retrouver cet élan que réclament nos corps, nos passions, nos pen-
sées ; il y a toujours à parler des langues vivantes « où parle librement
quelque chose de l’époque, de ses contradictions, de ses luttes » (p. 25) ; il
y a toujours à affronter le négatif, la part maudite, la cruauté, et, enfin :
Il s’agit toujours de faire surgir en langue le tout de ce qui ne se dit pas
dans le bavardage omniprésent des discours médiatiques. Et il s’agit de
penser ces surgissements vivants, de relancer à chaque fois la pensée dans
ce vide qu’ouvrent pour nous, devant nos certitudes et nos paresses, les
formes exorbitantes de l’invention littéraire. (p. 26)

Relance in-­finie de l’écriture et de la pensée comme effet de cet inva-


riant auquel nous donnerons enfin un nom en reprenant une dernière
fois l’anaphore, un nom dont les impératifs énoncés nous semblent être
autant de manifestations particulières : il y a toujours, il y aura toujours
un sujet qui s’invente. L’invariant qui se manifeste dans la forme d’un
refus – de la résistance, en l’occurrence, à la postmodernité – qui résiste
au nom de la nécessité de trouver des formes qui répondent à un conflit
fondamental de l’être, cet invariant déshistorise la modernité, la tourne
en direction du présent, en direction du sujet.
Ce tableau, si l’on peut dire, peint par le Prof-Prigent, est donc in
fine rattaché, par une sorte d’évidente affinité structurelle, à la moder-
nité baudelairienne. C’est-­à-dire à une modernité qui consiste à « faire
s’affronter le “transitoire”, le “fugitif”, le “circonstanciel” du décor
moderne et “l’éternelle”, “l’immuable” maîtrise des codes anciens, et [à]
fonder le nouveau comme résultante stylistique de ce conflit » (p. 23).
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Modernité

Une note de bas de page (p. 23-24) donne cette précision capitale :


le moderne, loin d’opérer une quelconque table rase avec le passé, tisse
un lien fort avec lui, maintient « un lien amoureux », car « passionné
et conflictuel », avec « la culture [et] la bibliothèque ». Et Prigent de
citer le dialogue de Jarry avec Rabelais, de Joyce avec Dante et Homère,
de Gadda avec Virgile, de Ponge avec Lucrèce et Malherbe, ou encore de
Novarina avec la Bible, de Verheggen avec Artaud…
En 1991, la production du nouveau est donc maintenue comme
une exigence qui, au regard de celles qu’ont formulées chacune à leur
manière les différentes avant-­gardes citées, n’est en rien nuancée,
édulcorée ou tempérée. Mais ce nouveau apparaît bien davantage sous
le signe d’un lien passionné avec l’histoire de la littérature que sous
celui d’une quelconque rupture avec le passé, la société ou les traditions
techniques : il échappe à tout dualisme de la tradition et de la rupture ;
résulte d’une logique plus complexe que celle de leur seul choc frontal.
Disons-­le autrement : le nouveau ici ne participe pas d’un progrès dont
il serait, pour ainsi dire, le fer de lance ; mû aussi peu par la nostalgie
que le souci du futur, son temps n’est pas celui de la linéarité.
Par ailleurs, la revendication d’un lien primordial avec le passé per-
met à ce nouveau d’échapper au cliché qui veut que, dans une prétendue
ère du vide, le nouveau soit institué en tradition qui « détruit et déva-
lorise inéluctablement ce qu’elle institue » 7, fait sans cesse basculer le
neuf dans l’ancien en considérant « ses devanciers, ses contemporains
ou l’art dans son ensemble comme imposture ou obstacle à la création
véritable » 8. Sitôt quitté le terrain de telles généralités, pour le coup bien
vides, il est assez aisé d’apercevoir que cette conception du nouveau ne
fait peut-­être qu’accentuer ou, mieux, assumer un trait qui appartenait
déjà pleinement à TXT et, plus généralement, à n’importe quelle avant-­
garde – que l’on songe seulement ici à la manière dont les manifestes et
autres revues surréalistes ne cessent de convoquer le passé pour mieux
le recomposer et le reconfigurer.

7 Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard,
1983, p. 92.
8 Ibid., p. 102.

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Cerner le réel

Mais il faut revenir ici un instant à Baudelaire. Le Peintre de la vie


moderne auquel se réfère Prigent, mais sans le citer nommément, débute,
on le sait, sur une opposition entre les anciens et les modernes, laquelle
se démarque de celle décrite naguère par Perrault. Baudelaire, s’il dit
admirer « la beauté générale » 9 des grands anciens tels que Racine ou
Raphaël, entend aussi réhabiliter une beauté mineure, singulière, une
beauté de circonstance liée à « la peinture des mœurs du présent ». Si
la « beauté générale » d’un maître comprend une beauté particulière,
ce n’est jamais que celle de son présent. Conséquence : « tout n’est pas
dans Raphaël, dit Baudelaire, […] tout n’est pas dans Racine, […] les
poetas minores ont du bon, du solide et du délicieux ». La peinture des
mœurs découvre un toujours présent dans le passé. Apparaît alors la
dimension historique du beau que Baudelaire évoque dans les termes
de l’opposition binaire de l’un et du multiple, du beau unique et de la
variété instable du beau particulier. Dès lors, le beau apparaît comme
la conjugaison d’un élément éternel et d’un élément de circonstance :

Sans ce second élément, qui est l’enveloppe amusante, titillante, apéritive


du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable,
non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on découvre
un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux
éléments. 10

Si le transitoire seul est gardé, que se passe-­t-il ? Le présent seul est


concerné. Ce qui conduit à la perte progressive des critères spécifiques
de l’art, et à faire le lit de tous les relativismes. La production artistique
contemporaine n’est plus moderne ; elle produit moins des œuvres d’art
que des documents qui intéressent d’abord la sociologie.
Relisons à la lumière de ces brefs rappels le lien que Prigent entend
à toute force maintenir entre le nouveau et les anciens. Non seulement
pour mieux en apercevoir l’importance ; surtout pour ne pas en négliger
les enjeux. La modernité selon Baudelaire est un phénomène majeur
dans une histoire du moderne que Prigent, on l’a vu, fait remonter à

9 Charles Baudelaire, « Le beau, la mode et le bonheur », Le Peintre de la vie moderne


[1868], Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1976, p. 683.
10 Ibid., p. 685.

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Modernité

la prise de conscience d’une réalité essentiellement conflictuelle et à la


capacité d’inventer des formes esthétiques pour y prendre part pleine-
ment. La modernité baudelairienne est ainsi appréhendée à partir d’un
conflit qui l’excède et, en un sens, l’informe – Prigent prend la peine de
préciser que l’opposition entre le « fugitif » et « l’immuable » n’est pas la
conséquence d’un choix politique. La modernité que définit Baudelaire
est la déclinaison, sur le plan de la théorie esthétique, d’une relation
principielle qui, de surcroît, est fortement marquée par la passion – entre
modernes et anciens le rapport est conflictuel et amoureux. C’est par ce
lien que dans la préface de 1991 Prigent compte maintenir la littérature
dans la modernité ou, pour le formuler négativement, espère lutter
contre la postmodernité qui, pour lui, la menace.

Baudelaire 2000
– articule, poète, articule ! (SA, p. 18)

En 2000, dans la préface du quatrième numéro de la revue Fusées, et


en des termes analogues à ceux de 1991, le moderne est une nouvelle
fois abordé à partir de Baudelaire. Quelques phrases lapidaires suf-
fisent désormais à dire comment l’effondrement politique des idéologies
révolutionnaires et progressistes empêche de confondre le moderne et
l’avant-­garde. Cet effondrement, qui, en 1991, avait pour conséquence
majeure de substituer à une notion historique de la modernité une
notion dé-­historicisée de celle-­ci, prive plus que jamais qui écrit de
tout possible alibi : « plus question de corseter l’effort au style » dans
autre chose que la nécessité assumée d’accomplir cet effort. D’où sans
doute l’insistance avec laquelle le moderne est désigné comme le « hors-­
champ » de « la publicité que l’époque se fait d’elle-­même » ; comme le
« spectre 11 […] du présent comme fuite des significations hors du corps
légendé (historisé ou futurisé), des pensées, des images et des langues » ;
comme enfin, et en un mot, l’innommable, « son éternel retour […]
dans l’afflux aliénant du nommé ».

11 Le terme est défini comme « hantise, dissolution, analyse, négatif ».

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Cerner le réel

De telles formules confirment à leur manière ce que Benveniste


affirme du mot même de modernité : « Ce terme n’a pas de référent.
Fixe, objectif ». Et ce qu’il ajoute aide à mieux percevoir la dimension
subjective qu’elles impliquent et d’ailleurs accentuent : « Il a seulement
un sujet. Dont il est plein. C’est le signifiant d’un sujet ». Qu’à la fin des
années 1980, Prigent défende une idée de la modernité qui implique ainsi
le sujet, cela n’a pas de quoi surprendre. L’effondrement des idéologies
révolutionnaires qu’il décrit et tente alors de théoriser le concerne au
plus près. Disons-­le simplement : Prigent n’a jamais imaginé ne plus
écrire – à cette époque sans doute moins encore qu’à une autre. Mais
il ne peut plus désormais écrire avec/pour les raisons que si longtemps
il s’est données pour le faire. Disons-­le crûment : plus d’alibis. Plus de
paravent progressiste entre soi et les autres ; plus de paravent entre soi et
soi. La préface de 1991 décèle bien à sa manière cette sorte de nudité, de
virginité aussi, que cet écrivain, par ailleurs expérimenté, doit admettre,
et assumer. Ce moment critique a un nom, et pour Prigent nul doute
que ce nom est aussi précis que significatif : Commencement. Première
des grandes proses que l’écrivain publie en 1989 et qui inaugure une
collaboration, jamais rompue depuis, avec les éditions P.O.L ; première de
ces grandes proses qui ouvre au sujet Prigent des perspectives jusqu’alors
inédites où s’inventer, se projeter, être, en un mot et tel qu’il l’entend,
moderne. Mais ces possibilités nouvelles d’invention comportent un
risque. Ce risque de ne plus vraiment haïr les nouvelles saisons du confort
qui s’offrent ainsi à lui ; le risque de s’installer paisiblement dans des
recherches formelles exigeantes, brillantes, mais vaines, c’est-­à-dire
égocentrées, des recherches qui renoncent à articuler l’invention d’un
sujet via l’invention de formes neuves aux enjeux politiques, idéolo-
giques, civiques de telles inventions. Cette articulation est l’obsession
malgré tout de Prigent. Son idéal, son histoire, son héritage, sa voix, sa
proposition 12. D’où les interpellations des écrivains que par ailleurs

12 Plus concrètement, Prigent ne cesse d’interroger la manière d’articuler, d’une part,


l’attrait pour les irrégularités langagières de toutes sortes, le goût du carnavalesque,
l’effort au style, la perpétuelle remise en cause de la poésie, la question de son devenir
oral et, de l’autre, les enjeux politiques diversement impliqués par tout cela et qui sont
dits aussi bien en termes d’idéologie, de révolution que de civisme.

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Modernité

souvent il estime mais qui, selon lui, renoncent au moins en partie à


construire cette articulation sans laquelle ce que vise sa conception du
moderne ne peut être atteint 13. Cette articulation est le cap que tient
l’écrivain depuis ses débuts, qu’il tient encore à la fin des années 1980
une fois définitivement dite la caducité des perspectives révolutionnaires
communistes. Cette époque ne marque ainsi aucune rupture, mais
impose plus que jamais de reprendre ces questions toujours neuves ; ces
questions qu’il ne cesse de ressasser depuis qu’il écrit et qu’il constitue
parallèlement, en entomologiste scrupuleux, sa collection de monstres,
aux aguets toujours de nouvelles façons de mécrire, de merdrer.

Des monstres
J’ai su que les choses (primordia rerum, genitalia corpora
rebus) venaient de plus loin et allaient plus loin que là
où le sens les fixe en vanité pour nous. (SA, p. 14)

Moderne. En 1991, le mot, plus qu’aucun autre, est stratégique. C’est


qu’il est chargé de préserver et prendre en charge le sens que lui prêtait
Prigent quand, en 1976, il écrivait par exemple au sujet de Denis Roche :

C’est qu’un tel texte 14 me semble « absolument moderne » dans sa thé-


matique ruinée et ruineuse (peu de livres de fiction sont sans doute aussi
politiques d’un bout à l’autre, si l’on veut accorder que le colletage du
sujet à sa langue, à la protestation de son corps quadrillé par les stéréo-
types et à son propre destin biologique est de part en part une question
politique). (DR, p. 98)

La langue, le corps, le sujet, la manière dont leur mise en jeu 15 fait


politique, tout cela la préface de 1991 le reprend avec non moins d’exi-
gence, mais en d’autres termes. Moderne est le mot qui doit assurer la
pérennité du programme énoncé du temps des avant-­gardes ; le mot
qui affirme la pertinence de ce programme en réfutant sa dimension

13 Interpellation dont l’un des exemples les plus marquants est Salut les modernes.
14 Il s’agit de Louve basse que Roche publie en 1976.
15 Cette expression aux résonances clairement batailliennes, Prigent l’utilise par exemple
pour décrire l’implication singulière du lecteur que cherchent les dispositifs de Roche
en révélant le « spectacle de l’écriture » (DR, p. 24-27).

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Cerner le réel

conjoncturelle. Ainsi s’organise la résistance en période de restaura-


tion. La modernité est pensée de manière à faire admettre que l’effort
accompli naguère pour brancher davantage la littérature « aux idées, aux
luttes et aux corps d’aujourd’hui que ne le permettait la pérennisation
du ronron poétique » (ibid., p. 8) est consubstantiel à la force même
de celle-­ci. Cet « aujourd’hui » est toujours actuel, quels que soient les
partages politiques et idéologiques du moment.
Ce branchement programmatique, que nous nommions plus haut
une articulation, il se peut que Prigent le trouve très rigoureusement
envisagé chez tels de ses contemporains qu’il cite et étudie alors. Roche
encore, mais parmi d’autres, dont il commente longuement ce genre
de proposition :

« retourner les sens, le sens (politique/historique) de tout ce que je mani-


pule dans toute écriture… Tout ce qui s’invente, s’invente contre, rebondit
contre, va à l’encontre de ce qui nous entoure, de ce dans quoi nous vivons…
Sans cette idée fixe, […] l’écrivain entrerait aujourd’hui dans l’aliénation
qu’il combat, dans la coagulation, la fiction ». 16

Plus qu’un mot d’ordre, c’est une discipline exigeante qu’indiquent


ces mots d’un écrivain dont l’œuvre apparaît à Prigent sous un angle
double : née de la « pourriture du champ politique, idéologique et théo-
rique » (p. 104) du moment et, « en même temps », littérature « de la
résistance aux raidissements dogmatiques de tous ordres qui marquent,
dans l’agonie des certitudes philosophiques et politiques, le retour du
religieux ». Articulation résistante, branchement qui se fait d’abord contre
et revêtu d’accents plus révoltés, voire révolutionnaires, que civiques.
Interroger l’articulation littérature/politique constitue plus généra-
lement l’angle que choisit Prigent pour épingler ceux qu’il nomme
significativement « des monstres ». Qui mieux qu’un monstre en effet
pour mêler altération et altérité ? Pour désigner, en l’occurrence, un lien
toujours tenu entre les appropriations les plus singulières de la langue et
les échos que celles-­ci rencontrent chez le lecteur d’abord et, à l’horizon
de ce dernier, dans le corps social ? À cet égard, La Langue et ses monstres

16 Denis Roche cité par Christian Prigent (ibid., p. 25).

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Modernité

(LM) apparaît comme un vaste catalogue, un livre qui traque et décline


de possibles réalisations de branchement de la littérature sur son époque.
Chacun sa manière donc. Stein ne relie pas vraiment les énoncés entre
eux ; multiplie les procédures répétitives et redondantes ; instaure une
clarté trouble à force d’être atone afin que son lecteur, alors dérangé dans
ses habitudes, s’inquiète du confort d’une lecture si admise qu’il n’avait
pas même l’idée de l’interroger, et s’alerte enfin de la programmation
inconsciente à laquelle jusque-­là il se découvre soumis. Finas construit
quant à elle une ample allégorie de l’homme parlant et de l’inadéquation
de son langage à la vérité de ses expériences. Son roman, Le Meurtrion,
prend acte d’une scène freudienne 17 qu’il révèle au lecteur et, à travers
notamment son héros, offre de mieux saisir les mécanismes qui assujet-
tissent le sujet et le soumettent à la Loi. Avec ses découpes singulières, sa
manière de renverser la syntaxe, de faire de la typographie une sorte de
spectacle, Cummings rappelle à ses lecteurs que la liberté que l’écriture
prend avec les signes est parmi les plus précieuses : « parce qu’elle touche
au fond de ce qui nous lie et que son exercice fait éprouver ce poids de
langue ravivée où tout sens, toute maîtrise, s’annulent » (LM, p. 53)…
la liste n’est évidemment pas close. Chaque « monstre » étudié révèle les
dimensions politiques des obsessions pourtant les plus personnelles. Au fil
des analyses qui composent le livre, lesquelles s’étendent de 1975 à 2014,
et en vertu d’un principe de questionnement qui demeure inchangé,
s’esquissent peu à peu diverses façons de nommer le point où s’articule
le personnel au politique, d’en appréhender les enjeux et d’en mesurer
les conséquences. La littérature est ainsi, et tour à tour, décrite comme
un miroir tendu au lecteur et à la société, une tentative de former de
l’inouï, de rendre au sujet sa vitalité, d’ouvrir des mondes sinon clôtu-
rés, d’offrir des espaces à l’individualité où trouver plus de justesse, où
contredire toutes les sortes de contrôle exercées sur elle, où lutter contre
les vexations socialisantes et le poids des stéréotypes sociaux, où contester
les novlangues et la réduction qu’elles opèrent de la parole à la commu-
nication, où prendre enfin ladite réalité pour la seule fiction qu’elle est…

17 En l’occurrence celle qu’indique cet énoncé : « La société repose sur un crime commis
en commun ».

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Cerner le réel

Ces diverses propositions ont en commun de tenter, non de résoudre,


mais d’affronter l’irréductible inadéquation entre le système de la langue
et les expériences du sujet. L’invention poétique doit permettre de res-
tituer à chacun au moins une part de la « vitalité subjective » (ibid.,
p. 57) dont le prive « la langue qui tue ». C’est pourquoi la politique
sera toujours subordonnée à cette invention. Cette idée a toujours été
celle de Prigent. Les études qui composent La Langue et ses monstres en
sont un bel exemple : de 1975 à 2014 cette subordination n’a de cesse
d’être reconduite ; elle s’accentue encore dès lors que le regard critique
de l’écrivain désigne comme alibi les raisons idéologiques qu’il s’est
longtemps données pour écrire. À cet égard, une étude écrite dès 1978
est remarquable. Elle est consacrée à Jean-Pierre Verheggen. Plus qu’un
autre, Verheggen permet à Prigent de dire comme les formes auxquelles
il subordonne la possibilité d’articuler la littérature et la politique sont
par nature des formes excessives. Ne cédant pas plus au pur formalisme
qu’à « la déclarativité “engagée” » (p. 105) de l’époque qui les vit naître
(1968), les premiers textes de Verheggen accusent une forme que Prigent
qualifie de carnavalesque aux motifs suivants : leur obscénité avérée ;
une prédilection marquée pour les « instances “basses” » (p. 106) de la
langue ; l’hétérogénéité enfin de leurs énoncés. Le « carambolage des
effets littéraires » (p. 107) ainsi produits et la contestation alors menée
contre les carcans sociaux imposés par une langue volontairement
appauvrie balisent le « terrain » sur lequel les œuvres de Verheggen
s’installent. Prigent l’affirme fortement : « Ce terrain est politique ».
Parce que, précise-­t-il, Verheggen « écrit sous la politique, là où elle fait
langue ». Son œuvre, dit-­il dans une note, relève de ces œuvres littéraires
qui tiennent « une position politique jusqu’au bout », c’est-­à-dire qui
déploient « sans pitié ni mesure cette puissance de dissolution des énon-
cés – dont dispose la négativité écrivante » (p. 108). Plus précisément :
« l’utopie critique de la fiction dispose d’une puissance d’analyse de tout
discours » (p. 107). L’invention poétique libère des forces dissolvantes ;
elle analyse, c’est-­à-dire décompose « la trame verbale où s’enracinent la
piété communautaire et le destin totalitaire de toute socialité ». Ainsi
tout discours, aussi transgressif qu’il puisse être, a toujours maille à
partir avec les « “vieilles lignes” » :
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Modernité

les sillons pré-­tracés où repoussent, à tous coups, la parole du Maître,


l’hystérie de l’esclave, la voix judiciaire qui fait s’échanger sans fin, dans
un jeu désespérément fermé, la dictée du Tyran et l’assentiment du
Rebelle au même ordre verbal aliénant. (p. 107)

C’est bien en vertu d’une telle conception de la langue que Prigent


peut affirmer que la seule littérature politique possible doit s’écrire sous
la langue, c’est-­à-dire en touchant à quelque chose qui, à sa racine, à
ses fondements mêmes, et tragiquement, la détermine ; c’est bien aussi
en raison de cette conception que l’invention poétique, aussi forte soit-­
elle, ne peut échapper à son tour à ce qui inéluctablement fait retour
dans tout discours et exige, en conséquence, d’être dite inadmissible, ou
d’être vouée à une haine qui la destine à un perpétuel mouvement de
relance. À cet égard, la manière dont Prigent décrit le rire que suscite
le travail de Verheggen est tout à fait parlante :

Il y a dans une telle écriture 18 à la fois une motion suicidaire […] et une
rage à maintenir le continuum d’une tension vivace. Le rire qui l’agite
n’est pas seulement drôle. Sa gaité est dangereuse. Elle noie toute position
stable dans une catastrophe de mots hoquetés, de séquences rompues, de
récits décousus. Dans la mobilité ultrarapide de son énonciation, rien
ne « prend », tout s’active à apparaître et à disparaître à toute pompe,
aspirant et vidant toute lecture. (p. 113)

Un tel rire, à l’évidence, est pour Prigent une manifestation forte


de la dissolution des énoncés grâce à laquelle la littérature peut espérer
tenir une « position politique jusqu’au bout » : apparition et disparition
simultanée de « toute position stable », tel est le mouvement de contes-
tation auquel doit se soumettre la poésie pour être sous la langue, et
toucher autant qu’il se peut à ces profondeurs où se recomposent sans
cesse les « “vieilles lignes” ». À cette volonté d’excéder ce qui sinon ne
manquerait de « “prendre” », de se faire immanquablement re-­prendre
par « les rites verbaux de la socialité aliénante » (p. 107), il fallait un
nom. Langagement est ce nom qui tente, entre autres, de désigner cet
horizon désiré où l’opposition entre la pulsion qui pousse à écrire et
l’exigence de garder à tout prix à celle-­ci un pouvoir d’intervention

18 Prigent parle plus particulièrement ici de l’écriture du Degré Zorro de l’écriture.

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Cerner le réel

sociale ­pourrait être enfin dialectisée. Un tel horizon sans doute demeure
un idéal. Mais, aux yeux de Prigent, son absence condamne aussitôt
qui le perd. Pasolini en fait exemplairement les frais, et à ce point que
son nom désigne pour Prigent « un certain type d’engagement et ses
malentendus » (p. 224) – cet engagement qui, parce qu’il ne travaille
pas sous la langue 19, réduit inévitablement le « sens civique de l’opéra-
tion littéraire à une déclarativité protestataire et/ou à des narrations
naturalistes » (p. 241). Tout autre à cet égard apparaît Maïakovski, lequel
est désigné comme « un grand poète politique, un poète dont “l’organe”
a fasciné des foules révolutionnaires » (p. 61). C’est que Prigent voit
à l’œuvre chez Maïakovski « l’énergétique pulsionnelle qui organise
l’expansion de l’interpellation politique ». La positivité des vérités que
formule sa poésie ne se départit jamais de la négativité qui la travaille,
ce qui rappelle les effets du rire provoqué par Verheggen :

C’est que ses textes énonçaient des vérités militantes « enthousias-


mantes » (comme on disait), mais que ces vérités résonnaient aussi
d’un jubilant désastre, d’une négativité, de la violence à l’œuvre dans le
débit martelé, tambourinant, soufflant par un corps broyant et vivant,
in situ, « l’anamnèse dans le langage de ce corps que le langage-­constat
meurtrier a refoulé » (Julia Kristeva). (p. 61)

L’origine du discours militant de cette poésie est pulsionnelle, et


celle-­ci en porte visiblement de multiples traces. Alors « l’engagement
subjectif (inconscient, corporel) du poète » (p. 56) fait advenir une
« langue plus intime », laquelle, précisément parce qu’elle s’écrit sous
la langue, peut espérer « donn[er] voix à un collectif [sinon] privé de
parole » (p. 59). Mais de ce « drame subjectif » (p. 66) qui prend pour
décor « le bouleversement révolutionnaire », Prigent dit aussi une part
sombre, une part suicidaire. On comprend qu’il est pour lui vain de
chercher les raisons profondes qui ont amené Maïakovski à se donner
la mort ailleurs que dans « une agressivité de langue, dans et contre la
langue » (p. 65), sans cesse reconduite par le poète :

19 Voir la description de la poésie de Pasolini en cinq points : déclarative, narrative,


bucolique et descriptive, élégiaque, classique – sensiblement romantique, donc (LM,
p. 232-233).

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Modernité

Au creux de tout : la question posée sans cesse à la langue-­mère dénudée,


la répétition, dans la poésie, du trajet vers la dépense ultime à laquelle
répond la pulsion agressive : la fiction de la mort. (p. 66-67)

En 1975, date où ces lignes sont écrites, Prigent insiste sur la destruc-
tion du « “sujet” qui l’assume » (p. 67) par la « remontée jouissante et
vertigineusement animalisée » que produisent « les motivations libi-
dinales de la langue, vers son fond génétique, vers ses “notes basses” ».
Ce qu’il dit alors dans un vocabulaire très marqué par ses lectures de
l’époque ne concerne pas seulement la mort de l’auteur qu’exige l’in-
vention poétique. L’autre mort, cette mort « dans le réel », que s’est
donnée Maïakovski, Prigent l’attribue pour la plus large part à « la mor-
tification inhérente au discours académisé » (p. 68), à un discours « qui,
en l’occurrence, institue la désincarnation “réaliste socialiste” comme
commune mesure esthétique scellant la socialité du nouveau régime ».
Cette langue aurait finalement eu raison du poète 20. Et c’est à Bataille
que les dernières lignes de du chapitre empruntent pour livrer la clé de
ce qui s’apparente dès lors à un destin :

Maïakovski écrit à deux mains ; on pourrait dire, paraphrasant Bataille :


l’une écrit, acceptant les limites, la « connaissance » ; l’autre meurt,
échappant par cette mort « aux limites acceptées en écrivant (acceptées
de la main qui écrit, mais refusées de celle qui meurt) ». (p. 68)

La citation que Prigent paraphrase est tirée d’une note de la préface à


Madame Edwarda. Dans cette même note, Bataille écrit un peu plus haut :

jamais je ne m’asservis, mais je réserve ma souveraineté, que seule ma


mort, qui prouvera l’impossibilité où j’étais de me limiter à l’être sans
excès, sépare de moi. 21

Un mot importe ici pour nous plus que les autres ; un mot que Prigent
ne cesse d’associer à la vie et aux œuvres de qui veut écrire sous la langue ;
un mot enfin auquel il nous faut désormais nous arrêter : la souveraineté.

20 À cela il faut ajouter les difficultés de tous ordres rencontrées par Maïakovski, difficultés
que Prigent ne nie pas, dont il souligne comment elles ont aussi contribué à la défaite
du poète face à la langue académisée.
21 Georges Bataille, Madame Edwarda [1941], Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1971,
p. 12.

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chapitre 4

Souveraineté

Langagement, engagement

Qu’est-­ce que la poésie ? :


ce qui, parcouru d’ions signifiants libres,
découpe, scande, et fait vaciller le fronton majusculé,
plein et atone de la prose politico-­juridique,
ce qui défie, les ignorant, la sommation des Dieux
debout écrasants. (SA, p. 22)

Ne passons pas à côté d’une évidence : langagement est un engagement.


Dont le sens dépend étroitement de la dialectisation de la pulsion qui
pousse à écrire et de la société en général. Repenser cette dialectique,
c’est-­à-dire engager la littérature à nouveaux frais et malgré tout, la
préface de 1991 n’en dit rien d’autre que l’urgence et l’indiscutable
nécessité – du point de vue, au moins, de la conception de la littérature
que Prigent défend. Ce qui suppose de maintenir et de transformer la
croyance en la responsabilité civique de l’écrivain dans un nouvel espace
des possibles ; de maintenir en la transformant cette croyance dans un
nouvel univers de valeurs que reconfigure la mutation historique que
marque la chute du Mur. L’opération à mener est ainsi double. Elle est de
transport et de métamorphose ; elle consiste à réussir le transport d’une
croyance grâce à sa transformation, laquelle doit se faire en fonction
des nouvelles conditions historiques qui se dessinent, et dans le but de
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Cerner le réel

pouvoir continuer à affirmer, sans se payer de mots, que la littérature


possède « quelque pouvoir extérieur à elle-­même » (CM, p. 22).
Rien cependant ne semble moins prêter à la réussite de cette opération
que le nouveau contexte qui s’esquisse. La marginalisation de l’art n’est
pas nouvelle, mais elle va croissant. Cette aggravation, Prigent l’attribue
avant tout au renoncement à croire en la responsabilité de l’écrivain, soit
au renoncement à poser, par un acte de foi, une effectivité sociale de la
littérature. D’où la nécessité d’inventer d’autres « formes de responsabi-
lité », des formes qui tiennent compte de la caducité de « l’ère des écrivains
d’action » (ibid., p. 20), comme de celle du poids potentiel de la parole
des intellectuels, qui n’ont jamais autant parlé, qui n’ont jamais été aussi
peu écoutés. Prigent agrémente aussitôt l’énoncé de cette nécessité d’une
précision qui sonne comme une parfaite évidence : « Ce n’est pas bien
sûr, écrit-­il, de la vieille idée d’engagement qu’il est ici question ». Théo-
riquement, « Bataille en a fait justice » (la formule est aussi péremptoire
que l’évidence se veut grande) ; historiquement, le démenti est cinglant
de la pertinence de toutes les entreprises qui se voulurent « au service
de », telles que, à quelques décennies de distance, le surréalisme ou la
Beat Generation. L’engagement en tant que « vieille idée » révèle ainsi
une géométrie variable : cette idée réfère aussi bien à la conception que
Sartre en a eue qu’à une acception plus lâche du terme, laquelle, dans ses
formes les plus achevées, confinerait à la littérature militante 1.
Cette réfutation d’une idée de l’engagement assez largement enten-
due n’entraîne donc pas celle de la responsabilité de l’écrivain, concourt
au contraire à en clarifier les nouvelles conditions de possibilité. La
persistance du souci de cette responsabilité est due plus précisément
à des entreprises plus inquiétantes pour Prigent, car sans doute à ses
yeux plus subtiles et complexes. Trois noms, différemment pour lui
prestigieux, sont cités qui produisent cette inquiétude : Char, Ponge
et Guyotat. Lesquels ont en commun, et malgré ce qui d’évidence les
sépare, de n’avoir jamais renoncé à leurs exigences formelles, alors même
qu’ils ne renonçaient pas à affirmer une responsabilité de qui écrit. Trois

1 Entre telle littérature « au service de » et telle autre ouvertement militante, il y a bien
moins en effet une différence de nature qu’une différence de degré.

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Souveraineté

noms pour dire ainsi une insistante volonté d’engager la littérature en


maintenant intacte l’exigence la plus grande quant au travail formel,
d’assumer singulièrement l’indissociabilité du langage et de l’engage-
ment que la construction même du néologisme proposé par Verheggen
entend définitivement imposer.
Il faut ici revenir au début de la préface, à ces premières lignes où une
inquiétude se formule presque aussitôt dans la forme d’un paradoxe :

comment, écrivant, être de ce monde ? Comment être de ce monde tout


en écrivant, c’est-­à-dire, d’une certaine manière, tout en s’exceptant,
sauvagement et misérablement à la fois, de ce monde ? (p. 12)

Comment puis-­je être de ce monde quand ce que j’y fais m’en exclut ?
Telle pourrait être la paraphrase de cette question qui tourmente l’écri-
vain, du moins Prigent ou l’écrivain tel qu’il le voit. Question qui dit
à la fois la hantise et le refus d’un retrait, aussi bien que le désir d’une
appartenance ; question d’un qui doute de la compatibilité de la lit-
térature telle qu’il la conçoit et de la possibilité dès lors réservée d’un
engagement ; question enfin, et peut-­être plus profondément, de qui
témoigne d’une certaine solitude de la littérature, d’un repli qu’il a
sans doute lui-­même éprouvé en écrivant et dont il connaît par ailleurs
parfaitement l’avènement et le destin dans l’histoire littéraire. C’est
qu’avant même de questionner une quelconque possibilité de s’engager,
ces inquiétudes formulées tentent surtout de conjurer la menace d’un
retrait que d’aucuns, et non des moindres parmi ceux qui le précèdent,
ont vu au contraire comme une condition sans laquelle écrire, écrire
vraiment dirait Prigent, ne pouvait éviter les compromissions.
Dès lors, Prigent ne cherche pas à savoir ce que peut la littérature. Sa
question n’est pas là, ne l’a d’ailleurs jamais été. Il ne cherche pas plus
à déterminer à quelles conditions celle-­ci pourrait encore prétendre à
quelque pouvoir. Parce que cela, il le sait. Il sait que le pouvoir de la
littérature tient à la croyance que l’on met en elle. C’est pourquoi sa
question porte sur le croire : comment croire encore à quelque pouvoir
de la littérature ? Question à laquelle Prigent donne un tour plus sophis-
tiqué : « Comment être “moderne” en persistant dans la littérature ? »
(ibid.). À quoi s’ajoute cette précision capitale : dans un contexte où

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Cerner le réel

la croyance devient une question, ce qu’elle n’était pas du temps où les


idéologies progressistes offraient de quoi en assurer l’évidence, ou du
moins pas avec cette acuité ni cette inquiétude.
Trouver des raisons d’y croire ne suffira pas. Parce qu’au moins les
raisons susceptibles de remplir cet office sont rares, et fragiles. Mais le
mal est plus profond. À quoi s’agit-­il de croire au juste ? Pas à quelque
chose qui, disons-­le de manière imagée, puisse s’apparenter à un corps
constitué. Mais bien à un corps qu’il s’agit de re-­constituer à partir de
valeurs auxquelles un assentiment sera donné. Il y a là un moment
difficile. Où croire n’a plus d’objet, ne se soutient que d’une volonté de
croire encore à un objet qu’il faut lucidement se donner :

Quel sens maintenir à l’action d’écrire dans ce blanchissement généralisé


des sens et des emblèmes qui recouvre d’un drap un peu mortuaire la
vitalité pourtant inextinguible du monde où nous vivons ? (ibid.)

Il faut d’abord vouloir que demeure la possibilité qu’existe encore


un sens, avant même toute détermination de tel sens possible. Vouloir
qu’écrire ait encore du sens, pour donner à la littérature, d’abord envisa-
gée ici comme un acte, ce qui n’est pas anodin, un sens. Cette question,
comme celles qui la précèdent, supposent la force de maintenir une
volonté de croire avant de préciser clairement à quoi il s’agit de croire
encore. L’enjeu d’un tel maintien n’est pas moindre. Puisque de lui
dépend la seule possibilité sans doute de jeter un pont entre qui écrit
et le monde dont écrire retranche, ou au moins éloigne. La recherche
inquiète d’un tel lien dit clairement le refus de toute posture aristo-
cratique. Si, bien entendu, il ne s’agit en aucune façon d’amoindrir
l’autonomie du champ littéraire, il faut en revanche parvenir à imposer
la primauté absolue du travail formel en se gardant de toute coupure
entre littérature et société. Là est la difficulté. Que Prigent ne saurait
simplement résoudre grâce à la distinction entre la figure de l’écrivain
et celle de l’intellectuel 2 puisque, pour lui, exigence littéraire et enga-
gement politique 3 sont d’un seul tenant.

2 Intellectuel il a pu l’être, mais cela n’est jamais que marginal, et peu plébiscité.
3 Que cela se dise d’ailleurs en termes révolutionnaires ou civiques.

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Souveraineté

Qui n’envisage autrement être politique jusqu’au bout qu’en écrivant


sous la langue s’engage ainsi sur la voie d’une véritable morale de l’écri-
ture, dont la préface médite les conditions de possibilité : que cherche
à maintenir Prigent en 1991 si ce n’est un accord entre son action pra-
tique (écrire) et ses convictions intimes (ce qu’il pense devoir être cette
action) ? Ainsi, et malgré d’irréductibles différences, langagement garde
des points de contact avec l’engagement sartrien : il est une manière
très concertée d’assumer une inévitable implication dans le monde ; il
s’inscrit dans son époque, dénote une volonté d’écrire pour elle ; il double
ainsi sa visée proprement esthétique (le travail de renouvellement des
formes) d’une visée éthique, laquelle empêche de voir l’œuvre produite
comme une finalité sans fin. Autrement dit, langagement suppose un
degré d’instrumentalisation de la littérature, laquelle doit en consé-
quence servir à sans jamais être au service de, sans reconnaître jamais
une hégémonie quelconque d’une quelconque instance politique 4.

Civisme 1991
je jette du trou dans la
tonitruance des formes grasses (SA, p. 16)

Écrire est donc un acte citoyen. Qui écrit doit prendre, en écrivant, une
part active à la vie politique de la cité – il en va de sa responsabilité. Ce
civisme est ouvertement orienté, il reconduit une volonté inchangée de
lutter contre « vingt siècles de bourrage de crâne idéaliste » (CM, p. 23) 5.
Prigent tient encore ce cap dont il espère toujours, et c’est à peine voilé,
qu’il puisse ressortir « à une volonté plus générale de transformation
idéologique, voire politique ».
Écrire sous la langue consiste à écrire au cœur même du jeu des forces
par lequel le pouvoir s’exerce, là où, en conséquence, il est possible
d’horriblement travailler à défaire et dissoudre sans cesse les énoncés

4 Une nouvelle fois apparaît toute la distance prise avec les conceptions du père, lesquelles
sont la parfaite incarnation des relations tramées par le parti communiste entre art
et politique à partir des années 1930.
5 Ces mots sont empruntés au Ponge des Proèmes.

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qui activent ces forces. Écrire sous, c’est écrire contre, c’est l’acte d’un
contre-­pouvoir, d’une résistance civique : « pour abattre les idoles mer-
cantiles, les images superficielles, le vaste mirage de la communication
panoptique » (ibid., p. 258). Le civisme est ici l’effet d’un réalisme. Un
réalisme de « plus-­de-­réalisme » (p. 259), contre la réalité, pour le réel ;
un réalisme pour restituer la réalité d’un réel qui excède la réalité. La
portée civique de ce réalisme suppose ainsi de conjuguer et reconduire
sans cesse deux opérations : dé-­faire l’écran que le langage dispose tou-
jours déjà entre le monde et nous ; re-­faire « le “rapport” du “symbole
langagier” au “dehors réel” » (p. 260). Le civisme vise une percée. Une
trouée pour la chance. Celle d’un possible retour du réel, de son sur-
gissement fulgurant « à travers la constitution culturelle, idéologique,
inconsciente de la “réalité” mortifiante et irréalisante » (ibid.).
Cette trouée du réel, c’est aussi celle du mal. Autre mot pour dire ce
retour ; pour faire pleinement entendre ce dont le civisme a la charge.
C’est que « “l’occident” humaniste et laïque, […] post-­moderne, […]
englué dans son euphorie du “tout-­culturel” » (p. 39), a renoncé à penser
le mal, a renoncé à croire que le travail cruel des formes 6 était le seul
susceptible de nommer un mal qui, inéluctablement, se manifestera
dans les « surgissements immaîtrisables » (p. 41) et rageurs du « Réel »
– lesquels en 1991 ont par exemple pour nom l’affaire Rushdie, les profa-
nations des tombes juives de Carpentras, la violence des casseurs dans les
manifestations lycéennes… ces événements, à leur manière, nomment
le mal. Ils en sont même les seules nominations au sein d’une culture
qu’ils sidèrent, et laissent démunie face à eux. En cause ? Les limites
d’un humanisme affadi. L’oubli (volontaire) que la forme pense, que
l’effort de nomination auquel la littérature s’astreint pense, et que cette
pensée, qu’elle seule peut mettre au cœur du débat d’idées, détermine
très précisément sa pertinence politique 7 et son utilité civique. C’est
que le travail cruel des formes est aussi une littérale prise de conscience,
une force d’intégration, le moyen unique par lequel une société, via la

6 Cruauté de la littérature moderne dont le livre fait largement état.


7 Repensons ici à la préface qui tente d’affirmer encore cette pertinence, et c’est bien là
son enjeu, en défendant « l’idée qu’un engagement dans le renouvellement des formes
[peut] jouer un rôle dans la bataille d’idées » (CM, p. 22).

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littérature qu’elle veut bien se donner la peine d’accueillir, peut prendre


conscience du négatif qui la fonde, que l’on nomme ce dernier part
maudite, mal ou encore réel. L’effort de représentation du mal est une
chance de comprendre mieux un mal qu’il ne s’agit en aucun cas de
mettre au bien – sur ce point, la pensée de Prigent demeure parfaitement
tragique 8. Cet effort, qui est celui de tout dire, décèle très précisément
la portée de la responsabilité civique que Prigent attend de qui écrit :

Si la littérature a un sens, un enjeu, une éthique, c’est pour maintenir


cette vérité et affronter cette exigence en rompant le consensus (et non
en le confortant), en brisant ponctuellement « la mer gelée » (Kafka)
du lien social pour, dans ces brisures (dans la désillusion), faire surgir,
avec la responsabilité moderne, la question du réel, la question du Mal,
lui donner des formes qui déforment la langue et, la résolvant triom-
phalement en beauté, nous enseignent peut-­être quelque chose comme
une chance d’échapper parfois, en la pensant, à la fatalité sanglante des
passages à l’acte. (p. 47)

Qui s’acharne à cruellement travailler la langue, à affronter ce qui


fonde le lien social, à nommer obliquement le réel dans le « détour du
style » (p. 46), est au moins susceptible de produire une langue autre que
toutes celles que « le réel laisse ahuries ». La responsabilité de l’écrivain
est de se tenir dans la proximité du mal, de tenir dans cette proximité
où qui écrit accepte que le réel inflige à sa langue de cruelles torsions,
et la rende ainsi grandement irrégulière. Quand la littérature accepte
de se mettre à la portée du mal et que celui-­ci travaille ses formes, la
possibilité apparaît alors de combler enfin « les manques à symboliser »
que ne peut à l’évidence dissimuler longtemps « ledit corps [social] ».
C’est ainsi que s’esquisse chez Prigent une sorte d’utopie. Du moins une
conception des rapports de la littérature et de la société qui contraste
fortement avec celle que révèlent les rapports qu’il constate et décrit, et
qui plaide pour leur transformation. Le civisme tel qu’il l’imagine en
1991 tend en effet à définir ce qui, pour lui, serait sans doute une société
idéale. C’est-­à-dire une société capable d’accueillir volontairement et

8 Ces phrases le disent, parmi beaucoup d’autres : « La littérature est grande quand elle
traite le Mal. Non pas quand elle le soigne, quand elle veut ou pense le soigner : on ne
le soigne pas plus qu’on élude le réel » (ibid., p. 44).

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sans réticence une littérature vouée au mal ; une société consciemment


disposée, via la littérature cruelle qu’elle accueillerait en son sein même,
à prendre conscience de la part négative qui la fonde. D’où le paradoxe
très fécond que Prigent ne cesse de méditer d’une société fondée sur ce
qui n’a de cesse de contester les liens qui la fondent, d’un art intégré à
la société en raison même d’une capacité à défaire ce qui l’intègre. Mais
défaire précisément n’est pas détruire. La littérature doit rompre, elle
doit briser le « lien social », mais « ponctuellement » 9. Tout tient désormais
dans cet adverbe, tandis que l’opération attendue de la littérature ne
souffre aucune édulcoration, continue de se dire dans des termes qui
ne dissimulent rien de sa violence. Dès lors, l’idée paradoxale d’une
révolution permanente semble s’imposer, d’une révolution permanente
et ponctuelle, qui porte ses coups en ces points précis où se décide et se
noue le lien social. Les ruptures ainsi provoquées sont profondément
équivoques. D’une certaine manière, elles sauvent ce qu’elles défont,
le sauvent en le défaisant. Avec elles, le lien social semble trouver une
autre vigueur, non moins une autre profondeur, une autre densité
aussi. Le surgissement du réel au sein des brisures que lui inflige la
cruauté de la langue transforme à ce point le lien social que celui-­ci,
nous semble-­t-il, laisse poindre un degré supérieur de socialité, voire,
osons le mot, de civilisation.
Que serait l’écrivain au sein de cette cité que son civisme vise ?
Pour l’envisager, un détour par la République peut être salutaire. On
sait comme Platon y juge la présence des poètes au sein de la cité en
fonction de leur capacité à être utiles à la vie publique. La responsabilité
civique de l’écrivain ne contrevient pas à un tel principe. À ceci près
qu’il s’agit désormais d’une utilité pervertie, puisque intimement liée
au négatif, dédiée à son dévoilement ponctuel. Le poète civique demeure
l’agent d’un profond désordre 10. Mais d’un désordre qui est un moment
nécessaire d’un ordre qui tire précisément sa valeur d’être toujours
contesté, ce qu’aucun idéalisme ne peut concevoir. La perversion des

9 Nous soulignons.
10 Du point de vue platonicien, ce poète est en ce sens bien proche de celui qui se voit
chassé de la cité au motif que ses écrits nuisent à l’ordonnancement intérieur des âmes
citoyennes.

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vues platoniciennes est plus édifiante encore si l’on se rapporte aux Lois,
où la question de l’éducation devient centrale. C’est le législateur qui
désormais dialogue avec le poète et non plus, comme dans la République,
le philosophe. Et si faire œuvre politique consiste d’abord à éduquer la
sensibilité – à éduquer les affects –, alors dans cette perspective le rôle
du poète dans l’organisation de la cité devient déterminant : il consiste à
éduquer par le plaisir, c’est-­à-dire par le beau. Contempler le beau revient
en effet à contempler l’image de la vertu ; prendre plaisir à cette contem-
plation, à introduire la vertu dans les affects. Le danger : que le poète se
laisse gagner par un pur plaisir formel qui l’éloignerait de la vertu. Le
bref rappel de ces propositions des Lois, pour incomplet et schématique
qu’il soit, aide cependant à mieux saisir la portée du civisme que Prigent
médite, lequel n’est pas étranger à une certaine dimension vertueuse
du beau, mais d’un beau irrégulier, né de la transformation du mal en
« des formes qui déforment la langue » (p. 47). Cette transformation
éclatante (souveraine ?) 11 est aussi un enseignement 12 : « peut-­être [de]
quelque chose comme une chance d’échapper parfois, en la pensant, à
la fatalité sanglante des passages à l’acte ». Enseignement peu commun
– il faut noter la part faite à l’hésitation et à l’indétermination dans
ces propos – qui consiste peut-­être d’abord en une manière d’éveil, une
attention accrue à la fatalité pour mieux la penser, en espérant ainsi
la chance éventuelle d’échapper à certaines formes de ses inéluctables
manifestations. La poésie éduque. Elle enseigne des vertus. Lucrèce est
bien un pédagogue.
Quoi qu’il en soit, le beau est ici affaire de pensée, et de vérité. Ce
que Prigent peut d’ailleurs formuler très clairement, notamment quand
il s’agit d’évoquer comment la littérature « traite le Mal » (p. 44) en
s’exposant volontairement à lui :

Et quand elle livre ses formes à ses injonctions, qu’elle en accepte la torture,
qui lance la langue dans des portées déchirées et donne au chant sublimé
qui la transmue en beauté cette force qui dans quelques rares œuvres est
capable de nous bouleverser comme bouleverse la vérité. (p. 44)

11 Prigent dit « triomphale ».


12 C’est le mot de Prigent.

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Quand, ne voulant ni réduire ni dépasser sa tragique réalité, la littéra-


ture traite le mal, alors elle pense. L’émotion esthétique est indissociable
de celle de la pensée. Beauté et vérité vont ensemble 13. Et c’est sur cette
alliance, née de la transformation du mal, que le civisme littéraire peut
espérer fonder un projet politique pour la démocratie.
Qui en seraient les citoyens ? Des lecteurs, d’abord. Ce qui déjà n’est
pas rien. Pas n’importe lesquels de surcroît. Des lecteurs assez hardis pour
ardemment désirer ce qui fait la grandeur de « Racine, Sade, Baudelaire
et quelques autres » (ibid.) ; des lecteurs qui attendent que « leur lecture
[les] laisse à la fois démunis et souverains avec au cœur la sensation
d’avoir touché à quelque chose de vrai, de crucial ».
Grandeur et misère des lecteurs. Le mot « souverain », que son asso-
ciation avec celui de « démuni » complique aussitôt, dit les effets de
cette beauté née du mal. Ce mot est toujours présent dans les moments
clés de la réflexion de Prigent, et sous diverses formes (adjectif, adverbe,
substantif). Il sert aussi bien à désigner ou qualifier l’attitude de l’écri-
vain que la décision qui engage à écrire, ou encore les effets d’un style,
le statut d’un texte, l’impression produite par telle œuvre – la « distance
souveraine » (p. 169) des œuvres de Denis Roche. Mais le plus décisif pour
nous est que Prigent place la souveraineté au cœur du moderne dont il
esquisse l’histoire dans la préface. Le moderne a été, doit être encore, le
nom d’une mise en mouvement de la littérature qui « l’engag[e] dans la
conquête coupable d’un espace de souveraineté, c’est-­à-dire de liberté et
de vérité dans la langue » (p. 23). C’est ce désir de souveraineté qui motive
« l’exigence formelle du nouveau ». Jamais Prigent ne se tient alors plus
loin d’un engagement de type sartrien. La citation qu’il prend soin de
mettre en note un peu plus haut est sur ce point parfaitement éloquente :

« L’esprit de la littérature est toujours… du côté du gaspillage, de l’absence


de but défini, de la passion qui ronge sans autre fin qu’elle-­même, sans

13 Il se peut que Prigent décrive parfois leurs rapports de manière un peu différente.
La primauté accordée à « l’effort de vérité » (CM, p. 214) fait de la beauté, quand elle
est du moins de la poésie, « l’enfant illégitime d’une empoignade avec les langues
normées ». La beauté est alors une sorte de luxe, elle est « en plus ». Quoi qu’il en soit,
la beauté n’est jamais le but d’une poésie qui s’oppose à toutes les esthétisations qui
font la « belle poésie ». La beauté est la trace irrégulière du cruel travail des langues.

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autre fin que de ronger. Toute société devant être dirigée dans le sens de
l’utilité, la littérature, à moins d’être envisagée, par indulgence, comme
une détente mineure, est toujours à l’opposé de cette direction. » (p. 21)

L’extrait cité est la conclusion d’un passage où Bataille développe


une idée exprimée plus tôt dans la lettre qu’il adresse à Char : « S’il y
a quelque raison d’agir, il faut le dire la moins littérairement qu’il se
peut » 14. Asservir la littérature à l’action revient à desservir l’action aussi
bien que la littérature : les deux s’affadissent ; les deux s’affaiblissent.
Autrement dit, un écrivain ne peut soutenir une action « que dans
la mesure seulement où il se nie lui-­même » 15 : « il peut donner à son
attitude l’autorité de son nom, mais l’esprit sans lequel ce nom n’aurait
pas de sens ne peut suivre ». Séparation on ne peut plus radicale de
l’écrivain et de l’intellectuel, de l’écrivain et de l’écrivant. Bataille oppose
ainsi diamétralement littérature et société, ce que dit très clairement
la seconde partie de l’extrait que Prigent choisit précisément de citer.
La littérature est l’ennemi si radical de l’utile que rien ne saurait y être
ramené ou réduit moins qu’elle. Bataille dit plus encore. L’inutilité de
la littérature est si impérieuse que la liberté dont elle jouit doit servir de
mesure à la liberté, et non, comme on a coutume de le penser, l’inverse.
Comment Prigent peut-­il concilier cette opposition si franche entre lit-
térature et société, qu’il met volontairement en avant, et l’articulation
des deux qu’il ne cesse par ailleurs d’évoquer ? Comment, en un mot,
concilier civisme et souveraineté ?
La réponse est à chercher du côté des écrivains. De ceux que Prigent
promeut. Des raisons surtout pour lesquelles il le fait. De la passion dont
il les dit animés : « la passion de l’arbitraire du signe » (CM, p. 260). D’une
passion que rien ne saurait limiter. Qui écrit est agi par cette passion à
laquelle tout se subordonne. Ainsi, la raison n’est jamais convoquée que
pour trouver des moyens d’exalter, d’intensifier autant qu’il se peut la
violence de ce rapport au langage, de ce désir vif qui anime l’écrivain ;
pour envisager comment donner aux effets de cette intensification jamais

14 Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain » [Botteghe
oscure, 1950], Œuvres complètes XII, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
15 Ibid., p. 25.

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achevée la plus grande portée possible 16. Dit autrement, Prigent ne cesse


de plaider pour toujours plus de disponibilité de l’écrivain à cette passion.
Ce qui suppose que lui soit accordée une liberté sans entrave aucune, à la
mesure seule de ce que Bataille désigne à l’aide de la souveraineté. Ce qui
nous semble rejoindre une manière d’engagement que Bataille évoque
dans la lettre à René Char, et que curieusement Prigent ne mentionne
pas. Il est en effet un engagement qui trouve grâce aux yeux de Bataille,
un engagement qui engage pleinement la littérature sans pourtant
qu’elle renonce à sa devise qui est celle du démon : non serviam 17. S’en-
gage sans trahir qui le fait quand « il n’y a plus de choix » 18, c’est-­à-dire
quand « la part exigée par l’action utile porte sur la vie entière » 19. Pour
Bataille, la possibilité laissée de choisir entraîne presque inévitablement
la négation « d’une marge de “passion inutile”, d’existence vaine et
souveraine, qui est en son ensemble l’apanage de l’humanité ». L’absence
de choix possible laisse intacte cette chance au contraire :

S’il y a urgence véritable, si le choix n’est plus donné, il demeure encore


possible de réserver, peut-­être tacitement, le retour du moment où cessera
l’urgence. Le choix seul, s’il est libre, subordonne à l’engagement ce qui,
étant souverain, ne peut être que souverainement. 20

Cet engagement dans l’urgence, contraint dit ailleurs Bataille, ses


liens avec une « passion inutile » et les effets souverains qui peuvent en
résulter, tout cela est très proche de ce que décrit Prigent. D’où l’intérêt
de revenir rapidement sur la place que Bataille réserve à ce type d’enga-
gement au sein de la société – ce n’est rien de moins que la question de la
littérature moderne qu’il envisage alors. Cette littérature hérite autant
de la place laissée par la déchéance du monde sacré (royal et religieux)
qu’elle s’en distingue par « le privilège majeur de ne rien pouvoir et de
se réduire, dans la société active, à l’avance, à la paralysie de la mort » 21.

16 « Nul travail littéraire ne peut faire l’économie de la rationalité » (CM, p. 26).


17 Voir Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain », art.
cité, p. 19.
18 Ibid., p. 24.
19 L’exemple donné par Bataille est celui de Richard Wright.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 28.

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Situation inédite qui donne une autre portée à cette proposition qui
valait du temps où l’artiste était au service des prêtres et des rois : « l’ar-
tiste peut servir, mais seulement si ce qu’il sert est souverain » 22. Dès
lors, l’art « que ne guide plus l’autorité », cet art autonome, a pour objet
même cette part en nous violemment réfractaire à tout asservissement,
et « qui maintient en nous, comme un principe irréductible, une beauté
émouvante qui par principe ne sert à rien ». Et c’est ainsi, dit Bataille,
que « l’art autonome » 23 poursuit peut-­être encore, « sous nos yeux, la
quête d’un monde perdu, le monde sacré ».
Bien qu’il ne reprenne qu’en partie son vocabulaire, Prigent situe
à son tour la littérature à cette place que lui assigne l’approche histo-
rique de Bataille. Place stratégique qui lui permet d’inscrire « la valeur
souveraine » (CM, p. 37) 24 de la négativité (le mal) dans un fécond et
perpétuel jeu de tensions : la négativité est l’innommable qu’il faut
nommer, l’impensable penser, l’infigurable figurer, l’irreprésentable
représenter. Ces déclinaisons décèlent chacune une même volonté d’af-
fronter un impossible en espérant chaque fois rendre manifeste une part
irréductible de l’homme dont Prigent propose une véritable physique :
« force informe qui travaille la langue » (p. 36) ; « indécidable motilité »
qui la refait sans cesse ; « énergie de cette motilité négative » en laquelle
le sens profond des œuvres réside. Nulle chance cependant de provoquer
quelques « surgissements » (ibid.) de cette négativité sans reconduire, et
avec une volonté au moins égale, l’exigence de souveraineté que Bataille
formule ; nulle chance d’écrire sous la langue sans le refus catégorique
de toute subordination. La responsabilité civique de l’écrivain exige cette
insubordination radicale et, en conséquence, suppose l’opposition de
l’écrivain et de la société que Bataille décrit.
Mais la souveraineté n’exonère en aucun cas de la responsabilité. Au
contraire. Parce que l’écrivain est d’abord responsable d’être souverain.
Responsable de chercher autant qu’il peut les conditions à partir des-
quelles il pourra écrire sous la langue. Responsable aussi – et c’est bien ce

22 Georges Bataille, « L’utilité de l’art » [Critique, 1952], Œuvres complètes XII, Paris,


Gallimard, 1988, p. 210.
23 Ibid., p. 212.
24 Citation de Bataille.

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que Prigent ne cesse de méditer dans les pages de Ceux qui merdRent – de
déterminer précisément ces conditions ; responsable encore de penser
le sens des effets de la souveraineté espérée de l’invention de langues
nouvelles, sans jamais en retour subordonner cet effort d’invention
à quelque fin extérieure à lui – ce retour toujours est insidieux. C’est
pourquoi il faut sans cesse méditer ce sens, en partager l’inquiétude. La
préface le montre à sa manière : la vigueur des opérations souveraines
menées sous la langue pour une part en dépend. Il faut en dire le désir,
savoir trouver des mots pour le dire.
La responsabilité civique de l’écrivain se fonde ainsi pour l’essentiel
sur deux opérations qu’elle conjugue : refuser ; rationaliser. L’écrivain
doit s’obstiner à dire son refus de tout ce que nomme la « belle poésie »,
et le faire avec une obstination au moins égale à celle qui anime ce qu’il
combat – il s’agit bien d’une lutte, d’une guerre toujours à mener. Sa
responsabilité est celle aussi d’un « effort d’intelligence » (p. 27) destiné
à « porter l’action au-­delà de la rationalité ». Écrire requiert la raison.
Pour que l’intelligence du réel ne se limite pas à elle. Il est de la respon-
sabilité de l’écrivain de déterminer rationnellement comment ouvrir
le plus qu’il se peut l’écriture à ce qui excède la raison, à cette part de
réel qui la hante, qui échappe aux représentations et aux discours de
nos langues communes, mais sans laquelle nous sommes condamnés à
faire face à « l’impensé d’un monde contradictoire » (p. 25). L’exigence
de rationalité à laquelle l’écrivain responsable ne peut se dérober doit
agir comme un catalyseur : la capacité de la littérature à trouer la réalité
à laquelle la raison limite le réel doit s’en trouver renforcée. Il y a là une
manière de jouer (à fond) la raison contre elle, pour plus d’intelligence.
La souveraineté donne à penser ; elle donne à la pensée d’être au plus près
de ce qui se dérobe à elle, mais sans lequel elle ne pense pas vraiment. La
souveraineté est ainsi garante d’une inclusion majeure dans la pensée :
celle de la négativité « comme un inéluctable exposant, un roc, par rapport
auquel tout peut se penser et qui interdit toute pensée si on ne l’inclut
pas dans le mouvement de la pensée » (p. 45). La souveraineté de la litté-
rature est indispensable à la pensée, à notre compréhension du monde.
La responsabilité civique de l’écrivain, dans sa forme la plus exi-
geante, conduit ainsi à une morale, qui elle-­même débouche sur une
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Souveraineté

politique. Cette morale, nous y reviendrons, se fonde sur un humanisme


que Prigent prend le soin de décrire longuement. Cette politique, dans
sa forme idéale, met au cœur de la cité le commun désir d’une plus
grande conscience, d’une conscience toujours plus grande.
Par analogie, même si le mot n’appartient en rien au vocabulaire
de Prigent, il semble que, dans cette cité, écrire relève d’une sorte de
chamanisme. L’écrivain y est bien une manière d’intercesseur dont la
beauté des œuvres, née du mal, relie la société au réel. Charge à elle de
penser ce que cette beauté décèle, de prendre conscience de la négativité
qui la fonde et, ultime conséquence (civique), de faire de son rapport à
elle un rapport sublimé.

Souveraineté, nuances

Ça dévie, ça bouge, ça change, ça penche,


ça écrit – subter labentia signa. (SA, p. 22)

Il faut tenir. Ne pas se dérober à l’exigence de maintenir un pouvoir


de la littérature extérieur à elle-­même, un pouvoir d’intervention
sociale. Choisir, pour ce faire, d’affirmer à nouveau sa souveraineté.
Alors même que l’horizon révolutionnaire qui favorisait cette affir-
mation est plus que jamais contesté. De toute évidence, l’opération
est des plus délicates.
La difficulté majeure à laquelle Prigent se heurte en 1991 réside sans
doute dans le caractère bien peu démocratique des grandes irrégulari-
tés de langue produites par le traitement littéraire du mal. Si Prigent
évoque la responsabilité civique de l’écrivain, jamais il n’évoque d’une
quelconque manière une dimension civique de ses œuvres. Ce qui,
loin d’être un hasard, est un indice supplémentaire de la souveraineté
qu’il leur accorde ; ce qui, du même coup, nous invite peut-­être à voir
l’insistance avec laquelle il rappelle l’écrivain à sa responsabilité civique
comme un moyen de pallier l’instauration d’une sorte d’impérieuse
distance inéluctable aux grandes irrégularités – voire d’une infranchis-
sable coupure. C’est le risque qu’encourt qui choisit de lier si intime-
ment les effets politiques de la littérature à un fond pulsionnel dont la

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Cerner le réel

s­ ouveraineté favorise autant qu’il se peut l’incarnation dans un style. Ce


risque, parmi tous les noms qu’il peut prendre dans Ceux qui merdRent,
trouve peut-­être avec celui de Guyotat celui qui le nomme le mieux.
Voilà en effet une œuvre qui, plus que bien d’autres, nomme « la
force dé-­figurante de l’Éros qui fait écrire » (CM, p. 187), « les formes
informes impulsées par [sa] geste » ; voilà une force et des formes impres-
sionnantes qui ont imposé le nom d’un auteur, « mais sans doute pas
la lecture de ses œuvres ». Une fois restitué le contexte dans lequel les
livres parmi les plus marquants de Guyotat ont été écrits, rappelé ce
qu’ils doivent aux avant-­gardes et à leur « rassurant bâti idéologique »,
que reste-­t-il à lire ? Le texte nu, « la rage du texte dans l’enclos tragique,
la souveraineté désespérée du texte qui désigne cet enclos et y impose
envers et contre tout sa force (sa liberté d’action interne) » (p. 198). Mais
face aux œuvres nées de la « maîtrise souveraine » (p. 199) de l’écrivain
Guyotat, le lecteur Prigent cède. Il le dit sans détour :

Devant ces textes, effectivement, comme tous, je cède. Et peu importe


que l’on cède après dix lignes ou après dix pages. Le fait est que l’on cède,
qu’il y a là un excès qu’il ne semble pas possible d’incorporer à ce que
l’on appelle couramment la lecture. (p. 199)

Les lignes qui suivent cet aveu sont particulièrement révélatrices des
positions tenues par Prigent, lequel en appelle, par exemple, à la « modes-
tie » (p. 200) du lecteur, évoque sa potentielle « incompétence » face à
de tels textes, et l’invite aussitôt à reconsidérer ses capacités à inventer
de nouvelles façons de lire les produits de cette nouvelle façon d’écrire.
La suite consiste en une défense et illustration de la langue de Guyotat
qui confirme combien, face au lecteur, l’irrégularité est souveraine.
En 1999, à l’occasion d’un entretien, Prigent le redit on ne peut plus
clairement, mais en parlant cette fois de sa propre écriture :

J’ai […] tendance à laisser le mouvement de l’écriture emporter sans


calcul la résistance de la langue fixée par l’historicité du lexique et de la
grammaire. Sans calcul, c’est-­à-dire sans trop s’occuper de ce qui va être
partageable, recevable par la communauté des lecteurs. Il faut accepter
de dégrafer le corset de la langue sans se demander à partir de quel point
ce dégrafage va être insupportable à l’autre (illisible). J’aime surtout les
écrits où la langue est ainsi jetée à sa catastrophe rythmique, sonorisée,

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Souveraineté

verbigérée. Je crois que c’est là que surgit la chance que du réel fulgure
(quelque chose qui vient de l’inconscient par exemple). 25

Il n’est pas si courant qu’un écrivain admette écrire sans avoir néces-
sairement le lecteur pour horizon, et en nuance au moins l’évidence. C’est
que rien ne saurait amoindrir « le mouvement de l’écriture ». Souveraineté
oblige. Au risque de n’écrire plus que pour soi, dans une solitude quelque
peu insensée. Mais d’un tel risque la chance dépend qu’un peu de réel
fulgure, c’est là son prix. Cette sorte d’illisibilité assumée de la chose écrite
implique un certain modèle de lecture, lequel suppose de reconsidérer
un certain esprit d’échange. Celui, par exemple, que Sartre suggère en
affirmant que « la lecture est un commerce du lecteur avec l’auteur ». La
structure de la relation qu’implique un tel « commerce » dérive clairement
d’un processus dialogique qui renoue avec une tradition de la lecture de
très longue mémoire, puisque ce qu’elle instaure entre la production et
la réception renvoie aux dialogues platoniciens 26 – Sartre affirme très
logiquement par ailleurs qu’« il n’y a d’art que pour et par autrui ». Quoi
qu’il en soit, il n’est pas fortuit que, du point de vue que défend Sartre,
la nature de la communication alors supposée s’accorde bien davantage
avec la prose qu’avec la poésie, dans la mesure même où la prose favorise
une dynamique de l’échange que la poésie, au contraire, interrompt et
suspend – comme il n’est pas fortuit, toujours de ce même point de vue,
qu’un écrivain comme Prigent revendique si scrupuleusement le mot de
poésie. Enfin, conséquence ultime, le rapport au lecteur qu’admet langa-
gement n’est pas conciliable avec celui que propose l’engagement sartrien :
« il ne suffit pas d’accorder à l’écrivain la liberté de tout dire, dit Sartre, il
faut qu’il écrive pour un public qui ait la possibilité de tout changer » 27.
Inutile d’insister pour dire ce qu’une telle proposition a d’inconciliable

25 « La forme est une pudeur », 1999.


26 Sartre retrouve d’ailleurs le déséquilibre qui caractérise cet entretien originaire. La
position de l’auteur y est sensiblement plus forte que celle du lecteur dont la liberté ne
peut s’exercer que dans le cadre et les conditions définis par lui. En un mot : l’auteur
est une manière de guide qui, à l’aide d’éléments disposés dans le livre, et que le lecteur
doit retrouver, donne une direction à ce dernier, l’oriente vers l’intention qui préside
à son travail.
27 Jean-Paul Sartre, Qu’est-­ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard (Folio Essais),
1985, p. 195.

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Cerner le réel

avec l’écriture telle que Prigent la conçoit. Certes. Mais qu’en est-­il, dès
lors, du pouvoir d’intervention sociale de la littérature ? De sa dimension
civique ? Elle ne disparaît certes pas, mais se restreint à une petite catégorie
de lecteurs, à quelques happy few qui bénéficient de ses effets, s’éprouvent
« démunis et souverains ». C’est peu. C’est beaucoup. C’est loin en tout
cas de l’ampleur du projet initial, tel du moins que celui-­ci est décrit dans
les pages de Ceux qui merdRent. Et cela conduit, par exemple, Jean-Marie
Gleize à conclure ainsi l’opposition qu’il propose entre le modèle qu’il
nomme du « contre-­usage », dont relève langagement, et celui, plus viral
dit-­il, du «  méta-­usage  » :

On voit qu’il y a là, pour une poésie critique, deux choix stratégiques
opposés, deux modèles. Le choix du « contre-­usage », production d’un
mode de symbolisation singulier (pur idiolecte) tendant à l’illisibilité
(d’où la rupture de communication avec le public ou lectorat virtuel),
et le choix du modèle « méta-­usage », qui se sert des formes mêmes des
langages dominants pour en faire la matière première d’une écriture
poétique critique qui, au contraire des positions du « contre-­usage », va
pouvoir revendiquer, comme lieu d’intervention et d’action, l’espace
public – panneaux publicitaires, écrans vidéos, posters, etc. 28

Il faudrait objecter à Gleize qu’il n’est pas du tout sûr que le modèle
du « méta-­langage » rencontre davantage « le public ou lectorat virtuel »
que celui du « contre-­usage ». Mais peu importe ici. La vertu d’une clas-
sification, inévitablement réductrice, est de permettre d’abord de mieux
caractériser une entreprise singulière. Or, si Prigent, évidemment, appa-
raît comme l’un des représentants de tout premier ordre du premier
modèle, il est loin d’être étranger au second. Il suffit d’être attentif à la
manière dont Gleize décrit le travail des écrivains qu’il range dans la
catégorie du « méta-­usage » :

[Ils] travaillent sur les formes et les formats des médias les plus directe-
ment accessibles à tous, les plus lisibles possible. Ils s’approprient la langue
de l’ennemi pour mieux s’insinuer dans ses réseaux de communication,
pervertir ou détourner ses messages, ses systèmes de figuration, etc. 29

28 Jean-Marie Gleize, « Opacité critique », « Toi aussi, tu as des armes ». Poésie & politique,
Paris, La Fabrique, 2011, p. 38.
29 Ibid.

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Souveraineté

À bien des égards, ces propos pourraient s’appliquer, en partie au


moins, à des œuvres de Prigent, nous y reviendrons. Ils concernent égale-
ment nombre d’écrivains que ses essais mettent en avant, et au premier
chef Ceux qui merdRent où l’œuvre d’un écrivain comme Olivier Cadiot
est abordée avec non moins d’intérêt que celle, pour le coup fort diffé-
rente, d’un Guyotat. L’Art poetic’ de Cadiot, auquel l’analyse de Prigent
est consacrée, rassemble des textes qui, composés, pour l’essentiel, de
prélèvements dans des manuels scolaires, consistent en un « montage
de bribes extraites d’ouvrages destinés à l’apprentissage élémentaire
de la correction grammaticale » (CM, p. 243). Autant dire d’emblée
qu’une telle entreprise évoque assez peu le travail défigurant des forces
de l’Éros qui fait écrire. Elle n’en demeure pas moins souveraine. Mais
elle l’est différemment, et montre pour l’occasion que la souveraineté
telle que Prigent la décrit est loin d’être d’un bloc, se teinte au contraire
de multiples nuances. De l’impression générale qu’il retire du livre de
Cadiot, Prigent écrit par exemple :

Le parcourir est d’abord faire l’épreuve de la fraîcheur et du charme d’une


écriture qui ressemble à tout […], tout en ne ressemblant à rien de ce qui
a pu être donné comme poésie […]. Tout au plus peut-­on penser parfois à
l’écriture répétitive et atone de Gertrude Stein. L’impression d’assister à la
naissance de quelque chose d’à la fois banal (chaque fragment provoque
une forte impression de déjà-­vu) et de tout à fait nouveau est forte (et
savoureuse). Cadiot semble reprendre la question-­de-­la-­poésie à la base,
à son degré zéro […]. Rien de pesant, pourtant, dans cette gravité, rien de
furibond dans cette table rase, mais au contraire une étonnante légèreté,
quelque chose d’à la fois distancié et souverain, d’aisé et de sourdement
inquiet, de souriant et d’un peu absent […]. (p. 239-240)

La souveraineté participe d’une « étonnante légèreté ». Elle voisine


dès lors avec l’aisé, le souriant, le distancié, et se mêle à eux pour décrire
l’impression laissée par « la fraîcheur et [le] charme » de l’écriture de
Cadiot. Ce qui montre le large spectre que couvre le mot pour Prigent 30.

30 Ce que confirme, par exemple, cet autre extrait de l’entretien de 1999 : « La forme neuve
imposée par l’exigence du “tout dire” ne passe pas forcément par l’invention spectacu-
laire de “grandes irrégularités de langage”. Il faut distinguer des structures microsco-
piques (la syllabe, unité de la re-­fabrication sonorisée du poétique ; le mot – que traite
la passion néologique de Khlebnikov ou de Joyce) et des structures m ­ acroscopiques

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Cerner le réel

Et invite au moins à deux remarques. La souveraineté, celle que, de


manière décisive, Prigent situe au cœur même du moderne, désigne
d’abord pour lui la réalité d’une conquête et d’une résistance mêlées.
Dit autrement : le nouveau s’écrit contre, contre « l’usure, la vieillerie, le
mensonge, l’inadéquation à l’expérience réelle » (p. 23) engendrés par
les « discours dominants ». Accentuation décisive qui, nous semble-­t-il,
doit être mise en relation avec la présence insistante d’un certain rire
chez Prigent, lequel hante autant d’ailleurs sa réflexion que sa poésie, et
relève d’un goût prononcé pour toutes les manières possibles d’appro-
priations que Gleize décrit en les situant du côté de la « méta-­critique ».
« Deuil de l’humour » est ainsi le titre d’un chapitre que Prigent
consacre à Claude Simon, où il constate l’absence de toute dimension
comique dans son œuvre, affirme qu’une telle absence est un manque,
décrit ce manque, en jouant sur les mots, comme « le manque d’un
manque » (p. 281). Simon, parce qu’il rechercherait une forme trop
accomplie, finirait par imposer « une plénitude qui suture une violence ».
Ce que Prigent dit autrement :

[Cette forme] manque […] ce qu’est la catastrophe humoristique : un


renversement du désespoir (de la déchirure qui fait écrire) en pudeur
distanciée ou en rodomontade farcesque (envers et contre tout, le
triomphe narcissique, la victoire symbolique du moi sur les avanies du
réel). (p. 281)

Conséquence immédiate : une telle forme, contrairement au ren-


versement humoristique, ne peut vraiment communiquer « la sen-
sation […] que l’auteur, à écrire, a été irrémédiablement contraint ».
Traduction : cette forme, d’ignorer l’humour, n’est pas souveraine.
Conséquence ultime, mais prévisible : à cette forme, « sans doute trop
désinvestie du mouvement subjectif inaugural », le lecteur ne s’attache
pas autrement que « par une sorte de gourmandise hédonique (le goût

(la phrase : celle de Beckett, de Faulkner, de Céline, de Thomas Bernhardt… ; voire le


montage des structures narratives : Kafka, Burroughs, Arno Schmidt…). Pensez aux
récits de Blanchot où il y a une espèce d’évanouissement de l’expérience, de fuite de
la matière narrative – qui est de l’ordre de la cruauté, d’une tout autre mais pas moins
efficace façon que la verbigération agressive de Gherasim Luca ou de Guyotat » (« La
forme est une pudeur »).

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Souveraineté

de la belle langue) ». Prigent emploie les termes les plus élogieux quand
il s’agit d’évoquer les romans de Claude Simon : ces livres, dit-­il, sont
magnifiques mais d’une « magnificence » (p. 282) qui, en quelque sorte,
désarçonne :
Mais que pouvons-­nous faire de cette magnificence, qui est approbation,
nous qui savons que tout, de ce qui nous fait écrire, nous vient de la
négation et nous pousse à faire merder la beauté, à engager la catas-
trophe comique des rythmes et des phrases au cœur même de la beauté
stylistiquement conquise ? (p. 282)

À cette beauté magnifique s’oppose donc un savoir. Un savoir qui


exige un rire que la beauté des livres de Simon évite. Un savoir historique,
qui marque la beauté des grandes œuvres modernes faite à la fois d’un
« indécidable et indissoluble mélange du comique et de l’horreur » 31,
d’un mouvement de balancier de l’un à l’autre qui seul offre la chance
d’accéder à « une connaissance apophatique du réel », rien de moins.
Ce savoir lucide qui, on le voit, détermine désormais la beauté, définit
aussi la situation de l’écrivain moderne qui doit toujours composer avec
une ironie certaine. Cette ironie est un trait d’époque, qui motive, par
exemple, la dimension comique du travail de Cadiot :

C’est peut-­être qu’il est plus que jamais difficile pour les « modernes » de
croire sans distance à la mission de la littérature et d’accepter sans ironie
le sérieux un peu fat, la componction compassée, le pathos porteur de
« vérité » du langage poétique […]. (p. 237)

Cette inévitable distance ironique, propre aux modernes, Prigent


la place immédiatement dans une perspective ontologique. Dès lors,
dit-­il, que quelque chose s’écrit, inéluctablement, « la dynamique d’un
continuum » (ibid.) tendra à se substituer à « la vérité du discontinu »
(p. 238). La résistance à cette fatalité informe ainsi largement l’écriture
poétique, dont le vers, la césure, les coupes, les jeux typographiques, les
rythmes sont autant de moyens mobilisés pour endiguer son retour.
L’insuffisance de ces moyens n’échappe pas aux plus exigeants. Qui alors,

31 Et Prigent de citer Proust, le Flaubert de Bouvard et Pécuchet, Joyce, Kafka, Céline,


Queneau, Beckett, Novarina…

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Cerner le réel

dans un geste de « rage », radicalisent ce qu’ils combattent : leur poésie


« surenchérit sur les processus nappants », l’exagère jusqu’à atteindre
« son renversement parodique » (p. 239), montrant alors en quoi « la poé-
sie est spontanément comique », et pourquoi « le geste d’humour […] y
est rhétorique », c’est-­à-dire « inscrit dans le traitement verbal du surplus
de continu ». Au terme d’un tel raisonnement, l’ironie des modernes
révèle toute sa profondeur. Elle procède d’une prise de conscience très
précise d’une dimension fondamentale de la poésie. Elle n’a rien en
ce sens d’une distance hautaine envers elle ; rien non plus d’une iro-
nie pour l’ironie, laquelle tournerait à vide, s’appliquerait indistincte-
ment à toutes les œuvres poétiques – ce qui est un des traits, et non des
moindres, de la postmodernité que la préface dépeint. Pour salvatrice
et revigorante qu’elle puisse être, l’ironie, si elle vire au systématisme,
n’est rien d’autre, sous ses airs de subversion grinçante, qu’un nouveau
confort, et des plus hypocrites qui plus est – la distance critique qu’elle dit
imposer se dilue dans l’adhésion totale à ses discours, et cette adhésion
en décèle les limites en fait très bornées. C’est que l’ironie pour l’ironie
suppose un sujet qui sait, un sujet confortablement installé dans la très
solide certitude d’un savoir supposé. Mais, qu’il croie ou veuille faire
croire qu’il a renoncé à croire, ce sujet est par excellence un sujet qui
croit à l’ironie, qui y croit sans distance ni ironie, sans lucidité. Prigent
maintient au contraire une croyance. Sans ironie mais sans naïveté, il
admet une croyance lucide, qui accueille l’ironie la plus mordante, et se
mêle à elle. En ce sens, et pour le dire en d’autres termes, tout son effort
consiste à allier foi et savoir : foi (encore) en la littérature et lucidité
implacable envers elle.
L’ironie gratuite est un faux mouvement, c’est un mouvement à l’ar-
rêt, un mouvement arrêté à une position de certitude, et pour toujours
la renforcer. À l’inverse l’ironie que manifeste la dimension comique
des œuvres modernes que Prigent dit grandes définit un mouvement
sans fin qui suppose un point d’arrêt assumé, un point de décision où,
consciemment, se dit la nécessité d’une contestation in-­finie de ce qui
dans tout discours produit fatalement du continu, et se mue en discours
dominant – c’est-­à-dire en discours qui, d’une manière ou d’une autre,
empêche le désir d’un langage plus juste.
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Souveraineté

Un tel mouvement de contestation, Prigent le trouve exemplaire-


ment réalisé chez Queneau. Les gags multiples, les parodies grinçantes,
les rengaines naïves, les sarcasmes, les raccourcis bouffons participent
chacun à leur manière à une « entreprise de désaffublement » (p. 220).
Ils relèvent tous d’une « force déprédatrice » lancée par Queneau « contre
l’adhésion pieuse des surréalistes à une foi poétique sans distance ». Le
comique de sa poésie relèverait ainsi d’une ironie qui dénoncerait un
profond manque d’ironie, c’est-­à-dire de savoir, un manque qui fait
manquer la poésie aux surréalistes. Et, ce faisant, ce comique parviendrait
« à faire surgir la poésie d’une négation de ce qu’on appelle couramment
la poésie à son époque » – ce qui n’est pas la moindre des conséquences
que produit la contestation d’un discours devenu dominant. Alors cette
littérature est véritablement « fraîche », « radieuse », « gaie » ; elle appa-
raît comme « une rigolade décomplexée ». Mais cette légèreté, dont ces
divers mots disent la richesse nuancée, est d’autant plus bouleversante
qu’elle vient d’un fond de profonde gravité :

Guère de littérature branchée de façon moins dénégatrice, de façon plus


lucide et plus distanciée à la fois à la réalité de l’impasse tragique qu’elle
renverse en rigolade souveraine. (p. 223)

Rigolade souveraine. L’expression, surprenante, apparaît comme la


version désinvolte du « rire souverain » de Bataille. La « rigolade » dyna-
mite quelque peu la gravité compassée du « rire majeur », introduit où
le sacré régnait plus univoquement une atmosphère de fête, d’amuse-
ment un peu vulgaire et bruyant, de plaisanterie facile – on fait la noce,
l’amour, on prend du bon temps. Mais la rigolade souveraine prend bien
moins la souveraineté à la rigolade qu’elle ne la prend en réalité très au
sérieux. Si bien qu’il nous semble que l’association des deux mots décrit
très précisément la position que l’œuvre de Prigent tente de tenir : celle
où foi et savoir, poésie et comique, fonctionnent ensemble, où lucidité et
littérature se renforcent réciproquement et, peut-­être plus exactement
encore, où souveraineté et carnavalesque s’allient. À cet égard, il n’est
nullement fortuit que les analyses parmi les plus fortes des possibles
modalités d’une telle alliance se trouvent dans les réflexions que Prigent
consacre à une œuvre comme celle de Verheggen dont l’hilarité, dit-­il,

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Cerner le réel

n’est pas exempte d’un « zinzin de violon douloureux, voisin parfois de la


petite musique ambiguë de Queneau » (LM, p. 114). Il n’y a décidément
pas de hasard. En 1978, Prigent soulignait déjà toute la force dissolvante
du rire suscité par le travail de Verheggen, laquelle met en danger tous
les énoncés. Il liait alors cette force à une vitesse, une vitesse telle qu’elle
prend de vitesse le mouvement inévitable de recomposition des « vieilles
lignes » à l’œuvre dans tous discours. Il montrait ainsi comment écrire
bas provoquait la chance la plus grande d’écrire sous. En 1991, c’est dans
la même veine qu’il situe les jeux de mots dont use et abuse Verheggen.
Ces calembours, dit-­il, sont des « arme[s] » (CM, p. 235) critiques ; leur
force ne tient pas à une quelconque capacité à déceler des vérités enfouies,
mais réside plutôt dans « l’énorme vitalité » (p. 236) que génèrent « des
rafales entières de jeux de mots, en un déferlement comme inépui-
sable ». L’effet d’une telle déferlante est imparable : elle « fait merder, dit
Prigent, tout ce qui nous reste d’assurance quant à la sécurité du goût
littéraire ». Ce n’est pas alors tel calembour qui importe, mais « l’énergie
du flux lui-­même » que crée l’enchaînement sans frein ni fin des jeux
de mots. Et c’est encore question de vitesse. D’une vitesse qui se donne
comme une « résistance panique à la constitution du sens » qu’imposent
immanquablement « les séquences écrites » :

C’est une façon de différer comiquement et désespérément en même


temps la stase du sens dans l’organisation figurative de l’écrit. (p. 236)

Le comique de Verheggen est une course désespérée contre « la langue


cadavéreuse » (p. 237). Son carburant : la surenchère. La passion de l’ar-
bitraire du signe n’est plus « souffrance, mais jouissance à en remettre
sur sa propre loi et à submerger cette loi » pour qu’affleure « le plaisir
d’une pure dépense » (ibid.), la souveraineté encore.

Polémique, 1995
Et j’ai dit, misérable et glorieux dans
ma solitude : […]. (SA, p. 17)

Rappel des faits. 1995, un dossier illustré de cinq pages, consacré à la série
photographique du « Supplicié chinois », clôt le premier numéro de la
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Souveraineté

Revue de littérature générale dirigé par Pierre Alféri et Olivier Cadiot 32.


Trois textes composent ce dossier : « Bataille en relief », signé par Alféri et
Cadiot ; « La vision photographique du relief », rappel historique d’Anne
Cartier-Bresson ; « La vie nue » de Giorgo Agamben. Ces textes entraînent
une réponse de Prigent sous forme de lettre adressée à Cadiot, laquelle
sera en partie reprise dans Salut les modernes et publiée en totalité en
2011 dans le premier numéro des Cahiers Bataille. En 1999, Cadiot et
Alféri évoquent ce dossier dans un bref entretien paru dans un numéro
des Temps modernes consacré à Bataille, et auquel Prigent participe 33.
La nécessité du « petit dossier » 34 composé en 1995 n’est pas criante.
Du moins si l’on s’en tient à la question un peu désabusée qui l’ouvre : « À
quoi bon republier des images si célèbres ? » 35. Désabusée, la réponse l’est
d’autant plus qu’elle n’affirme rien d’autre qu’une banale contingence,
un prétexte : « Nous avons pensé le faire parce que nous les avons trouvées
en stéréoscopie dans une collection privée ». Le ton est donné. Les auteurs
ne se départiront pas d’une distance affectée, d’un détachement au moins
égal à la passion qu’ils supposent animer ceux que leur texte vise – pas-
sion fatigante, dépassée, il faudrait être sourd pour ne pas l’entendre 36.
Le prétexte se donne donc pour très mince. Mais un détail au moins est
souligné : le procédé technique, la stéréoscopie, parce qu’il permet de voir
les photographies en relief, « redouble leur horreur ». Ce qui, du même
coup, du moins peut-­on le supposer, redoublerait l’horreur de Bataille.
Certes. Mais dans le sens seul que la distance affichée autorise : Bataille
est horrible d’être horriblement conventionnel. C’est que l’intérêt qu’il
portait à ces photographies, et plus encore la manière dont il l’a formulé,
le révélerait tel qu’en lui-­même : un bourgeois parfaitement de son temps,
espérant quelques « sensations fortes » à la vue de « représentations de
tortures exotiques » arrachées à « un contexte de voyeurisme colonialiste » ;

32 La mécanique lyrique, no 95/1 de la Revue de littérature générale, 1995. Un texte de Prigent


figure dans ce premier numéro : « Morale du cut up », p. 107-122.
33 Christian Prigent, « TXT/Bataille : haine de la poésie », Les Temps modernes, no 602,
1999, p. 263-275.
34 Ibid., p. 297.
35 La mécanique lyrique, no 95/1 de la Revue de littérature générale, 1995, p. 408.
36 Cette manière de veiller, avec une grande précaution, à ne conférer aucun relief
particulier à ce dont ils parlent est encore de mise en 1999.

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Cerner le réel

un homme un peu piteux qui prend soin de dissimuler l’origine de ces


images qu’il connaît parfaitement par ailleurs ; un homme enfin qui vit
ses petites extases en retrait – manière de suggérer comme la souveraineté,
qui s’est retranchée et repliée sur elle-­même, n’est plus vraiment souve-
raine. Bataille, un nouveau mystificateur. Qui aurait réussi à imposer à
l’œil une histoire, celle que dit la « glose extatique » qui accompagne ces
images qui sont ainsi toujours déjà vues. Ces images, transfigurées par une
« sacralisation esthétique », sont devenues des « images[s] sublime[s] », des
images contemplées, mais jamais vraiment considérées pour ce qu’elles
sont : des documents 37 – ce que s’emploient donc à montrer Alféri et
Cadiot en convoquant un peu d’histoire, un peu de sociologie, un peu
d’étymologie, cette part revenant à Agamben qui entendra montrer com-
ment la mystification de Bataille revient à substituer le « sacrifice religieux
à la violence politique ». In fine, et c’est le début du dernier paragraphe
du texte qui le dit : « L’enjeu est de littérature générale ». Comprendre :
une telle manœuvre imposerait péremptoirement « un argument d’au-
torité esthétique : “Je vous dirai la vérité en violence” ». Or, disent les
auteurs, la cruauté est un « motif » parmi d’autres, pas moins soumise à la
­« ­complaisance littéraire » que les « fleurs bleues des vrais-­poëtes-­lyriques-­
enfin-­revenus ». Ainsi, à la fin du texte, la sentence tombe :

Dans la version moderne (répétée comme farce) du « hors-­limite », c’est


finalement ce mythe de l’écrivain envoyé spécial dans l’Indicible – et qui
appose son copyright sur les Extrêmes – que ces photos mettent en relief. 38

Relief que, pour sa part, Agamben s’emploie à faire un peu mieux


apparaître encore en mettant calmement chaque chose à sa place. His-
toriquement d’abord : les clichés du supplicié sont des « documents qui
relèvent de la chronique judiciaire » 39. Ils révèlent aussi « un genre de
spectacle » qui a toujours suscité « une curiosité particulière ». Il suffit de
voir, dit Agamben, sur les photographies les têtes des spectateurs qui se

37 Ce que les auteurs écrivent à propos du premier cliché de la série, et qu’ils choisissent
de publier seul afin de ne plus montrer une « icône », mais de révéler « un document
qui cette fois mériterait son nom » – référence, sans doute, à l’usage détourné que
Bataille fit du mot à l’époque de la revue éponyme.
38 La mécanique lyrique, no 95/1 de la Revue de littérature générale, 1995, p. 408.
39 Giorgo Agamben, « La vie nue », ibid., p. 410.

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Souveraineté

penchent « pour ne perdre aucun détail de la scène » – et voilà Bataille


parmi les badauds, se délectant sans doute de participer à quelques bas
instincts de la foule. Étymologiquement ensuite : le sacré que Bataille
prête à ces images relève du « mythologème de l’ambivalence » qui
remonte à « l’anthropologie victorienne », lequel a gagné rapidement
« la culture européenne ». Bataille n’invente donc rien : il reprend le
sens d’un mot sans jamais l’interroger ; il met ainsi au cœur de « ses
recherches sur la souveraineté » une conception dévoyée du sacré et,
dès lors, constitue, lui-­même, sans le savoir, « la limite qui nous rend
celles-­ci, aujourd’hui, inutilisables ». Et Agamben alors d’interroger
ce que Bataille a pris « pour argent comptant » : cette notion de sacré
qu’il entend approcher quant à lui en écartant d’abord le mythe de son
ambivalence, et le « soubassement psychologique » 40 qu’il suppose. Que
reste-­t-il, une fois cette soustraction faite, dans les clichés qui fascinaient
Bataille ? Une vie exposée à la mort ; « la vie de l’homo sacer, destructible
mais non sacrifiable », qui rappelle que la plus ancienne acception du
mot sacré ressortit « à un phénomène juridico-­politique ». Autrement dit,
là où la « glose extatique » de Bataille incite à voir un corps sacrificiel et
un phénomène religieux, la glose juridique d’Agamben invite à voir un
phénomène politique et un corps livré au pouvoir du souverain. Nouvelle
question : « que recèlent ces images sanglantes pour qu’elles exercent sur
notre temps une telle fascination ? ». Cette persistance est pour Agamben
un symptôme. Ces clichés révéleraient, alors même que leur violence s’est
largement banalisée, que « la vie nue » demeure « l’énigme insoluble »
pour la modernité, une énigme dont elle « ne parvient pas à détourner
les yeux ». Cette fascination aveuglante placerait enfin définitivement
la modernité sous le signe d’une profonde mystification :

C’est parce qu’elle n’a pas su en reconnaître le caractère politique qu’elle


a dû la couvrir du voile prestigieux de la sacralité ; mais cela même
qu’elle déclarait inviolable et sacré lui était renvoyé à chaque instant
sous les formes les plus banales, les plus profanes, dans un carnage sans
précédent. 41

40 Ibid., p. 411.
41 Ibid.

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Cerner le réel

La modernité couvre d’un voile « la vie nue » 42. Manière de dire, en


somme, que la modernité a étouffé la question politique, n’a pas su la
prendre à son compte ; manière donc de prolonger la critique d’une moder-
nité, identifiée par ses lieux les plus communs (l’indicible, l’expérience des
limites, le silence, la négativité, la cruauté, la souveraineté), en dénonçant
son attirance pour le sacré comme un retrait du politique, conséquence
ultime, mais fâcheuse, de son autotélisme proclamé. C’est du moins ce que
laissent entendre les textes brefs de ce « petit dossier », écrit à la diable, affir-
ment les auteurs 43, mais dont la dimension polémique révèle sans doute
une volonté de ne plus penser la littérature sur le modèle d’une expérience
limite, et au moins d’en dénoncer la tacite hégémonie – substituer spon-
tanément une « image sublime » à un « document » relève de ce modèle ;
identifier cette substitution à une mystification revient à le déconstruire.
À tout cela Prigent choisit donc de répondre par une lettre, visé qu’il se
sent être, avoue-­t-il, par l’attaque en règle d’un vocabulaire qu’il dit être
largement le sien. Sa lettre rappelle d’abord cette idée – qu’exprimait déjà
la préface de 1991 – qu’il est aussi nécessaire que délicat de tracer une voie
nouvelle, de se frayer un chemin en renvoyant « dos à dos la Restauration
(Sollers), le retour bleuté du Phénix poétique (Bobin et Cie), le ventre mou
de la prose industrielle et les petites marottes de l’avant-­gardisme para-
ou post-­telquelien (le “corps”, la “pulsion”, etc.) » 44. La volonté affichée
par Alféri et Cadiot de tracer une telle voie est louable, cela est entendu.
Mais le « petit dossier » révèle pour Prigent une part de fourvoiement
dont il expose les raisons. Disons-­les rapidement. Difficile de se garantir
à ce point de toute relation à une quelconque expérience sans, du même
coup, verser dans le formalisme ; difficile aussi de séparer si abruptement

42 Notion par ailleurs qu’Agamben ne prend jamais vraiment la peine d’expliciter dans
le texte.
43 « Il fut rédigé en dix minutes sur un coin de table au moment du bouclage, avec un
plaisir éphémère et finalement coûteux : celui de mettre les pieds dans le plat. Ce n’est
pas une excuse, et s’il fallait recommencer, nul doute que nous nous y prendrions tout
à fait autrement » (Pierre Alféri et Olivier Cadiot, « “Bataille en relief” : retour sur une
provocation », Les Temps modernes, no 602, 1999, p. 297).
44 Extrait d’une lettre écrite par Prigent à Olivier Cadiot le 20 mai 1995. L’intégralité de la
lettre a été reproduite dans le premier numéro des Cahiers Bataille : Christian Prigent,
« Du désir de littérature », lettre de Christian Prigent à Olivier Cadiot, Cahiers Bataille,
no 1, 2011, p. 33-35 (l’extrait cité se trouve page 33).

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Souveraineté

littérature et négativité ; difficile enfin, sur le plan théorique, d’effacer


la notion d’« expérience des limites », quand la littérature n’est « jamais
autre chose qu’une mise en jeu du sujet dans sa langue en tant que cette
mise en jeu joue le sujet là où la langue le limite (l’assujettit) ». Le reste
de la lettre revient sur les propos d’Agamben et affirme que les scrupules
positivistes qui les sous-­tendent et le crédit absolu qu’ils accordent au
politique conduisent, ni plus ni moins, à une négation de la littérature.
Prigent résume et reconduit ainsi en quelques mots les positions longue-
ment exposées dans Ceux qui merdRent ; sa lettre, autrement dit, réaffirme
avec fermeté un parti pris – le parti qu’il prend quant à la littérature.
C’est que la critique de la souveraineté bataillienne comme esca-
motage du politique au profit du sacré touche au cœur même de son
discours théorique. Puisque cette critique implique d’en finir avec la
littérature comme expérience des limites, elle implique aussi de ne plus
penser le réel comme le moment où cesse le sens ; de ne plus définir la
réalité comme illusoire connexion du réel et de la langue ; de ne plus
évoquer la littérature comme résistance à cette illusion, comme effort
toujours recommencé pour défaire le tissu des paroles afin d’y trouver
du réel ; de ne plus attendre d’elle la manifestation de ce que la pensée
ne peut supporter, etc. Au risque sinon de se retrouver comme Bataille
– c’est bien ce que suggère le portrait qu’en font les auteurs du dossier – à
vivre seul ses petites extases souveraines, à connaître, bien que tout petit
bourgeois, une forme de repli aristocratique, ce même repli qui guette-
rait quiconque persisterait à écrire du côté des grandes irrégularités 45.

45 Il y a, derrière cette idée que rien ne garantit à la cruauté de ne pas devenir un pon-
cif parmi d’autres, l’idée plus profonde que la littérature qui n’interroge plus cette
cruauté n’interroge plus les limites dont elle se veut l’expérience perd en efficacité.
C’est ce qu’Alféri et Cadiot diront en 1999, en admettant la part de maladresse de
leur texte de 1995. Bataille est devenu sacré, disent-­ils alors en substance, et il est une
figure d’autant plus incontestable pour certains qu’elle leur sert à imposer leur goût
en matière littéraire en leur offrant, avantage non négligeable, de n’avoir plus grand-­
chose à penser. Alféri et Cadiot n’écrivent donc pas vraiment contre Bataille, ce dont
on pouvait douter en 1995. Mais contre un certain Bataille. Pour sauver ce que Bataille
invite encore à penser, et en tirer une efficacité littéraire et politique autrement plus
opérante que les facilités d’une pseudo-­transgression dont, selon eux, beaucoup se
réclament, sans se demander, par exemple, quelles limites au juste sont concernées par
l’expérience (des limites) qu’ils prétendent mener. À tout cela il n’y a rien à redire ;
à tout cela d’ailleurs la lettre de Prigent ne redit rien.

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Cerner le réel

Après coup, et à la lumière de l’intention polémique du dossier qui


le clôt, on peut au moins s’étonner de la présence d’un texte comme
« Morale du cut up » dans ce premier numéro 46. D’abord parce que les
deux premières sections du texte 47 reprennent point par point la position
que le dossier attaque. Ensuite et surtout, parce que ce que dit Prigent
du cut up aurait dû au moins compliquer l’affaire. Voilà un texte en
effet qui maintient le modèle de la souveraineté et de l’expérience des
limites et qui, dans le même temps, rattache à ce modèle une technique
que les auteurs du dossier ne renient pas, loin s’en faut. Dit autrement :
le modèle honni permet de penser la morale d’une technique qui trouve
faveur à leurs yeux – que fait Cadiot, se demande ainsi Prigent dans une
note, avec des livres comme L’Art poétic’ et Futur, ancien, fugitif, si ce n’est
essentiellement, et malgré quelques nuances, du cut up 48 ? Voilà donc un
texte qui maintient l’expérience souveraine des limites et montre que
son retrait dans le sublime n’est pas son destin obligé, que la variété des
modalités d’écriture possibles pour mener cette expérience interroge au
moins la supposée fatalité de son bien peu fécond repli aristocratique.
En effet le cut up demeure une tentative de produire de l’hétérogène,
mais, parce qu’il prélève son matériau dans les discours les plus ambiants,
l’hétérogène qu’il vise n’est logiquement plus tout à fait le même que
celui que peuvent faire advenir les écritures des grandes irrégularités. Il
n’empêche, le cut up n’en ressortit pas moins à langagement.
Pour Nathalie Quintane, cet hétérogène-­là, bien que critique à
son égard, ne s’oppose plus à la société démocratique telle que nous la
connaissons, et ce serait précisément sa valeur que de ne plus faire excep-
tion. D’où la volonté pour elle, et avec d’autres, de sortir de la littérature,
de rompre avec toute forme d’exception poétique, volonté que Prigent
salue par ailleurs au début d’un texte qu’il consacre à Christophe Tarkos

46 « Morale du cut up », art. cité, est composé d’un texte et de plusieurs appendices
(reproductions de manuscrit de Voilà les sexes ; réflexions sur quelques techniques
d’écriture de l’auteur ; extrait de « 200 conseils pour un carnaval »).
47 Voir les sections intitulées « Un monde à refaire » et « Pénélope aime Personne ».
48 Ces nuances, qui pour l’essentiel tiennent à des questions de contexte, de tonalité et
de matériau, ne remettent pas en cause la technique inventée par Burroughs. Elles
sont les effets d’une appropriation de la part d’un auteur qui, avec ces deux livres au
moins, entend la reprendre à son compte.

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Souveraineté

en 2008. Autour de 1995, dit-­il, des œuvres donnaient « la sensation


d’une fraîcheur formelle non encore défaite par l’usage » (LM, p. 297),
donnaient le sentiment que quelque chose de nouveau s’écrivait 49. Ces
textes, continue Prigent, comme tous ceux qui communiquent « le sen-
timent du “nouveau” », imposaient de « réapprendre à lire » (p. 298).
Ils n’étaient pas difficiles à « “comprendre” », mais ils « opposaient à la
lecture une forme de résistance qui n’avait rien à voir avec ce que la
génération précédente avait appelé “grandes irrégularités de langage” ».
Cette résistance, analyse Prigent, tient pour l’essentiel à « une arro-
gante simplicité », à une langue comme « radicalement immanente à
elle-­même, sans suggestion de profondeur, d’intériorité ou de sens caché ».
Cela peut se nommer « poésie de merde », « poésie faciale », et cela marque
de toutes les manières une rupture avec l’exception, une sortie de la
poésie, un aplatissement, si l’on veut, de la littérature. Mais alors même
que Quintane perçoit dans le cut up tel qu’il est envisagé par Prigent une
voie possible vers cette sortie, la possible production d’un hétérogène qui
demeure hétérogène sans être placé sous le signe de l’exception, elle per-
siste à opposer cut up et langagement, à confondre langagement et grandes
irrégularités de langage. Ainsi peut-­elle affirmer que, tandis qu’elle veut
sortir de la littérature, Prigent, lui, s’entête à s’y enfoncer. La suite, dès
lors, est sans surprise : langagement inéluctablement entraînera le retrait
aristocratique de la souveraineté ; privera la littérature de tout pouvoir
extérieur à elle-­même ; la détournera de l’horizon démocratique, et l’éloi-
gnera de ce qu’elle nomme aussi la souveraineté des premiers venus.
Cela appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, nous l’avons dit,
confondre de la sorte, c’est-­à-dire sans nuance, langagement et grandes
irrégularités, c’est au moins prêter trop peu d’attention au sommaire
des essais de Prigent, lesquels montrent une diversité telle qu’ils com-
pliquent la notion de langagement 50, empêchent de l’associer à un seul
type d’écriture ou de technique. C’est aussi ne pas pouvoir comprendre

49 Prigent de citer Quintane, Tarkos, Pennequin, Beck, et la transition que constitue à


ses yeux le second numéro de la Revue de littérature générale entre ces auteurs et ceux
qui les précèdent.
50 Ou, autre manière de voir, mais qui revient strictement au même, ils compliquent la
notion d’irrégularité elle-­même, laquelle admet une véritable diversité de réalisations.

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Cerner le réel

pourquoi Prigent parle de manière très laudative d’entreprises qui, pour


le coup, s’opposent à l’irrégularité – l’attention qu’il porte au travail de
Christophe Tarkos en est un des meilleurs exemples 51. C’est enfin ne pas
voir, et là est pour nous le plus important, qu’alors même qu’il approche
l’œuvre d’un auteur qui entend écrire un « poème à plat exactement
étalé sous les yeux » (p. 299) 52, Prigent persiste à parler de souveraineté,
à penser cette tentative grâce à l’appareillage que celle-­ci suppose. Et ce
contre les prises de position même de l’auteur, qu’il n’hésite pas à citer.
Ainsi cette déclaration de Tarkos à propos de la séparation supposée du
langage et du monde rapportée dans une note de « Sokrat à Patmo » :
Bizarre, cette idée que le monde et la langue seraient séparés […]. Pour
moi, la langue n’est pas en dehors du monde, c’est aussi concret qu’un
sac de sable qui te tombe sur la tête, c’est complètement réel, efficace,
utile. (LM, p. 308) 53

Ce à quoi fait suite cette rectification de Prigent que nous prendrons


la peine de citer en entier :

Certes. Mais justement. Tarkos fait tenir un monde dans la concrétisation


modulée de sa patmo. Mais ce monde-­là (la fiction de ce monde) traverse
et troue la fiction dite réalité (le décor Potemkine bâti par l’idéologie),
pour ouvrir à RIEN : à la chose innommable en quoi s’incarne le réel
(l’expérience irreprésentable que nous faisons de nos vies singulières).
De ce réel, la langue ne dit rien, sinon qu’il est – et force à parler. (ibid.)

Il ne s’agit pas, bien entendu, de savoir qui a tort, qui a raison. Cela n’a
pas de sens. Mais de constater l’effort persistant de Prigent pour déployer
une certaine conception de la littérature, et d’évaluer ce que cette concep-
tion cherche à permettre ; de constater qu’une manière de penser persiste,
alors même que l’objet que cette pensée se donne est considéré par certains,
dont Quintane, comme incompatible avec elle. Ainsi, le mot que le dos-
sier final du premier numéro de la Revue de littérature générale désignait
comme le plus fâcheux est, malgré tout, encore présent :

51 Voir « Sokrat à Patmo ». Le texte, repris dans La Langue est ses monstres, est une version
abrégée de la préface que Prigent rédige en 2008 à l’occasion de la publication des Écrits
poétiques de Tarkos chez P.O.L.
52 Christian Prigent cite Christophe Tarkos.
53 Christian Prigent cite Christophe Tarkos.

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Souveraineté

Peu de poètes auront su mieux que lui nous introduire à la fois au malaise
de la langue infidèle qui passe comme une lame entre le monde et nous,
à la fois au pouvoir souverain qu’a la même langue d’aérer l’opacité d’un
monde comblé de choses à vendre, d’images chromos, de corps lourds,
de pensées soumises, d’âmes angoissées. (p. 311) 54

Aucune raison de voir ici l’emploi commode d’une épithète qui se


serait un peu banalisée avec le temps. Il suffit pour s’en convaincre, si
besoin, de jeter un rapide coup d’œil à des textes de la même période
– voire à des textes plus récents encore. Ainsi, en 2014 le mot sert encore
à qualifier le phrasé d’Artaud 55 ; ainsi, et toujours la même année, l’ana-
lyse consacrée à Jude Stefan 56, à plusieurs reprises, sollicite à peu près
toutes les notions batailliennes qui gravitent autour de la souveraineté.
Les exemples pourraient être multipliés qui, cependant, doivent être
mis en relation avec les réserves émises en 2010 par Prigent lui-­même
à propos de son rapport à Bataille :

Je lis beaucoup moins Bataille que jadis. Ce que sa pensée m’avait aidé à
franchir, je l’ai franchi (ou j’en ai l’illusion). La forme narrative de ses
fictions, la tonalité de leur érotisme, un certain pathos, dans sa pensée,
attaché à la notion d’« expérience » (le hors langue, la « vie nue », la « sou-
veraineté », etc.) – tout cela s’est un peu éloigné de moi. Et le ton, aussi,
souvent, de Bataille. Celui de ses écrits philosophiques, politiques, polé-
miques. Le ton que (reprenant Kant) on a pu dire « grand seigneur » : goût
de la belle langue, hauteur affirmative, surplomb volontiers sarcastique,
un peu d’exaltation « sublime », un soupçon de vibrato. Difficile d’oser
ça (qui suppose une sorte de confiance dans les pouvoirs d’intervention
civique de la littérature et de la pensée sophistiquées) dans l’espace de
notre aujourd’hui plus sceptique, désabusé, très profané et bruissant d’in-
signifiances médiatiques. C’était encore le ton de Guy Debord. Il n’y a plus
guère que Michel Surya qui sache (magnifiquement) relever le gant de
ce style-­là. Ou (mais dans une version trop scolaire pour pouvoir passer
pour beaucoup plus qu’un maniérisme caricatural) les post-­situationnistes
de Tiqqun. 57

54 Nous soulignons.
55 Voir « Artaud pète la forme », texte paru d’abord dans Les Temps modernes en 2014 et
repris dans La Langue et ses monstres.
56 Voir « Hiéroglyphe des différences », texte issu d’une conférence prononcée en 2012
au colloque « Jude Stefan » de Cerisy et repris dans La Langue et ses monstres.
57 « Retour à Bataille », 2011.

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Cerner le réel

Disons-­le simplement : du temps a passé. Disons-­le aussi ainsi :


Bataille, pas plus qu’un autre, n’échappe à la haine de la poésie. Pour
Prigent, un certain ton et une certaine forme d’expression ne sont plus
de mise en 2010 – c’est-­à-dire ne sont pas les mieux à même d’exprimer
la réalité de ce temps donné (Bataille en dit d’ailleurs lui-­même les
raisons dans le texte qu’en 1946 il consacre à Prévert et auquel nous ne
pouvons que renvoyer 58). Cela n’invalide pas le rapport à Bataille, qu’il
ne s’agit pas cependant de sauver à l’aide d’une improbable pirouette
– quel intérêt d’ailleurs ? D’autant que les réserves de Prigent portent
aussi explicitement sur la souveraineté. Et comme le dit Quintane en
évoquant ces propos, et parce que les notions batailliennes se tiennent
dans un rapport de complexe synonymie, si le soupçon est porté sur
une notion aussi cardinale, c’est tout l’édifice qui est emporté. Certes.
Cela n’est pas contestable. Mais dans le même entretien, dans les lignes
qui précèdent l’extrait que nous citons pour être précis, Prigent dit son
intérêt maintenu pour une autre notion non moins cardinale pour
Bataille : celle de communication. Alors, suivant la même logique, c’est
tout l’édifice qui dès lors est reconstruit… et maintenu. Tout cela nous
reconduit à affirmer ce que nous avons pu constater par ailleurs de
plusieurs manières. La souveraineté constitue une part importante de
l’horizon dans lequel Prigent ne cesse de reconduire un effort de penser
la littérature. Le mot se maintient, il persiste, alors même que Prigent ne
le soumet jamais à une quelconque exégèse, mais cela vaut pour toutes
les autres notions prises à Bataille, et il s’en est longuement expliqué 59.
Ce mot, en particulier, nous semble déterminant pour comprendre
comment Prigent n’a jamais renoncé à penser la dimension politique
de la chose écrite. Pour en comprendre les raisons profondes, et en saisir
le fonctionnement, c’est désormais du côté du sujet, et de la manière
dont Prigent le pense qu’il faut se tourner.

58 Georges Bataille, « De l’âge de pierre à Jacques Prévert » [1946], Œuvres complètes XI,
Paris, Gallimard, 1988.
59 Voir en particulier sur ce point, sur son usage très pragmatique de Bataille, Christian
Prigent, « TXT/Bataille : haine de la poésie », art. cité.

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chapitre 5

Au plus juste

Fictions
signes allumés sur l’informe je (SA, p. 20)

Le père militant de Demain je meurs est le modèle même de l’homme


fidèle à ses convictions. Sa fidélité à ce qu’il croit juste force le respect de
ceux qui le côtoient, au premier rang desquels le fils qui ne cessera jamais
d’admirer son père pour cela. Le profond respect que Prigent manifeste
pour certains de ses compagnons de route n’a d’autre motif que cette
sorte de fidélité à soi-­même qu’il découvre si grande chez son père. Il
suffit, pour le comprendre, d’être attentif à la manière dont il évoque le
destin de ceux qui, de près ou de loin, participèrent à l’aventure TXT :

Parmi ceux de cette génération, plusieurs ont disparu de la scène pré-


cisément parce qu’ils étaient intensément engagés dans ce sens-­là, plus
maladroitement sans doute, mais plus authentiquement que d’autres
(plus habiles, plus carriéristes). Plusieurs ont renoncé au confort d’une
carrière universitaire. Plusieurs ont payé la belle négligence de leur
propre image d’une marginalisation brutale […]. Plusieurs […], qui
n’ont rien su ou voulu gérer de la visibilité de leur différence stylistique,
se voient aujourd’hui systématiquement exclus des anthologies que
confectionnent des jeunes gens pressés de se faire une place dans le lopin
poétique. (NM, p. 87-88)

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Cerner le réel

Un tel portrait trace en filigrane l’éloge de la droiture et de la sincé-


rité ; l’éloge d’une certaine vérité que dit le mot d’authenticité ; l’éloge
enfin d’une valeur de résistance, laquelle suppose tout à la fois une
autonomie, une volonté et la visée claire d’un sens, implique, en un mot,
un certain sujet. Un sujet moralement autonome qui, par exemple, peut
avoir la conviction d’être capable de volontairement et consciemment
faire acte de résistance ; un sujet « auteur de ses actes qui ne sont déter-
minés que par ses volontés ou par ses intérêts » 1 et, plus généralement,
un sujet que l’on peut qualifier de libéral. Sans cette conception du sujet,
une notion comme la conviction individuelle n’aurait plus aucun sens :
que pourrait encore admirer le fils chez le père, ou Prigent chez certains
anciens compagnons d’avant-­garde 2 ?
Si la réflexion de Prigent admet une conception du sujet qui ne lui
dénie pas ses propriétés les plus ordinaires – conscience de soi, liberté
d’action, réflexivité, capacité de choix délibérée et rationnelle, person-
nalité, etc. –, il n’en demeure pas moins que de tels attributs ne vont pas
sans une fondamentale opacité. Cette opacité appelle un autre modèle
du sujet, ce que Francis Wolff nomme une fiction 3, qui n’est pas en
contradiction avec la première, mais participe d’un autre niveau.
Si le sujet libéral est la fiction qui nous semble la mieux à même
de qualifier la dimension pratique du sujet telle qu’elle apparaît chez
Prigent, il faut se tourner vers la psychanalyse pour appréhender la
fiction théorique du sujet qu’il construit. L’écrivain l’a dit à maintes
reprises : s’il revendique une certaine désinvolture dans sa fréquenta-
tion de la psychanalyse, une manière d’y débusquer des énoncés pour
les transformer en « embrayeurs de pensée » (NM, p. 9), sans parti-
culière « prudence scientifique, voire sans prétention à la pertinence

1 Francis Wolf, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 281.
2 Une précision, capitale : « Appelons “homme libéral” cette figure dessinée par l’en-
semble protéiforme de ces courants de philosophie politique qui, du xviie au xxe siècle,
ont placé la liberté individuelle au centre de leur anthropologie. Il s’agit de la “liberté
des Modernes”, définie par l’indépendance de l’individu à l’égard de tous les pouvoirs,
notamment d’État […] » (ibid.).
3 « L’homme libéral, écrit-­il, est certes une fiction, de même que l’homme structural. Mais
l’homme libéral est une fiction pratique et l’homme structural une fiction théorique »
(ibid., p. 283).

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Au plus juste

théorique », il n’en demeure pas moins que la psychanalyse ne cesse


de revenir dans un discours toujours soucieux d’« arraisonner un tant
soit peu » (p. 8) la réalité du sujet telle qu’il la perçoit 4. Ainsi, il est
loin d’être anodin, ou seulement fortuit, qu’une telle influence se soit
surtout exercée sur lui par l’œuvre de Lacan. C’est-­à-dire par un auteur
qui, bien qu’il ait très tôt désigné l’existence d’un ordre structural et
anonyme qui détermine l’existence humaine, n’a jamais pensé qu’une
telle détermination supposait une quelconque évacuation du sujet, au
contraire. Lacan ne nie rien d’autre qu’une certaine idée du sujet : la
fausse mais inévitable représentation que le sujet se fait de lui-­même 5.
De fait, une telle approche était à même de fournir à Prigent de quoi
penser la dimension pressentie d’un certain assujettissement du sujet.
Assujettissement « littéralement religieux » (p. 155), dit-­il, aux « pou-
voirs symboliques et réels », lesquels propagent des discours prompts
à construire une « dénégation euphorique du Mal », à dénier « l’in-
nommable du réel » : l’accession au « je », loin de signifier la possibilité
d’une quelconque conscience de soi, reliant plutôt l’individu humain,
du moins selon Lacan, « au cycle de ses identifications imaginaires et
à la structure symbolique que constitue le langage » 6. Là où l’homme
croit dire ce qu’il pense, il ne peut penser que ce qu’il peut dire, que ce
que lui permet de dire une certaine langue, indépendante de lui. Sur le
plan plus politique où se situe Prigent, le sujet s’assujettit à ne dire, sans
le savoir jamais, que ce que lui autorise à dire « le corps glorieusement

4 Par voie de conséquence, la fiction théorique du sujet que Prigent construit à partir du
discours psychanalytique permet de justifier et consolider des positions esthétiques :
refus du lyrisme fondé sur la critique du sujet que cette position implique et dont la
psychanalyse montre la naïveté ; refus d’un formalisme se voulant naïvement coupé
de la subjectivité.
5 Autrement dit : le sérieux du sujet n’est jamais vraiment où le sujet croit que ce sérieux
est, ce qui n’empêche pas de prendre pleinement ce sujet au sérieux en en faisant
l’objet d’une connaissance rigoureuse et expérimentale.
6 Francis Wolf, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, ouvr. cité, p. 99. Pour citer
une autre influence sur ce point, on notera par exemple la proximité de l’articulation
du langage et du sujet telle que Prigent l’évoque avec telle proposition de Benveniste :
« c’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le
langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ego »
(Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de lin-
guistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 74).

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constitué » (p. 153) des discours dominants 7. Idée que Prigent approfon-


dit encore avec Lacan de qui il retient que l’accession au discours est
en relation directe avec la perte et la castration, ce qui confère au sujet
une structure de méconnaissance en ce qui concerne, entre autres, ses
propres conditions de possibilité. Autrement dit, il existe une véritable
discontinuité entre la culture et le sujet, que Prigent situe au fondement
de ses réflexions.
Ainsi pensé, l’assujettissement du sujet désigne une fondamentale
privation : les discours de pouvoir, en ne disant pas le Mal, privent les
sujets de leur humanité, de cette humanité que l’écrivain ne cesse de
décrire et qu’il peut parfois évoquer comme la singularité de chacun,
ou encore l’intime, l’inouï, le propre. Autant de termes qui désignent
une possible part soustraite à l’asservissement ; un refuge qui abrite une
révolte, le refus de se laisser assigner au lieu commun et la volonté de
lutter contre l’incessante entreprise d’homogénéisation que lui impose
le symbolique. C’est l’intuition de cette dimension de résistance qui
conduit Prigent à recourir à une troisième fiction du sujet : celle de sa
souveraineté. Souveraineté qui servira pour l’essentiel, mais très logi-
quement, à qualifier les opérations de langage susceptibles de conjurer
l’asservissement du sujet, de déranger et contredire sa logique.

Sensation

À chaque époque sa réalité. Celle qui, au début des années 2000, est
construite à grands renforts d’images et de médiations multiples apparaît
plus que jamais à Prigent comme « Spectacle-­de-­la-­réalité » (SM, p. 69).
Mais qui vit au temps de cet incessant flux d’images et de discours vit,
fondamentalement, la même expérience que ceux qui furent avant
lui, et que ceux qui seront après lui. Des uns aux autres, les différences
peuvent sans doute être très grandes, mais elles sont toujours de degré,
jamais de nature puisque que tout dépend de la langue, de l’expérience
qu’elle fait vivre à l’être qui parle. L’expérience : « c’est-­à-dire la sensa-

7 Et c’est bien ce que le père indiquait au fils : parle clair. Dit autrement : soit la voix du
procès sans sujet du Progrès.

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tion » (p. 70). Plus précisément : ladite expérience est la sensation d’un


excès. Les mots ne sont pas vastes ; « la sensation de la vie, si » 8. Nous
sentons que nos vies « sont infiniment plus complexes, plus chaotiques,
plus hantées d’innommable, plus douloureuses et voluptueuses » 9 : nous
sentons que nous sommes toujours plus que ce que ne pourra jamais
représenter n’importe quelle représentation. Un manque révèle un excès :
la limite du langage coïncide avec un apparaître ; l’expérience de cette
limite est celle du réel, c’est-­à-dire de son apparition.
Ainsi, sentir est aussi savoir. Chacun sait, car chacun sent, que le
monde qu’images et discours construisent est « essentiellement leurre,
dévoiement et puissance d’aliénation » (p. 69).
La sensation enfin est aussi révolte. Qui éprouve renâcle – au moins
proteste –, ressent une manière de dégoût, de rejet pour le leurre pres-
senti. Cette révolte ne va pas sans désir, désir de dire malgré tout ce qui,
à la limite, apparaît.
Une telle sensation serait donc entre nous. Partagée par tous – à des
degrés très divers –, cela va sans dire. Et chacun dès lors désirerait davan-
tage de justesse, c’est-­à-dire des symbolisations plus proches de la com-
plexité de ce qu’il sent. La poésie serait la réponse que ce désir appelle, le
langage quand il vient à sa propre rescousse. Ce désir est bien son défi.
Non moins son principe premier. Plus concrètement : sera dite poétique
la langue quand elle est susceptible « de faire sens sans forclore l’insensé »
(p. 70) ; quand elle tente « de faire figure sans que la figure exclue qu’il y
a de l’infigurable » ; quand elle tente « de faire forme sans que la forme
affadisse ou annule l’informe qui pousse à produire des formes ». Ainsi est
décliné le principe à partir duquel Prigent écrit ; le principe grâce auquel
le langage tente de recourir à ses propres défaillances.
C’est à ce principe que reviennent sans cesse les réflexions de l’écri-
vain. Cette manière de ressassement qui caractérise ses articles aussi bien
que ses essais, Prigent le doit à la nature même de ce qu’il s’efforce de
penser – qu’il serait au moins impropre de qualifier d’objet ; qu’il ne veut
sans doute pas tant décrire ou définir que circonscrire. Son effort de penser

8 Prigent reprend ici une citation de Proust (voir SM, p. 70).


9 Nous soulignons.

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requiert ainsi des constructions théoriques pour cerner des contours,


approcher l’origine et pointer les conséquences, pour la littérature, de
ce dont il veut donner une plus juste (et peut-­être plus forte) intuition.
Pour ce faire, Prigent choisit parfois d’avancer point par point, à l’aide
de chiffres ou de lettres. Ce sont deux de ces élaborations savantes, allant
de A à H pour l’une et de 1 à 8 pour l’autre, qui ouvrent L’Incontenable
(IN) et sur lesquelles nous nous appuierons librement pour tenter de
tracer à notre tour les contours que Prigent inlassablement esquisse.

Esquisse, contours
C’est-­à-dire la passion néologique (SA, p. 17)

Postulat : la langue manque à dire la singularité de notre être au monde


– défaut de justesse. Scolie : réel nomme ce défaut 10 – nomme ce qui
commence quand la langue fait défaut.
Postulat : le réel fait pression. Malgré tout. Exige une impossible sym-
bolisation. Scolie 1 : style nomme l’effort né de cette exigence qu’aimante
l’impossible. Scolie 2 : écrire, chaque fois, implique de tracer une voie
pour trouver sa voix ; écrire, chaque fois, c’est écrire contre ce qui s’est
déjà écrit. Scolie 3 : la poésie est lancée ainsi dans un mouvement in-­
fini – jamais le réel ne trouvera définitivement sa langue. D’où : quête
incessante de nouveau. Et pour ce faire : haine de la poésie (relance).
Postulat : une contradiction profonde structure l’être parlant. La
langue sépare le parlant de ce qu’elle nomme ; la langue appelle le par-
lant du fond de cette séparation (désir de fusion). Scolie : la poésie est
la manifestation la plus formalisée de cette expérience équivoque. Elle
tente de conjurer par le langage la séparation que le langage produit.
Postulat (la pression du réel, encore) : la formalisation poétique
répond à une exigence fondamentale. Cette exigence fait de la poésie une

10 Mais tout aussi bien : « Dieu, Âme, Nature, Parole, Vérité, Absolu, Homme, Amour,
Corps, Choses, etc. » (IN, p. 23). Les majuscules sont ici autant d’indices que « ces noms
sont là comme substituts magiques de l’innommable » (p. 24). Ce peut être encore,
du côté des modernes : l’impossible, le négatif, le vide, l’objeu et l’objoie, la violangue,
l’inSONscient…

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Au plus juste

nécessité. Conséquence : le poème relève en principe d’une essentielle


ambivalence : la langue poétique reconduit fatalement la séparation
que toute langue instaure entre le parlant et le monde ; cette langue est
singulièrement travaillée par le désir d’une proximité enfin réalisée avec
lui (fusion, retour à l’intimité, pathos du liant). En ce point : danger. La
poésie doit résister. Sous peine de ne plus symboliser le réel – de renoncer
à cerner le trou que le réel fore dans la langue. Plus concrètement : la
langue poétique est la langue qui se forme au plus près de la puissance
de dé-­composition du réel ; la langue qui garde en elle l’élan de cette
force de l’informe qui l’impulse ; la langue qui sait trouver dans les
formes qu’elle invente une manière de garder vive la résistance du réel
à toute formalisation (ironie, rature, vide, écart, carence, excès, etc.).
Postulat : la socialité repose sur l’instrumentation du langage. La
réduction du langage à cette instrumentation entraîne un assujettisse-
ment profond : elle impose aux hommes le leurre de l’adéquation du
langage aux choses, les voue à l’emprise d’une langue totalitaire, les
livre au pouvoir de l’idéologie. Scolie 1 : seul l’effort de cerner les trouées
du réel résiste à cette emprise. Résistance de la poésie. Insoumission
aux représentations. Alors : la poésie devra user de tous les moyens,
de toutes les ruses (disons rhétoriques et prosodiques), pour faire sens
sans nier l’in-­sensé qui pousse à produire du sens. Cela peut se dire en
termes de tension entre son et sens, ou d’hésitation indécidable entre
l’un et l’autre. D’où, possible définition : « Poésie = portée d’une onde
négative dans l’entre-­deux entre son et sens. Indication et interdiction
simultanées d’une possibilité de liaison du sens et du son » (IN, p. 20).

Sensation et expérience

J’ai su comme vous diriez l’inadéquation de


la langue au réel. (SA, p. 14)

La pierre angulaire d’une telle construction théorique, c’est la sensation.


Sensation d’un manque ; sensation d’un excès. Pour Prigent, la sensation
semble référer le plus souvent à une donnée brute interne, indépendante
de toute élaboration ou construction intellectuelle. Il le dit ainsi sans

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ambages : cette sensation de séparation, qu’elle se présente à lui tour à


tour sous les auspices du manque ou de l’excès, « relève, dit-­il, de mon
expérience, de la manière dont le monde me touche et de la manière dont
je m’évertue tant bien que mal à le toucher (en écrivant, entre autres) » 11.
Mais Prigent affirme aussi que tout rapport au monde est un rapport
médiatisé. Ce qui dès l’abord supposerait un clivage irréductible, un sujet
toujours à distance du monde – dans la mesure où le monde suppose pour
apparaître comme monde cette distance. Cette médiatisation, Prigent
la dit double : la parole ; la vue. Elle est en fait essentiellement une : la
saisie optique est toujours déjà parlée. C’est Ponge qui fait alors référence
– « le regard tel qu’on le parle ». D’où cette proposition rigoureusement
découpée en quatre points : 1) du monde on ne voit que les coupes que
notre langue en fait ; 2) ces coupes supposent un non-­vu (un reste) ;
3) ce reste est par essence irréductible ; 4) sans ce non-­vu, rien ne serait
visible (il n’y aurait pas de monde, mais l’immédiat, l’indifférencié).
Le monde apparaît avec la langue. C’est la langue seule qui fait appa-
raître quelque chose comme un monde. L’expérience qu’un sujet fait du
monde est celle d’un monde « toujours déjà fait de langue » 12, d’un monde
toujours déjà « constitué comme monde par le réseau du symbolique ».
Dans une telle perspective, et en toute logique : « Le monde n’est pas une
sorte d’en deçà ou d’au-­delà de la langue ». C’est une pure construction de
langue. La prégnance du langage sur la sensation serait alors totale : rien
ne serait senti qui ne serait déjà parlé. Le monde senti serait un monde
qui nous arriverait parlé. La sensation semble alors entièrement orientée
par la langue, dirigée par elle, asservie et réduite sans nuance à elle.
À se tenir strictement à ce modèle, on voit mal, à vrai dire, la possibi-
lité réservée d’une expérience singulière du monde. À moins de supposer
que la singularité relève d’une sorte de construction syntaxique, en l’oc-

11 « Poésie trou d’air », 2007. Cette expérience insituable s’est aussi constituée au contact
de la culture, Prigent le dit clairement : « On pourrait dire par exemple (et entre autres
choses) que tout cela est aussi bien un effet de mes lectures fondatrices. Et d’abord
de ce bouleversement de toutes les formes de mon rapport au monde, aux êtres et au
langage que la lecture de Rimbaud, à quinze ans, produisit en moi – lecture dont on
ne peut dire que je ne suis jamais “revenu” et qui n’est certainement pas pour rien
dans ma sensation de “n’être pas au monde” » (ibid.).
12 « Poésie, récapitulons », 2005.

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Au plus juste

currence de l’agencement que chacun ferait des différentes coupes du


monde. Mais ce n’est pas ce genre de singularité, du moins nous semble-­
t-il, que vise l’écrivain quand il évoque « la singularité de l’expérience
que chacun de nous fait du monde » 13. Cette expérience est en effet celle
d’une irréductible altérité, d’une « différence non logique » 14, d’un « il
y a » 15. Elle renvoie par ailleurs à une sensation qui se donne comme
celle d’un mouvement : celui d’une « puissance d’engendrement et de
dissipation accélérées des nuages de représentation qui font fiction ».
Dès lors, la sensation semble quelque peu s’émanciper du parlé. N’est
pas sentie une coupe opérée par la langue, mais une accélération, une
sorte d’affolement du mouvement suivant lequel se font et se défont
les constructions de langue (les coupes). D’où cette « conviction », que
l’écrivain dit « sensible », qu’aucune découpe du monde, si sophistiquée
soit-­elle, ne parviendra jamais à contenir notre sensation du monde.
Sortons-­nous alors du langage ?
Il existe la sensation d’un il y a toujours autre que tous les mondes
possibles. D’un toujours autre que ce que la langue peut faire apparaître
comme monde ; d’un autre qu’elle fait apparaître quand elle fait appa-
raître un monde. Ce qui ne veut surtout pas dire qu’il faille supposer
une quelconque essence toujours mal dite du monde. Puisque sans la
langue, il n’y aurait aucun il y a. Sans nommable, pas d’innommable.
C’est la logique que creuse sans relâche Prigent : l’il y a relève de cette
logique de la nomination et de l’intuition des limites qu’elle indique
(le réel commence où le sens cesse).
L’il y a innommable n’est pas moins désir de nomination : « expé-
rience d’une poussée sensorielle » qui demande à être « mOtérialisée ».
Cette impossible demande informe la sensation, du moins la description
qu’après coup le sujet en fait 16. Quand Prigent évoque « les façons […] par
lesquelles le monde objectivement affecte nos vies » 17, il semble donner

13 « Nommer quand même ».


14 Formule de Bataille que Prigent reprend souvent pour désigner cet autre.
15 « Nommer quand même ».
16 Le sujet Prigent du moins qui déclare, par exemple, à propos de cette sensation : « elle
relève de mon expérience, de la manière dont le monde me touche » (« Poésie trou
d’air »).
17 « Poésie, récapitulons ».

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Cerner le réel

au « monde » une acception qui lui redonne une autonomie par rapport
au langage. Ces affects indiquent un avant la langue, ils ne relèvent
pas de la sensation d’un monde déjà parlé. Pour le dire autrement, ces
affects vont être parlés et, parce qu’ils sont singuliers, ils ne relèveront
alors « guère d’une discursivité pacifiée ». Dit autrement encore : l’affect
contient un irréductible noyau de résistance qui, suivant l’implacable
logique, apparaîtra sitôt qu’on répondra à sa demande impossible de
nomination. Après coup, ces manières d’être affecté seront ainsi décrites
« comme obscurité, confusion insensée, flux d’affects ingouvernables » :

On écrit (j’écris en tout cas, moi, sous cette impulsion) pour trouver
une diction juste, des formes adéquates à la façon dont le monde nous
affecte. Or le monde ne nous affecte pas comme clarté, comme raison,
comme positivité nommable, comme fresque composée, comme récit
organisé, comme chant apaisé. Le monde (le monde où nous sommes
comme celui qui est en nous) nous affecte comme chaos, violence, mixte
indécidable de souffrance et de jouissance, poussées inconscientes, brouil-
lon d’affects, etc. 18

L’affect est résistance au langage. Si bien qu’il n’est d’autres moyens


de le dire que de décrire les manières de résister qu’il impose à la langue.
Ces manières le manifestent, le cernent, mais il ne se confond pas avec
elles. La sensation n’est ni chaotique ni violente par essence. Mais elle
fait violence au langage, et c’est par cette violence qu’elle vient à qui veut
tenter de répondre au désir de nomination qu’elle intime, qui lui est
consubstantiel. Cet écart entre langue et affect, Prigent ne le dit jamais
explicitement. Mais il nous semble que ces propositions l’impliquent.
Parmi d’autres, et pour exemple, celle-­ci :

D’où une rude bataille pour se dégager de ce qui, du corps constitué de la


langue (la langue de tous – soit : la langue d’aucun) vient faire écran au
corps verbal de l’expérience intime pour le déréaliser, en récuser l’inouï
et l’assigner au lieu stricto sensu « commun ». 19

Ce « corps verbal » de la sensation n’est jamais constitué. Ce corps


n’existe qu’en tant que défaut de corps. Ce corps verbal est le corps fan-

18 « Poésie trou d’air ».


19 « Poésie, récapitulons ».

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Au plus juste

tôme de la sensation. Un corps en demande d’être. Un corps, qui est sa


demande, se dessine dans son appel et son empêchement. Mais l’inouï
est : c’est la sensation. L’expérience intime est. Elle est ce corps manqué,
la réalité de ce corps qui n’est rien d’autre que son appel et son échec à
être corps. Et c’est bien la réalité de ce corps que la langue commune
dé-­réalise, de ce corps pour lequel être parlé par cette langue est toujours
une perte 20. Mais c’est aussi bien la réalité de ce corps que la poésie tente,
malgré tout, de rendre sensible. Une langue plus juste est une langue qui
ne décèle aucune sorte de vérité cachée de la sensation, ne révèle aucun
secret, mais forme bien plutôt « l’idée qu’il y a du secret » 21 ; une langue
qui cherche « une mise en scène juste » de l’innommable différence.
La forme est suggestion. La poésie n’est pas un mieux dire qui par-
viendrait enfin à convoquer jusqu’alors un monde mal dit. Les formes
poétiques suggèrent qu’il y a des traces de la différence, c’est ce qu’elles
tentent d’inspirer au lecteur. Inventer des formes ne signifie ainsi rien
d’autre que proposer « de nouvelles façons de représenter le monde ».
Entendons de le présenter à nouveau grâce à cette exigence de justesse
qui consiste à inclure au cœur même des formes inventées un « rapport
à l’opacité ». La justesse tente d’établir ce rapport qui vise un partage.
Celui que Prigent choisit de dire par exemple avec les mots de Jean-Luc
Nancy : le partage de l’expérience de « l’existence en tant qu’elle n’a
pas de sens » 22. Ce pas-­de-­sens se révèle chez Prigent 23 à l’issue d’une
expérience déceptive. Ce n’est pas un défaut de sens qui confinerait à
une sorte d’absurde, mais bien un défaut de langue qui manque à dire
une expérience. L’inadéquation décèle l’in-­sensé, et c’est bien seule « la
passion de la langue » qui nous invite à en accomplir le partage, lequel
peut aussi apparaître comme celui du sens du présent :

20 La question que tout cela suppose, redoutable, est la manière dont s’articulent sensation
et langue.
21 « Poésie, récapitulons ».
22 « Du sens de l’absence de sens », 2014.
23 « L’expérience du sens (de la signification ordonnée), on ne la fait pas directement
face à la vie qu’on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette
vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie ou de politique. Mais
quand je perçois ce sens je perçois simultanément ce qu’il a de décevant, d’inadéquat
à l’expérience réelle de la vie » (« L’inquiétude du sens », 2006).

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Cerner le réel

le sens du présent n’est que le sens d’une perte de sens, le sens d’une fuite
étoilée, devant nos savoirs, nos discours et nos croyances, du troupeau
déjà plus (ou pas encore) domestiqué des significations. 24

Le présent est une ligne de fuite du sens, le recouvrement d’une


certaine sauvagerie du sens, d’une émancipation de la domestication
du sens, l’expérience du sens en tant qu’il est in-­sensé. La poésie, parce
qu’elle est l’affrontement sans cesse reconduit au présent, est, par nature,
révolte, refus de toute assignation du sujet aux représentations com-
munes, rejet de tout assujettissement. Cette révolte est une émancipation
du lieu commun qui, en retour, tente « de déplacer, de reconfigurer, de
diversifier et en définitive d’élargir le commun du lieu » 25. Cette dimen-
sion civique, voire politique, de l’émancipation d’un seul pose la question
de la singularité telle qu’elle se dessine dans les propos de Prigent.
C’est selon un principe commun qu’advient « l’expérience singulière
que chacun à notre façon nous faisons de notre propre vie » 26. Chacun
fait singulièrement l’expérience commune d’une irréductible inadéqua-
tion de la langue à sa propre expérience. Autrement dit, la singularité se
loge dans les manières différentes de vivre une même expérience. Voilà
pourquoi la poésie peut prétendre enrichir le commun du lieu, de ce lieu
où Prigent décèle le point d’origine d’un désir irrépressible de révolte 27,
le point où s’origine la souveraineté d’un sujet qui ne peut longtemps
supporter d’« être l’otage des fictions de la parole commune » 28.
Mais quand cette singulière expérience commune donne lieu à une
mise en commun, à un partage, ce partage n’est pas pour Prigent un
partage du sensible, mais un partage du manque, ou plus justement
peut-­être, le partage d’un manque rendu sensible, suggéré sensiblement
par la forme. Et si le style peut-­être défini comme « l’affirmation d’une
voix » 29, si cette voix peut aspirer au chant, c’est-­à-dire au lyrisme, ce

24 Ibid.
25 « Nommer quand même ».
26 « Poésie trou d’air ».
27 « Phénix ! Phénix ! », 2001. C’est en ces termes que Prigent réfléchit à quelques formules
de Christophe Fiat.
28 « Du sens de l’absence de sens ». Il importe de rappeler ici que cette singularité réfère
à une certaine intimité, mot que Prigent emploie par ailleurs – nous l’avons vu.
29 « La forme est une pudeur ».

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Au plus juste

n’est pas tant pour dire ce qu’est sa vie que pour faire sentir comment
elle vit singulièrement un manque vécu en commun, tout en usant
d’une langue inassimilable à la parole communautaire. Si enfin la forme
« installe un monde », un monde plus juste parce que travaillé par la
sensation de l’innommable 30, ce monde, pour être partagé, appelle un
certain type de communication 31.

Sensation du réel
Écrire : trou du trou de force
dans la faiblesse des formes (SA, p. 16)

Dire que je sens revient à dire que je sens quelque chose. Sentir suppose
une indistinction du sentant et du senti, du subjectif et de l’objectif ;
renvoie à l’unité d’un vécu et d’une présence, d’une expérience subjec-
tive et d’une transcendance effective 32. Ainsi, et parce qu’il est évoqué
en termes de sensation et d’expérience, c’est-­à-dire rangé dans l’ordre
des phénomènes, le réel qu’évoque Prigent ne peut être distingué des
modalités de son apparaître. Du réel, si cette logique de la sensation est
poussée un peu plus loin, il serait donc possible de dire ce que Merleau-
Ponty dit, par exemple, du bleu :

moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet
acosmique, je ne le possède pas en pensée […], je m’abandonne en lui,
je m’enfonce dans ce mystère, « il se pense en moi », je suis le ciel même
qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi. 33

Dit autrement, « la conscience n’accomplit la sollicitation du bleu


qu’en le devenant » 34, et il est possible d’affirmer aussi bien « que je perçois
le bleu ou que le bleu se perçoit en moi ». La sensation est d’abord affection.

30 C’est-­à-dire par la sensation d’« une vitalité juste » (« Nommer quand même »).


31 Nous l’avons déjà suggéré, nous reviendrons plus longuement sur ce point par la suite.
32 Toute la difficulté est de penser ensemble l’indivision du sentant et du senti et leur
différence. Sur ce point, nous renvoyons à Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience.
Recherche sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998.
33 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1965, p. 248
(cité par Renaud Barbaras).
34 Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherche sur la philosophie de Merleau-
Ponty, ouvr. cité, p. 21.

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Cerner le réel

Mais la sensation connaît par ailleurs un processus d’objectivation opéré


par la parole, lequel n’est en rien une coupure radicale qu’accomplirait le
passage pur et simple à une objectivité 35. Le réel nous est donné comme
nous le parlons. En l’occurrence, il nous arrive sous les traits mêlés du
chaotique, du confus, de l’insensé, du brouillon, de l’indécidable et de
l’indéterminé, lesquels manifestent une essentielle opacité.
Cet apparaître est aussi décrit comme une inadéquation. Parler d’une
inadéquation implique de maintenir l’horizon d’une adéquation possible
– l’idée, en l’occurrence, de se rapprocher progressivement d’une repré-
sentation enfin juste du réel. Or, si Prigent recourt à ce terme, il le fait le
plus souvent en l’agrémentant de qualificatifs qui en disent le caractère
irréductible, et ne cesse de répéter par ailleurs l’impossibilité de toute
adéquation définitive. Évoquer néanmoins une inadéquation est sans
doute pour lui le moyen de signaler et maintenir une tension. De cette
tension dépend la vitalité du malgré tout en lequel le désir de poésie réside.
Mais cette inadéquation du langage au réel, si elle peut être décrite comme
un manque, ne doit pas être comprise comme une adéquation manquée.
Elle n’est pas la négation d’une parole qui serait en droit accessible, mais
désigne une dimension constitutive des rapports entre langue et réel. Cette
inadéquation n’est donc en rien un mal dit qu’il faudrait corriger, une
traduction défaillante du réel qu’il faudrait reprendre pour l’améliorer. Si
tel était le cas, le réel serait posé avant la langue, indépendamment d’elle :
il serait une substance dont la langue devrait s’astreindre à exprimer le
contenu. Or, précisément, tel n’est pas le cas.
Rompre avec l’idée d’une inadéquation comme défaillance suppose
de rompre plus fondamentalement avec le sens de l’être impliqué par une
telle conception. C’est interroger le sens d’un manque sans le ramener
à un sens manqué ; c’est appréhender ce sens hors d’un sens de l’être
qui maintient l’opposition de l’être et du non-­être – sens que suppose
l’opposition du sujet et de l’objet ; c’est voir dans ce sens, plus positi-
vement, le déploiement d’un sens de l’être qui précisément échappe à

35 C’est bien une distinction de cet ordre entre affection et sensation qu’il nous a semblé
percevoir dans les réflexions de Prigent (à travers notamment l’emploi qu’il fait du
mot « affect »).

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Au plus juste

cette simple opposition ; c’est voir enfin dans ce manque l’accès à un


autre sens de l’être.
En conséquence, ce sens du manque invite à reconsidérer le sens
du ratage que Prigent place au cœur de sa poétique. Si l’écrit est bien
une « chambre d’enregistrement » où s’inscrit sémiotiquement le tracé
de la sensation qu’il y a une inadéquation fondamentale, alors cette
inscription ne peut se faire qu’au moyen de procédés dérivés de cette
inadéquation irréductible de la langue au réel. Cette inadéquation dicte
en somme une poétique du ratage dont l’écrivain a dit à maintes reprises
les grands traits : phrasé contre phrase ; accélération, changement contre
coagulation ; tension entre bouffonnerie et érudition ; multiplication
des genres, des registres, des niveaux de langue, etc. 36 Pris négativement,
rater répond essentiellement à la nécessité d’empêcher la coagulation du
langage, d’endiguer le retour d’une sorte de prise étouffante du langage
sur la sensation. En ce sens, mal parler la sensation revient à ne pas
savoir rater. Mais pris positivement cette fois, rater revient à continuer
au mieux le processus d’objectivation de la sensation. Rater mieux,
rater plus mal encore, c’est fondamentalement mieux dire – c’est-­à-dire
donner accès à cet autre sens de l’être que décèle la sensation.
Ces manières d’écrire ne sont donc pas négatives. Si Prigent parle
de la poésie en termes de négativité, s’il la décrit comme « un effort
négatif de symbolisation » 37, cette négativité doit toujours être com-
prise dans la perspective d’une résistance à tout ce qui au cœur même
du langage éloigne de la sensation. Rater est négatif dans cette seule
perspective. Mais parler et rater, parler en ratant, c’est parler autrement,
c’est parler encore, parler mieux encore. Prigent pose parfois ce genre
d’égalité : « Poésie = partage d’une faille d’impossible, communication
d’un manque sensible, musique de ce qui manque à notre désir ». Parce
que ce manque n’est pas le simple résultat d’un manqué, ce manque
n’est pas simplement négatif. Si le partage de ce manque relève en
effet d’un effort négatif quant à la symbolisation, ce manque dépasse
cette négativité en ce qu’il recouvre la valeur positive d’un accès, d’une

36 Voir « Nommer quand même » pour plus de détails.


37 « Densité/Aplomb/Clarté », 2008.

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Cerner le réel

ouverture 38. Ce point est déterminant pour interroger la capacité positive


de la poésie à dire le manque, et ne pas la réduire à la seule, bien que
fondamentale, dimension d’une résistance.
Ainsi, la non-­coïncidence du langage et du réel n’exclut pas un
certain mode de présence à soi, présence qui se dit peut-­être dans les
termes du partage et de la communication d’« un manque sensible ».
Au contraire. De quelle vérité la sensation de l’inadéquation est-­elle
porteuse pour qui la vit ? Cette sensation est sans conteste une déposses-
sion de soi. La sensation où je me sens le plus être, si l’on veut, est aussi
celle de la plus grande opacité. Pour le dire à l’aide d’une métaphore
spatiale : cette sensation conjugue simultanément une distance et une
proximité. Une certitude, celle d’être, et une ignorance, celle de ne pas
savoir ce que je suis.
En plaçant ainsi au cœur de ses réflexions la sensation du réel, il nous
semble que Prigent est proche d’une détermination du sens de l’existence
du sujet comme un acte ou un faire, c’est-­à-dire, écrit Merleau-Ponty,
comme « le passage violent de ce que j’ai à ce que je suis, de ce que je suis
à ce que j’ai l’intention d’être » 39. Si, en effet, je suis comme un acte, alors
je me rapporte à moi-­même, mais sans que ce rapport puisse impliquer
un rapport d’adéquation : en tant qu’acte, le cogito « s’excède lui-­même
et est pour ainsi dire son propre devenir » 40, est toujours « en excès sur
lui-­même, toujours en deçà ou au-­delà de lui-­même ». Cet excès rappelle
peut-­être un mot auquel Prigent recourt souvent, celui d’un désir qu’il
semble d’ailleurs indistinctement attribuer au réel éprouvé et à celui
qui l’éprouve. Si le réel se donne dans un retrait, dans ce mouvement
double et simultané dont l’apparaître renvoie à une irréductible opacité,
il est pour ainsi dire logique qu’une telle apparition donne lieu à un
désir de dire, c’est-­à-dire à une avancée in-­finie (l’exigence inépuisable

38 Terme que Prigent emploie par ailleurs pour indiquer comment la poésie « ouvre au
fond du nommé le vide de l’innommable et […] nomme cette ouverture » (« Poésie
trou d’air »).
39 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1965, p. 438
(cité par Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherche sur la philosophie de
Merleau-Ponty, ouvr. cité, p. 173).
40 Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherche sur la philosophie de Merleau-
Ponty, ouvr. cité, p. 174.

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Au plus juste

de nouveau) et une déception sans cesse reconduite (que la haine de la


poésie veut dépasser dans un mouvement de perpétuelle relance). La
poésie creuse un désir qui ne peut jamais être comblé et, plus justement
peut-­être, elle est un désir qui se creuse à mesure qu’il se comble 41.
La pensée née de l’expérience poétique du poète offre ici des pers-
pectives pour interroger en retour le poème. Il s’agit véritablement d’un
dialogue continué entre le sensible que la forme poétique veut restituer
et la pensée. Ce dialogue montre, entre autres, que la poésie éveille à un
sens d’être d’une « existence en tant que cette existence m’est donnée
dans une certitude qui exclut l’adéquation » 42. C’est ce sens qu’elle
creuse ; ce sens que manifeste, par excellence, l’engagement dans ce
faire fondamental qu’est la poésie.

Lyrique
je : la transe (mais pas plus qu’une
fébrilité fibreuse du dedans) (SA, p. 16)

En 2004, c’est à l’aide d’une petite fable, ouvertement polémique, que


Nathalie Quintane entendait rendre compte de la division profon-
dément marquée qui, selon elle, divisait alors la création poétique :
d’un côté, les Couillons et, de l’autre, qui leur font face, les Monstres.
Monstres et Couillons passent le plus clair de leur temps à se toiser, se
mépriser, s’invectiver avant d’être chacun renvoyé à leur morne solitude.
Monstre serait le formaliste qui pense ; Couillon le lyrique qui s’émeut 43.

41 « Pour qui écrit, affirme Prigent, l’enjeu est de cerner quelque chose de juste du rapport
du sujet qu’il est à sa propre expérience du monde » (« Poésie, récapitulons »). Ce
plus juste qu’il s’agirait de cerner en écrivant serait donc, pour le sujet, la réalité de
son être en mouvement, de son être comme désir. Notons par ailleurs que l’écriture
poétique elle-­même est décrite comme une mise en mouvement : « Parce que c'est dans
le mouvement de cette densité hétérogène, inassignable à tel ou tel registre ou niveau
de langue, que quelque chose de la complexité de l'expérience peut trouver sa chance
de représentation » (« Poésie trou d’air »).
42 « Poésie trou d’air ».
43 Ainsi pour décrire une « opposition tranchée et erronée » ; opposition que Quintane peut
évoquer à l’aide de noms précis (Valérie Rouzeau vs Jean-Michel Espitallier). Nathalie
Quintane, « Monstres et Couillons : la partition du champ poétique contemporain »,
texte publié en ligne en 2004 avec un additif en 2012 : [https://www.sitaudis.fr/Inci-
tations/monstres-­et-­couillons-­la-­partition-­du-­champ-­poetique-­contemporain.php].

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Cerner le réel

Entre eux, aucune sorte de réconciliation possible – « esthétiquement,


éthiquement, philosophiquement, poétiquement impossible », précise
Quintane, avant d’ajouter : « parce qu’elle est esthétiquement, éthique-
ment, philosophiquement, poétiquement motivée ».
Monstres et Couillons, Prigent les renvoie clairement dos à dos :

Défigurer la poésie n’est pas un projet démodé : la tentation lyrique


revient périodiquement avec son cortège de mièvreries, ses rêveries
bucoliques, ses enchantements fusionnels. De même son simple envers
formaliste (oulipien, etc.). 44

Lyrique, formaliste : l’un n’est jamais que l’envers de l’autre. Être


ou ne pas être l’un ou l’autre, telle n’est donc pas la question. Pensée
et émotion sont requises pour répondre au désir d’inventer des sym-
bolisations plus proches de la complexité qu’un sujet se sent et se sait
être. Ces symbolisations, Prigent assume de les rattacher explicitement
au lyrisme, terme qu’il emploie en effet sans détour pour évoquer ses
propres productions, en l’occurrence Dum pendet filius 45 et L’Âme (A) :
« Ces livres se sont écrits à partir d’une posture du “je” qui est plus sans
doute du côté du lyrisme que dans mes livres précédents » 46. Une posture
lyrique du sujet fait ainsi retour à l’issue d’une histoire dont l’écrivain
a parfaitement conscience, et qu’il décrit en ces termes :

Comme beaucoup (qu’influençaient le surréalisme, le lyrisme post-­


éluardien, la poésie de la beat generation etc.), j’ai écrit mes premiers
poèmes dans une posture d’expressivité lyrique (la confession sentimen-
tale, l’extase conventionnelle devant la « nature », etc.) un peu corrigée
par l’objectivité d’un Guillevic ou la densité formulaire de Char. Après
j’ai passé vingt ou trente ans à essayer de corseter ce flux, de polyphoniser
cette voix et de carnavaliser cette emphase à la fois grandiloquente et
mièvre en bâtissant autour et dedans un mur de langue autant que faire se
pouvait indemne des illusions de la subjectivité expressive. Aujourd’hui,
ça revient, à petits pas surpris et… pudiques – dans des formes tendues
par la conscience que la dureté des formes désigne l’instance de l’informe

44 « Poésie, récapitulons ». Voir « Aux joyeux lurons », court chapitre d’Une erreur de la
nature (EN), où est proposé un ensemble de formules à l’aide desquelles Prigent entend
tracer la voie étroite où il situe les enjeux de la poésie moderne.
45 Christian Prigent, Dum pendet filius, Paris, P.O.L, 1997.
46 « La forme est une pudeur ».

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Au plus juste

(du réel innommable) et la résistance à l’abandon expressif : la forme,


d’abord, est une pudeur. Une pudeur éthique et théorique. 47

Une pudeur fonde le lyrisme, laquelle résulte d’une longue expé-


rience d’écriture et apparaît comme la voie peu à peu dégagée pour
autoriser une voix, la seule qu’enfin Prigent saurait tolérer. Une rete-
nue est ainsi désignée qui indique une double direction : la forme est
pudique de se retenir de céder à tout désir de proximité fusionnelle
enfin réalisé avec le réel ; la forme ne peut relever de la pudeur qu’en
retenant vives en elle des traces de l’informe poussée du réel qui l’a sus-
citée. Mais cette retenue n’interdit en rien le décèlement de l’intime :
la pudeur, la mémoire formelle de l’informe, n’est rien d’autre que le
décèlement de ce qui, aux yeux de Prigent, constitue le plus intime de
l’intimité du sujet : une « expérience réelle » (CM, p. 126) du réel, c’est-­
à-dire la « sensation d’être et de ne pas être “au monde” » (p. 127). En
ce sens, la pudeur de la forme est une conversion : la « conversion du
peu-­de-­réalité […] en puissance d’affirmation intime, hors sens, insi-
gnifiante » (p. 124). La pudeur rejoint la justesse ; elle participe de cette
exigence de dire la manière dont nous affecte le réel, de le présenter à
nouveau avec son noyau d’opacité ; elle informe la forme, l’infléchit de
telle manière que se manifeste à partir d’elle l’il y a de l’innommable
différence. Être pudique, c’est savoir montrer ce secret, et donc vouloir
et savoir rater – la vertu consistant alors à s’efforcer de toujours rater
mieux. Autrement dit : la retenue pudique est la condition du partage
de l’intime sans réserve.
Une des formules du lyrisme de Prigent pourrait être la suivante, où
l’on entendrait à la fois un principe et un enjeu : qui écrit veut « cerner
quelque chose de juste du rapport du sujet qu’il est à sa propre expérience
du monde » 48. Ce rapport est le cœur de ce lyrisme. Lyrique est le sujet

47 Ibid.
48 « Poésie, récapitulons ». Ce qui tient lieu aussi d’enjeu pour la poésie que, pour Prigent,
il s’agit désormais d’inventer : « Et peut-­être la question de fond posée à la poésie actuelle
est-­elle celle de savoir ce qui peut soutenir un dépassement (une nouvelle forme de
dépassement) du subjectif. Mais c’est bien dans cette ignorance-­là qu’une poétique
d’aujourd’hui peut trouver une raison d’être et de tracer un improbable parcours
entre le monde absent au langage et le langage absent du monde » (EN, p. 186).

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Cerner le réel

qui cerne ce rapport entre ce qu’il est et l’expérience qu’il a du monde ;


lyrique celui qui sans relâche appréhende ce rapport pour le saisir plus
justement, mais aussi en dessine les contours, et fait apparaître, en le
marquant et le soulignant, un trou à creuser sans fin : lyrique est celui
qui ainsi répond à un désir de dire qui, comme nous l’avons vu, se
creuse à mesure qu’il se comble. Envisagé de la sorte, le lyrisme conjugue
distance et proximité, présence à soi et simultanée dépossession de soi.
Un tel lyrisme n’est donc en rien une quelconque expression de la
subjectivité, laquelle supposerait la présence même du sujet comme sub-
jectivité fondatrice – d’un sujet comme principe, ou fondement absolu.
Il n’est pas plus une tentative de saisie immédiate du sensible que la
volonté d’exprimer, après coup, le contenu d’une expérience antérieure.
Tel qu’il se définit, ce lyrisme ne relève pas d’une stricte distinction
générique. C’est ainsi qu’il nous semble que Prigent formule une sorte
de mode d’emploi de sa propre mécanique lyrique lorsqu’il évoque la
manière dont il traite le matériau biographique, lequel n’est pas moins
présent dans ses poèmes que ses proses :

Un livre comme Œuf-­glotte est de part en part autobiographique, mais


la matière autobiographique y est mâchée par la dérive polysémique,
grignotée par le travail du mot, syllabiquement explosée. Dans Com-
mencement ou dans Une phrase pour ma mère, la dimension narrative
livre plus explicitement le matériau (l’enfance, surtout – et la vie éro-
tique). Mais il est systématiquement mixé, sans solution de continuité,
à la pure fiction, au fantasme, à la digression dialogique, aux retours
métapoétiques. Le biographique est toujours réinventé par la forme.
C’est le souci formel qui dicte ce qui, de l’affleurement du souvenir, est
esthétiquement (littérairement) digne, insoumis à la veulerie confes-
sionnelle. La forme abstractise le souvenir pour en faire un motif. Mon
propos est de parvenir à ce que la forme impose au souvenir l’austérité,
la distance non expressionniste qui peuvent donner à celui qui a écrit
la sensation que le fait d’avoir écrit cela comme cela n’a pas consisté à
transcrire l’expérience mais a été une conquête sur l’expérience. L’auteur
n’est pas celui qui a vécu la chose qu’il raconte mais celui qui a triomphé
de cette chose en lui donnant une forme. 49

49 « La forme est une pudeur ». Sur cette réinvention du matériau biographique par la
forme, nous renvoyons à la longue étude consacrée à Jarry dans Une erreur de la nature,

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Au plus juste

La forme réinvente le matériau dont s’empare le travail d’écriture


et, une fois encore, est présentée comme seule garante d’une dimension
morale de la chose écrite : elle seule la soustrait à une certaine « veulerie ».
Quels que soient les moyens formels utilisés, le résultat escompté est
une mise à distance. Une « austérité » est cherchée qui doit permettre de
changer le rapport de qui écrit à l’expérience qu’il traite : de soumis qu’il
serait à elle s’il voulait illusoirement la reproduire en écrivant, l’écrivain,
en instaurant une distance dans laquelle il s’efforce de la tenir, fait de
l’écriture une « conquête » sur elle. Ce triomphe seul fait l’auteur. Cette
dimension de « conquête » décèle l’essentiel mouvement qu’est le lyrisme
pour Prigent, l’incessant commencement qu’il a pour tâche de reconduire :
« il y a toujours à recommencer sa propre naissance, à habiter un autre
Nom, à régler la question de la mère et du mur de la langue maternelle »
(CM, p. 128). Un verbe, pour le coup très peu lyrique, mais qui fait souvent
retour chez Prigent, nous paraît dire très exactement la nature du lyrisme
qu’il assume : expérimenter. C’est-­à-dire :

mobiliser une énergie rythmique qui trace érotiquement […] quelque


chose de vivant : quelque chose qui garde en soi la trace du bordel immaî-
trisable d’où ça vient : quelque chose qui fasse en soi résonner l’écho de
l’emportement amoureux qui a bandé, entre angoisse et désir, la langue
de ça, moi, qui écrit. (p. 125)

Expérimenter, écrit-­il encore dans Ceux qui merdRent, est « quelque


chose comme la volonté de maintenir l’énergie du commencement »
(p. 130). C’est la tentative de « garder en langue si possible toujours brû-
lante la trace de ce qui a un jour (un jour bien évidemment insituable)
poussé à écrire » ; de préserver « la trace du bordel immaîtrisable d’où
ça vient » (p. 125) ; de continuer l’élan « de l’emportement amoureux »
qui fait advenir le sujet qui écrit : « ça, moi, qui écrit ». Le sujet lyrique
se confond avec ce commencement toujours à re-­commencer. Il est,
pour ainsi dire, tout entier dans ce mouvement que déclenche un évé-
nement toujours fortuit – « un ton, une portée, un rythme, une allure

ainsi qu’aux analyses des œuvres de Federman, Lucot et Artaud qui lui font suite
(EN, p. 42-71).

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Cerner le réel

de phrase » (p. 132) 50. Ce sujet vient du dehors, et par accident. Il vient


par et dans la langue. Sa naissance est inopinée ; c’est un sujet surpris.
Il naît d’une attaque non moins imprévisible qu’imprévue, s’y trouve
soudain engagé, lancé, et s’invente à partir d’elle en s’efforçant autant
qu’il se peut à garder dans l’écrit les traces de cette énergie chaotique
d’où il vient et qui, dans l’élan qu’elle lui donne, le fait être. Ce sujet
est ainsi une énergie et son tracé.
Et s’il apparaît comme un sujet qui résiste, il n’apparaît en revanche
pas exactement dans la résistance qu’il oppose aux énoncés inévitable-
ment décevants de la langue maternelle. Cette déception, qui entraîne
sa résistance, est le fait d’un sujet déjà lancé, d’un sujet qui dans son
élan s’efforce, en résistant, de maintenir vive l’énergie de l’attaque
fortuite qui l’a fait commencer. Disons-­le autrement : ce sujet n’apparaît
pas à l’endroit d’un simple manque. Mais à celui d’une sensation plus
complexe qui entremêle intimement un certain manque à une certaine
présence : la « sensation de n’être pas au monde tout en étant nulle part
ailleurs qu’en lui » (p. 131). Ce sujet accidentel décèle ainsi, en amont
de tout rapport de force, de toute résistance, une part immaîtrisable 51,
chaotique, bordélique, que la langue de la mère, aussi présente et pres-
criptive qu’elle puisse être, ne peut maîtriser. Sujet souverain, dont la
souveraineté ne fonde rien 52, le sujet lyrique est le sujet d’un profond

50 C’est encore d’un autre type d’événement que procède un livre comme Écrit au cou-
teau (EC) : « J’en ai tracé les premiers mots sur un carnet de vengeances. C’était pour
répondre à la violence de tels de mes proches contre un précédent livre de moi (il
prostituait, disaient-­ils, leur vie dans une fange obscène) ». À propos de ce livre écrit en
réponse aux réactions suscitées par Commencement, Prigent ajoute : « J’ai été contraint
à cette gesticulation conjuratoire » (EN, p. 182).
51 Cette part, pour laquelle Prigent propose plusieurs désignations, décèle « la force du
négatif en nous » (CM, p. 132).
52 Cela va sans dire que la résistance n’est ici en rien le fait d’un libre arbitre souverain ;
elle ne relève pas de stratégies préétablies, décidées en toute connaissance de cause. Mais
elle se donne comme plus indécise, sporadique, disséminée. En cela, le sujet souverain
n’est pas celui auquel Foucault a opposé les processus de subjectivation. Que le sujet
soit constitué, de son temps, produit par les discours et les dispositifs de son époque,
Prigent ne cesse de le dire. Qu’il soit aussi le produit des réactions de sa propre liberté
individuelle et de ce que Foucault nomme des esthétisations, Prigent ne le dit pas moins.
Et le dit, nous semble-­t-il, précisément en désignant une part réservée, souveraine,
qu’il situe à l’origine d’une capacité d’invention, laquelle dépend d’ailleurs elle-­même
des schèmes pris dans la culture du sujet, excède ce qu’imposent les objectivations et
les dispositifs du moment.

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Au plus juste

dés-­assujettissement. Le tracé par lequel il s’invente, porté par l’énergie


qui le fait être et tourné vers elle, se trace toujours dans l’espace d’un
entre : entre l’énergie de l’élan et les énoncés de la langue maternelle ;
entre les mots et les choses ; entre la sensation à dire et les énoncés, au
moins inadéquats, qui d’emblée s’imposent et s’opposent à ce dire. Cet
entre est le lieu de son invention, et c’est aussi sa question :

Quelle toile de Pénélope détramer pour tramer sa langue, c’est-­à-dire


pour faire vivre, comme le propose Valère Novarina, un « drame dans la
langue française », un drame qui soit à la fois refus de la langue qui nous
parle et nous assujettit à sa norme atone et affirmation, commencement
sans cesse refait, d’une langue vivante, adéquate au sentiment intime
que nous avons des choses du monde et de notre inconscient ? (p. 131)

Le sujet lyrique se trame dans la langue qu’il détrame et retrame.


Venu du dehors, provoqué par lui, il se constitue de manière active
dans la langue (s’invente en s’efforçant de conserver des traces de son
commencement). Il s’empare de la langue qui lui échoit, toujours déjà
instituée. Il la détourne, la réinvente, la plie en forgeant ainsi des rela-
tions à elle qu’elle ne prévoit pas, ne comprend pas – il est l’incontenable.
Mais ce sujet n’est pas seul : il est indissociable du sujet pratique 53.
Ces deux sujets fonctionnent l’un avec l’autre, tiennent ensemble, pour
le dire trop vite, pensée et émotion. Écrire, pour Prigent, relève en effet
d’une double fonction : analyser et divulguer les possibles causes d’un
assujettissement fondamental ; inventer une langue et tenter d’agir
directement sur elles. Écrire des essais ; écrire de la poésie. Son œuvre,
parce qu’elle ne cesse de combiner ces deux genres, fonctionnent à la
fois comme un diagnostic et un remède, lesquels ne sont que les deux
versants d’une seule et même opération, laquelle est selon nous proche
de ce que Foucault décrit comme un souci de soi 54. À cet égard, une telle
œuvre n’est pas de celles que l’on lit d’une seule main : il faut bien deux
mains pour tenir fermement la théorie et la poésie, les essais et les poèmes.

53 Du sujet que nous choisissions plus haut de qualifier de libéral.


54 Qu’est-­ce qui motive l’œuvre de Prigent si ce n’est la libre initiative d’une transforma-
tion de soi par soi ? Que montre la combinaison des essais et des poèmes si ce n’est un
sujet qui se prend lui-­même pour œuvre à laquelle travailler suivant les règles d’une
morale qu’il élabore pour mieux se la donner ?

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Cerner le réel

Abordé de la sorte, écrire est, par excellence, une action morale.


Écrire, pour Prigent, et il ne cesse de le dire de multiples façons, est bien
une lutte. Un combat. Le poème est « une sorte de ring » (NM, p. 152),
dit-­il par exemple, et « (d’abord) un espace de liberté » (p. 153). Écrire,
« c’est plutôt… hygiénique », puisque cela permet de ramener un peu de
« fraîcheur » (p. 156) là où les autres pratiques symboliques ne cessent
de vouloir clore, clôturer, lier.
La poésie est ainsi la mise en pratique de la morale de l’écriture
que construisent patiemment les essais. Si bien que qui écrit se trouve
engagé dans un processus de subjectivation 55 d’un discours tenu pour
vrai. Le lyrisme est un acte. C’est l’acte de qui a la faculté de consentir
à l’événement qui lui arrive du dehors, et la volonté d’y répondre. C’est
l’acte de qui s’efforce de plier une part de lui-­même – en l’occurrence un
désir souverain de justesse – à une morale qu’il choisit de suivre. C’est
l’acte de qui, en conséquence, s’oblige à chercher sans relâche des façons
de dire plus justement son expérience d’être et de ne pas être à la fois
au monde. Écrire en ce sens est une manière d’ascèse. Parce qu’écrire
en ce cas oblige à s’exposer sans cesse à l’énergie chaotique d’un com-
mencement qui sans fin recommence – à s’exposer à « la rage du Réel »
(CM, p. 41). La justesse cherchée relève autant de l’esthétique (trouver
des formes qui témoignent de l’informe) que de l’éthique (s’astreindre
à faire du chaos indéterminé de la sensation l’objet d’une écriture qui
entend en cerner toujours mieux les contours). Le sujet lyrique, en
acquiesçant à un accident venu du dehors, devient le principe actif
d’un travail poétique auquel s’entrelace un travail sur soi – écrire est
un exercice ; écrire consiste à s’exercer à trouver « les moyens de penser
l’impensable, de figurer l’infigurable » (p. 42). Travail qui, s’il consiste
à se re-­mettre sans cesse en jeu et en mouvement sans pour autant se
perdre, possède, in fine, nous l’avons vu, une ultime visée politique – visée
que Prigent tentera de penser par exemple au début des années 1890
en termes de civisme.

55 Il faudrait en toute rigueur parler ici d’esthétisation. C’est-­à-dire d’une subjectivation


dont la liberté du sujet a l’initiative. Ou, pour le dire autrement, d’un choix qui ne
s’impose pas de lui-­même mais revient au sujet.

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Au plus juste

Enfin, si le travail d’écriture dans lequel le sujet lyrique s’engage


l’engage dans un processus de subjectivation d’un discours qu’il tient
pour vrai et qui vise, par l’exercice répété de la poésie, le partage d’un
dire plus juste, alors ce discours vrai que les essais construisent implique
l’existence nécessaire d’une communauté dans laquelle ce discours
circule. À quoi contribuent largement les essais de l’écrivain si ce n’est
en effet à constituer patiemment cette dimension communautaire
qui fonde et atteste la vérité du discours qu’il tient sur la littérature ?
Ce qu’énoncent d’ailleurs très clairement des titres comme Ceux qui
merdRent ou La Langue et ses monstres, lesquels après coup se révèlent
rigoureusement programmatiques 56. Le processus de subjectivation
doit être médiatisé par la relation à d’autres. D’autres auxquels lie un
sentiment d’amour (le mot est de Prigent) ; d’autres qui n’en sont pas
moins des Maîtres. Dès lors, une relation complexe s’instaure entre
l’écrivain et ceux sur qui il choisit d’écrire :

la critique est un geste d’amour (d’amour de certains livres, d’amour


choisi de la littérature). Mais cet amour n’est pas moins ambivalent que
l’autre. L’amour de certains livres est aussi la haine de ces mêmes livres.
L’amour de certains Maîtres est aussi l’exécration de ces mêmes Maîtres.
Dire l’amour qu’on en a est aussi les mettre à distance, se libérer de leur
envoûtement, dégager, au-­delà d’eux, un espace vide qui rejoue l’angoisse
et le désir de penser et de produire sa propre langue. (CM, p. 29)

Le discours vrai selon lequel se plie celui qui écrit (dont il prend le
pli) se cherche entre désir et distance. C’est dans la répétition entêtée
des confrontations à ceux que Prigent choisit que ce discours peu à peu
s’énonce en dessinant du même coup les contours d’une communauté
qui est d’abord une communauté de noms : Rimbaud, Roche, Jarry,
Guyotat, Lucrèce, Beckett, Ponge, Bataille, Novarina, Rabelais, Artaud,
Queneau, Joyce, Verheggen, Char, Lucot, Rushdie, Perec, Sade, Cadiot,
Baudelaire, Pennequin, Céline, Tarkos, Bon… la liste n’est pas exhaustive ;
elle n’est pas close, pas plus qu’elle n’est stable – elle n’a aucune vocation

56 Une erreur de la nature est aussi un titre qui à sa façon fait signe vers une dimension
communautaire, la communauté de ceux qui produisent des monstres, des livres qui
sont, du point de vue de la nature, des erreurs.

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Cerner le réel

à l’être. Chaque nom n’y occupe pas la même position. Certains, plus
que d’autres, nomment des positions particulières par rapport à la vérité
que Prigent traque, à cette vérité dont ses livres s’emploient à déceler la
circulation entre les noms qu’ils convoquent. De chaque position dérivent
des figures de l’écrivain. Il y a d’abord, par soustraction, la position Rou-
baud 57 : celle qui se tient au plus loin de la vérité que Prigent construit.
À cette place : la figure de l’écrivain carriériste à la prose divertissante
sans plus, forcément chromo. Et non loin : celle de qui écrit vraiment
mais dont l’effort au style est comme coupé de l’effort intellectuel et de
la question de la responsabilité politique de sa production. Il y a aussi
la position Char : c’est l’intermédiaire. Où l’écrivain est capable d’une
œuvre à la force indéniable mais qui, dès le début, est comme prédisposée
à un arraisonnement par un humanisme affadi, affaibli (ibid., p. 64-76).
Il y a enfin la position que plusieurs noms pourraient désigner, mais
pour laquelle, et en vertu du relief singulier que cette œuvre possède aux
yeux de Prigent, nous choisirons le nom de Jarry. Où qui écrit s’affronte
sans relâche à la sensation (au réel, au mal, à la cruauté, à la négativité,
à une part maudite) et en enregistre en langue (belle) des traces. Mais
il y a encore, à part, une autre position, complexe, bigarrée, ambiguë,
presque éclatée, la position Ponge. Nous y reviendrons.
Quoi qu’il en soit, cette communauté que construit Prigent au fil
de ses réflexions, et où circule le discours grâce auquel il peut fonder
l’exigence morale de l’écriture qu’il revendique, relève nécessairement
d’un modèle de communauté compatible avec le sujet en mouvement
qu’il cherche et décrit. Dit autrement : la communauté ne saurait ici
imposer une quelconque clôture, ni fonder et garantir la stabilité d’une
identité que l’expérimentation, au contraire, met « toujours en ques-
tion » (p. 123), rend « toujours énigmatique », voue « à faire l’expérience
infixable d’elle-­même  ».
Cette communauté n’est pas qu’un mot. Elle s’incarne en des formes
ouvertes, qui ménagent toujours une part d’absence ; elle s’esquisse dans
des groupes qui veulent tirer leur vigueur de l’exigence qu’elle indique.

57 Nom qui peut être l’emblème du style chromo d’une littérature que Prigent dit pour
lui illisible.

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Au plus juste

Elle est ainsi à l’horizon de ce que voulut être TXT, de ce qu’il essaya
d’être envers et contre toutes les difficultés que ne manquent jamais de
générer de telles entreprises. Prigent en témoigne avec force et émotion
un écrivant un hommage pour un ami disparu :
Yves était mon ami, comme celui des autres membres de TXT. Cette
amitié était de celles qui (hélas ?) n’ont que fort peu besoin de la présence
des êtres, des corps réels. Parce qu’elle est fondée d’abord sur le partage
d’une vérité sensible qui passe dans les œuvres. Et qu’elle est posée sur
fond de retranchement et de sociabilité mélancolique. Ce fond est para-
doxalement ce sur quoi se constitue un « groupe » du type de celui que
fut TXT. Car de tels groupes – entre exigence éthique de ne rien céder aux
frivolités de la « vie d’artiste » et désir du « nouveau » comme condition
de la jouissance intellectuelle et esthétique – font communauté de ce
qui résiste de toutes ses forces à l’assentiment communautaire : chacun
affirmant, par la cruauté d’une écriture, une radicale singularité. 58

Une amitié apparaît sur fond de retrait et d’absence. Un partage


fonde cette amitié qui se cherche dans la solitude de la lecture et de
l’écriture d’une « vérité sensible », vérité cruelle de la sensation qui seule
est à même d’exposer la singularité de chacun. Communauté d’amis
paradoxale qui existe de ne pas faire communauté ; partage en commun
des singulières solitudes de tous, qui repose sur la tension entre le désir
du partage et le refus de la clôture. Tension qui à l’évidence renvoie au
modèle proposé par Bataille et diversement repris par Blanchot et Nancy
dans les années 1980 59. Tension dont, affirme Nancy dès le début de son
livre, le communisme a longtemps été l’emblème et dont, après sa chute,
la pensée d’une communauté désœuvrée opérerait la consciente mise
à nu. La perspective historique ainsi ouverte ne peut que renvoyer à la
propre histoire de Prigent. À l’histoire de sa pensée, laquelle se détermine
en large partie en rapport à l’héritage du père 60, que le fils accepte, mais
à la condition impérative de le repenser en profondeur, établissant ainsi
avec lui un lien de rupture franche dans la continuité. Cet héritage est
bien un aliment majeur pour la pensée de Prigent. À cet égard, il est

58 Extrait d’un texte qui évoque la mémoire d’Yves Froment, décédé en mars 2003.
59 Respectivement dans La Communauté inavouable et La Communauté désœuvrée.
60 Nous l’avons vu, nombre de pages d’un texte comme Demain je meurs le montrent.

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Cerner le réel

particulièrement significatif que le discours tenu par l’écrivain se fonde


sur une dimension communautaire, laquelle, de surcroît, relève d’un
modèle issu de la critique de l’effondrement de l’idéal communiste que
Prigent a vécu au plus près, et si intimement que cet effondrement est
devenu sa question. Du communisme du père à l’absence de commu-
nauté du fils, la filiation dans la rupture nous paraît évidente. Elle ne
l’est pas moins en ce qui concerne le lyrisme : le fils ne reprend-­il pas
la question là où le père, après l’avoir sévèrement réglée, la laisse, pour
ainsi dire, pour morte, c’est-­à-dire au seuil d’une modernité dont le fils
va s’emparer pour la repenser à sa manière ? Quitte parfois à s’approprier
les expressions du père afin de, grâce à de saisissants détours, désigner
précisément ce qu’il rejetait – c’est, par exemple, en vertu d’une exigence
de clarté, au nom de laquelle le père condamnait les livres aimés par le
fils, que ce dernier louera plus tard ces mêmes livres 61.
En 1995, dans les premières pages d’Une erreur de la nature, qui très
rapidement montrent un ton plus sûr, plus affirmé que celui qui carac-
térisait les propositions plus prudentes du début de Ceux qui merdRent,
l’esquisse d’une communauté irrigue les réflexions consacrées à l’il-
lisibilité. C’est même une constellation de noms qui apparaît dès le
très court, mais à cet égard bien nommé, premier chapitre : « Drôle de
compagnie ». Où l’épithète que complète le substantif beckettien désigne
d’emblée une dimension du bizarre auquel nombre de noms cités vont
faire concrètement écho. Soit donc la constellation suivante : Pétrarque,
Tzara, Scève, Mallarmé, Rabelais, Rimbaud, Péret, Cravan, Lautréa-
mont, Jayet, Doudin, Tripier, Hölderlin, Jarry, Cingria, ­Khlebnikov,
Arnaut Daniel, Raimbaut d’Orange, Saint-Amand, Théophile, Cor-
bière, Hopkins, Wolfson, Biély, Brisset, Roussel, Villon, Lewis Carroll,
Clément Pansaers, Michaux, Oskar Pastior, Patrick Beurard, Pierre Le
Pillouër, Maurice Roche, Arno Schmidt, Kurt Schwitters, Gherasim Luca,
Bernard Heidsieck… Deux pages à peine, et une trentaine de noms 62 ;

61 « aimer les difficiles, c’est paradoxalement aimer la clarté et l’effort de rationalité


jusqu’au point où ils rencontrent ce qui les excède […] » (EN, p. 14).
62 Noms que nous donnons dans l’ordre de leur apparition dans le texte, et auxquels
s’ajoutent les allusions faites aux futuristes, aux dadaïstes ou encore aux grands rhé-
toriqueurs.

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Au plus juste

deux pages pour affirmer plusieurs fois à l’aide d’une formule décidée
(« Je suis de ceux… ») son appartenance à une compagnie dite d’abord
« drôle » (EN, p. 9), et presque aussitôt « disparate » : hétérogénéité
intrigante, contrastée, voire dissonante, au moins étonnante. Drôle
de communauté, drôle de (dernière ?) bande que permet de lier un
seul point commun, mais non des moindres : chacun y « fait œuvre de
l’impossibilité de faire œuvre » (p. 10). Impossibilité qui dessine l’ethos
d’un écrivain dont Jules Doudin, Jeanne Tripier et Aimable Jayet ne sont
pas les noms les moins spectaculaires dans la liste que Prigent égrène.
Cette impossibilité de faire œuvre, ce désœuvrement valorisé, renvoie
d’emblée et sans équivoque la « drôle de compagnie » à l’absence de
communauté 63 dont la défense et illustration constitue pour une large
part l’objet du livre :

Je dis je, mais ce je a la prétention d’être un nous : je tente de caractériser


un certain goût et de définir une certaine attitude face à la littérature
– une attitude dont il me semble qu’il y a toujours à défendre, simple-
ment, le droit à l’existence. (p. 11)

Ce « nous », ce sont les « difficiles » (ibid.), les « insupportables, fous


à lier » (p. 28), les « illisibles » (p. 15) parce que « justes, exacts, scru-
puleusement voués à la vérité », c’est-­à-dire à celle de la sensation. Ce
sont ceux qui refusent de céder à la demande de sens, et qui savent que
la seule manière de se tenir à ce refus est de s’efforcer de cerner sans
relâche la sensation du réel. Jean-Luc Nancy, que cite Christian Prigent,
évoque en ces termes ceux qui, au contraire, cèdent à cette demande :

« Ceux qui cèdent à la demande de sens demandent au monde de se


signifier comme séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité, commu-
nauté, subjectivité : signifiant d’un signifié propre et présent, signifiant
du propre et du présent comme tels. » (p. 21)

« Séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité, communauté, sub-


jectivité » sont autant de manières de réaliser et signifier une clôture et

63 Pour mémoire, nous renvoyons à la fin de « La religion surréaliste » où Bataille propose
d’articuler l’absence de poésie et l’absence de communauté : Georges Bataille, « La
religion surréaliste » [1948], Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard, 1976.

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Cerner le réel

une stabilité achevées. Autant de manières de neutraliser ce que Prigent


ne cesse de désigner sous le terme de souveraineté : une ouverture « au
non-­sens qui bée au cœur de notre condition d’homme » (p. 19). Au
cœur des communautés que les livres de Prigent construisent, il y a une
suspension du sens, du sens suspendu pour que fulgure un peu de réel,
c’est-­à-dire « du réel dont la représentation n’aurait pas que le sens d’un
recouvrement frileux ou d’un redressement mythique de l’inconsistance
du sens dont se trament nos vies » (p. 31). Et une nouvelle fois Prigent
le dit avec Nancy :

« À plus d’un égard, le monde du sens finit aujourd’hui dans l’immonde
et le non-­sens. Tous les “messages” sont épuisés, d’où qu’ils semblent
provenir. C’est alors que resurgit, plus impérieuse que jamais, l’exigence
de sens qui n’est rien d’autre que l’existence en tant qu’elle n’a pas de
sens. Et cette exigence à elle seule est déjà le sens, avec toute sa force
d’insurrection. » (p. 31)

Existence in-­sensée. Sens insensé de l’existence qui est le sens. Prigent


reconduit la désignation paradoxale du sens par Nancy pour aussi-
tôt la rattacher à une intimation à laquelle seule la littérature saurait
répondre : l’in-­sensé appelle des « modes de symbolisation » (ibid.) que
la littérature seule peut réaliser. Mais sans surprise philosophie et poésie
fonctionnent ici ensemble :

la mission (éthique, pédagogique) pourrait consister dans le fait d’essayer


de convaincre qu’il n’est pas étonnant que les écrits ainsi programmés
aient l’air, souvent, de part en part écrits en étranger – et d’affirmer que
cette étrangéité, qui peut fermer la porte au lecteur pressé, est pourtant
d’une certaine façon gage de… vérité. (p. 32)

Une telle proposition est une manière de mise en abyme : le rôle


pédagogique donné à la philosophie est en effet le même que celui de
l’essai duquel la citation est tirée. Convaincre que l’illisibilité est gage
de vérité. De cette vérité que des langues sont à trouver ; que ces langues
trouvées visent le partage sinon impossible d’une sensation du réel qui
se dilue et se perd dans le commun du sens ; que trouver ces langues
implique chaque fois de plier et tordre la langue. Les essais de Prigent
n’ont d’autres buts que d’enclencher le processus de subjectivation de
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cette vérité 64. À cet égard, il n’est pas fortuit que les communautés qu’ils
construisent pour soutenir cette vérité soient patiemment élaborées
grâce à une collection d’analyses de styles. Stein, Jarry, Beckett autant
de manières singulières de réaliser ce style d’existence que sous-­tend la
vérité dont l’illisibilité est le gage ; autant de styles singuliers possibles 65
de ce style dont relève chacun d’eux, et qu’Une erreur de la nature s’em-
ploie à décrire et défendre.
Peu à peu, au fil des essais, au fil des études multiples qui les com-
posent, c’est une véritable rhétorique souveraine qui se dessine : une
rhétorique de l’inscription des traces de l’informe dans la forme, de
l’enregistrement en langue des traces du désastre du sens dans le sens.
Souveraine est cette rhétorique d’au moins contrarier « l’idylle langue /
réel » (p. 82) :

c’est justement là que la littérature est littérature : qu’elle parvient à


suggérer, en creux, un réel autrement pas nommable et à manifester,
entre autres choses, cette vérité qu’il n’y a pas vraiment de vérité dans
ce qui croit pouvoir épuiser dans la positivité des formes familières du
discours la complexité absolument étrangère du monde. (p. 82)

Tel est le principe en vertu duquel la littérature est littérature : mani-


fester l’excès de la complexité du monde sur tout discours ; déceler la
tache aveugle qui interdit à tout discours de prétendre sans mentir
épuiser dans ses formes cette complexité. Il y aura toujours un reste,
une part maudite. Souveraine sera la rhétorique qui s’élaborera en la
mêlant à ses constructions ; souverain sera l’ensemble des techniques
promptes à en chercher inlassablement le décèlement. Peu de règles
définitives en la matière :

À chacun, de toute façon, son débat avec le mur des langues mortes,
à chacun sa façon d’y faire trou, s’il peut, pour les faire (re)vivre. On
peut polyglotter, carnavaliser, caviarder, mécrire, cut-­uper, scanner,
sampler, etc. : tout est bon et rien ne fait loi en soi, parce que l’écrit ne

64 Laquelle peut être dite directement par « l’ange éloquent quoique toujours un peu
patraque de la littérature » – s’il y a des amateurs… (EN, p. 71-72).
65 Ces styles peuvent être parfois étudiés de manières très techniques et détaillées. Voir,
par exemple, dans Salut les anciens les études que Prigent consacre à Marot, Voiture,
Jarry, Balzac, Maupassant, Mallarmé, Rimbaud et Verlaine.

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tire pas sa vie d’un programme donné, mais d’une résistance active, à la
fois emportée et méticuleusement technique, à tous les pro-, à toutes
les gammes, à tous les programmes. (p. 178)

Peu de règles définitives mais, patiemment constitué, un ensemble


de procédés qui, chacun, s’emploient à déjouer la maîtrise prétendue de
langues dites « mortes » de vouloir dissimuler la complexité qui les excède ;
un ensemble de procédés destiné à faire sauter les finalement fragiles cou-
tures à l’aide desquelles ces langues espéraient contenir l’incontenable :

l’accélération (paranoïde ?) des coupures dans le cut-­up, le surplace-­à-toute-­


vitesse du scriptoséminalogramme de Guyotat, la photo-­finish sur une vitesse
bloquée dans les poèmes de Cummings, le cumul des faux départs dans les
Dépôts de Savoir & de Technique de Denis Roche 66, le ralenti-­condensé-­monté
à pistes multiples dans les blasons à tiroirs de Maurice Roche, le polylogue
coulé (comme on dit de la brasse) du Sollers de Paradis, etc. (ibid.)

Autant de procédés désignés qui visent tous, non pas des effets de
réel, mais à faire en sorte que le réel fasse effet en langue, et qu’il la
hante. Afin que « roule invinciblement en son cœur » (p. 90) ce « noyau
d’obscurité » qui la fait littéraire.

Du style

Revenons enfin rapidement à ce mot : le style. Quand Prigent parle du


style dans les pages qu’il consacre à Jarry, il le décrit comme un « défi »
(EN, p. 53), une « conquête » (p. 55), ou encore un « retranchement »
(p. 54), un « retrait » pour échapper, précise-­t-il, au « lieu mortifère où
ça communique en rien qui vaille pour l’angoisse de l’être ». Voilà qui
d’emblée, et sans détour, étend la notion de style à l’existence.
Le mot fait ainsi retour quand l’écrivain choisit d’évoquer ce qui le
fait écrire 67. Écrire, dit-­il, et ce sont ses premiers mots, « n’est pas vrai-

66 Voir les pages 152-153 d’Une erreur de la nature pour une analyse rapide d’une courte
séquence prise à cet « étrange lyrisme » (EN, p. 155) que Prigent voit chez Roche. Voir
également l’ensemble des moyens techniques que Prigent énumère pour rendre compte
de sa propre écriture (p. 203-207).
67 « Sur ce qui me fait écrire » est le titre d’un court chapitre d’Une erreur de la nature
(p. 181-182).

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ment un problème » (p. 181). Le problème en effet s’énonce autrement.


Car ce qui d’abord est en jeu est bien d’ordre existentiel : « que faire
quand on n’écrit pas ? ». Prigent dit souvent rêver de « pouvoir ne pas
écrire ». Mais ce pouvoir, force est de constater qu’il ne l’a pas. Écrire
est nécessaire pour « supporter la vie ». Et d’autant plus qu’il le sent et
qu’il le sait si bien qu’il le dit avec une parfaite lucidité :

Mais je sais ce que savent aussi ces autres 68 : que la vie non écrite (non
symbolisée personnellement, non transformée, synthétisée, réappropriée
par l’écriture), la vie soumise au parler faux, est un songe. Et que ce songe
est morose : on y rancit dans la mutité dépressive ou on s’y affole d’une
volubilité maniaque. (p. 181)

Écrire sauve la vie. Une vie sauvée est une vie appropriée, une vie
transformée par l’écriture, une vie dont on a fait quelque chose en écri-
vant, une vie qu’on a fait sienne. Une vie sauvée est une vie à laquelle
on a imprimé sa manière. Ce qui suppose pour Prigent une sorte de
répétition, un chemin, toujours le même, qu’il faut parcourir. D’abord,
dit-­il, il faut s’effondrer. Connaître ce qu’il nomme un « état plat » et
qu’il décrit à la fois comme un désœuvrement et une dépossession (« de
toute pensée et de toute joie ») :

Il faut descendre jusque-­là pour que cabrer à nouveau un style soit impa-
rable et qu’il faille réinventer une écriture (devant ce petit désastre intime,
les formes disponibles alentour n’ont pas l’air du tout vivantes).
Réinventer une écriture – je veux dire : redisposer des marques dans le
fouillis, guérir le dégoût de soi, racheter la honte de parler faux tout le jour
et faire son petit bon hors du rythme meurtrier des autres. (p. 181-182)

Cabrer un style. Voilà qui désigne une nouvelle fois le style d’abord
comme une attitude, en l’occurrence celle d’un refus révolté, d’une oppo-
sition inévitable qui marque un redressement, une reprise en main – il
s’agit bien de ré-­inventer sa vie, de re-­disposer des marques, de racheter
une honte. Cabrer un style c’est bondir hors du commun, se détacher
sur un fond en inventant une forme (les « marques » re-­disposées dans
le « fouillis ») ; cabrer un style c’est inventer une langue singulière qui

68 Les autres écrivains qui comme lui rêvent de pouvoir ne pas écrire.

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se différencie du fond commun de la langue 69, mais c’est aussi, et du


même coup, donner une forme à sa vie, risquer une manière d’être au
monde et risquer de la partager ; cabrer un style c’est donc choisir une
manière de vivre dont les traits récurrents, les redondances, les schèmes
dominants sont tirés de ceux chez qui Prigent croit déceler ce style et dont
les noms hantent ses livres ; cabrer un style enfin c’est inventer des styles
d’écriture qui relèvent de ce style qui donne à l’écriture des directions
et à la vie une forme qui tranche sur l’indifférencié. Trouver un style,
c’est s’engager dans le processus de subjectivation de ce style d’existence
que promeuvent les essais en construisant ces communautés d’écrivains
dont les existences singulières relèvent. Ponge est de ceux-­là. Comme
nul autre – et Lucrèce le sait qui lui réserve une place à part dans son
long poème didactique. Ponge est à part parce que nul aussi fortement
que lui ne rappelle que l’exigence de ce style décèle une part sombre, un
danger. Nul comme Ponge ne peut ainsi laisser apercevoir cette vérité
que Prigent cherche inlassablement chez les écrivains qu’il soumet à
son regard critique ; et nul comme lui ne peut permettre d’approcher
la manière dont il le fait.

69 Le style est ainsi lié à l’ex-­centricité. Il est un geste par lequel on s’ex-­traie, s’ex-­tirpe
du commun (voir EN, p. 53-55).

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chapitre 6

Ponge, le désir et la distance*

Salut à Francis Ponge


franciscvs pontivs nemavensis poeta
(SA, p. 19)

La plupart des métaphores de « Lucrèce à la fenêtre » qui disent le


fonctionnement de la langue empruntent nombre de leurs éléments
à la nature : la pluie, les fleurs, les eaux, le ciel, le soleil… La poétique,
comme chez Épicure l’éthique, est ici dérivée de la physique. Si Lucrèce
affirme à nouveau que les lettres qui composent les mots constituent
une métaphore des atomes qui tombent dans le vide et s’agglutinent, il
affirme aussi désormais que l’inverse n’est pas moins vrai : la nature est
une métaphore de la langue, l’analogie portant essentiellement sur les
lois qui régissent leur fonctionnement et président aux combinaisons
multiples des plus petits éléments dont elles sont respectivement com-
posées 1. Lucrèce radicalise même sa position en taisant les réserves qu’il
pouvait énoncer dans le De natura : les combinaisons des lettres entre

* Se trouve largement développée et remaniée ici une réflexion qui avait donné lieu à
un premier travail en 2012, auquel je me permets de renvoyer : « L’intrication Ponge »,
Politiques de Ponge, no 316 de la Revue des sciences humaines, 2014, p. 119-133.
1 Pour un exemple d’analogie établie par Lucrèce entre la nature et son poème, nous
renvoyons, par exemple, aux vers 823-829 du livre I du De natura rerum.

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elles ne semblent pas potentiellement moins riches que celles des atomes
entre eux. Ainsi, la plupart des métaphores qu’il propose possèdent une
évidente portée heuristique, laquelle invite à explorer en profondeur la
réalité de la langue par celle de la nature, et inversement :
Ce que verra, près de vous, Ponge (franciscvs pontivs nemavensis
poeta) :
dans mon poème, la langue ne dit pas seulement la nature (le réel) :
elle fonctionne comme la Nature, elle travaille comme le réel (« homologie
de fonctionnement »).
J’ai cherché une physique de la langue. J’ai roulé en vers son méca-
nisme (plus que sa capacité à figurer).
La langue ne doit pas être mais (re)naître : Vénus génératrice, engen-
drement, clinamen, méta-­phore, écho-­lalies : labentia signa, signes dérapés
sur le trou débondé du ciel.
Et les Dieux paisibles, immobiles, muets, absents, nommés = rien.
Le trou de lumière diffuse : un poudroiement de signes erratiques,
sans dieux (sans « signifié transcendantal »). (SA, p. 19)

Imiter le fonctionnement, non de la nature naturée, mais de la nature


naturante 2 : tel est le défi relevé par la langue quand elle se fait poésie.
Lucrèce le dit d’abord en saluant Francis Ponge. La proximité qu’il affiche
ainsi avec lui est aussi marquée qu’est discrète la citation empruntée
à Derrida. À l’inverse de Ponge, c’est un Derrida entre parenthèses, et
entre guillemets qui apparaît en effet, et dont le concept de « signifié
transcendantal » est donné sur le plan du langage comme l’équivalent,
sur celui de la nature, de l’idée des dieux – Lucrèce, qui manifestement
a lu De la grammatologie, entend ainsi développer une conception de
la langue aussi éloignée de tout phono- et logocentrisme que la nature
l’est de tout ethno- et théocentrisme. Cette absence de « signifié trans-

2 « Hommes d’aujourd’hui, qu’est-­ce que le réel ? / J’ai dit : rerum natura = commence-
ment, engendrement, vide, mouvement. Pas : gestae res. Mais : res nascentes. Creatrix
natura » (SA, p. 16). Cette précision apportée par Élisabeth de Fontenay est ici précieuse :
« Quant au substantif natura, des siècles d’hégémonie chrétienne en ont fait une nature
naturée, immuable, puisque créée une fois pour toutes par un fiat. Or, natura vient du
verbe nascor, “naître”, et le latin n’est pas moins riche sur ce point que le grec qui fait
dériver phusis de phuein, “croître”, “pousser” » (Élisabeth de Fontenay, « Introduction »,
De natura rerum, Paris, Les Belles Lettres [Classiques en poche, no 99], 2009, p. 18-19).

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cendantal » déduite de celle des dieux 3 donne tout son sens au mou-
vement erratique des signes qui indique, dans l’espace, une absence de
localisation fixe et un éloignement de tout point d’origine et, dans le
temps, une discontinuité, une inconstance, une intermittence. L’ab-
sence d’un tel signifié prive d’emblée de la possibilité de maîtriser le
mouvement de la signification en l’orientant vers un signifié majeur et
central autour duquel s’ordonnerait l’ensemble des significations. Cette
absence scelle l’impossibilité d’arrêter ce mouvement qui se poursuit
sans que l’on puisse affirmer qu’il ait commencé quelque part et à un
moment donné, à l’instar du mouvement du désir, à l’instar de celui
qui anime les atomes dispersés dans le vide et qui ne doit rien à un
quelconque principe transcendant d’organisation 4, pensée motrice ou
démiurge, et se poursuit sans fin. Autrement dit : « L’absence de signifié
transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » 5 et
elle s’accorde parfaitement, pour ainsi dire, avec le clinamen (« moteur
sans premier moteur ») – quand le style est un clinamen, il ne peut
logiquement pas subsister de signifié transcendantal 6.
Il n’est à l’évidence nullement fortuit que Lucrèce place ces déve-
loppements cruciaux sous l’égide de « franciscvs pontivs nemavensis
poeta ». Prigent n’a jamais manqué de souligner ce qu’il devait à F ­ rancis

3 Seule la théorie générale de l’univers que propose l’atomisme peut faire naître le calme
de l’âme en faisant disparaître toute cause de crainte et de trouble : « C’est parce que
tous les phénomènes s’expliquent par les atomes au nombre infini et le vide sans limite
qu’il est absurde de croire que les dieux s’occupent des affaires humaines. Éternels
parce qu’insensibles, impassibles et n’ayant aucun besoin de nous, ils ne sont pas plus
attachés par des bienfaits que sujets à des colères » (ibid., p. 13-14).
4 La cause de mouvement n’est autre que la pesanteur, « cause de mouvement imma-
nente et permanente attachée à la nature de l’atome » (Émile Bréhier, Histoire de la
philosophie I [1931], Paris, PUF, 1981, p. 306).
5 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 411.
6 Lucrèce entre ainsi dans un jeu, dans « le jeu de la différance qui fait qu’aucun mot,
aucun concept, aucun énoncé majeur ne viennent résumer et commander, depuis la
présence théologique d’un centre, les mouvements et l’espacement textuel des diffé-
rences » (Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 23). Il retrouve un mouve-
ment évoqué dans De la grammatologie : « Ce qui entame le mouvement de la signification,
c’est ce qui en rend l’interruption impossible » (Jacques Derrida, De la grammatologie,
Paris, Minuit [Critique], 1967, p. 72). Ce mouvement a lieu dans un « champ » qui
est celui d’un « jeu […] de substitutions infinies dans la clôture d’un ensemble fini »
(Jacques Derrida, L’écriture et la différence, ouvr. cité, p. 423), jeu que Lucrèce retrouve
à sa façon quand il déduit ce qu’il appelle « l’invincibilité des langues » (SA, p. 17) du
fait qu’une langue est toujours « à trouver » et « toujours introuvable ».

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Ponge. En témoigne, parmi d’autres exemples, la longue anaphore par


laquelle débutent les analyses qu’il lui consacre dans Ceux qui merdRent
et qui rappelle les raisons essentielles d’une admiration jamais démentie
pour l’auteur du Parti pris des choses. « Nul mieux que Francis Ponge »
(CM, p. 79), telle est la formule que Prigent choisit de faire revenir à
plusieurs reprises pour dire d’emblée et avec insistance comment, pour
lui, Ponge est à part, c’est-­à-dire très exactement situé au-­dessus de la
mêlée de ceux qui se sont mêlés d’écrire. S’ensuit un véritable portrait,
dense, resserré, où sont tour à tour louées la rigueur d’un style et d’une
pensée, la radicalité d’une démarche et la singulière puissance des œuvres
créées, le tout chaque fois ponctué de qualificatifs qui, faisant écho à
l’anaphore, en accentuent le caractère d’exception. Apparaît ainsi en
quelques lignes un Ponge presque solaire dont l’effort au style s’oppose
énergiquement à « l’obscurité insensée du monde » ; un poète qui, se
détournant de toute volonté de figurer le monde, se montre capable
de « répondre à sa présence réelle par une égale présence verbale » ; un
poète qui, parce qu’il refuse la mimesis, peut « faire entrer dans le monde
des objets verbaux d’épaisseur suffisante pour y tenir en tant que tels »
(ibid.) ; un Ponge enfin qui comme nul autre a su déjouer les pièges de
l’idéalisme poétique pour imposer un impressionnant matérialisme
sémantique.
Ponge est pour Prigent une figure bigarrée, multiple, presque éclatée.
Il y a le Ponge de la révolte radicale face aux niaiseries de l’idéalisme poé-
tique et dont le merde à la poésie côtoie la haine de Bataille, la cochon-
nerie d’écriture d’Artaud ou encore l’inadmissibilité dite par Denis
Roche 7. Ponge est cet écrivain convoqué presque chaque fois qu’il s’agit
de réaffirmer la force exigeante de la littérature. Certaines de ses formules
faisant ainsi figure de véritables leitmotive qui sont pour Prigent, et non

7 Autant d’écrivains que Prigent range dans la catégorie des « grands désaffubleurs »,
terme que l’on retrouve dans les entretiens que Ponge mène avec Sollers : « Oui. Il
faut constamment se désaffubler, non seulement des affublements qu’on a tendance
à se former à soi-­même, car enfin les “poètes”, comme on dit, sont les premiers à
s’affubler, mais des affublements que vous inflige, par exemple, la critique littéraire. Il
faut refuser, il faut récuser ces affublements, et faire en sorte de s’en dévêtir à chaque
instant » (Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Seuil, 1970,
p. 20).

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sans une autorité certaine et imposée comme telle, à la fois de puissants


embrayeurs pour sa pensée et parmi les aiguillons les plus efficaces pour
piquer au vif celle de son lecteur. Tour à tour redoutable moraliste qui
dénonce les « bas serviteurs des instincts ignobles de la foule » (p. 13) ;
lutteur acharné à « parler contre les paroles » pour mieux s’arracher
à « vingt siècles de bourrage de crâne idéaliste » (p. 23) ; créateur à la
lucidité aiguë, mais non résignée, face à « “l’infidélité des moyens d’ex-
pression” » (p. 213), à l’inadéquation des mots aux choses du corps et du
monde ; contempteur infatigable du « magma analogique » (p. 74) et
chantre de l’impulsion d’Éros qui fait écrire ; écrivain au constant souci
de la responsabilité politique de la littérature ; maître aux mots dont la
force identitaire est indéniable quand, en une formule qui pourrait sans
mal servir de bannière, il désigne ceux qui font métier d’écrire comme
« les maniaques de la nouvelle étreinte » (p. 20) : telles sont quelques-­
unes des facettes de ce Ponge qui nourrit la pensée de Prigent et, sans
conteste, en constitue l’une des plus solides assises. Mais, et peut-­être
surtout, le Ponge de Prigent reste celui de l’objeu, ce Ponge qui incarne,
dans la pleine force de sa maturité et avec toute l’intransigeance de sa
géniale exigence, l’avant-­gardiste qui a longtemps en secret préparé
sa bombe contre la littérature et le monde ancien, et d’une manière
souvent bien plus complexe que n’importe quelle école ou mouvement.
Impossible d’ignorer donc ce Ponge de l’objeu « aux significations vissées
à double tour » (p. 61) dont les leçons, dit Prigent, sont indispensables
à qui voudrait aujourd’hui sortir du « vieil humanisme et de ses pali-
nodies post-­modernes » (p. 81) ; impossible d’ignorer l’écrivain qui,
après avoir affiché « une ambition de totalité », assumé et revendiqué
une responsabilité civique et politique, est parti à la conquête, dans les
Proêmes, d’un « ordre humaniste non idéaliste contre le surgissement
de la question métaphysique » (p. 82) et qui, avec l’objeu, rejoint, aux
côtés de Rimbaud, Jarry, Joyce, Michaux, Artaud, « cette geste littéraire
[qui] est rupture de la tradition humaniste, profanation de son sacré
laïcisé, protubérance tragique des forces qui mettent à mal son idéalisme,
symbolisation obstinée de l’inhumain en l’homme » (p. 61).
Nul mieux que Francis Ponge, en effet, ne pouvait apparaître à ce
moment déterminant du poème de Lucrèce.
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Ponge tenaillé
(soleil, sexe, mort) (SA, p. 22)

Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, tout n’est pas si limpide, loin
s’en faut. La seconde référence faite à Ponge dans le poème est en effet
suffisamment ambiguë pour très vite troubler ce qui s’annonçait comme
une très logique et paisible filiation :
Ponge encore : « l’objet de notre émotion placé en abyme », le sujet
hors-­de-­lui, happé (= inspiration ?) par l’abyme innommé.
Et le réel, au fond, comme trou (soleil, sexe, mort).
Soit : l’Ob-­jeu.
Il y a du jeu : clinamen.
Ça dévie, ça bouge, ça change, ça penche, ça écrit – subter labentia
signa. (SA, p. 22)

Pour bien comprendre ce qui subtilement se trame dans cet extrait,


il faut d’abord voir de quoi est fait le début de cette seizième et dernière
séquence du poème. Outre la citation du Soleil placé en abîme, légèrement
modifiée, comme si Lucrèce citait Ponge de mémoire, se sont glissées
subrepticement ici, si l’on peut dire, deux citations décisives : « soleil,
sexe, mort » et « le sujet hors-­de-­lui ». Ces deux syntagmes sont en effet
les titres respectifs de la première et de la dernière partie du « Texte et
la mort », analyse publiée par Prigent en 1977 dans Ponge inventeur et
classique, recueil qui rassemble les actes du colloque de Cerisy consacré
à Ponge deux ans plus tôt. Ponge se trouve donc, pour ainsi dire, pris en
tenaille par ces deux citations qui avancent masquées et, à l’évidence,
une telle accolade est bien trop discrète pour être anodine.
La lecture que Prigent propose en 1975 part d’une simple constata-
tion : d’un côté, le Soleil pose une équivalence soleil-­mort ; de l’autre,
dans ses entretiens avec Philippe Sollers, alors même que ce dernier
l’y pousse, Ponge ne dit mot de ce rapport et se tient exclusivement à
l’évocation de l’Éros qui fait écrire. À l’origine des analyses de Prigent,
il y a donc le constat d’un silence intrigant, ambigu, que l’approche
sémanalytique choisie 8 entend, si ce n’est lever, au moins interroger. Le

8 Pour Prigent, un texte comme le Soleil devance et préfigure ce que formulera et théo-

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titre programmatique, « Le texte et la mort », affiche en effet clairement


une filiation avec les travaux de Julia Kristeva et, plus particulièrement,
avec La révolution du langage poétique, texte déterminant pour l’époque et
publié par Kristeva un an plus tôt. Le programme annoncé est d’ailleurs
suivi à la lettre par Prigent qui s’emploie à patiemment explorer le géno-­
texte du Soleil afin de confirmer, mais cette fois à même le texte, si ce
n’est le déni qu’il croyait entendre dans le silence de Ponge, du moins le
renforcement de « la nuit mortelle et [de] la nuit maternelle en même
temps, où travaille ce que l’on peut appeler pulsion de mort » 9, renfor-
cement que ce silence lui laissait pressentir. Cette lecture du Soleil n’a
cependant pas trouvé, loin s’en faut, l’approbation de Ponge 10. Prigent
le reconnaît d’ailleurs sans détour :

le rationalisme et le puritanisme de Ponge renâclaient fort au « supposé


savoir » de l’outil psychanalytique (il n’avait pas tout à fait tort) et à sa
façon de toucher à la question du « père » – brutalement taboue, pour
Ponge. Il me l’a fait savoir en 1975, lors du colloque de Cerisy consacré à
son œuvre, à l’issue de l’exposé que j’avais présenté sur ce que je voyais
du travail de l’analité dans Le Soleil placé en abyme [sic]. Mais assez ami-
calement encore. Plus ironiquement qu’agressivement. 11

À travers les deux discrètes citations qui, dans « Lucrèce à la fenêtre »,


font signe vers la conférence de 1975, Prigent persiste donc et signe
quelque vingt-­cinq ans plus tard, malicieusement certes, non sans une
certaine ironie, laquelle ne lui permet pas moins de maintenir et affirmer
à nouveau l’essentiel de ses analyses d’alors. À n’en pas douter, quelque
chose de complexe et important se joue là qu’il nous faut patiemment
tenter de démêler 12.

risera plus tard la sémanalyse. Voir Christian Prigent, « Le texte et la mort », Ponge
inventeur et classique, actes du colloque de Cerisy, Philippe Bonnefis et Pierre Oster éd.,
Paris, UGE (10/18), 1977, p. 354. Prigent présente également son travail comme une
expérimentation des analyses proposées par Ivan Fonagy dans Les bases pulsionnelles de
la phonation, texte auquel, on le sait, Julia Kristeva se réfère elle-­même souvent (« Le
texte et la mort », art. cité, p. 376).
9 Ibid., p. 373.
10 Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les réactions de Ponge à la suite de la conférence
(ibid., p. 378-379).
11 Christian Prigent, quatre temps, ouvr. cité, p. 75.
12 Jeu en trois temps qui vont chacun dans le sens d’un approfondissement de ce que

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Les deux citations, d’être prises ainsi dans le flux des paroles que
Lucrèce prononce, se trouvent désormais si proches qu’elles nous
indiquent clairement ce sur quoi Prigent ne revient pas, ou plutôt revient
pour mieux en affirmer à nouveau l’importance dans son approche de
Ponge : le soleil questionne l’autre foyer pulsionnel de l’Éros qui fait
écrire, son envers noir, un envers qui conteste l’unité du sujet jusqu’à
la rompre et la faire éclater en de multiples phases. C’est que pour lui,
comme il s’emploie à le montrer à Cerisy, le Soleil s’écrirait exactement
à l’articulation d’un double foyer constitué, d’une part, de l’Éros qui
fait écrire et, d’autre part, de la pulsion de mort, de la dilapidation
mortelle : tel serait le fondement de l’équation soleil-­mort 13. Ponge
opposerait à cela une sorte de résistance, manifeste par exemple dans
sa manière de différer la publication du Soleil, laquelle relèverait d’un
refus d’entendre parler la mort dans le texte. Cette résistance prendrait
surtout la forme d’une « revendication d’une structure “baroque” et de
sa suturation “harmonieuse”, classique », structure dont le nœud serait
« le motif indécis de l’ellipse » :

à la fois schème essentiel de l’architecture baroque et de ses « surplus »


déformant le cercle classique et « raccourci » rhétorique de la concision
classique ; à la fois tentative de sortie du centrage « bouclé » et court
des textes du « Parti Pris des Choses » par dédoublement parabolique
du centre (du foyer) et blocage de cette tentative dans le « bref ! » de
l’ellipse. 14

Le Soleil serait donc le moment d’un double et simultané mouvement


de déblocage du sémiotique et de réglage d’une nouvelle clôture de celui-­ci
aussi bien au niveau des significations que des dispositifs rhétoriques. Cela
ne signifie surtout pas que le texte de Ponge opérerait simplement un choix
entre le sémiotique et le symbolique, le pulsionnel et le thétique, la raison
et la réson. La dialectisation du symbolique et du sémiotique empêcherait

Prigent percevait dans le silence intrigant de Ponge. Trois temps qui sont donc trois
textes : « Le texte et la mort » (1975) ; « L’objeu et son homme » (CM, 1991) ; « Lucrèce
à la fenêtre » (SA, 2000).
13 C’est bien cette capacité de dépense et de dilapidation symbolique qui fait du Soleil,
aux yeux de Prigent, un texte « remarquablement neuf » qui accueille en son sein le
« retour des frayages » du sémiotique (« Le texte et la mort », art. cité, p. 356).
14 Ibid.

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en effet d’éradiquer l’un au profit de l’autre et impliquerait de les tenir


ensemble, ce à quoi tenterait d’abord de répondre un dispositif comme
l’objeu qui risquerait l’ouverture à ce qui déborde de toutes parts le sym-
bolique, à cette dilapidation sémiotique de l’organisation symbolique qui,
d’une part, trouve son origine dans une énergie sauvage du corps toujours
inadéquate à la Loi et, d’autre part, sa positivation dans une oralisation
vocalique. Le Soleil apparaît ainsi comme le lieu d’une extrême tension
entre un dispositif rhétorique qui assure au symbolique une position forte
et l’incessante pression des charges pulsionnelles. Cependant, et c’est là
sans doute l’un des points essentiels de la lecture de Prigent, l’objeu se
lasserait vite de supporter une telle tension, de risquer une telle ouverture :
le texte qui mobilise la charge sémiotique et se soumet à sa pression ne
tiendrait qu’au prix de multiples censures que donneraient à entendre les
appels répétés de Ponge au raisonnable, au contenu, au classique, en un
mot, à l’harmonisation de la réson par la raison. Cette censure reviendrait
plus précisément à élider l’un des deux pôles de la poussée sémiotique,
à mettre sous scellés en l’occurrence l’articulation de la pulsion de mort
et de la pulsion scatologique. C’est dans « La nuit baroque » 15 que cette
censure serait la plus forte, laquelle voilerait à force de déguisements
métaphoriques et de mots-­écrans une présence pourtant très active de la
pulsion de mort. Tout le travail de Prigent consiste alors à montrer que
cette pulsion réprimée fait retour dans des traces, des résidus manifestes
aussi bien dans des effets phoniques, lexicaux que syntaxiques 16. Tout
ce qui demeure irréductible au langage, parce qu’il lui est hétérogène et
que l’on peut nommer matière ou corps ronge, attaque, si l’on peut dire,
la surface textuelle. Nulle maîtrise ne saurait complètement contenir
cela, et c’est bien à ce constat que le sujet du Soleil, malgré les efforts qu’il

15 « La nuit baroque » est l’avant-­dernière section du Soleil.


16 Bien que voilée, sans cesse dissimulée, l’articulation pulsion de mort / pulsion scato-
logique trouve des représentations qui résistent, parce que « décalées et énigmatiques
(sémantiquement étranges, phoniquement saturées) », à « la boulimie de sens qui
gouverne la lecture » (« Le texte et la mort », art. cité, p. 369). Ce sont bien de telles
résistances que s’autorise la lecture de Prigent. Sans elles, une telle lecture ne viendrait
pas même à l’idée. (Pour l’analyse des effets lexicaux, phoniques et syntaxiques qui
représentent, sans pour autant la figurer, la pulsion de mort, nous renvoyons princi-
palement aux pages 359 à 368 du « Texte et la mort ».)

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déploie pour préserver son unité, doit finalement se résoudre. Ce sujet


n’est pas dans la maîtrise du jeu qu’il entend instaurer, il ne se trouve pas
là où il se cherche mais apparaît au contraire dans les failles où le mal, la
mort ou encore le corps prennent l’initiative. Un tel sujet apparaît ainsi
à Prigent comme un sujet hors-­de-­lui, un sujet hors sujet, sans place
assignée, toujours déplacé, qui perd la maîtrise à mesure qu’il la cherche.

Goût vs clinamen
Il y a du jeu : clinamen. (SA, p. 22)

Une quinzaine d’années plus tard, les conclusions auxquelles aboutissent


les analyses de 1975 constituent le point de départ de l’importante synthèse
publiée dans les pages de Ceux qui merdRent. Repartant donc de la présence
décelée d’une volonté censurante agie par une angoisse de mort et dont
le silence ambigu de Ponge était en quelque sorte le premier symptôme,
Prigent tente désormais de remonter aux causes profondes qui, en forçant
l’auteur du Soleil à vouloir assurer et renforcer la clôture du symbolique,
conduisent finalement à l’obturation de l’objeu. Il s’agit alors pour lui,
non seulement, de nommer et mieux comprendre ces causes, mais aussi
de montrer comment elles vont peu à peu se constituer en un système
qui expliquera la trajectoire politique et idéologique du poète.
Dans cette perspective, Prigent revient d’abord sur la double instance
qui préside à l’écriture de Ponge, à sa volonté d’instituer une langue :
objeu et objoie ; travail et jouissance ; labeur et éros qui fait écrire, tout
cela fonctionnant ensemble en vue de fonder le dictionnaire d’une autre
langue, d’une langue débarrassée « des oripeaux du poétique convenu »
(CM, p. 88). D’un côté, donc, la recollection et l’auscultation patiente
d’un matériel lexical dont le poète sonde et exploite la profondeur éty-
mologique ; l’examen minutieux de l’histoire d’une langue qui recèle les
traces d’une expérience du réel ; le rapprochement et la confrontation de
plusieurs codes 17. De l’autre, une part faite à l’inconscient qui donne libre

17 Il y a, chez Ponge, « sans cesse frottements de plusieurs codes (le vocabulaire de la science
et de la technique venant relayer et trouer l’homogénéité du langage littéraire) » (CM,
p. 89).

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cours à ses « trouvailles » (p. 89) étymologiques, ses jeux de mots, met


en œuvre « une sorte d’étymologisme sauvage ». Ainsi, à l’exploration
diachronique des strates sémantiques se mêle sans cesse l’exploitation
synchronique « des contiguïtés paronomastiques ». De ce jeu cependant
une part de la langue semble exclue. Une certaine bassesse, une certaine
grossièreté, le laid, l’argot, le malséant, tout cela est évacué, gommé en
quelque sorte dans le travail de Ponge comme le signale Prigent qui, on
le voit, ne tarde pas à retrouver les résistances qu’il décrivait à Cerisy :
Il y a là une sorte de détermination valorisante, qui vide du langage
besogné tout un registre qui ne relève pas d’un niveau de langue impli-
citement posé comme noble et dont un certain goût est juge. Cette déter-
mination court au travers de toute l’œuvre, lui assurant d’ailleurs en
un sens sa place dans la lignée « classique » qu’elle revendique : les pages
essentielles du Pour un Malherbe en témoignent abondamment. (p. 90-91)

La notion de goût, qui n’apparaît pas dans la conférence de 1975,


occupe désormais une place centrale dans les analyses de Prigent, au
nom même de l’extrême ambiguïté qui lui est liée. C’est que cette notion
mettrait un mot sur le double mouvement de déblocage et de clôture
simultanés dont Prigent décelait les traces dans le Soleil dès sa confé-
rence de 1975. Le goût en serait la version ou l’explicitation théorique
et, l’érigeant à la fois en valeur et système, le renforcement affiché et
assumé. Instance judiciaire, le goût opérerait en effet un tri dans la langue
qui entraînerait une valorisation du registre noble mais aussi d’un cer-
tain langage populaire. L’adjectif souligne les effets d’une soustraction
qui ne serait pas tant opérée au nom de principes objectifs que dictée
par les obsessions, les phobies, les manies, ou encore les inhibitions du
poète. À travers cette notion, Ponge tenterait de penser un équilibre
entre les paroles réglées par les lois édictées du symbolique et la poussée
sémiotique qui les taraude en affirmant la subjectivité de qui écrit ; il
chercherait la formule d’une « harmonie réussie, équilibrant, sans les
forclore, les charges pulsionnelles sans l’instance desquelles écrire n’a
pas lieu » (p. 92). La dimension subjective du goût soumettrait le poète
à la dictée d’un inconscient apparenté à une « source érotique de forces »
(p. 93) : le goût se situerait exactement « dans l’entre-­deux qui clive celui
qui parle », révélerait donc l’inconscient du poète. Et c’est bien à partir
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de son « organisation pulsionnelle » que s’origine « l’énergétique de ses


interventions censurantes » qui opère « contre (quelque chose) et à partir
de, ou au service de (quelque chose) », en l’occurrence, pour Ponge, et
dans Le Soleil placé en abîme, l’obsession anale. L’ambiguïté de la notion
renverrait ainsi à la restriction sévère de l’ouverture un temps risquée par
l’objeu, restriction que Prigent tenterait de conjurer dans « Lucrèce à la
fenêtre » en se réappropriant la notion d’objeu par un subtil glissement
vers la notion de clinamen, telle sera du moins notre hypothèse :

Soit : l’Ob-­jeu.
Il y a du jeu : clinamen.
Ça dévie, ça bouge, ça change, ça penche, ça écrit – subter labentia
signa. (SA, p. 22)

Le jeu ne tient plus à l’objeu que par un fil – en l’occurrence un


tiret – aimanté qu’il semble être par le clinamen qui l’attire vers un jeu
où le jeu n’aurait d’autre raison d’être que celle d’excéder les censures du
goût, ou du moins de le tenter. L’enjeu majeur du rapprochement entre
le clinamen et le style serait en effet d’ouvrir à nouveau une voie ouverte
mais presque aussitôt refermée par Ponge ; d’exiger cette ouverture trop
tôt restreinte et qu’avait laissé seulement entrevoir l’objeu ; de remettre
du jeu dans le jeu d’un ça qui dévie, bouge, change, penche, écrit et qui,
du même coup, réintègre le pôle pulsionnel que répriment aussi bien
les appels répétés de Ponge à la rigueur classique que sa soumission à
un goût qui permet d’ériger cette rigueur en système. Une position est
prise ; une place est occupée. C’est que le clinamen comprend le goût.
Le goût est un clinamen appauvri, qui n’a pas tenu jusqu’au bout le
jeu infiniment ouvert par l’absence exigée et revendiquée de signifié
transcendantal. Le jeu du goût est en partie truqué et tronqué ; il dévoie
les propres allégations de Ponge en réintroduisant subrepticement ce
« signifié antérieur : dit supérieur ou transcendant » qu’il rejette par
ailleurs fermement, son absence étant une condition sine qua non pour
qui voudrait tirer tous les effets possibles de la matière signifiante : le
goût est bien un clinamen dévoyé et peureux.
Pour Prigent, l’enjeu théorique se double donc d’un enjeu straté-
gique. Ce sont bien ces deux niveaux qui, selon nous, travaillent sou-

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terrainement « Lucrèce à la fenêtre ». Deux niveaux, deux enjeux qui,


apparaissant subtilement entre les lignes du poème, n’en manifestent
pas moins une volonté de dépassement de Ponge, laquelle se situe essen-
tiellement sur le terrain politique et idéologique.

Climax, clinamen
Le clinamen est le style […]. (SA, p. 21)

Les interventions censurantes du goût sur le pôle pulsionnel qu’il exclut


se manifesteraient par une hygiénisation de la besogne des mots et de
la langue que cette besogne produit. C’est alors un certain corps qui
parle. Et ce corps, le corps parlé de Ponge, s’arrêterait exactement là où
commencent les censures du goût : il s’inventerait dans la liberté que le
libre jeu de l’objoie s’autorise avec les discours du savoir, s’engendrerait à
même la complexité étymologique et sémantique que révèle la besogne
des mots, mais trouverait aussi sa limite là où précisément cette besogne
cesse, au seuil d’un lexique bas, argotique, ignoble, et ce quoi que puisse
en dire Ponge lui-­même 18. Le refoulement de la langue opéré par le
goût entraîne inévitablement un refoulement du corps et du sexe dont
plusieurs indices donnent le ton 19. Un corps tend à disparaître : le corps
bas, ce corps « béant, noir, primaire, anal, dilacérant et incentrable »
dont Prigent montrait dès 1975 le constant effleurement dans le Soleil ;
« le corps boursouflé et pulvérisé du baroque ». L’équation est alors la
suivante et sa logique se veut implacable :

C’est d’un certain compte-­tenu des mots (du compte-­tenu privilégié de


certains mots) que relèverait l’amuïssement d’un certain parti pris du
corps et que se dessinerait une certaine vision héroïque et hygiénique
de l’homme. Si le corps s’engendre à même la langue, ce qui s’énonce

18 Pour Prigent, et malgré les affirmations répétées de Ponge, « l’appel au langage com-
mun, voire grossier (“boueux”), se corrige de ce qu’il est posé comme un manque,
une insignifiance, un moins-­que-­rien de la signifiance » (CM, p. 94).
19 Prigent cite, par exemple, « la correction de “con” en “cœur” » (ibid., p. 96) dans la
deuxième version du Jeune Arbre, « la liquidation du grossier comme “manque” » ou
encore « la valorisation de la tension sexuelle phallique » partout présente dans Pour
un Malherbe.

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de ce corps engendré dépend de ce qui s’énonce et ne s’énonce pas dans


la langue, de la langue qui énonce, de son « registre », de la « besogne »,
à laquelle on la soumet. (CM, p. 96)

Le privilège accordé au détriment d’autres à certains mots engendre


un certain corps : l’absence de certains mots éclipse peu à peu ce corps
que le Soleil laissait entrevoir et que Pour un Malherbe aurait entre autres
tâches de recentrer « sur la tension “classique” ». Cet effort crispé en
direction d’une telle tension, cette retenue sévère qui affecterait la langue
et donc aussi le corps, Prigent les décèle aussi dans le privilège accordé
par Ponge à la vue et à la confrontation avec le visible. Cette préférence
marquée pour la vision apparaît incidemment à Prigent comme une
manière de maintenir le monde dans une distance certaine et d’éviter
de « s’y perdre, corps et bien » (p. 96). La tension et la retenue qui carac-
tériseraient la vision de Ponge sont alors au cœur des analyses de Prigent
qui, pour mieux en comprendre les ressorts, comme il l’avait déjà fait
en 1975, s’attarde longuement sur « La Nuit baroque » en lui accordant
une nouvelle fois une place centrale et déterminante. Le passage opéré
dans cette nuit du point d’aveuglement unique et sidérant du soleil aux
milliers d’étoiles d’un monde pluralisé serait une allégorie du complexe
d’attraction et de répulsion qui, chez Ponge, caractériserait le rapport
à l’inconscient et à la mort. Il y aurait au cœur de cette allégorie une
manière de renversement décisif : « la plongée dans la nuit éclipse le
terrifiant aveuglement que représente le soleil comme menace castra-
trice » (p. 101). Prigent interprète ainsi la multiplication des étoiles de
cette nuit comme une multiplication d’yeux qui conjure la menace
d’aveuglement par le soleil, unique étoile, et « évite symboliquement la
crevaison castratrice de l’œil unique qu’éblouit le soleil » (p. 102). Les
raisons qui motivent une telle interprétation sont doubles. D’une part,
le lien entre le fantasme de castration et l’œil crevé est dit explicitement
par Ponge dans la relation d’un souvenir d’enfance 20. D’autre part,
après avoir rappelé le rapport substitutif établi par Freud entre l’œil
et le membre viril, mais aussi comment ce dernier percevait dans le

20 Voir CM, p. 103.

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redoublement du symbole génital un indice de l’expression du fantasme


de castration, Prigent peut avancer en effet, en toute bonne logique
freudienne donc, que la multiplication des étoiles est bien une manière
de réponse aux angoisses que génère ce fantasme – étant entendu que,
dans cette perspective, l’étoile, l’œil et le membre viril s’équivalent.
Arrive enfin le point nodal de toutes ces analyses qui renvoie au début
du « Soleil toupie à fouetter (II) » où Prigent croit déceler une « sorte
d’allégorie masturbatoire » (p. 105) :

Le Soleil, la main ouverte : aïeul prodigue, magnificent. Semeur.


Semeur ? Je dirais plutôt autre chose…
L’imposition de ses mains fait tout se bander : cintre (rend convexes)
les surfaces, fait éclater les cosses, s’ériger les tiges des plantes, gonfler
les fruits.
Sa seule apparition, sa seule vue hâle, fait rougir ou blêmir, défaillir,
se pâmer.
Sous sa chaude caresse, ce vieillard prodigue abuse de ses descendants,
précipite le cours de leur vie, exalte puis délabre physiquement leurs
corps.
Et d’abord les pénètre, les déshabille, les incite à se dénuder, puis les
fait gonfler, bander, éclater ; jouir, germer ; faner, défaillir et mourir. 21

Cette allégorie, qui révélerait une « curieuse instance homosexuelle »,


permettrait de mobiliser l’attention sur un phallus hypostasié et de détour-
ner le regard de ce qui ne se regarde pas en face : « Le soleil, la mort, la
femme, ça ne peut pas se regarder en face et l’espace du visible, puis l’espace
du dicible sont saturés par une masculinité omniprésente » (p. 105). Se
constituerait alors avec le Soleil ce que Prigent nomme : la « Fable de
Francis Ponge », laquelle ponctuerait la trajectoire d’ensemble de l’œuvre
et en révélerait, après coup, une trouble cohérence. Résumons. Avec le
Soleil, le réel, d’abord appréhendé par Ponge comme une patrie, une sorte
de Père affectueux et viril, devient plutôt féminin. L’opération du poète
qui consistait à arracher à ce Père taciturne quelques bribes de langage
se mue « en conquête (œdipienne ?) de cette féminité » (p. 108). Cette
vision incestueuse engendre une angoisse qui à son tour produit « l’icône

21 Francis Ponge, Le Soleil placé en abîme [1954], Œuvres I, Bernard Beugnot éd., Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1999, p. 783-784.

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d’une patrie, l’idole d’une stature paternelle [puisque] l’enjeu patriotico-­


paternaliste a fait consister la “besogne des mots” dans un pathos de
langue “nationale” ». Ponge devient alors, sous l’œil exorbitant de ce
Père, un Père à son tour, un père « prêt à fonder son École et à marcher
triomphalement sur les chemins d’une “Nouvelle Civilisation” ». Prigent
mène ainsi à terme ses premières impressions en décrivant un système
qui permet de récuser le négatif, d’assurer l’unité du moi, de canaliser
et recentrer la prolifération de l’écriture, de « positiver les perspectives
d’avenir » et d’« obturer le vide tragique » (p. 107) en se soumettant à
« la Loi du Père (père réel, père spirituel, père rhétorique) 22, fondatrice
d’un socle symbolique engagé alors, par la suite, dans une ossification de
plus en plus caricaturale ». Le Soleil serait donc un clinamen 23 de l’œuvre
pongienne, un point de déclinaison à partir duquel l’œuvre suit une pente
qu’elle ne quittera plus, pente perverse qui (ironiquement ?) consiste à
empêcher autant qu’il se peut toute nouvelle déviation : le goût pour
bloquer le clinamen, arrêter le mouvement.

Un humaniste
Les mots les bouées (SA, p. 21)

Il y a chez Ponge, et dès Le Parti pris des choses, un rapport au réel qui,
en quelque sorte, prépare et annonce une certaine vision de l’homme
que la poésie aura le double rôle de déterminer et d’incarner 24 ; quand

22 Respectivement le père de Ponge, Paulhan et Malherbe.


23 Prigent décrit très exactement un clinamen de Ponge quand il écrit pour conclure :
« Là est sans doute le point d’origine de la déclinaison » (CM, p. 105).
24 Cette volonté est perceptible par exemple dans l’extrait suivant : « Je veux fortifier
les jeunes hommes dans leur confiance en eux-­mêmes et dans la beauté du monde »
(Francis Ponge, Nouveau nouveau recueil II, Œuvres II, Bernard Beugnot éd., Paris, Gal-
limard [Bibliothèque de la Pléiade], 2002, p. 1186). Ou encore dans ces lignes où cette
volonté trouve pleinement à s’incarner dans le communisme : « Comment me serais-­je
refusé au seul parti qui se propose la perfection (une société parfaite) et y emploie les
moyens de l’art : seul donc à respecter l’avenir (et dans le présent, l’avenir) ? » (ibid.,
p. 1380). Citons enfin ces lignes de La Rage de l’expression : « La naissance au monde
humain des choses les plus simples, leur prise de possession par l’esprit de l’homme,
l’acquisition des qualités correspondantes – un monde nouveau où les hommes, à la
fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et
politique » (Francis Ponge, La Rage de l’expression, Œuvres I, ouvr. cité, p. 406).

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Ponge évoque « ce qu’il appelle alternativement le monde ou les choses,


écrit Prigent, il évoque certes leur “mutité” (leur défi à la parole) mais
aussi leur “profondeur substantielle”, leur “variété”, leur “harmonie”,
voire leur “perfection positive” » :
L’impression subjective que donnent, globalement pris, les textes du
Parti Pris ou de La Rage de l’expression est celle d’un monde matinal et
« printanier » (comme disait Char à propos de Ponge, justement), frais et
léger, lumineux et propret, héroïque et nettement découpé. (CM, p. 85)

Après la Seconde Guerre, et bien que soit révolu le temps des espoirs
fondés sur des utopies politiquement cadrées 25, au premier rang des-
quelles le marxisme, n’en demeure pas moins chez Ponge la vision
utopique d’un homme futur et purifié, amélioré par la poésie 26. Puisque
le mal, le négatif, est dans la société 27 et l’histoire, rien n’est donc irré-
versible, tout peut toujours changer, tout peut toujours aller mieux :
l’homme est « rachetable ». Mais ce rachat suppose un « certain refus
d’entendre le tragique » (p. 81), une manière de résister au pourtant
inéluctable retour de « l’infigurable réel » :

L’insensé du monde, la profonde poussée inhumaine en nous ne nous


laissent jamais en paix dans un angélisme qui reconstruirait un sens pour

25 Ponge pouvait l’exprimer de la manière suivante en 1941 : « Bien entendu pour moi
la formule “Ni Dieu, ni Maître” est valable dans tous les domaines, surtout la méta-
physique. En politique j’accepte pour maître la société humaine, une fois qu’elle
sera constituée harmonieusement et, jusqu’alors, le parti qui tend à aboutir à cette
constitution heureuse » (précisons que Ponge parle ici du parti communiste ; Francis
Ponge, Nouveau nouveau recueil II, Œuvres II, ouvr. cité, p. 1182).
26 Par exemple dans cet extrait d’un texte consacré à Braque : « Mais les artistes (et les
révolutionnaires) changent le monde. Ils changent la demeure humaine. Ils changent
la nature, la société et l’homme lui-­même. C’est, me dira-­t-on, qu’ils vont, qu’ils sont
dans le sens de l’évolution historique. Sans doute. Ils sont cette évolution, son outil le
plus perçant. Ouvrant des rainures telles que le monde y pénètre après eux » (Francis
Ponge, « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », Le Peintre à l’étude,
Œuvres I, ouvr. cité, p. 138).
27 Rappelons ici les célèbres notes que Ponge dit avoir écrites à 18 ans : « Noté à 18 ans / Je
me rends compte nettement de plusieurs choses : / Que la prétendue personnalité est
un résultat de l’attitude, des “poses”, des momeries. / Que l’homme est un monstre
par rapport aux enfants. / Que la société des hommes est une assemblée sans pudeur
où toutes les hontes s’excusent, c’est-­à-dire s’étalent cyniquement et sans crainte de
représailles impossibles. / Tous les hommes sont dépravés et savent que les autres le
savent : ils n’en éprouvent aucune honte : Société hideuse de débauche » (Œuvres I,
ouvr. cité, p. 1346). Pour un commentaire de ce texte nous renvoyons à Jean-Marie
Gleize, Francis Ponge, Paris, Seuil (Les Contemporains), 1988, p. 152-155.

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la vie et ses luttes sur l’utopie d’une sortie, par la porte du moralisme
humaniste, hors de ce cul-­de-­sac fatal qu’est l’instance du réel. Le réel est
toujours l’absolument étranger aux signes qui visent à le dire. Le réel est
toujours cette totalité « qui fait trembler, qui est tout autre, horrifiante,
et nous donne un frisson sacré » (Bataille). (p. 60)

Certes, Ponge ne peut être simplement réduit aux simplifications


de « l’humanisme positivé » (p. 59), à cette « forme basse, minimale,
sécuritaire » que prend l’exigence de fonder, suivant une expression
de Bataille, « un sentiment plus juste de l’homme ». Ponge excède sans
conteste cette volonté bornée de circonscrire l’homme à une conscience
morale qui se donne pour « la butée absolue des Droits de l’homme ». Il
suffit pour s’en convaincre de se souvenir, par exemple, du début du Soleil
placé en abîme qui, présentant l’homme comme une imperfection parmi
d’autres, affiche le contraire d’un humanisme bêlant qui place l’homme
au centre de la création 28. Mais il n’empêche. Il existe chez Ponge une
manière de pacifier la littérature qui se fonde sur un refus de tout au-­delà
de l’humanisme ou, pour le dire autrement, un refus d’affronter le tout de
l’homme, par où l’œuvre de Ponge n’est pas sans une certaine proximité
avec ce qui, dans l’œuvre de Char, bien qu’elle soit à l’évidence elle-­même
plus complexe que cela, permet le « glissement vers [son] interprétation
benoîtement humaniste » (p. 68), laquelle, pour certains du moins, a
permis d’en faire un emblème très officiel de ce qui se donne comme la
poésie. Les conditions se trouvent en effet réunies dans les deux œuvres
pour qu’un tel glissement soit possible : l’assignation à la poésie d’une
fonction éthique ; « son arraisonnement par le bien d’une responsabilité
civique » ; « le cadrage de l’opération poétique dans une sorte d’utopie
utilitaire ; une entreprise d’« hygiène lustrale » par l’action de la poésie
en vue d’un homme requalifié ; une « obsession projective » ; la croyance
en un « hypothétique au-­delà réconcilié et idyllique qui rejoint le mythe
de meilleurs lendemains » ; l’idée d’un homme nouveau à inventer qui
répond à la vision d’« un homme sans taches » et « l’utopie d’un homme

28 Ou encore, parmi d’autres, cette vision de l’homme pour le moins peu flatteuse :
« L’homme, grand singe vicieux, masturbateur à queue rouge, est fou “naturellement”.
L’esprit, la parole sont des folies, des manifestations de paroxysme nerveux » (Francis
Ponge, Nouveau nouveau recueil II, Œuvres II, ouvr. cité, p. 1179).

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limpide », le tout étant sous-­tendu par « le mythe de l’origine innocente »


(p. 69). Tous ces éléments, plus ou moins présents chez Ponge, éclairent
d’un jour nouveau l’opération censurante du goût dont l’élaboration
coïncide avec l’éloignement de Ponge des positions progressistes et com-
munistes : le matérialisme antique des épicuriens étant peu à peu préféré
à celui de Marx, et « la besogne des mots » se détournant alors de toutes
perspectives idéologiques et révolutionnaires pour s’inscrire « dans la
ligne de fuite d’une “réconciliation” sans déchets maléfiques » (p. 98)
à travers la revendication d’un classicisme viril et rigoureux qui, dans
Pour un Malherbe, côtoie une « étrange crispation morale qui sous-­tend
l’agressivité anti-­homosexuelle » (p. 99) de certains passages du livre,
« l’hypostase de la figure adorée du Père », les « rodomontades natio-
nalistes » du « patriote de la langue française » qui désire une certaine
officialité et, entre autres, « les spéculations sur l’aristocratie, la “race” et
“l’origine ethnique” du poète », voire, à en croire Prigent, bien qu’il faille
alors, comme il le dit lui-­même, faire une part à « la provocation rusée »
(p. 100), les « ronchonnades contre la “banque juive internationale” et
ces petites phrases assassines contre la philosophie “juive”, dont [Ponge]
était coutumier, au moins en privé, dans les années 70 » (p. 99) 29.

Ponge, un double ?
dans les rapides courants de l’air : toi, moi
(SA, p. 20)

Ponge est d’abord le nom de cette trajectoire ; de cette ligne remarquable


que décrit son œuvre, tel un astre sur le fond du ciel, et que Prigent
observe d’un œil singulier. Le nom de Ponge nomme un glissement
progressif vers un certain oubli du moderne. Ponge est le nom d’un

29 Notons ici les nuances importantes et sans aucune équivoque qu’apporte Prigent :
« Certes, il n’y a pas trop à gloser sur des dérapages antisémites où il faut faire la part
(coutumière chez Francis Ponge face à ses spectateurs extasiés) de la provocation rusée.
Certes, il n’y a pas, en tout cas, à bâtir là-­dessus la fantasmagorie d’un Ponge antisémite
et voué alors aux poubelles d’une histoire littéraire elle aussi moralisée – comme on
a pu être tenté de la faire au temps de la Longue Marche “maoïste” le long de la rue
Jacob (à une époque où Ponge avait ses amitiés du côté du “révisionniste” PCF et de
la revue aragonienne Digraphe) » (CM, p. 99-100).

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lent mais entêté reflux ; d’un repli d’autant plus crispé qu’il répond
à l’angoisse ressentie face à l’ouverture vertigineuse de l’objeu ; du
retour inquiet à la Loi de celui que l’effort au style a mis à la portée du
Mal sans qu’il puisse vraiment le supporter. Ponge nomme un retrait.
Mais Ponge nomme peut-­être plus encore une question : ce retrait
est-­il une fatalité ? Ce tardif raidissement répond-­il à une nécessité
profonde qui le rendrait inévitable, inéluctable ? Prigent le dit sans
détour mais entre parenthèses, comme si l’importance de la question
devait être dite sans qu’une réponse puisse encore être apportée : « c’est
dans cette question que réside, pour qui cherche aujourd’hui à penser
la place de la littérature dans le monde, tout l’intérêt d’une réflexion
sur cet ultime “accomplissement” de l’œuvre » (CM, p. 98-99). Avec
Ponge apparaît ainsi une autre figure de l’écrivain : celle du grand
écrivain que travaille une question essentielle mais restée en suspens ;
celle de l’écrivain qui a participé sans conteste aux plus grands boule-
versements du paysage poétique mais qui a fini par reculer devant ses
propres avancées 30 ; celle enfin d’un écrivain qui reste moderne dans
ses postures en gardant, notamment, un sens aigu de la responsabilité
politique de la littérature mais qui, à travers les ultimes réponses qu’il
apporte aux questions que la modernité pose, montre quant à elle une
autre forme d’oubli.
Ne doutons pas alors que, dans le Berlin hivernal où il « cherche
à penser la place de la littérature dans le monde », Ponge apparaisse à
Prigent comme une sorte de double. Ponge est le miroir que Prigent se
tend, et Ponge renvoie à Prigent un reflet inquiétant :
il y a forcément des questions autour de cette ultime ossification morali-
sante et cocoriquée, autour de ces affirmations humanistes lourdement
positivées, autour de cette clôture de ce qui se donnait comme conquête
ouverte, pensée dépassée du négatif, effort de relégation de l’impasse
tragique, autour de ce réinvestissement utopique d’un avenir unanimiste,
après le congé donné au marxisme […]. (p. 100)

30 Ce que ne saurait être Char qui, pour Prigent, demeure une figure convenue du poète,
pratique une langue trop facilement codée comme poétique aussi bien dans le choix
de son lexique que dans son goût pour les analogies, ignore la violence du merde à la
poésie, etc.

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Ponge, le désir et la distance

Comment éviter soi-­même ce raidissement peut-­être inévitable que


l’on constate chez celui que l’on considère comme l’un des plus grands ?
Comment ne pas reculer devant l’ouverture au Mal alors même que l’on
a admis que les conséquences politiques que l’on en espérait encore hier
n’auront pas lieu ? Comment, après la mort des avant-­gardes auxquelles
on a participé avec tant d’énergie, ne pas trahir l’exigence qu’elles incar-
naient en se repliant sur des positions plus convenues, moins déran-
geantes ? Quelle forme donner à cette exigence pour qu’elle ne perde
rien de sa force ? Nul doute que ces questions se posent à Prigent dans
l’hiver berlinois ; nul doute que dans la tentative entêtée d’y répondre
que constitue Ceux qui merdRent Ponge est un interlocuteur très à part,
dont la singularité consiste avant tout dans une irréconciliable contra-
diction, une contrariété irrésolue et sans doute indépassable.

Une intrication
je pense avec ça j’écris
(SA, p. 11)

Ponge nommerait donc une sorte de lent mais sûr glissement vers un
certain oubli du moderne. L’idée sans doute n’est pas fausse. Mais à
condition du moins de la prendre pour ce qu’elle est : un élément, certes
majeur, mais un élément seulement du discours que Prigent s’efforce
de tenir sur Ponge ; un élément qui, à ce titre, dès qu’il est isolé, n’est
rien d’autre qu’une simplification abusive. C’est que Ponge, à en croire
Prigent, est moins une figure que la coexistence tendue, dérangeante de
deux figures irréductibles l’une à l’autre et qui ne cessent de s’inquiéter,
s’interpeller, s’irriter, s’altérer l’une l’autre. En ce sens, ce Ponge-­là
est un défi, celui de parvenir à maintenir ensemble deux pôles qui se
déclinent en de nombreux antagonismes et de tenter précisément de
penser comment ils peuvent coexister, s’influencer sans jamais qu’il
soit possible de les subsumer sous une figure qui parviendrait, si ce n’est
à les réconcilier, à au moins atténuer leur opposition. Chez Prigent,
Ponge est une intrication, pour reprendre une expression de Georges
Didi-Huberman :
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Cerner le réel

Qu’est-­ce donc qu’une intrication ? C’est une configuration où des choses


hétérogènes, voire ennemies sont agitées ensemble : jamais synthéti-
sables, mais impossibles à démêler les unes des autres. Jamais séparables,
mais impossibles à unifier dans une entité supérieure. Des contrastes
collés, des différences montées les unes avec les autres. Des polarités en
amas, en tas, chiffonnées, repliées les unes sur les autres […]. Mais les
plus troublantes intrications concernent l’histoire et la temporalité
elles-­mêmes : tas de chiffons du temps, si j’ose dire. Amas de temps
hétérogènes […]. 31

Et c’est bien dans la mesure où la figure de Ponge apparaît comme


une « intrication non résolutive » 32, une synthèse ouverte, en un mot
un symptôme, qu’elle se donne comme la voie d’accès privilégiée à
la question de la responsabilité politique de la littérature. La figure
que dessine Prigent nous impose en effet de penser des simultanéités
contradictoires, la coexistence de temps différents. Par exemple, pour le
dire plus concrètement, et sans doute un peu brutalement, il s’agit de
penser comment, chez Ponge, le réactionnaire 33 est déjà chez le révolu-
tionnaire, et le révolutionnaire est encore chez le réactionnaire ; comment
à un humanisme anti-­idéaliste s’entremêle un vieil humanisme qui
en bien des points est son exact contraire ; comment, pour approcher
d’une autre manière encore cette intrication, manière qui, quant à elle,
nous ramènera à une opposition plus fondamentale, le législateur est
déjà chez le poète et le poète est encore chez le législateur. Car c’est bien
d’une certaine configuration de la très vieille opposition platonicienne
qu’il est au fond question ici, laquelle conduit à instituer le législateur
en poète dans l’exacte mesure où, de la République aux Lois, la poésie est

31 Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon
Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 201-202.
32 Ibid., p. 274.
33 Nous n’employons ce mot qu’en considérant que Ponge choisit lui-­même de l’employer :
« Me voici, sur le tard, devenu tout à fait “réactionnaire”. Communisme, anarchisme,
démocratisme, etc. me paraissent de l’histoire ancienne : ils le sont en effet pour
moi. Il me paraît effarant, à vrai dire, que l’on puisse encore penser cela (puisque je
ne le pense plus) ; que l’on puisse en être encore, aujourd’hui, à penser cela » (Francis
Ponge, La Table, Œuvre II, ouvr. cité, p. 933). La remarque vaut tout autant pour le
mot révolutionnaire que Ponge emploie dès la fin des années 1920 dans Proêmes :
« Je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète », ce mot
n’ayant pas encore le sens politique et plus concret dont il se verra doté par la suite
(voir Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, ouvr. cité, p. 74-78).

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Ponge, le désir et la distance

finalement apparue à Platon comme le seul véritable instrument poli-


tique et législatif. Plus exactement, le législateur est le poète sur lequel
le poète doit se régler, car lui seul énonce clairement ce qu’il faut dire.
Le poète est non seulement un personnage essentiel de la cité mais il
en est aussi le fondement. Et si sa liberté n’est pas maîtrisée et orientée
par le législateur, ses libres innovations conduisent au règne de la foule
en matière de musique. Instituer la foule juge en cette matière a pour
conséquence principale de toucher à l’intériorité même des citoyens,
de s’adresser à leurs sentiments et de « déboucher sur une absence de
crainte qui induit elle-­même l’impudence » 34. Alors que le respect des
lois était la conséquence du sentiment de la retenue, la subversion en
musique entraîne la disparition de ce sentiment qui garantit la loi. Le
fondement du possible règne de la loi est alors menacé. Et c’est bien
parce que la musique modifie un certain état de l’âme indispensable
au règne de la loi que tout le problème politique consiste à préserver cet
état en cadrant là encore très strictement la création poétique.
À l’évidence, les différentes figures du poète qui apparaissent dans
l’œuvre de Ponge ne pourraient être strictement ramenées à un tel
modèle qu’au prix d’une interprétation hâtive et quelque peu forcée.
Mais il n’empêche. L’obturation de l’objeu que pointe Prigent n’est
pas sans réintroduire, nous semble-­t-il, de manière certes subtile, les
figures inconciliables du poète banni de la cité et du poète législateur.
Si l’on reprend en effet l’idée que le poète condamné dans la République
par Platon est celui qui, entrelaçant et brouillant les instruments, les
voix et les rythmes de manière inconsidérée, ne règle pas son chant
sur la ressemblance avec le Beau, qui « est la base de toute musique,
elle-­même image de la loi fondamentale » 35, alors force est de constater
que l’obturation de l’objeu, si elle ne conduit pas, à strictement parler,
au législateur qui « n’a pas dans la loi cette possibilité de tenir sur un
seul et même sujet deux langages différents » 36, cette obturation s’en
approche au moins, ne serait-­ce qu’en privant le poète de tenir tous les

34 Létitia Mouze, Le législateur et le poète. Une interprétation des Lois de Platon, Villeneuve-­
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 389.
35 Ibid., p. 20.
36 Ibid., p. 22.

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Cerner le réel

langages sur un même sujet. L’important est alors que Ponge rejoint
à un certain degré la structure du dispositif platonicien. Non pas qu’il
associe soudain l’éthique et la politique à l’esthétique, Ponge, à vrai dire,
ne les a jamais dissociées – quitte à dire quelques évidences, rappelons
que l’auteur du Parti pris n’a jamais considéré que la seule vertu de
l’art consistait à donner accès à un plaisir désintéressé et, pour le dire
avec le philosophe, la manière dont la poésie pouvait agir sur l’âme en
influençant et modifiant son état n’a jamais été étrangère à ses préoc-
cupations. Mais si l’obturation de l’objeu annonce le retour de la figure
du législateur, ce retour est au moins perceptible dans trois orientations
qui nous rappellent le propos des Lois : l’arraisonnement de la poésie
par le bien d’une responsabilité civique ; le rôle éducatif qu’elle se voit
assigner ; la question d’un art officiel, bien que les termes soient quelque
peu anachroniques en ce qui concerne Platon, un art qui officie au
service du politique et qui, au moins, rend hommage, dans Nous mots
français, à la Cinquième République instaurée par de Gaulle à travers
l’éloge d’Auguste par Horace, le parcours politique du poète latin offrant
à Ponge la possibilité de s’inventer une parenté prestigieuse avec lui… 37
Disons-­le une fois encore : il ne s’agit pas pour nous de résoudre ni
même d’édulcorer des contradictions. Au contraire. Le recours au modèle
platonicien, comme à tout autre modèle d’ailleurs, n'a d'autre motif
que de mieux déceler la complexité qui se nomme Ponge dans le texte
de Prigent, de creuser ce que cette complexité implique aussi bien que
ce qui la sous-­tend, d’interroger la figure de l’écrivain à laquelle elle
conduit, par exemple dans ce passage où Ponge une nouvelle fois est
rapproché de Char :

Certes, il n’y a pas, chez Ponge, ces amollissements qui donnent aux
derniers poèmes de René Char un côté à la fois attendri et pompier (ne
fût-­ce que parce que les textes de Ponge n’ignorent pas la drôlerie et
l’humour) : L’Écrit Beaubourg, quoi qu’il en soit de ses archaïsmes déli-
bérés et de ses coups de clairon patriotiques, est encore un formidable
exemple d’« homologie de fonctionnement », avec sa construction qui

37 Tout cela a pour contexte historique et politique la période très marquée et très datée
de la guerre froide.

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Ponge, le désir et la distance

refait, selon ses propres moyens verbaux, l’architecture ouverte, exposée,


intestinale du Centre Pompidou. (CM, p. 99)

Qu’est-­ce à dire si ce n’est qu’au moment même où Ponge est peut-­


être le plus législateur, il ne cesse pourtant d’être poète 38 ? Qu’au moment
même où son raidissement légiférant atteint l’un de ses plus hauts
degrés, le langage du poète opère encore, c’est-­à-dire excède la loi à
laquelle l’obturation de l’objeu faisait allégeance ? Et comment penser
la complexité qui advient alors si ce n’est en admettant, là encore, une
coexistence simultanée, et au moins en partie conflictuelle, non plus
seulement de deux figures, mais plus exactement de deux politiques ?
Pris dans la perspective de cet entremêlement fondamental, ce que
l’on a coutume de nommer désormais les raidissements de Ponge 39,
entendons le durcissement, le devenir rigide de ce qui a longtemps été
considéré comme de simples velléités, mais aussi un refus, un repli
crispé, la corde tendue d’une réaction devant les possibilités libérées par
l’objeu, ces raidissements nous questionnent de nouveau. Difficile alors
de les considérer comme de simples accidents, de les marginaliser, afin
de mieux les banaliser, en les justifiant d’une part d’excès, de désespoir
ou de provocation. La question est sans doute moins de savoir ce qu’ils
signifient que ce qui les annonce, les permet, les développe et les nourrit.
Question qui ne les réduit pas à de bizarres mais finalement négligeables
et inoffensives excroissances de l’œuvre mais les rattache au contraire,
et indéfectiblement, à ce qui fait, à part entière, sa singularité. Ques-
tion qui, par ailleurs, nous invite à questionner notre propre mode de
questionnement de l’œuvre dans la mesure même où elle s’autorise du
refus de valoriser ponctuellement tel élément au détriment d’un autre
et perturbe ainsi la logique exclusive qui assure la cohérence de toute
volonté d’interprétation. Il ne s’agit pas alors d’affirmer que Prigent
n’interprète pas Ponge – sa lecture psychanalytique du Soleil, inutile de
le dire, est une interprétation au sens fort du terme. Mais sa lecture est
soucieuse de faire coexister, dans le même temps, plusieurs interpréta-
tions, ce qui, nous semble-­t-il, crée un surplus de sens qui, précisément,

38 Le sens du mot renvoie bien à celui qui est chassé de la cité au livre X de la République.
39 Expression que l’on retrouve aussi bien chez Gleize que Prigent.

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Cerner le réel

finit par faire lacune. Il y a là une manière de lire Ponge qui rejoint une
volonté, très politique pour le coup, de résister à la demande de Sens, de
remettre en jeu et entre ses lecteurs le sens de Ponge, qui nous ramène
aux développements que Nancy consacre à la démocratie dans son arti-
culation à la littérature. Entendons par exemple : « La démocratie n’a pas
de figure, ou bien sa figure passe infiniment la figure » 40. Ce qui pourrait
nous aider à formuler une exigence de lecture : que la singularité d’un
écrivain, Ponge en l’occurrence, ne soit pas préférée à une figure ; que
toute figure convoquée affronte toujours un reste qui la complique et
l’excède ; qu’un reste in-­appropriable ne cesse d’inquiéter ce qui est dit.
À revoir les choses autrement, il n’y a peut-­être pas plusieurs figures de
Ponge chez Prigent, mais une seule. Une figure qu’il ne faudrait plus
entendre comme une figure visible, imaginable, représentable ou repré-
sentée, mais une figure entendue comme schème. C’est ce schème de
mise en forme que nous voulons désigner en parlant d’intrication. Une
figure qui ménage toujours un certain flottement du tracé, qui expose
les contrastes et les brisures, comprend une incertitude et un suspens où
résiste la singularité ; une figure qui fait foisonner, proliférer les figures.
Sur un plan plus pragmatique, une telle approche offre un choix : celui
de ne pas choisir exclusivement, de convoquer Ponge encore et toujours
pour sortir de l’idéalisme, et résister à l’humanisme qui lui est lié, tout
en ne cessant d’être inquiété par cet autre Ponge qui lentement, mais
irrémédiablement, y ramène – l’enjeu étant de penser cet irrémédiable,
de l’affronter en le questionnant le plus qu’il se peut.

Une dernière fois, la souveraineté


vivida vis animi pervicit (SA, p. 17)

Il est cependant des figures moins équivoques que celle de Ponge, et à cet
égard moins inquiétantes. Des figures qui sont donc moins des sortes de
miroirs que d’idéals – de ceux qui font tenir, auxquels il faut s’efforcer

40 Jean-Luc Nancy, « Hors colloque », Figures du dehors. Autour de Jean-Luc Nancy, Gisèle
Berkman et Danielle Cohen-Levinas éd., Nantes, Cécile Defaut, 2012, p. 526.

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Ponge, le désir et la distance

de se tenir. Le Beckett que décrivent les pages d’Une erreur de la nature


est de celles-­là, et l’est même comme nulle autre ne saurait l’être.
Dit autrement : son œuvre est « impeccablement “tragique” » (EN,
p. 131) – inlassablement elle creuse cette vérité que nous ne sommes
pas au monde tandis que le monde est notre seul lieu. Et alors même
qu’elle s’écrit dans un contexte où le point commun des différents
humanismes 41 qui voient le jour consiste à édulcorer la radicalité du mal,
cette œuvre ne cède jamais à la moindre tentation de « sortie hors de
l’impasse tragique, aucune échappée lénifiante vers le Ciel des illusions
qui croient avoir de l’avenir : les utopies politiques, par exemple » (ibid.).
Beckett maintient la « vérité tragique » (p. 133) ; il est, en d’autres mots,
souverain. Rarement en effet Prigent aura évoqué aussi précisément ce
que recouvre pour lui ce mot que dans l’extrait qui suit :

Ainsi le rire de Beckett rompt-­il l’ultime croyance : la croyance au Tra-


gique comme vérité philosophique qui aurait le dernier mot sur tout.
Rire du dernier mot c’est dire qu’il n’y a pas de dernier mot et que la
chance s’ouvre pour tous les mots insoumis à la maternelle momie.
Cette vérité roborative nous emporte, quand nous lisons Beckett. (p. 134)

Le rire de Beckett dit aussi Prigent est « une gaité arrachée au noir,
une énergie qui allège », un décollement 42. Il n’y a pas de dernier mot.
C’est cette vérité que décèle ce rire ; c’est à elle que ce rire permet de se
tenir. Au fond de la vérité tragique où nous mènent ses personnages,
Beckett trouve grâce au rire le souffle d’une « liberté » ultime. Le senti-
ment unique d’une légèreté telle qu’elle ne peut apparaître que détachée
sur le fond d’un tragique vécu jusqu’au bout, sentiment si unique que
pour le dire Prigent propose de redonner un sens au mot âme :

Cette âme nous détache de la contemplation morose (hypocondriaque)


de la stupidité des choses, de l’accablante in-­signifiance du monde, du
désarroi de l’être. Elle ouvre un temps de répit, un espace où souffler un
peu. (p. 135)

41 Voir EN, p.131-136 (notons sans surprise que l’humanisme de Ponge est alors cité).
42 Et il faut se souvenir ici du rire de Queneau, de Cadiot, de Verheggen et de tant d’autres.
Non pour les confondre, mais pour noter combien le rire est parmi les objets qui ne
cessent d’occuper la réflexion de Prigent.

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Cerner le réel

Le tragique même ne résiste pas à l’énergie que le rire libère. Acquies-


cer sans rire au tragique serait reculer devant le trou béant du réel. Ce
serait une ultime soumission, une manière ultime de mettre un mot
là où précisément tout mot fait défaut. Et ce n’est sans doute pas un
hasard si apparaît alors dans le texte de Prigent un vocabulaire sinon peu
usité : « Le rire à la Beckett, écrit-­il, est un spiritueux spirituel », relève
d’une « spiritualité dissolvante ». Le rire est cette énergie du négatif qui
nourrit la vie d’un esprit sans cesse ramené à cette vérité qui hante toute
vérité, cette vérité de toute vérité : « il y a quelque chose d’inqualifiable,
d’indéterminé, de suspendu, de vide, au cœur du rapport que les parlants
entretiennent avec le monde, avec leur corps, avec les autres » (p. 143).
Cette spiritualité (dissolvante) trouve sa communauté (absente). Aimer
le rire de Beckett, rire avec lui, c’est aussi rire avec d’autres, rire avec
ceux pour qui il ne saurait y avoir de communauté qui ne rejoue sans
cesse ces tensions entre possible et impossible :

Un trou dans la communauté, qui rend la communauté à la fois impos-


sible et possible. Un vide qui rend la communauté intolérable et qui
pourtant lui donne l’élasticité, la porosité sans quoi toute communauté
serait panoptique, carcérale et totalitaire. (p. 143)

Communauté qui relève sur un autre plan d’une autre tension que
Beckett a choisi délibérément d’assumer en donnant « à sa fort incivique
œuvre un rôle explicitement civique (en choisissant le théâtre, la télé-
vision…) ». Civisme incivique aux antipodes de celui de Ponge, mais si
proche de celui que Prigent ne cesse de chercher depuis la chute du Mur.
Civisme du rire, de l’absence de dernier mot ; civisme d’une communauté
qui a pour exigence de ne jamais faire communauté ; civisme d’un sujet
qui refuse de « s’annuler comme sujet libre » (p. 145) et qui sait en toute
conscience que sa seule issue est de sortir de la langue « par le dedans ».

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de ux i è me pa rt i e

Lectures

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Tenir à deux mains

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chapitre 7

Prendre conscience

Argument. L’injonction de « tout dire » que formule Sade oblige Prigent. Si


bien que celle-­ci constitue pour lui un défi fécond, lequel nourrit à la fois son
désir d’écrire et sa capacité d’inventer des formes pour le faire. Certains livres
incarnent plus spectaculairement que d’autres la volonté de répondre à cette
injonction, au premier rang desquels Ce qui fait tenir. Un tel livre révèle une
manière d’écrire que sous-­tend la recherche d’une constante tension entre un
effort de rationalisation et la volonté d’enregistrer la pression d’une différence
non verbalisée. Ce qui fait tenir montre ainsi une subtile alternance entre
le cadre rationnel que construisent les proses et la tentative de débordement
que veulent en opérer les poèmes. Les relations et les articulations que Prigent
instaure entre eux cherchent enfin à produire une singulière lucidité du lecteur
qui engage ensemble savoir et sensation. À cette lucidité plusieurs éléments et
motifs sont liés : la recherche d’une clarté difficile ; un certain impressionnisme
poétique ; une économie du désir et de la distance qui détermine des modes de
lecture que nous nous proposons de décrire. Ce qui fait tenir esquisse l’image
d’un écrivain qui sait faire avec l’imprévisible, l’irrationnel ou le hasard qu’il
provoque. Non pour saisir l’insaisissable, mais pour mieux saisir qu’il y a de
l’insaisissable. Le livre est en ce sens une machine à capter ce qui détermine
l’éthique, l’esthétique et la politique qui sous-­tendent la littérature telle que
Prigent la pense et l’espère.

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Cerner le réel

Un cadre, un creux

Et d’abord ce rappel, rapide : la poésie se situe au cœur d’une irréductible


contradiction qui structure l’être parlant. Cette contradiction engage
la poésie sur la voie de la communication telle que Bataille l’a pensée.
Corollaire : qui veut faire œuvre littéraire doit inventer des dispositifs
où « l’homogénéité de la pensée accepte de se laisser déborder par la
violence de l’expérience et la “poétique” qui la prend en charge » 1. À qui
écrit une proposition est faite, et un défi lancé : « mener de front la quête
des solutions formelles (des proses phrasées, des poèmes découpés, des
performances orales…) et la rationalisation théorisée de ces solutions » 2.
Cette gageure, on le sait, relève d’un principe général : celui d’une œuvre
qui se lit à deux mains. Laquelle parfois donne lieu à des livres qui, plus
frontalement que d’autres, tentent de produire cette lecture :
[Des livres] dont la composition même voudrait mettre en tension (et
donc laisser se détruire l’un par l’autre) la puissance du négatif à l’œuvre
dans les scansions poétiques et la relève positive de cette puissance par
l’exercice qui la fait travailler l’échange rationnel. 3

Au premier rang desquels, écrit en 2005 : Ce qui fait tenir (CQFT).


Livre dont le programme est énoncé en quelques lignes et sans détour
en quatrième de couverture :

Soit un effet de cadrage (analyse, théorie) ; et, en creux dedans, justifié


par et le tenant ouvert, l’ironie d’un noir lumineusement opaque (poé-
sie). L’un avec et contre l’autre, indissolublement. Petits mouvements
d’écriture dans ce dispositif alterné. Pour voir comment ça marche. Et
ce que ça dit du complexe de nommable et d’innommable dit expérience.
Scénario : 1) ouverture (peinture et poésie : Daniel Dezeuze et Paul Scar-
ron) – 2) bref acte en vers – 3) intermède : Paul Verlaine et les mères
– 4) final voix off pour dénouer.

Analyse et théorie cadrent. Cinématographiquement : elles déli-


mitent un champ en fonction d’un angle choisi. Cognitivement : elles

1 « Retour à Bataille ».
2 « Questions de poésie », 2010.
3 Ibid.

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Prendre conscience

assignent des limites à ce qui est proposé à la réflexion. Ce faisant, et


dans les deux cas, elles dessinent dans le cadre un creux, montrent ce
qui dedans n’est pas dit – la poésie. Le cadre et son creux, c’est ce que le
livre veut tenir ensemble dans une visée ouvertement expérimentale :
pour voir comment cela fonctionne, et comprendre ce que cela révèle
des rapports entre langage et sensation. Dès lors, une trame est détaillée
à l’aide d’un vocabulaire (ouverture, acte, intermède, final) qui fait
aisément glisser de l’idée d’un scénario à celle d’une scénographie,
laquelle suggère que le livre est à voir comme une scène – pour mieux
dramatiser peut-­être l’alternance que tente d’instaurer la succession
des textes 4 entre la formulation d’une pensée rigoureuse et homogène
et la prise en charge, par la poésie, de la violence de l’expérience. L’idée
d’une telle mise en scène, Prigent la trouve entre autres chez Sade, à
qui il écrit une lettre posthume où sont dites les raisons pour lesquelles
il tient tout particulièrement à le remercier :

[Le] suspens du pensable par une pensée hantée par l’impensable qui
la provoque parce qu’il l’habite est décisif. Et c’est d’avoir obstinément
mis en scène cette habitation et ses conséquences qu’il me faut, pour
finir, vous remercier. 5

L’impensable hante le pensable. La composition d’un livre comme


Ce qui fait tenir ne viserait rien d’autre que la mise en tension, grâce
à une certaine mise en scène, de ce que désignent respectivement ces
deux termes antagonistes. Les fictions inventées par Sade n’auraient
elles-­mêmes d’autres raisons d’être ; elles tenteraient de répondre à

4 Ce qui fait tenir est donc composé de quatre grandes sections (« Ouverture » ; « Acte
héraldique » ; « Intermède » ; « Final ») qui regroupent, soit exclusivement des poèmes,
soit des passages en prose et des poèmes selon la distribution suivante : dans la première
partie (« Ce qui fait tenir l’image ») de la première section quatre poèmes alternent
avec quatre proses, tandis que dans la seconde (« La défiguration ») ce sont huit poèmes
qui alternent avec huit proses ; la deuxième section se découpe en quatre parties com-
posées uniquement de poèmes (2 pour la première, « Le Temps », 9 pour la deuxième,
« Le Lieu », 5 pour la troisième, « Le Personnage », 6 pour la quatrième, « L’Action ») ;
la troisième regroupe une première partie (« La poésie n’est pas à l’œil ») composée
de huit proses, et une seconde (« Une “suite” ») de huit poèmes ; la dernière section
compte enfin 23 poèmes. L’alternance entre proses et poèmes est ainsi davantage
développée dans la première grande section du livre.
5 « À Monsieur de Sade », 2014.

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Cerner le réel

l’injonction de devoir « tout dire » lancée par leur auteur à la « philoso-


phie ». Cette injonction, qui fascine Prigent, n’en demeure pas moins
intrigante. Tout dire, pour le coup, qu’est-­ce à dire ? Ce n’est pas tant
le sens du pronom indéfini qu’il importe d’interroger que celui de son
association avec le verbe « dire ». Qu’est-­ce que « tout dire » ? Comment
écrire un livre qui voudrait « tout dire » ? Comment le lire ? Telles seront
les questions qui guideront notre lecture des premières pages de Ce qui
fait tenir.

Poser un cadre

Le premier passage en prose de cette première section, qui rassemble sept


paragraphes, décrit la progression suivante 6. Une formule de Proust est
d’abord rapportée qui évoque, à propos d’un tableau, un « “coucher de
soleil qui dure du matin au soir” » (CQFT, p. 15). Cette proposition est
aussitôt caractérisée comme un « paradoxe ». Suit une analyse pragma-
tique qui, en la déduisant de cette catégorie d’appartenance, s’attelle à
décrire très précisément la valeur d’usage de la formule proustienne :

C’est-­à-dire, comme la sphère incentrable de Pascal ou le couteau sans


lame ni manche de Lichtenberg, un de ces noms qui tentent de nom-
mer le sans-­nom. Non pour faire que le sans-­nom trouve un nom, mais
pour former la pensée qu’il y a de l’ininformable. Et pour planter dans
le bois de la langue le clou de cet « il-­y-a », qui en marque la limite et
l’ouvre à ce qui à la fois l’exige et l’interdit : un réel radicalement rétif
à la formalisation symbolique. (p. 15)

Deux comparaisons permettent de mieux situer la valeur de cette


formule ; une réfutation (« Non pas… ») aide à en cerner la finalité ;
une ultime assertion (« Et pour… ») complète la précision introduite
par la réfutation et donne la définition d’une notion clé, celle de réel.
La phrase de Proust est à nouveau caractérisée (cette fois comme une
« aporie »), et le texte s’emploie alors à cerner sa singularité au sein de
cette catégorie :

6 Voir CQFT, p. 15-18.

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Prendre conscience

Proust, cependant, inscrit cette aporie dans du temps (une durée qui
tourne sur elle-­même, une chute de la lumière vespérale dans l’éclat
pulvérisé du jour de la raison). Il la voit creuser un espace cadré (le champ
ouvert sous le portique du tableau). Il tente donc de saisir par ce biais
une vérité matérielle qui défie l’effort de symbolisation. Il suggère que
la peinture fixe paradoxalement un moment de cette infixité physique,
qu’elle fait forme de cette déclinaison informe. (p. 15-16)

Une nouvelle déduction introduit une glose destinée à expliciter


ce que le paradoxe suggère quant à la conception proustienne de la
peinture. Et se clôt sur une autre déduction :

Du coup l’espace peint surgit pour lui comme arrêt sur l’image de cette
éternité de la vérité physique, c’est-­à-dire comme mise en scène de l’im-
possibilité de faire temps arrêté (instant isolé) et espace stable (figure)
avec une saisie juste de la matérialité. (p. 16)

Le cinquième paragraphe est une sorte de point de bascule. À l’aide


de deux exemples qui le confirment, l’impressionnisme et la peinture
de la Renaissance, davantage d’ampleur est donnée à la portée du para-
doxe proustien. Et le paragraphe s’achève sur une formule qui synthé-
tise la vérité que révélerait le paradoxe : « Ainsi [la peinture] re-­entre
périodiquement en elle-­même. La chronologie de ces déchirements
s’appelle Histoire de la peinture » (p. 17). Le sixième paragraphe poursuit
ce mouvement de généralisation en énonçant une proposition qui cette
fois a pour objet le fonctionnement du tableau, et dont le paragraphe
entier constituera le commentaire savant : « Un tableau est un piège à
prendre de l’impossible, un miroir non pas du réel configuré mais du
réel comme impossible à prendre au miroir ». La première proposition
est reprise, précisée, justifiée enfin par la dernière phrase qui prépare
la transition avec le septième et dernier paragraphe. Où le paradoxe
proustien apparaît désormais comme une expression particulière d’une
vérité universelle de la peinture, laquelle est clairement explicitée et
développée à l’aide d’une paraphrase, puis d’une déduction destinée à
en décrire les conséquences. Le texte revient alors à Proust pour mieux
situer et légitimer la justesse de sa formule. Une ultime et longue phrase
fait office de clausule et propose une définition de la beauté qui permet
d’étendre la vérité de la peinture aperçue à partir de Proust à un plus
217

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Cerner le réel

large spectre de processus de création (« peindre, écrire, dessiner ou


filmer », p. 18).
En opérant de la sorte le passage d’un énoncé particulier à une pro-
position à portée universelle, le texte propose un raisonnement inductif
dont le lecteur peut aisément repérer les rouages, lesquels lui sont assez
certainement familiers. À commencer par la manière dont le paradoxe
proustien, qui d’ailleurs n’est pas un simple paradoxisme, puisqu’il ne
divulgue pas en même temps que la contradiction qu’il énonce la clé
possible de son décodage, constitue une preuve extra-­technique sur
laquelle le raisonnement s’appuie. Du point de vue de la stratégie argu-
mentative, et plus particulièrement de la captatio benevolentiae, le choix
de la formule proustienne s’avère doublement judicieux : le caractère
intrigant du paradoxe, qui relève d’un univers de sens incommensurable
pour le sens commun, aide à se concilier l’attention du lecteur ; la valeur
de la preuve retenue, et sur laquelle s’appuie le raisonnement, bénéficie
de l’indiscutable autorité de son auteur. Ce qui, dès l’abord, est vraisem-
blable, ce n’est donc pas le contenu de la proposition (qui précisément
ne l’est pas), mais plutôt l’intérêt indéniable que l’on peut lui prêter
(du seul fait qu’elle est formulée par Proust). Prigent fonde ainsi son
discours non sur la vérité de la formule proustienne, dont la légitimité
ne sera jamais discutée, mais bien sur l’autorité de son auteur, laquelle
permet de considérer que cette vérité est acquise. Cette autorité donne
du même un coup un élan certain à la démonstration qui sera relayée
par le choix jamais démenti de la polysyndète et de l’hypotaxe, choix
qui, par ailleurs, permet de faire clairement apparaître les articulations
logiques du raisonnement, et facilite la lecture des réflexions proposées.
Le lecteur découvre ainsi les étapes d’une patiente gradation qui révèle
peu à peu la portée herméneutique de la formule proustienne. Le registre
didactique, qui domine dans le texte, mobilise à cet effet un ensemble
de ressources qui conforte le lecteur dans ses attentes. Pour l’exemple,
et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, nous pouvons relever
pêle-­mêle quelques procédés présents au début du texte et récurrents
par la suite. Le troisième paragraphe, où commence véritablement l’exé-
gèse de la citation, se compose de trois phrases : la première explicite
le contenu de la caractérisation grâce à une figure dérivative (« un de
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Prendre conscience

ces noms qui tentent de nommer le sans-­nom », p. 15) ; la deuxième, à


l’aide d’une épanorthose, en précise la finalité ; la troisième enfin, qui
se présente comme une longue hyperbate, complète dans le détail ce
que la deuxième précise. La cohérence du paragraphe est renforcée par
le champ lexical de la privation. D’abord nommée, et par deux fois, de
manière concrète (« la sphère incentrable de Pascal » ; « le couteau sans
lame ni manche de Lichtenberg »), la privation apparaît par la suite
plus abstraitement : le mot composé de « sans-­nom » renvoie à ce qui
ne peut être nommé ; un néologisme (« ininformable ») désigne ce
qui ne saurait recevoir de forme ; la notion d’interdiction la montre
enfin sous le jour des limites qu’imposent ces absences – de nom et de
forme. La construction du paragraphe repose en fait sur la déclinaison
progressive de cette idée de privation qui permet de révéler, un à un,
les hyponymes principaux 7 d’un hyperonyme (le mot de « réel ») que le
texte décrit patiemment pour mieux finalement l’imposer. Ce qui est
fait avec d’autant plus de soin que sont alors mobilisées les ressources
phoniques de l’allitération (« un réel radicalement rétif »), lesquelles
permettent d’emblée de mettre l’accent sur l’implacable résistance du
réel à tout type d’arraisonnement. Il faudrait aussi noter la recherche de
balancements syntaxiques (« Non pour… mais pour… ») ; une certaine
prédilection pour les groupements binaires (« la limite et l’ouvre à ce qui
à la fois l’exige et l’interdit » 8) ; le recours à la métaphore (« planter dans
le bois de la langue le clou de cet “il y a” ») ; le goût pour les noèmes et
les pointes (par exemple : « Un tableau est un piège à prendre de l’im-
possible », p. 17 ; ou encore : « Tel est le paradoxe de la peinture : s’offrir
à la vue pour éblouir la vue ») 9.
Ces quelques remarques suffisent à montrer avec quel soin
Prigent mobilise les ressources de la rhétorique argumentative afin

7 Innommable, ininformable, imposant des limites (interdit).


8 Nous soulignons.
9 Notons, par ailleurs, comme Prigent s’emploie à effacer autant qu’il se peut les marques
de l’énonciation. Aucun déictique, aucune modalisation. Les termes subjectifs sont
évités. Et les présentatifs constituent les traces les plus nettes de la présence du locu-
teur – ils confirment par ailleurs le soin apporté à la définition des termes et à leur
précision. Cet effacement, nous y reviendrons, est l’un des traits les plus marqués de
l’alternance recherchée par Prigent entre proses et poèmes.

219

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Cerner le réel

de ­patiemment construire le cadre d’une réflexion sur l’image, et plus


précisément sur ce qui la fait tenir 10. Les images qui tiennent sont celles
qui « soulèvent l’imagination d’un contact avec la fuite des choses dans
l’envers des images » (ibid.). Le cadre est posé. Et il a ceci de singulier qu’il
met en abyme le creux qui se creuse en lui puisque ce cadre se constitue
précisément en désignant ce creux, c’est-­à-dire en s’efforçant de trouver
la plus juste manière de l’évoquer 11. Si ce qui fait tenir les images, tout
comme les énoncés de Sade, réside dans leur capacité à « enregistr[er]
la pression sur nous et en nous d’une différence non verbalisée » 12, à
manifester une force de contestation du symbolique, l’effort rationnel
pour penser cette force nous la fait aussi à sa manière éprouver – « c’est
parler qui fait surgir le réel » 13. Elle nous en approche, nous mène, pour
ainsi dire, au bord de ces « trous noirs » que Prigent trouve chez Sade,
au bord de ce trou qui se creuse dans le dedans du cadre que la pensée
pose. Et ce d’autant plus qu’en l’occurrence l’effort de rationalisation est
précédé d’un poème qui creuse le cadre avant même qu’il ne se forme.

Un creux, un éveil

Petit retour en arrière. Le premier texte théorique succède en effet à un


poème, ce qui constitue d’emblée une première entorse à ce que laissait
entendre le texte de quatrième de couverture (la constitution d’abord
d’un cadre par la théorie, puis l’ouverture de ce cadre par une mise à
distance opérée par la poésie). Voici le poème en question :

je commence huit
heures volets pénombre
à peine l’heure des nombres
(8 / ∞)
 

10 Le programme annoncé par le titre de cette section est ainsi scrupuleusement tenu.
11 Il s’agit bien de réfléchir à une formule (celle de Proust) qui relève de ces « énoncés
oxymoriques ou aporétiques » (« À Monsieur de Sade ») seuls capables de manifester
une différence non logique que les énoncés rationnels ne savent appréhender.
12 « Sade au naturel ».
13 « À Monsieur de Sade ».

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Prendre conscience

tant de pages à faire tant


d’heures tant de mètres
kilos carrés secondes de
vitesse mais les oiseaux
dehors le vent et les vaches
 
le trou devant moi est une graisse fine
bouche rose boue
 
ça huile ma machine
 
debout !
 
je ne vois rien je
ris je mange le bruit
 
comment faire entrer dehors en dedans ?  (p. 13)

La quasi-­absence de ponctuation favorise la superposition d’au


moins deux dessins métriques. Le premier, donné par la présentation
visuelle, permet de multiplier les discordances ; le second, suggéré par
les groupements grammaticaux en structure rythmique, offre un autre
type de lecture.
Les possibles variations de lecture ainsi créées s’articulent autour
d’une scène dont le poème esquisse la trame. Une voix d’emblée se fait
entendre, celle d’un « je » qui « commence » (ibid.) – le verbe, employé
intransitivement, marque le début d’une action que le texte, par petites
touches, semble suggérer, plus que décrire ou révéler. Un décor est rapi-
dement planté avec une remarquable économie de moyens : un lieu
(une chambre ?) est métonymiquement évoqué par les « volets » et
la « pénombre » ; un temps est indiqué précisément, mais non sans
équivoque – « huit / heures » référant aussi bien au matin qu’au soir.
Cette heure est autrement désignée à l’aide d’une périphrase (« à peine
l’heure des nombres »), mais peut-­être également par une énigmatique
formule (« 8 / ∞ ») 14. Vient ensuite ce qui s’apparente à l’énumération

14 La barre oblique peut au moins être interprétée comme le symbole de l’expression


alternative de l’addition ou du choix (« et / ou »), de l’opposition, ou au contraire
du rapprochement, ou encore du choix entre deux possibilités. Mais le lecteur, qui
par la suite aura pris connaissance de la formule de Proust, sera tenté sans doute de
rapprocher le 8 de l’infini : huit heures, du soir au matin et du matin au soir, ne finit
pas.

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Cerner le réel

laborieuse et plaintive de premières pensées, énumération rythmée par


une anaphore (« tant de ») brusquement interrompue par un « mais »
– conjonction qui, par contraste, annonce la présence d’un élément posi-
tif (un peu d’air ? de liberté ?). Mention est faite alors pour la première
fois d’un « dehors » que le « je », toujours dans la pénombre, construit
sans doute mentalement à partir de sensations essentiellement audi-
tives : il entend « les oiseaux », « les vaches », « le vent », lesquels, toujours
par métonymie, l’aident à construire un paysage mental champêtre et
bucolique – petit fragment de pastorale ? La formule qui suit tranche
cependant sensiblement par son abstraction :

le trou devant moi est une graisse fine


bouche rose boue

Tandis que le « dehors » commençait à peine à être décrit comme un


paysage aussi concret que convenu, il semble soudainement désigné par
un mot 15, le « trou », dont une métaphore et divers qualificatifs concrets
précisent les contours : le trou est une bouche boueuse, graisseuse, rose.
La vision-­évocation de ce « trou », désormais désigné par un pronom
indéfini (« ça huile ma machine »), a un effet immédiat sur le « je » qui,
s’adressant à lui-­même une injonction (« debout ! »), s’invite à se mettre
en mouvement, au moins à se lever – le texte laissant ainsi une nouvelle
fois penser que le « dedans » peut être celui d’une chambre. À cette injonc-
tion, peut-­être suivie d’effets, succède la réapparition de la première per-
sonne sujet du début qui rapporte une série d’actions assez énigmatique.
La première développe la thématique de l’aveuglement (pénombre des
volets clos ou éblouissement face au trou ?) ; la deuxième, si l’on suit la
manière abrupte dont la graphie sépare le sujet du verbe, décrit comment
le « je » est pris par le rire ; la troisième montre un sujet enfin pleinement
actif, dont l’action annonce la formulation de la question qui clôt le texte
(« je mange le bruit » – je fais entrer en moi la sensation, la transforme
et me l’approprie ? ou, au contraire, l’altère, la détruis ?) :

15 L’article défini ne peut guère avoir d’autre sens ici que référer à ce qui vient d’être
évoqué.

222

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Prendre conscience

je ne vois rien je
ris je mange le bruit
 
comment faire entrer dehors en dedans ?

Le poème décrit ainsi une scène d’éveil 16. Éveil d’un « je » ; réveil
d’un corps que favorisent les sensations du dehors ; éveil d’un désir
de faire (des « pages ») qui, après s’être dit sous forme de laborieuses
plaintes, semble se revivifier au contact du dehors, et se résout enfin
dans la formulation d’une ultime question qui explicite la gageure qui
sans doute, et au moins en partie, motivait les plaintes. En ce sens, le
poème est l’événement de cette dernière question ou, plus justement
peut-­être, le développement de cette question sous forme d’événement,
laquelle formule à sa façon ce qui faisait l’objet de la visée expérimentale
assumée en quatrième de couverture.

L’un avec l’autre

La question, une première fois mise en scène par le poème, est donc
immédiatement reprise, pour être davantage conceptualisée, dans le
premier texte en prose. S’opère alors le premier passage de la dimension
intime de l’expérience que l’écriture poétique veut prendre en charge
à la densité savante d’une analyse rationnelle qui fait retour sur cette
expérience. Ce passage de l’un à l’autre inaugure l’alternance qui préside
à la composition de cette première partie du livre.
L’analyse, en commentant le paradoxe proustien, reconduit en effet
la question du poème, elle la creuse, se laisse creuser par elle. D’une autre
manière, elle invite à explorer ce que la question pointe. D’un texte à
l’autre, les échos sont suffisamment présents pour que le lecteur s’em-
pare rapidement de cette façon de lire les textes l’un avec l’autre, et l’un
par l’autre. Ainsi, il est aisé d’associer au trou graisseux qui apparaît au
centre du poème, à cette bouche rose et boueuse, le « trou rouge » (p. 16)
du soleil de Monet que Prigent désigne aussitôt comme « l’emblème

16 Scène familière au lecteur de Prigent, que l’on songe seulement à certaines pages de
Commencement, de Grand-­mère Quéquette, ou encore d’Une phrase pour ma mère.

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Cerner le réel

de la trouée du réel dans la coagulation des représentations ». Le trou


qui, dans le poème, consistait essentiellement en une apparition plutôt
abrupte, est désormais l’objet d’un patient effort de conceptualisation.
Cet effort, qui suppose un très visible mouvement de reprise d’un texte
à l’autre, invite d’emblée le lecteur à accomplir presque naturellement
un geste herméneutique qui fait retour sur le texte liminaire, et en
approfondit la portée – l’analyse déplie ici le sens du poème ; elle explicite
ce qu’il propose. Une formule comme « faire entrer dehors en dedans »
(p. 13) peut dès lors être plus précisément paraphrasée : il s’agit d’une
volonté de piéger, « non pas du réel configuré » (p. 17), mais bien une
part imprenable, « du réel comme impossible à prendre au miroir ». Ce
dont témoignent, pour Prigent, mais assurément parmi bien d’autres,
les propos de Vasari concernant les fresques de Masaccio à Santa Maria
Novella. Quand Vasari affirme que ces fresques « trouent le mur », il dit
à sa manière comment, « à mesure que se perfectionne puis s’académise
l’adéquation des figures qu’elle peint aux objets que ces figures figurent »
(ibid.), la peinture n’a de cesse de rouvrir « l’écran qu’elle tisse ». Ce que
Prigent cherche dans ces propos de Vasari, c’est un détour. Un détour
grâce auquel il s’agit de faire jouer toute la plasticité de la formule
poétique à partir de l’analyse d’un cas où s’incarne singulièrement ce
que cette formule affirme.
Déplier c’est intensifier, amplifier le sens du poème. Jusque parfois
à la glose esthétique, la trouée étant finalement désignée comme le
principe même de la beauté, laquelle n’est autre que la suggestion, via
une représentation matérielle, de l’existence d’un il y a impossible à
figurer ou prononcer. Cette amplification se poursuit, par un autre sys-
tème de reprises, d’un texte de prose à l’autre. Le quatrième texte 17,
en se concentrant sur un caractère particulier du réel, éclaire en effet
autrement encore les relations entre dehors et dedans. À partir cette fois
du travail de Daniel Dezeuze, le réel est envisagé comme une « pression
démesurée » (p. 20) qui toujours « défait et refait le sens et la forme des
œuvres qui prétendent la faire accéder à l’existence symbolique ». D’où
une possible définition des œuvres d’art comme « des hypostases de la

17 Soit le deuxième texte en prose.

224

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Prendre conscience

qualité sans figure qui presse, mobile et informe, avant la figure » (p. 21).
Le sixième texte 18 poursuit le recentrement progressif sur le travail de
Dezeuze en explorant plus avant la force d’engendrement du réel. Prigent
sollicite pour ce faire les notions de nature naturans (« force informe
d’engendrement des choses », p. 22) et de nature naturée (« spectacle des
choses formées »). Ce qui, ramené à la création artistique, permet d’éta-
blir une distinction entre, par exemple, un paysage représenté et ce qui
hante cette représentation en l’espèce du « mouvement qui l’engendre et
l’emporte au-­delà de sa surface formalisée » (p. 23). C’est cette « nature »,
c’est-­à-dire « l’excès de la nature aux représentations », que l’art tente
de représenter. Ce qui engendre cette nouvelle glose du poème : derrière
les bruits entendus des oiseaux, des vaches, du vent et qui esquissent
au moins une sorte de paysage mental, il y a cet il y a, ce trou béant et
rose du poème, cette force d’engendrement qui « huile [la] machine »
du « je » et se résout en cette injonction qui inaugure sa mise en mouve-
ment : « debout ! » – de la même manière que Dezeuze pose « ces trames
souples et ses châssis » (p. 23) dans la nature et obtient, par cette simple
opération, un paysage où sourd la force d’engendrement des choses, le
« je », à partir de quelques bruits arrachés au dehors, semble composer
une représentation mentale, certes sommaire, mais qui suffit à piéger
un peu de cette poussée qu’il ressent, et qui le re-­met en mouvement.
Mais l’imbrication de la nature naturée et de la nature naturans révèle
encore un autre type de relation entre les poèmes et les textes en prose.
L’analyse de la manière dont s’imbriquent ces deux dimensions montre
en effet la nécessité d’une sur-­indication, d’une sur-­détermination des
artifices rhétoriques. Ce ne sont plus alors seulement les formules des
poèmes que les proses déplient et explicitent, mais aussi leurs méca-
nismes mêmes qu’elles dévoilent, jusqu’à mettre à nu à la fois le pourquoi
aussi bien que le comment du poème. Un mot synthétise l’ensemble des
procédés en question : le dérapage.
Vouloir capturer un peu du mouvement de la nature naturante
revient à traquer un excès. D’où, pour la poésie, si elle veut du moins
se donner quelques chances d’y parvenir, la nécessité d’« accentuer

18 Soit le quatrième texte en prose.

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Cerner le réel

l­’artifice rhétorique et de tramer l’opacité de la Dichtung » (ibid.). La


poésie force le trait ; elle glisse et dérape « sur elle-­même et en elle-­même »
afin qu’un peu de sens se forme au fil d’un dérapage à trois dimensions
simultanées 19 « calculé pour interdire toute formation stabilisée » : c’est
fait pour se défaire ; ça se défait pour faire – faire quoi ? représenter,
malgré tout, l’excès, « l’informe énergie formatrice » (p. 24).
Le dérapage est contrôlé. Qui écrit calcule. Pour troubler les figures ;
trouver la « juste » emphase du système rhétorique, celle susceptible
de « faire éprouver quelque chose de [l’]énergie […] de l’innommable
réel » 20 (p. 25) en produisant des « images portées par ce qui à la fois les
tient et menace de les détruire ». Écrire : donner « forme à cette menace
contenue, à cette tenue menacée ». Assurément l’équilibre à trouver est
fragile pour qui affronte ce réel qui fait tenir (ou non) l’écrit – et qui
écrit. La justesse est à ce prix (p. 26).
L’alternance entre les poèmes et les textes en prose s’enrichit dès lors
d’une dimension supplémentaire. Les analyses n’offrent plus seulement
de possibles clés de lecture qui invitent à approfondir le sens des poèmes :
elles offrent aussi au lecteur un véritable mode d’emploi pour les lire.
Pourquoi c’est fait ; pourquoi c’est ainsi fait ; comment c’est fait ; ce que
ça cherche à dire ; comment ça marche… rien ne sera caché au lecteur
qui, pour le coup, lit en toute connaissance de cause – Prigent ne ment
pas sur la marchandise.
Autrement dit : Ce qui fait tenir produit un lecteur érudit. Un lec-
teur qui, peu à peu, au fil de l’alternance des analyses et des poèmes,
acquiert un véritable savoir sur la poésie, et possède ainsi une certaine
emprise sur l’objet de son érudition – en l’occurrence, les poèmes de
cette première partie du livre.
L’alternance déjoue toute lecture naïve ; elle produit un lecteur non
moins érudit qu’incrédule – elle sert, en un sens, à construire sa clair-
voyance et son acuité. Prigent recherche un lecteur lucide ; un lecteur aux
attentes et idées claires ; un lecteur qui repère et identifie sans équivoque
les différents dérapages du poème ; un lecteur qui, en toute conscience,

19 Soit « rythmique / physique / polysémique » (CQFT, p. 23).


20 Nous soulignons.

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Prendre conscience

sait par exemple que dans telle séquence le calcul de l’écrivain porte
d’abord sur le matériau phonique. Que, dans telle autre, le trouble est
produit avant tout par des jeux polyphoniques.
Inutile de multiplier les exemples. Prigent joue la transparence,
le lecteur entre dans l’atelier du poète et y acquiert une indéniable
familiarité avec les objets qui y sont fabriqués. Pour peu qu’il le veuille,
qu’il soit assez studieux pour appliquer le programme que lui réserve
l’écrivain, le lecteur est ainsi convié à vivre une singulière expérience de
lecture où savoir et éprouver ne seront jamais opposés mais, au contraire,
engagés ensemble. Savoir ne permet pas de plus ou moins éprouver ;
éprouver, de plus ou moins savoir. Mais savoir change la qualité de ce
qui est éprouvé dans l’exacte mesure où savoir change qui éprouve, la
réciproque n’étant pas moins vraie.

L’un contre l’autre

Quand les proses vont, en effet, de l’effacement du locuteur à son affir-


mation progressive et finalement clairement assumée, les poèmes, en
esquissant un parcours inverse, partent de la parole d’un « je » pour
mener peu à peu à la fragilisation de tout ce qui assure sa présence – aussi
bien à lui-­même qu’aux autres ou au monde 21. Les deux trajectoires
décrivent ainsi des courbes inverses en impliquant la présence d’une
altérité qui, dans les deux cas, est interpellée.
Dans le premier texte en prose, les marques de l’énonciation sont
soigneusement effacées, au moins autant que faire se peut. L’argumen-
tation se tient alors au plus près de la démonstration. Le deuxième
texte en prose dévie si peu de cette règle que la présence, unique, dans
le premier paragraphe, d’un pronom objet en première personne, ne
peut être considérée comme une entorse à celle-­ci : « Voici les œuvres
du peintre Daniel Dezeuze. Pourquoi, si apparemment désincarnées (si
vides d’images), me donnent-­elles une si vive impression de corpora-
lité, de réel ? » (p. 20). Le pronom personnel en question, à l’évidence,

21 Rappelons que « je » est le premier mot du premier poème : le pronom occupe ainsi
une position exactement opposée à celle qui lui est dévolue dans les proses.

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Cerner le réel

possède un sens généralisant, et l’argumentation demeure toujours


très proche de la démonstration. Le troisième texte en prose inaugure
le recours à un pronom sujet en première personne, mais uniquement
dans le premier paragraphe où ce pronom est par deux fois présent : « Je
regarde des dessins de Dezeuze. Je vois des formes. De quoi sont-­elles la
forme ? » (p. 22). Ces deux pronoms gardent à l’évidence un sens généra-
lisant, bien qu’ils puissent aussi référer à un sujet plus personnel. C’est
la première fois qu’apparaît la possibilité, certes encore bien timorée,
d’un tel sens. Une rupture s’opère véritablement avec le quatrième et
dernier texte en prose qui s’inscrit dans un genre nouveau : le genre
épistolaire – le texte s’apparente à une sorte de lettre bilan, non moins
de lettre manifeste, adressée à Daniel Dezeuze, la formule liminaire
témoignant ostensiblement d’une chaleureuse proximité entre desti-
nateur et destinataire :

Cher Daniel, nous travaillons à faire éprouver quelque chose de cette


énergie qui nous vient de l’innommable réel et que celui-­ci nous charge
de lui retourner. Nous œuvrons, face à ce défi, à ajuster fragilement
quelques rythmes (verbaux, graphiques, colorés) dans l’entre-­deux entre
ce que le réel nous pousse à faire et ce que nous lui restituons comme
fiction formée : nous formons des images portées par ce qui à la fois les
tient et menace de les détruire. Nous donnons forme à cette menace
contenue, à cette tenue menacée – et nous tentons de les faire respirer
dans l’air (rare) de l’art. (p. 25)

Cette proximité est aussitôt confirmée par l’emploi d’un « nous »


(cinq fois dans le premier paragraphe, une seule dans le second) qui
décèle une forte identification du destinateur au destinataire, via pour
l’essentiel leurs travaux artistiques respectifs. Dezeuze, qui dans les deux
textes précédents constituait surtout un objet d’analyse privilégié, est
désormais l’ami, le compagnon de travail et de route. Porté par un même
mais souvent fragile espoir de faire œuvre, en proie aux mêmes doutes,
animé au moins du même désir de piéger un peu de réel, le peintre est
par excellence l’alter ego de celui qui, en écrivant, s’adresse à lui. Dans ces
conditions, quand, au début du second paragraphe, apparaît un « je », il
est évident que le pronom renvoie sans équivoque à Prigent qui soudain
déroge à la règle de l’effacement à laquelle il s’était tenu jusque-­là.
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Prendre conscience

Disons-­le dans des termes proches de ceux que propose Jean-Luc


Nancy : la singularité du locuteur vient à l’être d’être exposée à la sin-
gularité d’un autre. Les proses restituent le mouvement d’une telle
« venue » : les traits qui font la singularité du locuteur commencent à
se manifester lorsque celui-­ci s’expose à l’autre en lui écrivant ; ils se
révèlent au « contact » de cet autre qu’est l’artiste et l’ami.
À sa manière, le deuxième poème relate à son tour cette sorte de
« venue ». Comme le premier, ce poème raconte en effet une histoire ;
une histoire de l’œil, l’histoire d’un œil que l’on imagine volontiers
sautillant (« Hip ! hip ! »), sorti joyeusement peut-­être de son orbite,
ébloui devant 22 le « trou » auquel semble désormais associée la figure
d’une féminité forte, glorieuse et dominatrice 23 :

Hip ! hip ! ô
œil ! ô
 
hyper triomphe
de phalle omphale !
 
ronfle ! gonfle ! étale
toi, ô, trou
de lumière ! rai !
son de ma raison !  (p. 18)

Voilà le « trou » désormais interpellé, non sans exaltation 24, invité


à sortir de son trou, à se manifester, se dilater, s’étendre, bref se mon-
trer 25. L’altérité interpellée apparaît alors dans la forme d’un foyer de
lumière regardé en face, abordé frontalement dans un élan viril que
rythme la répétition des points d’exclamation. Cette adresse virile est
accompagnée d’une sorte de glose, toujours exaltée, qui la renforce,
puisqu’elle laisse au moins entendre que le « trou / de lumière » est le

22 Rappelons que dans le premier poème le « trou » est bien « devant » le « je ».
23 Cet œil peut d’ailleurs rappeler celui qui apparaît à la fin du poème que Hugo consacre
à Omphale dans les Contemplations : « Et tous, sans approcher, rôdant d’un air ter-
rible, / Sur le rouet, où pend un fil souple et lié, / fixent de loin dans l’ombre un œil
humilié » (Victor Hugo, « Le rouet d’Omphale », Les Contemplations [1856], Paris,
Pocket, 1998, p. 126).
24 On aura noté comme le début du poème multiplie l’interjection « ô ».
25 Des trous il y en a beaucoup en effet, puisque quarante-­cinq fois le lecteur pourra voir
le trou que dessine la lettre « o » dans le poème.

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Cerner le réel

fondement de la raison de celui qui voit (« rai ! / son de ma raison ! »).


Cette affirmation pleine d’assurance est cependant de courte durée.
La conjonction de coordination qui fait immédiatement suite à cette
déclaration constitue en effet le point de bascule du texte :
– mais dessous il y a (il
y a qu’il-­y-a) (p. 18)

Il y a ce qu’un présentatif (« voici ») invitera bientôt à regarder et que


le texte va tenter de donner à voir par la suite : la pression de l’informe,
la résistance du réel à la langue que le poème essaiera d’enregistrer en
multipliant les torsions de la syntaxe et l’atomisation du lexique en
autant d’unités autonomes qui vont sembler se bousculer, chuter les unes
sur les autres. Mais avant cela donc, le poème, en opérant une sorte de
mise en abyme que n’aurait pas reniée Lucrèce, prépare pour ainsi dire
le regard du lecteur. Ce que le lecteur va bientôt voir (lire), c’est une
chute de la langue analogue à celle sans fin des particules dans l’espace
in-­orienté – une chute qui fait aussi écho à la « chute de la lumière
vespérale dans l’éclat pulvérisé du jour de la raison » (p. 15) que décrit
le paradoxe proustien. L’homologie de fonctionnement tourne alors, et
pour ainsi dire, à plein régime 26 :

voici
les cordes tout
ce qui tombe les
particules ions
gluons protons bozons
gravitons sans
pôle ni
repos (p. 19) 27

26 Rappelons ici ce passage de « Lucrèce à la fenêtre » : « dans mon poème, la langue ne


dit pas seulement la nature (le réel) : elle fonctionne comme la Nature, elle travaille
comme le réel (“homologie de fonctionnement”) » (SA, p. 19). Ce que redit aussi
Prigent dans les dernières lignes du troisième texte en prose : « La physique de la
langue (les syllabes et les lettres lancées comme des unités atomiques), [la poésie] la
traite pour “rendre” quelque chose de la physique du monde (qu’elle ne figure ni ne
nomme – dont elle donne une sorte d’équivalence homologique) » (CQFT, p. 24). 
27 Lucrèce encore : « J’ai dit que le glissement des atomes dans le vide et leurs agglutinations
étaient comme le glissement des lettres agglutinées en unités provisoires de sens » (SA,
p. 21).

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Prendre conscience

Et voici maintenant, dans un effet de désarticulation qui va gran-


dissant 28, l’atomisation du langage qui tente d’enregistrer la pression
de cet « il y a » qui est « dessous » le « trou ». Voici en acte la langue qui
littéralement chute à son tour et compose, au centre du poème, un
emblème du réel à la manière des écrans neigeux de nombre d’installa-
tions de l’art contemporain. Évidement, mais non moins excroissance,
débordement du sens 29 :

tout est on i
gloos prob
oscidiens bis
ons ob
scènes d’étrons gli
sacs glacis fontes
ganglions

Il serait possible de dire à propos d’une telle séquence ce que Prigent


écrit lui-­même en commentant le travail de Cummings : « C’est à l’œil
qu’est jetée cette épaisseur tatouée de significations anamorphosées »
(LM, p. 52). Et il serait possible de compléter ce commentaire de Prigent
par Prigent commentant Cummings en ajoutant que s’incarne alors
très concrètement dans le poème ce principe général :

[Le réel] ne se donne que dans la distorsion perverse que l’étrangeté


affectée du spectacle (ici typographique) impose au bon régime de la
vision (de la lecture). (LM, p. 50)

La typographie choisie par Prigent présente en effet au regard du


lecteur un jeu de liaisons et de déliaisons simultané qui témoigne d’un
affolement du langage au contact du réel. L’atomisation des unités du
lexique superpose des sens possibles sans qu’aucun puisse légitimement
l’emporter plus sûrement sur un autre. Les variations de sens dépendent
de variations de vitesse (accélération / ralentissement) qui favorisent
(ou non) de possibles articulations entre les unités du lexique rendues
autonomes par la déliaison. Ces variations créent ainsi des i­ nterférences,

28 Ce n’est plus la syntaxe seulement qui sera désarticulée comme dans cette séquence,
mais les mots eux-­mêmes.
29 Sur ce point nous renvoyons à la note qui figure en bas de la page 16 de Ce qui fait tenir.

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Cerner le réel

des bougés incessants dans l’œil et l’oreille du lecteur qui peut lire par
exemple : « tout est on i ; tout est honni ; tout est. On i ; tout. Est-­on
i ? ; tout. Est-­on i / gloos ? ; tout téton i » ; etc. – les possibilités de com-
binaisons sont loin d’être épuisées. Difficile alors de ne pas penser à
la beauté telle que la décrit Proust : « la beauté qu’il y a dans cette
immense équivoque de reflets où l’œil ébloui est incertain » (CQFT,
p. 17) 30. Difficile de ne pas appliquer les gloses qu’en tire Prigent aux
bougés (reflets éblouissants) de sa propre poésie : bougés qui saturent
le sens, qui saturent « l’instant d’un présent tremblant et infiniment
lové sur lui-­même » (p. 18).
Les syllabes chutent comme les atomes, s’agrègent et se désagrègent
au cours de leur chute : « gli » s’accroche à « ons » rencontre « gan » et
donnent « ganglions » – petit renflement soudain formé sur le trajet des
lettres en chute libre 31. Au fur et à mesure de ces éphémères formations
apparaissent des agrégats un peu plus conséquents qui sont comme des
fragments d’un référent lointain, furtivement aperçu, et qui composent
une sorte d’impressionnisme sous acide. Ici par exemple ce morceau de
paysage polaire : « igloos proboscidiens bisons glacis fonte ». Là un peu
de corps bas : « étrons sacs ganglions ».
Sous le trou gonflé-­étalé il y a une langue en fusion, une sorte de
bouillonnement, de soupe primitive que révèle le poème. Un bouillonne-
ment qui hante toutes les langues, même les plus solidement construites.
Et c’est à cet instant que le modeste « ganglions », formé par accident
sous les yeux du lecteur, rappelle ce que Lucrèce décrit très précisément
en parlant de l’allitération :

L’allitération dit : vide + motilité (réel).


Ainsi : vivida vis animi pervicit.
Rebond de la force qui évide : vi, oui.
L’allitération est un mode de symbolisation du réel comme infinité
fuyante. (SA, p. 17-18)

30 Notons deux mots qui apparaissent dans cette citation, lesquels seront repris par
Prigent de multiples manières par la suite : l’immense et l’équivoque.
31 On y retrouve aussi le « ions » qui apparaît un peu plus haut.

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Prendre conscience

L’allitération n’est pas un ornement, « un effet rhétorique, une prime


de plaisir harmonique » (ibid., p. 17) : c’est « une chance de sens ». C’est-­
à-dire : une chance « de déstabilisation du sens, de décollement animé » ;
une chance « de jeu, de glissement des signifiants dans l’épaisseur séman-
tique ». L’allitération déstabilise le sens formé qui est plus ou moins,
mais toujours, un sens déréalisé – un sens éloigné du réel. Plus le sens
est fixé en langue, plus le sens est fluide (plus il va de soi), et plus il est
étranger à la « motilité » du réel, plus il se détourne de son « infinité
fuyante ». L’allitération 32 gêne la fluidité du sens et « fai[t] sens de cette
ralentie, de cet épaississement » (p. 18) en renouant avec la motilité du
réel dont elle est une trace 33. Ainsi dans cet extrait :

glisse ô trou zéro con


mange fange
de fond qui change
le devant je
 
descends je vais
dans le vent vrai le
vent d’événement je m’en
 
je mens je noie

Le jeu de glissement sémantique produit par les assonances et les


allitérations offre progressivement la possibilité d’isoler une proposi-
tion parmi la multiplicité des effets de sens possibles, laquelle, comme
souvent dans ce poème, est une mise en abyme de l’expérience du « je ».
Voyant concrètement cet « il y a » qui se révèle « dessous » le trou ; voyant
ce que peut-­être désigne cette « fange / de fond qui change / le devant »,
le « je » opère quelque chose de l’ordre d’une sortie, il descend (comme
on descend au jardin ou ailleurs) « dans » le « vent » (peut-­être celui
du premier poème). Le dedans descend au-­dehors où la sensation est

32 Tout comme évidemment les jeux de liaison/déliaison que ménage l’agencement


graphique du poème.
33 Plus que les trois autres, ce deuxième poème multiplie assonances et allitérations
(« triomphe / de phalle omphalle ! / ronfle ! gonfle ! étale » ; « ions / gluons protons
bozons / gravitons » ; « gli / sacs glacis fontes / ganglions » ; « mange fange / de fond
qui change / le devant je », etc.). Sans doute parce que, plus que les autres, il tente de
révéler la combinaison de vide et de mouvement que Lucrèce nomme réel.

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Cerner le réel

aussitôt associée à la vérité (« le vent vrai »), plus précisément ce qui en


vient (« le vent d’événement »). Les conséquences sont en effet immé-
diates sur la perception que le sujet a de sa langue : « je m’en / je mens »
– on voit bien là encore comment la combinaison d’une assonance et
d’une allitération produit du sens (« événe/ment, je m’en, je mens »).
Au contact de ce « vrai » venu du dehors, de cette sensation du dehors
dans lequel il s’est immergé, le « je » semble s’avouer à soi-­même cette
vérité : il ment ; la langue qu’il parle est fausse, elle ne résiste pas à la
proximité avec « le vent vrai le vent d’événement » :

je mens je noie
aveuglé moi
dans le
dedans vide de moi de
masse d’émoi de moi
(CQFT, p. 19-20)

À partir de la semi-­voyelle /w/ une assonance et une allitération


forment un premier « glissement des signifiants » (SA, p. 18) – noie / m
oi / moi / émoi / moi – que redouble une autre allitération – dans / ded
ans / vide / de / d’émoi. Dehors le dedans s’évide sitôt que le défaut du
langage est ressenti (« je mens ») par le sujet allé au-­dehors, dans « le
vent ». Lecture possible en effet : je noie moi dans le dedans vide de moi,
de masse d’émoi de moi. Glose possible alors : le « je » qui voulait faire
entrer le dehors dedans s’évide au contact du dehors. Dedans vide : la
sensation vraie 34 (le vent) annule la sensation (l’émoi) d’être moi / un
moi. Terminons par une remarque : cette dernière séquence relève d’un
principe de composition qui vaut pour nombre de poèmes écrits par
Prigent. Principe dont la formule pourrait être donnée par cet extrait
de « Lucrèce à la fenêtre » :

Le vide et l’infini (l’alea sémiotique) face au plein et au fini (la stase de


sens, le lien). Entre les deux : la difficulté de nommer, l’indigence de la
langue, le langage inadéquat aux choses (rebus). (SA, p. 21)

34 Sensation dont l’aveuglement (« aveuglé ») peut dire l’intensité. Le sujet voit de si près
qu’il finit par ne plus rien voir.

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Prendre conscience

Une telle séquence alterne, d’une part, les effets de « Rebond de


la force qui évide » (ibid., p. 17) en se construisant sur les glissements
sémantiques produits par « l’alea sémiotique » que l’écriture poétique
assume et recherche et, de l’autre, des éléments qui relèvent davan-
tage du plein, du fini, du lié qui caractérisent « la stase du sens » – par
exemple l’hexasyllabe qui clôt le texte (« masse d’émoi de moi »), au
rythme harmonieux et régulier, à la parfaite symétrie (« Masse D’émoi
De Moi ») qui accorde savamment une place centrale au « moi ». Il y a en
effet dans cette séquence une sorte de constant face-­à-face entre « l’alea »
et « le lien », et « entre les deux » : la manifestation de « la difficulté
de nommer ». C’est bien sur ce principe que se construit la première
partie de Ce qui fait tenir. Et plus précisément c’est ce principe que cette
première partie décline à différentes échelles : à l’intérieur des poèmes
mêmes, mais aussi entre les poèmes et les proses. Nous y reviendrons.

Reprise

« Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face » 35. C’est précisément


ce que le « je » semble vouloir ignorer dans le deuxième poème. Lui qui,
aveuglé, et dont le moi se vide, a voulu sans doute trop voir en face. Mais
c’est un moi qui contraste fortement avec le moi exsangue (« vide […]
d’émoi de moi ») de la fin du deuxième poème qui apparaît au début
du troisième ; c’est un moi qui a repris des couleurs, empli de colère et
qui reprend sa langue en main : un « moi rose d’ire », qui ose dire. Le
poème se construit ainsi autour d’une série d’injonctions que le « je »
s’adresse à lui-­même et qui toutes l’invitent à se risquer et s’enhardir
(ose / laisse / nais enfin / sois / pleus / nomme). Ces injonctions sont
émaillées d’affirmations péremptoires et de descriptions qui renvoient
à l’expérience de la descente dans « le vent vrai » de la sensation. La
vérité du dehors approchée au plus près dans le deuxième poème, le
troisième en prend acte. Il s’agit désormais à la fois de la dire et, loin
de la contester, d’apprendre à faire avec, d’oser « habiter l’œuvide ».

35 Vérité que Prigent, on l’a vu, méditait déjà longuement dans la conférence consacrée
à Ponge à Cerisy.

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Cerner le réel

Sorte d’Orphée qui revient de la descente dans ses Enfers, le « je » est
appelé à naître enfin :

Ose moi rose d’ire


habiter l’œuvide
le corps est un vide
dehors creuse dedans
 
ça aspire les forces
la langue dérape
voici l’espace laisse
la langue glisser
dans le corps labile
 
nais enfin sois
abject hurlant pure
averse d’ordure
 
pleus ton tome d’atomes
 
nomme l’énorme : toi
fils de on enfant du tas
 
ta ! ta ! ta ! ta !
(CQFT, p. 21-22)

Les glissements sémantiques se font plus rares pour laisser place à


des propositions syntaxiquement très simples (au mieux : sujet-­verbe-­
complément) : « le corps est un vide / dehors creuse dedans / ça aspire
les forces / la langue dérape ». Constats, vérités formulées, ces quelques
propositions disent en quelques mots ce que le « je » a compris, ce qu’il
rapporte de sa descente au-­dehors. Lui qui, au réveil, se demandait
« comment faire entrer dehors en dedans » (p. 13) sait désormais qu’il
en va d’une manière d’abandon : « laisse / la langue glisser / dans le
corps labile ». Naître, être (« nais enfin sois ») suppose de savoir laisser
se faire le mouvement de la langue dans le vide creusé par le dehors, de
vouloir la mise en mouvement de l’aléa sémiotique (« pleus ton tome
d’atomes »), jusqu’à nommer ce qui dépasse la norme, la mesure de la
langue : « toi » (moi). Ce n’est pas d’une quelconque identité qu’il s’agit
alors – toute identité est désormais placée sous le signe de l’indéfini, de
l’indéterminé et de l’informe : le « je » est « fils de on enfant du tas ».

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Prendre conscience

Mais il s’agit bien plus de savoir « habiter l’œuvide », de savoir laisser


être la motilité de la langue dans le vide creusé par la sensation et d’y
trouver de quoi s’éprouver moi – c’est-­à-dire de nommer des « masse[s]
d’émoi » ; de dire plus justement sa sensation, de trouver une forme pour
la vérité informulée du vent dehors (p. 26).

Voir, rien

Début du dernier poème. Le « je » ponctuellement s’efface. L’absence


de ponctuation 36 alliée aux décalages créés entre la disposition typogra-
phique sur la page et les constructions syntaxiques donnent un nouvel
exemple de savant calcul « pour interdire toute formation stabilisée »
(p. 23) :

Jamais vu une chose sans voir rien en


elle : voir
rien comme jamais comme
en face l’efface
ment est une barre de
[…] (p. 24)

Un tel calcul n’empêche pas cependant ce début d’être plutôt didac-


tique – les premiers vers du poème s’appuient sur les réflexions en prose
qui les précèdent, et les continuent. Mais si didactisme il y a, il s’agit
d’un didactisme emphatique. Emphase qui ne déroge nullement à l’idée
que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et moins encore au fait
que les mots pour le dire arrivent alors aisément 37. C’est qu’ils se bous-
culent les mots, dérapent et glissent, pour construire ­­simultanément
plusieurs propositions possibles autour de l’articulation entre la chose et
la vision, articulation que montre parfaitement la structure du d­ euxième

36 Quelques rares exceptions mises à part.


37 Impossible de douter ici que celui qui écrit le fait sans avant avoir appris à penser
(relire les proses). Force est de constater que son idée n’est nullement obscure (relire
les proses, bis), que l’expression qui la suit est très nette et très pure (relire les poèmes).
La lecture est clairement difficile. Parce que l’expression est parfaitement claire. Parce
qu’elle relève d’une clarté et d’un « effort de rationalité » menés « jusqu’au point où ils
rencontrent ce qui les excède – qui n’est pas leur envers (l’irrationnel) mais à la fois
leur épuisement et leur accomplissement » (EN, p. 14 ; relire Une erreur de la nature).

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Cerner le réel

vers : « elle : voir ». Possibles propositions : Jamais vu une chose sans


voir rien / Jamais vu une chose sans voir rien en elle / Voir rien comme
jamais / Voir rien comme jamais, comme en face / Voir rien comme
jamais, comme en face l’efface / En face l’efface / L’effacement est une
barre de, etc. /… Emphase didactique dans l’exacte mesure où cette
emphase sert à densifier une vision de la vision : ce qu’est voir vraiment
(ce que laisse entendre la répétition par deux fois de l’adverbe « jamais »).
Densification opérée en multipliant les départs de phrase comme on
multiplierait des départs de feu. Et que dessinent ces multiples départs
si ce n’est le spectre de la vision vraie de la chose, c’est-­à-dire la vision
du réel ? la vision du rien ? Rien qui ne se nomme pas moins : donné
sensible, chose, in-­sensé, pression démesurée, vide qui s’ouvre dans le
monde, défaillance du symbolique, reste spectral qu’affirme et nie en
même temps la poésie, mais qui la fait tenir 38.
Les premiers vers du poème s’articulent donc autour d’un point cru-
cial qu’ils déplient en de multiples sens : voir, voir vraiment une chose
suppose de voir apparaître en elle (ou avec elle) quelque chose qui n’a
pas l’apparence de quelque chose ; quelque chose aux contours irréels ;
quelque chose que l’on nomme, entre autres, réel. Le réel est spectral : il
apparaît, et son apparence est celle d’une apparition toujours « indécise,
dépareillée et voluptueusement catastrophique » (p. 21). Le réel est un
reste : effacé sitôt que fixé, il ne se donne à voir que comme trace de ce
mouvement d’où vient l’image 39 – l’image tient de vibrer de ce tracé, ce
pour quoi elle est non moins et à son tour « indécise, dépareillée et volup-
tueusement catastrophique » (c’est le réel avec lequel elle communique
qui lui communique ces qualités). Voir vraiment, c’est donc faire de
l’art. Donc : l’art c’est donner à voir 40. Refuser que « le donné sensible »
se dilue et se perde « dans l’habitude insignifiante des paroles atones
et des images apathiques » (p. 20). Le deuxième poème le suggérait : ce
voir n’est pas un voir de face. À cet égard, le quatrième vers (« en face
l’efface ») fait fortement écho aux descriptions des œuvres de Dezeuze

38 Toutes ces expressions qui éclatent le réel en autant de facettes se retrouvent dans les
proses.
39 Qu’elle soit peinte, dessinée ou écrite.
40 Définition que Bataille donnait de la poésie en référence au titre d’un livre d’Éluard.

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Prendre conscience

que propose la dernière prose, lesquelles évoquent le provisoire, l’oblique,


le creusement, l’évidement comme autant de moyens de produire des
images tenues par un réel qui « menace de les détruire » (p. 25) 41.
Les poèmes le montrent à leur manière ; les proses l’affirment et
l’explicitent : ce que l’image donne à voir éblouit la vue (p. 17). Et cet
éblouissement refonde la vue en l’écartelant. D’un côté : l’image force
la vue à reconnaître « l’impossible qui la constitue comme prothèse pré-
hensile distanciée » (ibid.). De l’autre : elle fait naître « la tentation d’un
autre mode de contact (direct, sensible, sensuel, tactile) avec le monde ».
Autrement dit : les images « soulèvent l’imagination d’un contact avec
la fuite des choses dans l’envers des images » (ibid.). Ce mouvement de
l’imagination, ce soulèvement, s’il veut avoir au moins quelque chance
d’aboutir, n’a d’autre choix, selon Prigent, que d’« accentuer l’artifice
rhétorique et de tramer l’opacité de la Dichtung » (p. 23). Si en effet
l’art est chaque fois un essai de « saisie mesurée » (p. 21) d’une « qualité
sans figure » qui est « littéralement im-­mense » ; si, par conséquent,
l’art n’a d’autre obsession que de représenter ce qui excède ses propres
capacités de représentation, alors, logique implacable, l’art doit produire
les conditions de cet excès afin de le rendre manifeste. Ces conditions
ont un nom : l’emphase. Et l’emphase est d’abord la recherche d’une
énergie, d’une impulsion :

Parce que c’est dans l’emphase de ce système 42 qu’on peut tenter de


propulser l’excès et de jeter les figures dans un trouble calculé – voire de
les oublier, de les vouer aux mouvements de l’oublieuse matière. (p. 23)

C’est dans l’emphase que l’on peut espérer provoquer un mouvement


de l’imagination en direction du réel ; c’est l’impulsion qui déclenche ce
mouvement que la poésie de Prigent tente de réaliser dans une tension
constante entre lucidité et tentation d’un contact direct sensuel avec le
monde ; c’est cet écartèlement de la vision qui guide la poésie, et qui est ainsi
le principe de composition du quatrième poème dont voici la suite et la fin :

41 D’où cette possible équation : image = forme donnée « à cette menace contenue, à
cette tenue menacée » (CQFT, p. 25)
42 Il s’agit aussi bien ici de l’ensemble des procédés qu’utilisent la peinture et la poésie
pour construire des représentations (voir ibid., p. 22-24).

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Cerner le réel

en face l’efface
ment est une barre de
profondeur feuillue par
mi les arbres du parc (mes
pensées ne sont pas mes pensées)
 
la bête hybride pollue et les
pierres arrondies et ce
qui m’aime même
les troncs d’abomination
 
l’esprit (la qualité) était avant je
souffle les images je
pèse mes quantités dans
un trou de chair c’est
super c’est
en plomb
 
je = on (che
vreau cuit dans le lait de
ma mère) et
je ne te regarde pas
vie
 
sinon je meurs (p. 24-25)

Voici donc un exemple d’une tentative de saisie mesurée de ce qui


outrepasse la mesure, d’un incommensurable que Prigent qualifie à
l’aide de deux mots : l’immense, l’équivoque 43. Cette saisie mesurée
implique une démesure (l’emphase). Cette démesure conjugue la
distance (la lucidité) et le contact (le désir) : elle impose d’admettre
l’impossibilité d’une saisie dont elle relance ardemment dans le même
temps le désir. Sont du côté de la distance lucide les éléments du poème
qui reprennent les propositions des textes en prose ou s’appuient expli-

43 La réunion de ces deux mots forme le sous-­titre de la dernière partie de Ce qui fait tenir.
Les poèmes qui y sont repris ont d’abord été publiés accompagnés de dessins de Philippe
Boutibonnes dans L’Immense, l’équivoque, Charleville, Éditions Rencontres, 2004. Ces
deux mots conjuguent ensemble les idées d’illimité, d’infini et d’incertain. Notons
que le mot « équivoque » renvoie aussi à un certain type de rime et à une manière de
calembour ou de jeu de mots.

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Prendre conscience

citement sur elle. Par exemple : « l’esprit (la qualité) était avant » 44 ; ou
encore « Jamais vu une chose sans voir rien en / elle » 45. Sont de ce même
côté les formules qui consistent à énoncer des propositions théoriques
tout en jouant, par exemple, sur des effets de condensation en posant
des égalités fulgurantes : « je = on ». Participent enfin de la lucidité tous
les moments qui relèvent de la formulation d’une expérience, d’une
confidence, d’une explication : « (mes / pensées ne sont pas mes pen-
sées) » ; « et / je ne te regarde pas / vie / sinon je meurs ». Se trouvent, à
l’inverse, du côté du contact les moments où s’enchaînent les images,
et plus particulièrement ici le deuxième fragment du poème :

la bête hybride pollue et les


pierres arrondies et ce
qui m’aime même
les troncs d’abomination

Il nous semble qu’une telle séquence est d’abord une impression.


Que ce qui est destiné ici à être vu n’est pas, si l’on peut dire, ce qui est
vu au premier abord : compte davantage « l’envers des images » qui, à
l’instar de l’envers d’un décor, révélerait, non pas la situation réelle, mais
plutôt le réel en situation, c’est-­à-dire donnerait à éprouver l’insaisis-
sable en tant que tel. Impression parce les images seraient comme les
traces laissées par la pression du réel ; impression parce que ces images
se voudraient soumises à cette pression ; impression enfin parce qu’elles
supposent au lecteur une aptitude à se laisser porter par l’émotion (le
mouvement) qu’elles tentent de produire.
Qu’y a-­t-il en effet à comprendre dans un tel enchaînement d’images ?
Qu’il s’agit d’éprouver l’équivoque et l’immense. Prenons un exemple,
celui de l’intertextualité potentielle d’un tel passage. La bête, l’hybridité,
les troncs, l’abomination, mais aussi les arbres et la barre feuillue, tous
ces éléments se retrouvent dans les pages de Là-­bas où Durtal imagine
l’errance de Gille de Rais dans de noires forêts de Bretagne. L’hypothèse
d’une référence à Huysmans n’est pas sans fondement. Bon. Rien ne

44 Cette proposition reprend celle du deuxième texte en prose : « Ce sont des hypostases
de la qualité sans figure qui presse, mobile et informe, avant la figure » (CQFT, p. 21).
45 Cela vaut pour tout le début du poème que nous analysions plus haut.

241

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Cerner le réel

permettra jamais de la valider avec assurance – sauf erreur ou oubli de


notre part. Et quand bien même. La validation d’une telle hypothèse
expliquerait peu. À moins d’imaginer un lecteur facilement comblé,
parce que flatté, par la reconnaissance d’une référence culturelle, elle
serait inévitablement une déception. Cette déception importe. Parce
qu’elle révèle l’impossibilité de satisfaire la demande d’un sens ; parce
qu’elle permet surtout de comprendre que le texte est fait de telle sorte
qu’elle se produise. Ce que cherche Prigent dans un tel fragment, du
moins nous semble-­t‑il, ce sont des élans : du sens possible qui s’élance,
s’esquisse et… retombe. Du sens que rien ne confirme jamais avec sûreté
ou assurance. Mais au contraire des esquisses, des ébauches : de récit,
de décor, de genre, d’intrigue, de registre, de rythme… une réserve de
commencements en puissance. Du sens qui se fait et se défait. Le poème
s’apparente alors pour le lecteur au nuage de poussière décrit par Tho-
mas de Quincey et à partir duquel Deleuze propose une analyse de la
perception 46, ou encore à la solution sursaturée de Simondon 47 qui
réalise « une libre répartition de singularités dans un état de la matière
où aucune force n’est encore intégrée au sein d’une série de conver-
gence déterminée ou d’après une chaîne empiriquement réalisée » 48.
Dans le poème alors, comme dans le nuage de poussière agité par les
tourbillons du vent, comme dans la solution sursaturée d’un liquide
en fusion, « toutes les singularités sont encore flottantes, à cheval sur
tous les vecteurs assignables, prolongeables dans toutes les directions,
de manière simultanée, jusqu’au voisinage des autres singularités ».
Impossible de déterminer avec précision ce qui va se produire : « la
présence du plus petit germe cristallin extérieur, la ventilation la plus
infime peuvent amorcer la cristallisation selon une orientation parti-
culière en faisant converger toutes les singularités autour d’un certain
nombre de séries affines ». Au gré de ses lectures, le lecteur actualise une
singularité virtuellement présente, comme le fait le moindre coup de
vent dans le nuage de poussière de Quincey. Autrement dit, il semble

46 Voir Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris Minuit, 1988, p. 127.
47 Voir Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.
48 Jean-Clet Martin, La philosophie de Gilles Deleuze [1993], Paris, Payot et Rivages, 2005,
p. 27.

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Prendre conscience

qu’il en aille alors de la poésie de Prigent comme d’un dessin de Vasarely


qui fait coexister sur un même plan plusieurs structures divergentes :
« Si l’œil n’est pas capable de les actualiser toutes, elles n’en existent
pas moins réellement dans un état où toutes les singularités restent
flottantes et que le moindre accident local va infléchir autour d’une
polarité convergente » 49. Du sens se fait, se défait.
La poésie propose ainsi l’épreuve d’une fondamentale équivocité.
Mais elle communique aussi la sensation d’une immensité dans la forme
d’abord d’un inévitable découragement. La réserve de sens est telle que
le sens est en trop. Enchaîner la lecture de plusieurs poèmes donne l’im-
pression, sans doute inévitable, de passer à côté 50. C’est trop. Trop savant ;
trop savamment coupé, mutilé – l’excès est ici souvent le produit des
soustractions. Non moins que la déception évoquée plus haut, un tel
découragement semble lui aussi produit, ou plus exactement peut-­être,
programmé par la poésie telle que l’écrit Prigent. L’un comme l’autre
sont des moments d’une expérience de lecture, des étapes. C’est qu’il se
pourrait bien que cette poésie soit faite de telle manière que le lecteur, en
lisant, se voit faire. Qu’il se voit, privé du confort du liant, chercher, résister,
refuser, trépigner, se décourager jusqu’à comprendre que c’est fait pour ;
que ces réactions ne sont jamais que la somme des actions que le texte
lui fait faire ; que ce qu’il fait enfin il le fait précisément parce le texte le
met aux prises avec l’insaisissable. Ce qui ne veut pas dire que tout appui
solide se dérobe à sa lecture, ou qu’il ne puisse jamais être assuré d’un
sens stable, établi – notre travail d’interprétation des premiers poèmes du
recueil l’aura, du moins nous l’espérons, un peu montré. Mais cela signifie
que le sens sera troué, que le poème consistera en partie à fabriquer ces
trouées qui cherchent à communiquer une expérience de l’envers. Lire
cette poésie demande de savoir lâcher prise. De laisser se faire (ou non)
du sens pour le sentir se défaire. Impression soleil levant : miroitement
de la lumière sur l’eau (l’équivoque), le soleil, le ciel (l’immense). La
poésie de Prigent est bien à sa manière un impressionnisme.

49 Ibid., p. 28.
50 Qu’on lise par exemple les poèmes de la dernière section de Ce qui fait tenir rassemblés
sous un titre pour le coup programmatique : « L’immense, l’équivoque ».

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Cerner le réel

Tout, tout dire

La formule sadienne est, pour Prigent, une « sommation ». Sade met en


demeure ; il intime. Dans une possible acception, une sommation est
un acte par lequel un huissier enjoint à un débiteur de payer ce qu’il
doit ou d’accomplir ce à quoi il s’est obligé. Sade huissier, donc. L’idée,
pour cocasse qu’elle soit, permet de cerner mieux ce que Prigent attend
du Marquis. Qu’il l’oblige. Qu’il l’aide, sans doute aussi bien, à ne pas
se dérober à ce qu’exige ce à quoi il prétend, en l’occurrence : écrire. Et
il n’est qu’une manière de n’y pas manquer (qu’une manière d’écrire)
si l’on veut bien suivre Sade : il faut tout dire.
Première glose de Prigent. Ce défi de dire tout n’a de sens qu’à identi-
fier la philosophie, à laquelle il s’adresse, à ce que notre époque nomme
littérature (tout dire ne saurait relever de la rationalité seule, quand
celle-­ci n’est qu’une partie du tout qu’il faut dire). Ce qui immédiate-
ment se traduit en termes de genre : le roman serait seul en mesure de
relever un tel défi. Pour une raison que Prigent suggère assez discrète-
ment en précisant que le roman sadien, le plus souvent, est dialogué.
Ce qui revient à souligner d’abord sa capacité à mettre ensemble des
discours et des points de vue hétérogènes, à ménager les passages des uns
aux autres, à favoriser, en les alternant, la diversité de leur rencontre.
Seconde glose de Prigent. Il s’agit essentiellement désormais d’appro-
fondir ce qui une première fois est ainsi formulé : si le tout se dit dans
le roman, « c’est en tant que non positivement dicible » 51. L’importance
décisive du roman dialogué est alors explicitée plus avant. La « vérité
verbalisée » de « l’expérience “totale” » qu’il aiderait à formuler ne réside
pas plus dans sa part rationnelle que dans sa part fictionnelle. « Tout dire »
ne relève ni exclusivement de l’un, ni exclusivement de l’autre, pas plus
que de la seule et simple addition des deux. Si la vérité d’une « expérience
“totale” » se verbalise, elle relève d’une paradoxale verbalisation que
Prigent évoque en ces termes : « [cette vérité] se dénude dans le vide,
non dicible, qui s’ouvre au creux de l’alternance des deux [des discours

51 Cette citation comme les suivantes sont tirées de « À Monsieur de Sade ».

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Prendre conscience

rationnels et fictionnels] ». La vérité ne se dit pas, ne s’énonce pas, mais


se dénude. Elle se découvre, se dépouille de ce qui la recouvre et l’enve-
loppe. Sévérité sous cet angle d’un roman qui priverait la vérité de tout
superflu, de tout ornement, mais aussi de toute apparence trompeuse.
Le roman seul laisserait voir la vérité sans fard aucun, la vérité sèche de
la vérité, pour ainsi dire. Un paradoxe demeure cependant : la vérité du
tout verbalisée dans le roman se mettrait à nu « dans [un] vide, non
dicible », à la fois en engageant le langage et en s’y dérobant. C’est bien
ce que confirme l’explication qui suit : « le tout ne se “dit” pas, mais se
forme négativement dans la structure de fiction qui annule théâtralement
la possibilité de parler elle-­même ». Le tout ne se « “dit” » pas vraiment
puisqu’il lui faut, pour se dire, comprendre l’annulation de la parole,
comprendre son suspens. Ce mot est ici capital qui suggère à la fois une
interruption (momentanée) et une tension, mais en aucun cas une
pure et simple disparition. Ce suspens de la « pensée parlée », le roman le
trouve dans un entre-­deux, au « creux de l’alternance » du rationnel et du
fictionnel. Au creux de cette alternance, le langage fait surgir le réel non
dicible en s’y épuisant momentanément : le langage fait surgir ce qui le
« défie » et non moins le « défait » ; il est « au bord » de cet impossible qu’il
fait advenir – là réside la tension du suspens. Ce mouvement « double,
contradictoire et destructeur » de provocation et d’épuisement lève le voile
sur la nature profondément oxymorique de l’injonction sadienne. Si,
dans les romans de Sade, la « pression de la chair sexuée pousse la pensée
jusqu’au bord d’un surgissement monstrueux », ce surgissement tient
précisément au fait qu’il ne fait qu’interrompre la pensée en la tenant
dans une attente tendue et angoissée. Au creux de l’alternance, la pensée
demeure en attente. Autrement dit, le roman crée les conditions d’une
certaine hantise du pensable par l’impensable. Tout dire, ce n’est donc
pas tenter d’épuiser le discours, ce n’est pas vouloir formuler la totalité
des énoncés dont le langage serait capable – ce qui, d’ailleurs, n’a aucun
sens. Tout dire, ce n’est pas vouloir épuiser une quelconque réserve de
sens mais bien, grâce à certains dispositifs, trouver une façon de dire qui
comprend ce qui l’interrompt mais que dire seul fait être.
À l’évidence, Ce qui fait tenir relève d’une tentative d’appliquer le
programme que Prigent décèle chez Sade. On l’a vu : le début du livre
245

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Cerner le réel

consiste pour une large part en une prise de conscience. C’est un lecteur
lucide et clairvoyant que l’alternance des textes fait progressivement
advenir. Clairvoyance quant aux visées de la poésie, à ses moyens, ses
stratégies, son fonctionnement, sa relation avec un réel qui, dans un
même mouvement, la fait tenir autant qu’il la menace. Tout cela, les
proses patiemment l’expliquent. Et c’est avec cette conscience éveillée,
attentive, que sont lues les réalisations concrètes de cette poésie : les
poèmes sont lus en conscience. Et ces poèmes apparaissent alors à bien des
égards comme des tentatives de faire entrer dans la conscience le réel qui
par nature lui échappe en jouant, à leur tour, et en leur sein même, de
l’alternance : d’un côté, ils reprennent la pensée proposée par les proses,
ils la creusent, la développent grâce à des manières spécifiques d’agir sur
la langue ; de l’autre, ils tentent de donner à éprouver le négatif que cette
pensée tente de penser – il s’agit alors non de saisir l’insaisissable mais
de saisir qu’il y a de l’insaisissable en ressentant ses mouvements. Il y
a là une sorte d’hyper-­lucidité. Le mouvement d’une conscience qui se
porte au bord de ce qu’elle peut prendre aussi bien par l’effort rationnel
pour penser ce qui lui échappe que par un effort de langue pour ressen-
tir ce qui lui échappe. Le dispositif déployé au début de Ce qui fait tenir
repose ainsi sur des mises en abyme successives qui préparent le retour
de cette conscience ensoleillée que suggérait discrètement dès l’abord la
présence de l’éternel soleil proustien.

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chapitre 8

Cadrage, débordement

L’instituteur de service

C’est dans les entretiens avec Hervé Castanet, Ne me faites pas dire ce que
je n’écris pas (NM). Il est question de l’articulation de la poésie et du réel.
Castanet cite un extrait du deuxième poème de L’Âme :

mais malgré l’armature le jet pur des


peupliers
les arcs les bâtons les
perspectives concentrées dans des flaques
 
grand trou flou partout :
 
dégoût ! dégoût !  (A, p. 10)

Suit une manière de prétérition. Castanet ne dit rien de cet extrait.


Ou ce qu’il en dit, il le fait dire plutôt par celui qu’il nomme, avec un
évident dédain, « l’instituteur de service » (NM, p. 13). L’instituteur est
ici un (pauvre) type : l’homme qui a le « goût de la logique ». Et ce goût
conduit inévitablement l’instituteur à révéler la structure antinomique
de l’extrait cité : d’un côté « le signifiant qui ordonne (“armature, jet pur,
arcs, bâtons, perspectives”) » ; de l’autre, « ce qui s’inscrit sans nom, ni
forme : le flou du trou ». Conclusion : « La rencontre des deux produi[t]
l’affect du dégoût ». L’instituteur de service ne dit ainsi rien qui ne soit
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Cerner le réel

dans le texte ; rien en tout cas qui puisse justifier le mépris dont il est
ici l’objet. Mais passons. Castanet enchaîne avec cette question adressée
directement à l’écrivain : « Mais, vous, comment pourriez-­vous le dire ? »
Question étrange. Dire quoi ? Dire quoi que l’instituteur serait, certes
à son humble manière, parvenu à dire ? Castanet précise ainsi sa ques-
tion : « Quel réel spécifié produisent ces quelques vers ? Autrement dit,
quel est le reste réel de cette opération de symbolisation ? » (p. 13-14) 1.
Questions auxquelles Prigent ne peut répondre qu’en rappelant cette
évidence : « Vous conviendrez qu’il m’est difficile de le dire autrement
que c’est dit là. Sinon ça ne se serait pas dit comme ça s’est dit » (p. 14).
Il ajoute néanmoins une chose que n’aurait sans doute pas manqué de
noter l’instituteur : « Ceci, quand même : il s’agit d’un “paysage” ». Suit
une longue explication qui ne porte pas sur le poème lui-­même, mais
conduit à formuler un principe que l’écrivain, par ailleurs, a maintes
fois énoncé : fixer un motif, en l’occurrence un paysage, revient toujours
aussi à formaliser un reste ; « celui qui écrit sa vue, au moment même où
il tente de la fixer, la voit bouger, voire s’effondrer sous l’afflux d’autre
“chose” (la chose ? le rien ?) » (p. 15). Rien de plus concret cependant que
cette « autre “chose” », c’est-­à-dire « l’autre incernable que lance l’infini
potentialité de la langue (l’échappée métaphorique, métonymique, écho-
lalique du trait ordonné et de la figure cernée en perspective) ». D’où cette
conclusion, limpide, qui donne enfin la formule quasi mathématique du
réel spécifié : « le réel spécifié est appelé par la structure (le signifiant)
mais, encore une fois il est aussi (voire n’est que) la défaillance de la
structure qui l’appelle à elle ». Cadrage, débordement.
Cette spécification du réel étaie la thèse de la lucidité particulière que
requiert la poésie telle que Prigent la conçoit. Autrement dit : Prigent
ne méprise jamais l’instituteur – celui qui a du goût pour la logique.
Au contraire. La composition de Ce qui fait tenir le montre spectaculai-
rement, quand les principaux recueils de poésie le font d’une manière
plus discrète, mais non moins déterminée. À commencer par L’Âme, et
sa quatrième de couverture :

1 L’instituteur ne percevrait aucun reste de réel, et c’est bien cela qui lui vaudrait ce
mépris : il s’arrête à la logique. Pas poète du tout, donc.

248

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Cadrage, débordement

Nous les parlants (les séparés), nous appelons âme notre distance au
monde et le désir de la combler. Âme est le nom du rien ouvert entre le
monde et nous, l’aura in-­signifiante des choses infusée dans la langue
et la hantant d’une vacuité imprenable par le sens.
Les poèmes de L’Âme sont des essais d’enregistrement de cette vacuité.
Dans le temps d’une journée banale, la diction de quelques choses per-
çues, de quelques corps aimés, de quelques paysages, de quelques bribes
de savoirs – et son dérapage : brefs bougés rythmiques, petites catastrophes
du sens, lame de l’âme passée entre le réel et les mots.

Voilà qui pose un cadre ; voilà qui pose les conditions d’un possible
débordement ; voilà enfin qui tente de produire un certain lecteur. Pour
mieux comprendre le lecteur attendu (le produit désiré), il faut s’in-
téresser aux moyens de production convoqués. Deux paragraphes. Le
premier affirme l’existence d’une communauté ; avance un postulat ; en
définit par deux fois le terme central. La communauté est celle que crée
le langage (les « parlants ») ; la position dans le monde que ce langage
confère à ceux qui en usent leur donne un autre nom encore (les « sépa-
rés »). Le postulat révèle autoritairement le sens d’un mot par ailleurs
particulièrement complexe : âme nomme un désir et une distance. La
double définition qui suit reprend à sa manière l’idée du mouvement
asymptotique d’un désir jamais comblé en situant le siège de l’âme au-­
dehors : « entre le monde et nous » ; « dans la langue », là où émane et
rôde l’innommable. Le second paragraphe, davantage centré sur le livre
lui-­même, définit d’abord les poèmes par le but qu’ils poursuivent (enre-
gistrer les traces de cet innommable) ; énumère ensuite les principaux
moyens auxquels ils recourent : dans un cadre temporel défini (« le temps
d’une journée banale »), il s’agit de fixer plusieurs motifs toujours un
peu vagues 2 (« choses perçues », « corps aimés », « paysages », « bribes de
savoirs ») et de relever le « dérapage » consubstantiel à cette tentative de
« diction » – dans la dimension non sémantique de la langue (rythme) ;
dans l’ambiguïté du lien métaphorique (« catastrophes du sens »).
Au seuil d’un ensemble de poèmes, inscrit comme au fronton d’un
temple, un avertissement didactique attend donc le lecteur. Qui s’apprête

2 Voir la répétition insistante de l’adjectif indéfini.

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Cerner le réel

à lire L’Âme dispose ainsi des éléments nécessaires pour comprendre ce qui
a motivé son écriture et connaître les principes de son fonctionnement.
Voilà donc un lecteur non seulement averti et éveillé, mais perspicace,
du moins voulu tel ; voilà un auteur qui prend particulièrement soin
d’alerter son lecteur, avec un sens singulier de la promotion : c’est du rien
qui est offert, du vide qui est donné ici à lire, telle est l’âme de L’Âme. Un
geste est ainsi fait pour solliciter la lucidité du lecteur, geste analogue à
celui qui donne lieu à la quatrième de couverture de Dum pendet filius :
D’autres, jadis, ont dit Nature, Dieu. Voire, plus récemment, Choses,
Corps, Réel… Ou encore l’innommable. Ainsi ma-­mère, icône opaque.
Ce qui jette moi à la jouissance mélancolique du monde et, simultané-
ment, à la manie d’expression. Cette manie est peut-­être la poésie : défi
à l’idole, paradoxale force d’oubli, passion idiote ressassée pour poncer
et exiler l’affect.

Comme pour le mot âme, mais de manière plus abrupte, il s’agit là


encore de développer un court texte didactique à partir et autour d’un
mot, cette fois présent en creux dans le titre du recueil, mais déterminant
dans les poèmes. L’âme, la mère (« ma-­mère ») sont ainsi les termes les
moins neutres que l’on puisse imaginer, leur lecture ne se faisant jamais
que sur le fond théorique, culturel et historique qu’activent les brefs mais
très denses textes de quatrième de couverture. Le regard du lecteur est
non seulement averti, mais il est aussi fermement orienté en direction
de cette tension entre un désir et une distance que réactive à nouveau, et
à sa manière, le petit texte placé au seuil des poèmes de Dum pendet filius
– « la manie d’expression » et « la jouissance mélancolique du monde ».
Là encore, l’humour a sa part, et l’ironie en particulier, pour alerter le
lecteur, non d’ailleurs sans une certaine rudesse : le livre qu’il s’apprête
à lire relève d’une « manie » décrite, qui plus est, sans ménagement.
Aucune place n’est ainsi laissée à une quelconque ignorance ou naïveté,
c’est fort au contraire d’un savoir que le lecteur s’apprête à lire. Savoir
que l’auteur prend volontairement soin d’exposer avec un sens aigu de la
précision, lequel est un peu plus développé encore pour Écrit au couteau :

J’ai écrit les premiers mots d’Écrit au Couteau sur un carnet de vengeances.
C’était pour répondre à la violence de tels de mes proches contre un
précédent livre de moi. Ça a dessiné des sortes d’épouvantails répulsifs,

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Cadrage, débordement

avec des signes gravés dessus au couteau : invectives, anathèmes, dévo-


tions, épitaphes. Programme : « encore mieux plus mal dire » (Beckett).
Matériau : le sexuel animalique mécanique épidermique épidémique.
Action : hymne farcesque à l’abjection, pantomime érotico-­macabre,
rites du ratage de la langue qui y colle sa bêtise. Rien d’autre que les
palinodies d’un baroud pour rien : qui mime la quête d’un « langage
vrai », sait pourtant qu'il n’y en a pas (de langage vrai) – et, du fond du
parler faux (bien réel, lui) qui nous cerne, rit de ce savoir et rit du même
coup de soi – de soi tenté par la volonté de n’en rien savoir.

Tous les éléments présents dans les textes de quatrième de couverture


de L’Âme et de Dum pendet filius sont ici repris, et agrémentés de brèves
explications quant à la genèse du livre et à sa raison d’être. Là encore
il s’agit de poser fortement un premier cadre (« Programme », « Maté-
riau », « Action »), tout en prévenant le moindre risque de lecture naïve,
c’est-­à-dire trop peu consciente de l’entreprise au moins paradoxale,
au vrai désignée comme impossible, dont naît malgré tout le livre en
question – comment le rire de l’auteur ne pourrait-­il pas être aussi celui
du lecteur ? Prenons un dernier exemple avec La Vie moderne 3 :

Dans les « langes » des « coupures de journaux », disait Blaise Cendrars,


nous arrive « le bébé aujourd’hui ». Le voici, tout juste démailloté.
Son lange est un journal, avec ses rubriques (société, politique, sports,
sciences, gastronomie, météo, culture…). Chacune d’elles est recomposée
en vers satiriques. Mais moins pour « châtier les mœurs » que pour dire,
bouffonnement, une stupéfaction un peu effrayée.

Moins dense et théorique que les trois autres, le texte file d’abord
une métaphore trouvée chez Cendrars pour préciser la source du maté-
riau utilisé et le principe de composition adopté. Est indiqué par la
suite le registre satirique du livre, registre aussitôt spécifié pour mieux
dire à la fois : le but poursuivi ; la manière de le faire ; le sentiment de
l’auteur face à l’objet qui l’occupe. Le tout annonce implicitement un
lyrisme tendu entre une volonté de mouvement (la mise à distance par
la satire) et l’effet d’une force d’immobilisation que signale une litote
(la « stupéfaction un peu effrayée »).

3 Christian Prigent, La Vie moderne, Paris, P.O.L, 2012.

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Cerner le réel

Ce que montrent à divers degrés ces textes aussi synthétiques que


stratégiques, c’est une volonté de rendre visibles, en les explicitant, les
limites qui donnent un premier cadre à ce qui est offert à la lecture. Ces
textes résultent en ce sens d’une volonté insistante de rendre le lecteur
sensible à des lignes de démarcation très précises. Qui s’apprête à lire a
ainsi en tête un premier cadre, lequel sera décliné de plus en plus finement
dans au moins deux séries : celle des différentes sections qui organisent les
recueils ; celle des poèmes qui constituent ces sections. Il ne s’agit nulle-
ment de perdre d’une quelconque façon le lecteur, c’est même exactement
le contraire : ce dernier sait ce qu’il attend, sait à quoi s’attendre, tout est
fait pour qu’il le sache. Prenons L’Âme. Le recueil applique en effet à la
lettre le programme exposé et annoncé, il suffit de jeter un œil rapide à sa
table des matières pour le constater : « petit lever », « passage au jardin »,
« un peu de campagne », « vue sur la mer », « compte tenu des mots »,
« salut les savants ! », « tentative d’idylle », « tombée du jour ». Aucune
surprise. Voilà autant de chapitres qui reprennent un au moins des motifs
que l’écrivain dit clairement tenter de fixer dans la quatrième de couver-
ture : choses perçues, corps aimés, paysages, savoirs. À ce stade, le lecteur
n’y a vu que du cadre. Et tout semble ainsi fait pour qu’il s’apprête, sitôt
sa lecture commencée, à retrouver ce que ces cadres successifs délimitent
et annoncent du même coup. Un horizon d’attente est créé qui rendra
d’autant plus sensibles tous les moments où ça dérapera à l’horizon. Le
principe est le même dans Dum pendet filius où, entre un « prologue » et
un « épilogue », se succèdent chronologiquement sept scènes de la vie
quotidienne – scènes de la vie d’éveil, de ménage, de toilette, de pique-­
nique, de jardin, de plage, ou encore de la vie rêvée. Même principe pour
La Vie moderne où, on l’a vu, chaque chapitre correspond à une rubrique de
journal – « la société », « la politique », « la santé », « l’amour », « le sport »,
« les sciences », « la gastronomie », « nature & climat », « la mode », « la
culture », « portrait de fin ». La Vie moderne montre par ailleurs, mais avec
plus d’ostentation que d’autres recueils, comment ces cadrages successifs
construisent un cheminement vers le cadrage essentiel que constitue un
poème pensé comme un véritable dispositif de capture. Chacun de ses
poèmes répond en effet à une contrainte très forte en reconduisant inlas-
sablement une même forme (trois quatrains écrits en hendécasyllabes)
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Cadrage, débordement

avec quelques variations (les rimes, par exemple, plates, embrassées ou


croisées). Les fragments prélevés au journal Libération sont sans doute
autant d’occasions privilégiées de rappeler à quel point le langage est
toujours déjà hanté par toutes sortes de multiples clichés dont rien ne
semble pouvoir arrêter la prolifération. À moins peut-­être de tenter de
les prendre de vitesse en les soumettant à des rythmes qui multiplient
les dérapages, de laisser malgré tout se développer un signifié au gré de
tous les accidents que lui réserve un signifiant déchaîné par le dispositif
de versification retenu. Quoi qu’il en soit, et quel que soit le recueil en
question, l’écriture de Prigent relève d’une volonté de faire fonctionner
ensemble deux manières qui, isolées l’une de l’autre, deviennent chacune
des écueils : écueil d’une écriture qui se satisferait d’une fixation apaisée
et sereine de tel motif ; écueil tout autant d’une écriture qui se réduirait
à la prolifération incontrôlée des dérapages. Toute la maîtrise de l’écri-
vain est dans la recherche de cet équilibre. N’importe qui, du moins en
droit, est plus ou moins susceptible de faire déraper la langue, de trouver
des rythmes, de produire des allitérations, d’enchaîner des glissements
de sens, d’inventer des métaphores… Mais là précisément n’est pas la
question. Tout tient en effet à la capacité à manipuler ces possibilités
de dérapages dont par ailleurs chacun peut s’emparer. L’écrivain, tel du
moins que le montre le travail de Prigent, est précisément celui qui sait
faire avec le hasard, l’involontaire, l’irrationnel. Cet écrivain, et c’est ce
qui demande la plus grande maîtrise, sait comment exposer l’écriture à
d’autres forces que celles qui s’efforcent de tracer une figure ou fixer un
motif ; il sait faire naître de cet effort, parce qu’il est capable de le porter
le plus loin qu’il se peut, ces dérapages où ce qui advient ne relève pas de
la signification, de la narration, de la représentation ou encore de l’illus-
tration ; il sait ainsi comment procéder pour capter ces traces de réel qui
ne s’adressent pas à l’intellect mais beaucoup plus immédiatement à la
sensibilité ; il sait défaire la langue pour réinjecter en son cœur ce que ce
faisant il enregistre. 4

4 Rien n’est plus éloigné de tout cela, par exemple, que l’écriture automatique. Très tôt
Prigent se tient à cette position. À cet égard, tout est en quelque sorte déjà dit dans cet
extrait de la discussion qui suit son intervention sur Ponge à Cerisy en 1977 : « L’écriture
surréaliste, dite automatique, est une écriture dont tout l’effort vise au moi profond.

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Cerner le réel

Les nerfs de l’instituteur

Revenons une dernière fois à l’instituteur et à la lecture qu’il ferait, du


moins à suivre Castanet, du deuxième poème de L’Âme, ou plus exacte-
ment d’un extrait de ce poème que nous reproduirons ici en totalité :

un peu après nous fûmes aux verdures


 
ah l’homélie des foisons !
l’essaim des foutus sons !
 
mais malgré l’armature le jet pur des
peupliers
les arcs les bâtons les
perspectives concentrées dans des flaques
 
grand trou flou partout :
 
dégoût ! dégoût !  (A, p. 10)

Selon nous, tout a donc été fait pour provoquer la lecture de l’insti-
tuteur – pour solliciter chez le lecteur le goût de la logique. 1. Cadrage
en quatrième de couverture : effort de rationalisation pour définir très
précisément les limites de l’entreprise poétique proposée ici. 2. Cadrage
du motif à l’aide du titre du chapitre, en l’occurrence celui du pre-
mier : « petit lever » – l’écrivain pose son cadre un peu à la manière

Qu’est-­ce que ça veut dire, ne pas contrôler une écriture ? C’est dans l’esprit des sur-
réalistes, faire parler une espèce d’en-­deçà du langage courant, qu’ils relèvent d’une
connotation esthétique, et qu’ils parent également d’une valeur de vérité. Mais, à ne
pas contrôler une écriture, c’est-­à-dire à adopter une écriture spontanée, il se passe en
un sens exactement la même chose que ce qui se passe sur le plan poétique dans une
attitude qu’on qualifie de spontanéiste. L’écriture surréaliste, refusant ce que Ponge
appelle “paresse” (le laisser venir du signifiant), ne fait rien remonter d’autre, du
point de vue de la langue, que la mémoire, à savoir la structure thétique elle-­même.
Il n’y a pas plus thétique, il n’y a pas plus symbolique, plus classique que l’écriture
des Champs magnétiques. Donc, ça laisse passer quelque chose qui n’a rien à voir avec
l’inconscient. Le paradoxe, c’est que, pour qu’une écriture ait quelque chose à voir
avec l’inconscient, pour que l’inconscient y parle un tant soit peu, il faut qu’elle soit
ultra contrôlée. Moins une écriture est contrôlée, plus la loi y parle ; pourquoi ? Mais
parce que la loi nous domine, parce que la légalité familiale du langage est le bain dans
lequel nous avons baigné. Lisons Ponge, lisons les Proêmes, c’est bien pour ça qu’il faut
parler contre les paroles, parce que, quand les paroles parlent, c’est la loi qui parle »
(Christian Prigent, « Le texte et la mort », art. cité, p. 374-375).

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Cadrage, débordement

d’un Dezeuze. Impossible d’ouvrir plus les yeux de l’instituteur à ce


stade ; impossible de le prendre davantage par la main. Le voilà qui
s’apprête comme jamais à voir ce qu’il va voir – à voir ce que l’auteur
lui a dit qu’il allait voir. Ce qu’il voit d’abord, c’est une succession de
poèmes plutôt brefs, plutôt troués, qui semblent faits de bribes. Voilà
les nouveaux cadres. Imaginons ce que peut être sa première lecture.
Parions sur le sérieux de l’instituteur ; parions que son attention sera
particulièrement retenue par tout ce qui dans les poèmes est susceptible
de correspondre à l’horizon d’attente créé par les cadres, de correspondre
d’abord à l’effort pour dire « quelques choses perçues » lors d’un « petit
lever ». Premier poème :

matin à la volée le mal le trop


de soleil dans le noir reclus
 
alors j’ai l’ire le henni
ssement malivole dans
l’œil énormément
 
un coin de ciel c’est
un peu d’en-­moins un clin
de zéro piqué
d’ailes acerbes
 
dehors est un brin
de paille un
fétu dans une bouse par
où l’air suce la terre
 
ce brin je l’ai comme un veau
dans les trous du nez
 
ô morves ! renâclements !
 
la vie n’est qu’un reniflement  (p. 9)

On devine une scène, c’est un « matin » (ibid.), le soleil entre sans


doute dans une chambre puis dans l’œil d’un qui s’éveille et qui dit « je » ;
un dehors s’esquisse autour d’éléments qui tous supposent différents
affects (« coin de ciel », « brin de paille », « bouse », « air », « terre »,
« veau »…), la fin du poème se resserre sur le « je » et accentue la tonalité
lyrique que l’on pouvait percevoir dès l’abord. L’instituteur approfondit

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Cerner le réel

sa lecture : il relève des champs lexicaux, reconnaît des figures, analyse la


chronologie de la scène… et tourne la page. Même programme. Toujours
aussi studieux, il l’applique à la lettre. Surprise : un « nous » remplace
le « je ». Énallage de personne ? Apparition d’un groupe ? D’un couple ?
Un couple, c’est tentant, et puis ce n’est pas sans logique (il sait qu’il
sera question plus loin d’idylle, il a été sensible au registre lyrique, aux
motifs bucoliques, et puis il a beaucoup lu, c’est un instituteur). La suite
de sa lecture lui confirme que tout se passe dehors désormais. Il saisit la
logique très nette du texte : mouvement au-­dehors ; saturation, excès
de sensations ; constat : malgré l’apparente netteté de ce qui est perçu,
le flou l’emporte, amertume, abattement (dégoût). Il comprend alors
d’autant mieux le régime d’opposition qui structure en grande partie
le poème ; il comprend enfin que le poème est une belle mise en abyme
de ce que formulait la quatrième de couverture : il peut dire enfin, ce
qui le satisfait, que le poème a toujours affaire avec un « grand trou
flou partout ». Gageons que s’il creuse un peu, il trouvera encore de
quoi alimenter la logique pour laquelle il est censé avoir tant de goût.
Mais il sait aussi, parce qu’il n’a pas oublié que l’auteur l’a prévenu,
que la diction dérape. Il le sait, mais maintenant, c’est-­à-dire dès le
deuxième poème, il le sent. Il sent bien que ce « malgré tout » est aussi
le sien. Il sent que la force avec laquelle l’auteur tente de fixer ce « petit
lever » est accompagnée d’autres forces. Il entend les allitérations qui
se multiplient, il pressent comme elles entraînent l’écriture. Il entend
aussi comme, très précisément, certains mots, sonnent bizarrement à
son oreille, ce n’est pas forcément très spectaculaire d’ailleurs, mais
cela suffit pour faire entendre un étrange et entêtant décalage qui, là
encore, il le sent, ne sera pas résolu par des commentaires, fussent-­ils les
plus nombreux et les plus fins. Ainsi de ce « nous fûmes aux verdures »
et du sens très glissant qu’introduit la préposition. Les glissements,
les échos multiples, les rythmes, les coupes, mais aussi la disposition
typographique grâce à laquelle les éléments du poème sont à la fois
isolés et liés entre eux, tout cela s’adresse à la sensibilité de l’instituteur
et non à son intellect. Tout cela est produit par l’effort fourni par le
poète pour fixer un motif, advient sur la limite où cet effort conduit le
lecteur, celui du moins qui aura été aussi scrupuleusement attentif que
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Cadrage, débordement

l’instituteur, s’il ne déçoit pas, est supposé être. Tout ce qui advient sur
cette limite brouille le motif que la diction tente de fixer. Mais ce flou
est précisément une nouvelle clarté ; cette clarté que l’instituteur devra
admettre, et désirer, s’il veut tenir jusqu’au bout cette proposition qui,
on l’imagine sans peine, est sans doute l’une de ses favorites : ce qui se
conçoit bien, en effet, s’énonce clairement.

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Sensations

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chapitre 9

Scarron, le corps

Argument. La poésie esquisse les contours d’un corps réfractaire à tout prin-
cipe d’organisation. Le corps ainsi est un effet. Du corps advient quand la
poésie parvient à manifester du réel en lui donnant verbalement corps. Cette
opération suppose de toujours lutter contre les représentations de la réalité
des corps que produisent, à chaque époque, savoirs et pouvoirs. Toucher ver-
balement le réel du corps implique nécessairement de libérer une puissance de
contestation de ces représentations. Cette libération est essentiellement pour
Prigent un effort au style, effort dont nous tenterons de montrer quelques
modalités à partir de l’analyse d’extraits du Journal de l’Œuvide, d’Écrit
au couteau, de Commencement ou encore de Grand-­mère Quéquette. Les
procédés d’écriture qui y sont mis en œuvre visent à favoriser la manifestation
de qualités de la sensation que nie la plénitude de la réalité re-­présentée et pré-­
sentie. Cette tentative de trouer le réseau symbolique est aussi une expérience
de liberté, une volonté, en particulier, de libérer le regard grâce à l’invention de
dispositifs spécifiques où les relations instaurées entre les textes et les images
incitent à un libre jeu des facultés d’une imagination qui, grâce au travail
poétique de la langue, profite d’une capacité renouvelée de voir. L’écriture de
Prigent ne cesse ainsi de scruter et interroger patiemment comment corps et
langue s’articulent, sensations et mots se mêlent pour former ces commence-
ments, ces avènements d’un peu de subjectivité que poèmes et proses tentent
diversement de capter et de relever à la manière d’inlassables sismographes.
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Cerner le réel

Corps en Z

Soit trois corps et deux combinaisons. L’une est viable, l’autre non. Soit
donc : Rimbaud, Scarron et la beauté (qui a de belles fesses, et qui les
montre). Rimbaud peut assoir Vénus sur ses genoux ; faute d’en avoir,
Scarron non :

Ou trop cagneux pour les besoins de la Callipyge.


Quant à tenter congrès ou déduit : bernique.
Et zéro bel enfant à faire à la Dame.  (CQFT, p. 29)

Ainsi est présenté le corps de Paul Scarron, erreur s’il en est de la


nature. Erreur pour laquelle Prigent multiplie les noms 1, et qu’il évoque
notamment en décrivant la planche gravée en frontispice de La Relation
véritable 2. Scarron y est représenté de dos, assis, il converse avec les neuf
Muses. Un peu plus haut : Pan, en compagnie d’un satyre, joue de la
flûte. Plus haut encore : Pégase fait jaillir la source Hippocrène. Prigent
tire deux interprétations de cette représentation parodique. La première
est plutôt évidente : se représenter de dos rappellerait « la difficulté qu’il
y a toujours à se portraiturer » (ibid., p. 32). La seconde est plus subtile :
cette posture indiquerait que ce qui s’écrit « ne relève pas de l’image d’un
corps affiché au miroir et disposé dans une distance optique stabilisée ».
Dit positivement : ce qui s’écrit du corps du poète, c’est « la doublure
qui le courbe, travaille dans son dos, le défigure et creuse la subjectivité
identifiable » 3. La gravure est un détournement ; elle indique un pro-
fond renversement : Scarron écrirait mû par « la passion de renverser »
la représentation du « corps propre ». Ce qu’il écrit dès lors défigure la
figure, c’est-­à-dire la soumet à la pression « d’un corps in-­figurable »
(p. 33), expose sa mesure à « l’incommensurable de l’être » 4.

1 « Momie pliée en boule dans son amphore, fœtus dans un bocal, carcasse d’oiseau
recroquevillée », etc. (CQFT, p. 30).
2 Il cite aussi Scarron qui se portraiture (ibid., p. 30 et 32).
3 Ce que Prigent entend dans cette affirmation : « Le convexe de mon dos, dit Scarron, est
plus propre à recevoir une inscription que le concave de mon estomac » (ibid., p. 30).
4 Rappelons le titre de cette deuxième section du livre : « La défiguration ».

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Scarron, le corps

Avec Scarron, et à travers l’histoire qui le lie à l’écriture, Prigent


invite son lecteur à resserrer le cadre posé par les premières pages de Ce
qui fait tenir : zoom sur le corps, et plus précisément sur le rôle que joue
celui-­ci dans la figuration du réel 5. Zoom sur « l’avorton Scarron [qui]
écrit forcément à partir de son corps » (p. 31). De son corps à ce qu’il
écrit, la relation sans doute est spectaculaire, mais pas extraordinaire.
C’est que le corps monstrueux de Scarron est une enflure : il exagère la
vérité d’une relation au monde que partagent tous les corps. C’est cette
vérité qui intéresse d’abord Prigent 6.
Soit donc Scarron. Partant de son corps avorté, l’écriture se fait injure
à la Beauté. Le lien qui existe entre ce qui s’écrit et d’où ça s’écrit est
ainsi évident. Mais ce lien suppose d’abord séparation. Corps scié. Tout
comme il fait parler Lucrèce, Prigent fait parler Scarron :

toujours le corps est scié à mort


du fond du décor
 
la lame qui scie est l’âme
 
c’est un miroir
 
j’y vois moi je ris je crie :
 
encore ! coupe-­moi encore ! (p. 31)

Le corps est scié (« Zzzz » de la scie), coupé, séparé « du fond du décor »
indifférencié. Scarron avoue d’ailleurs lui-­même qu’il « ne représente pas
mal un Z ». Prigent décrit son corps comme un « zigzag », « une rature
zutique » – Scarron est tout à la fois « homme biffé, Zzzz enragé de la rai-
son dormante, zipp d’éclair pondu comme d’un avortement de monstre »
(p. 30). Pas de corps sans cette coupure qui nous individue – ce n’est pas
un hasard si « lame » et « l’âme » sont placés en miroir dans le poème.
Mais le miroir, c’est aussi la distance. Distance et proximité mêlées,

5 Le dispositif utilisé est proche de l’alternance entre poses et poèmes proposée dans la
première section, à ceci près : Scarron désormais parle dans les poèmes et s’adresse
tout à tour à Mme de Maintenon, à Lucrèce, à l’Aurore, à Bataille, à Mallarmé, aux
modernes, à lui-­même, à Rimbaud, à ses frères humains enfin ; c’est lui qui prend la
parole pour dire à sa manière ce qu’avancent par ailleurs les analyses rationnelles des
textes en prose.
6 Prigent dira un peu plus loin que ce corps est « une hyperbole cruelle du statut de
l’humain (du parlant) » (ibid., p. 43).

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Cerner le réel

simultanées, c’est bien cela que doit vivre Scarron qui s’y voit et aussitôt
s’échauffe (rires, cris), ordonne et supplie : « coupe-­moi encore ! » – en
corps (encore du corps). Voilà ce que, face au miroir, Scarron se dit.
Étranges paroles. À l’évidence, se voir affole. Vérité du miroir : être et
ne pas être là. Le corps scié en Z de Scarron le porte singulièrement à
creuser la vérité de cette petite conjonction. Qui se décline : pas de corps
sans langue, mais pas de langue pour le corps. Alors il faut écrire. Pour
entendre gronder le moi « vaporisé comme une cendre » dans l’écriture,
« contenant symptomatique d’un incontenable » (p. 46). L’écriture est
un écran, une interface. Certes, « il ne faut pas flairer que la surface ».
Mais il faut la flairer assez pour entendre gronder derrière : le corps, le
moi. Convexe, concave. Et ce qui apparaît sur l’écran, c’est ce que Scar-
ron écrit en Z à partir de son corps en Z : alors Scarron rate, raye, biffe,
tord, travestit, macule la langue. Pas d’acquiescement à la nature, zéro
idylle. C’est-­à-dire : pas de belle poésie ; refus du « pathos du liant (du
religieux) » (p. 37). Ce que cochonnera Scarron, ce n’est rien d’autre que
les formes dans lesquelles se réalise et s’incarne ce pathos à son époque.
Mais cette manière de faire à laquelle son corps difforme prédispose
Scarron est la manière de tout écrivain. Le corps de l’avorton Scarron
sur-­indique une vérité : le corps, par essence, est contre nature. Cette
vérité formule une résistance qui se décline ainsi. 1. La poésie est affaire
d’inversion. L’opération poétique ne détruit rien, elle défigure, déforme,
défait, dénature :

Roule

mesuré ! (p. 34)

Le sens du préfixe est plus complexe que celui d’une simple privation.
Défigurer la figure, par exemple, consiste à la pervertir de manière telle
qu’elle montre l’infigurable. Démesure mesurée (« dé / mesuré ! »), ce
genre d’opération allie toujours à la jouissance (démesure) la plus grande
maîtrise (mesure). Et c’est chaque fois un tour de force ; une torsion qui
renvoie au corps tordu de Scarron – ce n’est donc pas un hasard si celui
qui renverse la poésie de son temps a ce corps. Le corps de Scarron est
une erreur et un refus : qui fut malmené par la nature la malmènera

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Scarron, le corps

– ne la chantera pas religieusement. 2. La poésie est inséparable d’un


certain rire – ce que l’on a vu par exemple avec Queneau ou Verheggen.
Scarron ne déroge pas à la règle qui se plie en Z de rire :

On
nous a concédé ce corps
pour céder à la connerie
 
(je ris) (p. 30)

Derrière le comique de Scarron, il y a un rire que l’on trouve chez


tout poète. Pas de poète sans carnaval. Bien qu’elle soit « entièrement
de son temps » (p. 43), et ne s’en prenne donc qu’aux formes de son
époque, l’opération poétique de Scarron est déjà celle des modernes, un
certain savoir en moins : « nous venons après le passage de Baudelaire,
de Rimbaud, d’Artaud et de quelques autres » (p. 37). Scarron est ainsi
le moment d’une histoire, d’une « tradition bouffonne » (p. 44), qui
culmine avec les trouées critiques que la poésie moderne opère dans
et par la langue. Cette histoire est d’abord une filiation que Prigent se
plaît à évoquer, au fil de ses essais, à travers des fragments qui, chacun,
laissent deviner une immense généalogie – ici : Aristophane, les danses
macabres et les fêtes des fous du Moyen Âge, les poètes baroques, Cor-
bière, et enfin les squelettes grimaçants de Maurice Roche.

Le style : s’arracher du corps

Ce savoir en plus des modernes, cette ironie lucide qui est la leur, est aussi
un savoir du corps. Celui qui s’esquisse par exemple dans ces pages où la
représentation d’un corps, tout comme celle d’un paysage, ne tient qu’à
sa capacité à capter les forces sinon insensibles « de l’informe qui forme
et transforme les formes » (CQFT, p. 23). Le véritable site du corps est le
convexe, non le concave. Le corps ne se fixe jamais. Il ne se réduit jamais
à l’unité d’une forme qui prétend le stabiliser. Le corps travaille toujours
dans le dos du corps, il est la « doublure qui le courbe » (p. 32). Le corps
est infigurable, et c’est là sa chance, son élan et sa vitalité jamais épuisés,
sans cesse relancés. Toute unité n’est que de passage ; tout réussite déjà
défaite. Toujours il faut remettre du jeu là où la fixité menace :
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Cerner le réel

C’est le destin : jouez


vous n’étiez pas nés
pour vivre une vie déguisés en homme
 
mais pour être terre
où le futur pousse
ses fleurs de venin sur vos purins (p. 53-54)

Scarron le dit sans ambages à « ses frères humains » à qui son poème
est adressé : comme toute forme, la forme homme n’est que costume
d’emprunt, vêtement pour un corps auquel aucun vêtement ne saurait
vraiment seoir. D’où inévitables effets comiques, et désignations ad hoc :
Boudins hommes
fichus damoiseaux
frou frou ! frou frou !
hennins & tambourins
 
Ô hommes nains !
fretins dans la durée !
bouts de temps vannés !
oiseaux pipi !
pitres aux pupitres ! (p. 53)

Pitres, bouffons, boudins, avortons, rebus, fretin menu : le corps


résiste. Une apparence en cache toujours une autre, qui vient. Alors frères
humains : « jouez ». Ne soyez pas forme réalisée, mais foyer de forces
réalisantes. Soyez « terre », terreau, germe, « purin », corps toujours en
formation, corps toujours d’un « avant », d’un « arrière » :

Derrière : le ventre d’infini huit


couché comme dans
l’amer des eaux de l’huître (ibid.)

Bizarre anatomie. Derrière, il y a le ventre, là où les formes naissent


et prennent forme ; derrière, il y a le corps que la poésie décèle : « Pour
la poésie, corps est le nom de la silhouette que le fait d’écrire dessine de
l’insistance du réel (des choses et des corps) comme résistance à la consti-
tution des représentations sensées » 7. La poésie esquisse les contours

7 Christian Prigent, « La langue fait corps », Du corps virtuel… à la réalité des corps II,
Claude Fintz éd., Paris, L’Harmattan, 2002, p. 109.

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Scarron, le corps

d’un corps réfractaire à tout principe d’unité ; elle donne accès à la


matière de corps non encore organisés ou bornés dans une organisation
corporelle qui les emprisonne ; elle silhouette une « insistance » et une
« résistance », et montre ainsi le primat de la force sur la forme, impose
l’idée que la forme n’est qu’un devenir de forces. La poésie n’est pas dupe
des corps socialement agencés. Elle sait qu’un corps c’est toujours d’autres
corps possibles. En captant des forces (la résistance) qui sans elles nous
seraient inaccessibles, elle désigne un corps qui n’est déterminé par
aucun principe d’organisation qui briderait sa puissance. Elle se tient
au plus près d’un corps avant : avant toute fixation particulière, toute
individuation ; au plus près de la terre et des germes ; au plus près d’une
puissance intacte d’agencement, de l’état rudimentaire des anatomies
possibles, mais à peine ébauchées encore, à peine esquissées encore.
Le corps est l’effet que la poésie engendre. Le réel qu’elle parvient à
rendre présent en lui donnant verbalement corps. Une formalisation
verbale plus juste de la cause qui l’a produite, l’adéquation d’une force
et d’une forme, adéquation paradoxale puisque la forme alors « n’adhère
à “rien” » 8. Ainsi, les formes verbales qu’invente la poésie « disposent
un vide », au moins « un évidement de ce que spontanément on entend
comme “réel” : la plénitude du spectacle du monde, la vie mise en
images, le “vécu” historicisé, etc. ». Il faut entendre positivement cet
évidement comme l’effet d’une puissance d’individuation non encore
actualisée, jamais bridée, toujours susceptible de bouleverser le corps et
de relancer la pensée. La poésie défait les corps représentés, elle ré-­agence
ces corps pour lesquels Prigent a de multiples formules :

du corps toujours-­déjà assigné au signifiant, du corps toujours-­déjà


parlé et parlant, du corps saisi en tant qu’insaisissable dans l’expérience
du miroir, du corps toujours-­déjà relégué dans la distance optique et
toujours-­déjà pris dans et formé par le réseau des représentations (les
simulacres, la langue et les images). 9

Si « l’accès du corps au symbolique, et vice versa » continue à faire


« difficulté, énigme, malaise », le corps symbolisé / représenté est toujours

8 Ibid., p. 114.
9 Ibid., p. 108.

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Cerner le réel

à défaire, sans cesse à refaire, ce qu’indiquent nombre de formules d’un


poète comme Artaud, et que Prigent sans hésiter fait siennes.
Prigent ne cesse de le répéter, les discours produisent la réalité, celle
des corps n’y échappe pas. La réalité des corps varie en fonction de la
variation des discours d’époque. Défaire ces discours relève d’enjeux
de savoir, mais aussi de pouvoir. Il existe en cela de grandes résonances
entre l’entreprise d’un poète comme Prigent et la pensée d’un penseur
comme Foucault – et notamment le Foucault des Mots et des choses. Si les
savoirs, les représentations de la réalité qu’ils produisent, sont le reflet
de l’épistémè à laquelle ils se trouvent étroitement liés ; si les représen-
tations qui se donnent pour la réalité sont profondément tributaires
des pouvoirs qui engendrent ces savoirs, alors la force d’évidement des
formes qu’invente la poésie pour dire plus justement le réel a toujours
affaire à ces savoirs et à ces pouvoirs. Toucher verbalement le réel du
corps, toucher verbalement à ce qui toujours se soustrait à tout pouvoir
et tout savoir, libère nécessairement une puissance de contestation de
la réalité des corps. Cette contestation peut s’appeler le style. L’œuvre
de Scarron le montrait déjà : « il ne s’agit pas d’écrire sur le corps, mais
de s’en arracher par un effort qui fait style » (CQFT, p. 32). Ce sont
quelques-­uns de ces efforts au style que nous nous proposons désormais
de décrire, et d’approcher ainsi d’un peu plus près.

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chapitre 10

L’Œuvide, un journal

Au-­dedans

L’Œuvide tient ses journaux. Le premier, divisé en dix sections, s’étend


de janvier 1977 à avril 1986, et a été repris en 2002 dans Presque Tout
(PT). Le deuxième, intitulé Notes sur le déséquilibre, est publié en 1988.
Le troisième, Une leçon d’anatomie, fait suite à Écrit au couteau.
L’Œuvide n’est pas plein comme un œuf. Il contracte l’œuf et le
vide, associe le vide au commencement, au début du développement
de quelque chose. Alors ce vide vibre du désir d’expression :
Corps = œuf
Dedans = les signes (CQFT, p. 33)

Le corps est un œuf, une puissance de germination, une réserve


aussi de substances destinées à favoriser celle-­ci. Le corps est un lieu de
croissance, de forces en développement dans le vide – le plein des signes
assignés à rien. L’œuf, dit Deleuze, présente « cet état du corps “avant”
la représentation organique » 1 ; il présente « des axes et des vecteurs, des
gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des tendances
dynamiques, par rapport auxquels les formes sont contingentes ou

1 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, 2002, p. 47.

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Cerner le réel

accessoires » 2. C’est cela qu’explore et montre à sa manière la première


section du premier journal.
Au commencement, en janvier 1977 donc, un « coup d’œil » est jeté
« au-­dedans ». Ça s’appelle : « Un os ». C’est composé de six strophes qui
racontent une petite histoire articulée autour d’un « non » (PT, p. 15)
impérieusement isolé par des blancs au centre du troisième poème.
L’adverbe est un point de bascule. Il marque d’abord un refus que justifie
et résume le premier vers de ce troisième poème :
car c’est tout ça figé au sale temps mili (p. 15)

Non à la fixité, non au figement de « tout ça » au « sale temps mili »,


au « sale temps » militant – au temps de l’assignation à une cause, une
thèse, une idée. Le « tout » figé du « ça » renvoie au corps tel que le deu-
xième poème le montre : corps « assis » (p. 14), corps « rassis », calmement
desséché, plein de « trop-­su », soumis à « l’appris ». Corps en trois mots :
« alphabêti-­sé / philosophi-­sé / idéologi-­sé ». Non donc à ce figement qui
impose silence au corps pour mieux le faire parler d’une seule voix :
ça fait taire les limes
les crimes
les épididymes
le chié le tombé
l’abouché bébé
le pourri
le cadavré (p. 15)

Non à ce non adressé à tout ce qui chute du corps, rechigne à prendre


forme, montre la force dilacérante d’un informe qui défait les formes
(forces qui chient, font tomber, abouchent, font pourrir, rendent
cadavre). Mais ce « non » est pour un oui. Un oui à « ce qu’on / sent au
fond » et que repousse le « sale temps mili » :
c’est la mare moche
l’os
la défense en croc
le brou du broc
qui noie (ibid.)

2 Ibid., p. 47-48.

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L’Œuvide, un journal

La vérité du corps est dans un « fond » que recouvrent les soumissions


au langage, à la raison, aux idées 3. Le plus reculé, le plus bas, le plus
profond est le site d’une vérité qui apparaît ainsi toujours en retrait,
retenue dans un lieu imprenable – si le langage, la raison ou les idées y
pénètrent, ce n’est jamais que partiellement. Cette vérité est celle d’une
sensation qui conjugue deux modes : une dureté concentrée, agressi-
vement résistante (l’os et le croc) ; le marasme de la mare (moche) et
du broc. Au fond, il y a un os et de l’eau louche, le danger de se faire
mordre et d’être englouti (le brou du broc noie). Ça résiste et on s’y perd
à la fois, telle pourrait être formulée la vérité sentie du fond, laquelle
est celle d’un entre-­deux qu’explicite clairement le quatrième poème
(« entre os et mou », p. 16) et qu’il situe précisément (« entre coccyx
et trou »). Là est le lieu d’une force essentielle, d’une force qui tient
tout, d’un axe tendu que le poème graphiquement imite ; « souqué du
sinciput » et « député au cul », le « clou du dos » est cet axe qui tient le
corps et autour duquel s’animent des forces :
les omoplates plantées
le plan des pieds pité
au nœud que tient vissé
la nuque (PT, p. 16)

Autour de ce « clou » qui tient, voici les forces : ça serre, ferme,


« tire / tape / et tue /musique et claque muscle / en dé cloqué / en chauve-­
souris ». De telles forces n’agencent ni n’organisent rien, mais déploient
plutôt les modes d’une force littéralement cardinale, axe fondamental
autour duquel s’articulent les puissances du corps et qui désigne ainsi
le corps toujours en puissance, le corps qui fait venir la langue de qui
écrit, et vient par elle. L’Œuvide est aussi un œuf-­glotte :
et c’est ce cric
dans l’écrit
qui crisse (p. 17)

Le corps crie dans l’écrit. Le corps crie dans les formes de l’écrit por-
tées par un cri qui aussi les décrie. Le corps crisse, déroute et dérange les

3 Fond qui est un trou comme le montre sa deuxième lettre, présente à huit reprises
dans ce dernier fragment du poème (on, fond, moche, os, croc, brou, broc, noie).

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Cerner le réel

toujours trop rapides harmonies, impose en continu sa petite musique


aiguë, juste assez désagréable pour que les formes ne recouvrent pas
aussitôt les forces qu’elles révèlent – les fortes charges à peine élevées
dans l’écrit par le « cric » du corps arc-­bouté. Dans les formes de l’écrit
il y a toujours un os, qui plus est prêt à craquer :

courbature
fracture
tempo tac (ibid.)

Menace d’un craquement, d’une cassure, que rappelle la présence


insistante des occlusives en cet endroit du poème ; menace salutaire
enfin qui atteste la présence d’un corps préservé des soumissions, d’un
corps sauvé par le « non » plus tôt prononcé et que prolonge le travail
du négatif – l’écrit. Au terme des quelques pages du « coup d’œil au-­
dedans », s’esquisse ainsi le corps de l’Œuvide, et sa formule peut être
enfin révélée ; entre deux pôles où s’activent des forces (« ça serre en
haut » / « en bas ça cloue »), ça circule :

d’l’axe anus à la
nuque
et d’l’anuque à la
nusse (p. 18)

De haut en bas et de bas en haut, il n’y a plus vraiment de bas ni de


haut, tandis qu’importe surtout de déceler le lien entre ce qui fait l’écrit
(« le son de ça c’est sourd : / un glas de glotte / trachées tuyaux ») et ce
qui le fait advenir (« la puanteur le sac de peau / le pack sauté / le décimé
qui tousse / et pousse », ibid.). Poussée, explosion, une force ultime est
isolée et donnée à voir qui s’active sur l’axe du corps :

plantant tac et tapant […]


la toux
l’ultime coup
qui tue
tout
 
le foutu
trou

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L’Œuvide, un journal

Force ultime du négatif au travail dans les profondeurs des bases pul-
sionnelles de la phonation qui intéressent tant Prigent dans les années
où ces poèmes sont rédigés – remontée « un peu du côté bestiau. Du côté
animau des mots » (C, p. 144) ; exploration de « ce qu’ils cachent d’abois
molosses, de cris de coqs, de croassements, de salaces grondements en
halètements. Du côté physique, musique. Donc nasique » ; plongée
pour « voir ce qu’on entend là-­dedans. Pour faire la momie, un peu,
pas vraiment, juste au moment, trente secondes, et revenir à la vie en
murmurant ouf merci merci ».

Un corps se défait

Troisième section du journal. Ça s’intitule : « À une morte ». C’est daté


d’août 1977, et sous-­titré : « je revois la morte ». Huit strophes mêlent
deux temps : celui d’abord du présent d’une mort plus que jamais au
travail, d’un corps qui sous ses coups s’en va, se défait, perd lentement
les forces grâce auxquelles il tient encore, à peine, un peu ; celui ensuite
du passé d’une scène d’enfance où s’activait le corps alors bien vivant
de celle qui désormais se meurt.
Le souvenir réveille ainsi un passé où les corps s’activent dans une
très grande proximité, et multiplient les manières de touchers, décèle
un éros naissant, une certaine volupté. Le présent est au contraire le
temps des corps séparés, du corps immobile de « la vieille » (PT, p. 33)
vu et sèchement décrit par le « je », de l’absence progressive mais cer-
taine de toute sensualité. Les trois premières strophes semblent en effet
se borner au relevé quasi clinique des effets avancés de la mort sur un
corps : perte de la coloration des cheveux (« Fades sont cheveux ») et de
l’éclat de la carnation (« Lissé sec le vieux / gris con d’cire ») ; raréfaction
de la chair (« Sont os djà ») ; altération sensible des sensations (« Du
nerf a cessé », p. 34) ; effondrement et gonflement (« Le nœud de corps
tombe / et bombe / où c’est lavé »). Ces trois premiers poèmes donnent
aussi l’impression de décrire le corps mourant comme un symptôme
du corps vivant : le corps qui meurt accentue la réalité du corps qui
vit ; il montre, parce qu’il en montre la victoire ultime, la négativité
qui est au cœur de la vie. Le corps mort bientôt ne tient plus ses formes
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Cerner le réel

(« Masse d’urines. / Rincées d’varices. / Ogras putri », p. 33) ; il part en


fumée (« la fumée du cerveau », p. 34), n’est bientôt plus qu’odeurs, un
« fumet », « le nard de la mort » :
Sorte d’amour, ré
sumé sans pesée
de ce qui fut un corps. (p. 34)

C’est dans l’évanescent, le furtif et le fuyant, le flou, l’indéfinissable


et l’insaisissable que se trouve finalement condensé l’être du corps. Sans
doute parce que ces qualités font signe vers les mouvements essentiels que
la première section du journal décrivait en décelant les forces motrices
qui les produisaient au fond – (« entre coccyx et trou »). Le patient tra-
vail de la mort révèle ce qu’est le corps, ces forces premières que le « je »
semble pour finir épouser, encourager dans leur ultime poussée :
Fondez, fontanelles !
Neigez en jets, en kyrielles,
une neige soufrée,
qu’on tousse :
 
que mué le fond pousse ! (p. 36)

Rupture nette. Fait suite à ces derniers vers du troisième poème


l’évocation sans transition du souvenir. L’ordre dans lequel les poèmes
se succèdent ménage alors une sorte de petit coup de théâtre : cette
proximité quasi fusionnelle que rien ne laissait présager 4 est soudain
révélée. Et le corps mourant conjugué au passé reprend vie le temps
d’une scène que le début du huitième et dernier poème résume ainsi :
J’étais, en résumé, bassine,
au bas des seins, couilles
poudrées de sué séché,
et livide, et lavé, dans la scène,
j’entendais ruer la rue. (p. 43)

Voici donc l’ultime variation à partir d’une scène que les cinq derniers
poèmes explorent et ne cessent de revisiter. Exemple : « J’étais dans la

4 Excepté ces deux vers du premier poème qui en donnent un maigre indice : « Baise à
la vieille. / J’étais dans le jardin et elle » (PT, p. 33).

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L’Œuvide, un journal

bassine » (p. 37) / « J’étais au bas de seins, dans les bassines » (p. 39) /


« J’étais, en résumé, bassine, au bas des seins » (p. 43). Trois séquences
quasi similaires que distinguent seulement de légers changements : jeux
avec le pluriel et le singulier, avec la nature de l’article (indéfini puis
défini), avec la fonction d’un même mot (complément circonstanciel
de lieu ou attribut). Proposition : ces petits décalages constituent la
modulation 5 d’un même corps, enregistrent et restituent en langue les
variations d’un corps ou, pour le dire plus justement peut-­être, présente
un corps qui de possible est passé à réel. Dans une même scène le corps
bouge (dans une scène, il n’y a jamais un corps, mais des variations,
des corps qui se succèdent). Un corps ce n’est jamais un corps, mais des
corps. Ici : 1 = x. Et le poème n’est rien d’autre qu’un moyen d’enregistrer
une modulation de puissance. Ainsi la scène dite, « en résumé », capte
les endroits où très localement, et simultanément, ça fait corps, où le
corps prend. Plis et courbes qu’impose la bassine font naître du corps ;
bruits de la rue concentrent du corps dans l’audition ; gestes de la toilette
dans les « couilles poudrées ». Tels sont les points où simultanément un
corps fait corps, se décline simultanément en trois corps. Cette scène
montre aussi comment un corps n’advient jamais que dans le contact
d’un autre corps : le corps vient à l’oreille au contact des sons de la rue ;
aux couilles dans le contact que produit un toucher ; aux courbes au
contact des courbes de la bassine. Ce que manifestent à leur manière
les jeux anagrammatiques que Prigent aime à multiplier : la proximité
répétée de « bassine » et de « bas… seins », par exemple, attire l’œil, le
dérange aussi sans doute en le forçant sans cesse à voir l’un dans l’autre,
à défaire l’un au contact inévitable de l’autre. Entre ces mots, et grâce à
leur rapprochement permis dans le poème par des procédés de montage,
apparaît une zone de tensions, d’échanges, de résistances où chaque
mot demeure, mais sans cesser d’être comme attiré par l’autre, happé
par la possibilité de devenir l’autre – « bassine » ne cesse de faire voir
« bas… seins », et réciproquement, à la faveur de quelques rapides et
faciles commutations de certaines de leurs lettres. La mise en présence
de deux anagrammes fait littéralement voir advenir l’un dans l’autre, et

5 Modulation comprise ici comme l’ensemble des variations.

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Cerner le réel

active ainsi au cœur de chacun une force de transformation, un devenir


autre que l’œil du lecteur voit à l’œuvre. Gageons que ce qu’indiquent
ces anagrammes ouvre la voix d’une vérité plus générale des corps qui
nous ramènera à l’homologie de fonctionnement que Lucrèce indique
entre les lettres et les atomes.

Une parenthèse

Les poèmes de Prigent appliquent pour ainsi dire à la lettre l’homologie


de fonctionnement entre la langue et la nature que Lucrèce rappelle et
expose depuis sa fenêtre. Le rapprochement de « bassine » et de « bas…
sein » en donnait un premier indice : ces poèmes s’efforcent de donner
à voir sous les mots, avant les constructions syntaxiques, une puissance
d’agencement en acte. Ils donnent à sentir une instabilité fondamentale
qui travaille tout élément de langue constitué, fût-­ce le plus savant et
le plus sophistiqué.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre le goût décisif de cette poésie
pour les paronomases 6 (oui / jouit ; tousse / pousse ; m’enterre / mater ;
marchant / mâchant ; pensé / poncé ; sucre / sacré ; peinture / pointure ;
poche / moche ; etc.) et les calembours (ois pu rin du trou ; satrape par
l’aqueux ; l’huile des vits d’ange ; mère à boire ; la Vierge avec un Tibre
dans son moteur ; Mamme ! han ! ; etc.). Au-­delà des proximités qu’elles
décèlent et des mots ou des expressions qu’elles travestissent, ces figures
montrent d’abord comment chaque réalisation de la langue demeure à
la merci de la force qui l’engendre : un mot, par exemple, peut toujours
être chassé par un autre qui lui ressemble, ou au moins dérangé, brouillé,
modifié par lui. Cette puissance en acte de la langue, le poème la fait voir
d’abord en faisant voir les lettres comme des atomes qui s’agrègent, se
désagrègent, et se recomposent sans cesse autrement. Il est ainsi fréquent
qu’une section entière d’un poème soit composée à partir d’une série limi-
tée de lettres, laquelle permet un jeu de distribution d’où naît le sens. Soit
par exemple la série « a », « n », « u », « q », « s », « l » dans l’exemple suivant :

6 Tous les exemples cités sont tirés du Journal de l’Œuvide, ils ne prétendent à aucune
exhaustivité.

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L’Œuvide, un journal

d’l’axe anus à la
nuque
et d’l’anuque à la
nusse(PT, p. 18)

Typographiquement apparaît l’axe que désigne le poème (anus /


nuque / l’anuque / nusse) autour duquel les lettres s’agrègent et se
­combinent. Le constant décalage entre ce que le lecteur voit et les homo-
phonies qu’il entend lui fait voir les mots comme des combinaisons de
lettres, mais encore, et surtout, lui fait sentir ces combinaisons comme
des procès en cours. À force de lire ces poèmes, le lecteur voit la langue
en mouvement : sa lecture souvent se fait vision. Il voit par exemple, à la
faveur de leur proximité, comment « sommeil » contient « œil » 7 ; il voit
sortir le « o », le « e », le « i », le « l » du premier pour faire le second ; il voit
aussi comment le « s » et les deux « m » s’absentent de l’un pour laisser
place à l’autre ; et il comprend enfin qu’il assiste, mais de la plus mini-
male des façons, à une nouvelle scène de commencement (l’œil sort du
sommeil, l’œil en sommeil dans le sommeil vient, etc.). Il voit aussi, mais
ce ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres, comment
« crase » sort de « crasse », « iode » d’« odieux », « rage » de « Caravage » ; il
voit, autre procédé, se glisser, via leurs sonorités, des mots dans d’autres
mots (« peau » et « loque » dans « Pollock », « hure » et « peinte » dans
« peinture »…) ; il voit un mot dans un autre (« étrons » et « trônes ») ;
il voit, c’est plus discret, comment quelques lettres se détachent d’un
premier mot pour en donner un autre (dans « ça suinte et ça nous suit »,
p. 36, le « e » de « suinte » en s’accrochant au « et », son « n » au « nous »,
de « suinte » font ainsi « suit ») ; il voit des mouvements parfois très
précisément réglés (ici un chiasme : « d’un spasme mat / ou masse de
spots », p. 64) ; il voit des mots, mais disloqués (« noyau / d’para / bines
à ras ma / noïa », p. 24) ; il voit et entend plusieurs mots en un seul et
assiste aux chocs et aux relations produits par le montage de multiples
néologismes (anglace, sexadeux, chairi, lacustriste, hélascoustric…) ; il
voit parfois la genèse même d’un mot qui s’invente littéralement sous
ses yeux (« – c’est sale, / chérie, /  chierie vraiment dirty ! », p. 48) ; il voit

7 « sommeil œil » (PT, p. 21).

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Cerner le réel

encore comment, une lettre ou une syllabe, petit clinamen semblant sorti
de nulle part, insiste, accroche à elle d’autres éléments, fait anaphore et
décèle par allitérations et assonances des proximités et des ressemblances
inattendues (« – au jus ! au jusant ! au jus du sang ! », p. 4) ; il assiste au
travail anamorphique des forces profondes de la langue que montre,
plus spectaculairement que d’autres, ce genre de séquence :

(to    i
      ur  ne
                nt)  (p. 79)

Formations instables que rien ne fixe, qui affolent l’œil, qui existent
à la fois ensemble et séparément (toi, urne, tourne, urine, urinent,
tournent, tour). Le lecteur voit aussi la typographie participer aux jeux
d’invention verbale (la majuscule qui indique à la périphérie du trou du
« o » central la ville dans « tRoma », p. 53, et simultanément les affects qui
lui sont liés). Ces quelques procédés montrent ainsi comment le poème
tente de cerner l’insistance du réel, de tracer une silhouette qui vibre,
vibrionne, remue, s’agite et se trouble sans cesse. C’est que ce sont des
forces qui s’esquissent ; une réserve de forces en puissance, que rien ne
bride, qu’aucune individuation (en l’occurrence aucun mot, aucune
phrase) ne contient ; des forces qui se révèlent sur le fond de chaque
individuation, et inévitablement liées à elle, comme d’incontenables
restes. Homologie de fonctionnement. La langue fonctionne comme
la nature, elle fonctionne comme le corps dont elle traque et décèle les
forces profondes.

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chapitre 11

Sensation Rome

Des forces

Voici deux corps : celui de Rome ; celui du « je ». Un mot, tRoma, dit leur
rencontre, indique comment le premier façonne violemment le second.
Une date : « en mars 1980 ». Une indication lacunaire : « je visite Rome ».
« tRoma » est la cinquième section du Journal de l’Œuvide.
Vingt-­sept courtes strophes, numérotées de zéro à vingt-­six,
condensent des réflexions et des constats, des notes prises sur le vif, des
scènes brièvement décrites, des sensations et des impressions relevées,
des sentiments, quelques digressions. Le tout s’apparente souvent à une
sorte de carnet de notes préparatoires pour la portraiture de Rome. L’en-
semble tourne autour de la sensation qu’il faudrait parvenir à restituer
en mots. Il importe de noter à cet égard le rôle stratégique joué par le
premier et le dernier poème, seuls de tous à être écrits en italique, et
qui diffèrent très légèrement l’un de l’autre. Mis à part le point final
qui ponctue seulement le dernier, les différences résident uniquement
au début de chacun d’eux : « Il faut » (PT, p. 55) dans le premier devient
« Fallait » (p. 67) dans le second ; disparition du sujet impersonnel, pas-
sage du présent à l’imparfait. Ce dernier changement importe sans doute
plus que les deux autres. Il indique que quelque chose a eu lieu : ce qui
semblait être projeté s’est réalisé ; l’imparfait indique que le projet de

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Cerner le réel

portraiture tient lieu de portrait – l’aspect accompli indique clairement


que l’exigence par deux fois indiquée est à la fin satisfaite.
Il faut ; fallait. Mais quoi ? Un ton : « un ton marron ». Pourquoi ?
Silence. Au lecteur de s’en faire une idée : pour peindre, décrire, capter
plus sûrement, capturer un peu de la sensation qui se nomme Rome, et
dire quel corps le corps de Rome réserve à ce « je » qui la visite. Il faut,
fallait, un ton, c’est-­à-dire et tout à la fois une inflexion et des degrés
d’intensité :

Il faut un ton marron


coulé caslon
et l’implosion dedans
d’un tas de temps
en bas, en tassant (p. 55)

Marron c’est chaud, ça désigne des obscurités, fait signe vers l’inté-
riorité, le bas du corps bas, ouvertement scato. [ɔ̃] doublé de [ɑ̃] impose
aussi d’emblée une force, celle d’un tassement : Rome, à l’évidence,
apparaît ici comme un corps comprimé, compressé, serré, ramassé (« une
implosion qui dure », p. 61). Mouvements de forces au-­dedans qui se
répercutent au-­dehors (« une explosion fixée ») :

Une énorme énergie gît là nerveuse


et morne
cuite usée dehors
tassée dessous
qui frise l’éclat partout
rend dur le mou
fait du dur avec tout. (p. 61)

Rome est un éclat comprimé. Rome plus qu’un autre est un corps
qui interpelle les autres corps, les soumet à une masse d’affects telle que
leur intégrité s’en trouve menacée :

Et c’est très difficile d’y répondre,


d’étaler son attaque épaisse,
de générer de quoi tenir
 
(riposter à
sa foutue force

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Sensation Rome

c’est-­à-dire ce raffût
écra
sé)(ibid.)

Répondre, riposter, réagir vivement et sur-­le-­champ à l’attaque-Rome,


à son « raffût » (la masse d’affects compressée encore) est indispensable
à la tenue de son propre corps, lequel, comme tout corps à Rome, se
relâche, dévie de son axe, hésite, dérive entre des blocs durs, porté par
des épaisseurs, mû par des poussées :

On flotte
épaules déjetées
dans des blocs de cloques
baroques. (p. 62)

À Rome, manquent des prises. Des possibilités de comprendre, de


reconnaître, de voir et de retrouver des formes : « l’œil cervelé » (p. 63)
s’y découvre fort démuni. Une longue restrictive en expose et explique
la raison :
parce qu’il n’y a rien
qu’un
gratin
de briques et d’air et de rumeurs
dans l’épaisseur
et rien
sinon
l’aimant mental et sa
tension
le son
de sa tension. (p. 64)

Nulle surface où « l’œil cervelé » puisse projeter ses représentations ;


nul terrain assez connu, nulle aspérité, même négligeable, où envisager
la réalité (la construire) à partir d’un pré-­pensé, d’une pré-­vision : « il
n’y a rien que du pensé poncé / qui use / sa croûte et gratte /des murs
et pend / et rate » (p. 63). Il n’y a rien qu’une superposition informe (le
gratin) et une force d’attraction (l’aimantation) – une force en tout cas
que subit le « je », une force difficile à qualifier et qu’il tente de préciser :
« C’est même plutôt / une pression le ton / marron d’une pression »

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Cerner le réel

(p. 64). Ces corrections et approximations ne sont pas sans rappeler les


hésitations du « regard-­tel-­qu’on-­le-­parle », selon une formule de Ponge
que Prigent affectionne tout particulièrement :

c’est-­à-dire le mouvement interrogatif de sa compréhension telle qu’elle


hésite entre ce qu’il peut nommer des choses qu’il voit et ce qui, de
l’aura de ces choses, échappe à cette nomination et du coup trouble le
regard. (NM, p. 71)

Cette hésitation, Rome la provoque. Ce qui peut se dire autrement, et


plus concrètement : Rome engendre un désir de justesse. Tenter de dire
plus juste, de formuler plus justement et vivre du même coup plus intensé-
ment la sensation-Rome, consistera d’abord ici à établir une distance : en
entrant dans l’atelier du poète, en dévoilant la fabrique de Rome, Prigent
parie sur la force suggestive de la formulation de ce qu’il faudrait faire.
Ce « il faudrait », jamais explicitement dit, est une force cinétique qui
sollicite l’imaginaire du lecteur, c’est la force invisible qui opère le passage
des intentions du début (« il faut ») à la réalisation de la fin (« fallait »).

Rome, réel

Dire plus juste ce sera dire, plus précisément, ce qui « traum » dans Rome,
ce que Rome « traum » (PT, p. 55). Violence d’un affect que Prigent veut
suggérer grâce à la mise en relation de plusieurs dimensions du trau-
ma-Rome. Ainsi les couleurs, à Rome, sont des mouvements. Elles coulent,
se répandent, s’étendent au plus loin du « vert étroit » (ibid.), de « l’aigu
des métaux nus ». Rome est « un ton de fond » qui monte (p. 56), qui sourd
du fond de la sensation. Chaque couleur est hantée par ce fond qui la
marque et la travaille (« Le rouge est cuit / le jaune un jus / recuit » ; « bleu
fait de rouge, / hanté de noir », p. 66). Mais Rome, d’abord, c’est le noir :

Dans le vert c’est du noir


pins noirs
vert verrouillé noir
force peinte en noir
rouille corsée virée noir. (p. 56)

282

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Sensation Rome

Saturation, force, accentuation, intensification que dit aussi l’épi-


phore. Le noir de Rome insiste, il vient à l’œil :
Tout pousse au noir
le blanc poncé
le vert rêvé
l’écrasé des murs
sur des barbares. (p. 58)

Tout pousse au noir ; et le noir pousse derrière tout – Rome tou-


jours est dessous qui presse. Mais les couleurs sont aussi des matières
(« clous / écrous ocres », p. 56 ; « soc gris la nuit » ; « Le rouge et le jaune / des
étrons et des trônes : et de la boue » ; etc.). Couleurs et matières se mêlent
et s’empilent à la faveur de phrases lapidaires et de rythmes rapides ; tout
s’entasse sous la pression d’un fondamental et formidable écrasement :

Le tout du tout est écrasé


Rome
c’est un tas plat
résumé et sommé
stockant son jus
un rhum
infiniment subtil
condensé
sucré sacré
et chié. (p. 65)

À Rome partout et sur tout la matière l’emporte (« Pas de ciel / mais


une matière / une viande d’air », ibid.) ; « Pas d’air, / de la matière » ; « Air
lié matière / […] air baratté, lié, / épaissi et lissé, / air maté », p. 66) :

Un jus, pas de lumière,


un flux moulu et dense,
fluide-­figé,
pâte de couleur d’air,
huilant les pierres,
levant ses pans,
et basculant. (p. 66)

À Rome, le plus éthéré s’épaissit, le plus léger s’alourdit, le plus


impalpable se densifie.
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Cerner le réel

Alors le corps encaisse (comme il peut) et enregistre (au mieux) les


effets irradiants de ces forces comprimées, resserrées à l’extrême. Rome
l’étouffante étouffe presque les corps ; Rome compressée compresse,
resserre les corps (« On y passe enfoncé / nassé », p. 62) :
On est et vous naissez
os et chair sont tassés
marchant on naît haché
sourd assez
poissés et nous passons
dans un ragoût de temps
dégoûtant
et sentant
le zéro vent
 
(palmiers de pierre, ciments
poussés d’un souffle absent) (p. 59)

Mais Rome, ce fond qui sans cesse vient, entraîne aussi les corps
vers leur propre fond – influence exemplaire d’un corps sur l’autre ;
communication (contagion) des corps dans leur rencontre. Le corps en
mouvement dans Rome est amené dans la proximité du plus lointain ;
assailli d’intenses sensations, il « voit » le « fond » :

la circulation, la matière noire,


Rome moire, mère à boire,
l’épaisse sœur ogre, nègre,
le dedans mis dehors, la
mémoire
lamée. (p. 60)

Rome ainsi est une longue et lente plongée vers le fond archaïque
que disent quelques brèves images (la mère, l’ogre), et où se révèle le
cœur même des forces. À Rome les corps sont à vif, sans pouvoir vrai-
ment s’organiser ou s’agencer, à la merci toujours d’une force active
qui déjoue la constitution de la réalité toute faite – impossible à Rome
de voir ce qu’on veut, impossible simplement de voir autre chose que
les mouvements et les intensités de la matière même. Ainsi, à Rome le
réel affleure, et c’est précisément pourquoi les corps s’y trouvent si près
de leurs forces, attirés sans répit vers leur fond qui littéralement les
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Sensation Rome

bouleverse et les pervertit – ce fond de forces qui les font et les défont et
que tente de capter la poésie. Difficile alors de ne pas rapprocher cette
expérience de Rome – l’épreuve que Rome nomme – de l’expérience
picturale telle que Prigent l’évoque. Rome, comme la peinture, n’est
pas avant le mot – l’effort poétique que la ville suscite suffit à le mon-
trer ; comme elle, elle n’enregistre pas « la trace d’un corps indemne du
symbolique » (NM, p. 57-58), d’un « réel sans nom ». Mais Rome est une
allusion puissante à ce « sans nom » autour duquel les poèmes tournent.
À cet égard, ce n’est pas un hasard si ces poèmes ne se présentent pas
comme des enregistrements successifs de phénomènes que le poète
percevrait, mais hantent plutôt des manques, esquissent des trouées
qu’ils tentent ainsi de suggérer. Alors dire que de Rome à la peinture
il n’y a qu’un pas est presque déjà trop dire, de surcroît lorsqu’il s’agit
des tableaux du Caravage.

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chapitre 12

Caravage : œil libre

Voir la Vierge

Rome est une intense vibration. Une force allusive qui dérange une
vision pré-­vue parce que pré-­dite ; une force qui perturbe la vue de « l’œil
cervelé », la vue de l’œil qui ne voit ce qu’il voit qu’en déjà-­vu, en pré-­vu,
en prêt à être vu, reconnu, appréhendé. La sensation-Rome brouille
cette sorte de vue. Rome, cette force qui sans cesse conteste la forme,
affole « l’œil cervelé » et fait naître un autre regard, celui d’un œil que
la sensation alerte, inquiète, interpelle. Cet œil, c’est exactement celui
que fait advenir la peinture, celle du moins de Caravage :

(Il peint ça
l’amas d’méats
le caverneux qui pleut
le clair coupé
l’obscur
l’abstraite matière
la force rien que la force
 
la force qu’il faut pour supporter ça.) (PT, p. 94)

La force montrée, manifestée ; celle aussi qu’il faut pour tenir face
à elle, la supporter. Ce que fait la peinture à qui la voit, en l’occurrence
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Cerner le réel

La Mort de la Vierge que Prigent voit au Louvre en janvier 1984 1, est très


proche de ce que lui fait Rome lorsqu’il la visite en 1980. Le corps peint,
à l’instar de celui de la ville, révèle d’abord des forces derrière les formes.
Le désir de cette révélation serait à l’origine du tableau. C’est du moins ce
que suggèrent les adresses du Caravage à la Vierge imaginées par Prigent,
lesquelles concourent à mieux guider l’œil du spectateur vers quoi pré-
cisément l’oriente, selon lui, le travail du peintre. Aussitôt prononcé le
désinvolte « “Marie, couche-­toi là / dans l’urine de rat !” » (p. 85) que
Prigent fait dire au Caravage dès la première strophe, l’œil du peintre
libère et active des forces dont le poème tente de montrer les effets :

Vénus se décoquilla
du cloaca
son gonflé poussa
 
crac la housse ça
moussa :
 
cracra !
cracra ! (p. 85) 2

Cette poussée qui suit l’injonction sacrilège du peintre fait écho au


montage des deux citations que Prigent choisit de mettre en exergue de
cette « Vierge de la mort » :

Le peintre avait pris pour modèle une courtisane


Mancini
Le peintre avait représenté
trop exactement une femme morte noyée
Bellori

Sous un corps, un autre. Derrière le corps attirant de la courtisane


affleure le corps morbide d’une qui s’est noyée. La différence entre
l’intention que suggère la première citation et le résultat que postule
la seconde pourrait laisser penser à un échec du peintre. Il n’en est

1 « Vierge de la mort » est le titre du huitième poème du Journal de l’Œuvide, titre accom-
pagné donc des précisions suivantes : « en janvier 1984 / vision au Louvre » ; « (Caravage,
La Mort de la Vierge) ». Ce poème est composé de douze strophes.
2 La deuxième strophe peut être lue comme la suite de ce mouvement, il décrit une
venue qui est aussi l’avènement même de la peinture (PT, p. 86).

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Caravage : œil libre

évidemment rien. Faire voir la présence de la mort comme l’intimité


même du corps vivant, et a fortiori du plus attrayant, tel est le génie
de la peinture que les poèmes de Prigent veulent dire. Cette capacité à
capter le travail des forces de la mort au cœur même de la vie la plus
vive fait toute la puissance du Caravage. Ainsi le corps immobile de sa
vierge est-­il d’abord un corps de mouvements :

« Vierge, moteur d’ordures,


ton moite hâve, ton
cadavre, ça
vibre, ma sœur, dans la
putain d’peinture ! […] »  (p. 87)

Vibration, action, mouvement, telle est la dépouille de la Vierge vue


par le peintre ; tel est ce corps que le poème de Prigent aide à mieux
voir en pointant patiemment différents détails qu’en montre Cara-
vage. Citons, par exemple, les mollets, les orteils, le ventre, les joues, le
nez ou encore les yeux. Tous ces éléments du corps décèlent des procès
qui, à leur tour, révèlent plus profondément le travail de forces : les
mollets glissent ; les orteils au contraire se tendent et se raidissent ; le
nez dégouline ; la peau des joues craque… Caravage ne peint donc pas
la Vierge, mais son corps. C’est-­à-dire précisément des forces. Ce que ne
voit pas un œil qui ne voit le corps qu’à partir d’un canon esthétique
préétabli et qui, par conséquent, n’en relève que ce qui déroge, ou au
contraire correspond, à cette pré-­vision : « Ceux qui voient ça disent
que la Vierge / est trop bouffie » (p. 90) 3. Mais là où ce genre de regard
ne décèle qu’un défaut, Prigent au contraire voit le génie même de la
peinture. Génie en l’occurrence du Caravage qui contient et annonce
à la fois le devenir de son art jusqu’à « Pollock » (p. 89) :

Il y aura un moment où tout ça finira


dans une sorte d’implosion flasque
il restera une flaque
de couleurs et des lignes
en pelote. […]
 

3 Voir la cinquième strophe qui peut s’apparenter à une collection de commentaires


émis par des spectateurs qui précisément ne voient pas ce que montre le tableau.

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Cerner le réel

On dira que c’est de la peinture.


 
Ce ne sera en fait que le moment d’effondrement le jus
sans os
qui liquide tout.  (p. 89)

Le corps de la Vierge peint par Caravage annonce déjà ce moment qui


n’est qu’un ultime avatar de ce dont il réalise lui-­même la capture. Ainsi
ce corps manifeste-­t-il la viande indomptable – ce pour quoi il ne faut
pas voir que dérision ou provocation dans le rapprochement répété de
la Vierge et de la hure (« Ah, Vierge pure ! / verge hure ! », p. 94 ; « vive
la hure peinte ! / vive la peinture », p. 99). Ce corps donne à voir un
autre régime du corps et en révèle du même coup d’autres dimensions :

eau exilée qui nage


dans l’huile dans la rage
dans la fine urine
dans le mazout du monde entré dans la peinture ! (p. 94)

L’œil du poète n’invente rien. Il voit le corps peint. Mais ce corps


convoque la langue, l’appelle à dire plus justement les sensations qu’il
provoque. Ce que Prigent dit plus généralement des textes par ailleurs
nombreux qu’il consacre à la peinture vaut en particulier pour ce poème
que La Mort de la Vierge suscite. « Je n’ai jamais rien écrit, affirme-­t-il au
sujet de ces textes, qui ne cherche à cerner ça » (NM, p. 45), c’est-­à-dire
« l’affleurement sensuel, l’énigme informel de la “nature”, l’emphase
des “corps” défaits et refaits par la passion de les peindre », mais encore
« le trou du fait sexuel dans les représentations, une sauvagerie parado-
xalement cultivée ». Situés au plus loin d’une quelconque volonté de
« produire une sorte d’équivalence formelle entre la glose et son objet »
(ibid., p. 53), ces textes trouvent un prolongement naturel dans un
poème qui tente de mieux faire sentir l’énigme que la peinture propose
à la réflexion en mobilisant des moyens susceptibles de dire plus juste-
ment « l’affleurement sensuel » qu’elle produit. La poésie peut pour ce
faire, on l’a vu, nommer des mouvements, désigner des tensions, et des
vibrations ; elle peut choisir encore d’opérer certains rapprochements
pour dire la violence de la chair manifestée ; elle peut aussi laisser la
langue explorer en quelque sorte ce corps en partant de ce qui est vu et
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Caravage : œil libre

prolonger cette vision à travers, par exemple, des rapprochements de


sonorités, comme le montre l’extrait suivant :
Par les trous d’sa peau d’phoque
en cloque
on voit son trou d’occiputron
et même ses dents par le fond
de son con. (PT, p. 90)

Mais la poésie peut aussi utiliser d’autre biais et détours pour tenter
de mettre des mots sur la sensation. L’un d’entre eux consiste à faire
un saut dans le temps, à tenter de saisir au mieux les effets produits en
imaginant le processus qui les a produits, à être au plus près de ce qui
est senti en remontant aux causes qui l’engendrent. Montrer d’où ça
vient, comment ça vient, pour bien le voir venir, telle pourrait être la
motivation première de la dixième strophe de cette section consacrée au
Caravage. Cette strophe repose en large partie sur l’équivoque qu’entre-
tiennent les subjonctifs présents des verbes peindre et peigner. Caravage
y est montré à l’œuvre face à son modèle, s’acharnant à peindre la Vierge
sous le regard d’une foule qui l’encourage et peut-­être l’invective :
Il l’a mise là sur le dos toute
mouillée
elle est même pas coiffée.
 
Foule :
 
« Qu’il la peigne !
qu’il la peigne ! »  (p. 96)

Et Caravage de travailler au corps le corps de la Vierge, de le vio-


lenter de multiples façons (le peintre scalpe, décoiffe, défait, arrache,
trépane). Au terme de ces violences enfin : « on voit la peinture » (p. 97).
D’ailleurs la foule ne s’y trompe pas qui s’écrie : « “Il l’a peinte ! / Il
l’a peinte !” ». Le biais qu’utilise Prigent pour tenter de mieux dire ce
qu’il sent, et le faire sentir à son lecteur, est ainsi double ou, pour le
dire autrement, biaisé à son tour : la cause imaginée afin de dire plus
justement ce qu’elle engendre est elle-­même déformée ; la violence
qui lui est attribuée tout entière déjà orientée vers la violence qu’elle
produit et que le poète ressent. Ce que pointent les savantes outrances
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Cerner le réel

de ce court récit, le onzième poème le reprend à son tour mais cette fois
d’une manière plus synthétique, laquelle confine à l’effort théorique.
Le « peint » est désormais différencié du « peigné », le second étant situé
« sous » le premier qui est dit sans forme (« qu’on ne dessine pas », p. 98)
et qui renvoie à des sensations archaïques (« l’emmerdé qu’on huma / le
bain chauffé où l’on poussa »). Ce couple peint / peigné permet alors à
Prigent, non plus de montrer le peintre à l’œuvre, mais de proposer la
formule de ce qui serait à la fois le principe de son travail, et en quelque
sorte la clé de sa réussite :
Pour peindre ça faut qu’on étripe
qu’on voie les dents et les gencives
dans l’éboulis torse
des lambeaux des forces.
 
Où le dedans chu dehors fait
comme un dehors qu’imploserait
dedans. (p. 98)

La volonté de multiplier les angles et les procédés pour espérer tracer


comme le cerne de la sensation à dire ressortit plus globalement à une
volonté de répondre à l’appel du Dehors, lequel n’est jamais que l’effet
de la clôture que pose la représentation la plus sophistiquée et la plus
maîtrisée, en l’occurrence celle du corps de cette Vierge défunte : il faut
la grille des représentations pour que sensuellement des choses se fixent
sur la toile. Ce qui importe alors, ce ne sont pas les images, mais bien
ce qu’elles parviennent à suggérer des forces présentes, ce que semble
indiquer à sa manière la fin du neuvième poème :
[…] plus
d’images mais
l’écorce des
forces ! (p. 95)

Mais faut-­il encore que les corps s’y prêtent. Tous ne sont pas égale-
ment prompts, comme le sont celui de Rome, de la Vierge que peint le
Caravage ou encore du soleil qui se lève chez Monet, à manifester ces
forces que la langue poétique tente de capter ; tous ne sont pas également
à même, à l’instar des jardins de la villa Médicis, de faire sentir « de la
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Caravage : œil libre

force et des trous » (p. 126), « et de la force dans des trous » (p. 127) 4 ;
tous ne sont pas enfin à même de provoquer l’écriture : « la peinture
appelle la parole, à proportion de l’intensité de ce qui là, justement, ne
se sait pas » (NM, p. 56) ; la peinture « énerve la puissance discursive
– d’être si manifestement (parce que levée comme un défi frontal) la
vérification de l’impuissance de cette puissance ».

Impressions d’Afrique

Il suffit en effet de lire les poèmes que Prigent consacre à l’Italie 5 pour sai-
sir aussitôt la différence sensible qui les sépare des impressions produites
par le programmatique « safari fantôme » (PT, p. 105) daté d’avril 1986
et consignées dans les strophes que rassemble « Signes du lion », ultime
poème du journal que tient l’Œuvide. Dans ces quelque neuf strophes, il
n’est nullement question d’une quelconque déambulation mais plutôt
de la traversée frénétique d’espaces et de lieux qui peinent à affecter
vraiment le poète 6. Son œil, dès la première strophe, est moins un organe
sensoriel qu’un organe « cervelé » :
moi l’œil blanc l’œil dans
sa boule de comment

expectation !
expectation ! (p. 107)

L’œil « blanc », prisonnier de ses attentes et replié sur ses interrogations,


ne laisse que peu de place à la sensation. La très faible prégnance de celle-­ci
se traduit dès la deuxième strophe par une hésitation f­ ondamentale :

lion là-­dedans ou non


ou juste le nom
 
poils et dents
et rien dedans

4 Nous renvoyons à la lecture des poèmes de Paysage, avec vol d’oiseaux (1982) repris
dans Presque tout.
5 Le Voyage d’Italie (inédit), publié pour la première fois dans Presque tout.
6 Traversée rythmée par la répétition de séquences en italique, onze en tout, qui sont
autant de variations sur l’attente et le voyage. Nous citons la première, matrice des
dix autres : « kilomètres cailloux / kilomètres trous / quoi au bout ? » (PT, p. 107).

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Cerner le réel

 
on respire
de plus en plus pire (p. 108)

Le poète ne voit guère plus que ce qu’il dit ; il soupçonne le réel de se


cantonner à ce qu’il nomme, le lion de n’être guère plus qu’une abstrac-
tion. Le lion qui est vu n’a peut-­être de lion que le nom, et aucune sorte
d’intensité ne semble susceptible d’infirmer ou de confirmer la présence
de ce qui est nommé. Demeure seule une étouffante hésitation face à
un réel réduit aux généralisations abstraites. De fait, rien ne manque à
ces lieux et ces paysages qui défilent à toute allure ; rien ne manque et
c’est précisément pourquoi le corps n’y trouve rien :

kilomètres trous
kilos de cailloux
savane et boue
rien au bout
 
quoique le réel en costume exact
les peuples péteurs en habit de nus
le triangle en fer sur le sexe huilé
les peaux scarifiées mouches khôl aux yeux
les grenouilles en feu dans les mares en vrai
les monts autour imaginés
le trou de la faim en kyste entêté (p. 109)

La sensation, et en l’occurrence plus particulièrement la vision, est


empêchée, au moins diminuée, par la prévalence des stéréotypes et des
clichés : ce qui est vu n’est presque que du prévu, enfilade ininterrompue
de déjà-­vus, d’images toutes faites qui se situent au plus loin de « l’écorce
des / forces » (p. 95). En retour, parce qu’en ces lieux les forces peinent
à se manifester et à contrarier ce que leur impose « l’œil cervelé », les
ressources du langage sont comme taries. Il n’y a rien à dire face à ce
pré-­senti, si ce n’est en formuler le simple et brut constat :

dire quoi des mouches


des pleurs et du pain
des croûtes aux genoux
des poils gainés d’boue (p. 110)

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Caravage : œil libre

Cette interrogation désabusée traduit d’abord un désarroi. Il n’est


nullement question ici d’un manque de sensibilité, en l’occurrence à
la misère, mais bien d’un manque du sensible. La présence du sensible
est si en retrait qu’elle ne suscite le désir ni ne provoque la possibilité de
nommer autrement – plus justement. Le peu qui est senti n’est dit qu’à
l’aide d’images toutes faites, lesquelles précisément ne nomment rien,
si ce n’est ce qu’elles font voir. Le cercle est ici singulièrement vicieux :
tu bandes tes tics
tes trucs ta
pensée :
 
vocations aux causes !
trocs d’égalité !
blocs de charités ! (p. 113)

Rien n’y fait. Rien ne semble à même de déjouer les ressorts qui
finissent toujours par ramener à une réalité apprise, maîtrisée, réduite
aux clichés. Les constats résignés se multiplient ; quelques vœux formulés
sans conviction laissent entendre la déception et le renoncement du poète :
il faudrait la carte
pour trouver le lac
 
un bord de blessure
une vue en vrai des pourritures (p. 114)

L’évocation des matières basses (les « pourritures ») n’y fera rien,


la sensation ne s’imposera pas, et c’est bien le vide de l’abstraction qui
continuera de l’emporter :
Tchad
lion
sans incarnation
 
t’as un mal de chien face aux noms du rien (p. 114)

Lion, Tchad ne sont que des noms du rien : « Tchad un nom sans
lac » (p. 110). Voilà donc l’exemple d’une réalité qui se laisse nommer,
au contraire du mal, mais dont le nom ne nomme rien d’autre qu’une
absence, c’est-­à-dire rien qui requiert le corps du poète comme peuvent
le faire Rome, ses jardins, ou encore la Vierge, du moins quand elle est
peinte par Caravage.
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Cerner le réel

Le son du fond

Une proposition du narrateur de Commencement pourrait servir d’adresse


au lecteur des poèmes que Prigent consacre à Rome ou à La Mort de la
Vierge ; elle mettrait des mots sur l’expérience à laquelle ils l’invitent :
« Je te demande de reculer. De voir les fonds manger le devant » (C,
p. 116). Fautrier, Cy Twombly, Pollock, Rembrandt, Cézanne, Giaco-
metti, Duccio, Bacon, Velasquez, Cimabue, Uccello, Caravage, tels sont
les noms égrainés dans ces pages où s’énonce un genre de révélation :

C’est ça qui s’osa sous les hures peintes qu’on appelle peinture. Ils mirent
des ors sur les roses lividibineux, ou des bleus, dirent que c’étaient des
cieux, des horizons, des firmaments, des jupes de mamans, des bonbonnes
d’huile de madones. En fait c’était que des bouchons sur l’afflux verti-
vaginé qui vagissait dans leur hallucinoche, ç’aurait pu être beaucoup
plus moche. Ça se posa traqué, sur le jet rué, rose de plèvre avec mousse
de fièvre, qui dégobillait sur les figurines. (p. 116)

Derrière les figures, sous les « cieux », les « firmaments », les « jupes
des mamans », les « bonbonnes d’huile de madones », travaille autre
chose, quelque chose dont la perception est une condition sine qua non
pour espérer comprendre la peinture, refaire avec elle et grâce à elle son
regard : « Si tu sens ça bouffer les figures, on peut discuter » (p. 117). La
prose de Commencement explore longuement ce que décèlent les formes
brèves des poèmes du Journal de l’Œuvide ; elle scrute avec une patience
acharnée la sensation d’une force indéfinie et à l’œuvre sous les figures.
Elle s’attarde à ce « ça » pour décrire autant qu’il se peut ce que signale
l’indéfini ; elle s’écrit pour déplier « ce ça bouffeur, ce déjà-­bouffé, qui
fait son son de fond dans la minute du justavant » ; elle s’entête à faire
entendre ce qui n’est « pas facile à faire entendre, c’est comme un trou » ;
elle se développe et se dépense sans compter pour « le trouer » ce « ça »,
c’est-­à-dire et très précisément : dire « son tour, au trou, avec des mots ».
Trouer, c’est dessiner des contours. Esquisser la silhouette du réel à force
de répétitions, d’accumulations de points de vue, de variations sur un
motif, un thème, une scène ou parfois même un seul mot. C’est ce que
fait Prigent en évoquant le « son » d’un « fond » dans le temps d’un
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« justavant ». À partir de ces mots, en progressant grâce à des corrections


successives, Prigent dégage patiemment ces propositions importantes :

Le son de fond, dedans : sommeil, songe. Si on veut. Encore que. Où


le rien arrive au corps. Renverse : ça fait nos ; je dis ça : non de l’os, pas
d’os, pas de trait ni dessin, aboi pur des molosses, n’os, c’est son. Ou c’est
nose, je le sens, dans l’odeur, très abstrait. Où le corps arrive dans le rien.
Voilà, c’est là : où le rien arrive au corps lui-­même arrivant à rien. (p. 117)

Son, nos, nose : dérivé anagrammatique d’une sensation à l’autre


qui joue de surcroît sur les mots d’une langue à une autre. Le travail sur
la matière brute de la langue marche de concert avec la pensée. C’est
d’un même mouvement que pensée et poésie progressent, esquissent
peu à peu les contours fuyants de ce qu’il faut penser : le corps, son évé-
nement dans le rien, le chiasme qu’il décèle – le rien arrive au corps ; le
corps arrive à rien. Ce double événement, qui en fait n’est qu’un, révèle
peut-­être la coïncidence de ce que nomme le corps et du résultat de
l’évidement que produit la poésie et que le rien désigne. Ce fond, quoi
qu’il en soit, et qui, à n’en pas douter, est le même que celui qui hante
les poèmes de l’Œuvide, renvoie ici à une expérience très concrète que
les mots de Commencement tentent de saisir en explorant la réalité de
cet autre matin, le troisième du livre, celui où le rideau s’est levé « une
minute trop tôt » (p. 103). Aubaine en effet d’un matin où se révèle le
temps du « juste avant » (p. 105), avant « l’ennui d’action », pris encore
dans la nuit : « Entre la nuit et l’ennui. Juste avant le oui » ; « Juste avant
que ça s’excite un peu plus explicitement sur ça, qui agite par-­ci par-­là le
panorama ». Chance offerte d’explorer un moment où dedans et dehors
demeurent presque indistincts :

c’est celui d’avant le oui caféiné après lequel on scrute. C’est plus flou,
d’accord. Mais c’est qu’il y a beaucoup de mouvements aussi, même si
peu d’horizon, dans le rien d’action dit commencement. C’est pas très
facile à traduire en péripéties. (p. 115)

Flou, profusion de mouvements, rien n’est encore décidé ni même


à peine esquissé. Difficile de dire la réalité qui force à dire : « On scrute
quoi, là ? » Difficile de la décrire ou de la raconter – « la traduire en péripé-
ties ». Face à cette résistance avérée aux possibles modes ­d’appréhension

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Cerner le réel

qu’offre le langage, le texte multiplie les hypothèses, lesquelles sont le


plus souvent aussitôt écartées. C’est une manière malgré tout d’avancer.
Autre tentative, cette réalité, Prigent espère aussi la faire fulgurer grâce
à l’évocation multiple de procès contradictoires mais concomitants :

Comment on peut parler avant les comments. Du moment naissant,


incessant. Du manquement, d’avant les élocutions. Ou d’après, forcé-
ment. Du pas-­encore. Du déjà-­plus. D’une sorte de. Amassement et fuite,
en même temps. Illico. Sans loco, justement, c’est ça l’emmerdement.
[…] Du moment où ça va s’accorder mais c’est pas. Ça, qui est là, avant
le la. (p. 115)

Il faudrait parvenir à manifester ce qui est avant l’événement, qui


n’est que paradoxalement – dont le mode d’être réside dans une tension
que tente de manifester la multiplication des formules paradoxales ou
simplement contradictoires. Ni ceci, ni cela. Qui est et qui n’est pas :
« Des mots ? Oui, et non » (p. 116). Un corps. La sensation insistante
d’un insaisissable, la présence insistante d’une absence en mouvement :
« le zinzin, le zzonzzzon où ça va, où c’est pas, où des sons se carapatent
pour coïter syllabes et forniquer tant que ça fait ce qui fait qu’à chaque
fois on est refait » (ibid.).

Vider, voir

Rome, non moins que la Vierge que peint Caravage, suscite des poèmes
qui s’efforcent sans relâche à favoriser l’intrusion et l’insistance de
qualités de la sensation que nie la « mise en image » 7 de la vie ; à faire
exister un autre monde dans le « spectacle du monde » ; à trouer de réel
l’appauvrissante plénitude de la réalité re-­présentée et pré-­sentie. Ces
poèmes ajoutent par soustraction ; ils n’ont de cesse de compliquer les
réalités qui provoquent leur écriture en les vidant : ils s’échinent à les
vider de tous les déjà-­perçus qu’ils décèlent et déjouent, et contestent
tout particulièrement l’organisation optique qu’impose souverainement
« l’œil cervelé » – ils résistent. De tels poèmes tentent ainsi de donner

7 Christian Prigent, « La langue fait corps », art. cité, p. 109.

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Caravage : œil libre

à l’œil une autre puissance, une puissance de voir revivifiée, laquelle


outrepasse les œillères des représentations stéréotypées – puissance
que favorise Rome, mais beaucoup moins les impressions laissées par
l’Afrique. Ces poèmes tentent de renouveler la vision, effort toujours
recommencé, d’alerter un œil pris au piège du langage – je ne vois jamais
que ce que je dis, et je ne dis (donc vois) que ce que l’épistémè me fait
dire. Mais une fois l’œil alerté par le travail poétique de la langue, advient
une difficulté majeure, qui est aussi une gageure féconde pour le poète,
gageure que l’on pourrait formuler avec Foucault :

On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on
dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des com-
paraisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent
n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les
successions de la syntaxe. 8

Cette irréductible différence serait pour Prigent le réel même, sa sen-


sation qu’on ne peut jamais dire que plus juste. La conscience aiguë de
cette différence irréductible induit un certain rapport à la ressemblance
que les poèmes consacrés à La Mort de la Vierge permettent de mieux
appréhender. Le poème veut ressembler à ce qui est vu. Proposition
fausse et vraie à la fois. Fausse si l’on se tient à une vision assez corsetée
du corps de la Vierge pour imaginer que le poème puisse en donner une
vision – manière d’ekphrasis, si l’on veut. Vraie si l’on considère cette
fois une vision libérée du corset des représentations et une tentative
poétique de faire sentir les effets de l’évidement. Répétons ici les paroles
prononcées par le narrateur de Commencement : « Si tu sens ça bouffer les
figures, on peut discuter » (p. 117). Ce que tente alors d’imiter le poème,
pour mieux le suggérer, c’est l’effet que la vision du corps de la Vierge
produit sur qui la voit : c’est à cet effet produit sur le spectateur que doit
ressembler l’effet produit sur le lecteur. Une distinction apportée par
Prigent au sujet du module de Claude Viallat peut nous être ici utile :

8 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines [1966],
Paris, Gallimard, 1990, p. 25.

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Cerner le réel

[Ce que le module] représente n’est pas ce qu’il figure. Ce qu’il figure
est résistance à la figure (concentration polysémique, flottement sémio-
tique). Ce qu’il représente est à chercher dans ce qui échappe à la figura-
tion – si on entend par figuration la transcription dans l’ordre du visuel
(des arts plastiques) de ce qu’on comprend par nomination dans l’ordre
du verbal (de la littérature) […]. (NM, p. 66)

La Vierge du Caravage fait allusion à cette résistance ; ce corps tel


qu’il est peint est une tension vers un reste perdu mais insistant. Face
au tableau, cette insistance se voit, elle trouble le regard, et dérange la
langue ; face au tableau, le poème tente de faire allusion à cette allusion,
c’est bien à elle qu’il veut ressembler. Disons-­le autrement encore : les
poèmes veulent donner en pâture à l’œil ce que le tableau donne « “en
pâture à l’œil” » (ibid., p. 72). Cette sorte de ressemblance ne peut être
créée que de biais, par la multiplication de moyens non ressemblants
– ce que sait parfaitement le lecteur qui, par exemple, n’aurait pas idée
de vérifier naïvement sur le tableau la présence d’« un con violet / un
fendu vache / avec sa peau d’orbites qui lui fait des moustaches » (PT,
p. 91) qu’évoque un poème. C’est que l’œil n’est plus seulement organe
de la vision, mais aussi de l’odorat, de l’ouïe, du toucher 9. Une ressem-
blance surgit qui ressemble à ce qu’une vision émancipée, revivifiée,
voit : en l’occurrence un corps, une puissance intacte d’agencement
captée par le peintre et qui vibre dans sa peinture. Il est enfin possible
d’imaginer que cette vision libérée par le travail poétique de la langue
prolonge et intensifie les effets du tableau. À sa manière toute particu-
lière, le poème est pédagogique – que l’on tente ainsi de voir La Mort de
la Vierge à travers ce qu’en montrent les poèmes de l’Œuvide, chacun
peut en faire l’expérience 10 :

9 Principe d’un libre agencement du corps dont on trouve de multiples exemples dans
Commencement. Ainsi : « Je pense par le nez. Nose : où le corps arrive dans le rien. Où
le rien arrive au corps lui-­même arrivant à rien. C’est ça la vision. Ah bon ? T’as vu
ça vraiment ? J’ai pas vu ça des yeux du corps, mais des yeux du dedans du son des
odeurs. C’est d’un éclat qui n’éblouit pas. C’est d’une clarté qui nous illumine » (C,
p. 129). Ou encore : « Eau dorée à miasmes incorporés en morbidité. On pense ça du
bout des doigts et du mou de bouche. Ça se mange, c’est un rien où gargouille du parler
molosse » (p. 146).
10 Pour nous, il n’y a pas, d’un côté, le tableau, et, de l’autre, les poèmes. Il y a toujours
ensemble l’un et les autres.

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Caravage : œil libre

C’est en tant [que la peinture] donne quelque chose à voir qu’elle pose
la vue comme question, qu’elle ouvre l’énigme dans l’écran où se des-
sinent les ombres qui constituent pour nous le « monde ». (NM, p. 71)

Les poèmes que Prigent associe au tableau du Caravage travaillent


avec lui à nous rendre une part du monde, et du même coup nous rendre
à lui. Si la peinture rend visibles des forces invisibles, alors les poèmes
attirent l’œil à elles, explorent ces forces, convoquent la langue pour
les parcourir, les approfondir, les prolonger, les intensifier. Leur lecture
promet une libération du regard, une intensification de la sensation, une
manifestation toujours plus insistante de la différence irréductible que
nomme le réel – remarquons par ailleurs qu’il n’est nullement fortuit
que ces poèmes décèlent le procès d’un corps qui se défait, si l’on veut
bien considérer que le réel en question est « appelé par la structure (le
signifiant) » (ibid., p. 15) et qu’il est peut-­être surtout « la défaillance
de la structure qui l’appelle à elle ».
Tenter d’écrire sur le travail des peintres a toujours relevé pour
Prigent d’un objectif aussi clair que précis :

tenter d’élaborer autant que faire se peut un dispositif rationalisé où se


diraient les questionnements communs à l’œuvre peinte et au travail
poétique et où une part de l’énigme trouverait sa possibilité d’élucidation
pédagogique. (p. 53)

Cas particulier de cette entreprise générale, mais s’y inscrivant non


moins pleinement, l’écriture poétique associée au tableau constitue
une manière singulière de réaliser un apprentissage toujours reconduit,
lequel suppose une déconstruction de la réalité et une reconstruction
jamais achevée d’un rapport au monde que fonde l’insaisissable réel.
Participer au questionnement du regard qu’engendre la peinture, contri-
buer à donner à voir ce qu’elle donne à voir et à libérer ainsi le regard,
constitue pour la poésie l’une des modalités grâce auxquelles elle peut
espérer participer au dés-­assujettissement du sujet :

On ne voit rien d’autre que le toujours-­déjà symbolisé, rien d’autre,


autrement dit, que ce que le cadre et la plénitude de la surface font sur-
gir, rien d’autre que ce qui fait consister pour moi et se dessiner devant
moi le réseau symbolique qui me constitue comme « moi », du fait que

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moi parle. […] Ce qui veut dire que le « ce » qu’il y a « devant » (dehors)
n’est jamais plus ni moins « devant » que ce qu’il y aurait « dedans »
(dans celui qui voit). (p. 14)

Voir la « paradoxale mise en image de l’in-­imaginable » (p. 10) corps


de la Vierge par Caravage, mieux dire, avec Prigent, le trouble du regard
que provoque ce corps qui excède le « toujours-­déjà symbolisé », c’est
bien toujours trouer le réseau symbolique « qui me constitue comme
“moi” ». Par conséquent, c’est, dit l’écrivain, « une expérience de liberté,
en somme : d’espacement respiratoire des liens symboliques » (p. 17).
Une expérience de libération qui mêle inextricablement le voir et le
dire. Une part de liberté retrouvée. Une épaisseur rendue au dedans
et au dehors.

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chapitre 13

Refaire son œil : les écorchés

Une leçon d’anatomie

Tel est le titre que Prigent donne au troisième Journal de l’Œuvide et


qu’il publie en 1993 1 à la suite d’Écrit au couteau, lequel est lui-­même
écrit dans le prolongement de Commencement. Ce titre fait se lever des
images. Parmi elles, et sans doute la première : La Leçon d’anatomie du
docteur Tulp que Rembrandt peint en 1632. À sa manière, l’anatomiste
écrit au couteau ce qu’est le corps. Demeure cependant entre lui et
l’écrivain une question de style. Ce qu’indique ce texte bref et liminaire :

C’est écrit en face d’anciennes planches d’Écorchés.


 
La chair à peine déposée, les corps prennent bouffonnement la pose
plastique.
Devant ça, la langue tombe sur ce qui la déchire.
Et rit (jaune).
Reste un rictus, qui rature l’épure anatomique (le sac de peau et de
mots, la surface lisse, le dessin clos, le savoir positif). (EC, p. 157)

1 Une précision est apportée par Prigent à la fin du livre : « Une leçon d’anatomie reprend
dans une version légèrement remaniée, une suite de textes publiée à tirage limité aux
éditions Jacques Brémond à Rémoulins-­sur-Gardon, en 1990 ».

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Cerner le réel

Le ton est donné. Et il est plutôt péremptoire. Ces quelques lignes


indiquent le principe de la leçon qui va être exposée, tandis que le lecteur
commence à comprendre qu’il occupe la place de l’un de ces bourgeois
d’Amsterdam dont les regards, très attentifs, convergent vers la main
du cadavre d’Aris Kindt, pendu pour vol, et que dissèque le docteur
Tulp afin de montrer l’action des fléchisseurs des doigts. Sans qu’ils
apparaissent autrement que dans le souvenir du lecteur provoqué par le
titre du recueil, ces bourgeois servent de relais entre le lecteur et ce qui
va être vu. Car il s’agit bien d’abord de voir ce qui est montré, comme
l’indique l’emploi d’un présentatif dont la valeur déictique est assez
vague : est-­ce le livre qui est désigné ? les poèmes ? la leçon elle-­même ?
Il y a dans cette incertitude une manière abrupte qui corrobore ce qu’af-
firme la phrase : c’est écrit « en face de » ; ça se fait face ; se regarde en
face, sans faux-­fuyant ni détour. Quoi ? L’image et le texte. Les écorchés ;
les poèmes. Dix planches d’écorchés exactement, chacune accompagnée
le plus souvent d’un unique poème 2.
Fait suite à cette très brève mais précise évocation du livre, et séparé
d’elle par un saut de ligne, un fragment d’emblée plus théorique. La
première phrase, ekphrasis minimaliste, fortement modalisée, oriente
a priori le regard du lecteur. Aucune quelconque virginité n’est ici atten-
due. Au contraire. Le texte juge (sévèrement) l’image en son absence.
Esthétiquement, la planche d’écorché c’est bouffon : grotesque, une
farce, pour amuser, un peu ridicule, peu délicat. Ces corps ne sont
pas aptes à incarner ce qui donne une représentation esthétique à des
volumes et des formes – bien que manifestement ils y prétendent. Par
ce jugement le texte travaille une première fois l’image : si les écorchés
sont des bouffons, alors les écorchés sont des comédiens et leur espace
celui d’un théâtre (de l’opération ?) ; s’ils sont bouffons de ne pas savoir
prendre la pose, alors ils font au moins apparaître, ne serait-­ce que par
décalage, la pose trahie dans l’image. Le texte invite ainsi le lecteur à
voir une autre image dans l’image : celle de la pose plastique manquée.

2 Précisions : les planches 1 à 4 et 7 à 10 sont accompagnées d’un seul poème ; les planches 5
et 6 forment un ensemble numéroté 5 (une première planche accompagnée de trois
poèmes, une seconde accompagnée d’un seul). Toutes ces planches anatomiques sont
précisément référencées à la fin du recueil (EC, p. 183).

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Refaire son œil : les écorchés

Le texte ironise sur la planche d’écorché : en forçant le trait de ce qui


est manqué, il instaure du même coup une distance entre deux images
qu’il met sous les yeux du lecteur-­spectateur.
Alors : « Devant ça, la langue tombe sur ce qui la déchire ». « Ça »,
c’est-­à-dire l’image. Mais désormais l’image comme la somme des écor-
chés, de leurs corps bouffons, des poses plastiques trahies, des beaux-­arts
et d’un espace théâtral ainsi suggérés. C’est bien sur cet ensemble, que
représente la valeur anaphorique du pronom, que la langue tombe :
subitement en contact, langue et image se touchent. Ce toucher pour
la langue est une déchirure. Au moins en deux sens : l’image déchire la
langue, elle la met en morceaux, en pièces – en témoignent au moins
et immédiatement les lambeaux de poésie, les poèmes éclatés en petits
fragments mis face aux écorchés ; l’image affecte aussi la langue, si bien
que celle-­ci « rit (jaune) », tente de masquer peut-­être une colère, une
douleur, une vexation profonde.
Le texte décèle donc d’abord l’image (l’ensemble que nomme le
« ça »), puis l’image déchire la langue, ce qui produit du texte : les
poèmes, lesquels en retour touchent à nouveau à l’image. Il « reste »
en effet « un rictus » – la face grimaçante de la langue qui rit jaune. Et
ce rictus « rature ». Quoi ? L’image. La langue déchirée – les poèmes –
rature l’image. Or raturer consiste à faire disparaître, par une surcharge
à l’encre ou au crayon, ce qui est écrit, ce qui indique que l’image existe
aussi comme un texte, et ce texte est une « épure » (un « sac de peau et
de mots, [une] surface lisse, [un] dessin clos »). Comprenons : en expo-
sant les corps d’une certaine manière, les planches d’écorchés dictent
les grandes lignes d’un système de pensée (le « savoir positif ») qui se
soutient de la conception du corps déduite d’une vision que construisent
ces planches. Et c’est bien, in fine, à ce système qu’il faut ici toucher en
raturant les images qui en dessinent l’épure.
Raturer est alors une opération double qui consiste à effacer pour
façonner. Effacer les poses plastiques que requiert le savoir positif pour
que ces images disent autre chose ; effacer pour décontenancer la plas-
tique des corps – plus familièrement : faire apparaître des baudruches
en place des écorchés, et les dégonfler.

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Cerner le réel

Raturer mieux encore

Raturer l’image est avant tout une opération de langue qui engage des
manières de dire. C’est d’abord une langue syncopée, un rythme haletant,
une poésie précipitée, des saccades en cascade – les vers sont regroupés
en brèves séquences (la plus longue n’excède pas six vers, et reste rare) ;
le vers le plus long compte huit syllabes, la norme se situant plutôt aux
alentours de trois au quatre syllabes par vers. L’ensemble fait rapidement
l’effet de notes prises sur le vif, ce que renforcent la rareté des verbes et
une manière très récurrente de pratiquer des coupes abruptes en fin
de vers – apparaît au moins une fois dans les treize courts poèmes du
recueil : un verbe séparé de son complément ; un sujet, du verbe ; un
auxiliaire, du participe passé ; un substantif, de son complément ; une
préposition ou un déterminant, d’un substantif ; un pronom relatif, du
reste de la subordonnée ; un adjectif, d’un substantif… Prigent coupe aussi
très souvent le mot lui-­même (« découp / lé », « fou / tus », « sus / pendu »,
« l’in / conscience »), accentue parfois encore cette coupe en jouant avec
la ponctuation (« Je ! / dis : »). Un goût prononcé pour les aphérèses, les
apocopes, et plus particulièrement les syncopes, participe de cette préci-
pitation du poème qui favorise sensiblement les jeux sur le signifiant :
abondent les assonances et les allitérations (souvent bouffonnes – les
fricatives du « zizi mazouté »), les paronomases (« Le tronc / l’étron »,
« l’atomique anatomie »…), mais surtout les calembours, et les plus osés
(« L’ex-­corps, chié », « bombyx à/neutre on », « Porc, scion », « de bouche-
rie / sa bouche rit », « Révérence ! / Rêve ! / Errance ! / Raie faite rance ! »),
calembours qui sollicitent parfois deux langues, par exemple le français et
le latin : « veine énorme ! / In cauda ». Les pérégrinismes sont d’ailleurs
très présents, tout comme les néologismes (« drugstorms », « l’œuvide »,
« l’exité », « le Grand Masturbatueur », « l’hyperdépoilé », « le délapiné »,
« Trourien »…) qui, à l’instar des calembours, font entendre le choix déli-
béré d’un registre très familier, voire régressif. Citons pêle-­mêle : abdo,
strip à gogo, con, bide, chié, cul, chiards, bidoche, sapé, pépère, barbaque,
zizi, caca… le tout donne ainsi une matière très manifestement zutique
aux ratures que le texte entend opérer sur les images.

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Refaire son œil : les écorchés

Raturer c’est construire, à l’aide des mots, une image à même l’image
dessinée sur la planche anatomique ; construire, en partant du dessin,
une autre image que cette première image contient bien malgré elle.
Raturer c’est d’abord contester, prendre pour ce qu’elle est la revendi-
cation d’une « surface lisse » et d’un « dessin clos » : une vue de l’esprit,
la volonté d’exercer un contrôle sur la matière, en l’occurrence celle du
dessin, en la réduisant aux strictes limites que tolère l’idéal ou l’idée.
Mais la matière se laisse si difficilement dompter qu’il suffit que le regard
insiste à peine pour commencer à la libérer. La rature commence là, dans
cette attention portée aux petites scories que le dessin, aussi lisse qu’on
l’ait voulu, ne peut manquer de comporter. La rature se loge dans ces
aspérités qui sont autant d’involontaires potentialités offertes au regard.
Le poème s’appuie sur ces aspérités, libère ces potentialités. Ainsi ces
premiers vers du premier poème du recueil placé en face d’une planche
datée de 1527, et tirée des Tabulae anatomicae de Cassérius :

L’Hâle-­capot des drugstorms !


Son zizi mazouté !
Son p’tit cal’çon dermeux !
 
– Voilà un homme !  (EC, p. 159)

Il est aisé d’imaginer cette suite d’exclamations prononcées sur le ton


d’une admiration ironique, d’un étonnement moqueur. Il s’agit d’abord
de donner à voir ce que le dessin peut montrer sans le vouloir – ce que
rappelle sans équivoque le présentatif (vois là). Comme il le faisait face
à la Vierge peinte par Caravage, le poème oriente le regard. Il invite
d’abord à imaginer à partir d’une tache sombre sur le dessin un organe
mazouté ; puis il décèle dans l’image de possibles analogies formelles qu’il
formule en métaphores verbales, lesquelles se prolongent en métaphores
visuelles : la peau de la partie inférieure de l’abdomen retournée sur le
haut des cuisses est aussi un caleçon de peau ; la peau relevée de la partie
supérieure est un capot levé et, par contagion, sans même qu’il soit besoin
de le formuler, les entrailles font aisément figure d’une sorte de moteur.
« Voilà un homme ! », un vrai en somme, un, précisément, qui en a sous
le capot, pourrait-­on dire pour résumer ce qui s’apparente à une sorte
de calembour visuel produit par la s­ uperposition de l’image première et

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Cerner le réel

de l’image que le poème invite à voir en elle. Voilà un homme. Non ecce
homo, ne voilà pas un idéal, mais un singulier, non le corps une fois pour
toutes dans le dessin fixé, mais le corps comme toujours ce corps : l’épure,
via le poème, est devenu un bougé (Prigent fait déraper l’image comme
il fait déraper la langue) ; la forme l’a cédé à l’informe, entendons une
forme en procès, une forme dont le procès se joue dans le va-­et-­vient d’une
image à l’autre. Dès lors l’image dit tout autre chose que ce qu’on voulait
initialement lui faire dire. Le dessin (la matière) se venge. Variante : le
poème libère l’excès de sens qui accompagne tout dire, tout tracé. Et il
le fait en isolant les morceaux de corps où s’esquissent d’autres corps ; il
traque dans les aspérités du dessin d’autres corps possibles mais imprévus
et en sommeil, d’autres corps qu’il reconstitue par petits coups de sonde
scopique, monstration patiente de fragments d’abord isolés et qui peu
à peu s’additionnent pour faire image. Cette image tirée du dessin se
construit en effet progressivement au fil des lectures du poème : il faut
lire sans doute plusieurs fois le texte pour saisir plus globalement l’image
qu’il donne à voir, aller et venir du texte à l’image, pour voir dans le
texte, puis dans l’image, se dessiner une virilité d’abord parodique, qui
commande de se « déboutonne[r] l’abdo » pour un « strip à gogo ! », qui
affiche « sur son torse, / l’impeccable force / des trognons, horions / des
horizons ! », et qui soudain, in cauda venenum, ce que le texte met en
abyme, prend une tout autre tournure :

Sous sa peau : veine énorme !


In cauda : con en forme !

De l’écorché bouffon à l’écorché (méchamment) queer, il semble n’y


avoir qu’un pas que le texte n’hésite pas à franchir jusqu’à ces ultimes
exclamations :

– Sous la peau du tronc :


l’étron ! l’œuvide !

Exclamations ultimes que l’homme, celui de l’image, et du poème,


semblait appeler de ses vœux. Entre-­temps la parole lui a en effet été
donnée, autre technique pour raturer l’image : faire parler ces corps
que l’esthétique veut élever et, qui plus est, leur faire tenir un langage

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Refaire son œil : les écorchés

évidemment très peu châtié – ce qui n’est pas éloigné de la rubrique à
brac, autre tension.
C’est donc bien en voulant naïvement faire art, en prenant bouf-
fonnement la pose plastique, que ces planches parlent autrement que
naïvement du corps. Autrement dit, c’est en manquant fortuitement
à l’art auquel elles prétendent pourtant qu’elles ne se cantonnent pas à
l’anatomie mais disent quelque chose du corps : « Anatomie : le limité.
Corps : l’incommensurable, l’immense, le dé-­mesuré » 3. Le poème invite
à voir cela. Mais plus encore. Il invite à s’habituer à l’hallucination
simple. C’est que la leçon d’anatomie qu’il prodigue à sa singulière façon
consiste d’abord à disséquer la représentation. Et il n’est sans doute pas
de réalité plus propice que le corps pour procéder à cette dissection : en
imprimant à l’image ce bougé, en mettant ainsi la forme en procès, du
corps pourtant impossible à figurer se manifeste malgré tout, ce corps que
les mots vont chercher dans l’image pour mieux le proposer au regard.

Bouger les planches

Les poèmes dérangent ainsi la trop belle composition des planches d’écor-
chés ; ils font advenir un œil qui ironise sur les savoirs et les pouvoirs
qui produisent ces anatomies, lesquelles paraissent au premier regard,
mais à lui seulement, si maîtrisées. Face à la quatrième planche, par
exemple, le poème se plie comme se plie le corps de l’écorché montré de
face et penché en avant pour mieux laisser voir une coupe du cerveau.
Presque au centre du poème, comme au milieu du corps qui se penche,
un « mais » marque en effet fortement une rupture – passage du romain
à l’italique, changement de point de vue :

Mais là-­bas, hurlant :


 
Changez de viande !
Zyeutez l’trou d’la viande !
 
Révérence aux trous de la viande !  (EC, p. 165)

3 Christian Prigent, « La langue fit corps », Du corps virtuel… à la réalité des corps, ouvr.
cité, p. 110.

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Cerner le réel

Le déictique renvoie sans doute aux deux personnages qui se trouvent


à l’arrière-­plan de l’image en haut à gauche. Juchés sur une sorte de
balcon, ils semblent converser. L’un d’eux, le bras droit tendu, désigne
quelque chose à l’autre en direction de l’écorché. Tout laisse ainsi à
penser que les trois derniers vers du poème en italique rapportent direc-
tement les paroles que prononce le personnage au bras tendu et au doigt
pointé vers le corps exhibé. Ces paroles peuvent s’adresser aussi bien à
son compagnon qu’au lecteur du poème invité alors à imaginer le corps
tel que le personnage le voit, c’est-­à-dire de derrière : l’œil du lecteur
zyeute désormais un autre corps dans l’image ; il tente d’entrevoir ce
corps vu de dos qui dérange la monstration de la coupe du cerveau en
six aires distinctes que désigne un encadré en latin en bas à gauche de
l’image – manière de reléguer au second plan ce qui est au premier.
Ainsi, le poème détourne l’image en détournant l’œil qui la regarde de
l’anatomie qu’elle est censée en premier lieu montrer ; il fait de l’image
une scène qui invite à voir d’abord ce qui n’y est pas – le corps de dos ;
mais aussi sa bouche (« Et sa bouche rit / de n’être plus là », ibid.) ; mais
encore une posture, la révérence, qui dote ainsi ce corps inanimé d’in-
tentions, voire de psychologie 4 – le poème produit enfin une perversion
de l’image qu’un calembour annonçait dès le début : « Révérence ! /
Rêve ! / Errance ! / Raie faite rance ! » (ibid.).
C’est par un autre procédé encore que le poème entend perturber
la représentation du corps que propose la septième planche. La parole
est cette fois donnée directement à l’écorché qui, dans une longue
énumération emphatique, enchaîne les formules pour toujours mieux
se désigner. Cette sorte de litanie s’ouvre sur une première anaphore
(« Moi… / Moi… / Moi… »), laquelle souligne le lyrisme appuyé que peut
aisément suggérer la posture du corps exhibé. L’écorché, qui affecte
une élégance altière, peut-­être hautaine, semble contempler sa propre
peau arrachée et tenue haute dans sa main droite comme un Hamlet
contemplerait son crâne. Il n’en fallait guère plus au poème pour accen-
tuer la théâtralité de l’écorché, et faire de lui le siège d’une ardente et

4 Se retrouve aussi par là la thématique de la scène de théâtre où le corps de l’acteur ou


du danseur s’incline pour saluer le public.

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Refaire son œil : les écorchés

fiévreuse attention portée à soi que révèle la multiplication de formules


exclamatives et narcissiques. Certaines d’entre elles reprennent très
littéralement l’image (« L’auto-­dépecé ! » ; « L’hyperdépoilé ! »), d’autres
y renvoient par métaphores (« Le délapiné / d’son propre clapier ! » ;
« L’arraché total / à la vie d’bocal ! »), d’autres donnent particulièrement
dans la grandiloquence (« Le Grand-Masturbatueur ! »), d’autres encore,
plus abstraites, n’ignorent pas des accents métaphysiques (« Le neutre
On ! »). Mais comme le dit admirablement et à sa manière la quinzième
et dernière formule, « Celui qui pas Je ! », l’écorché a beau s’échiner à
se nommer, ces dénominations tournent toutes autour d’un vide que
signifie l’absence de sujet du seul verbe du poème : « Celui qui pas Je ! /
dis : […] ». Verbe conjugué à la première personne sans personne, si ce
n’est ces périphrases énumérées qui désormais apparaissent comme
de vaines tentatives de nommer ce sujet qui dans le poème se dérobe.
Ce narcisse vide qui exhibe son corps et sa peau exhibe finalement une
perte que signale le discours rapporté qui clôt le poème :

Celui qui pas Je !


 
dis :
 
– Trourien c’est moi :
voilà ma peau
et voilà mon couteau.
 
C’est par mon sac que jutent
les trous d’patate.
 
C’est à humer,
en vapeur,
en écheveau vapeur.
 
À toute pompe
vers le blanc d’tombe où
sont les trombes. »  (p. 174-175)

Cette ultime dénomination (« Trourien »), alliée à la multiplication


des présentatifs qui soulignent les thématiques de la fuite et de la perte,
éloigne un peu plus encore l’image de sa destination première. À l’expo-
sition d’une anatomie s’est substitué dans le regard forgé par le poème
le questionnement d’une disparition et d’une fondamentale absence.
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Cerner le réel

Une fois encore, une telle substitution semble contenue en puissance


dans le dessin : il faut le voir, puis savoir le dire, pour l’offrir et l’imposer
au regard. C’est bien toujours dans les planches que Prigent trouve les
ressources nécessaires pour les faire bouger. Les quatre poèmes associés à
la cinquième planche sont à cet égard particulièrement remarquables, qui
commencent par s’attarder longuement et en détail à la mer et aux cieux
sur le fond desquels apparaissent les écorchés pour peu à peu planter un
autre décor, et amorcer des bribes de récit et de réflexion que nourrisse
l’image (p. 166-169). Comme est non moins remarquable l’utilisation
d’une citation d’Hölderlin mise en face de la dixième planche qui d’em-
blée infléchit le regard que porte le lecteur sur elle, regard que travaille et
approfondit le poème (p. 179-182). La multiplication de ce genre d’opéra-
tions constitue patiemment la leçon d’anatomie que prodigue ici Prigent.
Anatomie d’un regard rendu lentement à sa richesse et sa complexité ;
leçon qui repose sur un postulat aussi profond que radicalement simple :
il suffit de voir. Voir que dans ces figures se déposent toujours les traces
d’autres présences qu’elles produisent bien malgré elles. Il suffit de voir,
mais pour voir il faut être capable de dire. Face à ces figures d’écorchés, le
poème ne prétend pas naïvement figurer ces traces, mais il tente d’attirer
l’œil à elles, à ces traces de traces perdues de réel 5.
Une leçon d’anatomie apparaît finalement comme la mise en œuvre
d’un cheminement que Prigent a décrit à maintes reprises. Les poèmes
sont produits par le vide qu’engendrent ici l’incapacité de l’anatomie à
se saisir du corps et la déception inévitable qu’elle entraîne à cet égard.
Face à telle planche, le poème pointe ainsi la limite de l’approche ratio-
nalisée du corps ; il montre la vanité de ses prétentions totalisantes,
mais, ce faisant, et malgré tout, offre des formes à ce vide qu’il dévoile
en re-­formant l’image à même l’image grâce à l’invention de formes
verbales qui incitent à la travailler. Une boucle est bouclée. Et l’œil est
alerté. Il sait que l’image contient toujours mal le corps, quelle que soit
la nature de celle-­ci. Nausicaa et quelques autres en font l’expérience
en feuilletant un volume d’Œuf-­glotte tiré de la bibliothèque décrite au
début d’un des derniers matins de Commencement (C, p. 345‑353). Tous

5 Voir NM, p. 71-73.

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Refaire son œil : les écorchés

regardent d’abord et surtout les photographies qui y sont reproduites :


« C’est déjà plus rigolo » (p. 349). La première est celle du Saint-Chiot,
laquelle offre d’emblée l’occasion de rappeler cette vérité : « la photo,
c’est pas pour graphiquer des choses visibles, c’est pour faire une entorse
de forces dans le nu plat des vues. Vu ? Vu ! » (p. 351). Ce que confirme
aussitôt une autre photographie, laquelle laisse longtemps l’œil perplexe,
le fait hésiter entre d’indistinctes et mouvantes formes avant qu’il ne
tombe sur un détail révélateur : « un pointillé scie en long le thorax en
deux, lequel est tellement maigre qu’à travers l’abdo on voit les ver-
tèbres ». Voilà reconnu enfin un corps. Le corps autopsié d’Holger Meins
dont la photographie rappelle le tableau de Rembrandt : « L’ensemble est
en raccourci, anamorphosé par une contre-­plongée, genre Rembrandt-
Leçon-­d’Anatomie, ça tranche, c’est concis » (p. 352). Problème. Malgré
la prise de vue et les soins prodigués à ce corps abîmé pour atténuer, si ce
n’est effacer, les traces laissées par les multiples gestes et opérations menés
sur lui, il est au moins dérangeant que ce que persiste à montrer l’image
de ce corps « ça s’appelle encore un homme ». Ce que l’œil voit met en
crise l’idée d’homme, précisément parce que cette idée peut encore être
attachée à cette image malgré tout. Cette image est un procès qui révèle
un excès, ou plus justement peut-­être révèle le procès d’un excès :

On a raccourci la momie de ce cri, c’est ce résumé raboté socialisé anthro-


pophagocyté qu’on a photographié. Mais ça suinte, l’hors-­homme, d’en
dessous, des interstices de la cicatrice, des débuts et des fins du corps
jivarisé par la grève de la faim. (p. 352-353)

Il faut regarder longtemps, « et d’un coup ! » : événement. L’œil voit


enfin ce qui ne peut se dire que sous la forme d’une exclamation : « C’est
trop fort pour l’homme ! y a pas d’image pour ça ! pas de discours pour
cette triste figure » (p. 353). L’image révèle enfin l’impossible image. Un
trou. Fiché dans l’œil et dans la langue. L’image donne à voir qu’il y a
de l’impossible à voir, comme la langue révèle un innommable. L’image
décèle ce trou dont les mots tentent de faire le tour, de dessiner le cerne :

Même pas un corps : un en-­moins-­mort dans la prison des corps. Même pas
un nom pour martyrologiser, prothéser, marmoriser les forces qui fuient
sans théorie : une sorte de voile obscène, un dévoilement sec, nu, de la

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Cerner le réel

fuite des corps sous l’image des corps. On rerentre alors dans le Cabanon
des Déconfitures où est le Musée de nos Créatures. Répétition : « Les choses
sont sans figure. Commencer c’est entrer dans la déchirure. » (p. 353)

Ce qui advient au terme de cette scène au cours de laquelle Nausicaa


et quelques autres regardent des images met à sa façon en abyme le
regard auquel Prigent ne cesse de convier son lecteur. Ce regard qui sait
voir dans la photographie de la dépouille de Holger Meins, comme il
sait le voir dans le corps de la Vierge défunte ou des écorchés, le « corps
de moins en moins anatomique » (p. 352) ; cet œil qui sait mettre en
mouvement les mouvements contenus dans ce que le dessin, la peinture
ou la photographie a figé :

des ramifications, des sanguinolements, des ruissellements réflexes, des


explosions astronomiques dans des cloisons bien peu anatomiques, des
soulèvements, des effondrements, des soubresauts inconscients soufflés
par tous les trous et qu’on peut pas photographier. (p. 352)

Regarder vraiment l’image, c’est toujours faire travailler la langue,


cerner à l’aide de mots les contours de l’impossible image qu’elle montre.
Les poèmes mis face aux écorchés n’ont d’autre but que donner à voir à un
œil qu’ils invitent à pratiquer une sorte de gai savoir visuel ; à déconstruire
ce qui est vu ; à lutter contre le trop évidemment vu par l’évidement du
vu ; à voir enfin au-­delà d’une vision qui empêche insidieusement de voir.
Impossible de ne pas évoquer ici, même rapidement, parmi les multiples
dispositifs que propose Prigent pour parvenir à cette fin, le traitement
spectaculaire qui est réservé à La Tempestà de Giorgione dans les pages de
Commencement. Le célèbre tableau du peintre vénitien y est reproduit dans
une version schématique qui invite à le découper en vingt et une parties,
chacune soigneusement numérotée (p. 128). Environ six pages suivent
cette singulière fragmentation du tableau, dans les marges desquelles le
lecteur retrouve notés les numéros qui figurent sur la reproduction qui
en est proposée. Au fur et à mesure qu’avance sa lecture son œil est ainsi
invité à se déplacer dans l’image, à la parcourir mais guidé par le travail
des mots que l’écrivain fait correspondre à chaque fragment (p. 117-124).
Ce que traque Prigent, sans surprise, c’est une fois encore les forces que
parvient à capter la peinture ; les traces laissées par le temps d’un com-

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Refaire son œil : les écorchés

mencement : « juste au moment d’après le juste-­avant après la tempête


[…] à l’orée des prononciations parmi l’orage […] avant d’incarner les
noms dans les explications des dépliements d’actions » (p. 117-119). Il
s’agit toujours d’un indéfini : « ça qui implosa puis ex-­dans le boum !
boum ! boum ! bouboumboum ! […]. Ça laisse des tracés, des salves sali-
vées, dans ce qu’on voit ibi et nunc du plancher en gazon peinturé »
(p. 119). L’image ne peut se couper de ce qui la produit. Elle reste hantée
par cette force indéfinie qui travaille ce qu’elle tente de figurer. C’est à
nouveau en partant de ces inévitables traces, de ces inévitables « salves »
où l’œil peut percevoir l’effet toujours vif de cette force, que le texte est
à son tour produit. Prenons pour seul exemple de cette relation entre le
texte et l’image le traitement que la prose de Commencement réserve à
la mère que peint Giorgione dans La Tempestà :
Premier produit scénique du plop qu’a gluti l’orage : une mère. Dans une
autre vie elle fut grand-­mère elle passa en vélo près des Salles Dollo on
voit encore sur ce tableau la position vélocipédique de ses pattes arrière
mais le vélo, zéro. C’est que la mère peut pas tout faire. Celle-­ci fut fort
occupée, à peine plue par par l’air, à pondre une chair qui lui pompe
déjà ses jus d’intérieurs. (p. 119)

Une trace perceptible dans la forme que le peintre donne à cette mère
produit ici un bref et fantasque récit. Ce traitement bouffon ne trahit
pas l’image, il la déplie, exploite librement l’une de ses potentialités. Il
libère l’œil en formulant ce qu’il voit ; il déploie la vision en révélant
l’un des corps que contient en puissance la forme du corps peint, et
malgré elle – ce qui n’est nullement un aveu de sa faiblesse, mais au
contraire la conséquence d’un excès qui montre sa force, conséquence
rendue ici d’autant plus spectaculaire qu’elle joue sur un anachronisme
flagrant. Et il n’est nullement fortuit qu’un tel dispositif, lequel invite à
la pratique libre d’un savoir visuel, sollicite un humour que l’on retrouve
partout présent dans ces pages et qui incite à un libre jeu des facultés
d’une imagination décomplexée, d’une imagination qui, en quelque
sorte, n’invente rien, mais profite plutôt d’une faculté retrouvée de voir,
c’est-­à-dire de laisser venir des procès et des mouvements qui font toute
la vivacité et l’intensité de ce que le peintre a figé sous nos yeux. Le texte
vise ainsi le réel de l’image ; il vise exactement le point d’où il vient.
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chapitre 14

Écrire : écorcher

Perrigault, deux fois écorché

En 1997, et selon ses propres aveux, l’auteur de Commencement s’accorde


un petit plaisir :

plaisir de rassembler quelques-­uns des documents (photographies, gra-


vures, cartes postales, reproductions de peintures) utilisés à des titres
divers (appeaux des anamnèses, tremplins d’imaginaire) pour la com-
position de tels passages de ce livre. (PT, p. 367)

Ces documents divers, qui constituent une partie du matériau à


partir duquel le livre est écrit, ne sont pas reproduits directement. Mais
ils donnent lieu à ce que Prigent nomme des « petits relevés » : « pour
en uniformiser le format, en styliser l’aspect et en faciliter la repro-
duction ». Voici donc, sur le modèle d’Une leçon d’anatomie, une suite
composée de vingt-­huit de ces petits relevés stylisés en face de chacun
desquels figure un poème :

Quelques « poèmes », en marge ou comme en « cartouche », tentent de


scander autrement, façon réduction lyophilisée, un peu de la matière
verbale qu’engendrèrent ces images. (ibid.)

L’ensemble a pour titre Album de Commencement. Titre qui peut-­être


invite à feuilleter d’abord le livre comme un livre d’images – Prigent
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Cerner le réel

minimise manifestement l’importance des textes qu’il ne consent à nom-


mer poèmes sans les entourer de prudents guillemets, auxquels il n’ac-
corde qu’un statut incertain (commentaires ? ornements ? légendes ?),
qu’il situe dans une « marge » où ils ne diraient jamais qu’« un peu de
la matière verbale » produite par les images. Titre qui suggère aussi
que le livre est une manière de recueil personnel grâce auquel un lec-
teur curieux pourra espérer pénétrer quelques arcanes de cette chose
littéraire qui a pour nom Commencement. À cet égard, la « réduction
lyophilisée » qui sert à désigner les « poèmes » ne serait pas seulement
une manière parmi d’autres d’en souligner la moindre importance. Car
il se pourrait bien que ces « poèmes » retrouvent leurs qualités et leurs
propriétés au contact de la matière verbale qu’ils tentent d’autrement
scander. Telle nous semble être précisément la fonction de la section
« Repères » qui clôt l’Album de Commencement. Cette ultime section
associe en effet chaque image reproduite au fragment de Commencement
auquel elle a servi d’embrayeur (« appeaux des anamnèses, tremplins
d’imaginaire »), et lui offre de surcroît un titre, ou plutôt une légende
– nom du lieu que l’image représente, le plus souvent daté ; titre du
tableau reproduit et nom de son auteur ; nom des personnes ou des
objets représentés. « Repères » n’est donc pas un simple complément.
Cette dernière section décèle la véritable dimension de l’Album, lequel
invite à une lecture singulière de Commencement à partir du dévoilement
de certaines sources. De l’image source à la matière verbale produite en
passant par la lyophilisation poétique de cette matière, le lecteur se voit
ainsi proposer une nouvelle manière d’aller et venir du texte à l’image,
et de l’image au texte. Pour certaines de ces images, il dispose même
de possibilités de confrontation supplémentaires, à commencer par les
cinq planches d’écorchés qui sont reproduites dans l’Album et qui ne
renvoient pas seulement à tel fragment de Commencement mais aussi, et
sans exception, à Une leçon d’anatomie. Pour chacune de ces planches, le
lecteur dispose ainsi de deux images et de trois textes – deux poèmes et
un fragment de prose produits par l’image –, soit plusieurs possibilités
de faire travailler ensemble les choses et les mots, l’œil et la langue.
Prenons pour exemple la quatrième et la sixième image de l’Album.
Dans la section « Repères », ces images, nommées « Écorché de Perri-
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Écrire : écorcher

gault » et « Autre écorché de Perrigault », sont toutes deux associées à la


page 49 de Commencement. Elles reproduisent respectivement la planche
tirée de l’Anatomia del corpo humano de Joseph Valverde et la planche des
Tabulae anatomicae de Cassérius qui se trouvent toutes deux dans Une
leçon d’anatomie. Ledit Perrigault apparaît ainsi lié à ces deux écorchés.
C’est donc par lui qu’il nous faut commencer. Qui est Perrigault ?

Suivre la ligne-Perrigault (dans la poussière)

Partons du « premier matin » (C, p. 11) sur lequel s’ouvre Commence-


ment ; revenons à ce matin où insiste la question obsédante : « par où
commencer ? ». Question plusieurs fois répétée pour sortir de la nuit ;
manière d’exercice « pour commencer, naître et dire : merci, je vis, j’écris,
congé à la folie ! » 1. Par où commencer ? Quoi suivre pour s’arracher à la
torpeur du petit matin ? À quoi s’accrocher pour sortir de la tétanie de
la nuit ? Commencer : suivre une sensation, trouver du corps, reprendre
souffle et corps, articuler des mots : « moi je sortis de ma peau d’ours une
langue elle fit sa petite affaire dès la première tartine dans l’atmosphère,
déliée par le café elle sut dire bonjour mes beautés tout a recommencé »
(p. 12-13). Odeur (la tartine), éveil du corps au contact d’un autre (le
café), alors la langue se délie, mouvement en direction d’une altérité
pour revenir enfin, renaître chaque matin : « bonjour mes beautés ».
Mais l’effort pour « redémarrer », « se décrasse[r] », est difficile. Il faut
s’acharner à sortir ses « viandes hors des peaux de nuit » :

On se décrasse pas en si illico. Tout ça, on, c’est pas si fissa hissé du massé
poussier oursifié en nuit de volupté d’avant la pensée quand elle trempe
ses paillettes lyophilisées dans l’eau amnios du nescafé. Si vous sentez
pas cette difficulté, pas la peine de causer. (p. 12)

Commencer : s’arracher d’un « avant ». Et plus précisément encore :


« sortir soi dépecé tout plissé de l’avant de l’avant de tout, on peut appe-
ler ça penser, c’est surtout mastiquer, s’astiquer les tuyaux, redémarrer
à fond les zéros pour les moindres mots ». Re-­déplier ses plis, sortir

1 Fin de la quatrième de couverture de Commencement.

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Cerner le réel

« de l’avant de l’avant de tout », passer par le corps pour retrouver la


possibilité d’articuler « les moindres mots ». L’enjeu n’est pas moindre,
bien au contraire : « C’est ça ou pas s’extraire. Végéter amibe, à peine
amidon. En floculation, coagulation de nébulisé d’inimaginié ». C’est ça
ou demeurer pas scié de l’indifférencié : « Suant, pas pensant. Faisant des
odeurs, secrétant lentement dans la paresse du temps ». Pas scié : « Pur
étant sans mouvement. Étalé dans la confusion de nulle action. Fondu
dans des fusions. Sans bords, coulé en gaz, dans des poches de bidoche
moche ». Impossible de sentir un dehors tant qu’on s’englue dedans,
et qu’on se laisse « grouiller sans responsabilité les saloperies du dedans
pourrissant ». Nul dehors avec ce dedans. Mais le narrateur a sa bouée,
ces trois mots auxquels s’accrocher : « bonjour mes beautés ». Ces trois
mots qu’il est allé chercher dans l’odeur de la « première tartine » et le
contact chaud du café dans ses boyaux. Ces trois mots, c’est sa relance,
il les redit, il avance, sort de sa nuit, commence à penser. Il cherche
un élan, provoque un mouvement, le salut à ses beautés l’entraîne,
ce pour quoi ce salut fonctionne dans le texte comme un embrayeur à
plusieurs reprises sollicité. Ainsi, lentement le « dedans » s’anime, des
mouvements s’y esquissent : parcours, traversées, plongées. Premières
sensations ; premières impressions du dedans :
Je sens ça comme l’hyménée encore un peu inanimée des acides ami-
nés. C’est ranimé pas vite par des syllabes je roule mon pneu dans l’air
huileux c’est le matin en masse mastiquée j’ai mon dedans souqué par
l’occupation de désuer la nuit je descends avant toute action et toute
inertie je m’identifie à l’actinie sommaire au polype élémentaire à l’ortie
tentaculaire je me dis réagis ! rayonne ! (p. 13)

La chair fait le verbe qui fait la chair. Le verbe lentement déplie la


chair. Le verbe étend l’espace du dedans pour chercher le dehors, sortir
de la nuit et s’arracher à l’indifférencié. C’est bien cela que dit cette
plongée en dedans décrite malicieusement en termes très scientifiques
et savants avant de s’achever sur deux injonctions à passer à l’action.
Résumons. Il a fallu d’abord des sensations (tartines et café), du corps
pour articuler des mots (salut aux beautés), lesquels, du moins dans ce
cas précis, ne cherchaient pas particulièrement à dire la sensation. La
langue ranime le corps, le verbe réveille la chair, le dedans va trouver du
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Écrire : écorcher

dehors. Double mouvement du physique au psychique ; du psychique


au physique :
j’enflamme ce monde que je suis peu à peu essuyé dégobillé des viandes
n’est pas composé de personnages mais de systèmes de forces, de tensions
plus ou moins élevées, j’entre à peine ponctué dans la vie des phrases
encore très matière protéine caséine je campe au fond de ma radicale
amine j’empile mes molécules maousses mes petites mousses nucléotides
pur jus fétide je mûris mon phosphore comme une allumette mon albu-
mine comme un blanc d’œuf mon gaz hydrogène comme un réverbère
je produis mes alcaloïdes tout ça fait un tas tartouillé du dedans ce tas
c’est moi je n’en reviens pas bonjour Nausicaa qui voit s’amonceler,
s’articuler puis marmonner ce tas. (ibid.)

Systèmes de forces, tensions, variations d’intensités et de vitesses :


telle est la vie qui s’amine au-­dedans ; le dedans qui peu à peu se ras-
semble jusqu’à rencontrer un dehors. C’est une poussée lente et scan-
dée (j’entre, je campe, j’empile, je mûris, je produis) qui s’amplifie,
travaille et transforme en profondeur le dedans : « tout ça fait un tas
tartouillé du dedans ». Jusqu’au premier et fondamental événement :
« ce tas c’est moi je n’en reviens pas ». Naissance improbable du moi.
Penser. Moi : dedans ramassé ; accumulation de strates, de multitudes
groupées, agitées, remuées, brassées, mêlées. Ce « tas » advient : d’un seul
et même mouvement il nomme autant qu’il est nommé, c’est tout un.
Et quand ce dedans « qui n’est pas composé de personnages », mais s’af-
firme comme un lieu d’avènements et d’événements, atteint le dehors,
ce sont immédiatement, et très logiquement, d’autres événements qui
ont lieu. Le dehors arrive au-­dedans, et ce qui arrive en premier a pour
nom : Nausicaa. Premier nom pour la sortie de la nuit : « Nausicaa qui
c’est ça ? – Plus tard ! plus tard ! – Viens ça dit ce ça on va sortir dans la
nature rafraîchir nos pelures. Mon tas elle le prend sous son joli bras bon
débarras. On descend du quinzième on va dans la vie ». Alors le monde se
différencie à mesure que la parole vient au moi : chant d’abord, voix peu
à peu articulée, conjugaison (apparition du temps, de l’espace découpé),
nomination. Voilà les sensations du monde pleinement retrouvées : la
rosée, le pré, la terre, l’humidité (p. 14). Différenciation, sensations :
« bonjour mes beautés tout a recommencé » (ibid.).

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Cerner le réel

Dans Commencement tout (ou presque) arrive. Et les événements les


plus marquants sont significativement introduits la plupart du temps
par des présentatifs qui impliquent directement la vision : « Voici moi »,
« Voici Nausicaa », « Voilà ce que je fais » (ibid.) ; mais aussi, et un peu
plus loin, « Voici les décors » (p. 13). Ou, plus explicite encore : « Voici les
événements » (p. 15). Le premier événement se nomme justement « Per-
rigault » : « Perrigault l’efflanqué rapplique avec sa bande. Lui ou juste sa
tête. Le reste il faudra l’inventer. Sa tête arrive avec sa peau malade et ses
trous d’yeux » (p. 14). À peine aperçu, Perrigault évoque déjà l’écorché
– surtout celui de Valverde qui regarde sa peau pendante et trouée. Fin
de l’idylle avec Nausicaa : « On a l’air malin tous les deux, à poil du cul,
les fesses pleines de terre et l’air dans la lune ». Elle « rabat rapide son
vichy » ; il faut « remonter son pantalon c’est pas si facile ». « C’est ça
qui fait rigoler l’autre con », Perrigault. Perrigault, c’est une action :
Action du corps de Perrigault qu’a pondu sa tête. Sa bouche rigole et me
crache par terre. C’est pas la même terre. Celle-­ci me scratche les coudes.
J’ai mal dans la réalité. Je chante plus du tout. Les bouts en os que pondit
la bouche noire entrée dans ma réalité sont durs. La peau malade est
froide, une sueur l’oint d’un glacis, je prends son caillou de crâne dans
la pommette c’est pété net j’aurais mieux fait de pas descendre de mon
ciel de lit dans un matin fripé pour essayer de m’enfiler dans des conju-
gaisons. Perrigault, il s’en fout. C’est pas du genre narration ou fiction
fiction ou narration. Il est illico, in vivo. Dans l’action. Vive les gnons.
Pour un peu j’en pisserais dans mon pantalon. Tiens merdeux. Pan. Le
ciel c’est ses cheveux qui l’ont effacé. Ils sont sans couleur, fades, ô, mort
des roses et des bleus dans la douleur pâle et la honte ! (p. 15)

Et Perrigault disparaît aussitôt… mais réapparaît bientôt. Battement


de l’événement-Perrigault. Après l’action, après « les gnons » et le coup de
tête dur que prédisait son nom, comme il est venu, Perrigault disparaît,
puis revient. Nouveau lieu :

Perrigault et le gros Broudic, sa brosse blondasse et ses joues malades


d’un beurre mou qui graisse sa peau marouflée sur ce fond sans os,
sont dans cette mousse, je vois se faire leurs couleurs dans ce qui reste
de ma douleur. […] Dans ce paysage je sais avoir été. Ma peau à moi fut
dans cette durée, elle est restée collée sur ces prés figés dans une rosée
et cela je veux le déplier dans le couperosé de la peau du tas de moi que

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Écrire : écorcher

maintenant touche Nausicaa. Pétrir, rigole, sont les mots que Perrigault
me donna pour ça. (p. 16)

Dedans fait dehors. La carnation de Perrigault vient de dedans, n’est


jamais que ce qu’il y a dedans : la douleur fait voir ses couleurs, colore
la peau de l’événement. Mais Perrigault est une équation aussi : pétrir
+ rigole. Action jusque dans son nom. Formule d’une possible explication
(« déplier ») ; clé d’une énigme passée dont le dehors garde l’empreinte.
Il faut suivre Perrigault, qui disparaît à nouveau, jusqu’au lendemain :

Le lendemain, même jeu, répétition. Perrigault l’efflanqué rapplique avec


sa bande parmi quelques pétasses qui pétaradent sur un sentier orné de
limaces. Il me dit t’es pas cap de me, t’es pas cap de queue. Je ne. (p. 17)

Perrigault « rapplique », se limite à quelques bribes de phrases : cette


fois, ça ne prend pas vraiment. Nulle étreinte, peu d’action. Au revoir
Perrigault. Ainsi va et vient l’événement-Perrigault dans l’immense
corps de langue que déploie Commencement, mais ni plus ni moins que
ceux qui ont pour nom Nausicaa, Judith, Broudic, ou encore Dédé Hervé.
Mais déjà face au livre, à ce monde de langue tout en forces et ten-
sions où il n’est jamais vraiment en mesure d’anticiper vraiment ce
qui va se produire, où le moindre accident local peut donner lieu à
l’événement le plus décisif, où il ne peut enfin entrer qu’en acceptant
de se laisser porter par un mouvement indécis qui semble se chercher
sans cesse, le lecteur comprend très vite, dès le premier chapitre, qu’il
est invité à vivre une expérience singulière, qui implique de bien vou-
loir acquiescer à l’imprévisibilité des forces en présence, d’accepter
ces moments d’indécision critique où le moindre petit accident peut
produire la convergence particulière des singularités qui président à la
genèse des événements : là des têtes d’hommes ou de chameaux, là l’éclat
des armes polies, là des clameurs et des cris 2, là Perrigault. Le vent, la
poussière, quelques chameaux aussi, tout cela ne se retrouve peut-­être
pas complètement par hasard dans les ultimes pages de « Dernières
photographies » (p. ­358-360), lesquelles peuvent apparaître comme

2 Nous faisons référence à nouveau à l’extrait de La Révolte des Tartares de Thomas de


Quincey que nous évoquions dans la section « Voir, rien » du chapitre précédent.

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Cerner le réel

la mise en abyme d’un livre dont elles font défiler à toute allure les
événements et les figures :

Photo de falaise avec dune derrière, je prends dans mes bras ce panorama,
je broute les crêtes d’oyats, je lèche l’écume des vagues, c’est bon, dispari-
tion. Poussière. Soleil. Photo de maman, blanche, bleue et blonde, l’air
clair et sévère, l’œil vindicateur pour ma vocation. Dissolution. Soleil.
Poussière. Cartravers, dans des tons de lande amère et le trou du lac où
y a pas d’oiseaux. Poussière. Caen, vue sur les aciéries. Soleil. Poussière.
Adam et Ef en pulvérisé dans la tempesta. Poussière. Soleil. Judith se
brosse les dents sur un plancher d’action. Poussière. Une bouche, avec
trace de merde de crabe dans les encoignures. Poussière. Le singe et le
sphynge en voyage de noce. Poussière. (p. 358)

Comme dans le nuage de poussière de Quincey, le texte ménage une


succession d’ouvertures que scande la répétition du mot « Poussière » – le
mot sera repris pas moins de cinquante-­trois fois en l’espace d’à peine
deux pages avant d’être répété quarante-­sept fois à la suite à la toute fin
du chapitre 3. Entre ces répétitions, entourés par elles qui font autant
de fenêtres qui s’ouvrent et se ferment au fil de la lecture, ou de voiles
levés momentanément, apparaissent des événements, des actualisations
très diverses qui s’additionnent et se chassent l’une l’autre tout à la fois.
Accélération du mouvement même qui anime Commencement ; concen-
tration soudaine du principe même à partir duquel il se déploie. Il faut
alors rappeler la citation de Rimbaud que Prigent prend soin de mettre
en exergue de son livre. Elle prend ici tout son sens : « Les calculs de côté,
l’inévitable descente du ciel, et la visite des souvenirs et la séance des
rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l’esprit ». Ainsi,
dans le premier chapitre, au gré des accidents qui produisent des lieux
et des scènes, Perrigault poursuit son chemin, diastole et systole, il vient,
part et revient. Après la bagarre et « les gnons » (p. 15), Perrigault fait son
retour à l’occasion d’une marche que le narrateur décrit ainsi, il s’agit
encore d’une sortie : « Moi, tas, je vas dans le gras, luzernes et purins,
parmi les jeunes gredins, […] je chante avec eux un refrain cochon,

3 Les quarante-­sept occurrences de « Poussière » seront enfin ponctuées par celle du


« Soleil », trou ultime de lumière dont la lumière semble ultimement tout embraser,
ou peut-­être doucement baigner, suspendre…

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Écrire : écorcher

nos énergies fleurissent dans le bleuet qu’on s’a mis au bout du zizi »
(p. 18). Dans le pré, il y a des filles, les « gredins » vont en chantant :
« Les tas qu’on était ont mis leurs peaux d’enfants » (p. 19). Parmi eux :
« Perrigault ondule impec du dos ». Avec les autres, il donne de la voix
devant les filles ravies :
Un, deux, trois, on donne le la. La la la la. Les voix issues de nos res-
pectifs tas donnent à ces tas des formes de moi. Bravo les gars. La vie
des organes structure nos amas. À Perrigault, Dédé Hervé, Broudic et
moi. Et cetera. […] Voilà les noms des moi produits par les voix, le tout
scandé du balancier des fleurs en émoi au bout des quéquettes extraites
des salopettes. (p. 19)

Reprise. Il y a les amas et les tas / moi. Des amas aux tas, il faut arti-
culer (des voix), connecter « des tas pas encore moi et des amas qu’il y a
là. – Où ça ? – Là, dans l’entassé, sédimenté insensé réalité » (p. 20). Mais
précision cette fois : faut « s’exercer côté articulé, se dégratter question
gosier ». Sous peine de « répéter ce que tous ont gargarisé, c’est complé-
tement usé comme articulé, on est tassé dans l’amassé depuis toujours
cadenassé : assez ! ». Ce qui peut se dire aussi autrement. Allégorie : c’est
un jeu. Nouvelle scène : les tas tapent « sur l’entassé des prés ». Gagne
qui « le premier qu’a le lombric sous sa plante ». Alors : « Il, de tas, passe
moi, et dit Je ». Avec un peu plus d’exégèse, ça se dit ainsi et c’est adressé
à Nausicaa : « Oui, je dis, car ainsi, moi (jadis tas), qui écrit (ici), tu me
suis, je ne suis, issu du tas que je fus parmi les amas, qu’à hâter l’hissé
du tu au trou, c’est ma bouche, là se fait le frais des langues ». Perrigault
joue : « Pan ! Pied d’Perrigault sur la masse de terreau ! Pan ! » (p. 21).
Mais il semble à la peine : « Perrigault pâtine dans sa propre rigole ! »
Pour finir : « Perrigault brunit en tronche jivaro ! » (p. 22). Mais qu’à
cela ne tienne, voilà une autre scène. « Perrigault a mis sa tête en peau
d’lapin ! », il est à la manœuvre. Élan, action : « Perrigault, bien haut :
“Copains, coupons l’potin !” » Commence une partie de foot. Perrigault,
toujours en verve : « (coup de chapeau, rond du biscotto) : “Copain,
poussons l’autre potin !” ». Plus loin : « solo de Perrigault. Il tire son
péno » (p. 24). On enchaîne, autre scène, cette fois c’est vu de haut.
Figement : « Voici Perrigault, Broudic et Dédé les autres gars, dans une
sorte de figement des tas, jetés dans la matière […] » (p. 25). En manque
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Cerner le réel

d’action pour le coup, Perrigault, contraire soudain du peu d’espoir que


le narrateur consent à céder à Judith :

Il n’y a pas de mots, pas de dessin non plus, pour donner sens et forme
à la bidoche qui souffre. Les choses sont sans figure. Commencer c’est
entrer dans la déchirure. Nous, on n’est qu’une accélération, en avant, en
arrière et dans tous les sens, de sortes de particules élémentaires. L’essaim
que ça fait, quand ça peut, bulle un peu, c’est tout. (p. 27)

Mais bientôt Perrigault bullera à nouveau. Il multipliera les allées,


mais surtout les venues : « C’est là et pas là qu’arrive Perigault, sur ce pré
d’nos vies pas encore fixée » (p. 30) ; il parlera beaucoup aussi (p. 32) ; il
brandira un écriteau : « À Perrigault d’épanouir son panneau » (ibid.) ;
sur une scène, il entrera « vêtu en jet d’eau » (p. 34) ; une dernière fois, à
la fin du premier chapitre, ces mots : « voici Perrigault » (p. 35), force qui
vient, « essaim que ça fait » du dedans au dehors et dont l’écriture note
patiemment les soubresauts et les variations. Relevé précis et enregistre-
ment minutieux de la petite sismographie de l’événement-Perrigault.

Au cabanon, Perrigault

Autre matin. « Deuxième matin ». Commencer n’est jamais simple. Mais


il ne faut pas lâcher Perrigault, le suivre jusqu’à ce qu’il rencontre ses
écorchés, faire le chemin jusqu’à son cabanon. Ce matin-­là, commencer,
sortir, « juste pour arriver à émettre un son » (p. 39), ça passe par « les
lieux d’absence », WC, peu d’aisance, faut encore et encore forcer, ça
viendra en latin, et chanté. Judith, qui a assisté à ça, n’a plus là sa place.
Autre moi, autre dehors, autres événements :

Ce chant bien fouetté évacue Judith et là où elle est et l’état de moi


où j’étais avec. Voici un dehors où Nausicaa et le cœur des gars sont à
nouveau là, j’ai juste gardé au bout de mes doigts l’odeur du caca de
ce matin-­là et le gaz des mots qui remonta de mes replis intestinaux
continue en douce son oratorio. (p. 40)

À chaque sensation, ses mots, ses dehors, son moi – plus loin on
retrouvera « Nausicaa dans l’odeur caca » (p. 45-46), association parmi
de multiples autres. Perrigault n’est pas loin, à nouveau dans les parages,
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Écrire : écorcher

parmi les « gars ». Mais décidément, ce matin-­là, rien n’est simple : « à
peine dehors s’est-­il allumé qu’à cause de ces gaz, de ces résidus, ça masse
dedans, ça refait des dents ». « Action » ; « Personnages » ; « Décor » ;
« Scène » ; installation du nouveau théâtre des opérations jusqu’à l’évi-
dente constatation :

Émoi du moi pas encore bien moi, il a encore un appétit du ramassis


des avanies de nuit, il mâchouille cet air en poil de nimbus englué déjà
d’un pipi solaire, c’est pour démastiquer ça qu’il se brosse les dents, il
voudrait juste ruminer en noir et blanc ses tourments du dedans. (p. 40)

Trop en dedans encore ; pas assez scié pour être un moi. Mais les
« oiseaux » (p. 41), les « éboulis », les « gargouillis », les « trucs roses en
forme de choses », un peu de « bleu », voilà les sensations. Ça fera bien-
tôt des « bouillonnements », des « éblouissements ». À peine donc un
« petit cordon de réalité » : mais ce « liseré d’excitation », ces sensations
fugaces suffisent à rendre assez pressant le dehors, ça « touche par les
doigts de la tête ». Le corps et la langue se mêlent, peu à peu et malgré
tout s’éveillent : « Bonjour. On a commencé. Ça produit des périmètres,
des panoramas, d’imbéciles éclats, on se dit c’est moi, là. La, la, la, la »
(ibid.). Sensation, corps, puis voix, à nouveau le même schéma : « On
se descend dans le dedans un noir de caoua, c’est à partir de ça qu’on
déglutit le ramassis, qu’on dit un son : oui ». Limite où le dehors ren-
contre le dedans, éveil : « Soleil déplie la peau d’œil ». Et puis : « Du fait
de ce oui, je fais mon come-­back parmi les présences », ça re-­commence.
Tout cela sera expliqué longuement à Judith (p. 41-42). Petite pause
didactique assis dans la fraîche luzerne ; dissertation sérieuse sur « les
arrières-­scènes, l’derrière de la vie, l’un peu avant l’oui », autrement
dit : « ce qu’a passé sans pouvoir passer dans les intestins d’la boîte à
instincts qu’on a toi et moi entre nos deux ouïes ». Explication, récit,
tout cela est très précis, rigoureusement construit :

D’abord j’ai reniflé la gadoue des mares, les orteils gainés d’une boue de
têtards. Puis très peu après le con des fillettes à l’odeur de cidre. Alors
j’ai nagé dans divers étangs toujours pétroleux. Et dans ce qui ainsi
m’afflua au nez, le fouillis occipital fit son sfumato, m’colla son mastic
aux pariétaux. Je fus dedans moi comme dans la caverne où, la bouche

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Cerner le réel

gonflée par la poudre d’ocre, des encore très accroupis posaient leurs
phalanges sur l’amour des murs pour juste nous dire : on a été. (p. 42)

« D’abord » la sensation : l’odeur des mares, le toucher de la boue.


Dehors. « Puis » la sensation du dehors est transformée par le dedans :
l’odeur des mares devient l’odeur des filles et du cidre. Dehors éveille
dedans ; ce qu’il y a dehors est ce qu’il y a dedans. « Alors » : nage, voyage
dans l’espace du dedans qui s’ouvre, s’étend et se déplie. Sensations,
cerveaux, effets vaporeux, contours imprécis, le dedans peu à peu se
révèle comme une très ancienne caverne où des traces et des empreintes
attestent leur présence : « on a été ». Pour aller vers cette présence au-­
dedans du dedans qui vient de dehors, pour « voyager vers ça », il faut
trouver sa langue : « démélasser l’méli des mélos ». Judith est toujours
assise dans la fraîcheur de la luzerne ; elle écoute la leçon jusqu’à cette
synthèse finale en forme de mot d’ordre qui revient d’abord sur le sens
de ce jeu où il faut taper la terre pour faire venir des vers à soi :

boucan d’sabots sur le mou des mots ! C’est ça qu’on mimait en tapant du
pied sur le dos du gau pour se sortir soi du trou de son œuf par des vocalises
en casqué barbare. Chiez vous, œuvides, dans d’autres présences, d’autres
lieux d’aisance ! secrétez des absences où être tranquille à rien prononcer
pour la société, à juste se dire qu’on a bien été en réalité ! (p. 42)

Se sortir, se chier, secréter : faire venir, faire être. Chercher, et trouver,


sa singularité dans et par les mots pour soi : « juste se dire » ; avoir sa
langue pour dire le dehors avec son dedans, son dedans avec le dehors.
Dire juste = juste se dire. Mais c’est toujours le même drame qui se joue.
Alors, un peu plus loin, à nouveau, repli : « je me remboule ma difficulté »
(p. 47). La cause ? Sans surprise : « ça s’obstine, ces bouchons d’inélo-
cution, aux ouïes de ma viande ». Conséquence inévitable : « j’arrive
pas à mettre un pied dans le monde » 4. Logique implacable : « dedans,

4 Difficulté qu’il faut mettre en relation avec l’image (terrible) de la mère telle qu’elle
est construite en rêve par le narrateur : « Mon âme empigeonnée songea et vola vers
son firmament je lui dis bonjour maman c’est où la sortie. Mais de sortie point. Elle
étalait sur tout son manteau de nuit en aile membraneuse : pas moyen d’aller sur la
place creuse toucher les présences en plus clair séjour. Mère hyménoptère, immense
chauve-­souris, elle fermait la vie pour l’avoir donnée, son corps cousait les trous de
dehors. Assise, axe pourpre en momie de sang, sa chambre à air de peau caoutchoutait

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Écrire : écorcher

forcément, ça cocotte, mon pourri de sang, qui circule que peu ». Pour-
riture, immobilité, ça sent pas bon : tel est le dedans sans articulation
– quand aucune langue ne s’articule ; quand aucune langue n’articule
au-­dehors le dedans. Suffit de jeter un œil. Si « je mate dedans », je vois
avec des mots très savants : « fornix, psalloïdes, corpus comeratum », etc.
Je vois anatomiquement, et donc rien (ou si peu) de mon dedans. Seule
issue : trouver une faille, une fissure, un interstice, même infime. Ici,
c’est grâce à une très petite cavité ni dedans ni dehors, à un redondant
« trou de pore » que la vision change : « ce que je vis en anatomie voici
que ça vire au panorama ». Le dehors dès lors est transporté au-­dedans.
Multiplication des métaphores : « Futaies des réseaux, taillis des nervures
qu’ont été des nerfs, viscères en rhizomes », etc. Constat et conclusion :
« Salut, géographie du dedans des anatomies ! Dehors, c’est comme
dedans ! » (p. 47-48). Relance du mouvement : le dedans se transporte
au-­dehors : dehors est vu comme un immense corps (p. 48) ; dedans
comme un immense paysage. Saisie de l’un par l’autre : circulation des
métaphores, double sens des transports. Intensité inégalée de la vision :

Car ce monde-­là on ne le voit que quand on le touche en dedans de la


bouche ou quand on pèse avec les poings sur les yeux, très fort, pour plus
rien voir dehors, pour tout rentrer à mort dans le dedans du corps. (p. 48)

Jamais on ne verra si bien le dehors qu’en accomplissant ce mouve-


ment vers le dedans. Poings serrés sur les yeux, le corps se ré-­agence :
voir c’est « touche[r] en dedans de la bouche ». Il ne s’agit pas alors
d’un hypothétique repli sur un hypothétique intérieur mais bien d’une
saisie du dehors par le dedans et d’une venue à l’être du dedans par le
dehors. On s’entre dedans en laissant venir dehors. C’est par dehors
qu’on déploie dedans jusqu’à voir enfin un peu de son dehors. Ces bat-
tements de l’un à l’autre correspondent exactement à ce mouvement
qui se joue entre langage et sensation en direction de toujours plus de

des cavernes rouges » (C, p. 187). Un peu plus loin, et sans surprise : « Elle m’intimait
par ce silence transverbérant viens avec ta maman dans son océan sans démangeaisons
laisse là la vie des exactions et des passations parmi les passions. Je fus renconné en vie
intérieure, je sus que respirer les extérieurs exténuerait ma vie. Car elle avait vendu
mon âme à la vie des viandes, elle m’avait sommé d’être en Réalité, mais la Réalité,
mon Bébé, pas dire à moi quoi ça êtrer ».

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Cerner le réel

justesse. Ce qui peut aussi se dire ainsi : « On s’entre dedans par des
écorchures ». Entrer = ouvrir. Entrer : écorcher, griffer, égratigner, érafler,
blesser, taillader, entailler, arracher. Quoi ? Sa peau. Ce lieu de ni dedans
ni dehors, dedans et dehors, où dedans et dehors communiquent – à
tous les sens du terme. Autant d’intensités et de variations autour d’un
même geste et d’un seul enjeu : faire venir (un peu de) soi. C’est-­à-dire
un dedans enté sur le dehors, hanté par lui, mais le hantant tout autant :

On r’habite son trou : celui qui dit Je quoique il soit en rien qui parle
aussi bien. L’trou qui parasite les panoramas avec ses vapeurs de bombe à
neutre on. Le trou qui dit que on car il sait pas bien distinguer son nom
dans l’hâchis-­pâté du carapaté où sont appendus à des crocs d’boucher
les diverses peaux qui l’ont habillé. (ibid.)

Dehors cerne le trou du dedans ; dedans troue dehors (parasitage,


trouble de la vision enfin libérée). Voilà qu’est occupé à nouveau un lieu
où dire « je ». Mais ce lieu est un non-­lieu (un trou) et celui qui l’occupe
demeure indéfini (on), il faut bien le reconnaître : ce n’est jamais que
« on » qui dit « je ». L’indéfini et le possessif servent à dire la réalité de
cette subjectivité qui se re-­trouve. Le « je » c’est du « on » qui se trouve
dans un trou qu’il sent sien : « on » troue « je » ; « on » trouve un peu de
« je » qui ne dit guère plus que « on ». C’est fragile. Le « je » n’est rien qui
nomme une réalité close, assurée, stabilisée ; le trouble est son premier
attribut (parasites, vapeurs). Il est le mouvement même du commen-
cement continué dans et par l’exigence de dire juste, d’articuler de la
sensation, du corps, des mots : le dedans et le dehors. Ce pour quoi, clin
d’œil possible à Descartes, ce « je » est fondamentalement un « je » qui
doute : il distingue mal « son nom » parmi les peaux écorchées « qui l’ont
habillé », parmi les lambeaux de sensations en langage articulé qu’il est
parvenu à arracher à l’indifférencié. Rien qui porte sûrement son nom.
Voilà pour les réflexions qui précèdent la visite du premier cabanon.
Puis invitation : « Viens Nausicaa, vaquer avec on, après ces peintures du
site endémique, au fond du jardin où sont disposés plusieurs cabanons ».
Retour enfin de Perrigault, exhibition façon un peu peep-­show. La porte
du cabanon est poussée : description, puis explication en forme de petit
récit. 1. Description. Voilà Perrigault figuré à partir de l’écorché de Val-

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Écrire : écorcher

verde. D’un côté : « La peau de Perrigault pend au porte-­manteau ». De


l’autre : « le tas qu’il y avait dans le sac fait pour faire de ce tas un gars
pourri dans un coin pas loin ». Entre les deux : le couteau (rouille, pous-
sière) – avatar de celui sans lame de Lichtenberg et auquel ne manque
que le manche : « Cet outil a perdu sa lame qu’a rongé une rouille totale.
Son manche est en poussière. Illusion ! Illusion ! » La scène est com-
plexe : entre le tas et la peau, la présence discrète du paradoxal couteau
fait office de l’un « de ces noms qui tentent de nommer le sans-­nom »
(CQFT, p. 15). Quoi qu’il en soit, Perrigault n’est pas en forme : il pour-
rit, c’est un bouilli pas ragoutant, il dégouline, s’affaisse, c’est un amas,
un monceau de choses informes négligées et laissées là. 2. Explication :
comment en est-­on arrivé là ? Entrée en scène de l’écorché de Cassérius :

Sans doute Perrigault voulut-­il lever la peau de son ventre qu’un amai-
grissement d’avant agonie avait dû faire pendre comme un tablier, car
des grelots d’os, ou métacarpiens, agrippent un lambeau qu’ils tirent
vers le haut et dessous c’est pas très beau. (C, p. 49)

Voilà pour le récit d’une hypothèse qui articule les images des deux
écorchés jusqu’à les confondre : l’écorché de Valverde ne serait que le
résultat achevé du geste entamé par celui de Cassérius. Dès lors, Perri-
gault, dans son cabanon, sa peau d’un côté, le tas de l’autre et le trou
au milieu, figure à son tour l’ultime étape de cette ultime écorchure
(preuves à l’appui : les bouts d’os dans la peau). Les mots de Commence-
ment prolongent l’image de Valverde qui prolonge celle de Cassérius ; ils
imaginent l’après de cette image : l’écorché-Perrigault finit par pendre
sa peau à un « porte-­manteau », lassé sans doute de la porter pour la
contempler ; il délaisse son couteau et, viande déjà avariée, va pourrir
dans « un coin pas loin », tas informe qui ne donnera plus forme à rien.
La scène est figée, marquée par la perte, la disparition lente, l’oubli et
l’altération. C’est un arrêt sur image. Arrêt sur l’image d’un arrêt ; arrêt
sur l’image d’un qui a fini de commencer. Nature morte d’un qui s’est
écorché. Image qui analyse l’écorchure : tas, peau, trou. Analyse qui est
donnée à méditer. Mais c’est un mot aussi qui ainsi cherche sa figure.
Un mot qui n’est plus seulement donné à entendre, mais d’une certaine
façon aussi à voir. Ce mot, c’est « écrire ».

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Cerner le réel

« Écrire » est en effet au cœur d’un réseau qui s’invente et se tisse


au fil des relations que Prigent instaure patiemment entre les poèmes,
les proses et les images ; au fil de ces relations qu’il reprend et travaille
d’une œuvre à l’autre et que ses lecteurs sont invités à parcourir. C’est
très exactement ce que révèle l’équivalence que pose très clairement le
poème qui fait face à la reproduction de la planche de Valverde dans
l’Album de Commencement :

écrire : écorcher
le signe au corps chié
 
à côté : le couteau
 
les morts pendus bandés
sur les mortes eaux
 
le son des os dans un seau
 
changez de peau !
changez de peau ! (PT, p. 375)

Une équivalence est donc posée. Suit une allusion rapide faite à
l’image (le couteau). Le motif de la pendaison est repris et retravaillé
(image morbide, disparition de la chair jusqu’à l’os). Ultime injonction
enfin, deux fois répétée, qui semble dire une urgence et formuler un
sursaut (« changez de peau ! »). Alors une nouvelle lecture de la scène du
cabanon est possible ; une nouvelle lecture des deux premiers chapitres
de Commencement est possible aussi à partir du prisme de l’écriture, et à
travers lui : écrire c’est commencer, toujours recommencer, c’est porter
plus loin cet effort répété que les premières pages du livre tentent de
restituer. Peu à peu le lecteur découvre le réseau des relations construit
par l’écrivain. Une scène lui est donnée à voir, et méditer.
Au fil de ses pages, Commencement ne cesse ainsi d’explorer la fragile
re-­naissance d’une subjectivité ; de dramatiser de diverses manières, et de
matin en matin, ce procès au terme duquel un peu de « je » est à nouveau
prononcé ; de scruter longuement et patiemment ce moment où corps
et langue s’articulent et engendrent une sensation, laquelle, à son tour,
donne lieu à des rythmes, des associations, des adresses, des souvenirs,
des images, ou encore un désir de dire plus juste, autant d’événements

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Écrire : écorcher

où peut faire retour, re-­commencer un peu de subjectivité. Afin de


suivre au plus près cette naissance chaque matin rejouée, d’en cerner au
mieux la complexe réalité, Prigent invente une prose qui multiplie, entre
autres, les variations autour de motifs récurrents (l’amas, le tas, la peau,
le trou, l’écorchure, le couteau…) dans un constant effort pour faire
aller ensemble émotion et pensée. Le traitement qu’il réserve à l’écorché
de Valverde est pour nous singulièrement représentatif de cet effort.
Voilà en effet une image qui est travaillée de telle façon qu’elle finit par
véritablement donner à penser. La planche d’écorché, la matière verbale
qu’elle produit sous forme de poèmes et de proses, les bougés multiples
qu’en retour cette matière imprime à cette image-­source qui l’engendre,
la forme ultime qu’elle connaît dans le cabanon de Perrigault, tout cela
esquisse le cerne d’un réel autour duquel l’écrivain décèle les traces de
cette absence qui en lui dit « je », et traque aussi bien la vérité d’une écri-
ture qu’il tente de saisir à travers le motif de l’écorchure. Pour le lecteur,
le devenir de l’écorché de Valverde jusque dans le cabanon de Perrigault
concentre enfin en une seule et même image la réalité d’événements que
la prose de Commencement ne cesse au contraire de développer. Le geste
dans lequel la viande à vif de l’écorché contemple la peau arrachée offre
une possible figuration d’une écriture donnée ainsi à entendre comme
un changement de peau. Dire « je », écrire : déplier une peau, passer
d’une peau à une autre, n’être rien d’autre que ce que le corps enregistre
sur cette surface à travers la langue. Une peau = une manière d’être.
Écrire : arracher, déplier sa peau. Ainsi dans ce petit matin : « c’est juste
avant, la minute est encore hirsute, un peu bouffie, bleutée sous les yeux,
draps et peau emmélimèlés, on est comme un drapeau souffrant sous
du vent » (C, p. 105). « Je » est sa peau ; écrire est déplier ses plis, relever
ses accidents, capturer ses mouvements, enregistrer ses soubresauts au
plus près de cette force que nomme le corps et qui, en l’occurrence, se
révèle ici dans les formes d’un drapeau que violente le vent. Ainsi cette
autre peau encore dans un autre moment du juste-­avant :

Bruits très en poil, plumes alluminosées, tout ça tissé avec des fibres d’os
ramonés d’érèbe, c’est la manière de nos peaux du moment, ça fume
doucement sous nos draps d’endormissement, Nausicaa, Judith et moi
nous sommes ça avant le commencement. (p. 104-105)

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Cerner le réel

Bientôt, un autre « je » – une autre peau – sera arraché à cette sorte
de masse de possibles en mouvement que concentre le moment juste
avant le commencement :
Tout ira, désenduit, ras, au oui. Sorti du zéro des gris. Héros, héroïnes,
dégagés des fonds, issus des musiques. Venus des lits, des draps, pour
les drames, les articulations, les prononciations, les peaux définies, les
altercations. Entrant dans les noms, s’aimant, se semant, s’assassinant.
Après la grasse matinée du pas encore né. C’est écrit dans cette minute,
pour la ralentir. Pour laisser venir dans le cube d’ombre d’une alcôve ce
que le moment d’action tuera, taira, oui, occira d’un oc. Un dévidement,
par-­dessous, dans les masses émues. Dans des grumellements rosés, pas
encore griffés. Comme dans Fautrier. (p. 107)

Dire « je » c’est trancher ; écrire, a fortiori, se fait au couteau, avec


ce couteau qui découpe autour du trou qu’un « je » recommence sans
relâche chaque matin à « r’habiter », en s’extirpant alors des amas, en
tentant de se dépêtrer de son tas, en changeant à nouveau de peau. C’est
sans surprise ce que dira le narrateur pour répondre à une question de
Nausicaa qui l’interroge sur l’écriture : « Alors c’est ça que t’écris comme
poésie ? bonjour la prosodie ! ça t’est venu comment cette fantaisie ? »
(p. 346) 5. Comme souvent dans Commencement récit et analyse fonc-
tionnent ensemble. Trois scènes sont en effet successivement racontées,
lesquelles donnent lieu finalement à cette synthèse distanciée :

Résumons l’allégorie : l’auteur, un garçon au demeurant charmant, a


avec sa maman des problèmes du type œdipe piège-­à-con. À cause de
ça, trouble de digestion et d’élocution. Médicament, médicamaman,
médicacaman : le dépuratif du docteur Rimbaud. Absorption. Il vomit
alors, par le muscle qu’on a au fond du gosier, l’œuf qu’elle lui a mis
là et qui a nom Lui quand dans son boudoir de prophylaxies elle lui
materna le parler social. Comme littérature, c’est pas très beau. Ça fait
un crachouillis, pas bien décrassé, un fumier d’ratures un peu tuméfiées,
c’est forcément toujours à recommencer, faut se raccoucher en sempi-
terné dans du moins merdeux. (p. 348-349)

Une fois encore la psychanalyse est requise pour penser les méca-
nismes d’une appropriation du langage sans laquelle aucune naissance

5 La question de Nausicaa porte plus précisément sur Œuf-­glotte.

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Écrire : écorcher

véritable n’est possible. 1. Vomir son « Lui », rendre sa langue moins


impure, c’est-­à-dire ici moins anonyme, parler moins social. 2. Com-
prendre qu’on n’en aura jamais fini, que la littérature ne sera jamais que
cette « dépuration » toujours reconduite de laquelle on pourra espérer
au mieux « du moins merdeux ». C’est pourquoi écrire équivaut à ne
jamais cesser de commencer, vérité que scande l’anaphore qui poursuit
et achève la réflexion :

C’est pourquoi maintenant, encore et toujours la boule emmerdante


au fond du gosier, il bave et rebave son commencement : c’est l’histoire
d’un homme qui, des années durant, n’a pu voir de lui-­même dans les
miroirs qu’un plâtras rosâtre. C’est l’histoire d’un homme qui a eu du
mal à se dépêtrer de son propre tas. C’est l’histoire d’un homme qui
n’était pas né. C’est l’histoire d’un homme qui commence et dit : merci,
je vis, congé à la folie ! C’est l’histoire d’un homme qui raconte sa vie de
non-­vie et sa vie d’envie et qui dit merci j’ai écrit je vis. (p. 349)

Écrire conjure la folie, dépasse en la maintenant l’opposition entre


« non-­vie » et « envie », amène à la vie. L’écriture, telle du moins qu’elle
est ici conçue, s’inscrit cependant dans la continuité d’un procès com-
mun à chacun, mais qu’elle intensifie et explore avec une singulière
acuité. Procès auquel Prigent ne cesse de revenir ; procès qui hante en
conséquence maintes pages de son œuvre. Les premières pages de Grand-­
mère Quéquette (GMQ), parmi bien d’autres, peuvent être citées ici en
exemple. S’y retrouvent l’attention particulière portée aux moments
qui déjà fascinaient Commencement, mais aussi la reprise de nombreux
motifs chers à Prigent 6. Ainsi, dans ce nouveau matin, et pour répondre
à la question qui suit les premières sensations – « Qui oit ça ? » (GMQ,
p. 12) – ces mots : « Bernique bloc fait moi. Juste un tas qui sent. Quoi ? »
Ce qui est senti produit un premier enchaînement de mots : déploiement
d’une première peau ; affleurement d’un peu de subjectivité qui naît
d’un senti peu à peu déplié à force d’associations de sonorités (force
d’engendrement de l’allitération chère à Lucrèce) : « Jaillissements, mais
lents. Laines ! Lessives ! Frou-­frous ! Feulez, mélopées ! Bèle, mélomèle !

6 La petite phrase mise en exergue de Grand-­mère Quéquette indique d’emblée une


continuité : « Ciel, que vais-­je dire ? Par où commencer ? »

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Cerner le réel

Meugle, homélie ! Qu’afflue le fouillis ! Foutre et pluie ? » Toucher, ouïe,


vue. Le dehors effleure le dedans. Résistance du dedans ; premiers mou-
vements paradoxaux d’un « je » qui tente de retarder le moment de sa
naissance, de prolonger l’indistinction et le flou des premiers moments,
ceux où dehors illumine délicatement dedans. Désir d’une peau dia-
phane ; promotion de l’indéterminé, du pas encore tranché :

Non : pas djà coloris, encore un répit ! Reste, perte de vue ! Pas de dessin !
Des ombres de Chine ! Du suinté chuinté ! Du vague ! Du baveux ! Des
bords ? Un Nord ? Un décor ? Pitié, pas encore ! Frottis de fresques ! Bar-
bouille de gouaches ! Délices du presque ! Effort du pas-­encore ! Pétales
du déjà-­plus ! Oublis ! Tentations ! Vacances ! Pâmoisons ! Lumières à
peine, effleurements ! Doucement, lambeaux ! Doucement ! (p. 12)

Émotion, lyrisme appuyé pour dire un désir de retarder ce qu’an-


noncent les premiers frémissements du dehors. Efforts insistants pour
préserver cette peau délicate, vaporeuse, indécise, nébuleuse. L’accumu-
lation des interjections se poursuit en effet, mais cette fois pour aller
toujours vers plus de nuances ténues : les couleurs les plus recherchées
se succèdent, les références savantes aux techniques et à l’histoire de la
peinture se multiplient. Ainsi, et peu à peu, se constitue le rempart le plus
raffiné contre la venue inéluctable et plus violente du dehors qui tran-
chera dedans. Dernier vœu de résistance avant d’admettre l’inévitable :

Plumetis des anges, estompez ce ciel ! Essences ravies aux effloraisons


d’avant toute vie, nimbez mes envies de rester au lit ! Cligne pas, paupière,
en tout cas pas trop, tiens bien ta visière, ouvre pas écluse, clos, récuse ! :
gare, ça va fuser ! (ibid.)

La rupture est en effet des plus nettes. Fin des nuances délicates
et des frémissements discrets : ça crie, gicle, cloue, fonce, crispe, cré-
pite furieusement. Dehors vient « en meute », ce sont des chiens, « ils
aboient fort » (p. 13), et « ce con de coq en bas qui répond ». Désormais,
c’est tranché : « Ça y est : fini la paix. Plein feu sur les choses ». Advient
alors un phénomène récurrent, et particulièrement marquant dans ces
premières pages du livre, lequel se traduit par de longues additions de
questions puis d’hypothèses. C’est que les mots sont sujets à caution,
aucun ne va de soi :

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Écrire : écorcher

Les choses, seulement ? Vraiment que bidules ? L’essaim des machins ?


Cohorte des trucs ? Ou soupe glu des quarks ? Bouillon d’yeux des ions ?
Plasma gravitons ? Prout de protons ? Étrons et ganglions ? Même rien
que vitesse ? Tracés d’anti-­sortes ? Transes d’absences de genres ? Fontes
d’extraits de rien ? Trous en rut ? Spasmes d’espèces d’espaces ? (p. 13)

Ces questions creusent un doute qui n’a rien de négatif, qui s’arrête
au contraire à la richesse de ce qui arrive au corps et par lui, et que les
mots ici déplient. Un premier mot impulse un glissement dynamique
qui révèle des intensités et des niveaux de réalité qui coexistent. S’arrêter
ainsi au mot revient aussi, et très logiquement, à s’arrêter à ce qui arrive
au corps et par lui. Nouvelle série de questions :

Ça s’appelle réel, paraît, ce frontal de lamentations. Sûr que je il va se


cogner dedans, même si en grabat s’autruche extraplat. C’est quoi, ces
boudins en ouate en forme de doigts, qui tachent en rougeasse les livi-
dités ? Ils ont trempé où, avant, dans quel sang ? Qui les a soufflés ? Qui
les imprima dans les atmosphères comme main d’assassin sur le mur
témoin ? Et ce bouffi-­là, qu’a pris un nuage, avec des ptits trous de noir
clignotant et des nimbes paille dans les roses encore empâlichonnés :
c’est quoi, dites, c’est quoi ? Et c’est quoi encore que décape là-­bas la
brise au boulot à vif sur la nue ? Quoi qui fait sa bulle de physionomie
parmi les bricoles ? (ibid.)

Ce n’est pas tant que soudain tout semble incertain, mais plutôt que
rien n’est plus évident. La nuance importe. Voilà un corps qui s’arrête
à ce qui lui arrive ; voilà un corps qui interroge ce qui ne faisait pas
question ; voilà enfin un corps qui se laisse hanter par le trou du réel, un
corps qui tente de mettre ses mots sur ce qui vient à lui. Naturellement,
après les questions, vient l’hypothétique réponse :

On dirait figure, bientôt dite visage, quasi Sainte Face en surimprimé


dans du torchonneux. À poil pas encore, pitié, vérité ! Pose pas de cou-
leurs, l’aurore ! Aquarelle rien avec du ligné où sauter marelle ! Repeins
rien en plus ! Esquisse à l’efface ! Nettoie ce qu’était, plutôt, dépoussière !
Dénude à l’acide ! Lave la couche en trop ! Révèle qu’il y avait ! Et il y
avait quoi ? (p. 13-14)

Hypothèse savante – la culture est toujours très présente dans le


dépliement de ces peaux successives, qu’elle soit d’ailleurs artistique,

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Cerner le réel

littéraire, historique ou encore scientifique. Elle côtoie le plus immédiat


et le plus brut 7. Mais il faut aussi noter ici le retour d’une résistance très
présente lors des premiers frémissements du dehors. Le mouvement de
résistance se mue désormais en volonté d’appropriation qui entraîne une
retenue, puis bientôt une tentative de réduction, voire de dénudement,
sorte de méthode pour atteindre une vérité révélée :

Et il y avait quoi ? Du qui fait la gueule dans du tout froncé. La gueule


c’est moi. Moi opine à je, vu in extenso sur l’écran miroitremblotant
dit firmament. Sale temps, dit ma tête, sale temps djà toujours dehors
si j’y sors. Mieux vaudrait dire non. Mieux que tu veuilles rien. (p. 14)

Drame sans cesse rejoué. Tension incessante entre dehors et dedans,


et jamais apaisée. Il se peut parfois que cette tension se résolve en une
manière de sagesse, c’est du moins ce que l’on peut entendre dans ces
ultimes paroles qui closent le « saut enfin du lit » (p. 28). Sagesse du
commencement ; sagesse sensuelle qui semble, dans un élan volontaire,
inviter à forcer un peu son destin, à être enfin un peu au monde et fait
signe, encore, à Lucrèce toujours à sa fenêtre :

Sois pour ce moment en paix avec toi. Pose un peu en rose. Vois le trou
devant, c’est de graisse fine. Ça huile si tu veux ta machine à fuir le
monde d’abus où tu ruminais délicieusement en tes solitudes fermées
double tour des dévorations de denrées impies, des égorgements, des
étripements, des embrassements, des fornications de peu de pudeur entre
deux renvois de rancœurs moroses. Sors du poil de bouc électrocuté de
tes somnolences. Il s’appelle matin, ce trou, mange sa lèvre. Et baise sa
bouche, elle est douce, c’est rose, frais mouillé, c’est de la mousse. Touche
le bruit, goûte le vent, sens le chaud des ziaux. Vêts l’aile de jeunesse
qui va dégeler, fais un peu au moins comme si t’y croyais, l’œuf encore
merdeux né de tes paresses. Et Pluton au Ciel, qu’il ne soit plus toi, que
ce soit enfin le der de ses crimes. (p. 31)

7 Ce goût pour le plus grand contraste est poussé à l’extrême dans la deuxième section
du premier chapitre où se succèdent plus de soixante-­trois hypothèses environ, toutes
sous forme de question, pour répondre à cette seule question : « Drring drring combi
cerveau : appel en urgence. C’est qui qu’interloque ? » (GMQ, p. 15). Suit donc sur trois
pages cette invraisemblable série d’hypothèses qui sollicitent aussi bien la philosophie,
la littérature, la mythologie, la culture populaire, la théologie, que les éléments les
plus simples et les plus triviaux du réel environnant (p. 15-17).

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Écrire : écorcher

C’est un cliché sans aucun doute de dire en guise de conclusion qu’il


est bien compliqué, voire impossible, de conclure. Et de rajouter, au
moment où pouvait légitimement être attendu quelque chose de l’ordre
d’une clôture, que tout ne fait que commencer à peine. Ce cliché, je veux
l’assumer pleinement. Pour mieux inscrire une dernière fois, à la place
du mot « fin », celui, si emblématique pour Prigent, de « commence-
ment ». Pour la dynamique que ce mot suggère ; l’élan qu’il indique ; les
horizons qu’il promet sitôt qu’il est écrit ou prononcé ; pour indiquer
enfin qu’il n’y a pour moi guère de sens à tirer des conclusions des
analyses proposées ici, et qu’en revanche il y en a beaucoup à espérer
que d’autres pourront en tirer des fils : des fils à suivre, à dérouler, à
détourner, à compléter, à inventer.
Le réel n’en finit pas de commencer. Christian Prigent est à l’œuvre.
Nombre de ses textes ne sont pas cités dans cette étude, dont ceux qu’il
est en train d’écrire, dont ceux qu’il écrira. Écrire sa sensation est un
travail horrible, mais non moins exaltant. Cerner le réel, c’est toujours
recommencer. Alors je souhaite que ce livre vaille d’abord pour son aspect
embryonnaire. Qu’il soit apprécié pour la qualité de ses manques et de
ses défauts ; pour ses oublis aussi et l’envie surtout qu’il donnerait de
les combler ; pour, en un mot, sa capacité à susciter un désir de partage
– que celui-­ci prenne la forme d’un complément à apporter, d’une
thèse à réfuter, d’une controverse à engager, d’une absence à combler,
c’est-­à-dire d’une lecture à continuer.

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Bibliographie générale
des œuvres de Christian Prigent

Cette bibliographie s’efforce d’être fidèle au parti pris de ce livre.


D’abord écrit dans l’esprit d’un essai, mon travail ne s’appuie pas sur
la très riche liste des études consacrées à l’auteur. Pour une bibliographie
détaillée de ces études, je me permets de renvoyer aux pages des actes
du colloque qui s’est tenu à Cerisy en juillet 2014 : Christian Prigent.
Trou(v)er sa langue, Paris, Hermann, 2017, p. 508‑522.

Éditions courantes

Poésie

La Belle Journée, Goudargues, Guy Chambelland, 1969 (tirage de tête avec Robert
Tatin).
Paysage avec vols d’oiseaux, Montmorency, Carte blanche, 1982 (tirage de tête
avec Antoine Révay).
Journal de l’Œuvide, Montmorency, Carte blanche, 1984 (tirage de tête avec
Pierre Buraglio).
Notes sur le déséquilibre, Montmorency, Carte blanche, 1988 (tirage de tête avec
Dominique Thiolat).
Écrit au couteau, Paris, P.O.L, 1993.
Dum pendet filius, Paris, P.O.L, 1997.
Album du commencement, Plombières-­lès-Dijon, Ulysse fin de siècle, 1997 (tirage
de tête avec des dessins de l’auteur).

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Cerner le réel

L’Âme, Paris, P.O.L, 2000.


À la Dublineuse, Saussines, Cadex, 2001 (tirage de tête avec Serge Lunal).
Presque tout, Paris, P.O.L, 2002.
Ce qui fait tenir, Paris, P.O.L, 2005.
104 slogans pour le Cent Quatre, Paris, Mairie de Paris, 2008.
Météo des plages, Paris, P.O.L, 2010.
La Vie moderne, Paris, P.O.L, 2012.
Marlies Göhr, Montpellier, Faï Fioc, 2015.
Les Amours Chino, Paris, P.O.L, 2016.
Chino aime le sport, Paris, P.O.L, 2017.

Fiction, récit, roman

L’Main, Paris, L’Énergumène, 1975 (tirage de tête avec Claude Viallat).


Power/powder, Paris, Christian Bourgois, 1977.
Œuf-­glotte, Paris, Christian Bourgois, 1979.
Voilà les sexes, Paris, Luneau-Ascot, 1981.
Peep-­show, Dieulefit, Cheval d’Attaque (TXT), 1984. Réédition : Bordeaux, Le
Bleu du ciel, 2007.
Deux dames au bain, Paris, L’un dans l’autre, 1984.
Commencement, Paris, P.O.L, 1989.
Une phrase pour ma mère, Paris, P.O.L, 1996.
Le Professeur, Paris, Al Dante, 1999. Réédition : Paris, Al Dante, 2001 et 2011.
Grand-­mère Quéquette, Paris, P.O.L, 2003.
Ce qui fait tenir, Paris, P.O.L, 2005.
Demain je meurs, Paris, P.O.L, 2007. Prix Louis-Guilloux 2007.
Les Enfances Chino, Paris, P.O.L, 2013.

Essai

Denis Roche, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1977.


Viallat : la main perdue, Paris, Rémi Maure, 1981 (tirage de tête avec Claude
Viallat). Rééditions : Le Mans, École des beaux-­arts, 1993 ; Metz, Voix, 1996.
Comme la peinture, Paris, Yvon Lambert, 1983.
La Corne du taureau, Marseille, Galerie Athanor, 1983 (tirage de tête avec Jean-
Louis Vila).
La Langue et ses monstres, Saussines, Cadex, 1989. Réédition revue et augmen-
tée, Paris, P.O.L, 2014.
Ceux qui merdRent, Paris, P.O.L, 1991.
Une erreur de la nature, Paris, P.O.L, 1996.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

À quoi bon encore des poètes ? Paris, P.O.L, 1996.


Rien qui porte un nom, Saussines, Cadex, 1996.
Salut les anciens / Salut les modernes, Paris, P.O.L, 2000.
Réel : point zéro, Berlin, Weidlerverlag, 2001.
Avec mes peintres, Rustrel, L’Ollave, 2002.
Ils affinent notre optique, Besançon, École régionale des beaux-­arts, 2004.
L’Incontenable, Paris, P.O.L, Paris, 2004.
Le Sens du toucher, Sainte-Anastasie, Cadex, 2008.
L’archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive, Caen, Éditions de l’IMEC, 2012.
SILO, en ligne sur le site www.pol-­editeur.com, 2014.
La Langue et ses monstres, Paris, P.O.L, 2014.

Chroniques

Six jours sur le Tour, Bois-­le-Roi, Éditeurs Évidant, 1991 (tirage de tête avec Joël
Desbouiges).
Berlin, deux temps trois mouvements, Paris, Zulma, 1999.
Venise, inverno, Venise, Rapport d’étape, 2002.
Le monde est marrant (vu à la télé), Paris, P.O.L, 2008.
Berlin sera peut-­être un jour, Berlin-Montreuil, La Ville brûle, 2015.

Autres

Souvenirs de l’Œuvide (cassette audio), Paris, Artalect, 1984.


La Voix de l’écrit (propositions & partitions), Ventabren, Nèpe, 1985.
Glossomanies (théâtre), Bruxelles, L’Ambedui, 1996.
L’Écriture. Ça crispe le mou (CD & partitions), Neuvy-­le-Roi, Alfil, 1997.
Keuleuleu le vorace (jeunesse), Saint-Claude-­de-Diray, Hesse, 1999.
Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (entretiens), Saussines, Cadex, 2004.
Criterium Jarry suivi de Bienvenue au Père Ubu (mirlitonades), Reims, Cynthia
3000, 2007.
Christian Prigent, quatre temps (entretiens), Paris, Argol, 2009.
Naufrage du litanic (CD & livret), Bordeaux, Le Bleu du Ciel, 2008. Prix Charles-
Cros 2009.
Compile (CD & livret), Paris, P.O.L, 2011.
Pages rosses (craductions, avec Bruno Fern et Typhaine Garnier), Bruxelles, Les
Impressions nouvelles, 2015.
Ça tourne (notes de régie), Rustrel, L’Ollave, 2017.

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Cerner le réel

Éditions rares, bibliophilie

Ouvrages illustrés à tirages limités

La Femme dans la neige, Colombes, Génération, 1971 (avec Gérard Duchêne et


Jean-Pierre Ghesquière).
Histoires de Claire, Rennes, TXT, 1971 (avec Daniel Busto).
La Mort de l’imprimeur, Colombes, Génération, 1975 (avec Daniel Dezeuze).
Hacettepe University Bulletin, Lille, Ecbolade, 1976 (avec Gilbert Dupuis).
Un os, Rome, Muro Torto, 1979 (avec Bernadette Février).
Prig’ de vue, Genève, Images nuit blanche, 1979 (avec François Lagarde).
tRoma, Rome, Muro Torto, 1980 (avec Mathias Pérez).
200 Conseils pour un carnaval, Rennes, Térature, 1981 (avec Mathias Pérez).
Une élégie, Melun, Muro Torto, 1983 (avec Nathalie Bréaud).
Quatre Vénus, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 1984 (avec Daniel Dezeuze).
Mobilis in mobilier, Saussines, Cadex, 1986 (avec Daniel Dezeuze).
P. P. P., Aubervilliers, La Maladrerie, 1988 (avec Marc Pataut et Mathias Pérez).
Un fleuve, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 1993 (avec Mathias Pérez).
Je commence, Ségalièrette, L’Attentive, 2002 (avec Mathias Pérez).
Marelle Mallarmé, Vitry, FDAC du Val-­de-Marne, 2002 (avec Jean-Marc Che-
vallier).
Du Moelleux, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 2002 (avec Mathias Pérez et Jean-
Luc Poivret).
Rimbaud aime Lucrèce, Tours, Plis, 2003 (avec Serge Lunal).
L’immense, l’équivoque, Charleville, Rencontres, 2004 (avec Philippe Bouti-
bonnes).
Image, mirage, Paris, Cahiers de l’Adour, 2004 (avec Colette Deblé).
Biograffrie, vite, Rencontres, Charleville (Tête à Texte), 2004 (avec Philippe Bou-
tibonnes).
Toucher Couler, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 2005 (avec Mathias Pérez).
Comment ça marche, Le Mans, Carte blanche - École des beaux-­arts, 2005 (avec
Daniel Aulagnier).
Mi-Livre dit Libre, Nîmes, École d’Arts, 2005 (avec Jean-Marc Chevallier).
Je parle entre vos lèvres, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 2006 (avec Mathias
Pérez).
Légère loin légère, Nîmes, Éditions du Pilon, 2007 (avec Serge Lunal).
À la mer putréfiée, Caen, À distance, 2007 (avec Stéphane Quoniam).
Une aube navrante, Rémoulins, Jacques Brémond, 2008 (avec Serge Lunal).
Vue sur Mer, Fréjus, Collectif Génération, 2009 (avec Emi Fukuzawa et Claude
Viallat).

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

Éros palinodies, Caen, À distance, 2009 (avec Stéphane Quoniam).


Quatre caisses d’espace, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 2010 (avec Mathias
Pérez).
Suite Diderot, Soligny-­la-Trappe, Ficelles, 2011 (avec Detlef Baltrock).
Zakopane, Auvers-­sur-Oise, Carte blanche, 2016 (avec Mathias Pérez).

Estampes

Une mère, Rome, Muro Torto, 1980 (avec Antoine Révay).


Une plage, Montmorency, Carte blanche, 1984 (avec Pierre Buraglio).
Oyez, fils de porcs, Le Mans, Médiathèque, 1996 (avec Mathias Pérez).
Quelques Vénus, Bordeaux, Le Bleu du ciel (L’Affiche 21), 1998 (avec Michel
Herreria).

Entretiens
« Sexe, texte, avant-­garde : politique », avec André Miguel, L’homme poétique,
Paris, Éditions Saint-Germain-­des-Prés, 1974, p. 144-152.
« Entretien », avec Daniel Busto, Textuerre, no 9, 1977, p. 55-59.
« Sur Power/Powder », avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire, no 260, 1977,
p. 10-12.
« Crases freuses, phrases creuses », avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire,
no 301, 1979, p. 13‑14.
« À la résurrection des morts de la presse ! », avec BS, Banana Split, no 3, 1980,
p. 3-9.
« L’irrépressible carabin », avec Lucette Finas, Térature, no 3-4, 1981.
« Christian Prigent à table », avec Marie-Hélène Dhénin et Alain Frontier, Tar-
talacrème, no 13, 1981, p. 9-22.
« L’écriture doit tout dire », avec Jean Pinquié, Axe-Sud, no 8, 1983, p. 40-41.
« Litter/rature », avec Renate Kühn, Schreibheft, no 22, 1984, p. 17-20.
« L’incontenable », avec Jacques Sivan, Java, no 5, 1990, p. 38-45.
« On a raison de se révolter », avec Liliane Giraudon, Action poétique, no 126,
1992, p. 45-52.
« Nageur de fond, denseur de langue, videur d’espaces », avec Christian Arthaud,
Faire part, no 14/15, 1994, p. 11-28.
« Rhétoriqueurs, pélerins du pire & porteurs de trous », avec Jean-Pierre Rehm,
À quoi bon encore des poètes ? Valence, ERBA (Collection 222), 1994, p. 35-51.
« Hommage à l’essayiste », avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire, no 669,
1995, p. 13-14.
« Sur le bout de la langue », avec Florence Marguier, ContreVox, no 5, 1998, p. 165-178.

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Cerner le réel

« La poésie contemporaine en question », avec Didier Garcia, Prétextes, no 9,


1998, p. 96-103.
« La forme est une pudeur », avec Thierry Guichard, Le Matricule des Anges, no 28,
1999, p. 18-23 (SILO) 1.
«TXT/Bataille : haine de la poésie », avec Cécile Moscovitz et Emmanuel Tibloux,
Les Temps modernes, no 602, 1999, p. 263-275.
« Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas », avec Hervé Castanet, Il Particolare,
no 4/5, 2001, p. 113‑139.
« Passage des avant-­gardes à TXT », avec Fabrice Thumerel, Manières de critiquer,
Francis Marcoin et Fabrice Thumerel éd., Arras, Artois Presse Université,
2001, p. 211-238 (SILO).
« À quoi bon encore Christian Prigent ? », avec Sophie Gosselin, Phrénésie, no 1,
2002, p. 9-23.
Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, avec Hervé Castanet, Saussines, Cadex, 2004.
« Artaud : le toucher de l’être », avec Olivier Penot-Lacassagne, Artaud en revues,
Olivier Penot-Lacassagne éd., Paris, L’Âge d’homme, 2005, p. 124-139.
« L’inquiétude du sens », avec Pascal Bouchet-Asselah, Ventabren, Doc(k)s,
4e série, no 1-4, 2006, p. 312-319 (SILO).
« TXT et l’héritage surréaliste », avec Bénédicte Gorrillot, 2006 (SILO).
« L’incontenable avant-­garde », avec Fabrice Thumerel, www.libr-­critique.com,
dossier « Avant-­gardes, critique et théorie », 6 décembre 2006 (SILO).
« Comme on fait son livre on se couche dedans », avec Aurélie Djian, 23 mars
2007 (SILO).
« Table ronde », avec Claude Le Bigot et Jean-Claude Pinson, À quoi bon la poésie
aujourd’hui ? Claude Le Bigot éd., Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2007, p. 129-141 (SILO).
« De TXT à Fusées », avec Fabrice Thumerel, www.libr-­critique.com, série « Les
lieux de la valeur », dossier « Les revues de poésie comme espaces critiques »,
mars 2008 (SILO).
« Densité/Aplomb/Clarté », avec Jérôme Game, Colloque « Liberté, licence,
illisibilité poétiques », Point Loma Nazarene University of San Diego, jan-
vier 2008 (SILO).
« Le sens du toucher », avec Bénédicte Gorrillot, Choses tues : le trait, la trace,
l’empreinte, Marie Joqueviel-Bourjea éd., Montpellier, Presses universitaires
de la Méditerranée, 2008, p. 23-51 (SILO).
« Du droit à l’obscurité », avec Bénédicte Gorrillot, L’illisibilité en questions, actes
de colloque, Villeneuve-­d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014,
p. 99-114 (SILO).

1 SILO : textes libres (essais et entretiens) mis en ligne à partir du 30 janvier 2014,
consultables et téléchargeables sur le site www.polediteur.com

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« TXT, bilans », avec Nathalie Quintane, mars 2008 (SILO).


« Écrire la ville », avec Bénédicte Gorrillot, juin 2009 (SILO).
Christian Prigent, quatre temps, avec Bénédicte Gorrillot, Paris, Argol, 2009.
« Nommer quand même », avec Marie-Hélène Popelard, Art, éducation et poli-
tique, actes de colloque, Paris, Sandre, 2010, p. 217-230 (SILO).
« Une prothèse de tonicité », avec Roger-Michel Allemand, Il Particolare,
no 21/22, 2010, p. 79‑92.
« Retour à Bataille », avec Sylvain Santi, Cahiers Georges Bataille, no 1, 2011,
p. 17-32 (SILO).
« En chaud lapin d’signes cuits », avec Jacques Demarcq, Colloque « L’empreinte
gréco-­latine dans la littérature contemporaine », Paris, École pratique des
hautes études, février 2011 (SILO).
« Écrivain en séries », avec Bénédicte Gorrillot, novembre 2011 (SILO).
« Atelier Power/powder », avec Bénédicte Gorrillot, novembre 2011 (SILO).
« Souvenirs beatniks », avec Bénédicte Gorrillot, 2011 (SILO).
« Nausicaa, le retour », avec Bénédicte Gorrillot, novembre 2012 (SILO).
« De la vie moderne », avec Frédéric Aribit, juillet 2012 (SILO).
« Un ôteur réeliste », avec Fabrice Thumerel, www.libr-­critique.com, mars 2013
(SILO).
« Roman de merdre », avec Alain Jugnon, juin 2013 (SILO).
« Avant-­garde ou contre-­culture », avec Olivier Penot-Lacassagne, Contre-­
cultures ! Christophe Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne éd., Paris,
CNRS Éditions, 2013, p. 97-105.
« Une hérédité ravigotée », avec Patricia Victorin, Perspectives médiévales, jan-
vier 2015 (SILO).
« Roman de merdRe », avec Alain Jugnon, La Contre-Attaque, 26 mai 2017, p. 127-161.
« Conjointure et translation », avec Olivier Penot-Lacassagne, Revue des sciences
humaines, no 329, 2018, p. 91-92.
« La poésie sur place », avec Olivier Penot-Lacassagne, Poésie & performance, Oli-
vier Penot-Lacassagne et Gaëlle Théval éd., Nantes, Cécile Defaut, 2018.
« Comme un éclair dans un ciel fané », avec Olivier Penot-Lacassagne, Beat Gene-
ration. L’inservitude volontaire, Olivier Penot-Lacassagne éd., Paris, CNRS
Éditions, 2018, p. 293-301.

Préfaces et postfaces

« Le signe du singe », préface à Vélimir Khlebnikov, La Création verbale, Paris,


Christian Bourgois (TXT), 1980, p. 7-16.
« Une sauvagerie raffinée », préface à Oskar Pastior, Poèmepoèmes, Bruxelles,
TXT, 1990, p. 7-8.

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Cerner le réel

« Le Sur-­mal », préface à Alfred Jarry, Le Surmâle, Paris, P.O.L (La Collection),
1993, p. 1-33.
« L’églogue et basta », postface à Emmanuel Tugny, Les Impatiences, Auvers-­sur-
Oise, Carte blanche, 1993, p. 25-26.
« Une xénoglossie enthousiaste », préface à Andrea Zanzotto, Les Pâques, Caen,
Nous, 1999, p. 7-12.
« La passion considérée comme une course de code », préface à Jean-Pierre Bris-
set, Les Origines humaines, Lyon, Rroz, 2002, p. 7-37.
« La défiguration », préface à Paul Scarron, La Relation véritable, Paris, Éditions
1 : 1, 2002, p. 5-23.
« L’halluciné logogonique », préface à André Biely, Glossolalie, Caen, Nous, 2002,
p. 7-11.
« Sokrat à Patmo », préface à Christophe Tarkos, Œuvres, Paris, P.O.L, 2008,
t. I, p. 9-23.
« Dans la maison des hommes », préface à Muriel Pic, Bibliothèques, Paris, Fili-
granes, 2011, p. 5-9.
« Un poète tous terrains », préface à Ernst Jandl, Retour à l’envoyeur, Caen, Grmx
éditions, 2012, p. 7‑11.
« Gris banal », préface à Henri Deluy, Imprévisible passé, Paris, Le Temps des
Cerises, 2012, p. 9-14.
« La mise en jeu », préface à Oskar Pastior, Poèmepoèmes, Caen, Nous, 2013,
p. 7-12.
« Grande brute », préface à Martial, DCL épigrammes (recyclées par Christian
Prigent), Paris, P.O.L, 2014, p. 7-17 et p. 257-264.
« Opéra Priessnitz », préface à Reinhard Priessnitz, 44 Poèmes, Caen, Nous-
Grmx, 2015, p. 7-19.
« Sot blabla », postface à Typhaine Garnier, « Massacres », Triages anthologie,
Saint-Benoît-­du-Sault, Tarabuste, 2016, p. 32‑33.

Textes non repris en volume 2

Fictions et poèmes

« Carnivore », Iô, no 12, 1967.


« Quatre poèmes », Chemin, no 9, 1968.
« Deux poèmes », Iô, no 16-17, 1968.
« Sale situation », La Tour de feu, no 98-99, 1968.

2 La plupart des numéros de pages de ces publications sont très difficiles, voire impossibles
à retrouver. Nous indiquons les références telles quelles avec l’accord de l’auteur.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« C’est dans la tuile… », La Tour de feu, no 98-99, 1968.


« Le Marronnier », L’Essai, no 51, 1970.
« Histoires de Claire », TXT, no 2, 1970.
« Petits animaux fouisseurs dans la maison », La nouvelle poésie française, Ber-
nard Delvaille éd., Paris, Seghers, 1974.
« Le texte du portrait », Digraphe, no 2, 1974.
« Le texte du portrait », Claude Bonnefoy, La poésie française, Paris, Seuil, 1976.
« C’est un livre sur les bains », Revue 25, juin 1977.
« Méditation à l’œil en coin », CÉE, no 6, 1978.
« Le texte du portrait », Textuerre, no 12, 1978.
« University Porc-No Star », Colloque de Tanger II, Gérard-Georges Lemaire éd.,
Paris, Christian Bourgois, 1979.
« Journal de l’Œuvide », L’Ennemi, no 1, 1980.
« La Tarte au citron », Tartalacrème, no 14, 1981.
« La Tarte à la rhubarbe », Tartalacrème, no 14, 1981.
« Les Aventures de Harry Dickson », Tartalacrème, no 16, 1981.
« Strophe fuite », Tartalacrème, no 17, 1981.
« À une lectrice appliquée », Térature, no 3-4, 1981.
« La photo me ressort par l’oreille », Tartalacrème, no 19, 1982.
« Vie de Jean-Pierre Verheggen », Tartalacrème, no 24, 1982.
« Pnigos », Change (« Polyphonix »), no 42, 1983.
« Guirlande pour Justine », Toi & Moi pour toujours, no 6, 1984.
« Clélie avec Sade », Éros musagète, Lompret, Pli - M 25, 1986.
« Una leggera metempsicosi », Doc(k)s, no 5, 1989.
« Un poème politique, enfin ! », À la Pologne, numéro spécial de Nota Bene, 1990.
« Au promeneur clandestin », Faire Part, no 14-15, 1994.
« J’énerve l’us », Faire Part, no 14-15, 1994.
« À la mare mêlée », Faire Part, no 14-15, 1994.
« Fragment pornographique », Faire Part, no 14-15, 1994.
« Vénus au jardin », Faire Part, no 14-15, 1994.
« Vénus au carrefour », Faire Part, no 14-15, 1994.
« Chanson du marchand de trous », Chansonnette, Lompret, Électre, 1996.
« L’Espace est voyou », Carnets de bord, Caen, Centre régional des lettres.
Basse-Normandie, 1999.
« Zipp Leipzig », Regards français sur Leipzig, Leipzig, Leipziger Universitätsver-
lag, 2001.
« À l’abbaye », Décision, no 62, 2003.
« L’Adversaire », Préoccupations, no 19-21, 2003.
« Exil, facile exil », Invitation au voyage, Paris, Éditions Pérégrines, 2004.
« TV Sam suffit », Cie, Paris, Abstème & Bobance, 2006.
« Valognes, souvenir », Valognes, Bibliothèque municipale, mars 2006.

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Cerner le réel

« Biograffrie, vite », Dans la lune, no 7, 2006.


« Adieu, Berlin », La Mer gelée, no 5, 2008.
« La tarte au citron », Fusées, no 14, 2008.
« Palinéros », Action poétique, no 194, 2008.
« Quatre caisses d’espace », Espace(s), no 5, 2009.
« Travail du temps », La Revue internationale des livres et des idées, no 11, 2009.
« 11 x 11 », Nombres (de zéro à onze), Paris, Adam Biro, 2009.
« NCIS », Écrivains en séries, saison 2, Paris, Léo Scheer, 2010.
« L’Impossible, Éros, etc. », Grumeaux, no 2, 2010.
« Tentons pour Stefan un petit centon », Jude Stefan, une vie d’ombre(s), Paris,
L’Harmattan, 2012.
« Tâtons du haïkaï », Il Particolare, no 27-28, 2014.
« Wunderteam », L’Humanité, 7 juillet 2015.
« À l’Imprimerie », Mettray. Dire une photographie, no 8, 2015.
« À ceux qui ne peuvent être esclaves », Invece, no 3, 2015.
« Gourcuff chez le psy », www.sitaudis.com, mai 2016.
« L’ôteur à l’ollave », Cadeaux d’anniversaire, Rustrel, L’Ollave - Préoccupations,
2016.
« Avec Lucrèce », NU(e), no 62, 2016.
« Journal 2013/2014 », Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris, Hermann,
2017.
« Journal 2017 », www.sitaudis.fr, mars 2018.
« Chino en mai », www.sitaudis.fr, mai 2018.
« Sonnets les mâtines », TXT, no 32, 2018.
« Chino aime toujours le sport », www.pol-­editeur.fr, juin 2018.

Théorie et critique littéraire

« Lard poétique », La Tour de feu, no 102, 1969.


« Méfiez-­vous du Chabert », La Tour de feu, no 102, 1969.
« Jean-Luc Steinmetz », Le Journal des poètes, no 7, 1969.
« Pour Denis Roche », Action poétique, no 41-42, 1969.
« Lettre ouverte », avec Jean-Luc Steinmetz, Promesse, no 27, 1969.
«  Psittacisme-­sinapisme-­poésie  », La Tour de feu, no 105, 1970.
« Note sur la censure (Guyotat) », TXT, no 2bis, 1970.
« Du réalisme (Thibaudeau) », TXT, no 2bis, 1970.
« Le trope de la tripe », TXT, no 2bis, 1970.
« Aere perennius », TXT, no 2bis, 1970.
« Ouverture », TXT, no 3-4, 1971.
« La scène dans la Seine (Ponge) », TXT, no 3-4, 1971.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« Pour une poétique matérialiste (Ponge) », Critique, no 301, 1972.


« Carnaval : inflation, réaction », TXT, no 5, 1972.
« Ponge et le matérialisme », Cahiers du Centre international d’études poétiques,
no 93, 1972.
« La Littérature interdite (Guyotat) », Politique Hebdo, 1972.
« Questions à Philippe Sollers », Politique Hebdo, 1973.
« Une histoire monumentale (Sollers) », Politique Hebdo, no 78, 10 mai 1973.
« Un surréaliste au service de la réaction (Thirion) », Politique Hebdo, no 79,
17 mai 1973.
« Le Groin et le Menhir (D. Roche) », Critique, no 325, 1974.
« Explication de texte (D. Roche) », TXT, no 6-7, 1974.
« Deux notes (D. Roche) », TXT, no 6-7, 1974.
« L’organon de la révolution (Maïakovski) », TXT, no 8, 1975.
« Le corps qui désire la révolution (Guyotat) », Politique Hebdo, no 180, 26 juin 1975.
« D’un nouveau réalisme », CIEP, no 110, 1976.
« Louve basse première mort sûre (Roche) », NDLR, no 1, 1976.
« La lessive du français d’église (Roche) », Politique Hebdo, no 218, 15 avril 1976.
« Blake le fossoyeur », Art press, no 1, 1976.
« Le texte et la mort (Ponge) », Francis Ponge inventeur et classique, actes de col-
loque, Paris, UGE (10-18), 1977.
« Mon œil (Jean-Luc Parant) », Le Journal du bout des bordes, no 3, 1977.
« L’Ange et la Bête », TXT, no 9, 1977.
« Où en sommes-­nous ? », TXT, no 9, 1977.
« De la violangue ! De l’ouïssance ! », Le récit et sa représentation, actes de col-
loque, Paris, Payot, 1978.
« L’écrit, le caca », TXT, no 10, 1978.
« L’Ange et la Bête, suite », TXT, no 10, 1978.
« L’Homme aux rats de bibliothèque (Freud, Bourke) », TXT, no 10, 1978.
« L’ange est un flic (Verheggen) », TXT, no 10, 1978.
« De l’anthropophagie communautaire (Finas) », Gramma, no 7, 1978.
« Le petit robinet goutte encore (Deguy, Duault) », Impasses, no 9/10, 1978.
« Ubu et Zorro », Politique Hebdo, no 300, 13 février 1978.
« Dans le carnaval de l’histoire (Verheggen) », Textuerre, no 12, 1978.
« Dans les latrines de l’histoire (Laporte) », Politique Hebdo, no 306, 25 mars 1978.
« Langage et marxisme (Houdebine) », Politique Hebdo, no 308, 10 avril 1978.
« Burroughs l’innommable », Politique Hebdo, 1978.
« Suite en jouï-­dire (Rombaut) », Paris, Politique Hebdo, no 309, 24 avril 1978.
« Le Marquis de Sade n’ira pas au CIEL », Paris, Politique Hebdo, no 312, 22 juin
1978.
« La besogne des mots chez Francis Ponge », Littérature, no 29, 1978.
« De quoi sont faits les Organons », Mantéïa, no 21/22, 1978.

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Cerner le réel

« Novarina contrôleur général des bouches », CÉE, no 6, 1978.


« Zorro est arrivé (Verheggen) », CÉE, no 6, 1978.
« Ai grandi anamorfosatori », Vel, no 9, 1979.
« Le théâtre de la langue (Themerson) », Le Matin, janvier 1979.
« Il buco della lingua », Spirali, janvier 1979.
« Una lettera di Céline », Spirali, janvier 1979.
« Ce que pèse la langue », TXT, no 11, 1979.
« Cummings anamorphoseur », TXT, no 11, 1979.
« Œuf glose », TXT, no 11, 1979.
« Petit portrait de Gertrude Stein en débile profonde », TXT, no 11, 1979.
« L’écriture à la gomme », TXT, no 11, 1979.
« Le trou de la langue », TXT, no 11, 1979.
« Prig’ de vue », TXT, no 11, 1979.
« Du peint et des jeux », TXT, no 11, 1979.
« Thermomètre-Burroughs », Colloque de Tanger II, Paris, Christian Bourgois,
1979.
« Il gioco della voce (Meredith Monk) », Spirali, janvier 1980.
« Europei, ancora uno sforzo ! », Spirali, janvier 1980.
« Rabelais au Brésil », Vendredi, janvier 1980.
« La Mouche cochée », Littérature, no 37, 1980.
« Un futuriste des Lumières (Themerson) », L’Ennemi, no 1, 1980.
« Sur la lecture publique », TXT, no 12, 1980.
« Un peu de technique », Assembling Critical, no 9, 1980.
« L’altro e la lingua », L’Intellettuale e il sesso, Milan, Spirali, 1980.
« L’écrit des blessés : C. E. Gadda », L’Ennemi, no 2, 1981.
« Denis Roche : dépôts de savoir & de technique », Spirales, no 1, 1981.
« Au-­delà du principe d’avant-­garde », Spirales, no 2, 1981.
« Gérard de Cortanze », Spirales, no 3, 1981.
« Jean-Pierre Verheggen », Spirales, no 4, 1981.
« Lezama Lima », Spirales, no 4, 1981.
« Sortir de l’œcuménisme », Spirales, no 7, 1981.
« L’Ennemi », Textuerre, no 27/28, 1981.
« Uscire del ecumenismo », Spirali, juin 1981.
« Une guerre contre la culture ? », Le Monde, 2 mai 1981.
« Abasso le idee », Il Messagero, 25 avril 1981.
« Dans le bleu outre-­mère », Tartalacrème, no 16, août 1981.
« La Nuit du Rose-Hôtel », Spirales, octobre 1981.
« Le jeu de la voix hors des mots », Spirales, décembre 1981.
« Tous antisémites ! », Spirales, février 1982.
« Aux grands anamorphoseurs », L’Ennemi, no 3, 1982.
« L’apocalypse Céline », Spirales, janvier 1982.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« Reading in every state », Enclitics, no 6, 1982.


« À la résurrexion des morts de la presse ! », Catalogue Muro Torto, Nantes,
Espace Graslin, mai 1982.
« Verdiglione écrivain », Spirales, octobre 1982.
« Verdiglione scrittore », Spirali, no 45, 1982.
« L’Amitié », Catalogue Muro Torto, Toulouse, Pictura-Edelweiss, 1982.
« Dans le bleu outre mère (Pleynet) », TXT, no 14, 1982.
« Effacer, traduire : poésie (Risset) », TXT, no 14, 1982.
« Vie de Jean-Pierre Verheggen », Tartalacrème, no 24, 1982.
« Question d’orœil », Revue des sciences humaines, no 18, 1983.
« De la difficulté du style (Clémens) », TXT, no 15, 1983.
« Gadda, Pasolini et Cie », TXT, no 15, 1983.
« Comment voir le temps (Denis Roche) », TXT, no 15, 1983.
« Last exit to Villejuif (Minière) », Le Matin, 14 avril 1983.
« Le style comme liberté (Cummings) », Le Matin, 10 juin 1983.
« Parlons chiffon (Minière) », TXT, no 16, 1983.
« Pour l’amour d’un porc (Rimbaud) », Revue des sciences humaines, no 193,
1984.
« Comité », Textuerre, mai 1984.
« TXT : dans la guerre des signes », TXT Vidéographie, Bruxelles, ­Lebeer-Hossmann,
1984.
« La voix de l’écrit », Poésie en action, Françoise Janicot éd., Issy-­les-Moulineaux,
Loques-Népé, 1984.
« Mes chéris », Tartalacrème, no 35, 1984.
« La voix de l’écrit », TXT, no 17, 1984.
« Col tempo », TXT, no 17, 1984.
« Pasticciacio (Jean-Claude Hauc) », Impressions du Sud, janvier 1985.
« Pasolini, Gadda : la question du style », Spirales, mars-­avril 1985.
« Réponse à l’enquête sur la poésie », Le Monde, 17 mars 1985.
« La langue dans l’histoire (Lucot) », TXT, no 18, 1985.
« Un dialogue avec le temps (Pleynet) », TXT, no 19, 1985.
« La Voix, vite (Risset) », TXT, no 19, 1985.
« Orgue, orgueil, organe (Minière) », TXT, no 19, 1985.
« Réponse à une enquête sur la psychanalyse », L’Âne, février 1986.
« Une brutalité subtile (Mayröcker) », Tartalacrème, no 40, 1986.
« Quelques Goths, Marseille », Catalogue du Festival de Cogolin, juillet 1986.
« L’imparfait (Verheggen) », Kanal, no 19-20, 1986.
« L’imparfait (Verheggen) », Textuerre, été 1986.
« Un éditeur pour l’avant-­garde », Christian Bourgois 1966-1986, Paris, Christian
Bourgois, 1986.
« Une éthique écrite (Clémens) », Pictura, no 5, 1987.

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Cerner le réel

« Qui Ubu boira (Jarry) », Lieux d’écrits, Jean-Yves Cousseau éd., Asnières-­sur-
Oise, Royaumont, 1987.
« Catégorie Lourd/léger (Blaine) », TXT, no 21, 1987.
« Macro micro chromo trauma (Giraudon) », TXT, no 21, 1987.
« Une éthique écrite (Clémens) », TXT, no 21, 1987.
« Le cœur, absolument (Sollers) », TXT, no 21, 1987.
« Je vois le chant », TXT, no 22, 1988.
« Trouver sa langue », Action poétique, no 113-114, 1988.
« Comme leurs pieds », Catalogue du Festival d’Allauch, octobre 1988.
« Seine Sprache herfinden », Sprache im technischen Zeitalter, no 107-108, 1988.
« Textes en scène (Labelle-Rojoux) », TXT, no 23, 1989.
« Le parti pris de Francis Ponge (Gleize) », TXT, no 23, 1989.
« 20 ans tous les jours », Catalogue TXT vingt ans, CAC Bruxelles, avril 1989.
« L’effort pour ne pas devenir fou », Le Journal de Royaumont, no 4-5, 1989.
« DDR Lyrik 1989 », TXT, no 24, 1989.
« Nommer l’innommable (Salman Rushdie) », TXT, no 24, 1989.
« Le Réel et sa phrase », TXT, no 24, novembre 1989.
« Super Nova », Extreme Gegenwart, Christiane Baumann, Gisela Lerch éd.,
Brême, Manholt, 1989.
« La Ville dont le centre est un trou », Les Lettres françaises, no 2, 1990.
« Carte blanche à la crise », Les Cahiers du Refuge, septembre 1990.
« La belle ouvrage (Claude Simon) », TXT, no 25, 1990.
« Géographies / Jeux de graphies (Cendrey) », TXT, no 25, 1990.
« Nommer l’innommable, ssq », TXT, no 25, 1990.
« Jarry, celui qui breton, Saint-Brieuc », Écumes, no 1, 1990.
« Lettre de Berlin », Canal, février 1991.
« La phrase catastrophe (Géraud) », TXT, no 26-27, 1991.
« Chromo est là, l’écriture s’en va (Rouaud) », TXT, no 26-27, 1991.
« Paraphrase des psaumes (Verheggen) », TXT, no 28, 1991.
« Li proverbe au vilain », TXT, no 28, 1991.
« Federman ou la pudeur d’écrire », Les Lettres françaises, février 1992.
« Sur la pornographie », Les Lettres françaises, août 1992.
« Deux ou trois choses sur la poésie », Les Lettres françaises, janvier 1993.
« À quoi bon encore des poètes ? », Libération, 14 janvier 1993.
« Cette obscure clarté », Quai Voltaire, no 7, 1993.
« Séduction de l’inquiétude », TXT, no 29-30, 1993.
« Sur Arthur Cravan », If, no 2, 1993.
« Parce que c’est impossible (littérature et enseignement) », Le Nouveau Recueil,
no 27, 1993.
« Être moderne, est-­ce être illisible ? », Cahiers Noria, avril 1993.
« Faim de l’idylle (Guénin) », TXT, no 31, 1993.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« Notes sur l’effet fatrasie », TXT, no 31, 1993.


« Wozu noch Dichter ? », TXT, no 31, 1993.
« Civilité du singulier », Carrefour des Littératures, novembre 1993.
« A descent from clown », Journal of Beckett Studies, vol. 3, no 1, 1993.
« Morale du cut up », Une cure de désyntaxisation, Rennes, décembre 1993.
« Comment j’ai écrit au couteau », Quai Voltaire, no 10, 1994.
« Chère disparue », Action poétique, no 133, 1994.
« Lettre à Alain Hélissen », Sapriphage, no 21, 1994.
« Morale du cut up », Revue de littérature générale, no 1, 1995.
« Le 27 avril 1972 », L’Infini, no 49/50, 1995.
« Échappement libre (D. Roche) », Action poétique, avril 1995.
« Au fugitif présent », Java, no 13, 1995.
« Légendes de TXT », Anthologie TXT 1969-1993, Paris, Christian Bourgois,
1995.
« La démocratie n’est pas bandante », Al Dante, no 10, 1995.
« Tarkos/Sokrat », présentation de Christophe Tarkos, Morceaux choisis, Arras,
Les Contemporains favoris, 1995.
« Céline plus que jamais », Bezons, bibliothèque municipale, mars 1996.
«  La Voix-­de-­l’écrit, ssq  », Tombe Tout Court, no 2, 1996.
« Laisser le monde ouvert », manifestation « Écrivains présents : À quoi bon ?
Bon à quoi ? », Poitiers, novembre 1996.
« La dernière tentation de Balzac », Revue de littérature générale, no 2, 1996.
« Deux souvenirs sur Louis Guilloux », Cahiers Confrontation, janvier 1997.
« Malaise dans l’élocution », La Parole vaine, novembre 1997.
« L’absent de tout bouquin », rencontres internationales « Les Ambassades
1997 », colloque de Tours, avril 1997.
« Laisser le monde ouvert », Rencontres de Chédigny, 1997.
« Sur ce qui apparaît », Java, no 16, 1997-1998.
« Lucrèce à la fenêtre », Barca ! no 10, 1998.
« La déesse aime (Clément Marot) », Quaderno, no 1, 1998.
« Le dopé et le sacré », Libération, 4 août 1998.
« Sacré corps de champion », Fusées, no 2, 1998.
« Pataphysique point zéro », Poésie 98, no 75, 1998.
« Le style », BoXon, no 3, 1998.
« Un peu de petite histoire (Ponge) », Action poétique, no 153/154, 1999.
« D’un siècle l’autre », Mille ans après l’an mil, Paris, Climats, 1999.
« Aïsha 66-98 », Jungle, no 19, 1999.
« Le presque rien », Le Monde, 12 mars 1999.
« Charles Pennequin », Cahiers critiques CIPM, septembre 2000.
« Une revue de la vie moderne », Fusées, no 4, 2000.
« Ciao Bruno ! », Fusées, no 4, 2000.

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Cerner le réel

« Réel point zéro : poésie », Poésie & Philosophie, Jean-Claude Pinson et Pierre
Thibaud éd., Marseille, CIPm-Farrago, 2000.
« La Langue contre les idoles (Novarina) », Théâtres du verbe, Alain Berset éd.,
Paris, José Corti, 2000.
« Phénix ! Phénix ! », Fusées, no 5, 2001.
« Salut (Corso) », Fusées, no 5, 2001.
« Qui baise qui ? », Fusées, no 5, 2001.
« Penser les nihilismes », Le Nouveau Recueil, no 62, 2002.
« La Voix de l’écrit ssq (notes polyphonixes) », La Voix de l’écrit, no 0, 2002.
« La poésie peut être (peut-­être) », Le Nouveau Recueil, no 63, 2002.
« Une xénoglossie enthousiaste (Zanzotto) », Hi.e.ms, no 9-10, 2002.
« Notes polyphonix », Catalogue Polyphonix, Paris, Centre Pompidou  - Léo
Scheer, 2002.
« La poésie se dit dans un souffle », Exit, no 33, 2003.
« Parlons de l’âme », Balises/Crise de vers, no 2, 2004.
« Yves Froment », Le Mensuel, avril 2004.
« L’épouvantail de vérité (M. Roche) », Fusées, no 8, 2004.
« Encore un effort ? (Fiat, Hanna) », Fusées, no 8, 2004.
« Histoire de langues », Les arts face à l’histoire, Marie-Hélène Poplard éd., Mont-­
de-Marsan, L’Atelier des Brisants, 2004.
« D’une lecture empêchée (Jean-Luc Parant) », Jean-Luc Parant, imprimeur de sa
propre matière et de sa propre pensée, Paris, José Corti, 2004.
« Un gros fil rouge ciré (Sade) », Lignes, no 14, 2004.
« Alfred Jarry », Passeurs de mémoire, Paris, Gallimard (Poésie/NRF), 2005.
« Comédie (Federman) », Fusées, no 9, 2005.
« Zut rit, nous aussi (Verheggen) », Fusées, no 9, 2005.
« Carte blanche à la crise », Fusées, no 9, 2005.
« Poésie, récapitulons », N 4728, no 8, 2005.
« La tristesse de Pasolini », Lignes, no 18, 2005.
« Bonne nuit, les petits », Bernard Noël, La Privation de sens, Barre-­des-Cévennes,
Éditions Barre parallèle, 2006.
« Le réel et sa phrase (Lucot) », Faire Part, no 18/19, 2006.
« On ne fait pas de poésie sans casser d’œufs (Deleuze) », Deleuze et les écrivains,
Bruno Gelas et Hervé Micolet éd., Nantes, Cécile Defaut, 2007.
« Pour les dix ans de Fusées », Fusées, no 10, 2007.
« La poésie n’est pas à l’œil (Verlaine) », Revue des sciences humaines, no 285, 2007.
« La mise en jeu (Pastior) », Fusées, no 12, 2007.
« L’île, l’illimité (Vanda Benes) », Fusées, no 12, 2007.
« Criterium Jarry », Fusées, no 12, 2007.
« Saint-Brieuc des trous », Ouest-France, 31 décembre 2007.
« Du temps des “avant-­gardes” », Écrire Mai 68, Paris, Argol, 2008.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« Partage du sensible ? », Action poétique, no 195, 2009.


« Demain je meurs dans la voix-­de-­l’écrit », Grumeaux, no 1, 2009.
« Lettre sur Robbe-Grillet », Alain Robbe-Grillet / Balises pour le xxie  siècle,
Roger-Michel Allemand et Christian Milat éd., Ottawa, Presses de l’Uni-
versité d’Ottawa, 2010.
« Le poète corps et âme (Bernard Noël) », Europe, no 981/982, 2011.
« À bas l’homme ! (Ernst Jandl) », Fusées, no 19, 2011.
« “Francis Ponge”, bas-­relief », Paris, site Maison des écrivains et de la littéra-
ture, octobre 2012.
« Le réel nous les brise (Éric Clémens) », Il Particolare, no 25-26, 2013.
« Du sens de l’absence de sens », L’illisibilité en questions, actes de colloque,
Villeneuve-­d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014.
« À Monsieur de Sade », Lettres à Sade, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse,
2014.
« Encore un effort ! », Redrum, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015.
« Journal (1983) : Aragon / Sollers », Cahiers Aragon, no 1, 2016.
« Cochonnerie d’écriture », Lignes no 58, 2018.

Théorie et critique artistique

« Érotique voilée », Sud, no 1, 1969.


« Fonction de la peinture », Catalogue Maison de la culture, Rennes, février
1972.
« Châssis, sangles, couleurs, plis (Boutibonnes) », H. C, Caen, 1973.
« La peinture bien tempérée (Boutibonnes) », supplément à TXT, no 5, 1973.
« Le Timbre de l’inconscient (Boutibonnes) », supplément à TXT, no 6-7, 1974.
« La Cave colorée d’Arnal », Art press, no 12, 1974.
« La peinture à bras le corps (Dupuis) », Catalogue, Rennes, 1975.
« La peinture et son espace (Dezeuze) », Art press, no 17, 1975.
« Pages d’écriture (Frémiot) », Paris, Galerie L’Œil 2000, décembre 1975.
Le fonds Arnal, Paris, Éditions Stevenson & Palluel, 1976.
« Un œil en enfer », NDLR, no 1, 1976.
« Twombly ou l’entre-­deux », NDLR, no 2, 1977.
« Vérités du dessin (Dezeuze) », Gramma, no 6, 1977.
« Notes sur l’effet fresque (Dezeuze) », Textuerre, no 10-11, 1978.
« Le Cabinet s’estompe (sur la gravure) », Cahiers de l’abbaye Sainte-Croix, 1978.
« Viallat la main perdue », TXT, no 10, 1978.
« Roue, roue voilée, roue en huit », Opus international, janvier 1979.
« Twombly/Wombly/Tombly », Controcultura, décembre 1979.
« Les preuves de la grille (Chevallier) », Catalogue Villa Médicis, Rome, 1979.

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Cerner le réel

« De l’ombre comme signature (Bernard Richebé) », Catalogue Villa Médicis,


Rome, 1980.
« Le sexe à la ligne (Desbouiges) », Spirales, no 4, 1981.
« Le Peintre, la Vierge et l’Iconoclaste (Antoine Révay) », Catalogue Villa
­Médicis, Rome, 1981.
« Comment voir le sexe en peinture », Courrier du Centre international d’études
poétiques, no 139-140, 1981.
« De l’art comme arc (Vila) », Spirales, novembre 1981.
« La peinture : au coin ! (Boutibonnes) », Cahiers de l’abbaye Sainte-Croix, 1981.
« De l’ob-­zen-­ité (Busto) », Daniel Busto, Livre grave, Marseille, Sgraffite, 1982.
« Au dedans du dehors du dedans (Langlois) », École des beaux-­arts de Rennes,
1982.
« La photo me ressort par l’oreille », Tartalacrème, no 19, 1982.
« Roue, roue voilée, roue en huit », Figures du baroque, Jean-Marie Benoist éd.,
Paris, PUF, 1983.
« Il est frais, le coffret ! », El tretz vents, Céret, Éditions du Musée, juin 1983.
« La peinture traduit la peinture (Chevallier) », Valence, Éditions du Musée,
juin 1983.
« Longtemps le temps du style (Buraglio) », TXT, no 16, 1983.
« Col Tempo (Boutibonnes) », Paris, Galerie Yvon Lambert, janvier 1984.
« Une charogne (Pérez) », Spirales, janvier 1985.
« Dites-­le avec des fleurs (Desbouiges) », Catalogue Chamalières, décembre 1985.
« Col tempo », Catalogue Le regard morcelé, Bruxelles, Galerie La Main, décembre
1985.
« Bacon vade retro », Pictura, automne 1986.
« Mathias Pérez : une charogne », Pictura, no 4, 1987.
« La peinture à poil (Legros) », Pictura, no 4, 1987.
La cruche cassée (Desbouiges), Paris, Fragments, 1992.
« Les paradoxes de Claude Viallat », École des beaux-­arts du Mans, octobre 1993.
« Signé à l’ombre », La Recherche photographique, no 18, 1995.
« La peinture me regarde (A regard for painting) », Catalogue As Painting : Divi-
sion and Displacement, Colombus-Cambridge, Wexner Center of Arts - The
MIT Press, 2001.
« De la nature des choses peintes », Joël Desbouiges. Anacoluthes, Montbéliard,
Éditions Le 19, 2002.
« Ce qui fait tenir l’image… c’est un reste », Strasbourg, La Chaufferie (Galerie
de l’École supérieure des arts décoratifs), 2002.
« Au Motif (Lunal) », Catalogue GAC d’Annonay, janvier 2003.
« La peinture contre les images (Lejeune) », Présages, no 16, 2003.
« Le drame du visage (Poggiani) », Gueules d’artistes, Paris, Somogy, 2004.
« L’Annonciation (Chevallier) », Catalogue Bibliothèque Neruda, Malakoff, 2006.

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Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent

« Corps en gloire (Pérez) », Il Particolare, no 15-16, 2007.


« Fleurs de fer (Tual) », Catalogue Les Jardins François, Préaux-­du-Perche, été
2007.
« Maquillé Roller », Face(s), Olivier Roller, Paris, Argol, 2007.
« Noli me tangere », Cahiers du Refuge, no 178, 2009.
« Questions d’espace (Serge Lunal) », Fusées, no 16, 2009.
« L’Origine du monde de Mathias Pérez », Quarto, no 97, 2010.
« Vers le dehors (Mathias Pérez) », Le Sac du semeur, no 1, 2016.

Traductions par Christian Prigent

De l’italien

Carlo Emilio Gadda, « À la Bourse de Milan », L’Ennemi, no 2, 1980.


Carlo Emilio Gadda, « Giovinezza ! Giovinezza ! », TXT, no 15, 1983, et no 18, 1985,
p. 58-63.
Carlo Emilio Gadda, « Parenthèse », Tartalacrème, no 25, 1983, p. 3-6.
Carlo Emilio Gadda, « Femmes fascistes », TXT, no 18, 1985, p. 15-22.
Pier-Paolo Pasolini, « Outrager c’est tuer », TXT, no 15, 1983, p. 64-71.

De l’allemand

Gerald Bisinger, « Il neige », Catalogue 3e  Festival international de poésie de


­Cogolin, 1986.
Gerald Bisinger, « Poèmes », Banana Split, no 19, 1987, p. 61-66.
Helmut Heissenbüttel, « Poèmes » (avec Renate Kühn), Banana Split, no 20,
1988, p. 163-169.
Ernst Jandl, « Poèmes » (avec Alain Jadot), Fusées, no 19, 2011, p. 72-81.
Ernst Jandl, Retour à l'envoyeur (avec Alain Jadot), Caen, Grmx éditions, 2012.
Anna Jonas, « Les Métamorphoses du tigre », Catalogue 3e Festival international
de poésie de Cogolin, 1986.
Anna Jonas, « Poèmes », Banana Split, no 19, 1987, p. 69-76.
Friederike Mayröcker, « Poèmes » (avec Alain Frontier et Renate Kühn), Tarta-
lacrème, no 40, 1986, p. 7‑17.
Friederike Mayröcker, « Poèmes » (avec Renate Kühn), Banana Split, no 20, 1988,
p. 171-178.
Oskar Pastior, « Poèmes », Banana Split, no 19, 1987, p. 79-87.
Oskar Pastior, « Cinq poèmes », Fusées, no 12, 2007, p. 31-33.
Reinhard Priessnitz, « Poèmes », Place de la Sorbonne, no 6, 2016, p. 110-121.
Reinhard Priessnitz, « Poèmes », Nioques, no 15, 2016, p. 175-207.

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Cerner le réel

De l’anglais (américain)
Raymond Federman, « Ma vie a commencé… », Fusées, no 9, 2005, p. 11.
Raymond Federman, « Notre sœur », Fusées, no 9, 2005, p. 28.
Raymond Federman, « Le Musée des culs imaginaires », Fusées, no 9, 2005, p. 44-45.

Du latin
Martial, « Épigrammes », Grumeaux, no 3, 2012, p. 264-272.
Martial, « Épigrammes », Cahier Artaud, no 1, 2013, p. 49-50.
Martial, DCL épigrammes (recyclées par Christian Prigent), Paris, P.O.L (Poche),
2014.
Pascal Quignard, « Au souffle des feus », INTER (autour d’Inter aerias fagos),
Bénédicte Gorrillot et Pascal Quignard éd., Paris, Argol, 2011, p. 117-123.

Productions radiophoniques
« Et ce qu’on a c’est de respirer », Atelier de création radiophonique, France Culture,
18 mars 1984.
« Das Unbezähmbare : der Marquis de Sade und die Menschenrechte », Kul-
tur-Termin, SFB 1, Berlin, mai 1989.
« La Ville dont le centre est un trou », Atelier de création radiophonique, France
Culture, 2 septembre 1990.
« Tentative d’idylle au site syllabique », Atelier de création radiophonique, France
Culture, 3 février 1991.

Cinéma
« Place Clichy », texte du sketch de Bernard Dubois dans le film collectif Paris
vu par… 20 ans après, 1984.

Théâtre
Chino pieds dans l’eau, mise en scène Vanda Benes, interprétation Vanda
Benes, Gwenaelle Cochevelou, Christian Prigent, Saint-Michel-­en-Grève,
novembre 2017.
Tra la la ! mise en scène et interprétation Vanda Benes, musique Jean-Christophe
Marti, piano Emmanuel Olivier, Saint-Brieuc, septembre 2018.
Une phrase pour ma mère (uma frase para minha mae), mise en scène et interpré-
tation Ana Kfouri, Rio de Janeiro, septembre 2018.

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Table

préface
Nul mieux que Christian Prigent 5
Michel Surya

Introduction 23

Abréviations des ouvrages les plus cités de Christian Prigent 27

p r em i èr e parti e
Lucrèce
aux avant-­gardes

Lucrèce à la fenêtre 31
(texte de Christian Prigent)

Chapitre 1
À la fenêtre, Lucrèce 41

Tressage 41
La guêpe, l’orchidée : Prigent et Lucrèce 43

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Cerner le réel

Ethos de Lucrèce : le tribun 45


Anciens et modernes 50
Bibliothèque renversée 51
Invariant conjoncturel 54

Chapitre 2
Hériter du père 57

Prigent à sa fenêtre 57
D’un père à son fils 64
Le mal 80
L’engagement 82
La Loi 83

Chapitre 3
Modernité 93

Le moderne oublié 93
Ceux qui ne merdrent pas 96
Un conflit fondateur 99
Baudelaire 2000 103
Des monstres 105

Chapitre 4
Souveraineté 113

Langagement, engagement 113


Civisme 1991 117
Souveraineté, nuances 127
Polémique, 1995 136

Chapitre 5
Au plus juste 147

Fictions 147
Sensation 150
Esquisse, contours 152
Sensation et expérience 153
Sensation du réel 159
Lyrique 163
Du style 178

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Table

Chapitre 6
Ponge, le désir et la distance 181

Salut à Francis Ponge 181


Ponge tenaillé 186
Goût vs clinamen 190
Climax, clinamen 193
Un humaniste 196
Ponge, un double ? 199
Une intrication 201
Une dernière fois, la souveraineté 206

d eu xi èm e parti e

Lectures

Tenir à deux mains

Chapitre 7
Prendre conscience 213

Un cadre, un creux 214


Poser un cadre 216
Un creux, un éveil 220
L’un avec l’autre 223
L’un contre l’autre 227
Reprise 235
Voir, rien 237
Tout, tout dire 244

Chapitre 8
Cadrage, débordement 247

L’instituteur de service 247


Les nerfs de l’instituteur 254

Sensations

Chapitre 9
Scarron, le corps 261

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Cerner le réel

Corps en Z 262
Le style : s’arracher du corps 265

Chapitre 10
L’Œuvide, un journal 269

Au-­dedans 269
Un corps se défait 273
Une parenthèse 276

Chapitre 11
Sensation Rome 279

Des forces 279


Rome, réel 282

Chapitre 12
Caravage : œil libre 287

Voir la Vierge 287


Impressions d’Afrique 293
Le son du fond 296
Vider, voir 298

Chapitre 13
Refaire son œil : les écorchés 303

Une leçon d’anatomie 303


Raturer mieux encore 306
Bouger les planches 309

Chapitre 14
Écrire : écorcher 317

Perrigault, deux fois écorché 317


Suivre la ligne-Perrigault (dans la poussière) 319
Au cabanon, Perrigault 326

Bibliographie générale des œuvres de Christian Prigent 341

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Dans la même collection

L’arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David


Thoreau, Julien Nègre, 2019.
Lire l’humain. Aragon, Ponge : esthétiques croisées, Alain Trouvé, 2018.
La carte et la fable. Stevenson, modèle d’une nouvelle fiction latino-américaine
(Bioy Casares, Borges, Cortázar), Raphaël Luis, 2018.
« Raconter d’autres partages ». Littérature, anthropologie et histoire culturelle.
Mélanges offerts à Nicole Jacques-Lefèvre, sous la direction de Christophe Mar-
tin avec la collaboration de Jean-Christophe Abramovici, Michèle Rosellini,
Yannick Séîté, 2017.
Tchernychevski et l’âge du réalisme. Essai de sémiotique des comportements, Irina
Paperno, traduction d’Aurélien Langlois, 2017.
« Sonate, que me veux-tu ? ». Pour penser une histoire du signe, Violaine Anger, 2016.
Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey,
Palahniuk, Pierre-Louis Patoine, 2015.
Investigations: The Expanded Field of Writing in the Works of Robert Morris,
edited by Katia Schneller and Noura Wedell, 2015.
La poésie de Jaime Siles. Langage, ontologie et esthétique, Henry Gil, 2014.
Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, 2014.
La mécanique du détail. Approches transversales, sous la direction de Livio Belloï
et Maud Hagelstein, 2014.
Les nouvelles écritures biographiques. La biographie d’écrivain dans ses reformula-
tions contemporaines, sous la direction de Robert Dion et Frédéric Regard, 2014.
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures, sous la direction de
Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et Ching Selao, 2013.
Vertige de l’écriture. Michel Foucault et la littérature (1954-1970), Jean-­François
Favreau, 2012.
Le risque de la lettre. Lectures de la poésie moderniste américaine, Isabelle Alfan-
dary, 2012.

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Cet ouvrage, composé en Stuart Pro,
a été mis en page par les soins du service
des éditions de l’École normale
supérieure de Lyon.
Il a été reproduit sur papier
Munken Print Cream 80 g.

Il a été achevé d’imprimer


par l’imprimerie Jouve en novembre 2019
Numéro d’impression : 2935015Z
Dépôt légal : novembre 2019

iMpriMé en france

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